Les Entretiens d’Épictète/IV/12

La bibliothèque libre.
Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 436-439).

CHAPITRE XII




De l’attention.

Si tu te relâches un instant de ton attention sur toi-même, ne t’imagine pas que tu la retrouveras, lorsque tu le voudras. Dis-toi, au contraire, que, par suite de ta faute d’aujourd’hui, tes affaires désormais seront forcément en plus mauvais état. Car d’abord, et c’est ce qu’il y a de plus triste, l’habitude nous vient de ne pas veiller sur nous-mêmes, puis l’habitude de différer d’y veiller, en remettant et reportant sans cesse à un autre jour d’être heureux, d’être vertueux, de vivre et de nous conduire conformément à la nature. S’il est utile de le remettre, il sera bien plus utile encore d’y renoncer complètement; et, s’il n’est pas utile d’y renoncer, pourquoi ne pas continuer à veiller constamment sur soi? — « Aujourd’hui je veux jouer!» — Eh bien! ne dois-tu pas le faire en veillant sur toi? — « Je veux chanter. » — Qu’est-ce qui t’empêche de le faire en veillant sur toi? Est-il dans notre vie une chose exceptionnelle, à laquelle l’attention ne puisse s’étendre? En est-il une que nous gâtions par l’attention, que nous améliorions eu n’étant pas attentif? Est-il quoi que ce soit, dans la vie, qui gagne au défaut d’attention? Le charpentier construit-il plus parfaitement en ne faisant pas attention? Le pilote, en ne faisant pas attention, conduit-il plus sûrement? Est-il quelqu’un des travaux les moins importants qui s’exécute mieux sans l’attention? Ne sens-tu pas qu’une fois que tu as lâché la bride à tes pensées, il n’est pas en ton pouvoir de les reprendre en mains, pour être honnête, décent et réservé? Loin de là: tu fais dès lors tout ce qui présente à ton esprit, tu cèdes à toutes tes tentations.

A quoi donc me faut-il faire attention? D’abord à ces principes généraux, qu’il te faut avoir toujours présents à la pensée, et sans lesquels tu ne dois ni dormir, ni te lever, ni boire, ni manger, ni te réunir aux autres hommes: « Personne n’est le maître du jugement ni de la volonté d’autrui; et c’est dans eux seuls qu’est le bien et le mal. » Il n’y a donc pas de maître qui puisse me faire du bien, ou me causer du mal; sur ce point je ne dépends que de moi seul. Puis donc qu’il y a sécurité pour moi sur ce point, qu’ai-je; à me tourmenter pour les choses du dehors? Pourquoi craindre un tyran, la maladie, la pauvreté, un écueil quelconque? Je n’ai pas plu à un tel! Est-ce donc lui qui est ma façon d’agir? Est-ce lui qui est ma façon de juger? Non. Que m’importe dès-lors! Mais il paraît être un personnage! C’est son affaire, et celle des gens qui le prennent pour tel. Pour moi j’ai à qui plaire, à qui me soumettre, à qui obéir: c’est Dieu, et ceux qui viennent après lui. C’est moi-même que Dieu a préposé à ma garde; c’est à moi seul qu’il a soumis ma faculté de juger et de vouloir; et il m’a donné des règles pour en bien user. Lorsque je les applique aux syllogismes, je ne me préoccupe pas de ceux qui parlent autrement; lorsque je les applique aux raisonnements équivoques, je ne m’inquiète de personne; pour quoi donc dans les choses plus importantes les critiques me font-elles de la peine? Qu’est-ce qui fait que je me trouble ainsi? Une seule chose: c’est que je ne me suis pas exercé sur ce point-là. Quiconque sait, en effet, dédaigne l’ignorance et les ignorants; et je ne parle pas seulement des savants, mais aussi des gens de métiers. Amène-moi le savetier que tu voudras, et dans ce qui est de son art il se moquera de tout le monde. Amène-moi de même le charpentier que tu voudras.

Il faut, avant tout, avoir ces idées présentes à la pensée, et ne rien faire qui soit en contradiction avec elles; il faut bander son âme vers ce but, de ne poursuivre aucune des choses qui sont hors de nous, aucune de celles qui ne sont pas à nous. Acceptons-les comme en dispose celui qui a pouvoir sur elles. Les choses qui relèvent de notre libre arbitre, il faut les vouloir sans restriction, mais les autres, comme on nous les donne. Il faut de plus nous rappeler qui nous sommes, et quel est notre nom, et nous efforcer de faire ce qui convient dans chaque situation. Demandons-nous quand il est à propos de chanter, à propos de jouer, et devant quelles personnes; qu’est-ce qui est hors de saison; qu’est-ce qui nous ferait mépriser des assistants ou prouverait de notre part du mépris pour eux; quand faut-il plaisanter; qui faut-il railler; en quoi et pour qui faut-il avoir de la condescendance; puis dans cette condescendance comment faut-il faire pour sauver notre dignité? Quand tu te seras écarté des convenances sur un de ces points, le châtiment te viendra tout de suite, non pas du dehors, mais de ton acte même.

Quoi donc! peut-on être infaillible? Non pas; mais il est une chose que l’on peut, c’est de s’efforcer constamment de ne pas faire de faute. Et il faut nous trouver heureux, si, en ne nous relâchant jamais de cette attention sur nous-mêmes, nous échappons à un certain nombre de fautes. Mais dire maintenant: « Je ferai attention demain, » sache que c’est dire: « Aujourd’hui je serai sans retenue, sans convenance, sans dignité; il sera au pouvoir des autres de me faire de la peine; je vais être aujourd’hui colère et envieux. » Vois que de maux tu attires-là sur toi! Si l’attention doit t’être bonne demain, combien plus le sera-t-elle aujourd’hui! Si demain elle doit t’être utile, elle le sera bien plus aujourd’hui. Veille sur toi aujourd’hui pour en être capable demain, et ne pas le remettre encore au surlendemain.