Les Entretiens d’Épictète/III/7

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CHAPITRE VII




A un disciple d’Epicure, qui était chargé de réformer des villes libres.


Le réformateur (c’était un disciple d’Epicure) était venu trouver Epictète; celui-ci lui dit: c’est notre rôle, à nous ignorants, de vous interroger vous autres philosophes, comme les étrangers qui arrivent dans une ville interrogent les habitants qui la connaissent. Dites-nous ce qu’il y a de meilleur dans le monde, pour que, lorsque nous le saurons, nous allions le chercher et le contempler, comme font les étrangers dans les villes. Que trois sortes de choses aient été données à l’homme, une âme, un corps, et les objets extérieurs, c’est ce que ne conteste presque personne; mais il vous reste à nous apprendre par votre réponse quelle est la meilleure des trois. Quelle est celle que nous indiquerons comme telle aux hommes? La chair? Est-ce donc par amour de sa chair, et pour lui faire plaisir, qu’au cœur de l’hiver Maximus alla par mer jusqu’à Cassiope, en accompagnant son fils? — Non, dit notre homme; et à Dieu ne plaise! — Ne convient-il donc pas, dit Epictète, de donner tous ses soins à ce qu’il y a de meilleur? — C’est ce qui convient le plus au monde. — Qu’avons-nous donc de meilleur que le corps? — L’âme, dit l’autre. — Mais qu’est-ce qiri vaut le mieux, le bien de la par tie la meilleure, ou celui de la partie la moins bonne? — Celui de la partie la meilleure. — Tout ce qui est un bien pour l’âme dépend-il de de notre libre arbitre, ou n’en dépend-il pas? — Il en dépend. — Eh bien! le plaisir de l’âme dépend-il donc de notre libre arbitre? — Oui. — Mais de quoi naît ce plaisir? Est-ce qu’il naît de lui-même? Cela est un non sens; car il faut qu’il y ait antérieure ment quelque bien réel et supérieur, dont la possession fasse naître le plaisir dans notre âme.

Notre homme l’avouait.

D’où donc naît ce plaisir dont nous jouissons dans notre âme? Car, s’il naît des choses de l’âme, voilà le vrai bien trouvé. Il ne se peut pas, en effet, que le bien soit une chose, et que ce dont nous avons raison de jouir, en soit une autre. Quand le principe n’est pas bon, la conséquence n’est pas bonne. Car, pour que la conséquence soit bonne, il faut que le principe soit bon. Mais vous vous garderez de parler ainsi, si vous êtes dans votre bon sens, car ces paroles sont en contradiction avec Epicure et avec vos autres dogmes. Il reste donc que ce soit du corps que naissent les plaisirs ressentis par l’âme; que le corps par suite occupe le premier rang, et que le bien véritable soit en lui. Aussi Maximus a-t-il agi sottement, s’il a fait ce voyage par mer pour autre chose que pour son corps, c’est-à-dire pour ce qu’il y a de meilleur. Il fait sottement aussi de s’abstenir du bien d’autrui, le juge qui peut s’en emparer. Veillons seulement, si tu le veux bien, à ce qu’il le fasse en secret, en sûreté, sans que personne le sache. Car ce qu’Epicure en personne appelle un mal, ce n’est pas de voler, mais d’être découvert; et c’est parce qu’on ne peut jamais avoir une entière assurance de rester inconnu, qu’il vous dit: « Ne volez pas. » Mais je vous dis, moi, que, si nous le faisons adroitement et en nous cachant bien, nous ne serons pas découverts. Nous avons d’ailleurs à Rome des amis et des amies qui sont puissants; puis les Grecs sont faibles, et pas un d’eux n’osera venir à Rome pour cela. Pourquoi donc t’abstenir de ce qui est ton bien? C’est une sottise et une absurdité. Et quand même tu me dirais que tu t’en abstiens, je ne te croirais pas. Car de même qu’il est impossible d’adhérer à l’erreur ou de ne pas adhérer à la vérité, quand elles sont évidentes, de même il est impossible de s’abstenir d’un bien évident. Or, l’argent est un bien, et la plus abondante source de plaisirs. Pourquoi ne t’en procureras-tu pas? Pour quoi donc aussi ne corromprons-nous pas la femme de notre voisin, si nous pouvons le faire en secret? Et, si son mari s’amuse à réclamer, pourquoi ne pas lui rompre le cou par-dessus le marché? C’est ce que tu feras, si tu veux être philosophe comme il faut l’être, si tu veux l’être complètement, et te conformer à tes principes. Si tu ne le fais pas, tu ne différeras en rien de nous autres qu’on nomme Stoïciens; car nous aussi nous agissons autrement que nous ne parlons. Seulement, chez nous, ce sont les paroles qui sont honorables, et les actions qui sont honteuses; chez toi, par une dépravation et une perversité toutes contraires, ce seront les principes qui seront honteux, et les actions qui seront honorables.

