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Les Esclaves dans les colonies espagnoles

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LES ESCLAVES
DANS
LES COLONIES ESPAGNOLES.

Havane, île de Cuba, 15 juillet 1840[1].

Les philosophes et les publicistes n’ont pas, ce me semble, examiné d’assez près les questions qui tiennent à la situation des colonies européennes dans les Antilles et à l’esclavage qui s’y trouve établi. L’harmonie magique du mot liberté trompe beaucoup d’esprits et leur donne le vertige. Sans approfondir les faits qui se rattachent à ces débats, on part d’une appréciation incomplète, et, de fausse conséquence en fausse conséquence, la philantropie aboutit à faire égorger les blancs pour rendre les nègres misérables, en espérant les rendre libres. Je sais qu’à ces mots les enthousiastes crieront anathème contre moi, créole endurcie, élevée dans des idées pernicieuses, et dont les intérêts se rattachent au principe de l’esclavage ; mais je les laisserai dire, et m’en rapporterai au bon sens des esprits droits. Si, après avoir lu cet écrit, ils me condamnent, je me livre à eux dans mon humilité, leur demandant grace pour mon cœur en faveur de cet amour inquiet de la justice qui peut m’égarer, mais qui ne saurait jamais détruire la généreuse pitié dans le cœur d’une femme.

Rien de plus juste que l’abolition de la traite des noirs ; rien de plus injuste que l’émancipation des esclaves. Si la traite est un abus révoltant de la force, un attentat contre le droit naturel, l’émancipation serait une violation de la propriété, des droits acquis et consacrés par les lois, une vraie spoliation. Quel gouvernement assez riche indemniserait tant de propriétaires qui seraient ainsi dépouillés d’un bien légitimement acquis ? L’achat des esclaves dans nos colonies n’a pas seulement été autorisé, il a été encouragé par le gouvernement, qui en a donné l’exemple en faisant venir les premiers nègres pour le travail des mines.

Après la découverte de l’Amérique, les nations les plus éclairées protégèrent le commerce des esclaves ; l’Angleterre obtint notamment le monopole de la traite, et le garda pendant plus d’un demi-siècle. Dans ces temps où le monde était gouverné par la force matérielle, un nègre nourri, habillé par son maître, et qui acquittait ce bienfait par son travail, était plus heureux que le vassal, qui, après une corvée seigneuriale, payait ses redevances, puis mangeait et s’habillait, s’il pouvait trouver de quoi s’habiller et vivre.

Pour porter un jugement équitable sur les faits historiques, il faut se reporter aux temps et aux lieux qui les ont vus naître, examiner le degré de lumière, les usages et même les préjugés de l’époque ou du pays. On a donc autant de tort à blâmer l’Espagne d’avoir été jadis une des premières nations qui ait encouragé le commerce des esclaves, qu’on serait coupable aujourd’hui de le tolérer. Cependant, si l’on réfléchit qu’alors comme maintenant les Africains condamnés à l’esclavage ont été préalablement destinés à être tués et dévorés, on ne sait plus où est le bienfait, où est la cruauté.

Lorsqu’une tribu faisait des prisonniers sur une tribu ennemie, si elle était antropophage, elle mangeait ses captifs ; si elle ne l’était pas, elle les immolait à ses dieux ou à sa haine. La naissance de la traite détermina un changement dans cette horrible coutume : les captifs furent vendus. Depuis cette époque, le commerce des esclaves ayant toujours augmenté, et l’amour du gain s’étant développé proportionnellement chez ces barbares, les rois ou chefs de tribus ont fini par vendre leurs propres esclaves aux marchands européens. Le changement de maîtres était un bienfait pour ces captifs ; en Afrique, l’esclave est non-seulement plus maltraité que sous la domination des blancs ; il est à peine nourri, n’est point habillé, et, s’il devient vieux ou infirme, s’il perd un membre par accident, on le tue, comme on ferait chez nous d’un bœuf ou d’un cheval.

Ainsi, même en abolissant la traite, on sera encore bien loin d’atteindre le but d’humanité que se proposent les nations qui se croient philantropiques. On connaît les efforts persistans de l’Angleterre pour affranchir les esclaves dans les colonies espagnoles ; si la source de ses efforts était pure, la Grande-Bretagne aurait une belle gloire à conquérir, celle de détruire le mal dans sa racine, en proclamant une sainte ligue en Europe. Cette nouvelle croisade aurait pour mission d’aller en Afrique apprendre aux tribus sauvages, soit par la persuasion, soit par la force, que l’homme doit respecter la vie et la liberté des hommes. Sans cela, le résultat de tant de nobles efforts sera incomplet et le but manqué ; car, si l’on présente aux malheureux nègres (et ils sont compétens dans l’affaire), si on leur présente, dis-je, la cruelle alternative ou d’être tués et mangés par les leurs, ou de rester esclaves au milieu d’un peuple civilisé, leur choix ne sera pas douteux ; ils préfèreront l’esclavage.

« Loin d’être un malheur, c’est un bonheur pour l’humanité que l’exportation des Africains esclaves aux Antilles, dit le célèbre Mungo-Park : d’abord parce qu’ils sont esclaves chez eux, puis parce que les noirs, s’ils n’avaient l’espoir de vendre leurs prisonniers, les massacreraient. » Cet aveu n’est pas suspect de la part d’un Anglais élevé par la société africaine à Londres, et nourri de ces maximes philantropiques qui, sous le voile de l’amour de l’humanité, cachent des vues d’intérêt et de monopole.

Il est hors de doute que l’île de Cuba fait du sucre meilleur et en plus grande quantité que les colonies anglaises de l’Inde, et que l’abaissement de l’industrie coloniale de l’Espagne, livrant aux Anglais le monopole exclusif d’une denrée qui est aujourd’hui de première nécessité dans le monde, deviendrait une source de prospérité pour la leur ; car, le sucre de la Nouvelle-Orléans et du Brésil n’étant pas encore comparable à celui de la Havane, l’île de Cuba est la véritable et unique rivale des colonies anglaises. Aussi les tentatives les plus coupables, les plus hostiles, ont été employées contre elle par la rivalité de l’Angleterre. Il est rare qu’une révolte de nègres dans les habitations de l’île n’ait pas été excitée par des agens anglais ; quelquefois par des Français. Un amour mal entendu de la liberté sert de mobile à ces derniers ; les autres n’obéissent qu’à une impulsion intéressée.

Pendant qu’on cherchait par de perfides instigations à soulever les nègres contre leurs maîtres, le gouvernement anglais, appartenant au culte protestant, comme chacun sait, faisait répandre aux Antilles une prétendue bulle du saint père contre l’esclavage en Amérique. Cette bulle a-t-elle été véritablement octroyée par sa sainteté ? Je serais tentée d’en douter ; toutefois elle a été propagée à Cuba en langue latine et en langue anglaise comme pièce authentique. Je regrette de n’avoir pas la copie de cet acte, qui d’ailleurs est imprimé, et qu’on a cherché à répandre clandestinement à la Havane. Cette bulle, apportée par un bâtiment de guerre anglais, est un appel aux sentimens religieux et une menace d’anathème contre le catholique qui n’aiderait pas de toute sa puissance à la destruction de l’esclavage ; elle déclare en état de péché mortel les fidèles qui, même par la pensée, ne le maudiraient pas.

Un tel mode de prosélytisme, employé dans les colonies, ne peut avoir d’autre résultat que la révolte. Évidemment, il ne s’adresse pas aux maîtres, si intéressés à conserver leurs esclaves, mais aux nègres, chrétiens ignorans, qui croient leurs propres intérêts d’accord avec des maximes ainsi proclamées. Allumer à la clarté divine de la foi le brandon de la haine et de la vengeance, est-ce là, j’en appelle aux gens de bien, aux gens de cœur, à la nation anglaise, des exploits que l’amour de l’humanité admette ou justifie ?

L’esclavage est un attentat contre le droit naturel ; mais il existe en Asie, il existe en Afrique, il existe en Europe, aux États-Unis, au centre même de la civilisation, et on le tolère ; jamais jusqu’ici, que nous sachions, personne n’a osé, à l’aide d’une doctrine religieuse, l’attaquer en Russie. Il n’éveille les réclamations de la philantropie que contre les colonies d’Amérique, où il fut protégé jadis par les mêmes puissances qui le flétrissent maintenant ; et, comme la force de la loi et le droit s’opposent à l’accomplissement de leurs vues, on fait appel au fanatisme, à la sédition, au massacre.

Qu’on abolisse la traite, on n’atteindra pas encore, malheureusement, le but indiqué par les philantropes, l’affranchissement de l’espèce humaine. Mais, entre une impossibilité et une injustice, on aura fait ce qu’il est possible de faire ; les états de l’Europe civilisée auront rempli un devoir, rendu hommage à l’humanité et calmé leur conscience du XIXe siècle. Toutefois il faut qu’ils commencent, avant tout, par respecter la propriété et la vie de leurs frères.

Je m’aperçois que je m’écarte de l’ordre de mon récit, et j’y reviens. À peine trente ans s’étaient-ils écoulés après la découverte de l’Amérique, que la race indigène se trouva considérablement diminuée. L’horreur qui s’empara des Indiens lorsqu’ils sentirent leur indépendance enchaînée, les rudes traitemens que les Espagnols leur faisaient subir pour les forcer au travail, le désespoir causé par une si violente contrainte à des gens qui avaient toujours vécu dans l’indolence, toutes ces causes, réunies au fléau de la petite vérole qui les décima au commencement du XVIIe siècle, firent bientôt disparaître du globe une race douce et inoffensive. Avant l’arrivée des conquérans, leurs besoins se bornaient à vivre de poissons et de fruits, si abondans sur cette terre bénie. Les fruits, si j’ose m’exprimer ainsi, leur tombaient dans la bouche sans qu’ils eussent la peine de les cueillir, et la pêche était un plaisir sensuel pour un peuple dont toutes les jouissances consistaient dans le repos et dans la contemplation de la nature. Lorsque les maladies, la fatigue et le suicide eurent moissonné un grand nombre d’Indiens, les terres restèrent en friche faute de bras pour les cultiver. L’abandon et la solitude menacèrent de stérilité ces belles contrées, conquises avec tant d’audace et de bonheur par la civilisation européenne. L’évêque de Chiapa, Fray Bartolomé de Las Casas, se constitua l’ardent champion de cette race infortunée ; ses paroles évangéliques retentirent jusqu’aux extrémités du monde ; dans ces temps de barbare despotisme, il eut le courage de blâmer un roi et de plaindre hautement un peuple malheureux. Ce saint homme fut le premier qui demanda des Africains esclaves pour l’Amérique, d’abord afin de soulager la race indienne qui allait s’éteindre, puis afin d’empêcher les cannibales de dévorer leurs ennemis. L’amour de l’humanité importa en Amérique le germe de l’esclavage, dont l’origine fut due à la pensée charitable d’un homme plein de courage et de vertu. Il faut avouer qu’on était bien loin alors de cet idéal de perfectionnement social vers lequel on marche aujourd’hui avec tant d’ardeur. Mais reconnaissons une vérité importante, c’est qu’en tout temps il y a danger à envisager le bien et le mal d’une manière absolue. Aujourd’hui même, le monde est encore assez mal ordonné pour que l’esclavage doive, comparativement, être regardé comme un bien.

Nous venons de voir comment l’esclavage fut introduit en Amérique. Après de vifs débats dans le conseil du roi don Fernando, on résolut d’envoyer des nègres pour remplacer les indigènes. Depuis 1501 jusqu’en 1506, il fut permis d’en introduire un petit nombre dans Hispaniola, aujourd’hui Saint-Domingue, mais sous la triple condition qu’ils seraient choisis parmi les Africains, élevés et instruits dans la religion catholique à Séville, et qu’à leur tour ils instruiraient les Indiens. En 1510, le roi don Fernando expédia encore de Séville cinquante nègres destinés au travail des mines.

