Les Entretiens de la grille/Texte entier
’Avois paſſé mes premieres années
dans la familiarité d’une infinité de
jeunes Demoiſelles avec qui je folâtrois
ſans ceſſe, ſans en exiger d’autres
faveurs qu’une certaine petite liberté
dans laquelle mon âge pouvoit
gouter un plaiſir innocent ; une fille
qui n’en étoit pas plus ſpirituelle, pour
avoir atteint lâge de dix-huit ans me
traittoit encore de ſot & de novice ;
Mes feux enfin étoient à peine naiſſans,
quand à la perſuaſion de ma
Mere qui prevoioit qu’aſſurément je
ne ſerois pas ennemi du beau ſexe j’allay inconſiderement ſacrifier mes ardeurs
aux mortifications d’un Cloitre.
Je me fus à peine enfoncé dans la ſolitude
d’une Abbaïe éloignée du commerce
du ſiecle, que je trouvay dans
ce déſert des animaux farouches à combattre.
L’amour & l’Ambition qui
regnent dans ces lieux me ſoumirent à
leur tyrannie, & comme j’avois le
ſang plus vif & plus bouillant que l’eſprit
éclairé, je devins en moins d’un
an peu ambitieux, mais amoureux
par excez.
Il me ſeroit impoſſible de marquer icy en particulier de quel objet j’étois paſſionné. Ce que je puis avoüer de plus conforme à la verité, eſt, que dans la privation de mes anciennes habitudes, mon cœur devint ſi ſuſceptible des impreſſions de l’amour, que tout ce qui portoit l’air, la figure ou le nom de fille ou de femme avoit la vertu de me mettre en humeur. Juſques-là, qu’un jour ayant apperçu par haſard une femme par derriere aſſez propre, un Je-ne-ſcay-quoy s’empara ſi fort de tout moy-même, que tres-difficilement je gaigné ſur ma paſſion de ſe ralentir à la preſence d’un objet ridé depuis trente ans, qui étoit celuy qui m’avoit mis en feu. Mes flamines croiſſoient de jour en jour, je ſouffrois ce que ſouffre un homme qui reſſent de vives chaleurs & qui n’a point de quoy ſe rafraichir, & je méditois à tout moment les moyens de recouvrer les ſatisfactions qui ſe goûtent dans le commerce des beautez dont la vuë m’étoit interdite ; Je me repaiſſoit d’idées mille fois plus chatoüilleuſes que le ſujet qui me les reveilloit n’étoit flatteur, & je faiſois l’hipocrite autant qu’il étoit neceſſaire pour pouvoir m’eſtre rendu à moy-même dans une maiſon plus libre. Je n’ûs pas plûtôt obtenu de ce viſage contrefait mon changement, je n’ûs pas pluſtôt paſſé d’une affreuſe retraitte à un lieu où je pouvois recevoir quelque viſite, que la rencontre d’une perſonne que j’avois connuë à Paris, m’apprenant des nouvelles d’une jeune Demoiſelle que j’avois aimée enfant, donna de nouveaux accroiſſemens à ma paſſion. J’appris que cette Fille qui avoit toutes les graces du corps & les charmes de l’eſprit qui la rendoient le prodige de ſon âge, avoit caché ſes appas ſous un voile ; Qu’elle s’éſtoit enſevelie toute vive dans un Cloître, que l’on appelle communement le tombeau des laides & des Cadetes ; qu’un caprice de devotion l’avoit portée dans Montmartre & qu’elle vivoit aux yeux de ſa Communauté dans toute la ſeverité que luy preſcrivoit ſa regle. Cette inſtruction me jetta dans l’impatience de me rendre auprés d’Elle. Je crus qu’une perſonne ſi amie de ſon devoir auroit aſſurement reçû d’enhaut des moyens ſeurs de conſerver ſon innocence dans un âge agité de cent douces émotions, & qu’elle me communiqueroit ſans doute les remedes qu’elle employoit à ſe rendre maitreſſe de ſa paſſion.
J’épiay l’occaſion d’une action publique qu’un vieux Moine devoit faire à la Grille. Je m’offris de luy tenir compagnie ; faveur qui me fut accordée & qui me menagea la commodité de paſſer deux heures de temps agréablement au Parloir dans un entretien fort familier avec la jeune Demoiſelle depuis peu Religieuſe profeſſe, appellée ſœur Angelique, donc je parlois tout-à-l’heure.
Je la demanday donc au Parloir, où il me ſemble que je la voy encore entrer, les yeux baiſſez, le viſage couvert d’un voile, me ſaluant d’un Ave Maria, Mon Reverend Pere, que ſouhaitez vous de la plus grande pechereſſe de la terre : à quoy un peu interdit & ſurpris d’une envie de rire qui fit qu’inconſiderement j’éclattay, je repartis ſans autre forme de compliment. Hé, depuis quand avez-vous acquiſe cette belle qualité ? Diſputeriez-vous des mêmes crimes avec la Magdelaine ? Car enfin une perſonne aimable comme vous ne ſçauroit en avoir commis d’autres. Il eſt vray que vous étiez un peu coquette & galante autrefois ; mais enfin y a-t-il tant de crime à l’éſtre dans le monde où de ne pas imiter les autres, c’eſt à dire de n’eſtre pas un peu libre & enjoüée, paſſe pour un deffaut. Je parlois encore quand elle m’interrompit en ſoupirant & me dit d’un air languiſſant : Helas, Mon cher Pere, le genre de vie que je profeſſe aujourd’huy doit eſtre bien different de celuy que je menois autre fois ; à des ris & des joyes criminelles devroient ſucceder de fructueuſes larmes, mais je n’en ay pas encore reçu le don du Ciel. Je vous conjure de l’intereſſer en ma faveur & de m’en obtenir cet eſprit de componction & d’introverſion dont mes Livres ſpirituels m’entretiennent tous les jours. Et vertu-bleu, repri-je en ſouriant, quel langage me tenez-vous ? Je n’ay garde de demander des choſes dont j’ignore l’uſage & même la ſignification. Qu’appellez-vous introverſion ? Ce terme me donne de mauvaiſes penſées, il me ſalit l’imagination & je ne doute point que vous ne le mettiez en avant que pour m’obliger à changer mon ſerieux en belle humeur & me porter à vous dire des agreables choſes. Car mon cher cœur, âjoutay-je, je vous avoüe que je ne ſuis pas plus pieux ſous le Froc que j’étois ſous la ſoutanelle d’Abbé, mais que je ſuis ſeulement plus bigot. Devant des profanes comme ſont tous les gens du ſiecle, je ſçay me contrefaire ; Mais lorsque je ſuis aſſez heureux pour me rencontrer en la compagnie d’un eſprit bien-fait & d’une ame forte qui regarde le ſcrupule comme une grande imperfection, je me répend par divertiſſement dans cent petites libertez qui me rajeuniſſent en me retraçant les innocens plaiſirs de mon premier âge. Qui vous rajeuniſſent, reprit-elle alors, vous étes donc bien vieux ! vous ſçavez mon âge âjoutay-je, nous naquîmes vous & moy en un même temps & c’etoit ce qui faiſoit dire à tout le monde dans le temps que nous voulions encore enfans ſervir de ſage-femme à une grande poupée, que nous étions nez l’un pour l’autre. C’étoit tenir un diſcours trop libre à une perſonne prevenuë de cent leçons de modeſtie & qui tenoit encore de la ferveur du Noviciat. Je m’apperçus qu’elle deſapprouvoit ma liberté par le ſilence qu’elle garda quelque temps & par la compoſition d’un viſage que la pudeur coloroit. Quoique je ne doute point qu’elle ne prit un plaiſir ſecret à m’entendre, elle feignit de me vouloir quitter ſous le pretexte d’un exercice regulier qui la demandoit au Dortoir. Je reconnus d’abord la faute que j’avois faite d’avoir parlé avec tant d’ouverture, mais je jugay cepandant à l’air de ſon viſage & dans ſa maniere molle de me dire adieu, qu’elle n’étoit pas ſi ſcandaliſée qu’elle ſembloit l’eſtre. Ma converſation vous offence, luy di-je, Ma chere ſœur, d’un ton languiſſant : Mais vous uſerez envers moy de cette charité chrétienne qui pardonne tout, ſi je vous avoüe ingenument & à ma confuſion que je ne changeray que tres-difficilement, que mes Directeurs me reprochent tous les jours que je ſuis toûjours le même ; & qu’il me ſemble au contraire que vous avez déja atteint le degré d’une vertu tres-éminente. Ce fut alors qu’elle reprit : Ne me flattez point, mon tres-cher Pere, ne flattez point une créature ſi peu avancée dans les voyes de la grace, d’une élevation qui doit purement ſon eſtre à vôtre complaiſance ; à peine ay-je fait un pas dans la vie purgative & je ſuis la plus imparfaite de toute la Communauté.
Quoique les charmes du viſage de la ſœur Angelique & un retour de penſée ſur l’ancienne familiarité dans la quelle nous avions paſſé nôtre jeuneſſe m’animaſſent à luy repondre des plaiſanteries, je ne m’echappé point néanmoins à en debiter, jugeant bien que pour me lier avec elle d’un commerce d’amitié qui me procureroit dans la ſuite du plaiſir, je devois m’inſinüer plus delicatement dans ſon eſprit. Mes diſcours devinrent plus religieux, je me contrefis, & m’érigeay en faiſeur de reflexions ſpirituelles. Je repliquay à ſon humble aveu, que je beniſſois Dieu de ce qu’il luy donnoit la grace de ſe conformer à ce conſeil Evangélique : Qui veut qu’apres que nous avons fait nôtre devoir avec toute l’exactitude poſſible, nous nous eſtimions encore des ſerviteurs inutils.
Ce changement d’entretien luy plut. Elle prit plaiſir de m’entretenir de ſpiritualité & moy j’ajuſtois à ſes propos le mieux qu’il m’etoit poſſible des amas de reflexions que l’on m’avoit fait faire ſur les Conférences de Caſſien pandant le temps de mon Noviciat. Comme ce Livre eſt un des premiers qu’on met entre les mains de ceux à qui on veut donner les premiers élemens de la vie ſpirituelle, la Sœur Angelique fit connoître par ſes reparties qu’elle étoit fort verſée dans la lecture de cet Auteur. Elle me dit même ſur quelque choſe que j’avois avancé d’aſſez à propos, que je tenois ces bons ſentimens de l’étude d’un Livre dont elle goûtoit beaucoup les maximes, par ce qu’il traittoit de tous les vices & des moyens qu’on pouvoit avec ſuccez employer pour les combattre. Elle âjouta enſuitte, qu’elle n’étoit pas fort éclairée, mais qu’elle ſe ſervoit avec avantage & beaucoup de fruit des Inſtitutions de ce Grand homme qui avoit parfaitement reconnu le fort & le foible des Moines, qui avoit ſondé & decouvert toutes leurs playes & leur avoit fourni de remedes conformes & propres à leur guériſon. Il eſt vray, inrerrompi-je alors, que Caſſien traitte ſçavamment & par ordre des ſept pechez capitaux que l’on appelle vulgairement mortels ; Mais il me ſemble, à moy qui le lit toûjours dans ſa langue naturelle qui eſt d’un latin fort dur, qu’il auroit beſoin de Commentaire. Je le lis de la maniere dont on l’a nouvellement traduit en françois, pourſuivit-elle, & je ne trouve point que cet Auteur ait des obſcuritez impenetrables. Si vous m’honnorez de quelque viſite pandant le temps de ce Careſme, que vous étes deſtiné à ſervir de compagnon à nôtre Predicateur, nous confererons ſur ces Conferences, & j’eſpere qu’avec le ſecours d’enhaut nos converſations ſeront l’un pour l’autre & inſtructives & édifiantes. Je ne me preſenteray pas ſeule au Parloir. Ma ſœur de ſaint Placide qui eſt une Religieuſe âgée ſeulement de dix-neuf ans, mais dont la ſageſſe dément les années, m’y ſervira de compagne & poura m’aider à reſoudre les objections que vous pourez former ſur la matiere qui ſera miſe ſur le tapis.
