Les Eskimo

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Année sociologique1902 - 1903 (p. 229-234).

F. BOAS. — The Eskimo of Baffin Land and Hudson Bay. Bulletin of the American Museum of Natural History, 1901, vol. xv (1902), 370 p. in-8o.
E.-W. NELSON. — The Eskimo about Bering Strait. 18thAnnual Report of the Bureau of American Ethnology, 1896-1897. Part I. Washington 1899 (1902), p. i-518, In-4o, Index à la suite de la 2e partie.


Le livre de M. Nelson est, dans une certaine mesure, un événement sociologique. Il nous signale, d’une façon définitive, l’existence d’un totémisme caractérisé chez les Esquimaux de l’Alaska ; ou, plus exactement, chez les Unalits et dans les tribus avoisinant immédiatement la mer de Bering, au nord de la rivière Kushkokwim. M. Powell, dans la préface à ce volume des Reports, lui attribue une juste importance. (p. liv). Jusqu’ici les Esquimaux avaient été l’un des groupes sociaux les plus importants qui échappaient à l’hypothèse d’un totémisme primitif universel, et voilà qu’ils semblent rentrer sous sa juridiction.

Les principaux textes se trouvent pages 322 et suivantes (Cf. p. 446, p. 311, p. 275 et suiv., p. 345, 346, p. 358, p. 395, etc.). Ce qui en ressort est ceci : les Unalits et autres tribus voisines sont divisés en clans totémiques et les gens de même clan portent le même nom animal, et se considèrent tous comme parents. Il y a jusqu’à quatre clans de noms différents dans un seul village. Les clans jouent un rôle dans la vie religieuse ; en particulier, lors des fêtes masquées, des individus représentant les espèces totémiques accomplissent un certain nombre de danses rituelles. Le totem Unalit a, en effet, non seulement une importance juridique mais encore une importance religieuse. Il a le même genre de vertus que celles qu’on lui attribue ailleurs, et les gens du « gerfaut » portent, dans leurs carquois, des plumes de leur totem pour rendre leurs flèches fatales. — Le totem sert surtout de blason, de marque de propriété, même sur les objets donnés à autrui, ou à la communauté. Il est héréditaire, suivant la ligne paternelle, semble-t-il.

Les documents de M. Nelson ont suscité immédiatement, sinon une critique négative, du moins une interprétation qui les rendrait singulièrement moins démonstratifs. M. Boas (op. cit., p. 369), dans sa conclusion, pense que le totémisme Alaskan n’est nullement comparable à une organisation totémique véritable ; que c’est simplement une espèce d’emprunt juridico-religieux, fait par les Esquimaux de cette région à leurs voisins Indiens de la côte N.-O. du Pacifique. Il se rattacherait plutôt à l’institution des marques de propriété, à celle du « potlatch » et à celle des masques de fête (op. cit., p. 368), ces deux dernières étant évidemment empruntées à ces tribus indiennes, avec une bonne partie de la mythologie et du folk-lore (mythe du corbeau père, p. 454 et suiv., in Nelson). M. Boas prend encore davantage de ce que M. Nelson a laissé de côté le grave problème de la nature de la parenté qu’établit le nom totémique. Mais il va trop loin lorsqu’il va jusqu’à nier l’existence d’un véritable lien juridique, dont M. N. nous révèle au moins la réalité s’il ne nous révèle pas les détails. Ajoutons qu’il semble même exister, dans certains villages, des phratries (p. 391) ; et il deviendra difficile de soutenir une théorie qui réduirait à un simple appareil de convention ce totémisme Esquimau qui, s’il est d’origine étrangère, est, pour le moins, plus qu’acclimaté. Enfin, les arguments par lesquels M. Boas soutient son hypothèse de l’emprunt peuvent être contredits. Tout ce qu’il considère comme originairement indien ne l’est pas nécessairement, et, pour notre compte, nous ne voyons rien de vraiment identique au potlatch Kwakiutl dans les rites et les coutumes du kashim Esquimau que justement les Indiens Tinné ont adopté des Esquimaux (p. 287). La question reste ouverte. Il est certain qu’il faudra la traiter, dans toute son ampleur, et surtout recueillir au plus vite d’autres renseignements sur ces intéressantes populations.

Un autre résultat des observations de M. Nelson, c’est l’étude à peu près complète du kashim, sorte de « maison des hommes », où les mâles de la localité mangent le repas que leur apportent leurs femmes, où les enfants sont solennellement initiés (p. 245 et suiv., p. 285 et suiv.). Les fonctions religieuses sont, pour la plupart, remplies dans le kashim.