Le nombre des Indiens natifs diminuait chaque jour : ils se pendaient aux arbres ou émigraient aux Florides. Le roi ordonna qu’on les ménageât davantage, et surtout qu’on les laissât en liberté ; mais ils étaient si faibles et si peu endurcis à la peine, que quatre jours de travail d’un Indien ne valaient pas la journée d’un Africain ; on se vit obligé d’augmenter le nombre des nègres que le gouvernement faisait importer pour son compte. À cette époque, le monopole s’empara de la traite. Charles-Quint autorisa les Flamands, en 1516, à introduire quatre mille nouveaux esclaves à Saint-Domingue, et plus tard le même nombre fut concédé aux Génois. Déjà vers ce temps, et bien que nul traité semblable ne fasse mention de l’île de Cuba, les chroniques parlent d’une révolte d’esclaves qui éclata dans la sucrerie de don Diégo, colon, fils de don Cristobal ; ce qui porterait à croire qu’on avait introduit quelques nègres par contrebande. Quoi qu’il en soit, ce ne fut qu’en 1521, immédiatement après la mort de Vélasquez[2], que pour la première fois les Flamands amenèrent, avec l’autorisation du roi, trois cents nègres à Cuba. Les immenses bénéfices de la traite avaient attiré en Amérique un si grand nombre de Flamands, que, dans plusieurs contrées, le nombre de ces derniers ayant surpassé celui des Espagnols, ils ne craignirent pas d’attaquer les anciens conquérans, qui les repoussèrent. Néanmoins, la cour d’Espagne prit l’alarme, le système de prohibition prévalut de nouveau dans le conseil du roi, et ce ne fut qu’en 1586 que don Gaspar de Peralta obtint un nouveau privilége pour introduire à Cuba deux cent huit esclaves, moyennant la redevance de 2,340,000 maravédis, ou 6,500 ducats. Un second privilége fut accordé à Pedro-Gomez Reynal, pour vendre trois mille cinq cents esclaves par an pendant neuf années, à condition qu’il paierait au roi 900,000 ducats par an ; enfin, en 1615, un troisième monopole fut accordé à Antonio-Rodriguez d’Elvas, moyennant 115,000 ducats par an.

Plus tard, un nommé Nicolas Porcia acheta diverses obligations appelées par les Espagnols cartillas del pagador, qui ne lui furent pas délivrées. Pour se rembourser, il obtint le privilége de l’importation des nègres pour cinq ans ; mais, n’ayant pas les fonds nécessaires pour l’exploiter, il le céda aux Allemands Kusmann et Becks, qui, après avoir fait fortune, ne payèrent le pauvre Porcia qu’en le faisant incarcérer comme fou par le gouvernement de Carthagène. Il l’était si peu, qu’il parvint à s’échapper de sa prison, aidé par la fille du geôlier qu’il avait séduite, et se rendit à la cour d’Espagne. L’attentat dont il avait été victime excita l’intérêt du gouvernement ; on le dédommagea en lui accordant un nouveau privilége pour cinq ans.

On voit que tous ces traités ont peu d’importance, et que, jusqu’au commencement du XVIIe siècle, les esclaves introduits dans les Antilles furent en petit nombre. Il est vrai que l’île de Cuba n’exploitait pas encore de mines, et que l’Espagne, tout occupée des trésors qu’elle tirait du continent, n’avait garde de songer aux parcelles d’or qui roulaient avec le sable de nos rivières. D’ailleurs, elle avait à lutter contre la jalousie des autres puissances qui la harcelaient de toutes façons ; guerre ouverte, pirates, flibustiers, tout était bon pour lui faire payer sa belle trouvaille d’outre-mer. Quoi qu’il en soit, pendant le cours du XVIIe siècle, la traite cessa presque entièrement. Le roi n’octroya plus de priviléges et se borna à faire introduire de loin en loin à la Havane un petit nombre d’esclaves destinés au travail des mines. Cet état de choses dura jusqu’à la guerre de succession, époque où les Français vinrent réveiller notre agriculture, qui, faute d’encouragemens, était tombée en léthargie. Ils livrèrent des nègres en échange du tabac, et l’industrie reprit quelque peu de mouvement. Mais à la paix d’Utrecht les Anglais obtinrent le monopole de la traite. C’est à leur activité et au grand nombre d’esclaves qu’ils introduisirent dans l’île, lorsqu’en 1762 ils se rendirent maîtres de la Havane, qu’elle doit le développement nouveau de ses progrès agricoles. En 1763, le nombre des esclaves, qui, en 1521, était de trois cents, fut porté jusqu’à soixante mille.

Que le saint homme de Chiapa me pardonne ! l’esclavage qu’il importa fut pour la Havane un déplorable germe ; devenu arbre géant, il porte aujourd’hui les fruits amers de son origine, mais on ne saurait l’abattre sans courir le risque d’en être écrasé. Source inépuisable de douleurs, de graves responsabilités et de craintes, il est en outre, par les excessives dépenses qu’il occasionne, un principe de ruine permanente. Le travail de l’homme libre serait non-seulement un élément plus pur de richesse, mais aussi plus solide et plus lucratif. Si la prohibition de la traite était rigoureusement observée, et que la colonisation fût encouragée avec activité et persistance, l’extinction de l’esclavage s’opérerait sans secousse, sans dommage, et par le seul fait de l’affranchissement individuel. Il faudrait, pour obtenir ce résultat, que l’impéritie et l’amour du gain ne l’emportassent pas sur les vrais intérêts de l’état et sur l’amour de l’humanité ; il faudrait qu’en présence du traité solennel qui prohibe la traite, on n’eût pas des barracones ou marchés publics de nègres bozales[3] ; il faudrait que les gouverneurs des villes n’autorisassent pas, par la présence d’agens de police, le débarquement des navires négriers ; il faudrait, enfin, que le contrebandier marchand d’esclaves ne fût pas imposé d’une once d’or par tête de nègre qu’il introduit dans l’île. Ce honteux marché trouve son prétexte dans le zèle des autorités pour la colonie, qui, disent-elles, périrait sans le commerce des esclaves ; zèle dangereux pour ces autorités même, car leur position serait fort compromise, si le gouvernement supérieur venait à connaître leur coupable tolérance. Depuis la nouvelle prohibition de la traite, c’est-à-dire depuis cinq ans, les gouverneurs des villes ont puisé à cette source impure plus d’un million de piastres, somme énorme, mais facile à expliquer, si l’on réfléchit que dans cet espace de temps on a introduit dans nos ports plus de cent mille esclaves, tandis qu’à peine y est-il entré trente à quarante mille colons ou autres émigrans de race blanche.

Il y a diverses causes à cette disproportion.

Une des plus tristes conséquences de l’esclavage, c’est d’avilir le travail matériel. L’agriculture étant la première et la plus générale ressource des classes prolétaires, l’excédant de la population européenne se porterait de préférence dans un pays qui lui offre un bon salaire, le bien-être et une belle nature, plutôt que d’affluer dans les froids déserts de l’Amérique du nord. Mais à peine les prolétaires européens arrivent-ils ici, qu’ils se voient confondus avec une race esclave et maudite ; leur orgueil se révolte, ils rougissent de l’affront, puis ils cherchent à leur tour à se faire servir. Le premier usage que fait de ses premières épargnes un pauvre laboureur, c’est l’achat d’un nègre, d’abord pour diminuer ses fatigues, ensuite pour racheter la honte de travailler de ses propres mains. Ainsi toutes les époques les mêmes abus ont développé les mêmes passions, et nos mœurs rappellent encore, au XIXe siècle, celles des Grecs, des Romains et des temps féodaux.

Il y a quelques années, un Havanais, patriote éclairé, conçut un projet qui l’honore. Il fit appel dans un journal à cinquante laboureurs de Castille, lieu de son origine. Il leur offrait tous les avantages requis pour venir habiter l’île de Cuba et cultiver la canne à sucre dans ses propriétés. Peu de jours après, dans le même journal, on vit paraître la plus furibonde réclamation de la part d’un Castillan résidant à la Havane. Ce dernier se plaignait amèrement de l’insulte faite à son pays, ajoutant que les honnêtes Castillans n’étaient pas encore réduits à un tel degré de misère et d’avilissement, qu’ils dussent s’appareiller (aparejarse) avec les nègres esclaves de l’île de Cuba. Ce superbe dédain des hommes blancs envers les nègres n’est pas seulement produit par le mépris attaché à l’esclavage, mais par le stigmate de la couleur qui semble perpétuer au-delà de l’affranchissement la tache d’une condamnation primitive. On dirait que la nature a signé de sa main l’incompatibilité des deux races. Peut-être un jour devrons-nous à la civilisation une fusion fraternelle ; malheureusement elle n’est pas encore près d’arriver.

Toutefois, une circonstance digne de remarque, c’est que les blancs créoles dans nos colonies sont plus humains envers les nègres que ne le sont les Européens, soit que le créole devienne plus compatissant à force de voir les hommes d’Afrique vivre et souffrir près de lui, soit que sa vie patriarcale le porte à étendre jusqu’aux noirs la pitié paternelle du foyer domestique. Il se montre non-seulement plus doux, mais moins altier envers ses esclaves. Tout en les traitant avec l’autorité du maître, il y mêle je ne sais quelle nuance d’adoptive protection, je ne sais quel mélange de la sollicitude paternelle et de l’autorité seigneuriale, qui ne manque pas de charme pour ces ames qui n’ont jamais ressenti les supplices de l’orgueil humilié.

L’Européen qui apporte à Cuba les exigences raffinées de son pays, commence par témoigner pour le nègre esclave une pitié exaltée ; il passe de là, sans transition, au mépris pour son ignorance, ensuite il s’impatiente de sa stupidité ; et, comme le pauvre nègre ne le comprend pas, il finit par se persuader qu’un nègre est une sorte de bête de somme, et se prend à le battre comme un chameau. De tels procédés ne sont pas exclusivement le partage des maîtres, ils sont aussi pratiqués par les domestiques européens qu’on amène à Cuba ; leur orgueil, révolté à la vue de la domesticité dégradée jusqu’à l’esclavage, les rend insolens et cruels.

Néanmoins, ces inconvéniens ne sauraient être insurmontables. Mille préjugés ont été détruits par le temps et par la civilisation, mille difficultés aplanies par les progrès de la raison. Déjà un des plus riches propriétaires de l’île a formé il y a plusieurs années le projet d’établir une sucrerie modèle, exploitée seulement par des hommes libres. Mais, au moment où il fut question de faire venir un certain nombre de colons allemands pour cet objet, des difficultés soulevées par l’autorité le forcèrent à y renoncer. D’autres colons, que les ravages causés par le choléra parmi les nègres ont avertis du danger, commencent à faire travailler des hommes salariés, soit à la journée, soit à des prix convenus, mais seulement pour couper, rouler et charrier de la canne ; cet essai, qui leur a réussi, trouvera des imitateurs, il ne faut pas en douter, surtout si l’on parvient à attirer dans la colonie des laboureurs allemands, gens paisibles et bons travailleurs.

