Les Entretiens d’Épictète/I/29

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CHAPITRE XXIX




De la force d'âme.

Le vrai bien est dans une certaine façon de juger ou de vouloir ; le vrai mal, dans une certaine autre. Et les objets extérieurs que sont-ils ? Les choses sur lesquelles s’exerce notre faculté de juger et de vouloir ; et suivant la manière dont elle se comporte vis-à-vis d’elles, elle arrive au bien ou au mal. Comment arrivera-t-elle au bien ? Si elle ne s’en laisse pas imposer par les choses ; car des jugements sains sur les choses nous font une volonté droite à son tour ; des jugements erronés et à côté du vrai, nous en font une dépravée. C’est là une loi qu’a établie Dieu lui-même, qui a dit : « Si tu désires quelque bien, tire-le de toi-même. » — Non, dis-tu ; mais d’un autre. — « Non pas ; de toi-même. » Par suite, quand un tyran me menace et me fait venir, je lui dis : « Qui menaces-tu ? » S’il me répond : « Je te ferai enchaîner, » « Ce sont mes mains et mes pieds que tu menaces, » lui dis-je. S’il me répond, « Je te ferai couper le cou, » je lui dis : « C’est mon cou que tu menaces. » S’il me répond : « Je te ferai jeter en prison, » je lui dis : « Ce ne sera que ma carcasse. » Même chose, s’il me menace de l’exil. — Nulle de ses menaces ne s’adresse-t-elle donc à toi ? — Aucune, si je regarde ces choses-là comme m’étant indifférentes ; mais si je me mets à craindre l’une d’entre elles, c’est moi qu’il menace. Quel est donc celui que je redouterai après cela ? Et de quoi donc sera-t-il maître ? De ce qui est à moi ? Personne ne l’est. De ce qui n’est pas à moi ? Est-ce que je m’en occupe ?

— Vous enseignez donc, philosophes, à mépriser les rois ? — À Dieu ne plaise ! Car qui de nous enseigne à leur disputer ce qui est en leur pouvoir ? Prends mon corps, prends ma fortune, prends ma réputation, prends les miens. Si je conseille à quelqu’un de s’attacher à ces objets, accuse-moi alors à bon droit. — Oui, mais je veux aussi commander à tes convictions. — Qu’est-ce qui t’en a donné le pouvoir ? Comment pourrais-tu triompher des convictions d’un autre ? — J’en triompherai bien, dis-tu, en lui faisant peur. — Ignores-tu que elles triomphent d’elles-mêmes, mais que personne ne triomphe d’elles. Nul ne peut triompher de notre libre arbitre, si ce n’est lui-même. C’est à cause de cela que Dieu a établi cette loi toute puissante et toute juste : « Que le plus fort l’emporte toujours sur le plus faible. » Dix sont plus forts qu’un seul. Mais quand il s’agit de quoi ? Quand il s’agit de garrotter, de tuer, d’entraîner de force où l’on veut, d’enlever aux gens ce qu’ils possèdent. Dix triomphent donc d’un seul sur le terrain où ils sont plus forts que lui. — Mais est-il un terrain où ils soient les plus faibles ? — Oui, celui des convictions, si les siennes sont fondées, et les leurs non ? — Quoi ! ils ne pourraient le vaincre sur ce terrain ? — Comment le pourraient-ils ? Si nous étions dans une balance, ne serait-ce pas forcément le plus lourd de nous deux qui enlèverait l’autre ? — Socrate a-t-il bien pu être traité par les Athéniens comme il l’a été ? — Esclave ! que parles-tu de Socrate ? Dis la chose comme elle est : « Se peut-il que le corps de Socrate ait été conduit et traîné en prison par ceux qui étaient plus forts que lui ? Se peut-il qu’on ait donné de la ciguë à ce corps de Socrate, et qu’on l’ait ainsi fait mourir ? » Que trouves-tu là qui t’étonne ? Qu’y trouves-tu de contraire à la justice ? Vas-tu en faire des reproches à Dieu ? Est-ce que Socrate n’a rien eu en échange ? Où était à ses yeux le bien réel ? Qui écouterons-nous de toi ou de lui ? Et que dit-il ? « Anytus et Melitus peuvent me tuer, mais ils ne peuvent me faire de tort ; » et ailleurs : « Si cela plaît à Dieu, que cela se fasse. » Montre-nous, toi, que les convictions de mauvais aloi triomphent des convictions de bon aloi. Tu ne nous le montreras pas, tant s’en faut ! Car c’est la loi de la nature et de Dieu, que celui qui vaut le plus ait toujours le dessus sur celui qui vaut le moins. Mais le dessus en quoi ? Dans ce pourquoi il vaut le plus. Un corps est plus fort qu’un autre corps ; dix sont plus forts qu’un seul ; un voleur est plus fort que celui qui n’est pas voleur. J’ai perdu ma lampe, parce que, en fait de guet, le voleur vaut mieux que moi. Mais voici ce que lui a coûté ma lampe : pour une lampe, il est devenu voleur ; pour une lampe, malhonnête homme ; pour une lampe, une sorte de bête fauve. Et il a cru qu’il y gagnait !