C’etoit juſtement où j’attendois la Sœur Angelique. J’aurois paſſé avec bien du chagrin le temps d’un Carême qui déſole par ſa longueur & qui mortifie tout à fait par le jeune qu’il preſcrit, ſi les privautez dans lesquelles j’entrois de jour en jour avec les Sœurs Angelique & de ſaint Placide ne m’en avoient adouci la rigueur. Nous rompîmes cette premiere converſation ſans pouſſer les choſes plus loin & nous nous ſéparâmes apres nous eſtre, ſelon la coutume du Monachiſme, recommandé aux ſaintes prieres des uns & des autres.
Cette premiere entrevuë ſe fit le jour du Dimanche qui précedoit le mercredi des Cendres & ce fut dés ce jour auquel on fait reſſouvenir à l’Homme d’où il tire ſon origine, que je me rendis au Parloir où les Sœurs Angelique & de ſaint Placide me parurent ſous les charmes d’un embompoint ſi digne d’eſtre menagé, que je débutay dés leur abord à déclamer contre la rigueur du Carême, comme d’un ennemi qui perſecutoit tous les ans ſi cruellement une innocente beauté. Outre que j’étois en ce rencontre un peu étourdi, & qu’il m’auroit été difficile de faire un autre compliment ſur le champ à une belle Inconnuë, je jugeay bien aux yeux de la Sœur Placidie dont le brillant le diſputoit au vif l’autre qu’elle n’etoit point de ces critiques ridicules qui cenſurent à la legere. Je liſois ſur ſon viſage & dans ſon maintien l’air d’une devotion aiſée & je ne fus pas trompé dans ce ſentiment, par ce qu’au lieu de rencontrer une Myſantrope, je trouvay en elle la fille du monde la plus ſpirituelle & la plus galante. Je diray en paſſant pour ſatisfaire la curioſité de ceux qui deſireroient que je leur fiſſe le portrait de ces deux jeunes veſtales, que l’une étoit blonde & que l’autre tiroit ſur le chatain ; Que la Sœur Angelique croit extremement belle de viſage & d’un port majeſtueux & que la Sœur de ſaint Placide iſſuë d’une des plus illuſtres famille de la ville de Paris n’ayant pas les traits du viſage ſi reguliers avoit ce Je-ne-ſcay-quoy qui donne de l’amour & trace ou reveille de chatoüilleuſes idées. Et que Celle-ci étoit d’une taille mediocre & bien priſe, qu’elle avoit le maintien décontenancé & le marcher un peu lubrique, diſpoſition à laquelle l’inclination du cœur & de l’eſprit ne repondoit pas mal.
A l’invective que j’avois faite contre le Carême, la Sœur de ſaint Placide, que nous appellerons dorénavant Placidie, comme la Sœur Angelique ſimplement Angelique, pour eviter la chute trop frequente du terme ennuyeux de Sœur, Placidie, dis-je ajoûta en riant que ce Moiſſonneur d’embompoint ne devroit exercer ſa tyrannie que ſur les Gens du ſiecle ; Qu’on ne devroit point luy permettre l’entrée de Cloîtres & que la ſuite de la vertu Religieuſe & de la vie Monaſtique étoit aſſez penible ſans qu’on jonchât la voye qui conduit à la perfection de maigreurs qui en rendent l’image affreuſe. Juſques-là nous étions demeuré debout. Nous prîmes donc des ſieges & alors Angelique qui s’étoit tûë fournit la matiere à une converſation qui dura une heure & demie, en diſant que Caſſien ſoutenoit que la mortification étoit de toutes les conditions dans le Chriſtianiſme & que les Moines la devoient recevoir avec dautant plus de juſtice & d’ardeur qu’en ſacrifiant leur liberté aux loix d’une Regle, ils renonçoient à tous les plaiſirs dont le monde enyvre ſes partiſans.
Soit que ce diſcours ne ſemblât pas aſſez ſolide à Placidie, parce qu’il n’établiſſoit rien en faveur de la matiere agitée, ſoit que le Jeûne ne fut pas fort de ſon goût, ſoit qu’enfin elle voulût faire briller ſon eſprit par une oppoſition affectée, elle interrompit Angelique & ſoûtint contre ce qu’elle venoit d’avancer ſous l’authorité de Caſſien, que ce ſentiment n’étoit point de cet Auteur, qu’elle étoit preſte de le juſtifier ; Qu’elle preſumoit qu’il auroit bien pu avancer que la mortification devoit eſtre reçuë avec ardeur, mais non pas avec juſtice, ce qui même ne ſe devoit pas entendre de toute ſorte de mortification, de celle de l’eſprit & non pas de celle du corps. Je diſois que celle-ci raiſonnoit juſte, pour l’animer davantage ; & pour ne pas faire tomber Angelique dans la confuſion, je l’engageay en me tournant vers elle de prier Placidie d’expliquer ſa penſée. Placidie qui avoit beaucoup de preſence d’eſprit & de vivacité prevint ſa demande & ſoûtint que les mortifications ne devoient eſtre propoſées qu’à ceux qui étoient obligez de détruire le vice par l’habitude de la vertu qui luy eſt oppoſée ; Que le jeûne ne devoit eſtre preſcrit & embraſſé avec juſtice que par ceux qui commettent les excez qui luy ſont contraires & que n’eſtant pas ordinaire de voir que la repletion du boire & du manger domine dans le Cloître, le Carême en devoit eſtre banni comme un Tyran ou pluſtôt comme le diffamateur de l’innocence. Angelique méditoit ſa réponſe quand ma voix s’étant rencontrée avec la ſienne, apres quelque conteſtation civile, je fis cette objection à Placidie. Mais, ma tres-chere Sœur, le Carême, c’eſt à dire les jeûnes, & les abſtinences, ne ſont elles oppoſées qu’aux excés qui ſe commettent dans le boire & dans le manger ? Et ces inſtrumens de mortification n’enviſagent-ils point la deſtruction de quelqu’autre vice ? A quel autre vice feroit-il la guerre ? repliqua Placidie. A quel autre vice ? reprit-Angelique, à l’orgueil & à la… vous m’entendez bien. Ouy, ouy, pourſuivit Placidie, au vice oppoſé à la chaſteté. Je vous entens aſſez, mais j’ay de la peine à comprendre comment le Jeune & l’Ambition, l’Abſtinence & la Luxure ſont antipathiques, ſi ce n’eſt qu’en ce qu’un corps mal nouri, paſle, languide & extenüé ſe faiſant moins regarder eſt moins ſujet aux mouvemens de la vanité & de l’amour propre qu’on pouroit tirer de ſa bonne grace ; ou qu’un ſang moins abondant & moins boüillant fourniſſant moins à la production de ces éguillons actifs & vites qui par leur agitation forment l’eſprit luy donne moins ſujet de briller ; Ce qui ſeroit proprement répandre de l’huile ſur tout un habit de conſequence pour en effacer une tache. Car quand à ce qui regarde l’autre vice qu’il voudroit détruire, il eſt tres-certain qu’il le fomente, par ce qu’il échauffe le corps extraordinairement. Il échauffe le corps ! s’écria en riant, Angelique. L’eau échauffé ! Hé, d’où tire-t’-elle cette vertu. Je m’imaginois qu’il n’y avoit que les eſprits de quelque liqueur, que le ſuc des bonnes viandes & des chairs delicates qui fiſſent cet effet. Elles me demanderent alors quel étoit mon ſentiment là-deſſus ? à quoy je repliquay, voulant les flatter toutes deux ; Que la queſtion étoit problematique ; Que generalement parlant, il étoit vray que des bons ſucs ſe formoit le bon ſang & que du ſang la chaleur tiroit ſon principe ; Mais auſſi que le ſentiment de tous les Medecins & l’experience commune juſtifioit que les grands jeûnes échauffent les Reins & le Cerveau & que ſi de la delicateſſe du manger ſe forme le ſang d’où le corps tire ſa nouriture & la chaleur, il n’y auroit perſonne au monde plus échauffé que ceux qui obſervent le Carême, puisque le poiſſon dont on uſe communement en ce temps a toûjours paſſé ſans contredit pour la viande la plus delicate qui ſe puiſſe ſervir ſur la table des Grands ; ſentiment conforme à celuy de l’Antiquité qui traittoit les gourmands, les friands & les delicats d’Ictiofages, c’eſt à dire dans le terme grec franciſé de Mangeurs de poiſſon.
L’eſprit de ces deux jeunes filles n’étoit pas tellement préoccupé, qu’elles ne s’apperçuſſent bien que je faiſois pluſtôt parler la complaiſance que je n’approfondiſſois leurs raiſons. Elles me priérent donc de briſer là-deſſus & de convenir de la matiere qui ſeroit tous les jours celle de nos converſations. Je leur dis que ſi elles vouloient agréablement paſſer un temps ſale par la neceſſité de la ſaiſon, & par les loix de l’Egliſe chagrinant, je me préterois tout entier à elles, pourvu qu’elles ne s’offençaſſent pas de la liberté qui devoit eſtre inſeparable des entretiens de ſeul-à-ſeul. J’ajoûtay que quoi qu’elles fuſſent deux, je les croiois aſſez intimes Amies pour eſtre dépoſitaires des communes confidences, & je les conjuré enſuitte de vouloir s’élever au deſſus de ces timiditez pueriles qui leur feroient avoir de la repugnance à dire des choſes pour rire. Placidie qui avoit beaucoup de diſpoſition à la galanterie ſoûrit à ma propoſition & frappant Angelique du coude luy dit ? En verité, j’aime le Pere de cette humeur, il y a beaucoup à apprendre avec luy & ſelon toutes les apparences, il ne tiendra qu’à nous que nous ne goutions les plaiſirs d’une charmante converſation. Il eſt vray, interrompit Angelique, Mais ma ſœur, ſongeons un peu à nos obligations. Cet Exercice penible de Confeſſion à la quelle on nous oblige deux fois la ſemaine me fermera la bouche & les oreilles ſi la converſation de plaiſante & de libre dégenere en licencieuſe. Nous ne porterons, repri-je alors les choſes que juſqu’où vous le jugerez à propos ; je dependray abſolument de vous & il vous ſera permis de m’impoſer le ſilence lors que la pudeur ſe ſentira legerement bleſſée. Vous n’étes pas capable de paſſer les bornes de la Modeſtie religieuſe, dit galamment Placidie. Cepandant nous ne ſerons pas ſi ſeveres que nous ſupprimions un bon mot, ſi de ſa declaration dépend la beauté d’un recit.
Hé bien donc, pourſuivit-Angelique, ſur quel ſujet nous égayerons-nous ? Nous nous étions déja propoſé les Conferences de Caſſien ; mais je prevoy bien que le ſerieux ne devant point étre de nos entretiens, nous ne confererons avec luy que dans nos cellules & qu’il ſeroit à propos que chacun ſe preparaſt au recit de quelqu’Hiſtoriete, qu’on s’efforceroit de rapporter le plus fidellement & dans les termes les plus plaiſans qu’il ſeroit poſſible. J’ay un vieux livre qui m’en fournira aſſez & je n’apprehende point d’en manquer. Ho, ho, reprit Placidie vous n’auriez pas grande peine, vôtre viande ſeroit toute digerée. Non, non, outre que tout ce que vous pouriez recueillir dans cet Ancien n’auroit ni grace ni ſel, je doute fort qu’il contienne autre choſe que des contes de vieille & je ne croy pas qu’elles ayent toutes enſemble de quoy me faire rire. Je ſuis du ſentiment de Madame, repri-je, s’il m’étoit permis de determiner la matiere qui devroit eſtre celle de nos entretiens, il me ſemble qu’il ſeroit à propos qu’un chacun rapportât quelque avanture de ſa jeuneſſe, quelqu’Hiſtoire dont il fut l’Auteur ou enfin dont il eut entendu faire le recit, qui ſeroit toûjours bien reçuë pourvû qu’elle renfermât dans ſa ſubſtance, dans les mots, dans le tour ou dans la chûte quelque choſe de riſible. Ce ſera pour vous en donner une legere idée & un modelle tel quel, que je vais vous regaler du recit en vers d’une Hiſtoriette qui ſortit de ma plume il y a quelques jours, ſans néanmoins que je veuille vous obliger de vous ériger en Poëteſſes pour rimer un conte. Bon, bon, m’interrompirent-elles toutes deux avec un treſſaillement qui marquoit leur impatience. Commencez, nous vous en conjurons, nous nous reglerons ſur vous. Ce fut donc pour flatter leur demangeaiſon, que je leur fis ce recit.