Malheureusement la politique suivie jusqu’à ce jour a préparé les obstacles qui s’opposent maintenant à ce que le travail des hommes libres vienne remplacer celui des esclaves. Il faudrait que le système actuellement en vigueur fût modifié d’après les nouveaux besoins. Le gouvernement espagnol a toujours redouté pour ses états d’outre-mer le contact étranger, d’abord à cause de la jalousie des autres nations, ensuite par les inspirations d’une politique craintive, soupçonneuse et peu favorable aux idées libérales. Les pertes et les malheurs de l’Espagne ont dû faire disparaître depuis long-temps les sentimens d’envie qu’elle avait inspirés, et les innovations déjà opérées dans ses institutions promettent à sa colonie une réaction heureuse. Quoi qu’il en soit, l’Espagne ancienne, au lieu de favoriser l’introduction des colons de la métropole dans l’île de Cuba, craignant de se dépeupler elle-même, déjà épuisée d’hommes par les émigrations antérieures en Amérique et par tous les fléaux qui ont pesé tour à tour sur sa terre désolée, n’a guère donné à la colonie, jusqu’au commencement de ce siècle, d’autres recrues que quelques aventuriers qui fuyaient pour éviter la conscription, et un petit nombre de négocians qui, déjà enrichis sur ce sol, y fixaient leur domicile par reconnaissance.

On en était là, lorsque la révolution de Saint-Domingue éclata. Le développement de notre industrie attirait alors dans l’île un grand nombre de nègres d’Afrique. Allumée chez nos voisins, la lave pouvait se précipiter sur nous et nous engloutir sous sa couche brûlante. D’un autre côté, les grandes et nouvelles théories françaises, répétées par l’écho des cortès de Cadix, et transmises dans nos villes par la presse, dans nos campagnes par des agens secrets, éveillèrent des idées et des sentimens inconnus jusqu’alors. Le mot liberté résonna dans la colonie, et plusieurs révoltes lui répondirent. À ce bruit notre gouvernement comprit pour un moment tout le danger qui nous menaçait. C’était pendant l’administration de don Alexandro Ramirez, homme d’une haute vertu et d’un zèle infatigable pour le bien public. Sous son influence, on organisa une junte d’encouragement en faveur de la colonisation, seul moyen d’accroître la force de la caste blanche en face des hordes africaines, de conserver pour l’avenir la prospérité de la colonie et de détruire l’esclavage. Cette réunion de bons patriotes s’occupa d’abord avec zèle de sa mission. Les établissemens de Nuevitas, de Santo-Domingo, Isla-Amelia, Fernandina, et d’autres[4], furent offerts aux émigrans. Mais la nouvelle institution avait besoin d’argent : la junte en manqua, et ses efforts restèrent infructueux. Ses fonctions se bornent maintenant à figurer, sur la Guia de Forasteros (Guide des Étrangers). Par un decreto real du 21 août 1817, les fonds provenant de la contribution sur les frais judiciaires furent destinés à encourager la colonisation ; mais on ne tarda pas à leur donner un autre emploi, et les priviléges et franchises offerts aux nouveaux colons par le même décret n’ont pu porter aucun fruit. En attendant, les contrées destinées à recevoir la colonisation restent peuplées d’esclaves. Plus des deux tiers du territoire de cette île, si admirable de beauté et de jeunesse, condamnés à ne point connaître la main de l’homme, étalent encore en splendides forêts vierges, en lianes sauvages et solitaires, l’opulence de sa sève indomptée.

Sous le gouvernement absolu de Ferdinand VII, en 1817, M. de Pizarro étant ministre des affaires étrangères, l’Espagne conclut avec l’Angleterre le traité par lequel elle s’interdisait le commerce des esclaves, et concédait aux Anglais le droit de visite. En compensation des dommages qu’allaient éprouver les armateurs et les négocians espagnols, l’Angleterre accordait à l’Espagne soixante-dix mille livres sterling ! sacrifice généreux en apparence, offert au culte de la liberté, mais qui, (par sa magnificence même, décelait la véritable idole à laquelle il était consacré. Toutefois, cette somme, au lieu de recevoir sa destination, fut en partie dilapidée, et le reste employé à l’achat de plusieurs vaisseaux russes en fort mauvais état, qui, destinés à porter des troupes en Amérique pour combattre l’indépendance du Mexique et du Pérou, ne sortirent jamais du port de Cadix, et y pourrirent. Ce marché immoral et frauduleux fut conclu par l’entremise de M. N…, favori du roi, voué aux intérêts de la Russie. Plus tard, les Anglais désirèrent ajouter de nouvelles clauses plus rigoureuses au traité d’abolition, qui, comme nous l’avons déjà dit, était chaque jour violé ostensiblement. Ils insistèrent à plusieurs reprises auprès du gouvernement espagnol ; jusqu’en 1834, leurs demandes furent éludées. À cette époque, M. Martinez de la Rosa devint ministre des affaires étrangères. L’Espagne avait besoin de ménager le gouvernement anglais, qui le premier se prêta au traité de la quadruple alliance, et qui, par son influence, pouvait lui être d’un puissant secours contre le prétendant. Les Anglais, profitant de cette circonstance, devinrent plus pressans. Entre autres exigences, ils demandèrent que les capitaines de bâtimens négriers arrêtés fussent jugés, soit par les lois contre la piraterie, soit par les lois anglaises : clause réciproque en apparence, mais seulement en apparence. L’Espagne, intéressée au commerce des esclaves, avait, depuis l’abolition de la traite, appuyé, sinon protégé, l’arrivée des bâtimens négriers dans ses colonies. Ainsi, ce droit de visite aussi arbitraire qu’humiliant pour notre marine marchande ; ce droit, qui sert chaque jour d’excuse à des étrangers pour violer, sous le prétexte du moindre soupçon, le domicile maritime de l’Espagnol, et pour y commettre des actes illicites, violens, souvent des larcins ; ce droit odieux et flétrissant aurait été enfin complété par celui de pendre ou fusiller, au gré du premier officier anglais de mauvaise humeur, tout Espagnol prévenu de faire le commerce des esclaves ; et comme, sur cinq bâtimens, deux au moins sont confisqués sans motif suffisant, il en serait résulté que, sur cinq capitaines, deux auraient peut-être été condamnés injustement à mort.

Pour comprendre tout ce qu’il y a de révoltant dans ce droit de visite, il faudrait connaître la multitude de faits, de procès, de réclamations dont il est la source. Quelques mois avant mon arrivée à Cuba, un négociant catalan, après avoir fait sa fortune dans cette île, fréta un bâtiment ; il s’embarqua pour retourner dans son pays avec sa famille et son trésor. À peine le navire se trouva-t-il hors du canal, qu’une croisière anglaise l’aborda. L’ayant visité, le commandant anglais décida que, d’après la construction du navire, il était évidemment destiné à la recherche des nègres sur la côte d’Afrique. Était-il vraisemblable qu’un homme entreprît une telle expédition entouré de ses enfans, de ses chiens, de ses oiseaux, et de toutes ces innombrables bagatelles qui accompagnent le foyer domestique ? Ces considérations, néanmoins, furent vaines ; le navire, en attendant une décision ultérieure, fut confisqué, et, deux jours après, la famille dépouillée et désolée fut rejetée sur les côtes de Cuba.

Le gouvernement espagnol repoussa les deux propositions des Anglais contre les capitaines de bâtimens négriers, l’une comme cruelle, l’autre comme contraire à la dignité nationale ; après de vifs débats, il fut convenu qu’une loi espagnole, rendue ad hoc, fixerait la peine réservée à ce genre de délit. Il ne convenait pas à l’honneur de la nation anglaise qu’un trafic, dont elle avait eu le monopole pendant plus d’un demi-siècle, fût qualifié de piraterie. Une autre question fort importante fut agitée à ce sujet. Le droit de visite et de prise une fois stipulé, il restait à décider ce que les Anglais feraient des nègres saisis : le premier traité n’avait rien précisé à cet égard. Embarrassés, et peut-être émus d’une sorte de pudeur, les Anglais n’osèrent pas d’abord en faire un emploi lucratif, mais ils s’avisèrent de les lâcher sur nos côtes, sous le nom d’emancipados, espérant apparemment que la présence des nègres libres exciterait l’émulation des nègres esclaves et les entraînerait à la révolte. Notre gouvernement réclama contre cet abus ; les Anglais, au contraire, voulurent qu’il fût autorisé par une nouvelle clause ajoutée au traité. Le ministre espagnol refusa positivement d’y consentir.

Les cargaisons de nègres dits émancipés, déposées ainsi dans l’île sans autorisation légale, étaient livrées au gouverneur lui-même, qui les remettait à son tour à divers colons, moyennant la redevance annuelle d’une once d’or par tête. À l’expiration de la première année, ces nègres sont tenus de se présenter devant le gouverneur, qui, après s’être assuré qu’ils n’ont pas appris un état (ce qu’ils ne font jamais), les livre de nouveau au colon, et toujours pour deux années, d’où il résulte que leur sort est précisément celui de l’esclave à cette exception près qu’ils manquent des soins et de la protection du maître. Ceux qui se chargent d’eux, n’étant pas intéressés à leur conservation, les soumettent à des travaux bien plus pénibles, et, la ressource de l’affranchissement leur étant interdite, leur esclavage devient éternel par le fait. Aussi, contre toutes les prévisions des Anglais, l’état d’emancipado, loin de séduire les esclaves, est-il pour eux un sujet de mépris. Lorsqu’ils veulent adresser une injure à ceux qui portent ce titre, ils les apostrophent en leur disant : « Vous n’êtes que des emancipados. » Le sens du mot liberté n’est pas nettement compris par le nègre ; il estime le bien-être matériel beaucoup plus que l’indépendance, ou peut-être a-t-il assez de bon sens pour s’apercevoir que le bienfait est dans la chose et non dans le mot, et que le sort qu’on veut lui faire ne vaut pas celui qu’on lui fait.

Aujourd’hui les Anglais, voyant le peu de succès de leurs plans, commencent à mettre à profit leurs captures nègres, soit en les vendant sous main, soit en les conduisant sur leurs pontons à la Trinité et ailleurs ; là, les nègres captifs sont soumis à de pénibles travaux et à des privations telles, que le sort des esclaves de Cuba leur paraît très digne d’envie. Une partie de ces cargaisons est destinée à retourner en Afrique ; mais, au lieu de rendre les nègres à leurs foyers, on les conduit dans les établissemens anglais des côtes africaines, que les négocians de cette nation, protégés par leur marine royale, remplissent de nègres loués pour vingt ou trente ans. Cette dernière condition, exemptant le maître de tout devoir envers le nègre, est mille fois pire que celle de l’esclave.

Le nombre d’esclaves de l’île, nombre qui s’élevait à 60,000 en 1763, était en 1791 de 133,559, et en 1827 de 311,051 ; la population des blancs, relativement aux hommes de couleur, était, en 1827, de 44 sur 56 ; et en 1832, sur 800,000 habitans, on en comptait déjà environ 500,000 de couleur. Depuis, et jusqu’en 1839, le nombre des nègres s’est considérablement accru, comparativement à celui des colons, et je ne crois pas me tromper en le portant aujourd’hui à plus de 700,000.

Bien que, dans leurs théories avouées, les autorités se montrent toujours favorables à la colonisation, elle n’est pas encouragée ; et, si les étrangers qui abordent à Cuba sont reçus sans difficulté, on ne fait rien pour en attirer d’autres. Il est vrai que le plus grand nombre se compose d’Anglais et d’Américains du nord, et que les intérêts des uns et les principes politiques et religieux des autres ne sont nullement en harmonie avec le système adopté à Cuba : on y redoute encore plus l’augmentation de la force des blancs, aidée de leur intelligence, que la force numérique des nègres, que leur ignorance et leur stupidité rendent peu redoutables. Aussi, en négligeant la colonisation tolère-t-on l’accroissement des esclaves.