— Soit ! mais quelqu’un me saisit par mon vêtement, et m’entraîne sur la place publique. Puis d’autres me crient : « Philosophe, de quoi t’ont servi tes principes ? Voici qu’on te traîne en prison ! Voici qu’on va te trancher la tête ! » — Eh ! quelles idées aurais-je pu me faire qui eussent empêché qu’un plus fort que moi ne m’entraînât, quand il a mis la main sur mon manteau ; et que dix hommes qui me tirent pour me jeter en prison, ne m’y jetassent ? Mais n’y a-t-il pas quelque chose que j’aie appris eu échange ? J’ai appris que tout ce que je vois se produire ne m’est de rien, s’il ne dépend pas de mon libre arbitre. — Et qu’y as-tu gagné pour la circonstance présente ? — Pourquoi chercher le profit de la science ailleurs que dans la science même ?

Ceci répondu, je m’assieds dans ma prison, et je me dis : « Cet homme qui crie ainsi contre moi n’écoute pas ce qu’on veut lui apprendre, et ne comprend pas ce qu’on lui dit. En un mot, il s’inquiète peu de savoir ce que disent ou ce que font les philosophes. Laisse-le. »

Mais voici qu’on me dit : « Sors de prison. » Si vous n’avez plus besoin de moi dans cette prison, j’en partirai. Si vous en avez besoin de nouveau, j’y reviendrai. — Jusques à quand ? — Tant que la raison voudra que je reste uni à mon corps. Quand elle ne le voudra plus, emportez-le, et soyez heureux. Seulement il faut que j’agisse ici avec réflexion, sans faiblesse, et sans me contenter du premier prétexte venu. Car c’est là à son tour une chose que Dieu défend : il a besoin que le monde soit ce qu’il est, que ceux qui vivent sur la terre soient ce qu’ils sont. Mais, s’il nous donne le signal de la retraite, comme à Socrate, il faut obéir à son signal, comme à celui d’un général.

Quoi donc ! faut-il dire tout cela à la multitude ? Et pourquoi le lui dirais-tu ? Ne te suffit-il pas d’y croire personnellement ? Lorsque les enfants viennent nous dire en battant des mains : « Quelle bonne chose ! ce sont aujourd’hui les saturnales ! » leur disons-nous que ce n’est pas une bonne chose ? Non ; mais nous battons des mains avec eux. De même, quand tu ne pourras pas persuader quelqu’un, dis-toi que c’est un enfant, et bats des mains avec lui ; ou, si tu ne veux pas le faire, ne lui dis plus rien.

