Les Entretiens d’Épictète/IV/1

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Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 347-377).

LIVRE QUATRIÈME

Séparateur

CHAPITRE Ier




De la liberté.

L’homme libre est celui qui vit comme il le veut; qu’on ne peut ni contraindre à faire une chose, ni empêcher de la faire; à qui l’on ne peut rien imposer de force; qui n’est jamais arrêté dans ce qu’il entreprend; qui ne manque jamais ce qu’il désire; qui ne tombe jamais dans ce qu’il redoute. Or, est-il quelqu’un qui veuille vivre en faute? Personne. Est-il quelqu’un qui veuille vivre dans l’erreur, à l’étourdie, injuste, dissolu, se plaignant toujours de son sort, n’ayant que des sentiments bas? Personne. Il n’est donc pas un pervers qui vive comme il le veut; et pas un, par conséquent, qui soit libre. D’autre part, est-il quelqu’un qui veuille vivre à s’affliger, à trembler, à être jaloux, à se lamenter pour autrui, à désirer pour ne pas avoir ce qu’il désire, à craindre pour tomber dans ce qu’il craint? Personne. Or, avons-nous un seul pervers qui vive sans affliction et sans terreur, qui ne tombe jamais dans ce qu’il redoute, qui ne manque jamais ce qu’il désire? Pas un. De cette manière donc encore nous n’en avons pas un qui soit libre.

Tiens ce langage devant un homme qui aura été deux fois consul, il te le pardonnera, si tu ajoutes: « Pour toi, tu es un sage, et rien de tout ceci ne te concerne. » Mais, si tu lui dis la vérité, qu’au point de vue de la servitude il n’y a aucune différence entre lui et ceux qui ont été vendus trois fois, devras-tu en attendre autre chose que des coups? « Comment! dira-t-il, je suis un esclave, moi, dont le père était libre, dont la mère était libre, et que personne n’a acheté! Mais je suis sénateur, et ami de César! J’ai été consul, et j’ai une foule d’esclaves! » D’abord, mon cher sénateur, peut-être ton père était-il esclave tout comme toi, ainsi que ta mère, ainsi que ton grand-père et tous tes aïeux à la suite les uns des autres. Et, alors même qu’ils auraient été aussi libres que possible, qu’importerait par rapport à toi? Qu’importe, en effet, qu’ils aient eu du cœur, si tu n’en as pas! Qu’ils aient été courageux, si tu es lâche! Qu’ils aient été maîtres d’eux-mêmes, si tu ne l’es pas de toi!

— « Et quels rapports ceci a-t-il avec la servitude? » — Crois-tu que ce ne soit pas de l’esclavage que de faire quelque chose malgré soi, par contrainte, en pleurant? — « Soit, mais qui peut me contraindre, hormis César, le maître de tous? » — Tu conviens donc, toi-même, que tu as un maître? « Ce maître, dis-tu, est commun à tous; » mais cela ne doit pas être pour toi une consolation: cela signifie seulement que tu es esclave dans une maison qui a un grand nombre d’autres esclaves. Tu ressembles aux Nicopolitains qui ont l’habitude de crier: « Par la fortune de César, nous sommes libres! »

Laissons cependant César pour le moment, si tu le veux bien. Réponds-moi à ceci: N’as-tu jamais été amoureux? N’as-tu jamais eu de maîtresse, quelle fût libre ou esclave? — Et quels rapports cela a-t-il avec la servitude ou avec la liberté? — Celle que tu aimais ne t’a-t-elle donc jamais rien commandé contre ton gré? N’as-tu jamais flatté ton esclave? Ne lui as-tu jamais baisé les pieds? Certes, si quelqu’un t’avait forcé de baiser ceux de César, tu aurais vu là un outrage, et le comble de la tyrannie. Qu’est-ce donc que la servitude, si ce que tu faisais là n’en est pas? Pour elle n’as-tu jamais été de nuit où tu ne voulais pas? N’as-tu jamais dépensé plus que tu ne voulais? N’as-tu jamais rien dit avec des gémissements et des pleurs? N’as-tu jamais dû te laisser injurier et mettre à la porte? Si tu rougis d’avouer ta propre histoire, vois ce que dit et fait Thrasonides, après avoir fait plus de campagnes que toi-même probablement. D’abord il sort de nuit, à une heure telle que Geta n’ose pas y sortir, ou ne sort, quand son maître l’y contraint, qu’avec force cris, force lamentations sur son dur esclavage. Puis, que dit-il?

« Une misérable fillette m’a fait son esclave, quand aucun ennemi ne l’avait pu! »

Malheureux, qui es l’esclave d’une fillette, et d’une misérable fillette! Pourquoi te dis-tu libre encore? Pourquoi vantes-tu tes campagnes? Puis il demande une épée, et se fâche contre ceux qui la lui refusent par intérêt pour lui-même. Il envoie des cadeaux à celle qui le déteste; il la supplie; il pleure. Par contre, qu’il obtienne d’elle la moindre faveur, et le voilà hors de lui! Mais à ce moment même encore comment est-il? N’a-t-il plus rien à désirer?[1] plus rien à craindre? Et voilà comment il est libre!

Vois comment nous appliquons l’idée de la liberté, quand il s’agit des animaux. Certaines gens entretiennent des lions apprivoisés; ils les enferment, les nourrissent, et les emmènent partout avec eux: qui dira qu’un tel lion est libre? N’est-il pas d’autant plus esclave qu’il a une vie plus douce? Quel est l’être doué de sens et de raison qui voudrait être un de ces lions? Vois, par contre, ces oiseaux que l’on prend, que l’on enferme, et que l’on nourrit: que ne souffrent-ils pas en essayant de s’échapper! Il en est même qui se laissent mourir de faim plutôt que de supporter ce genre de vie. Quant à ceux que l’on conserve, c’est à grand’peine, avec bien de la difficulté, et encore ils dépérissent! Et dès qu’ils trouvent la moindre ouverture, les voilà partis! Tant ils aiment la liberté, pour laquelle ils sont faits! Tant ils ont besoin d’être indépendants, et affranchis de toute entrave! « Êtes-vous donc mal ici? » leur dites-vous. Ils répondent: « Que dis-tu là? Nous sommes nés pour voler où bon nous semble, pour vivre au grand air, et chanter quand nous le voulons; tu nous enlèves tout cela, et tu dis: Êtes-vous mal ici? » Aussi, nous n’appellerons races libres que celles qui ne supportent pas d’être prises, et qui, sitôt prises, échappent à la captivité par la mort. C’est ainsi que Diogène dit quelque part: « Il n’y a qu’un moyen d’être libre, c’est d’être toujours disposé à mourir. » C’est ainsi encore qu’il écrit au roi de Perse: « Tu ne pourras pas plus réduire en servitude les Athéniens, que tu n’y peux réduire les poissons. — Comment cela? Ne puis-je pas les prendre? — Si tu les prends, ils auront bientôt fait de te quitter et de s’en aller, comme les poissons. Si tu prends un poisson, il meurt; et si eux meurent aussi, quand tu les auras pris, quel profit tireras-tu de ton expédition? » Voilà le langage d’un homme libre, qui a soigneusement exa miné la question, et qui en a trouvé la solution, comme cela devait être. Mais, si tu la cherches ailleurs qu’où elle est, comment s’étonner que tu ne la trouves jamais?