Cette politique non-seulement est dépourvue de générosité, mais elle est injuste et nuisible aux vrais intérêts de la métropole à laquelle l’île de Cuba est intimement attachée par les liens d’une race commune, par les mœurs, la religion, les habitudes et les sympathies. Que le gouvernement lui donne des preuves de sollicitude, il la trouvera fidèle. Je ne crois pas me tromper en disant qu’il n’y a pas un habitant de la colonie qui, moyennant quelques salutaires modifications, ne préfère, soit par attachement, soit par la conscience de ses vrais intérêts, la domination de l’Espagne aux théories libérales et plus encore au joug de toute autre puissance. D’ailleurs, ses habitans ont donné assez de preuves, en tous temps, de leur amour pour leurs frères d’Espagne, en prodiguant leurs trésors et leur sang pour les seconder dans les tristes débats que la métropole a soutenus. Il est temps que la mère-patrie y songe ; c’est chose dangereuse pour elle-même de tenir la foudre trop long-temps suspendue sur la tête des colons. Si elle éclatait un jour, elle blesserait à mort la métropole en détruisant sa belle et fidèle colonie.

L’esclavage, à Cuba, n’est point comme ailleurs un état abject et dégradé ; l’esclave est à couvert des caprices ou des fureurs insensées du maître, et l’homme de couleur libre n’est pas dépouillé des droits et garanties du citoyen, parce qu’il a été vendu un jour. Nulle part la voix de la philosophie et de la raison n’exerce autant d’empire sur les préjugés du rang et de la fortune. Tandis que les républicains des États-Unis, tout en portant l’affectation de l’égalité jusqu’au cynisme, accablent la race de couleur d’un intolérable mépris, le Havanais, nourri dans le respect des classes aristocratiques, traite le mulâtre en frère, pourvu qu’il soit libre et bien élevé. Il n’est pas sans exemple de voir le sang indien ou africain circuler dans des veines bleues, sous une peau blanche, à la suite d’unions légitimes et avouées. On est surtout frappé de ces sortes de fusions dans l’intérieur de l’île, où les traits des habitans trahissent souvent leur origine indienne ; il n’est pas rare qu’un léger reflet doré sur la peau ou que des cheveux épais et crépus révèlent le sang africain. Cette direction tolérante de l’opinion doit être attribuée aux lois éclairées et humaines, jadis accordées en faveur des nègres par le gouvernement de la métropole. Si la nation espagnole a été la première à encourager le commerce des esclaves, elle a été la seule qui ait songé à faire participer au bienfait des institutions européennes ces pauvres déshérités. C’est que nos lois relèvent d’une sainte inspiration, celle de la religion catholique ; elle a développé la pieuse humanité de nos colons envers leurs esclaves ; là se trouve la force immense qui a seule pu dompter les préjugés de l’orgueil nobiliaire. L’Espagnol, profondément et sincèrement attaché à sa croyance, a subi cette influence dans ses lois comme dans ses mœurs, et c’est à l’application des préceptes d’humanité, de charité et de fraternité imposés par l’Évangile, que l’esclave doit ici la plupart des bienfaits qu’on lui accorde. Livrée à sa propre force, la philosophie a produit des actions héroïques, et fécondé des vertus éclatantes ; elle n’est jamais parvenue à abaisser l’orgueil, et à faire éclore l’humilité ; cet effort sublime était réservé au puissant levier du sentiment religieux.

Le mot esclavage ou servitude ne saurait avoir ici le même sens que dans les codes romains, où cette qualification équivalait à l’exclusion de tout droit civil, où l’esclave était un homme sans état, c’est-à-dire sans patrie et sans famille. Cette acception, bien que modifiée plus tard par les coutumes féodales, a toujours réduit à un état misérable les esclaves ou serfs, soit dans leurs rapports avec leurs maîtres ou seigneurs, soit dans leurs relations avec tout homme libre. À Cuba, grace à de bonnes lois et à la douceur des mœurs, l’esclave ne porte pas ce stigmate de réprobation, et il serait aussi injuste que faux de le confondre non-seulement avec l’esclave romain, mais même avec le vassal des temps féodaux. Par un rescrit royal (real cedula) du 31 mai 1789, le maître est obligé non-seulement de nourrir et de bien traiter son esclave, mais encore de lui donner une certaine instruction primaire, de le soigner s’il devient vieux ou infirme, et d’entretenir sa femme et ses enfans, quand même ces derniers seraient devenus libres. L’esclave ne doit être soumis qu’à un travail modéré, et seulement de sol a sol, c’est-à-dire pendant le jour, et à condition qu’il aura, dans le courant de la journée, deux heures de repos. Si l’un de ces points cesse d’être observé, l’esclave a le droit de présenter sa plainte devant le syndic procureur ou protecteur des esclaves, désigné par la loi comme son avocat ; la plainte étant fondée, le syndic peut obliger le maître à vendre l’esclave, et l’esclave a le droit de se chercher un maître ailleurs ; si enfin l’intérêt ou la vengeance portent le maître à demander un trop haut prix, le syndic procureur fait nommer deux experts qui estiment l’esclave à sa juste valeur. Si la plainte n’est pas fondée, il est rendu à son maître. Il est défendu d’infliger des peines corporelles aux esclaves, à moins de fautes graves, et même, dans ce cas, le châtiment est borné par la loi. Cette cruelle condition nous révolte, elle est pourtant d’une impérieuse nécessité, le nègre étant accoutumé à cette rigueur dès sa naissance en Afrique ; soit habitude, soit qu’il ne sente pas le poids moral de cette ignominie, il ne la mesure que par la douleur. Aussi sa répugnance au travail et son indolence ne cèdent-elles qu’à la contrainte, qui, d’ailleurs, semble bien plus révoltante aux hommes nés dans les pays civilisés, et pour qui les idées de dignité et de flétrissure ont un sens. Le soldat anglais n’a-t-il pas à supporter the flogging, le soldat allemand la schlag, et le matelot français les coups de corde et la bouline ? Revenons à nos pauvres nègres. Si le maître frappe son esclave plus rigoureusement que la loi ne le permet, et qu’il y ait contusion ou blessure, le syndic procureur dénonce le coupable devant les magistrats, et demande, au nom de son client, l’application de la peine. Alors le maître devient responsable devant le tribunal, et l’esclave offensé est revêtu par la loi de tous les droits de l’homme libre.

L’esclave romain ne pouvait rien posséder ; tout, chez lui, appartenait à son maître. À Cuba, par la real cedula de 1789, et, ce qui est à remarquer, par la coutume antérieure à cette disposition légale, tout ce que l’esclave gagne ou possède lui appartient. Son droit sur sa propriété est aussi sacré devant la loi que celui de l’homme libre ; et si un maître, abusant de son autorité, essayait de le dépouiller de son bien, le procureur fiscal exigerait la restitution. Mais un droit encore plus précieux, et qui n’existe dans aucun code connu, est accordé aux esclaves de Cuba : c’est celui de coartacion. Cette loi doit encore son origine aux anciennes mœurs des propriétaires et à leur charité naturelle. Non-seulement l’esclave, aussitôt qu’il possède le prix de sa propre valeur, peut obliger son maître à lui donner la liberté ; mais, faute de posséder la somme entière, il peut forcer ce dernier à recevoir des acomptes, au moins de cinquante piastres, jusqu’à l’entier affranchissement. Dès la première somme payée par l’esclave, son prix est fixé, il ne peut plus augmenter. La loi est toute paternelle : car l’esclave, pouvant se libérer par petites sommes, n’est pas tenté de dépenser son pécule à mesure qu’il le gagne, et, par ce moyen, son maître devient pour ainsi dire le dépositaire de ses épargnes. Et puis l’esclave ne se décourage pas, dans ses modestes chances de gain, devant la perspective d’une trop grande somme à réunir ; il croit plus rapproché le but de ses espérances, puisqu’il peut l’atteindre par degrés. Il y a plus (et ceci est un bienfait dû non à la loi, mais au maître, et consacré par la coutume), aussitôt qu’un nègre est coartado, il est libre de demeurer hors de la maison du maître, de vivre à son compte et de gagner sa vie comme il l’entend, pourvu qu’il paie un salaire convenu, et proportionné au prix de l’esclave ; en sorte que, du moment où celui-ci a payé les premières cinquante piastres, il acquiert autant d’indépendance qu’en aurait un homme libre, tenu, moyennant arrangement, à payer une dette à un créancier.

Il est à remarquer que plusieurs de ces lois étaient indiquées d’avance par les coutumes libérales des colons de Cuba. Guidés par un sentiment paternel, ils encouragent et facilitent l’affranchissement de leurs esclaves ; et ce résultat est plus fréquent qu’on ne le pense. Indépendamment de la loi de coartacion, le nègre a plusieurs moyens d’acquérir de l’argent. Dans les habitations, chaque nègre a la permission d’élever de la volaille et des bestiaux, qu’il vend au marché à son profit, ainsi que les légumes qu’il cultive en abondance dans son conuco, ou jardin potager. Ce terrain est accordé par le maître et attenant au bojo, ou chaumière. Les dimanches et les soirs, à la brune, l’esclave, après avoir rempli sa tâche, se livre à ce soin, qui se réduit, sur une terre promise, à semer et à recueillir. Souvent telle est son indolence, qu’il faut les instances du maître pour le décider à profiter de ce bienfait. La loi française, bien plus sévère que la nôtre, refusait à l’esclave, avec le droit de propriété, la faculté de vendre, et, ce qui paraît d’une rigueur inouie, il ne pouvait disposer de rien, même avec la permission de son maître, sous peine du fouet pour l’esclave, d’une forte amende contre le maître, et d’une amende égale contre l’acheteur[5].

Les nègres et négresses destinés au service intérieur de la maison peuvent employer leur temps libre à d’autres ouvrages pour leur propre compte ; ils profiteraient davantage de cette faveur s’ils étaient moins paresseux et moins vicieux. Leur désœuvrement habituel, l’ardeur du sang africain, et cette insouciance qui résulte de l’absence de responsabilité de son propre sort, engendrent chez eux les mœurs et les habitudes les plus déréglées. Ils se marient rarement : à quoi bon ? Le mari et la femme peuvent être vendus, d’un jour à l’autre, à des maîtres différens, et leur séparation devient alors éternelle. Leurs enfans ne leur appartiennent pas ; le bonheur domestique ainsi que la communauté des intérêts leur étant interdits, les liens de la nature se bornent chez eux à l’instinct d’une sensualité violente et désordonnée. Une pauvre fille devient-elle grosse, le maître, s’il a des scrupules, en est quitte pour infliger au nom de la morale une punition à la délinquante et pour garder le négrillon chez lui. Presque toujours la mère seule est châtiée. La peine à laquelle elle est ordinairement condamnée, et qui lui est le plus sensible, c’est l’exil à la sucrerie pendant des mois, et, en cas de récidive, pendant des années. On commence par faire avouer à la coupable sa faute, à genoux, et, après qu’elle a demandé pardon à Dieu et à son maître, on lui rase la tête ; on la dépouille de ses vêtemens de ville, qui sont aussitôt remplacés par une chemise de grosse toile et un jupon de lislado[6]. Montée sur une mule, elle est expédiée avec la requa[7] qui apporte les provisions de la semaine à la sucrerie. Là, bien que munie d’une recommandation charitable de la señora pour le mayoral[8], elle est soumise aux travaux de l’habitation. Cette punition ne corrige ni la coupable ni ses compagnes, bien moins encore les complices, et la race continue à croître et multiplier comme il plaît à Dieu[9].