Une jeune Penſionnaire
Plus coquette qu’à l’ordinaire
Monſtroit un jour ſes tetons au Parloir.
L’on l’y ſurprit, l’on s’en plaint à l’Abbeſſe
Qui la fit appeller le ſoir
Et ne parla que d’aller à Confeſſe
Pour ſe purger d’un attentat ſi noir.
Quoy ! diſoit-elle à cette jeune fille,
Monſtrer ſes tétons à la Grille,
Non, je ne voudroit pas qu’il m’en advint autant
Pour plus d’un million comptant.
Mais la fille reprit, Ecoutez-moy Madame,
Sans crainte d’allumer de flamme
Les Enfants de vingt mois peuvent ſe monſtrer nuds,
De mes tétons les ans vous ſont connus,
Les vôtres avancez en âge
Ne doivent plus aimer le badinage,
L’on permet tout aux innocens,
Hé bien, les miens n’ont que deux ans.
Cette Hiſtoriette fut jugée bien tournée par Placidie qui avoit le goût aſſez fin. Et la ſcrupuleuſe Angelique la traitta de trop libre. La ſuite du temps & une plus grande familiarité qui ſe contracta de jour en jour luy ôta bien cet eſprit critique. Elle devint celle qui contoit les plus recreatives. Ce recit fut ſuivi de quelque gloſe & de quelques reflections qui finirent agréablement nôtre converſation. Nous nous ſeparâmes là-deſſus & à la même heure le lendemain, m’étant rendu au Parloir, j’y vis entrer mes deux belles qui portoient ſur le viſage quelque choſe d’aſſez gay pour me faire preſumer avantageuſement de leurs galantes préparations.
Placidie plus impatiente & moins retenuë qu’Angelique ſe donnoit à peine le loiſir de prendre un ſiege. Elle crioit, en étouffant de rire : Oh, que j’en ſçay une bonne ! ſon ris augmentoit à meſure qu’Angelique par modeſtie le luy vouloit interdire, & il devint ſi exceſſif que ſa chemiſe courut grand riſque, & que tres-certainement le plancher en ſüa. Elle ne nous donna point le temps de complimenter. Nous étions déja devenus auſſi familiers aprés une premiere entrevuë que ſi nous avions paſſé toute nôtre vie enſemble. Tant il eſt vray que les Cloîtres ſont des écoles d’innocence & d’ingenüité. On s’aſſit & d’abord Placidie nous regala de cette Hiſtoire qui s’étoit paſſée dans la même maiſon huit jours auparavant.
Quelques-unes de nos jeunes Sœurs intimes amies s’entretenoient tres-privément enſemble, ſans faire reflection qu’une Panſionnaire encore enfant ne perdoit rien de leur converſation, qui tomba ſans que je m’en ſouvienne préciſément par quelle occaſion ſur le mot de queuë. Ce mot arreſta ce petit cercle tout court. Il apprêta aux unes à rire & excita la cenſure des autres. Fy, Fy, dit une de celles-cy, ce terme eſt tres-deshonnête, vous avez tort, ma Sœur, de vous en ſervir. Il offence la modeſtie religieuſe & bleſſe la pudeur de nôtre ſexe. Cette ſentence renduë contre le mot de queuë ne fit qu’exciter la curioſité des autres. Elles s’entreregardoient & ſe demandoient les unes aux autres ce que ce terme pouvoit ſignifier de vilain, quand celle qui avoit prononcé le fy, fy, pourſuivit que puisqu’elles deſiroient d’eſtre inſtruites d’une vilaine choſe, affin d’éviter une autre fois de tomber dans le deffaut de s’en ſervir, Elle leur déclareroit librement ce qui en étoit. La queuë, diſoit-elle, eſt proprement ce qu’on appelle dans les hommes les parties honteuſes. Il vous ſuffit, vous étes aſſez ſavantes, jugez s’il eſt fort honneſte de mettre cet infame mot en uſage & ſi la pudeur ne devroit pas bien le ſupprimer. Ce fy, fy, rendu contre le mot de queuë fit beaucoup d’impreſſion ſur l’eſprit de la jeune Panſionnaire. Elle tomba malade, le diſputa avec la mort & étoit déja fort convaleſcente quand ſon pere qui étoit un homme de haute qualité & qui l’aimoit extremement la vint voir accompagné du premier Medecin du Roy. La petite fille eſt conduite en ſa preſence. L’Abbeſſe ſuivie des plus conſiderables de la Communauté ſe rendent au Parloir où le Duc apres quelques douceurs dites à ſa fille, s’informa d’elle, de ce qu’elle avoit mangé ce jour-là. A cette demande, mot ; l’Enfant garda un ſilence obſtiné. Manon diſcouroit volontiers de toute autre choſe, mais elle n’eut pas voulu pour quoique ce ſoit au monde repondre ſur la queſtion du manger. Le Duc s’impatiente, conjure l’Abeſſe de l’obliger à le ſatisfaire. On flatte l’enfant, on le ſollicite par des promeſſes, on uſe de menaces, mais inutilement, on ne luy tire que des larmes. La Maîtreſſe des Panſionnaires que l’on préſumoit avoir le plus d’autorité ſur ſon eſprit, fut appellée. Elle la preſſe en ſa maniere, & tira enfin de l’Enfant pour reponſe : Qu’elle avoit mangé les Parties honteuſes d’un hareng. En effet elle en avoit mangé la queuë, ajoûta Angelique, ainſi que je l’ay ſçû d’elle depuis. Cette avanture eſt recente : Mais celle dont je ſuis ſur le point de vous faire part n’eſt pas plus ancienne. Excuſez, Mon cher Pere, diſoit-elle, s’addreſſant à moy ſi vous venez le dernier en date, comme vôtre Conte ſera ſans-doute le plus ſpiritüel & le meilleur, il eſt à propos de le reſerver pour la bonne bouche. Pour la bonne bouche ? interrompi-je, je doute fort que l’Hiſtoire que je vous dois, vous ſoit en fort bonne odeur. Mais n’importe, n’importe. Pourſuivez, chere Angelique. Elle obéit & nous conta qu’en l’Abbaïe de Joüare, il s’étoit ému un different qui avoit penſé renverſer toute la maiſon.
Une Mere des plus anciennes, dit-elle, rencontre la Sœur Infirmiere, qui vient de rendre viſite à une jeune Sœur malade. La vieille s’informe de ce qu’elle vient de faire à l’infirmerie ? de donner un boüillon aux deux Sœurs répond celle-cy. Et comment reprend l’Ancienne. Je croyois que nous n’euſſions que la Sœur de ſaint Iſidore de malade & quelle eſt donc l’autre qui a pris auſſi un boüillon ? Elles ſont deux & ne ſont qu’une, reprend la Sœur en ſoûriant. Que me dites-vous ? Me faites-vous une Enigme exprés pour vous joüer de mon grand âge ? Replique la Mere. Je vous le demande encore qu’elle eſt l’autre de nos Sœurs infirme ? Icy l’Infirmiere s’explique. Il n’y en a qu’une d’alitée à qui je viens de… vous m’entendez bien, diſoit-elle en luy monſtrant la ſyringue ; d’éjaculer un Clyſtere, ajoûte la vieille. Ouy, pourſuit l’autre. Hé ! comment appellez-vous cela donner un boüillon aux deux ſœurs ? Ouy, repart l’Infirmiere, j’uſe de cette phraſe par modeſtie. Par modeſtie, replique avec indignation la vieille : Quelle modeſtie ! Quoy vous joüez impunement par une ſale application le nom venerable qui eſt l’inſtrument & le lien de l’alliance qui unit les communautez Religieuſes. Deffaites-vous de cette criminelle modeſtie & venez demander, publiquement pardon d’une temerité ſi puniſſable. l’Infirmiere s’obſtine, deffend l’innocence du mot. La vieille s’irrite, la diſpute s’echauffe, la Communauté court au bruit. L’Abbeſſe écoute l’accuſation & reçoit les deffenſes. La queſtion eſt agitée, les ſuffrages requis, les ballottes jettées & il fut arreſté enfin à la pluralité des voix que l’Infirmiere avoit tort, d’appeller un Clyſtere un boüillon aux deux ſœurs & ordonné qu’elle n’uſeroit plus doreſnavant que du mot de Lavement. Les fautes les plus legeres dans le Cloître, comme vous ſçavez, pourſuivit Angelique, ne demeurant point impunies, l’uſage de cette expreſſion en étant jugée une, quelque legere penitence fut impoſée à la Sœur Infirmiere qui en refuſa l’execution. Elle appella de la ſentence à l’Evêque de Meaux qui n’oſa la confirmer. Peut-eſtre auparavant qu’il n’en eut écrit en Cour de Rome, ajoûtay-je en riant, car ce jugement étoit de trop grande conſequence. Ne raillez point, reprit ici Placidie ; ne nous tenez point d’avantage en haleine. Je bruſle de vous entendre plaiſanter à vôtre tour.
Il n’eſt que trop juſte, di-je alors, de vous ſatisfaire, voicy mon hiſtoire ainſi qu’un Evêque en fit le recit à un Abbé de mes amis.
Les fauſſes couches ſont toûjours ſuivies de quelqu’accident facheux. Une jeune Dame de la premiere qualité avoit gardé d’une, la chagrinante neceſſité de donner à tout moment la liberté à certains priſonniers qui ſortent auſſi ſouvent avec éclat que ſans bruit. C’étoit pour ne point tomber dans la confuſion & n’étre point l’objet de la raillerie, qu’elle oppoſoit à la ſortie de ces orgueilleux un petit tampon, qu’elle avoit accoutumé de ſe faire mettre dans le… vous m’entendez bien, par un petit valet qu’elle nouriſſoit exprés. Un Evêque un jour luy vient rendre viſite, elle eſt avertie de ſon arrivée & qu’il étoit déja ſur l’eſcalier. Cette Dame appelle celuy qui luy rendoit le bon office que je viens de dire. Ce jeune étourdi avoit perdu ſon petit tampon. Madame leve ſa chemiſe à l’ordinaire, le preſſe, le menace ; dans cet embaras l’enfant ſe foüille & ne trouvant dans ſa poche qu’un petit ſiflet d’un liard, il le poſte avec précipitation au lieu où ſe mettoit le tampon. L’Evêque entre, fait ſes complimens ; on s’aſſoit aupres du feu, on diſcoure. Madame eſt ſurpriſe de ſon infirmité ; Elle ſe repoſe ſur ſon tampon, qui ne luy étoit pas ſi fidelle, qu’il ne trahît le ſecret. On entendoit de temps en temps le ſiflet joüer ſon jeu. Ce n’étoit que petits & ſourds flut, flut. D’abord on n’y fit pas de reflexion. Les priſonniers trouvant un libre paſſage excitez par la chaleur du feu ſortent en foule. La voix du ſiflet ſe groſſit, il parle aſſez haut pour ſe faire entendre. Madame eſt toute ſcandaliſée de ce bruit, qu’elle croit venir de l’antichambre ou elle préſume que le petit laquais badine. Elle diſſimule d’abord, le bruit continuant, elle demande pardon à ſa Grandeur de l’impertinence d’un valet qui trouble leur entretien. C’eſt un jeune enfant, dit-elle qui n’a ni jugement ni éducation. Ceci eſt pris pour argent comptant. On pourſuit la converſation. Le ſiflet parle à ſon tour & éleve ſa voix ſi haut que Madame impatiente ſe leve pour aller faire éloigner l’importun. Elle fait la reverence & comme dans cette reverence la diſpoſition du corps laiſſoit un libre paſſage au tampon, quelques impetueux retenus, impatiens d’avoir la liberté pouſſerent dehors avec effort le ſiflet qui publia leur ſortie par une ſuitte harmonieuſe de Flu, u, u, ut, qui dura longtemps. Madame va juſqu’à l’antichambre, n’y trouve point le pretendu auteur du ſcandale, elle revient, dit que l’ayant entenduë il s’étoit échappé, elle reprend ſon fauteüil & termine fort peu de temps apres par un pet bien nourri & fort naturel une converſation à la quelle Monſeigneur l’Evêque auroit fourni plus longtemps, ſi cet autre perſonnage ſans nez n’avoit ſans ceſſe pris la parole.