L’esclave souhaite bien vite d’être affranchi. Pourquoi? Pour le plaisir de donner de l’argent aux fermiers du vingtième? Non, mais parce qu’il s’imagine que c’est faute d’avoir obtenu cet affranchissement, qu’il n’est ni libre ni heureux. « Que l’on m’affranchisse, dit-il, et à l’instant mon bonheur est complet: je n’ai plus à faire ma cour à personne, je parle à qui que ce soit comme son égal et son semblable, je vais où je veux, je pars d’où je veux et pour où je veux. » On l’affranchit: aussitôt, n’ayant plus où manger, il cherche quelqu’un à flatter, quelqu’un chez qui dîner. Il fait argent de son corps, et se prête aux dernières infamies. Qu’il trouve un râtelier, et le voilà retombé dans une servitude bien plus dure que la première. Ou, s’il fait fortune, le goujat qu’il est, le voilà qui ’s'éprend d’une femme de rien; et alors il souffre, il pleure, et il regrette son temps d’esclavage. « Quel mal y avais-je? dit-il. C’était un autre qui m’habillait, qui me chaussait, qui me nourrissait, qui me soignait quand j’étais malade; et mon service chez lui était bien peu de chose. Mais aujourd’hui, hélas, que de misères! Que de maîtres j’ai au lieu d’un seul! » Et il ajoute: « Si pourtant j’obtenais les anneaux, quelle vie facile et heureuse j’aurais alors! » Et, pour les obtenir, il commence par endurer mille choses dont il est digne; puis, quand il les a obtenus, il en endure encore de pareilles. Puis il se dit: « Si je faisais campagne, je couperais court à toutes mes misères. » Il fait campagne; il souffre comme un vaurien; et il n’en demande pas moins une seconde et une troisième fois à faire campagne. Puis, quand il a mis le comble à son élévation, quand il est de venu sénateur, qu’est-il alors? Un esclave qui se rend aux séances. Ses chaînes sont plus belles; elles sont les plus brillantes de toutes; mais ce sont des chaînes.

Qu’il cesse de n’être qu’un sot. Qu’il apprenne, comme le disait Socrate, la nature vraie de chaque chose; et qu’il n’applique pas sans réflexion ses notions premières aux objets particuliers. Là, en effet, est la cause de tous les malheurs des hommes: ils ne savent pas appliquer leurs notions premières et générales aux faits particuliers. Nous croyons les uns à une cause de nos maux, les autres à une autre. L’un se dit: « C’est que je suis malade! » — Pas du tout; c’est qu’il applique mal ses notions premières. Un autre: « C’est que je suis pauvre. » Celui-ci: « C’est que j’ai un méchant père ou une méchante mère. » Celui-là: « C’est que César ne m’est pas favorable. » Mais la seule et unique cause, la voici: ils ne savent pas appliquer leurs notions premières. Est-il quel qu’un, en effet, qui n’ait pas sur le mal cette notion première, qu’il est funeste, qu’il est à fuir, qu’il est à écarter de toutes les façons? Personne, car il n’y a jamais d’opposition entre les notions premières des uns ou des autres. Les oppositions ne commencent que quand on en vient aux applications. Par exemple, qu’est-ce qui est ce mal si funeste, que l’on doit si bien éviter? On dit: « C’est de ne pas être l’ami de César. » C’en est fait; on est à côté de l’application vraie; on est aux abois; on va chercher des choses sans rapport avec la question; car on aura beau obtenir l’amitié de César, on n’aura pas obtenu pour cela ce qu’on demandait. Qu’est-ce que l’homme demande, en effet? A vivre calme et heureux, à tout faire comme il le veut, à ne jamais être empêché ni contraint. Or, une fois l’ami de César, n’est-il plus jamais empêché? Plus jamais contraint? Vit-il toujours calme et heureux? Qui interrogerons-nous là-dessus? Et quelle autorité plus digne de foi, que celle de l’ami même de César? « Avance donc au milieu de nous, toi, et dis-nous quand est-ce que ton sommeil était le plus tranquille. Est-ce aujourd’hui, ou avant que tu ne fusses l’ami de César? » Aussitôt tu lui entends dire: « Cesse, par tous les Dieux! de te railler de mon sort. Tu ne sais pas ce que je souffre, hélas! Le sommeil ne vient même pas pour moi. On accourt me dire: Il est déjà éveillé! Il sort déjà! Puis tous mes soucis, et toutes mes craintes! » — « Eh bien! quand est-ce que tu as le mieux goûté les douceurs de la table? Aujourd’hui, ou auparavant? » Écoute encore ce qu’il nous dit là-dessus. S’il n’est pas invité par César, le voilà triste; s’il est invité, il est au souper comme un esclave à la table de son maître, tremblant sans cesse de dire ou de faire quelque sottise. Et que crois-tu qu’il craigne? D’être fouetté comme un esclave? Et d’où lui viendrait tant de chance? Comme il convient à un homme de son importance, à un ami de César, il craint d’avoir la tête coupée. Posons-lui ces question: « Quand te baignais-tu avec le moins d’appréhensions? Quand t’exerçais-tu le plus à loisir? En somme, quelle est celle des deux vies que tu aimerais le mieux mener? Celle de maintenant, ou celle d’autrefois? » Je puis bien jurer qu’il n’y a personne d’assez dénué de sens, d’assez ennemi de la vérité, pour ne pas se plaindre de souffrir d’autant plus qu’il est plus ami de César.

Puis donc que ni ceux qu’on appelle rois, ni ceux qui sont les amis des rois, ne vivent comme ils le veulent, qui est-ce qui est libre? Cherche, et tu le trouveras; car la nature t’a donné plus d’une voie pour découvrir la vérité. Mais, si par toi-même tu n’es pas capable, en te bornant à suivre ces voies, de trouver ce qui est au bout, écoute ceux qui ont fait cette recherche. Que te disent-ils: « Crois-tu que la liberté soit un bien? » — « Le plus grand de tous. » — « Quelqu’un qui est en possession du plus grand bien, peut-il être malheureux? Peut-il être misérable? » — « Non. » — Tous ceux donc que tu verras malheureux, souffrants, gémissants, dis hardiment qu’ils ne sont pas libres. » — « Je le dis. » — Nous voici donc bien loin de l’achat, de la vente, et de tous les modes pareils d’acquisition; car, si ce que tu nous accordes est vrai, un roi, grand ou petit, un consulaire, ou même un homme qui a été deux fois consul, ne sont pas libres, dès qu’ils sont malheureux. — Oui.