Tandis que cela se passe ainsi dans une partie de l’île, par un contraste de mœurs et de principes digne de remarque, dans un grand nombre d’habitations l’esclave reçoit une récompense pour chaque enfant légitime ou non qu’elle met au monde ; on lui donne même la liberté si elle parvient à en produire un certain nombre. Cette prime d’encouragement, fort contraire aux bonnes mœurs, est favorable à l’accroissement de la race et améliore le sort des négresses. À peine sont-elles enceintes qu’on les exempte de tout travail pénible ; elles sont nourries plus délicatement et ne reprennent leurs occupations habituelles que quarante jours après leur délivrance. J’ai vu en France, dans les campagnes, de malheureuses jeunes femmes, dans les derniers mois de leur grossesse, passer, sous le poids des chaleurs de la canicule, des journées entières courbées, moissonnant à la faucille ! Pour l’ouvrier libre, le jour sans travail est un jour sans salaire, et l’existence d’une pauvre famille dépend souvent du travail de son chef. Mais si un instant, las de cette peine dure et incessante, accablé sous le poids d’une vie chargée d’amertume et de responsabilité, il s’arrête pour reprendre haleine, la misère fond sur lui et sur les siens, le presse, l’étouffe et l’accable. L’esclave ici, objet de la pitié exaltée des Européens, léger d’avenir et d’ambition, tranquille, insoucieux, vit au jour le jour, se repose sur son maître du soin de sa conservation, et, s’il est affligé d’une infirmité à vingt ans, voit son existence assurée, fût-il destiné à vivre un siècle.

Une des sources de profit du nègre est le vol. Il est rare d’en trouver de fidèles, et, pour des gens dépourvus de principes, la raison est toute simple, c’est l’impunité. Un maître dépouillé par son esclave se garderait bien de le livrer à la justice, convaincu qu’il est d’en être pour l’argent volé, pour son nègre, et pour les frais du procès. Aussi se borne-t-il à fustiger le coupable, qu’il garde chez lui. Le voleur recommence le lendemain ; mais si, avant qu’on s’aperçoive du larcin, il l’emploie à son affranchissement, il est libre devant la loi, quand même il serait convaincu du vol, quand même il aurait avoué sa faute un instant après l’avoir commise. On le contraint seulement à payer, avec le produit de son travail, la somme volée. Outre ce moyen illicite de racheter leur liberté, les noirs en ont un autre dans les gratifications d’argent qu’ils reçoivent, à tout propos, de leur maître, du niño, de la niña[10], des parens, des amis de la maison ; et comme les familles sont nombreuses, que, la chaleur étant extrême, tout est ouvert, partout on les rencontre sur ses pas. Mi amo, un rea pa tabacco ! — Niña, do rea pa vino ! (Maître, un réal pour du tabac ! — Mademoiselle, deux réaux pour du vin !) En disant cela, ils avancent une main, se grattant l’oreille de l’autre, et vous montrent leurs blanches dents avec un regard doux et suppliant qui vous fait venir le sourire sur les lèvres, quelquefois les larmes aux yeux, et toujours porter la main à la bourse.

Le nègre carabali est le plus économe, et s’affranchit en peu de temps. Il n’est pas rare qu’un esclave qui garde ses épargnes se trouve en mesure de se racheter deux ou trois ans après son arrivée d’Afrique. Mais souvent il préfère l’esclavage, et dépose son argent entre les mains de son maître ; s’il essaie de la liberté, bientôt le repentir le saisit, et il revient près du maître, qu’il supplie de le reprendre. J’ai vu, il y a peu de jours, un ancien esclave de mon oncle qui s’était racheté il y a environ un an. Il était venu voir son maître, et se repentait amèrement de l’avoir quitté : des larmes brillaient dans ses yeux. « J’étais bien ici, disait-il, mi amo me donnait tous les ans deux habillemens complets, un bonnet, un madras, una fresada (couverture), il me nourrissait bien, et, quand je devenais malade, il me faisait guérir. Maintenant, il me faut de l’argent pour tout cela ; si je le gagne ; on ne me paie pas comptant ; si je suis souffrant, il faut que je travaille comme si je me portais bien, et, si je suis obligé de m’aliter, le médecin emporte le fruit de ma peine ! Io fui un caballo de libertar me ! (J’ai été un cheval de m’affranchir). »

Une fois le nègre affranchi et hors de la maison, il est rare que le colon consente à le reprendre chez lui, surtout si le liberto a fait partie des esclaves de l’habitation. L’indépendance, jointe à l’ignorance et à la paresse, ne tarde pas à développer chez lui des vices dont l’exemple serait à redouter pour ses compagnons. Il est en général recéleur, et, comme un des penchans dominans des nègres est le vol, il s’y abandonne davantage à mesure qu’il rencontre plus de facilité à le cacher. Le liberto a le droit de sortir de l’habitation quand il veut, et il en profite pour aller vendre, dans les villages voisins, le fruit des larcins de ses camarades. Quelquefois il donne asile à l’esclave fugitif ; dans ce cas, on le condamne d’abord à deux, puis à trois mois de prison, et, s’il y a récidive, à six mois, sans que la punition puisse jamais dépasser ce terme. Comparez à ce châtiment la peine infligée jadis, en pareil cas, par la loi française : « Les affranchis ou nègres libres qui auront donné retraite, dans leur maison, aux esclaves fugitifs, seront condamnés, par corps, envers le maître à une amende de 30 livres par chaque jour de rétention, et faute, par lesdits nègres affranchis ou libres, de pouvoir payer l’amende, ils seront réduits à la condition d’esclaves, et vendus. Si le prix de la vente dépasse l’amende, le surplus sera délivré à l’hôpital ! » Et comme la somme exigée était exorbitante et hors de tout rapport avec la pauvreté habituelle de l’affranchi, il payait toujours sa faute de sa liberté. Ainsi, un acte charitable était puni, sous la loi française, par la ruine, par la perte de la liberté et par l’exhérédation de la famille entière. Il faut avouer que, dans nos colonies, les lois de l’humanité ont été mieux observées que dans celles de la France.

Toutefois, le liberto n’a que rarement l’occasion d’accueillir sous son toit le nègre marron ; celui-ci préfère au foyer de l’affranchi la savane solitaire. L’herbe haute et touffue, enlacée aux buissons gigantesques de la caña-brava[11], lui offre un asile beaucoup plus sûr ; ou bien, réfugié sur les montagnes, il choisit sa demeure au fond des forêts vierges. Là, protégé par les remparts impénétrables des arbres séculaires, abrité par les amples rideaux des lianes sauvages, il défie l’autorité du maître, la rigueur du mayoral et la dent meurtrière du chien. Lorsqu’il se sent harcelé de trop près, il cherche une retraite au fond des cavernes, ossuaires solennels, dépositaires fidèles des tristes reliques d’une race infortunée[12]. Mais bientôt la faim et le désespoir l’obligent à se jeter de nouveau dans les campagnes, préférant cette vie vagabonde et périlleuse au joug du travail. Néanmoins, si l’heure du repentir arrive, il implore l’assistance d’un padrino[13] qui le ramène au bercail ; moyennant quoi le maître pardonne sans qu’il s’ensuive punition. Le fugitif est-il pris par la force ou se trouve-t-il en récidive, on se borne à lui mettre les fers aux pieds pour l’empêcher de recommencer ; la justice ne s’en mêle pas.

Voici quelle était la peine infligée au marronage dans le code noir : « L’esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois, à dater du jour où son maître l’aura dénoncé à la justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de lis sur une épaule ; s’il y a récidive pendant un autre mois, il aura le jarret coupé, et il sera marqué d’une fleur de lis sur l’autre épaule ; et la troisième fois il sera puni de mort ! » Le cœur se révolte, les entrailles frémissent à l’idée de ces tortures insensées et cruelles. Certes, si la révolte de Saint-Domingue fut le résultat des principes proclamés par les apôtres de la révolution française, le code noir en avait préparé les voies par des rigueurs qui, chez une nation aussi éclairée que généreuse, semblent à peine croyables.

Mais, si la législation française fut sévère et dure, la loi anglaise est encore plus acerbe et plus inhumaine. Chose remarquable, plus les nations sont gouvernées par des institutions libérales, plus elles resserrent le collier de fer qui opprime leurs esclaves. On dirait que le besoin de domination et l’orgueil humain, comprimés par des lois équitables, cherchent à reprendre leur essor aux dépens de la race asservie. L’Espagne, avec son gouvernement absolu, est la seule nation qui se soit occupée d’adoucir le sort du nègre ; l’humanité de nos colons envers leurs esclaves rend la vie matérielle de ces derniers plus heureuse, sans aucun doute, que celle des journaliers français, tandis que les Anglais et les Américains du Nord abreuvent les nègres de dégoût et de douleur par leurs cruels traitemens, par leur méprisant orgueil. Ils défendent à leurs esclaves de se chausser, et, pendant qu’on voit chez eux, comme dans les colonies françaises, ces malheureux marcher les pieds nus et souvent ensanglantés, pendant que de sveltes petites filles, aux luisantes épaules de cuivre, parées de tous les charmes de la jeunesse, mais honteuses (tant l’instinct féminin éclaire l’ignorance), osent à peine avancer leurs petits pieds sur le bord de leur courte jupe, on voit nos heureuses et insouciantes chinas[14] étaler coquettement sous les rayons du soleil, au bout de leurs jambes d’ébène, un élégant soulier de satin blanc.

La plupart des esclaves réservés au service intérieur des maisons sont nés dans l’île : on les appelle criollos[15]. Leur intelligence est plus développée que celle des Africains, et leur aspect franc et familier. Ils mènent une vie douce et sont fort indolens, d’où il résulte qu’il faut soixante ou quatre-vingts nègres pour mal faire le service intérieur d’une maison qui serait bien tenue par six ou huit domestiques d’Europe. Il y a quelques années, par fraude ou par violence, deux fils d’un cacique furent enlevés et amenés ici par un bâtiment négrier portugais. On les vendit. Peu de temps après, une ambassade de Couloumies tatoués et habillés de plumes de couleur aborda dans l’île. Ils venaient de la part de leur chef réclamer auprès du gouverneur les deux princes enlevés. Le gouverneur consentit sans difficulté à leur départ ; mais les jeunes gens refusèrent de quitter Cuba, où ils jouissaient, disaient-ils, d’un bonheur qu’ils n’avaient jamais goûté dans leur pays. Ainsi, l’état de prince en Afrique ne vaut pas celui d’esclave dans nos colonies.

Ceci ne veut pas dire que l’esclavage soit un état désirable : Dieu me préserve de le penser ! Je me borne seulement à tirer de ce fait une conséquence incontestable ; c’est que les bienfaits de la civilisation et des bonnes institutions corrigent même l’esclavage, et le rendent préférable à l’indépendance dépouillée de tout bien-être matériel, et toujours exposée au caprice et à la brutalité du plus fort. L’exemple que je viens de citer n’est pas unique. J’ai vu à l’établissement gymnastique de Cuba un jeune nègre, fils d’un chef riche et redoutable, vendu jadis aux marchands européens par les ennemis de son père. Depuis que celui-ci a découvert la demeure de son fils, il envoie régulièrement tous les six mois des émissaires pour lui persuader de revenir près de lui. On n’a pas encore réussi à l’y faire consentir. En attendant et poussé par l’instinct de sa nature primitive, il dompte en amateur les chevaux destinés au manége de la ville.

Les esclaves employés aux labeurs de la campagne sont tous bozales, et peuvent à peine s’exprimer dans notre langue. Leurs traits sont doux, et leur physionomie stupide. La fabrication du sucre, la plus pénible de leurs tâches, est loin de l’être autant que la plupart des travaux mécaniques en Europe. Cette fabrication devient d’ailleurs chaque jour moins laborieuse par l’application de nouvelles machines et de nouveaux instrumens qui la simplifient. Quant à la main-d’œuvre agricole, elle exige peu de soins sur une terre qui ne demande aucune préparation, et où le plant de la canne conserve sa sève jusqu’à trente ans, sans qu’on ait besoin de le renouveler. Les paysans de Cuba, ou Quagiros, la cultivent comme les fruits et les légumes, pour la vendre au marché.

