Les Entretiens d’Épictète/I/8

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CHAPITRE VIII




Les talents des ignorants ne sont pas sans périls.

— Autant il y a de manières de varier les propositions équivalentes, autant il y en a de varier dans nos raisonnements la forme des épichérèmes et des enthymêmes ; comme dans celui-ci, par exemple : « Si tu m’as emprunté et ne m’as pas rendu, tu me dois de l’argent ; or, tu ne m’as ni emprunté ni rendu, tu ne me dois donc pas d’argent. » Et c’est ce qu’il n’appartient à personne plus qu’au philosophe de faire habilement. Car si l’enthymême est un syllogisme incomplet, il est évident que celui qui est exercé au syllogisme complet ne sera pas moins habile à l’incomplet. Pourquoi donc ne pas nous exercer en ce genre, seuls ou avec d’autres ?

— Parce que aujourd’hui que nous ne nous y exerçons pas, et que, autant que nous le pouvons, rien ne nous distrait de l’étude de la morale, nous ne faisons cependant pas de progrès dans la vertu. À quoi ne devrions-nous pas nous attendre alors, si nous y ajoutions cette distraction ? d’autant plus que ce ne serait pas seulement une distraction des choses plus nécessaires, mais encore une cause non commune de présomption et d’orgueil. C’est une grande puissance, en effet, que l’art d’argumenter et de persuader, surtout quand il se fortifie par la pratique et qu’il emprunte au style un certain prestige. De plus, toute puissance, en général, est dangereuse aux mains des ignorants et des faibles, car elle les porte à s’enorgueillir et à faire les fiers. Comment, en effet, persuader au jeune homme qui se distingue par ces talents que ce n’est pas lui qui doit leur appartenir, mais eux qui doivent lui appartenir à lui ? Ne foule-t-il pas aux pieds toutes ces observations ? Et ne s’en va-t-il pas tout fier et tout plein de lui-même, repoussant quiconque s’attacherait à lui, pour lui représenter ce qu’il quitte, et οù il va à la dérive ?

— Mais quoi ! Platon n’était-il pas philosophe ? — Eh bien ! Hippocrate n’était-il pas médecin ? Et tu vois comment sait parler Hippocrate. Or, est-ce en tant que médecin qu’Hippocrate parle ainsi ? Pourquoi donc confonds-tu des choses qui se trouvent dans le même homme à des titres différents ? Si Platon avait été beau ou fort, me faudrait-il rester là à me fatiguer pour devenir beau ou fort, moi aussi, comme si cela était nécessaire pour être philosophe, parce qu’un philosophe aurait été à la fois beau et philosophe ? Ne veux-tu donc pas voir et distinguer ce que les gens sont en tant que philosophes, et ce qui est chez eux à d’autres titres ? Si, par exemple, moi j’étais philosophe, faudrait-il donc que vous, vous devinssiez boiteux comme moi ? Mais quoi ! est-ce que je prétends supprimer ces talents ? à Dieu ne plaise ! pas plus que la faculté de voir. Mais cependant si tu me demandes quel est le bien de l’homme, je ne puis te répondre que ceci : une certaine façon d’user des idées *.