— Réponds-moi donc encore à ceci: Crois-tu que la liberté soit une chose d’importance, une noble chose, une chose de prix? — Comment non? — Se peut-il donc qu’un homme, qui possède une chose de cette importance, de cette valeur, de cette élé vation, ait le cœur bas? — Cela ne se peut. — Lors donc que tu verras quelqu’un s’abaisser devant un autre, et le flatter contre sa conviction, dis hardiment que celui-là non plus n’est pas libre, non pas seulement quand c’est pour un dîner qu’il agit ainsi, mais encore lorsque c’est pour un gouvernement ou pour le consulat. Appelle petits esclaves ceux qui se conduisent ainsi pour un petit salaire; mais ces autres, appelle-les de grands esclaves; ils le méritent bien. — Soit pour ceci encore. — Crois-tu d’autre part que la liberté soit l’indépendance et la pleine disposition de soi-même? — Comment non? — Tous ceux donc aussi qu’il est au pouvoir d’un autre d’entraver ou de contraindre, dis hardiment qu’ils ne sont pas libres. Ne regarde pas aux pères et aux grands-pères, ne cherche pas si l’on a été acheté ou vendu; mais, dès que tu entendras quelqu’un dire, « maître, » sérieusement et, de cœur, appelle-le esclave, alors même que douze faisceaux marcheraient devant lui. Si tu lui entends dire: « Hélas, que de maux je souffre! » appelle-le esclave. Plus simplement, qui que ce soit que tu voies pleurer, se plaindre, se trouver malheureux, appelle-le esclave, quand même il porterait la robe bordée de pourpre. Alors même encore que l’on ne ferait rien de tout cela, ne dis pas qu’on est libre: examine auparavant les déterminations des gens; vois s’il n’y a pour elles ni contrainte, ni empêchement, ni mauvais succès. Si tu trouves les gens dans ce cas, dis que ce sont des esclaves, qui ont un jour de congé aux Saturnales; dis que leur maître est en voyage; mais il arrivera, et tu verras alors quelle est leur condition. Quel est donc ce maître qui doit arriver? Tous ceux qui ont le pouvoir de leur procurer ou de leur enlever quelqu’un des objets qu’ils désirent. Avons-nous donc, en effet, tant de maîtres? Oui, car avant ceux-là nous avons les objets mêmes pour maîtres; et ces objets sont nombreux, et c’est grâce à eux que tous ceux qui les ont à leur disposition sont forcément nos maîtres, eux aussi. Ce que l’on craint, en effet, ce n’est pas la personne de l’Empereur; mais la mort, l’exil, la confiscation, la prison, la dégradation. Ce n’est pas non plus l’Empereur que l’on aime, à moins qu’il ne ëoit du premier mérite; c’est la richesse que nous aimons; c’est le tribunat, la prêtrise, le consulat. Mais, dès que nous aimons, haïssons, ou redoutons ainsi quelque chose, tous ceux qui l’ont en leur pouvoir sont forcément nos maîtres. De là vient encore que nous les honorons comme des dieux. Nous croyons, en effet, que les choses les plus utiles sont aux mains des Dieux; et nous y ajoutons à tort: « Cet homme a dans ses mains les choses les plus utiles; donc, il est un Dieu. » Une fois que nous avons ajouté à tort: « Cet homme a dans ses mains les choses les plus utiles, » il faut forcément en arriver à une conclusion fausse.

Qu’est-ce donc qui fait de l’homme un être sans entraves et maître de lui? Ce n’est pas la richesse, ce n’est pas le consulat, ce n’est pas le gouvernement d’une province; ce n’est pas même la royauté. Il nous faut trouver autre chose. Or, qu’est-ce qui fait que, lorsque nous écrivons, il n’y a pour nous ni empêchements ni obstacles? — La science de l’écriture. — Et quand nous jouons de la harpe? — La science de la harpe. — Donc, quand il s’agira de vivre, ce sera la science de la vie.

Mais ceci n’est qu’une exposition générale; vois les choses dans le détail. Quand on désire quelque chose qui dépend d’un autre, peut-on être à l’abri de tout empêchement? — Non. — De tout obstacle? — Non. — On ne peut donc pas non plus alors être libre. Vois plutôt. N’avons-nous rien qui dépende denous seuls? Ou tout ce que nous avons en dépend-il? Ou bien encore est-il des choses qui dépendent de nous, tandis que les autres dépendent du dehors? — Que veux-tu dire? — Quand tu veux que ton corps soit au complet, dépend-il de toi qu’il le soit ou non? — Cela ne dépend pas de moi. — Et quand tu veux qu’il soit en bonne santé? — Non plus. — Quand tu veux qu’il soit beau? — Non plus. — Quand tu veux qu’il vive ou qu’il meure? — Non plus. — Ton corps relève donc d’autrui; il est dans la dépendance de quiconque est plus fort. — Oui. — Dépend-il de toi d’avoir un champ à ta volonté, aussi étendu que tu le voudras, et de la qualité que tu voudras? — Non. — Et des esclaves? — Non. — Et des vêtements? — Non. — Et une maison? — Non. — Et des chevaux? — Rien de tout cela. — Et si tu veux voir vivre toujours tes enfants, ou ta femme, ou ton frère, ou tes amis, cela dépend-il de toi? — Pas davantage.

N’as-tu donc rien dont tu sois le maître, qui ne dépende que de toi, et que nul ne puisse t’enlever? Ou bien as-tu quelque chose qui soit dans ces conditions? — Je n’en sais rien. — Regarde donc de la façon que voici, et examine la chose. Peut-on te forcer à croire ce qui est faux? Non. Sur le terrain de la croyance, il n’y a donc pour toi ni entraves, ni contrainte. — Accepté. — Marchons donc. Quel qu’un peut-il te forcer à vouloir ce que tu as résolu de ne pas faire? — On le peut, car, en me menaçant de la mort ou de la prison, on me force à vouloir. — Mais, si tu méprisais la mort ou la prison, t’inquiéterais-tu encore de ces menaces? — Non. — Est-il ou non en ton pouvoir de mépriser la mort? — En mon pouvoir. — Vouloir est donc aussi en ton pouvoir? Ou ne serait-ce pas vrai? — Oui, c’est en mon pouvoir. — Et ne pas vouloir, au pouvoir de qui est-ce? — Au mien encore. Mais pourtant, si, quand je veux me promener, cet homme m’arrête? — Que peut-il? Arrêter ta faculté de vouloir? — Non, mais mon corps. — Oui, comme une pierre. — Soit; mais il n’en est pas moins vrai que je ne me promenerai pas. — Et qui t’a dit que te promener était en ton pouvoir sans empêchement possible? Il n’y a qu’une chose que j’aie dit être affranchie de toute contrainte,la volonté; mais dès que tu as besoin de ton corps et de son ministère, il y a longtemps que je t’ai dit que rien là n’était en ton pouvoir. — Soit encore pour ceci. — Maintenant peut-on te forcer à désirer ce dont tu ne veux pas? — Non. — A projeter ou à entreprendre quelque chose; en un mot, à user de telle ou telle façon des objets que tes sens te présentent? — Pas davantage; mais, si je désire, on m’empêchera d’arriver à ce que je désire. — Si tu désires quel qu’une, des choses qui sont bien tiennes, sans empêchement possible, comment t’en empêchera-t-on? — On ne le pourra pas. — Qui donc t’a dit que, si tu désirais quelqu’une des choses qui ne sont pas tiennes, tu ne rencontrerais jamais d’obstacles?

