Les Entretiens d’Épictète/I/26

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CHAPITRE XXVI




Que faut-il faire pour apprendre à vivre ?

Quelqu’un lisait le traité des raisonnements hypothétiques ; Épictète dit : C’est une loi des raisonnements hypothétiques que d’accepter tout ce qui est conforme à l’hypothèse ; mais voici une loi bien plus importante que celle-là, c’est la loi pratique de faire tout ce qui est conforme à la nature. Or, si nous voulons dans toutes les circonstances et dans tous les cas rester fidèles à la nature, il faut évidemment nous préoccuper partout de ne point laisser nous échapper ce qui lui est conforme, et de ne jamais recevoir ce qui lui est contraire. Aussi les philosophes commencent-ils par nous exercer à la Logique, ce qui est le plus facile ; puis ils nous mènent par elle à ce qui est plus difficile. Dans la Logique, en effet, il n’y a jamais rien qui nous tire à soi pour nous empêcher de suivre ce que l’on nous enseigne ; mais dans la pratique, que de choses autour de nous pour nous entraîner dans un autre sens ! Il serait donc ridicule celui qui dirait qu’il veut commencer par la pratique ; car c’est chose mal aisée que de commencer parce qu’il y a de plus difficile.

Voici la justification que les fils devraient apporter à leurs parents, qui les grondent d’étudier la philosophie : « Est-ce que j’agis mal, mon père ? Est-ce que j’ignore ce qui est mon devoir et ce qui me convient ? Si cela ne peut ni s’enseigner ni s’apprendre, pourquoi me fais-tu des reproches ? Si cela peut s’enseigner, enseigne-le-moi ; ou, si tu ne peux me l’enseigner toi-même, laisse-moi l’apprendre de ceux qui disent le savoir. Car que penses-tu ? que c’est volontairement que je tombe dans le mal, et que je passe à côté du bien ? À Dieu ne plaise ! Quelle est donc la cause du mal que je fais ? L’ignorance. Ne veux-tu pas que je me délivre de cette ignorance ? À qui la colère a-t-elle jamais enseigné ou la manœuvre ou la musique ? Crois-tu donc que ce sera ta colère qui m’enseignera à vivre ? »

Ce langage ne peut être tenu que par celui qui apporte vraiment chez nous cette disposition d’esprit. Mais celui qui, lorsqu’il lit nos livres, et quand il va aux leçons des philosophes, n’aspire qu’à pouvoir faire montre dans un festin de sa connaissance des syllogismes hypothétiques, celui-là que fait-il, que chercher à se faire admirer du sénateur son voisin de table ? C’est, qu’en effet, c’est là-bas (à Rome) que sont les objets d’importance ; tandis que nos trésors à nous n’y paraissent que niaiseries. Aussi est-il difficile de rester maître de ses sens, quand ce qui les ébranle est d’importance. J’ai connu quelqu’un qui embrassait les genoux d’Épaphrodite en pleurant et se disant malheureux, parce qu’il ne lui restait que quinze cent mille sesterces. Que fit Épaphrodite ? Lui rit-il au nez, comme nous l’aurions fait ? Non : il lui dit avec étonnement : « Malheureux, comment n’en disais-tu rien ? Comment t’y résignais-tu ? »

À ce moment Épictète s’adressa à celui qui lisait ce traité des Hypothétiques ; ce qui fit rire l’individu qui avait donné l’ordre de lire. C’est de toi-même que tu ris, lui dit le philosophe. Tu n’as pas commencé par exercer ce jeune homme ; et tu ne t’es pas assuré qu’il était capable de comprendre ce qu’il lit. Peux-tu bien t’en servir comme de lecteur ? Et comment, continua-t-il, quand un esprit n’est pas de force à démêler un raisonnement embarrassé, nous en rapporterons-nous à ses louanges, à ses blâmes, à ses jugements sur ce qui se fait de bien ou de mal ? S’il critique quelqu’un, celui-ci y fera-t-il attention ? S’il le loue, celui-ci sera-t-il bien fier d’être approuvé d’un homme qui dans des choses aussi minimes ne sait pas trouver la conclusion ? La première chose à faire, quand on étudie la philosophie, c’est de connaître en quel état est notre partie maîtresse ; car, si on la sait faible, on ne voudra pas l’appliquer aux choses les plus difficiles. Mais aujourd’hui des gens qui ne pourraient pas avaler un petit livre qui ne ferait qu’une bouchée, achètent de gros volumes qu’ils s’efforcent de digérer. De là les vomissements ou les indigestions, puis les coliques, puis les flux de ventre, puis les fièvres. On devrait d’abord se demander ce dont on est capable. Mais, si dans les questions de logique il est facile de confondre l’ignorant, dans la vie nous ne nous présentons jamais à qui peut nous confondre, et nous haïssons qui nous confond. Socrate disait pourtant que vivre sans examen ce n’était pas vivre.