Un fait m’a frappée. Toutes les fois que j’ai vu le nègre chargé du même travail que le journalier européen, et que j’ai comparé les deux labeurs, j’ai trouvé, chez le premier, effort, fatigue, accablement, et chez l’autre gaieté, vigueur et courageuse intelligence. D’où vient ce désavantage de la race africaine, si elle est, comme on le dit, plus forte que la nôtre ? Faut-il l’attribuer au climat ? Mais les nègres sont nés sous le soleil brûlant d’Afrique. Est-ce à leur stupide ignorance, qui augmente les difficultés du travail, ou à l’indolence, qui les endort ? Toutes ces causes peuvent y contribuer ; néanmoins la première, la plus influente de toutes, c’est le peu d’habitude que le nègre a contracté du travail. Quelque robuste et bien constitué qu’il soit, il ne peut vaincre ce désavantage. Il est apte à courir, à sauter, à dompter les animaux sauvages ; mais il répugne au travail régulier, pratique, pacifique, fruit de la civilisation et des bonnes institutions. Ses violens exercices une fois accomplis, la fureur de ses passions une fois calmée, il ne tarde pas à retomber dans la plus stupide indolence. De là ces traitemens sévères, ces condamnables rigueurs des mayorales, quand ils veulent contraindre les nègres à un travail régulier.

Néanmoins, à la surveillance près, le travail des nègres est, dans la colonie de Cuba, aussi modéré, aussi réglé, que celui des journaliers de campagne en France. À cinq heures du matin, le mayoral frappe à la porte des bojios, et chacun de se lever et d’accourir au batey[16]. Là on distribue le travail de la journée, et les nègres partent, conduits par le contra-mayoral, ou sous-chef. À huit heures, on leur porte un déjeuner composé de viande et de légumes. À onze heures et demie, au son de la cloche, ils se rendent de nouveau au batey ; là on leur distribue une ration de viande déjà cuite, pour leur épargner de la peine pendant les deux heures de leur repos. Ils l’emportent dans leur bojio, où ils préparent un ragoût abondant mêlé de force bananes, et assaisonné d’ajonjoli[17] ; puis ils ont de la zambumbia[18] à discrétion. À deux heures, la cloche les rappelle au travail jusqu’à six heures. En rentrant, ils apportent de l’herbe pour les bestiaux, et se rendent au batey au son de l’Angelus. Là, ils font à genoux la prière du soir, toujours sous la surveillance du mayoral. C’est un spectacle grand, touchant et étrange. Quatre cents esclaves prosternés prient l’Éternel à haute voix, sous l’ombrage d’arbres séculaires, en face de cette superbe nature, dorée par les derniers rayons du soleil des tropiques. À ces éclatans et sauvages accens, lancés dans les airs, on sent le cœur se prendre d’une terreur secrète. Une voix profonde semble vous dire : « Toutes les captivités se ressemblent, » et l’on est tenté de joindre sa prière à la prière commune, en s’écriant comme les enfans d’Israël : « Seigneur, quand sècheras-tu nos larmes ? quand serons-nous délivrés ? » Après l’Angelus, les nègres rentrent chez eux, font encore un repas, et se reposent jusqu’au lendemain matin. Comme on le voit, l’ordre du travail diffère peu de celui des laboureurs en France ; et, si l’esclave est surveillé plus sévèrement, il est sans contredit mieux nourri.

L’époque de la molienda[19] est la plus laborieuse, mais aussi la plus désirée. C’est le moment de miséricorde ; le maître est là, près des esclaves, qui les écoute, leur fait grace, s’ils ont mérité punition, et réprime le mayoral toujours âpre et inexorable dans ses rigueurs. Mais leur plus redoutable adversaire est le contra-mayoral, esclave comme eux, et par cela même dur et souvent cruel envers ses compagnons, surtout si tel ou tel nègre mis à ses ordres a fait partie jadis de quelque tribu ennemie de la sienne. Alors il devient féroce, implacable, par esprit de vengeance ; il harcèle sans cesse sa victime, il ne lui accorde ni repos ni quartier ; la communauté de leur destinée, au lieu de calmer sa haine, l’irrite ; il profiterait volontiers de sa situation pour exterminer son ennemi vaincu, si ce dernier ne se trouvait placé sous la protection du maître.

Malgré la robuste constitution des nègres, ils sont sensibles aux impressions atmosphériques ; la chaleur et le froid leur causent de subites et graves indispositions. Ce serait une curieuse et triste énumération que celle des nègres qui périssent tous les ans, soit par les souffrances qu’on leur fait subir pour les transporter en fraude d’Afrique, soit par toute autre cause. L’observation a prouvé que, malgré les dangers de la fièvre jaune, la mortalité des blancs est beaucoup plus faible proportionnellement que celle des nègres. M. de Saco[20] évalue celle-ci, année commune, à 10 sur 100, ce qui paraît exorbitant de prime abord, et ce qui pourtant est loin d’être exagéré.

Si les Africains n’avaient à lutter, dans l’île de Cuba, que contre l’excès de la chaleur, ils auraient, vu l’analogie des climats, un avantage incontestable sur les ouvriers blancs ; mais diverses circonstances détruisent cet avantage. Peu importe que la chaleur incommode moins les nègres que les blancs, si, en arrivant à la Havane, ils ont à souffrir d’autres privations, d’autres douleurs. Sans parler des maladies qui leur sont propres et qui exigent tous les soins des colons pour les conserver, une multitude presque innombrable de nègres périssent dans les traversées et dans les barracones, notamment depuis la prohibition de la traite. Avant cette époque, les bâtimens négriers étaient soumis à une surveillance sévère de la part de la police militaire ; on vaccinait les nègres à leur arrivée, on soignait les malades, et, si la maladie était contagieuse, on les mettait en quarantaine. Ces excellentes mesures engageaient les capitaines à traiter les nègres avec plus de soin pendant la traversée, et la mortalité était moins considérable. Mais, depuis l’abolition de la traite, le contrebandier négrier, ne songeant qu’à profiter du danger auquel il s’expose, entasse au fond de ses cachots mobiles autant de malheureux qu’ils peuvent contenir, et, après de longs jours et de longues nuits, il arrive au port avec une faible partie de sa cargaison, accablée, mourante, et souvent attaquée de la peste. Alors, jetée sur de solitaires rivages, elle reste sans secours, jusqu’à ce que la maladie et la mort s’en emparent. À ces calamités il faut ajouter les superstitions religieuses et l’influence qu’exercent leurs sorciers et leurs devins sur l’esprit de ces infortunés ; on les voit souvent ou se suicider, ou succomber à ces pratiques secrètes et infernales exigées par les affreux mystères de leur obeah.

Le plus redoutable fléau pour les Africains, c’est le choléra. On ne saurait imaginer les ravages que ce mal a exercés dans nos campagnes. Dans certaines habitations, il a enlevé les deux tiers des esclaves en huit jours, tandis que des infirmiers blancs et leurs maîtres, ne quittant pas les hôpitaux, donnaient des soins assidus aux nègres attaqués de la maladie, sans en être eux-mêmes atteints.

Ces élémens de destruction concourent à rendre la mortalité des nègres plus considérable que celle des blancs. Le colon jouit pendant la traversée de soins assidus et d’une nourriture saine ; une fois débarqué, il prend toute sorte de précautions pour s’accoutumer au climat, il ne travaille que modérément et à ses heures. On a cherché à répandre dans l’esprit des Européens des craintes exagérées sur les dangers de la fièvre jaune ; c’est à tort. Cette maladie est maintenant tellement connue, que, si on ne la néglige point à son origine, elle n’est pas plus à craindre qu’une courbature ou un refroidissement. Tout créole sait la guérir ; d’ailleurs, elle ne règne que pendant les mois de la canicule. La plupart des étrangers qui abordent dans l’île à cette époque de l’année n’en sont pas atteints, et ceux qui le sont succombent rarement, surtout s’ils veulent se soumettre à un sage régime hygiénique, et s’éloigner des côtes pendant les premiers mois de leur séjour dans l’île ; le danger n’est réellement à redouter que dans l’étroit rayon de deux ou trois lieues sur le bord de la mer. De fréquens exemples viennent à l’appui de cette observation. Un séjour à Guana-Bacoa, petite ville située à une demi-lieue du côté opposé à la baie de la Havane, suffit même pour éviter la maladie : circonstance d’autant plus importante, que, les sucreries étant pour la plupart éloignées de la mer, les colons qui se destinent aux travaux agricoles se trouvent en toute sûreté. Les preuves de la bonté de notre climat et de son influence salutaire sur les étrangers sont nombreuses. Les îles Canaries ne nous envoient-elles pas des cargaisons d’hommes accablés par la fatigue, après de longues traversées, et souvent à l’époque des plus fortes chaleurs ? Eh bien ! le nombre de ceux qui succombent est infiniment plus faible que celui des Africains ; pourtant, les uns et les autres sont non-seulement soumis aux rigueurs du climat, mais aussi aux travaux agricoles. Indépendamment de ces exemples, une foule d’Européens et d’Américains du Nord vivent parmi nous, appelés par le commerce et l’appât des richesses. Beaucoup habitent la Havane, même pendant toute l’année. Les étrangers peuvent donc sans crainte venir cultiver nos campagnes vierges, qui leur offrent des trésors inappréciables et non exploités. La douceur du colon de Cuba pour son esclave inspire à ce dernier un sentiment de respect qui approche du culte. Ce dévouement de l’esclave est sans bornes ; il assassinerait l’ennemi de son maître, dans la rue, en plein jour, aux yeux de tous ; il périrait pour lui sous la torture sans sourciller. Le maître est pour l’esclave la patrie et la famille ; l’esclave porte le nom du maître, reçoit ses enfans quand ils viennent au monde, les nourrit de son lait, les sert avec adoration dès leur plus tendre enfance, et, lorsque la maladie arrive, veille son maître nuit et jour, lui ferme les yeux à sa mort, puis se traîne par terre, pousse d’affreux hurlemens, et, dans son désespoir, se déchire la peau de ses ongles. Mais, si quelque âpre ressentiment s’éveille dans son ame, la férocité du sauvage reparaît ; il est ardent dans sa haine comme dans son amour. Sa fureur vengeresse n’a presque jamais pour objet son maître. Lorsqu’une révolte n’est pas provoquée par les étrangers, ce qui est rare, c’est l’irritation contre le mayoral qui l’excite.

Voici un fait qui prouve la puissance morale du maître sur l’esprit de ces sauvages. Peu de mois avant mon arrivée, les nègres de la sucrerie d’un de mes cousins, don Raphaël, se révoltèrent ; c’était un nouvel établissement. Les esclaves, récemment arrivés d’Afrique, étaient presque tous de nation Couloumie[21], c’est-à-dire, assez bons travailleurs, mais violens, irascibles, et prêts à se pendre à la moindre contrariété. Cinq heures du matin venaient de sonner, le jour commençait à paraître ; Raphaël était parti depuis une demi-heure pour une autre de ses propriétés, et laissait, encore livrés au sommeil, ses quatre enfans et sa femme grosse. Tout à coup Pepyia (c’est le nom de cette dernière) s’éveille en sursaut, au bruit d’horribles vociférations accompagnées de pas précipités. Effrayée, elle sort de son lit, et, ouvrant le vasistas, aperçoit tous les nègres de la sucrerie qui se dirigeaient en désordre vers son habitation. Bientôt ses enfans arrivent, pleurent, s’attachent à elle, et poussent des cris. Elle n’avait que des esclaves à son service, et croit sa perte certaine. Mais à peine avait-elle eu le temps de recueillir ses idées, qu’une de ses négresses entra chez elle : « Niña, n’ayez pas peur, lui dit-elle nous avons tout fermé, et Miguel est allé chercher le maître. » Ses compagnes, qui l’avaient suivie, entourent leur maîtresse. Les séditieux avançaient toujours, traînant une sorte de lambeau ensanglanté qu’ils se passaient de main en main, en poussant des sifflemens aigus comme les serpens du désert. « C’est le corps du mayoral ! » s’écrièrent à la fois les négresses qui, toujours groupées autour de Pepyia tâchaient de calmer ses alarmes, tandis que les nègres, dès le commencement de la révolte, couraient la campagne, à la recherche de leur maître. Les révoltés étaient déjà presque aux portes de la maison, lorsque Pepyia aperçoit par le vasistas le quitrin[22] ou voiture de son mari, qui s’avançait rapidement. La pauvre créature, qui jusque-là avait attendu la mort avec courage à côté de ses enfans, faiblit à la vue de son mari, sans armes, et venant droit vers ces furieux ; elle s’évanouit… Cependant Raphaël arrivait de front sur les esclaves enivrés de sang et tous armés. Il s’arrête en face d’eux, met pied à terre ; et sans prononcer un mot, le regard sévère, du geste seul, il leur indique la casa de purga[23]. Les esclaves cessent aussitôt leurs vociférations, lâchent le corps du mayoral, et traînant le machete[24], la tête basse, se pressent, se poussent et rentrent atterrés ! On aurait dit qu’ils voyaient dans cet homme désarmé l’ange exterminateur.