— Ne dois-je donc point désirer la santé? — Non; pas plus que tout ce qui n’est pas tien. Car tout ce qu’il n’est pas en ton pouvoir de te procurer ou de conserver dès que tu le veux, tout cela n’est pas vraiment tien. Eloigne de tout cela non seulement tes mains, mais tes désirs bien plutôt encore! Sinon, tu te mets toi-même dans les fers, tu présentes ta tête au joug, quand tu accordes du prix à ce qui n’est pas complètement à toi, quand tu t’attaches à quoi que ce soit qui dépend de la fortune et doit périr. — Ma main n’est-elle donc pas mienne? — Elle est une de tes parties; boue de sa nature, elle peut être arrêtée et contrainte, et elle est en la puissance de quiconque est plus fort. Mais que vais-je te parler de ta main? Ton corps tout entier doit n’être à tes yeux qu’un ânon qui porte tes fardeaux, pendant le temps où il lui est possible de le faire, pendant le temps où cela lui est donné. Survient-il une réquisition, un soldat met-il la main sur lui, laisse-le aller, ne résiste pas, ne murmure pas. Sinon, tu recevras des coups, et tu n’en perdras pas moins ton ânon. Or, si c’est là ce que tu dois être vis-à-vis de ton corps, vois ce qu’il te reste à être vis-à-vis de toutes les choses qu’on n’acquiert qu’à cause de son corps. Si ton corps est un ânon, tout le reste n’est que brides, bâts, fers pour les pieds, orge et foin à l’usage de l’ânon. Laisse donc tout cela, et défais-t’en plus vite et plus gaiment que de ton ânon même.

Ainsi préparé et exercé à distinguer les choses qui ne sont pas tiennes de celles qui le sont, et celles qui peuvent être entravées de celles qui ne le peuvent être, à te croire intéressé dans les secondes, et nullement dans les premières, à veiller ici sur tes désirs, et là sur tes craintes, qui peux-tu redouter encore? Personne. Car pourquoi redouterais-tu quelqu’un? Pour les choses qui sont bien à toi, et qui sont les seules où se trouvent réellement le bien et le mal? Mais qui a pouvoir sur elles? Qui peut te les enlever? Qui peut les empêcher en toi? On ne le peut pour toi non plus que pour Dieu. Craindrais-tu pour ta personne et pour ta bourse? Pour des choses qui ne sont pas à toi? Pour des choses qui ne t’intéressent en rien?

Eh! à quoi t’es-tu exercé depuis le premier jour, si ce n’est à distinguer ce qui est tien et ce qui n’est pas tien, ce qui dépend de toi et ce qui n’en dépend pas, ce qu’on peut entraver et ce qu’on ne peut pas entraver? Dans quel but as-tu été trouver les philosophes? Serait-ce donc pour n’être ni moins infortuné ni moins malheureux?

Voilà comment tu seras sans terreurs et sans trouble. Le chagrin, en effet, existera-t-il alors pour toi? Non, car on ne s’afflige de voir arriver que les choses qu’on a redoutées quand on les attendait. Convoiteras-tu encore quoique ce soit? Tu désireras d’une manière calme et régulière tout ce qui relève de ton libre arbitre, tout ce qui est honnête et sous ta main; quant aux choses qui ne relèvent pas de ton libre arbitre, tu n’en désireras aucune assez pour qu’il y ait place en toi à des ardeurs de bête brute et à des impatiences sans mesure.

Lorsque l’on est dans cette disposition d’esprit à l’égard des objets, quel homme peut-on redouter encore? Comment, en effet, un homme peut-il être redoutable pour un autre homme, soit qu’il se trouve devant lui, soit qu’il lui parle, soit même qu’il vive avec lui? Il ne peut pas plus l’être qu’un cheval pour un cheval, un chien pour un chien, une abeille pour une abeille. Ce que chacun redoute, ce sont les choses; et c’est quand quelqu’un peut nous les donner ou nous les enlever, qu’il devient redoutable à son tour.

Cela étant, qu’est-ce qui met à néant les citadelles? Ce n’est ni le fer, ni le feu, mais nos façons de juger et de vouloir. Car, lorsque nous aurons mis à néant la citadelle qui est dans la ville, aurons-nous mis à néant, du même coup, celle d’où nous commande la fièvre? Et celle d’où nous maîtrisent les jolies filles? En un mot, aurons-nous renversé, avec la citadelle qu’ils s’y sont faite, tous les tyrans qui sont en nous, ces tyrans que nous y trouvons chaque jour à propos de tout, tantôt les mêmes, tantôt divers? C’est par là qu’il faut commencer; c’est de là qu’il faut chasser les tyrans, après avoir mis à néant leur citadelle: il faut, pour cela, renoncer à son corps avec toutes ses parties et toutes ses facultés; renoncer à la fortune, à la gloire, aux dignités, aux honneurs, à ses enfants, à ses frères; se dire qu’il n’y a rien là qui soit à nous. Mais, une fois que j’ai ainsi chassé de mon âme ses tyrans, que me servirait encore, à moi du moins, de renverser les citadelles de pierre? Car, debout, quel mal me font-elles? A quoi bon chasser les gardes du tyran? En quoi m’aperçois-je de leur existence? C’est contre d’autres qu’ils ont ces faisceaux, ces lances et ces épées. Jamais je n’ai été empêché de faire ce que je voulais, ni contraint à faire ce que je ne voulais pas. Et comment y ai-je pu arriver? J’ai subordonné ma volonté à celle de Dieu. Veut-il que j’aie la fièvre? Moi aussi je le veux. Veut-il que j’entre prenne quelque chose? Moi aussi je le veux. Veut-il que je désire? Moi aussi je le veux. Veut-il que quelque chose m’arrive? Moi aussi je le veux. Ne le veut-il pas? Je ne le veux pas. Veut-il que je meure? Veut-il que je sois torturé? Je veux mourir; je veux être torturé. Qu’est-ce qui peut alors m’entraver ou me forcer contrairement à ce qui me semble bon? On ne le peut pas plus pour moi que pour Jupiter.