Mon recit qui ne contenoit rien de fort ſpirituel apprêta ſi fort à rire à mes deux Sœurs que je ne pouvois repeter le mot de tampon, de ſiflet ou l’expreſſion du Flut, Flut, qu’elles n’éclataſſent. Cette Hiſtoriette les mit en belle humeur ; elles m’en aimerent d’avantage & me témoignerent prendre un ſingulier plaiſir à la liberté que je prenois de dire de ſemblables ſottiſes.
Je les diſpoſois de jour en jour par des contes plus libres, à le devenir, à en dire auſſi & à renoncer à cette retenuë hypocrite qui leur avoit d’abord fermé la bouche. La Sœur Placidie, me conjura de luy vouloir donner par écrit cette hiſtoire de la maniere dont je l’avois rapportée, pour en faire part, diſoit-elle, à quelques-unes de ſes cheres Compagnes, à qui elle fairoit des confidences de tout ce qui ſe paſſeroit entre elle & moy, ce que je luy promis de faire en me retirant.
Nous eûmes tout le landemain à nous preparer à quelque choſe de divertiſſant par ce que nous ne pûmes pas nous joindre, les Parloirs étant tous remplis des Parens & Amis d’une jeune fille de qualité à qui on avoit donné ce jour-là le voile.
Nôtre belle humeur ne ſe rallentit pas cepandant. Comme les occaſions recherchées lors qu’elles ſe different ſe recouvrent avec plus de plaiſir, nous nous donnâmes à la premiere entrevuë des airs ſi aiſez & nous nous tinſmes des diſcours ſi familiers, que la liberté nous ſembloit une habitude de vertu.
Il fut conteſté d’abord. Elles vouloient m’obliger à commencer & s’excitoient de le faire, en diſant qu’elles n’avoient rien de plaiſant à dire. Leurs excuſes n’eurent aucune force. Je m’opiniatré & les menacé d’un ſilence éternel ſi elles ne ſatisfaiſoient à leur devoir comme j’étois tout diſpoſé à m’acquiter du mien. Je ne ſçay ſi le temps leur avoit fait oublier qu’elles avoient promis de contribuer de toute leur belle humeur à nos entretiens ; mais ce qui eſt certain, eſt qu’Elles ſe pouſſoient l’une l’autre & ſe plioient de commencer. L’authorité que je m’étois acquiſe ſur l’eſprit de Placidie comme la plus libre, fit, que je luy commandai en riant de nous faire part la premiere de ſes meditations galantes. Elle ne s’en deffendit donc pas davantage & commença de la ſorte.
Deux de nos Sœurs Converſes travailloient enſemble à la cuiſine. Elles prirent querelle, ſur qu’une avoit laiſſé tomber une livre de beure dans le feu. Elles accommodoient du poiſſon. L’une eſſuyoit un Maquereau, l’autre farinoit une ſole. La diſpute s’echauffe. Celle qui tenoit le Maquereau en entortille le viſage de celle qui avoit entre les mains la ſole. Celle-cy offenſée du coup, couvre le viſage de celle-là de la ſole. Elles ſe prennent à la guimpe & ce fut de s’en donner & boute & tu en auras. L’affaire vient à la connoiſſance de l’Abbeſſe, qui pour reparation du ſcandale leur ordonne à toutes deux la diſcipline mais qui ſe devoit faire d’une plaiſante maniere. Elles eurent ordre de ſe la donner l’une à l’autre en même temps au milieu du Refectoire. Nos Sœurs ſe mettent en état, levent leurs robes & leurs cotillons, s’agenoüillent l’une devant l’autre & s’etrillent d’importance. l’Abbeſſe fait le ſigne ; elles s’echauffent d’avantage, elles s’acharnent & ſe dechirent les feſſes à l’envi jusqu’à ce qu’elles tomberent de foibleſſe l’une devant l’autre, laiſſant à toute la Communauté temoin de ce beau combat, le temps de juger lequel de ces deux viſages camus avoit reçu de plus rudes & de plus picquans ſoufflets.
Je mettois ma main au devant de ma bouche pour m’empecher d’éclatter au recit d’une telle avanture, lors qu’Angelique prenant la parole, debuta ainſi.
Ma couſine de Sainte Luce qui paſſe aujourd’huy pour une des plus ſpirituelles de la Maiſon étoit au rang des Poſtulantes, c’eſt à dire de celles à qui on fait éprouver toute la rigueur de la Regle pandant les quinze jours qui précedent le temps qu’on doit eſtre admiſe au Noviciat. Tous les vendredis nous faiſons, comme vous ſçavez la diſcipline, ordinairement ſur les épaules & ſouvent auſſi ſur le plus bas. Nôtre Panſionnaire miſe à l’épreuve doit ſe ranger avec les autres pour battre la meſure du Miſerere. Nous ne nous couchons jamais ſans quelque marque de nôtre profeſſion & les Panſionnaires au contraire couchent nuës dans leurs chemiſes. La Diſcipline ſe fait dans le Dortoir ſur les deux heures apres minuit. Chacune s’agenoüille devant la porte de ſa Cellule, on ſouffle les lampes & alors chacune ſe decouvre les épaules ce qui ſe fait en un inſtant & ſe fouette ſelon la ferveur de ſa devotion. Sainte Luce encore toute endormie ſe range devant ſa porte comme les autres. Ne pouvant ſe découvrir les épaules par en haut, ſa chemiſe étant ſerrée ſelon la coutume prit le parti dans cette obſcurité d’ôter tout à fait ſa chemiſe, pour avoir pluſtôt fait, ce qu’elle ne put executer ſans laiſſer tomber une juppe qu’elle avoit jetté ſur elle. Une jeune Religieuſe ſa voiſine s’approche par malice d’elle, luy ſingle d’une longue & friande diſcipline de parchemin roulé ſur les reins par diverſes repriſes. Sainte Luce qui avoit miſe ſon équipage devant ſoy, ſe recule de deux pas pour ſe dérober aux coups de cette charitable voiſine, ſe livre à ceux d’une autre qui la frappoit ſans deſſein. Elle ſe retire deux ou trois pas en arriere. L’Action finit. Luce toute étourdie du batteau tâte, ne peut retrouver ſa chemiſe dont elle s’eſt écartée. Les lampes ſe r’allument ; Toute la Communauté ſe va rendre à l’Egliſe pour chanter Matines. Luce s’enfuit dans l’endroit où il y avoit le plus d’obſcurité, qui étoit l’eſcalier qui deſcend au chœur. Les Meres & les Sœurs s’y rendent en foule & Luce de s’enfuir deça & de là. La Communauté qui la croit ou folle ou hypocondriaque la pourſuit. Elle evite tout Je monde & tout le monde l’environne. La honte luy ôte la parole ; trente petites lanternes & autant de bougies qui ſemblent la vouloir bruler toute vive, l’interdiſent. Elle n’entend que des : Helas ! que des : Quel dommage ! L’une dit que c’eſt le jeûne qui l’a affoibli, l’autre que c’eſt le Diable qui la tente, & toutes enfin reconduiſent chez elle en proceſſion la bougie à la main un des plus beaux corps, des plus unis, des plus blancs & des plus potelez qui ſe vit jamais.
Cette Hiſtoire achevée, apres avoir donné dans quelques idées chatouilleuſes, la Sœur Angelique m’ayant repeté pluſieurs fois, c’eſt à vous, c’eſt à vous, je m’excuſois ſur ce que je n’avois rien d’aſſez plaiſant pour repondre à la galanterie de leurs recits, quand étant conjuré de payer mes debtes, je r’appellay ma memoire qui me fournit cecy.
Toute la Cour faiſoit des vœux pour la fécondité d’une Princeſſe étrangere, lors qu’un jour apres avoir pris pluſieurs remedes violens pour le même effet, les remedes luy ayant enflé le ventre d’une infinité de vents, elle crut eſtre enceinte. Tout le monde en fait des feux de joye. On benit le Ciel, on la felicite, les Medecins y ſont pris eux-memes. L’enflure croiſſant par l’augmentation de ces vents, qui luy cauſoient de temps en temps d’horribles tranchées, on prepare tout l’equipage neceſſaire pour recevoir un Duc au monde. Les douleurs augmentent, la Princeſſe ſe croit proche du terme. Les Medecins, les ſages-femmes & tout l’attirail eſt diſpoſé pour le ſoulagement de ſon Alteſſe. Madame eſt au lit. Tout le monde garde le ſilence ; On chauffe & rechauffe force linges dont on frotte le ventre de la Princeſſe. La chaleur s’inſinuë, penetre, émeut, produit un bon effet, diſpoſe le fruit à ſortir. Des tranchées cruelles enlevent la parole à Madame ; Elle eſt ſur le point d’accoucher. On luy crie, courage, courage, Madame, efforcez vous, criez de toutes vos forces, aidez comme une bonne Mere à l’Enfant. Elle touſſoit, crioit, s’efforçoit, quand tout d’un coup, un Pet, mais un Pet, un maître Pet vint au monde, qui ſoulagea ſi fort la Princeſſe, qu’elle ne s’imagina rien autre choſe, ſi non qu’elle étoit délivrée de ſon fruit. Il n’eut pas pluſtôt frappé les oreilles du premier Medecin qui étoit le plus proche de l’alcove, qu’il s’écria pour mettre la Princeſſe en belle humeur. Qu’il eſt gros ! Elle qui croioit qu’il parloit de l’Enfant, cria auſſi d’abord, apportez, apportez, que je le baiſe. Et ſur ce que le Medecin qui ne croioit ce pet qu’un prélude repeta pluſieurs fois, fy, fy, fy, la tendre Mere ajoûta, hé, qu’on le lave donc, qu’on le lave.
Nous devenions de jour en jour plus familiers. Elles donnoient tout leur temps à de belles meditations. Nous nous rendions ſans y manquer tous les jours au Parloir à la même heure, quand une fois nous y fumes ſurpris dans un temps où par je ne ſçay qu’elle inſpiration de nôtre bon deſtin nous ne nous entretenions que de ſpiritualité. Une vieille Mere écoute qui nous épioit ayant entendu le commencement de nôtre converſation ſe retira doucement fort édifiée de nôtre pieux commerce & fit des raports à l’Abbeſſe avantageux à la liberté des deux Sœurs & favorables à mon accez au Parloir. Cette bonne Mere n’eut pas plûtôt tourné le dos que nous reprimes nôtre belle humeur & qu’Angelique ferma en riant de ſa main la bouche de Placidie pour avoir la liberté de conter la premiere ſon hiſtoire. Elle nous dit que ſes yeux étoient les temoins de ce qu’elle alloit declarer à nôtre curioſité, ce qui me fit ajoûter qu’elle meritoit une attention toute particuliere.
Un Moine, oſeray-je le dire, s’interrompoit-elle, un Moine gros & gras & tres-bien fourni étoit aſſis aupres du feu & diſcouroit avec environ cinq ou ſix Dames du cercle deſquelles quelles j’étois. Ce Moine avoit retrouſſé ſa robe ſur ſes genoux à un demi-pied de terre, ce qui fit naître à un petit chat l’inclination de s’aller poſter deſſous. Le chat ſe gliſſe là, y repoſé quelque temps aſſis ſur ſes quatre pates, & s’etant éveillé enfin, leve la teſte & s’apperçoit de je-ne ſçay-quoy au deſſus de luy qui luy pouvoit donner quelque jeu. Il me ſemble que je le voy encore. Il regarde, il admire, il contemple, il tourne la teſte, élargit & reſſerre les oreilles, porte en haut vers le Je-ne-ſcay-quoy une pate & puis l’autre, donne de petits coups d’une pate & de l’autre ; Il redouble ſi doucement que nôtre Moine ſe perſuade que l’action du feu eſt l’unique cauſe de l’ébranlement du Je-ne-ſçay-quoy. Il ne s’en met pas fort en peine. Le chat continuë ſon petit ballottage, jusqu’à ce qu’enfin, comme c’eſt la coutume de ces malicieux animaux apres avoir bien badiné, de jetter en même temps les griffes & les dents ſur la proye. Il ſe lance de dents, de griffes, & de corps ſur le Je-ne-ſçay-quoy, dont la morſure & les égratignures furent reſſenties ſi vivement du pauvre Moine, qu’il ne put s’empecher de lever tout d’un coup ſa robe & ſon froc pour ſecoüer ce miſerable, que toute la Compagnie vit ne pas vouloir quaſi démordre du friand morceau dont il étoit ſaiſi.
