Les Entretiens d’Épictète/II/15

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CHAPITRE XV




Sur les gens qui persistent obstinément dans ce qu’ils ont décidé.

Il est des gens qui, pour avoir entendu dire qu’il faut être ferme, que notre faculté de juger et de vouloir est de sa nature indépendante et libre, que tout le reste, pouvant être entravé ou contraint, est esclave et ne nous appartient pas, s’imaginent qu’ils doivent persister obstinément dans toutes les décisions qu’ils ont pu prendre. Mais, avant tout, il faut que ta décision soit saine. Je veux que ton corps ait de la force, mais une force due à la santé et au travail. Si la force que tu m’étales est celle de la frénésie, et si tu t’en vantes, je te dirai: « Mon ami, cherche un médecin ; ce n’est pas là de la force, mais un manque de force à un autre point de vue. » Tel est au moral l’état de ceux qui comprennent mal les préceptes dont nous parlions. C’est ainsi qu’un de mes amis résolut, sans aucun motif, de se laisser mourir de faim. Je l’appris, quand il y avait déjà trois jours qu’il s’abstenait de manger ; j’allai le trouver, et lui demandai ce qu’il y avait. « Je l’ai résolu, » me dit-il. — Mais quel est le motif qui t’y a poussé ? Car, si ta résolution est raisonnable, nous allons nous asseoir près de toi, et t’aider à sortir de cette vie ; mais, si elle est déraisonnable changes-en. — « Il faut être ferme dans ses décisions. » — Que dis-tu là, mon ami ? Il faut être ferme, non dans toutes ses décisions, mais dans celles qui sont raisonnables. Quoi ! si, par un caprice, tu avais décidé qu’il faisait nuit, tu ne changerais pas, tu persisterais en disant: « Je persiste dans mes décisions ! » Que fais-tu, mon ami ? Il ne faut pas persister dans toutes. Ne consentiras-tu pas à poser d’abord solidement ta base et tes fondements, à examiner si ta décision est bonne ou mauvaise, avant de lui faire porter le poids de ta fermeté et de ta constance ? Si les fondements que tu poses sont défectueux et sans solidité, plus ce que tu y établiras sera fort et massif, plus ce sera prompt à s’écrouler. Vas-tu, sans aucune raison, nous enlever un homme que la vie a fait notre ami et notre compagnon, notre concitoyen dans la grande comme dans la petite patrie ? Tu commets un meurtre, tu tues un homme qui n’a fait aucun mal, et tu dis: « Je suis ferme dans mes décisions ! » Mais, s’il te venait la volonté de me tuer, serait-ce un devoir pour toi d’être ferme dans ta décision ?

Notre homme se laissa dissuader, mais non sans peine ; et, de nos jours, il en est plus d’un qu’on ne peut faire changer. Aussi, crois-je savoir aujourd’hui ce que j’ignorais auparavant, le sens de ce dicton : « On ne persuade pas plus un sot qu’on ne le brise. » Dieu me préserve d’avoir pour ami un philosophe qui ne soit qu’un sot ! Il n’y a rien de plus difficile à manier. — « J’ai décidé, » dit-il ! — Mais les fous aussi décident ; et plus ils persistent dans leurs décisions erronées, plus précisément ils ont besoin d’ellébore. Ne consentiras-tu pas à te conduire comme un malade, à appeler le médecin ? « Je suis malade, maître (lui dit-on) : viens à mon secours ; examine ce que je dois faire; je n’ai, moi, qu’à t’obéir. » De même ici : « Je ne sais pas ce que je dois faire (devrait-on lui dire) ; je suis venu pour l’apprendre. » Au lieu de cela, on lui dit: « Parle-moi d’autre chose ; quant à cette question-là, je suis décidé. » — Et de quelle autre chose veux-tu qu’on te parle ? Car qu’y a-t-il de plus important et de plus utile que de te convaincre qu’il ne suffit pas d’avoir décidé et de ne point varier dans sa décision ? C’est le déploiement de force d’un fou et non pas d’un homme de bon sens. — « Je suis résolu à mourir, si tu veux me contraindre à celà ! » — Pourquoi, mon ami ? Qu’est-il arrivé ? — « Je l’ai décidé ! » — Je suis bien heureux que tu n’aies pas décidé de me tuer ! — « Je ne veux pas de ton argent ! » — Pourquoi ? — « Je l’ai décidé. » — Sache donc que la force que tu déploies pour refuser, rien ne garantit que tu ne la déploieras pas un jour pour prendre avec aussi peu de raison, et que tu ne diras pas encore : « J’ai décidé. » Dans le corps d’un malade qu’assiègent les rhumatismes, les humeurs se portent tantôt sur un point, tantôt sur un autre ; de même une âme faible se porte d’un côté sans savoir pourquoi ; puis, quand à cette inclinaison et à ce mouvement vient s’ajouter la force, il n’y a plus contre le mal qui en résulte ni secours ni remède.