Quoique la révolte eût cédé un moment, Raphaël, qui en ignorait la cause, et qui n’était pas rassuré sur les suites, voulut profiter de cet instant de calme pour éloigner sa famille du danger. Le quitrin ne pouvait contenir que deux personnes ; il eût été imprudent d’attendre qu’on préparât d’autres voitures. On y transporta donc Pepyia, qui commençait à reprendre ses sens, et on plaça les enfans comme on put. Ils allaient partir, lorsqu’un homme percé de coups, mourant et méconnaissable, se traînant sous une des roues du quitrin, s’efforça d’y monter, et se cramponna sur le marche-pied. On lisait sur son visage pâle les signes du désespoir et les symptômes avant-coureurs de la mort ; la terreur et l’agonie se disputaient ses derniers momens. C’était le majordome blanc assassiné par les nègres, qui, après avoir échappé à leur férocité, faisait ses derniers efforts pour sauver un souffle de vie. Ses plaintes, ses prières étaient déchirantes. C’était pour Raphaël une cruelle alternative que de repousser les supplications d’un mourant, ou de le jeter sur ses enfans tout dégouttant de sang et de fange ! La pitié l’emporta. On l’attacha à hâte sur le devant de la voiture et on partit…

Tandis que ceci se passait dans la sucrerie de Raphaël, le marquis de Cardenas, frère de Pepyia et dont l’habitation est à deux lieues de celle de sa sœur, avait été prévenu par un esclave du péril qui la menaçait, et accourait à son secours. En approchant de l’habitation, il aperçut un groupe de rebelles qui, poussés par un reste de fureur et par la crainte du châtiment, couraient vers les savanes y chercher un asile parmi les nègres marrons. Le marquis de Cardenas, alarmé par la nouvelle du danger que courait sa sœur, n’avait eu que le temps de monter à cheval et de partir, accompagné d’un de ses esclaves. À peine les fuyards aperçurent-ils un homme blanc, qu’ils coururent sus armés jusqu’aux dents. Le marquis s’arrêta pour attendre : c’était témérité. Mais son nègre saisissant vigoureusement par la bride le cheval du maître et le faisant retourner : « Mi amo, allez-vous-en !… je m’entendrai avec eux. » Cela dit, il donna un coup de fouet au cheval, qui partit au galop. La horde féroce se trouva face à face avec l’esclave ; celui-ci la reçut de pied ferme, pour donner à son maître le temps de s’éloigner. Ce brave et fidèle Joseph, car il est bien de conserver son nom, comme le nom d’un héros, ce vaillant et courageux serviteur, après une défense héroïque contre ces forcenés, resta étendu sur le bord du chemin, frappé de trente-six coups de machete, le crâne fendu, une oreille détachée de la tête, les membres brisés… Eh bien ! Joseph vit encore, et je le vois tous les jours. Il a plusieurs cicatrices sur le visage ; sa physionomie est douce et ouverte ; le pauvre nègre paraît heureux. Son maître lui a donné la liberté : d’abord il l’a refusée, et ne l’a acceptée plus tard qu’à la condition de rester auprès de lui, et de le servir comme par le passé.

La révolte, qui n’était point préméditée, n’eut pas de suite ; elle n’avait été motivée que par une trop rude punition infligée à un esclave par le mayoral. En se dirigeant vers la maison du maître, les révoltés voulaient seulement lui exposer leurs griefs. Les nègres demandèrent grace à Raphaël, et, à l’exception de deux ou trois des plus coupables qu’on livra à la justice, les autres furent pardonnés. Un fait à remarquer, et qui prouve l’attachement des esclaves pour leur maître, c’est que la première pensée des chefs de la révolte, avant de se soulever, fut d’arrêter le jeu des cylindres et la machine à vapeur. Sans cette précaution, la machine aurait indubitablement fait explosion et détruit la sucrerie.

Non-seulement les colons de Cuba favorisent l’affranchissement de leurs esclaves en leur procurant les moyens d’acquérir de l’argent, mais ils leur donnent souvent la liberté. Un bon service, une preuve de dévouement, la femme esclave qui nourrit un enfant de la famille, les soins qu’elle a prodigués à un de ses membres dans sa dernière maladie, l’ancienneté des services, tout reçoit sa récompense, et cette récompense est toujours la liberté. Souvent l’esclave regarde ce bienfait comme une punition et l’accepte en pleurant. Je pourrais citer une foule de traits où l’affection du maître et la reconnaissance de l’esclave honorent l’humanité. Jusqu’à l’époque où la traite fut abolie, toutes les nations qui possédaient des colonies entravaient l’affranchissement. Le maître qui accordait la liberté à son esclave était obligé de débourser en droits de contrôle une somme équivalente au prix de l’esclave. La loi espagnole, plus généreuse, ne soumet ce bienfait à aucune taxe. Elle le réduit à une simple carta de libertad, faite et signée par le maître qui la garde dans ses archives et en remet copie au nègre. Nanti de cette pièce, l’affranchi a le droit d’exercer pour son compte toute espèce d’industrie.

Le liberto peut, à son tour, posséder des esclaves et des propriétés ; il y en a dont la fortune s’élève à 40 et 50,000 piastres. Mais la plus dure des conditions est celle de l’esclave d’un nègre ; maître impitoyable, la férocité naturelle de ce dernier s’accroît par le souvenir de sa propre servitude, et fait revivre pour son esclave la cruauté du sauvage africain. Lorsqu’il a obtenu sa liberté par coartacion, il tâche de conserver les franchises des esclaves ; car, si l’esclave n’a pas de droits, il n’a pas non plus de devoirs, et le nègre, qui par son affranchissement, jouit des uns, voudrait continuer à s’exempter des autres. Ainsi, tout en possédant des esclaves, des maisons, des terres, il a soin de rester débiteur envers son maître d’un medio (50 centimes) par jour, comme redevance des dernières 50 piastres à rembourser sur le prix de sa liberté. Cette redevance qui le place encore au nombre des esclaves par rapport au fisc, il ne la paie jamais et s’exempte, par ce moyen, du service militaire et de l’impôt, à titre d’esclave non totalement libéré.

Quoique l’esclave possède le droit de propriété, à sa mort son bien appartient à son maître ; mais, s’il laisse des enfans, jamais le colon de Cuba ne profite de cet héritage : il garde soigneusement le pécule de l’esclave défunt, le fait valoir, et, lorsque la somme est suffisante, il affranchit les enfans par rang d’âge. Souvent même le nègre devenu libre laisse de préférence son héritage à son maître. En voici un exemple entre mille : à l’époque où le choléra régnait ici, une vieille infirmière assistait les nègres de mon frère. Elle avait été son esclave ; mais, bien qu’affranchie depuis long-temps, elle continuait son service comme par le passé. La maladie s’attaqua à elle ; aussitôt elle fit prier son maître de venir la voir : « Mi amo, je vais mourir, lui dit-elle ; voici dix-huit onces que j’ai encore amassées ; c’est pour vous… Cette petite monnaie, su merced la partagera entre mes camarades… Quant à ce bon vieux (son mari), il va mourir aussi (il se portait bien) ; mais en attendant, si su merced veut, elle peut lui donner une once par-ci par-là pour l’aider à traîner sa vie… » La pauvre vieille ne mourut pas, mais elle guérit d’une manière qui mérite d’être racontée. Mon frère, dont la charité angélique se portait partout où l’on souffrait, ne voulut pas quitter la pauvre patiente, et envoya par écrit au médecin des détails sur l’état de la malade, lui demandant de prompts secours pour elle. Dans la violence du mal, les gens de l’art ne suffisaient pas, et souvent les ordonnances se transmettaient d’un infirmier à l’autre, à quelques modifications près. Mon frère reçut, en réponse à sa lettre, trois paquets de poudre, avec injonction verbale de les administrer d’heure en heure. Ce ne fut qu’à grand’peine qu’on parvint à les faire prendre à la malade, qui se mourait… Un instant après arrive le médecin. — Eh bien ! dit-il. — Elle a tout pris. — Comment ? — Avec peine, mais elle a tout avalé. — Avalé ! Vous l’avez tuée ! Cette potion était destinée à tout autre usage… Et mon frère de se désespérer d’avoir causé la mort de la pauvre vieille femme. Il l’avait sauvée. La négresse se calma un instant après avoir absorbé la dernière potion, dormit profondément, guérit, et maintenant elle continue à soigner ses malades.

Je citerai un autre fait qui prouve à la fois l’élévation et la délicatesse d’ame d’un esclave. Le comte de Gibacoa possédait un nègre qui, voulant s’affranchir, demanda à son maître le prix auquel il l’imposait. — Aucun, lui répondit son maître ; tu es libre. — Le nègre ne répondit rien, mais il regarda son maître. Une larme brilla dans ses yeux, puis il partit. Au bout de quelques heures, il rentra accompagné d’un superbe nègre bozale qu’il avait été acheter au barracone avec l’argent qu’il destinait à son propre affranchissement. — Mi amo, dit-il au comte, auparavant vous aviez un esclave, maintenant vous en avez deux !

Les nègres s’identifient avec les intérêts de leurs maîtres et sont prêts à prendre fait et cause dans leurs querelles. Le général Tacon, ancien gouverneur de la Havane, qui a fait tant de choses essentiellement bonnes dans cette colonie, mais dont le caractère dur et inflexible a excité tant de ressentiment, se plaisait à humilier la noblesse par des actes de despotisme. Il avait persécuté le marquis de Casa-Calvo, qui, à force de souffrir, finit par mourir en exil. Quelque temps après, le général Tacon donnait un grand dîner. Plusieurs cuisiniers furent mis en réquisition ; mais le meilleur était le nègre Antonio, appartenant à la marquise d’Arcos, fille du malheureux Casa-Calvo. Le gouverneur, ébloui par le prestige de sa haute position, pensa que rien ne devait lui résister, et demanda le cuisinier à sa maîtresse, qui, comme vous le pensez bien, le refusa. Le capitaine-général, piqué au vif, fit offrir à l’esclave, non-seulement la liberté, mais une forte récompense, s’il quittait ses maîtres pour venir chez lui ; à quoi l’esclave répondit : « Dites au gouverneur que j’aime mieux l’esclavage et la pauvreté avec mes maîtres, que la liberté et la richesse avec lui. »

Les hommes libres de couleur jouissent parmi nous des garanties et des droits accordés aux colons. Ils font partie de la milice et peuvent s’élever jusqu’au grade de capitaine. Les compagnies de gens de couleur sont toujours les plus empressées à défendre l’ordre public. Plus favorisés, plus heureux que les mulâtres de Saint-Domingue, nos hommes de couleur, loin de chercher à les imiter, sont toujours prêts à sévir contre les révoltes des esclaves. Fiers de se sentir rapprochés de la caste blanche par des lois libérales, ils tâchent de se détacher complètement d’une race dégradée.