Angelique n’eut pas pluſtôt fini, que je m’ecriay que je ne voudrois pas avoir été en ſa place. Que je me plairois d’eſtre mordu d’une bouche ſans dents. Elle fit ſemblant de ne rien comprendre à mon probleſme & me repartit auſſi énigmatiquement qu’une vieille édentée ſerroit bien fort des gencives. Placidie interrompit ce diſcours & nous regala d’une hiſtoire que je ſçavois déja & que je feignis d’ignorer.
Une Femme de la premiere qualité auſſi delicate qu’incommodée d’une colique venteuſe qu’elle devoit à un excez de fruits cruds mangez avec appetit, trouvoit du ſoulagement auprés du feu. Les Medecins luy ayant repreſenté qu’il n’y avoit rien de ſi ſouverain que de ſe chauffer le derriere, elle prit tellement l’habitude de ſe faire attacher par ſa Fille de chambre avec des épingles ſa chemiſe ſur les épaules pour ſe chauffer à ſon aiſe, qu’à peine s’appercevoit-elle lorsque ſa chemiſe étoit abbatuë ou retrouſſée. Il arriva qu’un jour, qu’elle ſe chauffoit avec delices aupres du feu dans la poſture dont je l’ay depeinte, on la vint avertir de l’arrivée d’un Archevêque qui luy venoit rendre viſite. Elle donna ordre à ce qu’on le fit entrer. Il entre ſuivi d’un de ſes Grands-vicaires. Elles va au devant de luy. On complimente quelque temps fort ſerieuſement, jusqu’à ce que le Grand-Vicaire qui s’étoit retiré un peu de côté & qui ne pouvoit pas qu’il n’eut les yeux fichez ſur ce beau miroir de Madame penſa trahir le ſecret par un ſouri. Sa grimace fut apperçuë. Elle crut qu’il rioit de ſon incivilité, de ce qu’apres avoir ſalüé l’Archevêque elle ne luy avoit point au moins fait paroître quelque ſigne de bien-veuillance. Elle convie la Compagnie de s’approcher du feu, precede Monſeigneur, à qui elle apprête de quoy ſe mirer à ſon tour. Elle revient de ſa préoccupation, demande pardon du petit ſcandale, dit avec aſſurance & fort galamment, qu’on diſoit que les Belles rêvoient point de parties honteuſes, & tourna le cul d’un autre côté. On dit que l’Archevêque & le Grand-Vicaire s’offrirent de luy detacher ſes épingles & qu’elle les remercia de ce bon office. Car quand à ce que quelques-uns aſſurent que s’addreſſant au Grand-Vicaire, elle luy dit qu’il ne manquoit à ce viſage qu’un nez, j’ay de la peine à me perſuader qu’une Dame bien-née voulut mettre en uſage une ſi baffe plaiſanterie.
Je ne le croy pas non plus, ajoûtay-je. Mais ce que je ſçay tres-aſſurement, c’eſt que je ne ſçaurois jamais atteindre au tour naturel & à la vray-ſemblance que vous avez toutes deux le talent de donner aux choſes, & que ce que je m’en vais vous dire ne peut qu’ennuyer apres des galanteries de ſa force de celles que vous venez de debiter. C’eſt en vain, dit icy Placidie, que vous tâchez toûjours de vous diſpenſer de nous divertir, ou rompons abſolument, ou faites vous moins tirer l’oreille. A cette préſomptive menace, pourſuivi-je, j’obéis quand je devrois paſſer pour ridicule dans votre eſprit, j’auray toûjours la conſolation de vous avoir en quelque maniere que ce ſoit procuré du divertiſſement, puisque vous rirez ou de l’aventure ou de ma ſimplicité, & c’eſt dans ce deſſein que je vas vous rapporter une hiſtoire qui vous repréſentera deux Jeſuites dans un cruel embaras.
Un Gentil-homme des plus anciennes familles de la Province, faiſant ſes études chez les Jeſuites de Clermont en Auvergne, conteſta opiniatrement avec ſon Regent qui luy fit donner le foüet publiquement en claſſe, quoiqu’il fut déja âgé de dix-huit ans. Il conſerva toute ſa vie le reſſentiment de cette injure & le fit un jour éclatter à la confuſion de celuy qui l’avoit ému & à la honte d’un autre qui quoique innocent de l’affront étoit ſuffiſamment criminel par ce qu’il tenoit compagnie à un autre. Il arriva que ce Regent fut creé Recteur du College de Clermont douze ans aprés l’inſulte faite. Nôtre Gentil-homme en eſt inſtruit, il le va feliciter de ſa nouvelle dignité, fait le chien couchant, le conjure de vouloir permettre qu’il entretienne avec luy un commerce d’amitié tant qu’ils ſeront voiſins, luy offre le chateau & à toute ſa Communauté & le prie enfin de venir paſſer quelques jours de divertiſſement avec luy. Nôtre Jeſuite luy temoigne ſa gratitude, s’imagine que l’âge & l’experience ayant formé ce jeune-homme, il ſe ſentoit obligé de marquer à ceux à qui il devoit les premiers élemens des bonnes mœurs ſa reconnoiſſance, il reçoit ſes offres, s’engage de parole à luy venir rendre de frequentes viſites, ce qu’il executa huit jours aprés. Ce Gentil-homme fit à ce nouveau Recteur l’accueil du monde le plus favorable, le regala ſplendidement pandant trois jours ; au bout des quels, il fut propoſé une partie de chaſſe à la quelle la nobleſſe voiſine donna les mains. Nos Jeſuites en furent contez quoi qu’ils conjuraſſent par modeſtie la Compagnie de les en vouloir exempter. La partie fut concluë pour le landemain. On ſe leva matin. Un ſplendide déjeûné fut preparé. Quinze Gentil-hommes s’y trouverent. Nos Jeſuites mangent & boivent comme les autres, ſans ſçavoir la vertu de la liqueur que l’on leur avoit préparé. L’eau dont ils meloient leur vin étoit remplie de gomme gutte delayée & fonduë qu’ils burent copieuſement pour monſtrer par là leur moderation. Tout eſt préſt, chacun monte qui ſur des chevaux, qui ſur des mules ; Nos Jeſuites grimpent les leurs. On s’éloigne à petit pas d’une demi-lieuë du village. La proye eſt decouverte, on lance, on pique, on s’échauffe. Les plus qualifiez avertis du tour joüé tiennent fidelle mais tres-importune compagnie à nos Jeſuites. La gomme gutte qui veut operer leur donne de mortelles tranchées. Il leur ſeroit honteux de mettre pied à terre en raſe campagne pour ſe decharger d’un fardeau plus leger qu’incommode ; le Recteur tire ſon breviaire de ſa poche, feint de vouloir dire ſon Office & obtient par cette ruſe la liberté de demeurer ſeul en la compagnie de ſon Frere. Ils ne furent pas pluſtôt éloignez du gros qu’ils ſe plaignirent l’un à l’autre des douleurs qu’ils ſouffroient. L’un & l’autre ſe met en poſture à l’ombre de ſon Mulet & fait une plantureuſe ſelle. Ils remontent, ſont de nouveau acoſtez. La drogue qui avoit ouvert les paſſages, les preſſe plus que jamais. Ils conjurent la Compagnie de les laiſſer en liberté faire quelques quart-d’heure de meditation, ce qui leur ayant été accordé, vous les auriez vû de dix pas en dix pas l’un aprés l’autre mettre les voiles au vent. Le Gentil-homme averti de l’embaras où ſe trouvoit le pauvre Recteur detourne ſa proye, en ſorte qu’en un moment nos Jeſuites ſe virent environnez d’une meute de chiens & d’une compagnie de jeunes-hommes qui prirent un ſingulier plaiſir de les voir en une ſi naturelle poſture.
Voila mon Hiſtoire, pourſuivi-je ; Mais toutes celles que nous avons rapporté juſques-icy vous & moy ne ſont pour la plus part que de Oüy-dire ou des choſes à l’avanture des qu’elles d’autres que nous ont fourni la matiere. Hé quoy ! nôtre jeuneſſe auroit-elle été ſi ſterile en agréables incidens que nous ne puſſions pas nous-même devenir le ſujet de quelqu’Hiſtoriette ! Perdons, perdons un peu de cette incommode pudeur qui nous prive du plaiſir de nous divertir à nos depens. Repaſſons ſur nôtre premier âge. Les douceurs que la Jeuneſſe ne goûte qu’imparfaitement, deviennent des plaiſirs ſolides à l’âge plus avancé. C’eſt pour vous porter à mon exemple à faire dorenavant l’Hiſtoire de votre vie que je me prepare à vous entretenir demain du plaiſant tour qui me fut joüé par la malice de cinq ou ſix jeunes Demoiſelles aidées du pernicieux conſeil de quelques Femmes paſſionées pour le jeu.
Elles témoignerent qu’elles conſentoient à tout. La Sœur Placidie en particulier m’aſſura que je ne manquerois pas d’avantures & que ſi ma memoire m’etoit aſſez infidelle pour ne m’en pas fournir aucune, elle ſuppleroit à mon deffaut & r’appelleroit bien certaines galantes choſes dont elle avoit entendu faire le recit. Vous m’obligerez, luy reparti-je, de me vouloir mettre ſur le tapis. Madame Angelique peut auſſi ne s’éloignant point du même ſujet, nous avoüer quel mouvement la porta à ſe venir jetter toute nuë certain jour entre mes bras. Vous ne pouvez pas, ajoûtay-je en m’addreſſant à elle ne vous reſſouvenir pas du temps au quel nous fumes forcez ou de paſſer incommodement une nuit ou de coucher ſept enſemble. Cette facheuſe nuit & la confuſion qui m’arriva le landemain me fut trop ſenſible pour en avoir perdu ſitôt la memoire, repliqua alors Angelique. Hé bien, repri-je, cela ſuffit, nous ſommes tous trois gros de quelque plaiſant recit. A demain.
Nous nous ſéparâmes là-deſſus aprés nous eſtre donnez les mains autant que la largeur d’une grille jalouſe nous le pouvoit permettre ; familiarité qui nous diſpoſoit à une privauté plus grande.
L’impatience où elles étoient de m’entendre, fit qu’elles ſe rendirent au Parloir de meilleure heure que de coutume. Auſſitôt que je m’y fus preſenté, elles s’abandonnerent à un ris ſi demeſuré que j’en parus tout décontenancé. Je m’informe du ſujet d’une joye ſi extraordinaire & j’appris qu’elles s’étoient entretenu de quelque choſe dont elles me refuſerent abſolument la communication. Il fallut ſe conſoler de la perte. Nous nous aſsîmes le plus prés qu’il nous fut poſſible de la Grille & je ſus le premier qui debita ſon Hiſtoire. La voicy.