Ainsi font ceux qui veulent voyager en sûreté. Apprend-on qu’il y a des voleurs sur la route, on n’ose pas partir seul. Mais on attend qu’un lieutenant, qu’un questeur ou qu’un proconsul fassent le même voyage; on se met à leur suite, et l’on fait la route en sûreté.

Ainsi fait le Sage dans le monde. « Nombreux, (se dit-il), sont les voleurs, les tyrans, les tempêtes, les disettes, les amis que l’on perd. Où trouver un refuge? Comment voyager à l’abri des voleurs? Quel compagnon de route peut-on attendre, pour faire le trajet en sûreté? A la suite de qui faut-il se mettre? A la suite d’un tel? d’un riche? d’un consulaire? A quoi cela me servirait-il? Car voilà qu’on le dépouille, qu’il gémit et qu’il pleure. Puis, si mon compagnon de route se tourne contre moi et se fait mon voleur, que ferai-je? Je vais donc être l’ami de César; et, quand je serai son intime, personne ne m’attaquera. Mais d’abord, pour arriver à ce rang brillant, que ne me faudra-t-il pas supporter et souffrir? Combien de fois, et par combien de gens ne me faudra-t-il pas être volé? Puis, supposez que je devienne son ami, n’est-il pas mortel, lui aussi? Et, si, par suite de quelque circonstance, il devient mon ennemi, où vaudra-t-il mieux me retirer? Dans un désert? Soit; mais est-ce que la fièvre n’y pénètre pas? Quel est donc l’état des choses? Et ne serait-il pas possible de trouver un compagnon de route sûr, fidèle, puissant, et qui ne se tournât jamais contre vous? » Voilà ce que dit le Sage; et il en conclut que c’est en se mettant à la suite de Dieu, qu’il fera son voyage sans danger.

Qu’appelles-tu donc se mettre à la suite de Dieu? C’est vouloir soi-même ce qu’il veut, et ne pas vouloir ce qu’il ne veut pas. Et comment le peut-on faire? Le peut-on autrement qu’en étudiant les desseins de Dieu et sa façon de disposer les choses? Que m’a-t-il donné qui soit à moi et dont je sois le maître? Que s’est-il réservé à lui-même? Il m’a donné ma faculté de juger et de vouloir; il l’a faite dépendante de moi seul, au-dessus de tout empêchement et de toute contrainte. Mais ce corps de boue, comment pouvait-il le faire exempt d’entraves? Il a donc subordonné aux évolutions du grand tout le sort de notre fortune, de nos meubles, de notre maison, de nos enfants, de notre femme. Pourquoi dès-lors àpropos d’eux lutter contre Dieu? Pourquoi vouloir ce que je ne dois pas vouloir? Pourquoi prétendre avoir à tout jamais des choses qui ne m’ont pas été données pour cela? Comment dois-je désirer les avoir? Comme elles m’ont été données, et dans la mesure où elles l’ont été. — « Mais celui qui me les a données me les retire! » — Eh bien! pourquoi lui résister? Je ne dis pas seulement que je serais absurde de lutter contre un plus fort; mais de plus, et avant tout, je manquerais à mes devoirs. Car de qui tenais-je toutes ces choses, en arrivant au monde? C’est mon père qui me les avait données. Mais lui, qu’est-ce qui les lui avait données? Demande qu’est-ce qui a fait le soleil, les fruits, les saisons; qu’est-ce qui a fait cette vie en commun et cette association des hommes entre eux.

Et, quand tu tiens tout d’un autre, jusqu’à ton être propre, tu t’emportes et tu accuses celui qui t’a tout donné, s’il vient à te reprendre quelque chose! Qui es-tu donc? Et pourquoi es-tu venu ici? N’est-ce pas lui qui t’y a amené? N’est-ce pas lui qui t’a fait voir la lumière, qui t’a donné des compagnons de travail, qui t’a donné les sens, qui t’a donné la raison? Mais qui a-t-il amené ici? Un être mortel, n’est-ce pas vrai? Un être qui doit vivre sur la terre en compagnie d’un corps chétif, et pendant quelque temps y regarder la façon dont Dieu gouverne, célébrer les jeux avec lui, et avec lui assister aux fêtes? Ne consentiras-tu donc pas, après avoir regardé la fête et l’assemblée, tant qu’il te l’aura permis, à t’en aller quand il t’emmènera, en lui témoignant ton respect, et en le remerciant pour tout ce que tu as vu et entendu? — « Non; car j’aurais voulu rester encore à la fête. » — Ceux, en effet, qu’on initie voudraient que l’initiation durât plus longtemps; et sans doute ceux qui sont à Olympie voudraient voir d’autres athlètes encore; mais la solennité est terminée! Va-t’en, et pars en homme reconnaissant, en homme réservé; fais place à d’autres; car il faut que d’autres naissent à leur tour, comme tu es né toi-même, et que, après être nés, ils aient un pays et une demeure à eux, avec les choses nécessaires à la vie. Que leur resterait-ii, si l’on ne mettait pas les premiers de hors? Pourquoi n’es-tu pas satisfait? Pourquoi n’en trouves-tu pas assez? Pourquoi fais-tu que le monde soit trop étroit? — « Oui; mais je voudrais avoir avec moi ma femme et mes enfants. » — Est-ce qu’ils sont à toi, et non à celui qui te les a donnés, à celui qui t’a fait? Ne peux-tu pas renoncer à ce qui n’est pas à toi, céder quelque chose à ton supérieur? — « Mais pourquoi m’a-t-il amené ici à ces conditions? » — Si elles ne te plaisent pas, va-t’en; il n’a que faire d’un spectateur qui se plaint. Il désire avoir des gens qui prennent part à la fête et aux chœurs, mais pour qu’ils applaudissent, pour qu’ils fassent éclater leurs transports et vantent bien haut la réunion. Quant aux indifférents et aux sans cœur, il les verra sans peine quitter l’assemblée; car, lorsqu’ils y étaient, ils ne s’y conduisaient pas comme à une fête, et n’y jouaient pas le rôle qu’ils devaient y jouer. Loin de là, ils se plaignaient, ils accusaient Dieu, le sort, leurs compagnons, ne se rappelant pas tout ce qu’ils avaient reçu, et toutes les ressources qui leur avaient été données contre l’adversité, telles que la grandeur d’âme, la noblesse de cœur, le courage, et cette liberté même qui est l’objet de nos recherches présentes. — « Mais pourquoi donc ai-je reçu ces objets qui m’entourent? » — Pour t’en servir. — « Combien de temps? » — Tant que voudra celui qui te les a prêtés. — « Mais s’ils me sont indispensables? » — Ne t’y attache pas, et ils ne le seront point. Ne dis pas toi-même qu’ils te sont indispensables, et ils ne le seront pas.