Voilà ce dont nous devons nous souvenir ; et, quand nous sommes appelés à une épreuve pareille, il nous faut savoir que le moment est venu de montrer ce que nous avons appris. Le jeune homme qui, au sortir de l’école, se trouve dans une de ces épreuves, est dans le même cas que celui qui a appris à analyser des syllogismes. Si vous présentez à ce dernier un syllogisme facile, il vous dira : « Donnez-m’en plutôt un qui soit savamment compliqué, pour m’exercer. » Les athlètes, de leur côté, n’aiment pas un adversaire trop jeune et trop peu lourd : « Il ne peut m’enlever de terre, » disent-ils. C’est comme cela qu’agit le jeune homme heureusement doué. Loin de faire ainsi, te faut-il, quand l’occasion t’appelle, te mettre à pleurer et à dire : « Je voudrais bien apprendre encore ? » — Eh ! apprendre quoi ? car si tu n’as pas appris tout cela de façon à le prouver par ta conduite, à quelle fin l’as-tu appris ?

Moi, je crois que, parmi ceux qui sont assis ici, il y en a qui couvent quelque chose en eux-mêmes, et qui disent : « Ne se présentera-t-il pas pour moi une épreuve pareille à celle qui s’est présentée pour lui ? Dois-je passer ma vie assis dans un coin, tandis que je pourrais être couronné à Olympie ? Quand m’annoncera-t-on pour moi une pareille lutte ? » Voilà comme vous devriez être tous.

Parmi les gladiateurs de César il y en a qui s’indignent de ce que personne ne les emmène pour les mettre en face d’un adversaire, qui font pour cela des prières aux dieux, et qui vont trouver leurs surveillants pour leur demander de combattre. Ne verra-t-on donc parmi vous personne de cette trempe ? Moi je voudrais traverser la mer à cette seule fin de voir ce que ferait mon lutteur, et comment il se tirerait de la question qui lui serait posée. — « Je ne veux pas de celle-là, » dit-il. — Est-ce qu’il est en ton pouvoir d’avoir la question que tu veux ? On t’a donné tel corps, tels parents, tels frères, telle patrie, et tel rang dans cette patrie ; puis tu viens me dire : « Change-moi la question. » N’as-tu donc pas les moyens de te tirer de celle qui t’a été donnée ? (Tu devrais dire) : « À toi de me présenter une question ; à moi de m’en bien tirer. » Au lieu de cela tu dis : « Ne me présente pas telle forme de syllogisme, mais telle autre ; ne m’oppose pas telle objection, mais telle autre. » Un temps viendra bientôt où les acteurs croiront que leurs masques, leurs brodequins et leurs robes sont eux-mêmes ! Homme, ce sont là tes instruments, et les éléments de ton rôle. Parle un peu, afin que nous sachions si tu es un véritable acteur ou si tu n’es qu’un farceur : car tout le reste leur est commun. Ôtez donc à un individu ses sandales et son masque , et amenez-le sur la scène sous sa forme propre, en sera-ce fait de l’acteur, ou subsistera-t-il encore ? Il subsistera, s’il sait parler.

De même ici : « Accepte ce commandement. » — Je l’accepte ; et, après l’avoir accepté, je montre comment s’y conduit un homme qui a étudié. — « Dépose le laticlave ; prends des haillons , et montre-toi dans ce rôle de pauvre. » — Eh bien ! ne m’est-il pas possible d’y porter un beau débit ?

Dans quel rôle te présentes-tu donc maintenant ? Comme un témoin appelé par Dieu même : « Viens, t’a-t-il dit, et dépose en ma faveur. Car tu es digne que je te présente en témoignage. De tout ce qui est en dehors de ton libre arbitre, est-il quelque chose qui soit un bien ou un mal ? Est-il quelqu’un à qui je nuise ? Ce qui est utile à chacun, l’ai-je mis aux mains d’un autre ou en ses mains à lui ? » Mais toi, quel témoignage rends-tu à Dieu ? « Je suis dans une position critique, maître ; je suis dans le malheur. Personne ne s’intéresse à moi ; personne ne me donne ; tout le monde me blâme ; tout le monde m’injurie. » Est-ce donc ainsi que tu dois déposer ? Et dois-tu déshonorer celui qui t’a appelé, parce qu’il t’a assez estimé pour cela, et qu’il t’a cru digne d’être ainsi présenté par lui comme témoin ?