Mon Pere avoit une maiſon des champs éloignée d’environ une lieuë de Saint-Germain en Laye ou tout l’Eté il recevoit les viſites de la nobleſſe voiſine. Ce lieu de plaiſance étoit le rendez-vous d’une infinité de jeunes Demoiſelles Campagnardes qui n’avoient au retour du frais qu’elles prenoient dans le parc le ſoir point d’autre exercice que le jeu auquel elles paſſoient une grande partie de la nuit. Elles s’y attachoient tellement & avec un plaiſir ſi opiniatré qu’il ſembloit qu’elles conſtituoient leur felicité dans le maniment des cartes. Mon Pere qui aimoit ſon repos avoit beau leur reprocher galamment leur attache. Celles qui perdoient le prenoient à parti & celles qui étoient favoriſez d’une meilleure fortune le declaroient l’ennemi de leur bonheur. En ſorte que toutes ſes remonſtrances demeuroient ſans effet. Il s’impatienta un jour, juſqu’à dire qu’il feroit porter la table au milieu du jardin, ce qui me porta à mediter de quelle maniere je luy pourois procurer la raiſonnable ſatisfaction qu’il demandoit. Je forme un deſſein, je haſarde, je l’execute. Nos Dames au nombre de ſept ſont ſi fort attachez au jeu qu’il eſt impoſſible de les en arracher. Une heure aprés minuit ſonne, je convie la Compagnie d’aller prendre du repos. Mes joueuſes font la ſourde oreille & me menacent même de me faire un mauvais parti. Je me raille de leurs menaces, je me deshabille nud en chemiſe & en calçon. Je m’approche de la table & ayant ſauté deſſus je lâche un gros pet & éteins de mes deux mains les deux chandelles. Les tenebres & le bruit entendu jette l’épouvante dans tous les eſprits. Pandant quelque temps regna un ſilence general, que je rompis d’une autre peterade, aprés la quelle je me ſauvai le plus précipitamment que je pûs. Jamais contuſion ne fut ſi grande, les unes penſoient au ſcandale, les autres à l’égarement de leurs jettons & toutes ſe plaignoient de l’inſulte. Je m’imaginois que le ſommeil que je leur procurois effaceroit cette matiere de chagrin de leur eſprit & en effet elles me parurent le landemain incapables de renſſentiment. Mais, helas ! je connoiſſois mal le caractere du genie des Femmes. Moins elles me ſembloient vouloir entrer dans des ſentimens de vengeance & plus la funeſte conſpiration qu’elles braſſoient contre moy étoit-elle à craindre. Il ſeroit difficile de s’imaginer de quelles artifices elles uſerent pour tirer ſatisfaction de l’action loüable que j’avois faite & qu’elles traittoient de crime & d’attentat. Dés le landemain, elles tirerent raiſon de mon innocence de la plus cruelle maniere du monde. Je ne penſois qu’à m’aller repoſer à l’ordinaire dans ma chambre où je couchois ſeul, quand un laquais vint me rapporter que nos Dames n’avoient des penſées que pour le jeu, quoiqu’elles euſſent juré le matin de m’immoler à leur reſſentiment. J’entre dans ma chambre, j’en viſite tous les coins, j’en leve les tapiſſeries. Je regarde deſſous & deſſus le lit & n’ayant découvert aucune embûche, pour ôter lieu à la ſurpriſe je ferme les verroux de la porte & me mets au lit. J’étois enſeveli dans un profond ſommeil, lors qu’environ ſur le minuit un ébranlement de chevet fit que je me reveillay en ſurſaut. J’attribuai d’abord ce reveil à l’effet d’un ſonge ; mais j’entre bien dans d’autres ſentimens lors qu’étant tout-à-fait eveillé, je ſentis mon chevet & mes oreillers dans un mouvement continuel. Tantôt ma teſte étoit élevée en haut & tantôt elle retomboit en bas ſelon le caprice de l’Eſprit corporel qui luy donnoit le branle. Ce jeu dura quelque temps. Il me cauſoit une frayeur mortelle ; Mais ce qui ajoûta à mon épouvante & qui couvrit mon corps d’une ſueur froide fut de me ſentir élevé ſur mon ſeant ſans ſçavoir quels malins eſprits ſe joüoient ainſi du pauvre ſouffleur de chandelles. La peur s’empara ſi fort de moy & je m’oubliai tellement de mon aſſurance ordinaire que j’entrouvris le rideau & ne meditois rien moins que de m’enfuir hors de la chambre quand j’entendis tirer un coup de piſtolet dont je vis le feu ſortir du bout de mon chevet. Ce fut alors que preſque hors de moy-même je ſautai hors du lit en chemiſe que je criay pluſieurs fois : je ſuis mort, je ſuis mort, & que je me jettay à la porte que je n’us pas pluſtôt ouverte pour appeller du monde à mon ſecours de deſſus l’eſcalier, que je me vis environné de ſept ou huit Filles ou Femmes ou pluſtôt de ſept ou huit Diables armez de poignées de verges qui m’en donnerent deſſus & deſſous & m’étrillerent en enfant de bonne maiſon.
Icy Placidie jugeant bien que mon hiſtoire étoit finie, me conſola d’une étrange maniere, le tour étoit plaiſant, me diſoit-elle, vous meritiez bien un pareil traittement. Vous n’avez jamais eu des inclinations bonnes pour nôtre ſexe, il a toûjours été l’objet de vôtre perſecution, temoin l’affront que vous fites à Madame qui trois jours aprés eſtre devenuë l’épouſe de Monſieur le Maitre des Requeſtes… vint rendre viſite à Madame vôtre Mere. Vous ſçavez mieux que moy, ce qui ſe paſſa, ajoûtoit elle & vous nous obligerez d’en vouloir faire le recit. Je m’en deffendis avec tant de chaleur qu’elle reprit la parole & dit qu’elle raporteroit de cette avanture ce qu’elle en avoit appris de la perſonne même qui avoit innocemment donné matiere à mon divertiſſement.
Une Jeune Dame de qualité âgée de ſeize ans au plus, mariée feulement depuis trois ou quatre jours, alla rendre viſite à la Mere du bon Apoſtre que voila, diſoit-elle, en me monſtrant. Quelques autres perſonnes de marques s’y rencontrant auſſi formerent un cercle auprés du feu. On diſcouroit de choſe & d’autre quand Louiſon aujourd’huy appellé le Reverend Pere Louis fut ramené de l’Ecole. Il ſe poſta ſelon la coutume des enfans au coin de la cheminée dont le Cercle étoit aſſez éloigné. La nouvelle Mariée uſoit du privilege ordinaire des Femmes qui eſt de retirer leurs juppes ſur leurs genoux enſorte qu’elles puiſſent reſſentir l’action du feu. Louiſon jettant les yeux de côté & d’autre s’apperçut de Je-ne-ſçay-quoy qui de deſſous la juppe de la nouvelle Mariée luy frappoit la vuë. Il temoigna d’abord eſtre ſaiſi de quelque frayeur, mais s’étant raſſuré dans la ſuite, il repeta avec importunité ſans qu’on comprit rien à ſon langage, que l’Emplaſtre du Bobo de Madame… étoit tombée. Il ſe rendoit ſi importun dans la repetition de ce bon avis, qu’on fut obligé d’appeller ſa Sœur pour luy ſervir de truchement. Sa Sœur qui n’étoit pas plus capable que luy de rendre raiſon de ce qu’il diſoit, courut chercher une grande poupée. Cepandant Loüiſon s’avançant directement vers la nouvelle Mariée alloit toucher du bout du doigt la playe que les Enfans appellent Bobo, quand ſurpriſe de l’action de Loüiſon elle laiſſa tomber ſa juppe juſqu’à terre. La Compagnie rioit de l’innocence de ſon deſſein quand ſa Sœur arriva qui relevant la cotte de ſa poupée, luy arracha de deſſus un certain endroit une emplaſtre de tafetas que la Fille de chambre leur avoit dit devoir eſtre toûjours appliquée là pour la guériſon du Bobo ; Ce qui fit comprendre à toute l’Aſſemblée que la nouvelle Mariée avoit bien ſelon Loüiſon une ſemblable playe mais qu’elle n’y avoit point d’emplaſtre.
Angelique dit icy, qu’il étoit vray, qu’il y avoit bien de la ſimplicité & de l’innocence dans les Enfans, que cette Hiſtoriette luy avoit plû & qu’elle ſouhaitoit que celle dont elle alloit faire le recit & à la quelle elle avoit fourni de matiere eut pour nous autant d’agrément dans ſon expoſition. Or voicy ce qu’elle nous raconta.
Nous fîmes un jour une partie de divertiſſement de ſept perſonnes à ſçavoir de trois jeunes hommes & de quatre filles. Aprés avoir bien couru la Campagne dans deux caroſſes nous nous rendîmes à Saint Cloud où la nuit nous ſurprit. Il nous fut preſque impoſſible de trouver une hoſtellerie qui nous voulût receuoir quoique nous fuſſions aſſez en équipage, parce qu’une Foire & quelque divertiſſement & quelques Feſtes extraordinaires qui ſe celebroient chez Monſieur avoit inondé le village où il ſembloit que tout Paris s’étoit rendu. Nous trouvâmes par bonheur une chambre à l’enſeigne ou pluſieurs gens étoient & ſont encore logez, à ſçavoir de la corne. Nous ſoupâmes là & nous apprîmes qu’on nous y preparoît un lit pour ſept. Il n’y avoit point de remede. Il fallut ſe conſoler, il auroit été inutile de declamer contre le deſtin. Dés que la table fut levée, nous fîmes compliment aux hommes & nous les priâmes d’agréer des fauteuils & que le lit nous fut reſervé. Pas un ne voulut recevoir nôtre propoſition. Ils proteſtoient tous de concert, qu’ils aimeroient mieux renoncer à la complaiſance qu’au repos & qu’il falloit que les Femmes ſe reſoluſſent de coucher avec eux ou de paſſer incommodement la nuit. Nos prieres & nos menaces n’eurent aucun effet. Il falut en paſſer par là & tant d’amitié que de force nous fîmes deſſein de coucher tous enſemble, ſelon ce que Monſieur l’Abbé qui étoit le venerable Pere que voila, diſoit-elle en me monſtrant, en ordonneroit. Il eut commiſſion de regler à qui écheroit le chevet & les pieds du lit. Pandant que nous conteſtions agreablement enſemble, chacun voulant coucher à côté de celle pour qui il avoit le plus d’inclination, Monſieur l’Abbé comme le plus ſerieux pour monſtrer ſon indifference & combien le ſexe luy étoit indifferend & incapable de le tenter ou pluſtôt pour taſter un peu de toutes ſe deshabilla & ſe campa au milieu du lit. Quelque reſpect que les autres hommes euſſent pour luy, nous autres femmes, le condamnerent à ſe r’habiller juſqu’à ce qu’on eut reglé l’ordre qui s’obſerveroit dans la diſtribution des places. Il eſt vray que comme grand Ordonnateur il luy étoit libre d’occuper telle place que bon luy ſembleroit ; Mais nous nous opiniatrâmes à vouloir le voir debout. Luy de reſiſter, de nous conjurer de le laiſſer en repos & de nous dire cent choſes plaiſantes pour nous rendre favorables à ſon repos & nous de le chatoüiller, de le tourmenter, de jetter par terre draps & couvertures & de le berner même entre nous ſix dans le drap ſur le quel il étoit étendu. Il fallut enfin ceder à la force avec la quelle les Femmes luy remirent ſon calçon, & ce fut en ſuite, que diſſimulant ſon reſſentiment, il reprit ſa belle humeur & ordonna des places que chacun devoit occuper dans le lit. Il ſe deſtina la premiere, qui luy fut adjugée librement. Il me deſtina un de ſes côtez & poſta la fille d’un advocat qui étoit la plus belle de toutes de l’autre. Le pied du lit tomba en partage à nos deux autres compagnes & les deux hommes qui reſtoient à placer à la faveur de quelques fauteuils dont on élargit le lit devoient coucher de travers, c’eſt à dire d’un côté à l’autre. On peut s’imaginer ſi nous demeurâmes en repos dans le lit & ſi quatorze jambes l’une ſur l’autre purent longtemps demeurer en bonne intelligence. On badina toute la nuit & on ne commencea à s’endormir que ſur le matin que la fraicheur inſpire en eſté le ſommeil. Monſieur l’Abbé qui avoit été le mieux placé avoit auſſi le plus dormi. Pandant que les autres commençoient à s’abandonner au ſommeil, il ſortit doucement du lit, s’habilla & nous fit le plus vilain tour du monde. Il raſſembla tous nos habits, mit nos bas les uns dans les autres, fit des nœuds de toutes nos jartieres, mit cottes & cotillons dans les calçons, joignit les corps de juppes aux pourpoints & juſte-au-corps, enveloppa le tout dans un manteau & jetta le pacquet dans un petit jardin qui repondoit aux feneſtres de la chambre. Aprés ce bel exploit, il ſe cacha derriere une tapiſſerie & attendoit avec patience l’evenement c’eſt à dire les grimaces des uns & des autres lors qu’ils ne verroient plus leurs hardes. Nous nous éveillâmes. Chacun cherche ſes habits & perſonne ne les trouve où il les avoit mis. Ils étoient tous diſparus. Un jeune Advocat de nôtre compagnie ſe leve en chemiſe, met la teſte à la feneſtre & voit le ballot en bas. Il n’eut pas pluſtôt fait ſon rapport que le procez de l’Abbé fut fait & parfait, mais le Galand ſe railloit de nos menaces. Il étoit queſtion de deſcendre en bas. Les Femmes ſe crurent exemptes de le faire & les hommes s’en excuſoient ſur ce que leurs chemiſes étoient fenduës trop haut. On conteſta long temps & il fut arreſté enfin qu’on tireroit à la courte paille à qui iroit querir le pacquet. Le ſort tomba ſur moy. Je m’en deffendis le plus que je pus & comme je n’obtenois rien de leur dureté ou pluſtôt de l’envie qu’ils avoient de ſe divertir à mes depens, je conjurai l’Advocat qui me ſembloit le plus obligeant des deux de me vouloir rendre ce bon office. Il voulut bien ſe charger de cette commiſſion pourvû que je voulus bien luy prêter ma chemiſe. Comme c’eût été diſputer inutilement, je conſentis à la luy preter à condition que les autres Femmes me repondoient de la ſageſſe de celuy qui reſtoit au lit. J’étois donc toute nuë entre les draps quand le troiſiéme qui nous tenoit compagnie & qui faiſoit ſemblant de ſe r’endormir ſe leva tout d’un coup & emporta avec luy la couverture & le drap. Ce fut pour me derober aux yeux des autres que je me ſauvay toute en colere ſous une tapiſſerie. Je m’enfonçois derriere quand je me ſentis arreſtée par nôtre malicieux Abbé qui s’y tenoit caché. Je fus ſaiſie à ſa rencontre d’une ſi grande peur que je tombay paſmée entre ſes bras. Le pacquet des hardes remonta & l’Abbé me rapporta ſur le lit où on eut toute la peine du monde à me faire revenir. Je ne ſçay quelle fut la force des ſentimens d’amour ou de compaſſion que j’inſpiray à toute la Compagnie, mais je ſçay que le plaiſir de m’avoir vuë toute nuë deſarma ceux qui avoient formé de deſſeins de vangeances contre l’Auteur du deſordre.