Il me reste peu de chose à ajouter sur ce grave sujet ; je me bornerai à une dernière observation.

Supposons que les Anglais parviennent à obtenir sans secousse, sans trouble, l’émancipation des esclaves dans nos colonies ; quelle sera chez nous l’existence de plus de sept cent mille nègres en face de trois cent mille blancs ? Leur premier sentiment, leur premier besoin, quel sera-t-il ? Ne rien faire. Je l’ai dit, un travail régulier leur est insupportable ; la force a seule pu les y soumettre. Les colonies anglaises, après avoir répandu plus de 25 millions de francs, n’ont obtenu d’autre résultat que la ruine de l’agriculture et la transformation de l’ancien esclavage en un état d’oisiveté et de vagabondage plus malheureux et plus immoral que la servitude. N’avons-nous pas encore sous les yeux le triste résultat de la révolution de Saint-Domingue, île jadis riche, florissante, splendide, aujourd’hui pauvre, inculte, délaissée, et produisant à peine de quoi nourrir ses oisifs habitans, toujours ivres de vin et de fumée de tabac ? La paresse a d’autant plus d’empire sur les nègres, qu’elle n’est pas combattue par le besoin. À Cuba, la nature suffit avec luxe à tous leurs désirs ; le sol offre sans culture et en profusion des racines colossales qu’on assaisonne avec des aromates exquis, sans autre peine que celle de se baisser pour les cueillir. Une demeure ? ils n’en ont pas besoin sous une atmosphère toujours brûlante, où les nuits sont encore plus belles que les jours. Quatre pieux, quelques feuilles de palmier, voilà tout ce qu’il leur faut pour se garantir de la pluie ; puis des tapis de mousse et de fleurs pour se reposer, et la voûte du ciel pour s’abriter. Quant aux vêtemens, la chaleur les leur rend inutiles, souvent insupportables. Un nègre indolent et sauvage, étranger à tout désir de progrès, d’ambition, de devoir, s’avisera-t-il jamais de remplacer cette vie imprévoyante, vagabonde et sensuelle, par les rigueurs d’un travail volontaire et d’une existence gagnée à la sueur de son front ?

Supposons encore que, par un miracle, l’éducation morale des esclaves affranchis, se développant tout à coup, les amenât à l’amour du travail. Devenus laborieux, les nègres ne tarderaient pas à être tourmentés du désir de devenir propriétaires ; de là rivalité, ambition, envie contre les blancs et leurs prérogatives. Sous un régime politique constitutionnel, dans un pays gouverné par des lois équitables, ne pourraient-ils pas réclamer le partage des mêmes institutions ? Leur accorderiez-vous tous vos droits, tous vos priviléges ? En feriez-vous vos juges, vos généraux et vos ministres ? Leur donneriez-vous vos filles en mariage ? Ce n’est pas cela que nous voulons, s’écrieront les amis des noirs ; qu’ils soient libres sans doute, mais qu’ils se bornent à travailler la terre, à charrier de la canne comme des bêtes de somme ! Ils n’y consentiront pas, eux ; s’ils font ce métier aujourd’hui, s’ils se trouvent, en s’y soumettant, aussi heureux qu’ils peuvent l’être dans leur état imparfait d’hommes sauvages, le jour où la lumière de l’intelligence luira pour eux, ils se sentiront hommes comme vous, et vous demanderont compte de leur abaissement ; puis, si vous les repoussez, ils vous écraseront, et le champ de bataille restera au plus fort. Faites-y attention ; point de quartier entre deux races incompatibles dès qu’elles auront donné le signal du combat.

Nous trouvons un exemple de cette vérité dans les désastres arrivés à New-York en juillet 1834. À peine les nègres se sentirent libres, qu’ils aspirèrent à l’égalité ; comment l’orgueil des blancs répondit-il à l’appel ? Par le feu et par le fer. Heureusement, le nombre des émancipés étant très faible[25], la terreur les saisit, et ils s’enfuirent Mais où allèrent-ils se réfugier ? Dans les états à esclaves pour y demander asile, protection et travail. Ainsi, les nègres que la démocratie affranchit dans le Nord sont refoulés par sa tyrannie et son orgueil dans les états du Sud, et ne trouvent d’asile qu’au sein de l’esclavage. Ce précédent a singulièrement calmé l’exaltation des abolitionistes de l’anti-slavery society (société contre l’esclavage). Les philantropes honnêtes et religieux dont cette société se compose, avaient jusqu’alors attaqué avec un zèle infatigable les préjugés qui séparent les nègres des blancs, et avaient même essayé de mélanger les races par des mariages[26] ; mais, arrêtés par les conséquences graves de leurs prédications, ils se bornent aujourd’hui à encourager l’exportation des nègres en Afrique. Cette mesure serait la plus sage si elle était praticable, et surtout si elle était compatible avec la conservation de nos colonies. Ainsi, partout où on a essayé de l’émancipation, le résultat a été : cessation de travail et ruine des colons, ou perturbation et désordre social.

J’en étais là, lorsqu’un journal où se trouve le récit d’un procès qui vient d’être jugé à la Martinique me tomba sous la main. Cette relation est accompagnée d’accusations amères contre les colons, et de conclusions en faveur de l’émancipation. Il s’agit d’une négresse qui, après avoir été la concubine de son maître, empoisonne par jalousie le bétail de celui-ci. Le maître impitoyable la jette dans un cachot et la condamne au supplice de la faim. Puis, accusé devant le tribunal, il est absous. Rien de plus révoltant ; mais qu’y a-t-il ici de plus odieux, du crime ou du jugement ? Sans contredit, le jugement. L’action d’une maîtresse qui empoisonne son amant par jalousie et celle d’un homme qui fait périr sa maîtresse par vengeance sont des crimes horribles, mais des crimes commis sous l’influence des passions ; on en voit de semblables parmi les blancs. Ce n’est ni un argument de plus ni une preuve de moins pour ou contre l’esclavage. Quant au jugement, il est inique, car il est le résultat de mauvaises lois, et, si la législation de la colonie est vicieuse, il n’en résulte pas que l’émanciption soit un bien. Corrigez vos codes, rendez-les plus sages, plus justes, plus humains, et vous pourrez, en accordant aux nègres un sort meilleur qu’il ne le serait par l’émancipation, vous abstenir de dépouiller vos colons et de troubler le monde. D’ailleurs, vous avez encore un moyen d’améliorer le sort des esclaves : maintenez rigoureusement l’abolition de la traite ; les maîtres veilleront avec plus de soin sur l’esclave, propriété dont la valeur augmentera, et ce qui n’aura pas été obtenu par l’humanité sera dû à l’intérêt.

L’expérience prouve qu’il meurt à Cuba près de moitié de plus d’affranchis que d’esclaves. Pendant les années 1832, 1833 et 1834, il est mort dans l’île un nègre libre sur trente, et un nègre esclave sur cinquante-trois esclaves.

Voici les questions qui se présentent.

Les nègres esclaves sont-ils plus heureux en Afrique que dans nos colonies ?

Une fois arrivés en Amérique, trouvent-ils un avantage réel à être émancipés plutôt qu’esclaves ?

La justice et l’humanité s’accorderont-elles avec l’attentat à la propriété et la lutte sanglante qui résulterait de l’émancipation ?

Est-ce par un sentiment de philantropie réel que les Anglais agissent contre l’esclavage dans les colonies espagnoles ? et les moyens qu’ils emploient pour arriver à leur but sont-ils compatibles avec les sentiments de philantropie qu’ils proclament ?

Le bien-être matériel dont les esclaves jouissent à Cuba, la protection que les lois leur accordent, ne sont-ils pas préférables pour eux aux chances d’une vie vagabonde et misérable, pour les colons aux perturbations horribles que l’existence de ces hordes sauvages, étrangères aux mœurs, aux usages et aux préjugés de la colonie, pourrait y causer ?

Sur ces diverses questions, j’ai dit ce que l’expérience m’a suggéré. J’ai exposé mes convictions et mes doutes ; l’amour de la vérité a été mon seul guide. La justice abstraite est chose grande et sublime sans doute, mais rarement compatible avec notre faiblesse. Dieu même, pour nous l’accorder ou nous l’imposer, est obligé d’y joindre l’équité qui la tempère.


Ctesse Mercédès Merlin.
  1. Mme la comtesse Merlin, ayant visité l’année dernière l’île de Cuba, où elle est née et où sa famille est depuis long-temps établie, a recueilli pendant son séjour à la Havane des documens intéressans et authentiques sur la situation des esclaves dans les colonies espagnoles. Nos réserves faites, on ne s’étonnera ni de nous voir accueillir ces documens nécessaires au grand débat soulevé par la question de l’esclavage, ni de l’enthousiasme avec lequel l’auteur, créole de naissance et d’origine, parle du pays où elle est née.
  2. Premier gouverneur de l’île de Cuba, immédiatement après la découverte de Fernand Cortez.
  3. Dénomination qui s’applique aux Africains sans instruction et encore sauvages.
  4. Établissemens formés dans l’intérieur même de l’île.
  5. Voir le code noir, pag. 10, chap. XVIII.
  6. Espèce d’étoffe grossière.
  7. Caravane de mules attachées par la queue et portant les provisions et les paquets, de la ville à la campagne.
  8. Chef et directeur des travaux des nègres esclaves ; on le choisit toujours parmi les blancs.
  9. Le code noir, dont nous avons signalé plus haut la barbarie à plusieurs égards, contient cependant quelques règlemens très humains et très moraux : tel est l’article 47, qui prohibe la vente séparée du mari et de la femme esclaves, et l’article 9, qui condamne l’homme libre, ayant des enfans d’une négresse, à l’amende et à la perte de l’esclave et des enfans, à moins qu’il n’épouse la femme esclave.
  10. Fils et fille de la maison.
  11. Espèce de jonc gigantesque qui s’élève jusqu’à cinquante pieds de haut en bouquets de deux ou trois cents tiges.
  12. Les ossemens des indigènes qu’on a trouvés épars dans les plaines et les forêts, ont été déposés dans ces cavernes profondes, situées dans plusieurs parties de l’île.
  13. Parrain.
  14. On appelle ainsi les filles des négresses et des blancs.
  15. Les nègres nés dans l’île sont désignés par ce nom, et leurs enfans par celui de rellollos, ce qui équivaut à un titre de noblesse entre eux. Où la vanité va-t-elle se nicher ?
  16. Grand espace de terrain formant le centre des bâtimens de la sucrerie.
  17. Sorte de graine piquante et aromatique, qu’ils aiment avec passion.
  18. Jus de la canne fermenté.
  19. On désigne ainsi l’élaboration du sucre.
  20. Patriote éclairé, qui a écrit et publié plusieurs ouvrages remarquables, commerciaux, politiques et scientifiques, notamment Mi primera pregunta, Exames analitico-politcos. Plusieurs des renseignemens que je reproduis ici sont puisés dans les ouvrages de ce publiciste.
  21. Couloumie, tribu d’Afrique.
  22. Voiture du pays, fort légère et commode.
  23. Le bâtiment où on épure le sucre.
  24. Arme des nègres, qui a quelque analogie avec le yataghan des Turcs.
  25. Il n’existe dans l’état de New-York que 44,870 personnes de couleur sur 1,113,000 blancs, et dans la ville de ce nom 13,000 personnes de couleur sur 200,000 blancs.
  26. De tous les essais des abolitionistes pour rapprocher les deux races, celui des mariages a le plus irrité l’orgueil des Américains, comme tendant davantage à l’égalité. Un révérend docteur ayant le premier célébré, à Utica, le mariage d’un nègre avec une jeune fille de couleur blanche, il y eut dans la ville un soulèvement.