Mais celui qui est au pouvoir a dit : « Je te déclare impie et criminel ! » Que t’est-il donc arrivé ? — J’ai été déclaré impie et criminel. — Pas autre chose ? — Non. S’il avait à prononcer sur une proposition conjonctive, et qu’il rendit cet arrêt : « Je déclare faux qu’il fasse clair, s’il fait jour ; » qu’en résulterait-il pour cette proposition conjonctive ? Qui juge-t-on ici en effet ? Qui condamne-t-on ? La proposition conjonctive, on celui qui se trompe à son endroit ? Est-ce que cet individu, qui a le pouvoir de prononcer sur toi, sait ce que c’est que la piété ou l’impiété ? Est-ce qu’il y a jamais réfléchi ? Est-ce qu’il l’a jamais appris ? Où l’aurait-il fait ? Et de qui ? Un musicien s’inquiéterait fort peu qu’il déclarât que la note la plus basse est la plus haute ; un géomètre, qu’il prononçât que toutes les lignes menées de la circonférence au centre ne sont pas égales ; et l’homme vraiment instruit s’occupera des jugements d’un ignorant sur ce qui est honnête et sur ce qui ne l’est pas, sur ce qui est juste et sur ce qui est injuste ! Quel tort pour des gens instruits ! Est-ce là ce que tu as appris ici ?

Tous les beaux raisonnements sur ce sujet, ne veux-tu pas les laisser à d’autres, à ces diminutifs d’hommes qui ne savent pas ce que c’est que de souffrir, pour qu’ils restent assis dans leur coin à recevoir leur salaire, ou à grogner de ce qu’on ne leur donne rien ? Ne veux-tu pas venir devant nous appliquer ce que tu as appris ? Ce ne sont pas les beaux raisonnements qui nous manquent aujourd’hui ! Les livres des Stoïciens sont pleins de beaux raisonnements. Qu’est-ce qui nous manque donc ? Quelqu’un qui pratique, et qui confirme ses paroles par ses actes. Viens prendre ce rôle, pour que nous n’employions plus dans l’école des exemples tirés de l’antiquité, mais que nous en ayons aussi un de notre époque. Qui doit contempler les objets que nous avons devant nous ? Celui qui a du loisir ; car l’homme est un animal ami de la contemplation. Seulement il est honteux de les regarder comme regardent les esclaves qui ont fui de chez leur maître. Il faut rester assis à écouter sans distraction tantôt l’acteur tragique, tantôt l’acteur comique, et non pas faire comme font ces derniers. Ils entrent, ils applaudissent l’acteur, et en même temps ils regardent de tous les côtés ; et, si quelqu’un prononce le nom de leur maître, les voilà qui se troublent et qui tremblent. C’est une honte pour les philosophes que de regarder ainsi les œuvres de la nature. Car qu’est-ce qui est leur maître ? Ce n’est pas l’homme qui est le maître de l’homme, mais la mort et la vie, mais le plaisir et la peine. Amène-moi en effet César sans ce cortège, et tu verras comme je serai brave ! Mais, quand il vient avec ce cortège, quand il vient tonnant et lançant la foudre, et que tout cela me fait peur, puis-je ne pas reconnaître en lui mon maître à la façon des esclaves fugitifs ? Quand j’ai de ce côté un moment de répit, je suis dans la vie comme l’esclave fugitif au spectacle : je me lave, je bois, je chante ; mais le tout en tremblant et bien tristement. Mais que je m’affranchisse de tous les tyrans, c’est-à-dire de tout ce qui me rend les tyrans redoutables, quel ennui, quel maître puis-je avoir encore ?

Quoi donc ! faut-il proclamer ces idées devant tout le monde ? Non ; mais il faut avoir de l’indulgence pour les ignorants, et dire : « Cet homme me conseille ce qu’il regarde personnellement comme un bien ; je le laisse faire. » Socrate laissa faire le gardien de la prison, qui pleurait quand il allait prendre le poison, et il dit : « Avec quel bon cœur cet homme nous pleure ! » Lui dit-il : « Nous avons renvoyé les femmes pour le même fait ? » Non ; il le dit à ceux qui ont étudié, et qui peuvent entendre ce langage ; mais il a de l’indulgence pour lui, comme pour un enfant.