L’on peut juger de nos diſpoſitions par le caractere de nos entretiens. Je me flattois que leur liberté nous porteroit plus loin & me faciliteroit les choſes ; Mais le ſort jaloux de mon bonheur s’oppoſa à mes deſſeins & rompit toutes mes meſures. Une Sœur des Amies de Placidie trahit ſa confidence & informa l’Abbeſſe de nôtre libre commerce. Cette Superieure judicieuſe à demi-convaincüe, pour ne pas faire éclatter un ſcandale qui ne pourroit que rendre les deux sœurs odieuſes au reſte de la Communauté, ſe reſolut bien à la verité d’interrompre nos pratiques, mais de le faire à petit bruit. Pour cet effet, elle nous laiſſa encore la liberté de conferer une fois privement enſemble & ne nous envoya aucune ſœur Ecoute incommode qui put s’inſtruire & luy faire un raport de ce qui ſe paſſoit entre nous. Elles me donnerent avis toutes deux du danger où nous étions d’eſtre ſurpris, me jurerent que la crainte leur avoit ôté la commodité de méditer & me conjurerent de ſuppléer hardiment ce jour là à leur deffaut, avec aſſurance que ſi nos entrevuës dans la ſuite ne pouvoient pas eſtre ſi frequentes, les lettres nous ſeroient d’un ſecours avec le quel nous tromperions la prevoyance de l’Abbeſſe & nous ſurprendrions ſa prudence. Je prevoiois bien que nôtre commerce alloit eſtre interrompu & c’eſt ce qui me fit reſoudre de joüer de mon reſte & de leur faire des Hiſtoires qui leur laiſſeroient des traces de liberté fort avant imprimées dans l’ame. Je voulus bien contribuer pour elles au divertiſſement ce jour-là & je m’armai d’une reſolution à l’épreuve pour leur faire part des trois hiſtotiettes qui ſuivent. Voicy la premiere.
J’avois toutes les peines du monde à engager une jeune Demoiſelle d’aller prendre le bain & je brulois de la voir dans ſes charmes naturels. Ce fut pour donner à mon ardeur cette ſatisfaction que je me ſervis de la familiarité de deux autres jeunes filles qui la menerent à la Comedie que je leur donnay où il fut conclu que je leur donnerois le landemain un caroſſe ſur le ſoir & que nous nous rendrions vers la porte de Saint Bernard. J’avois fait proviſion de biſcuits, de maquarons, de maſſepains, de piſtaches & de bouteilles de vin d’Eſpagne que je crus pouvoir exciter la belle humeur de ces belles & les rendre incapables de ces incommodes reflexions que la pudeur fait faire. Nous montâmes à l’heure arreſtée en caroſſe & nous fîmes quelque tours de Roule, où nous fîmes ſa collation & où nous bumes juſqu’à avoir la langue plus deliée qu’à l’ordinaire. Auſſitôt que nous fumes arrivez au bord de la riviere, nous y loüâmes un petit batteau couvert, qui nous derobant aux yeux de tout le monde, nous permettoit de tout faire ſans apprehender que qui-que-ce-ſoit ſe divertit de nos petites folies. Car de quelles badineries un amour folaſtre & ardent n’eſt-il pas capable ? Comme j’étois celuy qui étoit le plus échauffé, j’étois auſſi celuy qui avoit le plus beſoin de rafraichiſſement. En un moment je fus deshabillé & aurois repreſenté au naturel la vive image d’Adam, ſi j’avois été auſſi bien formé que luy. La plus jeune de nos trois Nayades qui diſputoit avec moy de celuy ou de celle qui ſeroit le pluſtôt à l’eau, m’imita dans mon depouillement & ſe jetta entre mes bras dans un endroit d’eau aſſez baſſe où je l’avois precedée. La plus agée qui n’avoit pas encore vingt ans fit quelque difficulté de vouloir paroître aux yeux dans le bel équipage où Eve vivoit dans le temps de l’innocence originelle & ceda enfin à nos railleries, tirant ſa chemiſe par deſſus ſa teſte, dans les manches de la quelle ſes bras demeurerent exprés embaraſſez pour faire honte à la honte même & pour ébranler la reſolution de ma Belle Amante, & luy faire paſſer par deſſus ces ſentimens de pudeur, dont elle avoit gardé les impreſſions d’un Cloître où elle avoit été élevée & dont elle n’étoit ſortie que depuis peu. Celle-cy ſurpriſe de nos manieres libres, qu’elle traittoit de licentieuſes & que nous appellons vertus civiles, ſe deshabilloit lentement, elle proteſtoit qu’il n’y avoit vertu au monde qui la pût faire reſoudre à ſe baigner nuë & croyoit qu’il luy devoit eſtre permis de garder une chemiſe, par ce qu’elle en avoit apporté une avec ſoy. Pour ne la point effaroucher d’abord nous la laiſſâmes faire juſqu’à ce qu’elle fut en chemiſe en quel équipage elle s’alloit mettre au bain. Nous luy dîmes cent petites choſes pour luy inſpirer nôtre liberté & c’étoit ce ſemble inutilement que nous nous efforçions de la faire conſentir de ſe depoüiller à nôtre exemple, elle ne pouvoit s’accommoder à cette mode qui luy ſembloit offencer la pudeur. Son obſtination nous obligea de remonter dans le batteau ou nous la perſecutâmes ſi agreablement qu’elle promit de repondre à nos deſſeins. En effet, elle tint ſa parole, auſſitôt que nous fûmes redeſcendus dans la riviere, elle nous y ſuivit auſſi. Vous remarquerez que nous avions l’eau jusqu’à la ceinture. Elle qui n’avoit jamais priſe le bain, ſentit un petit boüillement d’eau en certain endroit qui luy cauſa une ſi grande peur, qu’elle s’ecria en tremblant : Ah, Mon Dieu, l’eau entre, l’eau entre. Ce cry nous fit tourner la teſte & ſes compagnes ſe raillant de ſa ſimplicité, je leur fermay la bouche en parlant le plus haut & faiſant fort l’étonné je demanday à cette belle innocente, ſi elle ne s’étoit pas munie de deux tampons ? A quoy fort effrayée m’ayant répondu que non & qu’elle ne ſçavoit pas ce que c’étoit ni quel en étoit l’uſage, je luy repliquay : Helas ! A quoy vous expoſez vous ? Vous vous joüez à devenir hydropique, vous aurez dans un moment le ventre comme un tambour ; Helas ! A quoy penſez-vous ? La peur que je luy cauſois par un accent de voix pitoyable, jointe à la crainte que luy donnoit l’eau qui joüoit toûjours ſon petit jeu, & qui ſembloit ſe plaire en paſſant de donner de petits baiſers à de certains endroits, la fit reſoudre à s’en retourner au batteau avec precipitation. Comme nous en étions un peu éloignez & que la crainte qui la ſaiſſiſſoit la portoit à me conjurer de ne la point quitter, faute de tampon, de peur d’accident, je luy prêtai en la ſuivant par derriere le pouce & le doigt du milieu de la main droite & la garenti d’inconvenient jusqu’au batteau où je la conduiſis ainſi, dans lequel elle remonta en me rendant autant d’actions de graces que ſi je l’avois tirée du plus inevitable naufrage qui ſe vît jamais. Je vous laiſſe à penſer ſi elle fut raillée & ſi nous nous refuſâmes à cette matiere de divertiſſement. Nôtre joye cepandant fut de courte durée parce que la Belle ſe gendarma tout de bon contre tout le monde, ce qui fit que nous nous r’habillâmes ſans prendre le bain autant qu’il étoit neceſſaire pour en profiter.
Cette avanture ſembla ſinguliere à nos deux Sœurs & ſur tout à Placidie, dont le temperament s’accommodoit fort à ces ſortes de recits, qui me prioit inſtamment de vouloir encore plaiſanter ſur la même matiere. Comme je m’apperçus qu’elles goutoient fort ma liberté, je crus que je ne devois rien farder & que ce qui m’arriva un jour en joüant avec les jeunes filles d’une Comteſſe ne leur déplairoit ſans-doute pas. C’eſt ce qui fit que je continuai ainſi.
J’étois déja Moine, quoique je n’euſſe pas encore dix-huit ans & je quittois Paris pour aller aux environs de Perrone quand étant ſurpris à quatorze lieuës de la neige, je me vis neceſſité de demeurer quelques jours dans le chateau de L… où je fus reçu de deux jeunes ſœurs qui étoient ſeules avec les domeſtiques, la Comteſſe leur Mere étant à la Cour, de la plus obligeante maniere du monde. Elles me regalerent magnifiquement & prirent un ſingulier plaiſir à ma converſation, par ce que je leur en contois des meilleures, ce qui fit qu’elles me ſervoient par tout de fidelles compagnes. Je devins ſi familier avec ces aimables Demoiſelles, qu’elles me contoient de toutes leurs petites parties de divertiſſement avec les jeunes filles de la nobleſſe des environs qui leur venoient ſouvent faire la cour. Il arriva qu’une certaine apres-dinée on joüa à la cligne-muſſette. La Cadette des deux Sœurs extremement vive & d’un âge fort ſuſceptible d’amour affectoit toûjours de ſe cacher ſous la courte-pointe de quelque lit, ce qui faiſoit que j’avois lieu, lorsqu’elle ne branloit pas de donner de certaines petites libertez à mes mains. L’aînée n’étoit pas d’une complexion moins amoureuſe & ſe plaiſoit à eſtre chatoüillée. Aprés nous eſtre échauffez & joüé pres d’une demi-heure je quittay ſecrettement la compagnie & m’allay jetter de laſſitude ſur des chaiſes dans une ſale en bas. Deux d’entre nos Joüeuſes qui me cherchoient à pied & à cheval me ſurprirent-là, & croyant que j’étois endormi ſe reſolurent de m’ôter mon chapeau, de me le cacher & de ne me le rendre que huit jours aprés, pour m’obliger à différer mon voyage. Je les avois entendu complotter enſemble & ſe dire l’une à l’autre, qu’il falloit que toute la compagnie des autres jeunes folles me vit en cette poſture & fuſſent temoins du tour que l’on me vouloit joüer. J’étois couché ſur le dos & j’avois mis mon chapeau plus bas que l’eſtomac, je n’eus pas pluſtôt preſſenti leur deſſein, que je donnay une liberté entiere à je-ne-ſçay-quoy que je couvris de mon chapeau ; Elles arrivent au nombre de ſept ou huit, s’etouffent de rire, s’approchent de moy, voulant que chacune trempât dans la priſe de mon chapeau affin qu’aucune ne pût eſtre accuſée en particulier du larcin. Elles y mettent toutes la main enſemble & l’enlevent avec autant de douceur qu’elles le laiſſerent retomber avec promptitude, lors qu’elles virent toutes, que ſelon qu’il ſe pratique ſur les couches dans les jardins, il ſervoit de cloche à une fleur qu’il étoit à propos de laiſſer à l’ombre.
