Les Enfances de Lancelot/05

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Librairie Plon (1p. 205-208).


V


Cependant, deux jours après la mort du roi Ban, son frère le roi Bohor expira à son tour, de chagrin autant que de maladie. Il laissait deux beaux enfants, mais de bien petit âge : Lionel qui n’avait que vingt et un mois, et l’autre, nommé Bohor comme son père, qui n’en avait que neuf. Aussi Claudas n’eut-il pas de peine à conquérir le royaume de Gannes.

La reine, femme du roi Bohor, dut fuir. Un chevalier nommé Pharien eut grand’pitié d’elle : il vint lui offrir de garder ses enfants et de les élever secrètement. Quand elle comprit que le seul moyen de les sauver était de se séparer d’eux ainsi, elle mena un deuil comme jamais on n’en vit de pareil ; mais il lui fallut se résigner. Elle se retira dans l’abbaye de la reine Hélène, sa sœur, où, ayant pris le voile, elle se vit a l’abri des entreprises de Claudas. Et toutes deux eurent leur peine un peu allégée de se trouver ensemble à plaindre leurs grandes douleurs et à en offrir le sacrifice à Notre Seigneur.

Pharien garda les enfants dans sa maison et les nourrit durant quelques années sans dire à personne quels ils étaient, hormis à sa femme qui était très belle et bien disante. Or, à cause de la grande beauté qu’elle avait, Claudas s’éprit de la dame, et, pour l’amour d’elle, il fit Pharien sénéchal du royaume de Gannes et lui donna beaucoup de bonnes terres et de rentes. Mais à la fin celui-ci découvrit tout.

S’il en fut chagrin, il ne faut pas le demander : il n’aimait rien tant que sa femme épousée. Un jour, après avoir fait semblant de s’éloigner pour quelque affaire, il revint de nuit et trouva Claudas avec elle ; mais le roi sauta par une fenêtre et s’échappa.

Le lendemain, Pharien eut peur que Claudas ne le fît tuer ; aussi vint-il le trouver, et lui dit :

— Sire, je suis votre homme lige et vous me devez justice. Un de vos chevaliers me trahit avec ma femme, et je l’ai surpris une fois.

— Quel est ce chevalier ?

— Sire, je ne sais, car ma femme ne le veut nommer ; mais elle m’a dit qu’il est des vôtres. Donnez-moi conseil comme mon seigneur.

— Certes, fit Claudas pour l’éprouver, à votre place je tuerais ce traître.

Pharien ne dit mot et le roi crut qu’il ne savait rien, dont il fut rassuré. Mais le sénéchal revint à son château, et là, il enferma sa femme dans une tour, sans autre compagnie que d’une vieille qui lui apportait à boire et à manger.

Un soir, la dame trouva moyen de parler par une fenêtre à un valet qui était de ses cousins, et le chargea d’aller avertir le roi de ce qu’elle souffrait. Claudas envoya aussitôt un écuyer dire à Pharien qu’il viendrait dîner chez lui. Il fallut bien que le sénéchal fît sortir sa femme de la tour pour recevoir son seigneur. Il lui commanda de s’habiller richement, puis il alla au-devant du roi et lui fit fête.

Mais, après le dîner, la dame révéla au roi, pour se venger, que son mari gardait depuis plus de trois ans, dans un de ses châteaux, les fils du roi Bohor de Gannes. À sa grande surprise, Claudas ne s’en courrouça nullement.

— Rendez-moi les enfants, dit-il seulement au sénéchal ; je vous jurerai sur les reliques que je les garderai sains et saufs, et que je leur restituerai leur héritage, quand ils seront en âge d’être chevaliers, et aussi le royaume de Benoïc qui doit être leur, puisque j’ai ouï dire que le fils du roi Ban est mort. Il est grand temps que je pense à sauver mon âme. Aussi bien, je n’ai dépouillé leur père que parce qu’il ne voulait me rendre hommage : ses enfants seront mes hommes liges.

Et il fit apporter les saints et jura devant tous ses barons que jamais les fils de Bohor n’auraient nul mal de par lui, mais qu’il leur conserverait leur terre jusqu’à ce qu’ils fussent capables de la tenir. Après quoi il les remit en garde à Pharien et à un neveu de celui-ci, nommé Lambègue. Seulement, peu après, il les fit enfermer tous quatre en la tour de Gannes.