Les Entretiens d’Épictète/IV/9

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CHAPITRE IX




A un homme qui était tombé dans l’impudence.

Lorsque tu vois quelqu’un devenir magistrat, songe par contre que tu as pour toi de savoir te passer d’être magistrat. Lorsque tu vois quelqu’un devenir riche, regarde également ce que tu as en échange. Si tu n’as rien en échange, tu es bien malheureux; mais, si tu as pour toi de savoir te passer des richesses, sache que tu as bien plus que lui, et que ton lot vaut bien mieux. Tel autre a une belle femme; tu as, toi, de savoir ne pas désirer une belle femme. Cela te semble-t-il si peu de chose? Ah! quel prix ne mettraient pas ces riches, ces magistrats, ces gens qui ont de si belles femmes dans leur lit, à savoir faire fi de la richesse, des magistratures, et de ces femmes mêmes qu’ils aiment et qu’ils possèdent! Ne sais-tu donc pas ce qu’est la soif d’un fiévreux? Combien elle diffère de celle d’un homme bien portant! Quand ce dernier a bu, il cesse d’avoir soif; l’autre, après un instant de bien-être, souffre bientôt de l’estomac; l’eau chez lui se tourne en bile; il a des envies de vomir, des étourdissements, une soif bien plus ardente. Il en est de même quand c’est avec passion que l’on est riche, avec passion que l’on est magistrat, avec passion que l’on a une belle femme dans son lit: arrivent alors la jalousie, la crainte de perdre ce qu’on tient, les propos honteux, les honteux désirs, les actes déshonorants.

— « Et qu’est-ce que j’y perds? » dit-on. — Homme, tu avais le respect de toi-même, et tu ne l’as plus maintenant. Est-ce là n’avoir rien perdu? Au lieu de Chrysippe et Zénon, c’est Aristide et Évenus que tu lis. Est-ce là n’avoir rien perdu? Au lieu de Socrate et deDiogène, ceux que tu admires sont ceux qui peuvent corrompre et séduire le plus grand nombre de femmes. Tu veux avoir de belles formes, et, comme tu n’en a pas, tu t’en fais. Tu veux étaler un vêtement éclatant, pour attirer les regards des femmes; et, si tu peux mettre la main sur une boîte dé parfums, tu te trouves au comble du bonheur. Auparavant, tu ne songeais à rien de tout cela, mais ton langage était honnête. Tu étais un homme estimable; tes sentiments étaient nobles. Par suite, tu étais au lit ce qu’y doit être un homme, tu marchais comme doit le faire un homme, tu portais les habits que doit porter un homme, tu tenais le langage qui sied à un homme de bien. Me diras-tu maintenant que tu n’as rien perdu? Serait-il donc vrai que rien ne se perd chez nous que la fortune? que le respect de nous-mêmes ne se perd pas? que la décence du maintien ne se perd pas? ou que ceux qui perdent tout cela ne s’en trouvent pas plus mal? Tu ne crois peut-être plus aujourd’hui que l’on perde quelque chose en perdant tout cela; mais il fut un temps où tu pensais que c’était la seule perte qu’on pût faire, le seul dommage qu’on pût éprouver, et où tu tremblais qu’on ne t’enlevât ce langage et cette façon d’agir.

Eh bien! vois: personne ne te les a enlevés que toi-même. Lutte contre toi-même, arrache-toi à toi-même, pour revenir au maintien décent, à la retenue, à la liberté. Si l’on te disait, à mon sujet, que quelqu’un me force à être adultère, à porter les habits d’un galant et à me parfumer d’odeurs, n’accourrais-tu pas tuer de ta propre main l’homme qui me ferait une pareille violence? Eh bien! ne voudras-tu donc pas à cette heure te venir en aide à toi-même? Et combien cet aide-là est plus facile! Tu n’as à tuer, à enchaîner, ni à maltraiter personne; tu n’as pas à te rendre sur la place publique; tu n’as qu’à te parler à toi-même; et qu’est-ce qui t’obéira mieux? Qu’est-ce qui saura mieux te persuader que toi? Commence par condamner ce que tu as fait; puis, quand tu l’auras condamné, ne désespère pas de toi-même; ne fais pas comme les lâches qui, une fois qu’ils ont cédé, s’abandonnent complètement, et se laissent emporter par le torrent. Regarde plutôt ce que font les maîtres au gymnase. L’enfant a-t-il été renversé, « Relève-toi, disent-ils, et lutte de nouveau, jusqu’à ce que tu sois devenu fort. » Fais-en autant à ton tour; car sache bien qu’il n’y a rien de plus facile à conduire que l’esprit humain. Il faut vouloir, et la chose est faite: il est corrigé. Que par contre on se néglige, et il est perdu. Car c’est en nous qu’est notre perte ou notre salut. — Eh! quel bien m’en revient-il? — En veux-tu donc un plus grand que celui-ci? Au lieu de l’impudence tu auras le respect de toi-même, l’ordre au lieu du désordre, la loyauté au lieu de la déloyauté, la tempérance au lieu de la débauche. Si tu veux quelque chose de mieux que cela, continue à faire ce que tu fais; un Dieu même ne pourrait pas te sauver.