Voilà les réflexions qu’il te faudrait faire depuis le matin jusqu’au soir, en commençant par les objets du moindre prix et les plus fragiles, ta marmite et ta coupe. Viens-en après cela à ton vêtement, à ton chien, à ton cheval, à ton champ, puis à toi-même, à ton corps et à ses parties, à tes enfants, à ta femme, à tes frères. Regarde de tous les côtés, puis rejette hors de toi tout ce qui doit y être rejeté; épure tes jugements; que rien de ce qui n’est pas à toi ne s’attache à toi ni ne s’y incarne, pour te faire souffrir quand il s’en détachera. Puis dis, en t’exerçant ainsi tous les jours, comme tu t’exerces là-bas, non pas que tu es philosophe (car le mot serait outrecuidant), mais que tu t’affranchis; car c’est là qu’est la vraie liberté. Ce fut celle-là que Diogène reçut d’Antisthène; et, quand il l’eut reçue, il déclara qu’il ne pouvait plus être asservi par personne. Aussi, quand il fut pris, comment en agit-il avec les pirates? En fût-il un seul qu’il appelât son maître? (Je ne parle pas ici du mot, car je ne crains pas le nom par lui-même, mais de la disposition d’esprit d’où part le mot.) Quels reproches il leur fait, parce qu’ils nourrissent mal leurs prisonniers! Et de quelle façon fut-il acheté? Cherchait-il un maître? Non: un esclave. Et, quand il eut été acheté, comment se conduisit-il avec son maître? Dès le premier instant il discute avec lui: « Ce n’est pas ainsi qu’il devrait se vêtir; pas ainsi qu’il devrait se raser; et ses enfants, voici comment il devrait les élever.» Et qu’y a-t-il là d’étonnant? Si cet homme eût acheté un maître de gymnastique, en aurait-il fait, au gymnase, son subordonné ou son maître? Même question, s’il avait acheté un médecin, ou un architecte. C’est ainsi qu’en chaque chose celui qui sait doit nécessairement commander à celui qui ne sait pas. Celui donc qui a la science générale de la vie, peut-il être autre chose que le maître? Qu’est-ce qui commande sur un vaisseau? Le pilote. Pour quoi? Parce que quiconque lui désobéit s’en trouve mal. — « Eh bien! cet homme peut me faire écorcher ou mettre aux fers. » — Le peut-il donc impunément? — « Il me semblait que oui. » — S’il ne peut le faire impunément, il n’a pas la permission de le faire: or, personne ne saurait impunément faire une injustice. — « Et quelle est la punition de celui qui met son esclave aux fers? Quelle crois-tu qu’elle soit? » — Le fait même de le mettre aux fers; et toi-même en conviendras, si tu veux te rappeler que l’homme n’est pas une bête sauvage, mais un animal fait pour la société. Quand la vigne, en effet, se trouve-t-elle dans un mauvais état? — « Quand elle est dans un état contraire à sa nature. » — Et le coq? — « De même. » — De même donc aussi l’homme. Or, quelle est sa nature? Est-ce de mordre, de ruer, de jeter en prison et de couper des têtes? Non, mais de faire le bien, de venir en aide aux autres, et de faire des vœux pour eux. On est donc dans un mauvais état, que tu le veuilles ou non, dès lors qu’on est injuste.

— « Le mal n’a donc pas été pour Socrate? » — Non, mais pour ses juges et ses accusateurs. — « A Rome, il n’a donc pas été pour Helvidius? » — Non, mais pour celui qui l’a fait périr. — « Que dis-tu là? » — C’est pour la même raison que tu n’appelles pas malheureux le coq victorieux qui a été blessé, mais le coq sans blessures, qui a été vaincu. C’est encore pour la même raison que tu trouves heureux, non pas le chien qui n’a rien poursuivi et qui n’a pas eu de peine, mais celui que tu vois couvert de sueur, fatigué, n’en pouvant plus à force de courir. Quel paradoxe disons-nous donc, quand nous disons que le mal pour tout être est ce qui est contraire à sa nature? Est-ce vraiment là un paradoxe? N’est-ce pas précisément ce que tu dis toi-même pour tous les autres êtres? Pourquoi alors soutiens-tu autre chose au sujet de l’homme seul? Eh bien! quand nous disons que la nature de l’homme est d’être sociable, affectueux, loyal, est-ce là encore un paradoxe? — « Pas davantage. — Comment en serait-ce donc un, quand nous disons que ce n’est pas un mal d’être écorché, d’être mis en prison, d’être décapité? Qui souffre tout cela en homme de cœur, ne s’en tire-t-il pas avec avantage et profit? Le mal réel, le, sort le plus déplorable et le plus honteux, c’est, quand on était un homme, de devenir un loup, une vipère, un frelon.

Marchons donc, et parcourons tout ce sur quoi nous sommes d’accord. L’homme libre est celui pour qui il n’y a pas d’obstacles , et qui trouve sous sa main les choses comme il les veut. L’esclave est celui qu’on peut entraver, contraindre, empêcher, jeter contre son gré dans quelque chose. Pour qui donc n’y a-t-il pas d’obstacles? Pour qui ne désire pas ce qui n’est point à nous. Et qu’est-ce qui n’est pas à nous? Ce qu’il ne dépend pas de nous d’avoir ou de ne pas avoir, d’avoir de telle qualité, ou en tel état. Notre corps n’est donc pas à nous, ses parties ne sont pas à nous, notre fortune n’est pas à nous. Par suite, si tu t’attaches à quel qu’une de ces choses comme si elle t’appartenait en propre, tu en seras puni, ainsi que doit l’être celui qui désire ce qui n’est pas à lui. La seule route qui conduise à la liberté, le seul moyen de s’affranchir de la servitude, c’est de pouvoir dire du fond de son cœur:

« O Jupiter! O Destinée! conduisez-moi où vous avez arrêté de me placer. »