Au nom du ciel, te représentes-tu une ville d’Epicuriens? « Moi je ne me marie pas (dit l’un)! Ni moi non plus (dit l’autre)! car il ne faut pas se marier. » Mais il ne faut pas non plus avoir d’enfants, ni s’occuper du gouvernement. Qu’arriverat-il donc? D’où viendront les citoyens? Qu’est-ce qui les instruira? Qui sera le surveillant de la jeunesse? Qui sera son maître de gymnastique? Qui se chargera de son éducation? Lui donnera-t-on l’éducation des Lacédémoniens, ou celle des Athéniens?

Prends-moi un jeune homme, et élève-le suivant tes principes! Mauvais sont tes principes: ils sont le bouleversement des États, le poison des familles, le déshonneur des femmes. Homme, renonces-y! Tu vis dans une ville capitale; il te faut être magistrat, rendre équitablement la justice, t’abstenir du bien d’autrui, ne trouver belle aucune femme que la tienne, ne trouver beau aucun jeune garçon, aucun objet en or ou en argent! Cherche des principes d’accord avec ceux-là; et, en partant d’eux, tu te passeras gaiment de tant d’objets si propres à nous attirer et à triompher de nous! Que n’arriverait-il pas, au contraire, si aux séductions des objets nous ajoutions avec toi l’invention d’une philosophie, qui nous pousse vers eux et accroît leur puissance?

Dans un vase d’argent ciselé, qu’est-ce qui a le plus de prix, la matière ou l’art? (évidemment c’est l’art). Eh bien! La chair est la matière de la main, et ce qu’il y a d’essentiel, c’est ce que fait la main. Par suite donc, il y a pour nous vis-à-vis des objets trois sortes de convenances, les unes relatives à leur substance, les autres aux qualités de cette substance; puis celles enfin qui sont les essentielles. De même, dans l’homme aussi, ce n’est pas à la matière, c’est-à-dire à la chair, qu’il faut attacher du prix, mais à ce qu’il y a d’essentiel. Et qu’est-ce qui est essentiel? Gouverner, se marier, avoir des enfants, honorer Dieu, prendre soin de ses parents; bref, désirer ou éviter, se porter vers les choses ou les repousser, comme il convient de le faire dans chaque cas, conformément à notre nature. Et quelle est notre nature? D’être libres, nobles et honnêtes. Est-il en effet un autre être animé qui rougisse? En est-il un autre qui ait l’idée de la honte? Quant au plaisir, il faut le subordonner à tout cela, comme un serviteur, et comme un aide, qui doit évoquer en nous la bonne volonté, et faire que nous nous renfermions dans les actes conformes à la nature.

— Mais je suis riche, dis-tu, et je n’ai besoin de rien! — Pourquoi donc te donnes-tu encore des airs de philosophe? Tu as assez de tes vases d’or et d’argent! Qu’as-tu besoin de principes? — Mais je suis aussi le juge des Grecs! — Sais-tu juger? Qui t’a fait le savoir? — César a signé mon brevet!

— Qu’il t’en signe un, pour juger la musique, qu’y gagneras-tu? Après tout, comment es-tu devenu juge? De qui as-tu baisé la main? de Symphorus ou de Numénius? Aux pieds du lit de qui t’es-tu couché? A qui as-tu envoyé des cadeaux? Et ne comprends-tu pas qu’être juge ne vaut que ce que vaut Numénius? — Mais je puis jeter en prison qui je veux. — Comme tu peux jeter une pierre. — Mais je puis faire bâtonner qui je veux. — Comme tu peux faire bâtonner un âne. Ce n’est pas comme cela qu’on commande à des hommes. Commande-nous comme à des êtres raisonnables. Montre-nous notre intérêt, et nous te suivrons. Montre-nous ce qui doit nous nuire, et nous nous en détournerons. Fais que nous t’imitions, comme Socrate faisait qu’on l’imitât. C’était vraiment lui qui commandait comme à des hommes, lui qui amenait les gens à lui soumettre leurs désirs, leurs aversions, leurs intentions pour ou contre les choses. « Fais ceci; ne fais pas cela (dis-tu); sinon, je te jetterai en prison. » — Ce n’est pas encore là commander à des êtres raisonnables. Mais voici qui l’est: « Fais ceci comme Jupiter l’a ordonné; si tu ne le fais pas, tu auras une punition, un châtiment. » Quel châtiment? Nul autre que de ne pas avoir fait ce que tu devais: tu y auras perdu ta droiture, ton honnêteté, ta modération. Ne cherche pas de châtiments plus grands que ceux-là.