Les Entretiens d’Épictète/III/5

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CHAPITRE V




Contre ceux qui partent parce qu’ils sont malades.

« Je suis malade ici, dit quelqu’un; je veux m’en retourner chez moi. » — Est-ce que chez toi tu ne seras plus malade? Ne veux-tu pas te demander si tu ne fais pas ici quelque chose qui serve à l’amélioration de ta faculté de juger et de vouloir? Car, si tu ne fais pas de progrès, c’est inutilement, en effet, que tu es venu. Va-t’en, et occupe-toi de ta maison. Car, si ta partie maîtresse ne peut être conforme à la nature, ton champ du moins le pourra; tu augmenteras tes écus; tu soigneras ton vieux père; tu vivras sur la place publique; tu seras magistrat; et, corrompu, tu feras en homme corrompu quelqu’une des choses qui sont la conséquence de ce titre. Mais, si tu avais la conscience de t’être délivré de quelques opinions mauvaises, et de les avoir remplacées par d’autres; si tu avais fait passer ton âme de l’amour des choses qui ne relèvent pas de ton libre arbitre à l’amour de celles qui en relèvent; si, quand tu dis: « Hélas! » tu ne le disais ni à cause de ton père, ni à cause de ton frère, mais à cause de ton moi, est-ce que alors tu te préoccuperais encore de la maladie? Ne sais-tu pas, en effet, qu’il faut que la maladie et la mort viennent nous saisir au milieu de quelque occupation? Elles saisissent le laboureur à son labour et le marin sur son navire. Que veux-tu être en train de faire quand elles te prendront? Car il faut qu’elles te prennent en train de faire quelque chose. Si tu sais quelque chose de meilleur que ceci à faire au moment où elles te prendront, fais-le.

Pour moi, puisse-t-il m’arriver d’être pris par elles ne m’occupant d’autre chose que de ma faculté de juger et de vouloir, pour que, soustraite aux troubles, aux entraves, à la contrainte, elle soit pleinement libre! Voilà, les occupations où je veux qu’elles me trouvent, afin de pouvoir dire à Dieu: « Est-ce que j’ai transgressé tes ordres? Est-ce que j’ai mal usé des facultés que tu m’avais données? Mal usé de mes sens? De mes notions à priori? T’ai-je jamais rien reproché? Ai-je jamais blâmé ton gouvernement? J’ai été malade, parce que tu l’as voulu. Les autres aussi le sont, mais moi je l’ai été sans mécontentement. J’ai été pauvre, parce que tu l’as voulu, mais je l’ai été, content de l’être. Je n’ai pas été magistrat, parce que tu ne l’as pas voulu; mais aussi je n’ai jamais désiré de magistrature. M’en as-tu jamais vu plus triste? Ne me suis-je pas toujours présenté à toi le visage radieux, n’attendant qu’un ordre, qu’un signe de toi? Tu veux que je parte aujourd’hui de ce grand spectacle du monde; je vais en partir. Je te rends grâce, sans réserve, de m’y avoir admis avec toi, de m’avoir donné d’y contempler tes œuvres et d’y comprendre ton gouvernement. » Que Ce soit là ce que je pense, écrive ou lise, au moment où me prendra la mort!

— « Mais, dans ma maladie, ma mère ne me tiendra pas la tête! » — Va-t’en donc près de ta mère, car tu mérites bien qu’on te tienne la tête, quand tu es malade. — « Mais chez moi j’étais couché dans un lit élégant! » — Va donc trouver ton lit; tu mérites de t’y coucher en bonne santé. Ne te prive pas de ce que tu peux te procurer là-bas.

Et que dit Socrate? « Comme un autre, dit-il, est heureux des progrès qu’il fait faire à son champ, et tel autre à son cheval, ainsi moi je suis heureux chaque jour quand je sens les progrès que je fais. » En quoi donc étaient ces progrès? Dans l’art des jolies phrases? — Tais-toi, mon cher! — Dans l’étude de la Logique? — Que dis-tu là? — Je ne vois pourtant pas autre chose dont s’occupent les philosophes. — N’est-ce donc rien à tes yeux que de n’adresser jamais de reproches à personne, ni à la divinité, ni à l’homme? Que de ne blâmer personne? Que d’avoir toujours le même visage, en sortant comme en rentrant? C’était là ce que savait faire Socrate; et jamais cependant il ne se vanta de savoir ou d’enseigner quelque chose. Si quelqu’un lui demandait l’art des jolies phrases ou la science de la Logique, il le conduisait à Protagoras ou à Hippias, comme il aurait conduit à un jardinier celui qui serait venu lui demander des légumes.

Or, quel est celui de vous qui a de pareils principes? Si vous les aviez, vous seriez heureux d’être malades, d’être pauvres, et même de mourir. S’il est quelqu’un de vous qui soit amoureux d’une jolie fille, il sait que je dis vrai.