M. Nelson nous donne de plus une importante description des grandes fêtes régulières qui se célèbrent dans ces maisons. La plupart sont consacrées, selon M. N., qui exagère sa pensée et les faits, au culte des morts. En tout cas, la fête des morts est l’une des plus notables, et des plus instructives ; car nous y voyons fonctionner sur le vif une institution considérable, répandue dans toute l’aire de la civilisation esquimau. Dans cette fête (p. 364 sqq.), le mort est représenté par son « namesake » le porteur de son nom (Cf. p. 289, 371, 377, 324), qui lui est identifié ; car, à chaque mort, le premier né de la localité porte le nom du dernier disparu. L’institution est un peu plus compliquée, mais passons (v. Boas, op. cit., p. 367). D’autres fêtes ont encore pour but l’évocation des âmes des morts (celle des âmes d’enfants en particulier). D’autres enfin, bien que destinées surtout à la multiplication du gibier, et à l’incantation des armes, sont adressées aux âmes des animaux tués à la chasse pour les prier de rentrer dans d’autres corps (fête des vessies, p. 385 sqq.), et reçoivent, de cette interprétation, une assez curieuse coloration.

L’étude des rites funéraires des Esquimaux du détroit de Bering serait digne d’intérêt (p. 310 sqq.), surtout de ceux qui concernent l’enterrement et le cimetière (v. p. 311, un curieux équivalent de la rame qu’Ulysse plante sur le tumulus de son fidèle Elpénor). — La magie, son système, l’institution des angekoks et leurs pouvoirs surnaturels, leurs révélations, leurs esprits, leurs amulettes sont particulièrement bien étudiés (p. 427 et suiv.). Mais nous signalons tout à fait à part les excellentes observations de M. N. sur les rites oraux (p. 349 et sqq.). Ce sont le plus souvent des chants attachés à des danses, mais bien distincts, par leur efficacité spéciale, des purs amusements chorégraphiques et vocaux ; ils consistent en formules simples et monotones, à force évocatoire, répétées d’ordinaire collectivement (p. 354), et souvent attachées à des travaux (p. 347) d’ordre économique.

La plus grande partie du livre est consacrée à une considérable monographie technologique, la collection de M. Nelson ayant été une des plus complètes qui aient été rapportées. — Sur la morphologie sociale de ces Esquimaux, nous avons aussi de bons renseignements, en particulier à propos des diverses formes de l’habitation (longue maison d’hiver et tente de petite famille en été, p. 288 sqq.). — Le point où les observations de M. Nelson ont le plus mal porté est évidemment la vie morale et juridique de ces sociétés, encore qu’il nous donne de bons aperçus sur la vendetta, les chants de dénigrement, etc. ; mais, sur la parenté, ses indications sont trop sommaires, surtout par rapport à l’intérêt de la question (p. 336 ; v. p. 307, un type remarquable de droit du dernier né). Mais il nous indique une remarquable forme de commerce, qui se présente sous l’aspect d’un contrat réel, personnel, général, obligeant l’acheteur à échanger tout ce qu’il possède avec le vendeur (p. 309). Il est évident que les Esquimaux sont parmi les populations les plus intéressantes au point de vue d’une étude comparative des systèmes de propriété et d’échange ; voir, par exemple (p. 442), un remarquable rite qui fait que le vendeur retient toujours une parcelle (d’âme ?) de la chose vendue.

À propos des Esquimaux de la terre de Baffin et de la baie d’Hudson, M. Boas et ses informateurs n’ont pas non plus attaché grande attention (au moins lors de la publication) aux phénomènes juridiques. On sait que M. Boas a été l’un des premiers explorateurs de ces régions, où il a conquis ses galons d’ethnographe. Ce livre doit être considéré comme un supplément aux recherches publiées dans le VIth Report du Bureau of American Ethnology, et il est surtout composé des nouvelles observations prises, sur les instructions de M. Boas, par trois résidents Européens, chez les Kinipetu de la terre de Baffin, et les Aivilik de l’ouest de la baie d’Hudson.

Toute une première partie est consacrée à une étude détaillée de la technologie de ces tribus, où nous signalons particulièrement (p. 63, 92, etc.) l’existence d’instruments de pierre (paléolithiques), assez rarement constatée chez les Esquimaux.

