Les Entretiens d’Épictète/III/10

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Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 259-263).

CHAPITRE X




Comment doit-on supporter les maladies?

Quand vient le moment d’appliquer quelques-uns de nos principes, il faut toujours les avoir là présents: à table, ceux qui sont pour la table; aux bains, ceux qui sont pour le bain; au lit, ceux qui sont pour le lit.

« Que tes yeux trop faibles ne donnent jamais entrée au sommeil, avant que tu n’aies passé en revue toutes tes actions de la journée. Quelle loi ai-je violée? Quel acte ai-je fait? A quel devoir ai-je failli? Pars de là et continue. Puis, si tu as fait du mal, reproche-le toi; si tu as fait du bien, sois-en content.

Voilà des vers qu’il faut retenir pour les mettre en pratique, et non pas pour les débiter à haute voix, comme on débite le « Péan Apollon! »

Dans la fièvre à son tour, ayons présents les principes qui sont faits pour elle, bien loin de les laisser de côté tous en masse et de les oublier, parce que nous avons la fièvre. « M’arrive ce qui voudra, t’écries-tu, si je m’occupe encore de philosophie! Je m’en irai quelque part, où je ne songerai qu’aux soins de mon corps, et où la fièvre ne me viendra plus! » Mais qu’est-ce que s’occuper de philosophie? N’est-ce pas se préparer contre les évènements? Ne comprends-tu pas alors que tes paroles reviennent à dire: « M’arrive ce qui voudra, si je me prépare encore à supporter avec calme les évènements! » C’est comme si quelqu’un renonçait au jeu du Pancrace, parce qu’il y aurait reçu des coups. Encore est-il tout loisible dans ce cas de cesser la lutte et de ne plus être battu; tandis que nous, si nous cessons de nous occuper de philosophie, qu’est-ce- que nous y gagnerons? Que doit donc dire le philosophe, à chaque chose pénible qui lui arrive? « Voilà ce à quoi je me suis préparé, ce en vue de quoi je me suis exercé. » Dieu te dit: « Donne-moi une preuve que tu t’es préparé à la lutte suivant toutes les règles, que tu t’es nourri comme on doit le faire, que tu as fréquenté le gymnase, que tu as écouté » les leçons du maître. » Vas-tu maintenant mollir à l’instant décisif? Voici le moment d’avoir la fièvre; qu’elle vienne, et sois convenable. Voici le moment d’avoir soif; aie soif, et sois convenable. Voici le moment d’avoir faim; aie faim, et sois convenable. Cela ne dépend-il pas de toi? Quelqu’un peut-il t’en empêcher? Le médecin t’empêchera de boire; mais il ne peut t’empêcher d’être convenable en ayant soif. Il t’empêchera de manger; mais il ne peut t’empêcher d’être convenable en ayant faim.

— « Mais (en cet état) je ne puis pas étudier! » — A quelle fin étudies-tu donc, esclave? N’est-ce pas pour arriver au calme? à la tranquillité? N’est-ce pas pour te mettre et te maintenir en conformité avec la nature? Or, quand tu as la fièvre, qui t’empêche de mettre cet accord entre la nature et ta partie maîtresse? C’est ici le moment de faire tes preuves; c’est ici l’épreuve du philosophe; car la fièvre fait partie de la vie, comme la promenade, les traversées, les voyages par terre. Est-ce que tu lis en te promenant? — Non. — Eh bien, c’est la même chose quand tu as la fièvre. Si tu restes convenable, en te promenant, tu es ce que doit être un promeneur; si tu es convenable, en ayant la fièvre, tu es ce que doit être un fiévreux. Qu’est-ce donc qu’être convenable en ayant la fièvre? C’est de ne t’en prendre ni à Dieu ni aux hommes; c’est de ne pas te désoler de ce qui arrive; c’est d’attendre dignement et convenablement la mort; c’est de faire tout ce que l’on t’ordonne; c’est de ne pas t’effrayer de ce que va dire le médecin, quand il arrive, et de ne pas te réjouir outre mesure, quand il te dit: « Tu te portes bien. » Qu’est-ce là, en effet, te dire de bon? Car, lorsque tu te portais bien , qu’y avait-il là de bon pour toi? C’est encore de ne pas te désespérer, quand il te dit: « Tu te portes mal. » Qu’est-ce, en effet, que se mal porter? Approcher du moment où l’àme se sépare du corps. Qu’y a-t-il donc là de terrible? Est-ce que, si tu n’en approches pas maintenant, tu n’en approcheras pas plus tard? Est-ce encore que le monde doit être bouleversé par ta mort? Pour quoi donc flattes-tu le médecin? Pourquoi lui dis-tu: « Si tu le veux, maître, je serai en bonne santé? » Pourquoi lui donner un motif de porter haut la tête? Pourquoi ne pas l’estimer juste ce qu’il vaut? Le cordonnier est pour mon pied, le charpentier pour ma maison, et le médecin, à son tour, pour mon misérable corps, c’est-à-dire pour quelque chose qui n’est pas à moi, pour un être mort né. Voilà ce qu’a à faire le fiévreux; et, s’il le fait, il est ce qu’il doit être. La tâche du philosophe , en effet, n’est pas de sauvegarder les choses du dehors, son vin, son huile, son corps, mais de sauvegarder sa partie maîtresse. Comment se conduira-t-il vis-à-vis les choses du dehors? Il s’en occupera dans la mesure que la raison comporte. Et alors quand aura-t-il encore à s’effrayer? Quand aura-t-il encore à se mettre en colère? Quand aura-t-il encore à trembler pour des choses qui ne sont pas à lui, et qui ne méritent pas qu’il en fasse cas? Voici, en effet, les deux pensées qu’il faut avoir toujours présentes: c’est qu’en dehors de notre libre arbitre, il n’y a rien de bon ni de mauvais, et qu’il ne faut pas vouloir conduire les événements, mais les suivre. « Mon frère ne devait pas se conduire ainsi avec moi. Oui; mais c’est à lui d’y voir; et quant à moi, de quelque façon qu’il se soit conduit, j’agirai envers lui comme je le dois. Car voilà ce qui me regarde, tandis que l’autre chose ne me regarde pas; voilà ce que nul ne peut empêcher, tandis qu’on peut empêcher l’autre chose. »