Mais toi, que dis-tu, ô philosophe? Le tyran t’appelle pour que tu lui contes des choses qui sont indignes de toi: les lui diras-tu, ou ne les lui diras-tu pas? Réponds-moi. — Laisse-moi réfléchir. — Tu vas réfléchir maintenant? A quoi réfléchis sais-tu donc, quand tu étais à l’école? Ne cherchais-tu pas ce qui était un bien, ce qui était un mal, ce qui n’était ni l’un ni l’autre? — C’était sur cela que je réfléchissais. — Que décidais-tu donc? — Que tout ce qui était juste et honorable était un bien; que tout ce qui était injuste et honteux était un mal. — La vie te paraissait-elle un bien? — Non. — La mort te paraissait-elle un mal? — Non. — Et la prison? — Non plus. — Et que pensions-nous de paroles sans dignité et sans honneur, qui trahissent un ami, ou qui flattent un tyran? — Qu’elles étaient un mal. — Eh bien! tu n’as pas à réfléchir; tu n’as à réfléchir ni à délibérer. Qu’avons-nous, en effet, à nous demander s’il nous convient de nous procurer les plus grands des biens et d’éloigner de nous les plus grands des maux, quand nous le pouvons? O le bel examen! Comme il est nécessaire! Et quelle longue délibération il exige! Pour quoi te moquer de nous? Homme, jamais pareil examen ne se présente. Si tu pensais, comme cela est vrai, que les seuls maux sont les choses honteuses, les seuls biens les choses honorables, et que tout le reste est indifférent, tu n’en serais jamais venu à cette hésitation; tant s’en faut! Surle-champ, tu aurais tout démêlé, comme d’un coup d’œil, par ta seule raison. Réfléchis-tu jamais pour savoir si le noir est blanc? si ce qui est lourd est léger? Ne te rends-tu pas là sur-le-champ à l’évidence? Comment donc nous dis-tu aujourd’hui que tu réfléchiras pour savoir s’il faut fuir ce qui est indifférent plus que ce qui est un mal? C’est que tu n’as pas vraiment ces convictions; c’est que les choses indifférentes ne te paraissent pas indifférentes, mais les plus grands des maux; et que les maux, à leur tour, ne te paraissent pas des maux, mais des choses sans importance pour nous. Voici, en effet, les habitudes que tu as prises dès le principe: « Où suis-je? A l’école. Et quels sont ceux qui m’écoutent? C’est à des philosophes que je parle. » (Puis un instant après): « Ah! je suis hors de l’école! » Supprime-moi toutes ces distinctions de scholastiques et d’imbéciles. C’est avec elles qu’un philosophe dépose à faux contre un ami, avec elles qu’il se fait parasite, avec elles qu’il se vend pour de l’argent, avec elles que dans le sénat on ne dit pas ce que l’on pense, tandis que l’on crie ses opinions dans l’intérieur de l’école. Tu n’es rien que velléités d’idées frivoles et misérables; et tu tiens à un cheveu avec tes propos en l’air. Il faudrait, au contraire, que tu fusses un homme fort, un homme pratique; que l’exercice et les œuvres eussent fait de toi un véritable initié. Observe-toi toi-même. Comment reçois-tu la nouvelle, je ne dis pas que ton fils est mort (car d’où cela te viendrait-il?), mais que ton huile a été répandue, et qu’on a bu ton vin? Puisse celui qui surviendrait alors, au milieu des beaux cris que tu pousserais, ne te dire que ceci: « Philosophe, tu parles autrement dans l’école! Pourquoi donc nous tromper? Pourquoi, lorsque tu n’es qu’un ver, dire que tu es un homme? » Je voudrais arriver, quand un de ces individus est dans un tête-à-tête amoureux; je voudrais voir ce qu’y devient sa force, quels propos il y tient, et s’il s’y souvient de son titre, et de toutes les belles choses qu’il entend, qu’il dit, ou qu’il lit.

— Et quels rapports tout cela a-t-il avec la liberté? — Il n’y a que cela qui y conduise, que vous le vouliez ou non, vous autres riches. — Et quels témoins en as-tu? — Vous-mêmes, et pas d’autres, vous qui avez un maître tout puissant, et qui vivez les yeux sur ses gestes et sur ses mouvements. Qu’il regarde seulement l’un de vous en fronçant le sourcil, vous voilà morts de peur, vous qui faites votre cour aux vieilles et aux vieux, et vous dites: « Je ne puis pas faire cela. Cela ne m’est pas permis. Et comment cela ne t’est-il pas permis? Ne soutenais-tu pas tout-à-l’heure contre moi que tu étais libre? — Mais Aprilla me l’a défendu! — Dis-donc la vérité, esclave; ne te sauve pas de chez tes maîtres; ne les renie pas; n’aie pas le front de te prétendre affranchi, quand tu portes de telles marques de ton esclavage. On pourrait plutôt concevoir comme digne de pardon celui que l’amour force à agir contre sa conviction , et qui, tout en voyant où est le mieux, n’a pas cependant la force de s’y conformer. Celui-là, au moins, cède à la violence, et en quelque sorte à un Dieu; mais toi, comment te supporter, mignon des vieilles et des vieux, qui mouches et qui laves ces dames, qui leur apportes des cadeaux, et qui, tout en les soignant comme un esclave, quand elles sont malades, fais des vœux pour qu’elles meurent, et demandes aux médecins si leur état est enfin mortel? Comment te supporter encore, quand, pour arriver à tes hautes charges et à tes grandes dignités, tu baises la main des esclaves d’un autre, si bien que tes maîtres ne sont même pas de condition libre. Puis, après cela, préteur ou consul, tu te promènes fièrement devant moi! Est-ce que je ne sais pas comment tu es devenu préteur, par quels moyens tu as obtenu le consulat, et qu’est-ce qui te l’a donné? Pour moi, je ne voudrais même pas de la vie, s’il me fallait vivre de par Félicion, en supportant son orgueil et son insolence d’esclave. Car je sais trop ce que c’est qu’un esclave, dans un semblant de bonheur qui l’enivre.

« Toi donc, me dît-on, es-tu libre? » Je le voudrais, de par tous les Dieux, et je fais des vœux pour l’être; mais je n’ai pas encore la force de regarder mes maîtres en face, je fais encore cas de mon corps, et j’attache un grand prix à l’avoir intact, bien que je ne l’aie pas tel. Mais je puis du moins te faire voir un homme libre, pour que tu cesses d’en chercher un exemple: Diogène était libre. Et d’où lui venait sa liberté? Non pas de ce qu’il était né de parents libres (il ne l’était pas), mais de ce qu’il était libre par lui-même: il s’était débarrassé de tout ce qui donne prise à la servitude; on n’aurait su par où l’attraper ni par où le saisir, pour en faire un esclave. Il n’avait rien dont il ne pût se détacher sans peine; il ne tenait à rien que par un fil. Si vous lui aviez enlevé sa bourse, il vous l’aurait laissée plutôt que de vous suivre à cause d’elle; si sa jambe, sa jambe; si son corps tout entier, son corps tout entier; et si ses parents, ses amis, ou sa patrie, même chose encore. Il savait, en effet, d’où il tenait tout cela, de qui il l’avait reçu, et à quelles conditions. Quant à ses vrais parents, les Dieux, et quant à sa véritable patrie, jamais il n’y aurait renoncé; jamais il n’aurait permis qu’un autre fût plus obéissant et plus soumis à ces Dieux; et personne ne serait mort plus volontiers que lui pour cette patrie. Ce n’est pas qu’il cherchât jamais à paraître faire quelque chose en vue d’autres que lui; mais il se rappelait que tout ce qui arrive vient d’elle, que tout se fait pour elle, et par l’ordre de celui qui la gouverne. Aussi, vois ce qu’il dit et ce qu’il écrit: « C’est pour cela, dit-il, ô Diogène, qu’il t’est possible de parler du ton que tu voudras au roi des Perses, ou à Archidamus, le roi de Lacédémone. Est-ce parce qu’il était né de parents libres? Mais alors ce serait comme fils d’esclaves que tous les Athéniens, tous les Lacédémoniens, tous les Corinthiens, ne pouvaient pas parler à ces rois du ton qu’ils voulaient, tremblaient devant eux, et les servaient. « Pourquoi donc cela m’est-il possible? » dit-il. « Parce que je ne regarde pas mon corps comme à moi; parce que je n’ai besoin de rien; parce que la loi est tout pour moi, et que rien autre ne m’est quelque chose. » Voilà ce qui lui donnait le moyen d’être libre.