Mais c’est surtout à propos des phénomènes religieux que ce livre est remarquable, et il complète, pour ainsi dire définitivement, les recherches de M. Boas sur ces mêmes tribus. En premier lieu, ils nous fournissent des documents incomparables sur l’institution du tabou Esquimau et sur le tabou en général. Nous avons quelquefois parlé de l’intérêt que présentent, parmi les tabous, les tabous purement sympathiques (qui ne supposent pas nécessairement la présence d’un dieu ou d’un esprit personnel). Parmi les tabous sympathiques, les plus intéressants peut-être sont les tabous de mélange, du genre de ceux qui défendent, encore de nos jours, le mélange du gras et du maigre dans l’estomac d’un dévot catholique ou juif. Les capitaines Comer et Mutch, le Rev. Peck en ont colligé, pour M. Boas, une liste considérable et remarquablement homogène, dans ces tribus. Ils sont du type suivant : « Le saumon a une âme très puissante ; il ne faut pas cuire du saumon dans un pot dont on s’est servi pour faire bouillir d’autre chair ; on le cuit toujours à quelque distance de la hutte (?). Les chaussures dont on s’est servi pour la chasse au morse ne peuvent pas être portées à la pêche au saumon ; et on ne peut pas travailler à des tiges de souliers tant que le premier saumon n’a pas été pris et placé sur une tige de soulier », etc., etc. (p. 123). Chasses, gibiers, instruments, moments, vêtements, travaux, repas, tout cela est divisé, classé entre les différentes saisons, les diverses circonstances de la vie. Entre toutes choses qui ont un intérêt direct, sont dressées des espèces de cloisons formées d’interdictions étroites, qui empêchent les mélanges, les contacts, les contagions quasi surnaturelles. Avec les textes Talmudiques, nous ne connaissons pas de documents plus significatifs sur la question. Sans compter que, à leur lumière, un bon nombre d’usages connus chez les autres Esquimaux s’éclaire d’une façon définitive (v. p. 367 et suiv.).

Ces usages forment le centre de la vie morale et religieuse de ces sociétés. À eux se rattachent de remarquables rites de la confession, qui annule le péché (p.123), et c’est à des transgressions ou à la régulière observance que sont attribués les heurs et malheurs de toute leur vie précaire. Ils forment enfin la raison du mythe fondamental chez les Esquimaux, celui de Sedna, la dame de la mer, maîtresse des animaux marins (qui ne sont d’ailleurs que les produits de ses doigts coupés) qui, lorsqu’un tabou a été transgressé, sent du mal à ses doigts et retient alors le gibier hors de la portée des établissements. Nous possédons enfin, de ce mythe, une version complète et circonstanciée (p. 113 et suiv.), et une version moins complète, à la terre de Baffin, mais d’autant plus intéressante qu’elle se rattache, même par le nom de la déesse, à la mythologie groenlandaise (p. 146 et suiv. Cf. p. 358). Peut-être nous trouvons-nous ici simplement en face du mythe le plus évolué de cette série, peut-être sommes-nous en présence du mythe originel dont les équivalents groenlandais d’une part, alaskans de l’autre, ne seraient que des copies défigurées ? Ne tranchons pas cette question aussi rapidement que M. Boas.

Nous avons enfin un recueil de mythes, légendes et contes, considérable même capital, parce que maintenant on peut répéter, sur la mythologie et la tradition esquimau, les études faites sur les mythes et contes indo-européens. M. Boas ouvre cette voie qu’il avait déjà, autrefois, commencé à battre (p. 350 et suiv.). Nous ne citerons pas les détails intéressants de ces contes, ni les renseignements qu’ils contiennent concernant la magie, et qui illustrent remarquablement les observations contenues dans l’autre partie du livre (Cf. p. 134, et p. 240 et suiv., etc.).

Les indications concernant les fêtes sont un peu trop sommaires et ne complètent pas assez celles que M. Boas a données autrefois. Mais nous ne pouvons nous retenir de signaler à notre auteur un fait important. Dans sa première relation, il nous a parlé de la division des Aiviliks en ptarmigans (poules des neiges) et en canards eiders, suivant que les gens sont nés en hiver ou en été. Nous les voyons ici, dans la fête de Quailertertang, divisés en gens d’hiver et gens d’été (p.140 et suiv.), recevoir la visite d’un représentant de Sedna et porter les ornements de ces animaux. Ne serions-nous pas là en présence de cultes thério-morphiques difficilement explicables si on n’admet pas la préexistence d’un totémisme ?

Les Esquimaux sont, maintenant, parmi les groupes sociaux dits primitifs, l’un des mieux connus. Mais tout restera en suspens tant que nous ne serons pas fixés sur leur organisation juridique et leur système de parenté. Nous voudrions voir cette question mise à l’ordre du jour de l’ethnographie la plus urgente. Il est impossible d’en rester aux tableaux de Morgan et aux indications de Rink.

M. M.