Cette Hiſtoriette ne deplut pas à la Grille. Elle mit à mes deux Sœurs comme l’eau à la bouche, qui jurerent qu’elles étoient inconſolables de l’empechement qu’on alloit mettre à la ſuite d’un commerce qui les divertiſſoit au dernier point, & qui leur adouciſſoit bien des amertumes dans une privation de cent plaiſirs innocens de cette nature, & me conjurerent de leur donner quelque choſe de bon pour la derniere fois & qui les pût faire eternellement reſſouvenir de la fertilité de mon imagination. Je les aimois trop tendrement pour ne pas contribuer de tout mon poſſible à leur paſſetemps. Entre une infinité d’autres Hiſtoriettes de même eſpece je fis choix de celle-cy que je vas rapporter, par ce qu’elle contient quelque choſe de ſingulier.
L’amour n’eſt pas moins de tous les ſexes, qu’il eſt de tous les âges. Si les Femmes ſemblent ne pas reſſentir ſi vivement ſes éguillons que les hommes c’eſt parce qu’elles ont plus de pudeur, car lors qu’elles ont une fois levé le maſque à la honte, elles ſont plus hardies qu’eux & lors que la paſſion les ſollicite, elles ſont beaucoup plus entreprenantes, n’y ayant ruſes dont elles ne s’aviſent & moyens qu’elles ne mettent en uſage pour remplir leurs deſirs, temoin celle dont je vas conter l’avanture.
Une Jeune Eſpagnole devient éperduëment amoureuſe du fils d’un marchand, jeune-homme bien fait de ſa perſonne mais fort ſimple d’eſprit. Comme il n’avoit point d’inclination pour le mariage & que toute autre galanterie luy étoit indifferente, il ne s’appercevoit pas que cette jeune fille avoit pour luy quelque choſe de plus que de l’amitié. C’eſt pourquoy, elle s’efforcoit envain de luy plaire & à le rendre amoureux. Sa paſſion cepandant augmentant de jour en jour & apprenant que cet idiot alloit faire un voyage, elle ſe reſolut de ſe traveſtir en homme, de l’aller attendre à quelques lieuës de la ville & de l’accompagner juſqu’à ce qu’elle eut trouvé l’occaſion de paſſer la nuit avec luy en quelqu’endroit où ſaute de lits ils ſe verroient obligez de coucher enſemble. Ce deſſein luy reüſſit. Nos voyageurs deſcendent dans un village où ils ſont contraints de paſſer la nuit. La Fille n’étoit nullement reconnoiſſable ſous ce déguiſement à ce Jeune-homme qui ne l’avoit jamais fort pratiquée. Ils ſoupent, & ſe mettent au lit. La jeune Eſpagnole devenu cavalier ſe tourne & retourne ; Elle eſt dans un mouvement continuel. Elle s’approche du Garçon, jusqu’à luy eſtre fort incommode. Il ne ſçait où il en eſt, il la répouſſe de la main qu’elle luy prend doucement & qu’il retire promptement. Elle continue de le perſecuter, il la prie de ſe reculer & la repouſſe derechef de la main, qu’elle luy prend & conduit jusqu’à un certain endroit, dont elle eſpere que le ſentiment luy pouroit rendre l’importunité plus ſupportable. Il taſte & touche par haſard ou de deſſein, & ne ſentant rien où il croioit devoir eſtre quelque choſe, il crut que cet homme avoit été circoncis & qu’il étoit aſſurement couché avec un Juif, ne s’imaginant rien autre choſe ſinon qu’on luy avoit coupé le prepuce qu’il jugeoit eſtre le totoquinti. Ce ſot qui croyoit que le Diable l’alloit emporter par ce qu’il étoit couché avec un Juif fit le ſigne de la croix & ſe leva avec une promptitude qui marquoit aſſez ſon épouvante. Il fit alors un ſi grand bruit, qu’il éveilla toute la maiſon. Tout le monde courut au bruit, on s’informe de ce qui s’eſt paſſé, le Jeune-homme fait ſes plaintes, la Fille-garçon eſt accuſé d’eſtre Juif & deferé le landemain à l’inquiſition où il a demeuré trois mois en priſon auparavant que d’eſtre examiné, au bout du quel temps n’y ayant point de preuve contre luy que celle de la circonciſion pretenduë, il fut dépoüillé en preſence de Meſſieurs les Inquiſiteurs qui n’étoient pas aſſez éclairez pour voir le fonds de l’affaire & de quelques vieux chirurgiens qui furent extremement ſurpris de voir, qu’ils ne voyoient rien.
A peine j’achevois cette Hiſtoriette qu’une vieille Sycophante, s’approcha de la porte du Parloir pour y entendre quelle étoit la matiere de nos entretiens ; Mais il étoit trop tard. Je ne ſçay pas cepandant aſſurément ſi elle en avoit entendu quelque choſe, ou ſi le grand ſilence que nous gardâmes à ſes approches luy fut d’un mauvais augure & qu’elle alla fortifier Madame l’Abbeſſe dans les premieres impreſſions qu’on luy avoit donnez de nous, mais il n’eſt que trop vray, que cette même vieille s’etant éclipſée un moment, revint ſur ſes pas dire à mes deux cheres Sœurs qu’on leur interdiſoit doreſnavant le Parloir & qu’elle les vouloit bien laiſſer encore un moment en liberté pour nous dire adieu ſans précipitation, ce qu’ayant dit elle ſe retira. Lors qu’on fut certain de ſon éloignement voyant qu’il falloit faire de neceſſité vertu, il fallut ſe reſoudre à une cruelle ſeparation. Nous nous donnâmes les mains & nous nous baiſâmes de la meilleure maniere qu’il nous fut poſſible. Placidie me conjura de luy écrire un Billet doux en vers pour la divertir dans ſon accablement, ce que luy ayant promis de faire, nous nous ſeparâmes, les larmes aux yeux, le dépit dans l’ame & le projet du recouvrement de nôtre liberté dans l’eſprit. Des deux jours aprés, pour ne pas manquer de parole à Placidie, je luy écrivis en ces termes.
Je croyois que de nos Amours
Nous pourions goûter les délices,
Et que nous ſerions peu de jours
Sans voir la fin de nos ſupplices ;
Mais ce vain eſpoir ma deçu
Mon cœur s’en eſt bien apperçu,
Oüy, j’aurois l’ame trop conſtante
Si j’étois toûjours dans l’attente
De poſſeder un jour un bien
Dont peut-eſtre je n’auray rien.
C’eſt pourquoy je quitte vos charmes,
Quoiqu’ils ayent de fortes armes
Ils ne retiendront pas mon cœur
Sans l’aide de quelque faveur,
Voyez ſi vous m’en voulez faire,
Je ne ſongeray qu’à vous plaire
Si vous étes dans le deſſein
De m’abandonner votre ſein.
Si non ne ſoyez pas fachée
Que mon ame ſoit detachée
De l’inutile affection
Qui chagrine ma paſſion.
Ce n’eſt pas que je ne vous aime,
Mais il n’en ſera plus de même,
Je ne ſentiray dans mon cœur
Qu’un tendre de Frere & de Sœur,
Vous n’en ſerez plus la Maitreſſe,
Mes yeux vous verront ſans tendreſſe
Et diront à vôtre froideur
Vôtre tres humble ſerviteur.
Elle luy fut fidellement renduë ; Elle la communiqua à la Sœur Angelique qui ſe divertit de ſa lecture, & la conjura de me faire connoître dans la réponſe qu’elle me feroit, qu’il luy étoit bien dur d’eſtre dans la captivité & dans la dependance. Or voicy la réponſe de Placidie.
Si vous aimez, on eſt ſenſible à vôtre amour. On ne peut rien contre le deſtin. Vôtre amour a cent bandeaux ſur les yeux de ne pas voir qu’il pourſuit l’impoſſible. Le mien s’expliqueroit plus ouvertement ſi la porte luy étoit ouverte. Vôtre chere Angelique porte impatiemment la Captivité & la dependance. Plaignez, vôtre malheureux ſort. Declamez par une galanterie Poëtique fortement contre la Grille de ce qu’elle eſt aſſez cruelle, aprés avoir été la depoſitaire des gages de nos inclinations réciproques, pour s’oppoſer à nos mutüels & tendres embraſſemens. Faites nous connoître enfin quelles ſont vos diſpoſitions & le fond de vôtre ame.
Je reçus cette reponſe qui trouva mon cœur & mes Muſes diſpoſées à executer les ordres qu’elle leur preſcrivoit. C’eſt pourquoy je mis auſſitôt la main à la plume pour écrire ces vers que j’envoyai à Placidie dés le même jour.
Faut-il qu’une facheuſe Grille
Auſſi forte qu’une baſtille
S’oppoſe à mes ardens deſirs,
Et qu’une ſi charmante Fille
Dont l’Ame amoureuſe petille
De goûter de tendres plaiſirs
Demeure ainſi dans ſa coquille ?
Non, je ne le ſçauroit ſouffrir,
Il faut aimable Placidie
Que mon Amour y remedie,
C’eſt ce que je viens vous offrir.
Si vous conſentez à me ſuivre
Et de quitter votre convent,
Souffrez que je vous en delivre,
Et nous mettrons le Voile au Vent.
Et vous adorable Angelique
Si le cœur vous en dit auſſi
Et qu’un deſir d’amour vous pique,
Je finiray vôtre ſouci,
Quoique ſeul contre deux pucelles,
Je ne manqueray pas de cœur
Il ſuffit que vous ſoyez belles
Pour me donner de la vigueur.
Diſtinguez-moy donc de la foule
Lors que je ſeray dans le choq
Vous reconnoiſtrez qu’un bon coq
Peut contenter plus d’une poule.
Le ſort qui perſecute toûjours de plus en plus les malheureux frappa d’un rude coup la pauvre Placidie. La Confidente entre les mains de la quelle j’avois, par ſes ordres, remis ce billet, trahit la fidelité qu’elle devoit au ſecret. Elle ſe fit une affaire de conſcience & crut que ce ſeroit ſe livrer à un éternel ſcrupule que de ne pas delivrer cette lettre à l’Abbeſſe, qui ayant luë luy ordonna d’achever ſa commiſſion. Elle tomba donc és mains de Placidie qui s’en divertiſſoit un jour enfermée dans ſa cellule avec Angelique, quand l’Abbeſſe les prit ſur le fait. Elle leur fit commandement de luy préter ce papier, qui portoit avec luy les aſſurances d’une penitence à l’execution de laquelle, comme je l’ay appris depuis, furent commiſes les Diſciplines, les jeunes & cent autres inſtrumens d’expiation qui jetterent de l’huile ſur le feu, ſuivant cette Maxime : Que la difficulté irrite & donne de nouveaux accroiſſemens à la paſſion.
J’étois le plus content du monde de ma compoſition, ne doutant point que le ſuccez n’eut repondu à mon attente ; Mais je fus fort trompé lors qu’ayant reçu une réponſe que l’Abbeſſe luy ordonna de me faire qui me marquoit qu’Angelique & elle avoient la liberté du Parloir, je ne m’y fus pas pluſtôt preſenté, que je m’y vis ſuivi de mon Superieur, à qui l’Abbeſſe avoit declaré le fait qui de ſon côté ne manqua pas de s’y trouver. Elle parla dabord de mes aſſiduitez au Parloir & enfin du beau terme où nous avoit conduit cette familiarité dont mon billet, qui me fut repreſenté, faiſoit foy. On ne ſçauroit s’imaginer quelle fut ma confuſion & ma ſurpriſe. Il n’y a que mes épaules & mon ventre qui puiſſent rendre un témoignage fidelle des moyens qui furent employez pour m’ôter le deſſein d’y retourner de ma vie.