Afin que tu ne dises pas que je te montre comme exemple un homme dégagé de tout lien social, un homme n’ayant ni femme, ni enfant, ni patrie, ni amis, ni parents, pour le faire plier ou dévier, prends-moi Socrate, et vois-le ayant une femme et des enfants, mais comme des choses qui n’étaient pas à lui; ayant une patrie, mais dans la mesure où il le fallait, et avec les sentiments qu’il fallait; ayant des amis, des parents, mais plaçant au-dessus d’eux tous la loi et l’obéissance à la loi. Aussi, quand il fallait aller à la guerre, il y partait le premier, et s’y épargnait au danger moins que personne; mais, lorsque les tyrans lui ordonnèrent d’aller chez Léon, convaincu qu’il se déshonore rait en y allant, il ne se demanda même pas s’il irait. Ne savait-il pas bien, en effet, qu’il lui faudrait toujours mourir, quand le moment en serait venu? Que lui importait la vie? C’était autre chose qu’il voulait sauver: non pas sa carcasse, mais sa loyauté et son honnêteté. Et sur ces choses-là personne n’avait prise ni autorité. Puis, quand il lui faut plaider pour sa vie, se conduit-il comme un homme qui a des enfants? Comme un homme qui a une femme? Non, mais comme un homme qui est seul. Et, quand il lui faut boire le poison, comment se conduit-il? Il pouvait sauver sa vie, et Criton lui disait: « Pars d’ici, pour l’amour de tes enfants. » Que lui répond-il? Voit-il là un bonheur inespéré? Comment l’y eût-il vu? Il examine ce qui est convenable, et il n’a ni un regard, ni une pensée pour le reste. C’est qu’il ne voulait pas, comme il le dit, sauver son misérable corps, mais ce quelque chose qui grandit et se conserve par la justice, qui décroît et périt par l’injustice. Socrate ne se sauve pas par des moyens honteux, lui qui avait refusé de donner son vote, quand les Athéniens le lui commandaient, lui qui avait bravé les tyrans, lui qui disait de si belles choses sur la vertu et sur l’honnêteté. Un tel homme ne peut se sauver par des moyens honteux; c’est la mort qui le sauve, et non pas la fuite. Ne reste-t-on pas plus sûrement bon acteur, en cessant de jouer quand il le faut, qu’en jouant encore quand il ne le faut plus? — « Mais que feront tes enfants? » (lui dit-on.) — « Si je m’en allais en Thessalie, répond-il, vous prendriez soin d’eux. Eh bien! n’y aura-t-il aucun de vous pour en prendre soin, quand je serai parti pour les Enfers? » Vois comme il adoucit l’idée de la mort, et comme il en plaisante. Si nous avions été à sa place, toi et moi, nous aurions prétendu doctoralement tout de suite, qu’il faut se venger de ceux qui vous ont fait du mal en leur rendant la pareille; puis nous aurions ajouté: « Si je me sauve, je serai utile à bien des gens; je ne le serai à personne, si je meurs. » Nous serions sortis par un trou, s’il l’avait fallu pour nous échapper. Mais comment aurions-nous été utiles à personne? Où seraient restés, en effet, ceux à qui nous aurions pu servir? Et, quand même nous aurions pu leur être utiles en vivant, n’aurions-nous pas été bien plus utiles encore à l’humanité en mourant quand il le fallait, et comme il le fallait? Aujourd’hui, que Socrate n’est plus, le souvenir de ce qu’il a dit ou fait avant de mourir, n’est pas moins utile à l’humanité, et l’est même davantage.

Voilà les principes, voilà les paroles qu’il te faut méditer. Voilà les exemples qu’il te faut contempler, si tu veux être libre, si tu le désires comme la chose en vaut la peine. Et qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’une chose de cette importance s’achète si cher et à si haut prix? Pour la prétendue liberté, il y a des gens qui se pendent, et d’autres qui se précipitent de haut sur le sol; il y a même des villes entières qui ont péri pour elle; et, pour avoir la vraie liberté, celle qui est à l’abri de toute embûche et de tout péril, tu refuseras de rendre à Dieu ce qu’il t’a donné, lorsqu’il te le réclame! Refuseras-tu de te préparer, comme le dit Platon, non seulement à mourir, mais encore à être mis en croix, à être. exilé, à être écorché; en un mot, à rendre tout ce qui n’est pas à toi? Tu ne seras donc qu’un esclave parmi des esclaves, fusses-tu dix mille fois consul. Parviens même au trône, tu ne seras toujours qu’esclave, et tu t’apercevras que les philosophes, suivant le mot de Cléanthe, disent des choses qui sont peut-être contraires à l’opinion, mais non pas contraires à la raison. Les faits t’apprendront qu’ils disent vrai, et que toutes ces choses que l’on admire, et pour lesquelles on se donne tant de peine, ne servent de rien à ceux qui les ont. Quand on ne les a pas encore, l’idée vous vient que, si on les obtenait, on aurait avec elles tous les biens; puis, quand on les a obtenues, on se consume de même, on s’agite de même, on se dégoûte de ce que l’on a, on convoite ce que l’on n’a pas. Car ce n’est pas en satisfaisant ses désirs qu’on se fait libre, mais en se délivrant du désir. Veux-tu savoir que je dis vrai? Donne-toi, pour te délivrer de tes désirs, la même peine que tu te donnais pour les satisfaire. Veille pour acquérir les manières de voir qui doivent te faire libre. Au lieu de t’empresser près d’un vieillard riche, empresse-toi près d’un philosophe. Qu’on te voie à sa porte: tu n’auras pas à rougir d’y être vu; et tu ne le quitteras pas les mains vides et sans profit, si tu vas à lui avec les sentiments qu’il faut. Si tu ne les as pas, essaie du moins; il n’y a pas de honte à essayer.


  1. Le texte ici est interpolé.