Les Enfances de Lancelot/12

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Librairie Plon (1p. 224-228).


XII


La veille au soir justement, dans la tour, les enfants étaient assis à souper ensemble, car ils mangeaient toujours à la même écuelle, et Lionel, à son ordinaire, faisait paraître un si bel appétit que l’on s’en émerveillait. Pourtant, à le voir ainsi, Pharien, son maître, se prit tout à coup à pleurer si fort que ses larmes tombaient sur sa robe et à terre, sous la table où ils soupaient.

— Qu’est-ce, beau maître ? s’écria Lionel qui était sur l’œil et fort bien disant. Pourquoi pleurez-vous ?

— Laissez, beau sire doux, répondit Pharien, car vous ne gagneriez rien à le savoir, sinon d’être dolent et irrité.

— Par la foi que dois à l’âme du roi Bohor, mon père, je ne mangerai plus devant que je sache pourquoi vous avez pleuré, et par la foi que vous me devez, je vous conjure de me le dire !

— Sire, je pleure parce qu’il me souvient de la hautesse où votre lignage a été durant longtemps. Comment ne serais-je triste, moi qui vous vois en prison quand un autre tient sa cour où vous devriez avoir la vôtre et porte couronne en cette ville qui devrait être votre principale cité ?

Lionel avait reçu son nom parce qu’il portait sur sa poitrine une tache vermeille en forme de lion. C’était le cœur d’enfant le plus ouvert qu’on ait jamais connu ; plus tard, le jour même que le roi Artus le fit chevalier, Galehaut, le fils de la belle géante, sire des Étranges Îles, l’appela « cœur sans frein ». Quand il entendit son maître parler ainsi, l’enfant repoussa si rudement la table qu’il la renversa, et courut tout au haut de la maison où il s’assit dans l’embrasure d’une fenêtre pour réfléchir.

Pharien vint le rejoindre là au bout d’un moment.

— Sire, qu’y a-t-il ? Venez souper. Ou, au moins, faites-en semblant pour l’amour de mon seigneur votre frère, qui sans vous ne mangerait pas.

— Maître, ne suis-je votre sire, comme à Bohor mon frère, et à Lambègue ? Je vous commande à tous d’aller manger. Pour moi je ne toucherai plus ni pain ni vin avant d’avoir accompli un dessein que j’ai formé et que je ne puis dire.

— En nom Dieu, dit Pharien, je quitterai donc votre service, car puisque vous me cachez votre pensée, c’est que vous avez méfiance de moi.

Et il fit mine d’être courroucé. Mais Lionel, qui l’aimait tendrement, se mit à pleurer.

— Ha, maître, dit-il, ne partez point ! J’ai dessein de mander demain au roi Claudas qu’il nous vienne voir : alors je me vengerai de lui.

— Mais, quand vous l’aurez occis, que ferez vous ?

— Ceux de ce pays, qui sont tous mes hommes, me protégeront selon leur pouvoir ; d’ailleurs, Dieu qui conseille les déconseillés y pourvoira. Et si je meurs pour conquérir mon droit, la mort sera bienvenue, car mieux vaut périr avec honneur que vivre honni et déshérité en ce monde.

— Beau sire, dit Pharien, on ne peut entreprendre une telle chose à la légère. Attendez que Dieu vous ait donné plus de force que vous n’en avez encore : quand le moment de vous venger sera venu, alors je vous aiderai de tout mon pouvoir, car sachez que je n’aimerais pas mon propre enfant plus que vous.

Il l’exhorta longuement de la sorte, et Lionel finit par promettre d’attendre encore, mais pourvu qu’il ne vît point Claudas. Ainsi passèrent-ils la nuit. Et ni ce soir-là, ni le jour suivant, l’enfant ne voulut rompre le jeûne. Il s’étendit sur un lit, disant qu’il était souffrant, et Pharien en pleurait de pitié. Bohor n’eût jamais consenti à manger si son frère ne le lui eût commandé, mais son maître Lambègue, le neveu de Pharien, ne lui faisait rien prendre qu’à grand’peine. Et c’est à ce moment que le sénéchal de Claudas vint à grand honneur chercher les deux enfants.

S’agenouillant devant Lionel, il dit son message, et l’enfant feignit d’en être joyeux ; puis, priant le sénéchal d’attendre un moment, il passa dans la chambre voisine où il commanda à son chambellan de lui apporter un grand couteau qu’on lui avait donné. Mais, au moment qu’il le cachait sous sa robe, Pharien entra pour voir ce qu’il faisait et le lui arracha des mains.

— Puisqu’il en est ainsi, je ne mettrai pas les pieds dehors, dit l’enfant, et je vois bien que vous me détestez, car vous m’ôtez ce qui faisait mon bonheur.

— Mais tout le monde s’apercevra que vous portez ce couteau ! Laissez-le moi prendre : je le cacherai mieux que vous.

— Jurez donc que vous me le baillerez à l’instant que je vous le demanderai.

— Voire, si vous me jurez que vous n’en ferez rien qui me chagrine.

— Je ne ferai nulle chose dont je puisse être blâmé.

— Ce n’est pas ce que je dis.

— Beau maître, gardez donc le couteau pour vous-même, car vous pourriez en avoir besoin.