Les Entretiens d’Épictète/II/4

La bibliothèque libre.

CHAPITRE IV




Sur un homme qui avait été surpris en adultère.

Un jour qu’il soutenait que l’homme était né pour l’honnêteté, et que méconnaître ce principe c’était méconnaître le caractère essentiel de l'humanité, survint un de nos prétendus lettrés, qui avait été autrefois surpris à Rome en adultère. Que faisons-nous, dit alors Épictète, lorsque, renonçant à cette honnêteté pour laquelle nous sommes nés, nous nous attaquons à la femme de notre voisin ? Ce que nous faisons ? Nous perdons et détruisons... Quoi donc ? Notre honnêteté, notre retenue, notre pureté. Est-ce là tout ? Ne détruisons-nous pas encore les rapports de bon voisinage ? Et l’amitié ? Et la société civile ? Quel rôle nous donnons-nous à nous-mêmes ? Ô homme, quelles relations entretiendrai-je avec toi ? des relations de voisin ? d’ami ? De quoi, enfin ? de citoyen ? Quelle confiance puis-je avoir en toi ? Si tu étais un vase en si piteux état, que tu ne pusses servir à rien, on te jetterait dehors, sur un tas de fumier, et personne ne t’y ramasserait. Si tu es un homme, et que tu ne puisses jouer aucun des rôles de l’homme, que ferons-nous de toi ? Car, si tu ne peux être à ta place comme ami, y pourras-tu être comme esclave ? Mais là encore qui se fiera à toi ? Et tu ne veux pas qu’on te jette toi aussi sur un tas de fumier, comme un vase inutile, aussi sale que le fumier !

Puis tu viendras dire : « Quoi ! personne ne fait cas de moi qui suis un lettré ! » C’est que tu es un méchant, dont il n’y a rien à faire. C’est comme si les guêpes s’indignaient de ce qu’on ne fait pas cas d’elles, de ce qu’on les fuit, et de ce qu’on les frappe et les abat, quand on le peut ! Tu as un dard qui porte le chagrin et la douleur partout où il frappe. Que veux-tu que nous fassions de toi ? Il n’y a pas de place où te mettre. « Comment ! » dis-tu. « Est-ce que la nature n’a pas fait les femmes communes à tous ? » Et moi je te dis : « Le cochon de lait lui aussi est commun à tous les invités. Mais, quand il a été partagé, avise-toi d’aller prendre de force la part de ton voisin, ou de la lui dérober ; ou bien encore, mets la main dans son assiette pour goûter de ce qui est dedans, et, si tu ne peux lui enlever sa viande, traîne tes doigts dans sa graisse, et lèche-les. Quel honnête convive ! Quel disciple de Socrate à table ! Le théâtre lui aussi n’est-il pas commun à tous les citoyens ? Eh bien ! lorsqu’ils sont assis, va t’aviser de chasser l’un d’eux de sa place. C’est de cette façon-là que les femmes sont communes. Lorsque le législateur, comme un maître de maison, les a partagées entre tous, toi, plutôt que de chercher à en avoir ta part à toi, aimeras-tu mieux voler la part de ton voisin et y porter la dent ? » — « Mais je suis un lettré, dis-tu, et je comprends Archédémus ! » — « Eh bien ! toi qui comprends Archédémus, sois débauché, sois sans honneur ; au lieu d’être un homme, sois un loup ou un singe. Car en quoi diffères-tu d’eux ? »