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Les États de Bretagne/01

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Les États de Bretagne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 71 (p. 417-450).
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LES

ÉTATS DE BRETAGNE


I.

La monarchie française en Bretagne après la réunion.


Quoique le peuple français soit doué d’une puissance d’assimilation qui manque aux autres races européennes, l’œuvre de son unité ne s’est opérée qu’au prix des plus cruels déchiremens. En venant se fondre dans le creuset où les jetèrent le sort des batailles et le hasard des successions princières, nos provinces ont supporté des souffrances dédaignées par l’histoire, comme le sont toujours les souffrances des vaincus. On peut admirer le travail séculaire accompli par la royauté capétienne entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées, tout en éprouvant pour ces douleurs ignorées de profondes sympathies. Celles-ci sont plus naturelles encore chez l’écrivain lorsqu’il appartient à une contrée qui avait fait, le jour où elle s’est spontanément réunie à la France, la réserve formelle de ses principaux droits politiques et de sa législation civile tout entière.

Entre toutes les provinces de la monarchie, la Bretagne seule pouvait se prévaloir d’un pareil titre. À partir du règne de François Ier, à l’heure même où le pouvoir absolu poussait ses plus profondes racines sur tout le territoire, la péninsule armoricaine substituait à la souveraineté toute viagère des héritiers directs de la reine-duchesse une union perpétuelle dont les conditions, nullement susceptibles de controverse, avaient été arrêtées de concert entre les représentans du peuple breton et les mandataires de la couronne. Ce fut ainsi qu’au milieu de l’incertitude de tous les principes et de tous les droits, caractère dominant de l’ancien régime, la Bretagne se trouva en mesure de rappeler presque tous les jours les termes précis d’un engagement bilatéral renouvelé de règne en règne par les princes qui l’ont le plus audacieusement violé.

A dater de 1532, ce petit pays posséda à peu près seul en Europe ce que nous appellerions aujourd’hui une charte constitutionnelle. Depuis cette époque jusqu’à la révolution de 1789, l’histoire de cette province presque toujours agitée n’est guère que celle de ses longs efforts pour faire respecter des institutions très imparfaites sans doute, mais qui, à tout prendre, consacraient la plupart des principes dont la proclamation garantit la liberté politique. Un tel spectacle, si modeste que soit le théâtre sur lequel il se déroulé, ne saurait demeurer indifférent à quiconque croit encore au droit et à la justice. Jamais peuple n’a défendu des franchises fondées sur des titres plus authentiques, et ne les a défendues avec une plus loyale sincérité. Durant le cours de la lutte légale qui commença sous Henri IV pour finir sous Louis XVI, la Bretagne vit ses droits de plus en plus méconnus. On avait cessé de comprendre à Versailles jusqu’au sens des réclamations qu’adressaient à la couronne soit les états, soit le parlement de Rennes, tant les résistances paraissaient inadmissibles, quelle qu’en fût la nature et sur quelque titre qu’elles se fondassent !

Ce pays avait pourtant donné le plus éclatant témoignage de fidélité à sa parole dans des circonstances critiques où tout semblait conspirer pour l’en dégager. La Bretagne avait rencontré des facilités pour reprendre, durant les troubles de la ligue et lors de l’avènement au trône d’une branche royale étrangère au sang de ses anciens ducs, cette indépendance dont les souvenirs étaient fomentés pendant cette crise même par le gouverneur qu’avait donné au duché l’imprudence de Henri III. Cependant elle refusa de servir l’ambition du duc de Mercœur, et ne parut pas saisir les conséquences que ce prince entendait tirer dans son propre intérêt des droits de la maison de Penthièvre et de l’extinction de la postérité d’Anne de Bretagne. En présence de vues que la Bretagne dut affecter de ne point comprendre pour n’avoir pas à les repousser, la position de cette province devint singulièrement délicate. Elle s’était en effet trouvée conduite par l’ardeur de ses sentimens catholiques à engager une lutte terrible contre la royauté du roi de Navarre ; elle avait mis aux mains du duc de Mercœur une force immense, et c’était de cette force même que ce prince aspirait à se servir afin d’accomplir des projets répudiés par la sagesse du pays. Placé entre un chef dont il soupçonnait les vues intéressées et les auxiliaires espagnols appelés par celui-ci sur un territoire dont ils cherchèrent bientôt à s’emparer pour leur propre compte, ce petit peuple fit preuve d’une rare prudence ; il sut, en maintenant à la guerre contre la royauté protestante un caractère exclusivement religieux, résister tout ensemble et à des espérances décevantes et aux irritations qui sont la conséquence ordinaire d’une longue lutte. La Bretagne n’hésita pas un moment dans sa fidélité à la France en combattant Henri IV, et quand ce prince se fut incliné devant la volonté de la nation dans la basilique de Saint-Denis, le duc de Mercœur eut à lutter à la fois et contre l’indifférence du pays pour des projets qui n’intéressaient plus ses croyances et contre les vues d’alliés étrangers aspirant à devenir ses dominateurs. Henri IV n’eut pas de province plus fidèle, quoique le Béarnais se soit montré pour elle plus prodigue de mots heureux que de mesures réparatrices, et qu’elle eût à guérir des blessures dont la profondeur n’a pas encore été révélée.

Lorsque les deux minorités orageuses de ses successeurs rendirent aux grands du royaume des espérances trompées par l’énergie de Richelieu et la prudence de Mazarin, la Bretagne opposa la résistance obstinée de l’honnêteté et du bon sens aux tentatives des tristes ambitieux dont elle avait pénétré l’égoïsme et la nullité politique. Sous la fronde, elle demeura soumise et paisible, profitant alors largement du bénéfice de ses institutions particulières, qui ne furent jamais plus respectées que sous Louis XIII et durant les premières années du règne de Louis XIV.

Mais quand l’autorité royale eut triomphé des dernières résistances seigneuriales, quand le souverain apparut aux yeux des peuples comme le seul représentant de leurs intérêts, la Bretagne cessa de rencontrer près du pouvoir les ménagemens qu’on n’avait pu lui refuser dans les temps difficiles, et qu’elle avait si bien reconnus en fermant l’oreille aux suggestions de tous les brouillons de cour. Louis XIV étendit sur elle le niveau de sa puissance absolue, et Colbert se montra bien plus inflexible que ne l’avait été Richelieu. Les ministres ne tardèrent pas à considérer ce pays, qui rappelait à chaque tenue d’états ses privilèges et osait se prévaloir de ses droits au milieu de l’universel silence, comme professant des principes incompatibles avec le respect dû à la majesté royale. Si les secrétaires d’état comptèrent quelquefois par prudence avec une grande province à laquelle demeurait encore le droit de se plaindre, ce fut en s’indignant de cette exception, presque scandaleuse à leurs yeux, tant l’intervention du pays dans son propre gouvernement leur semblait incompatible avec cette centralisation administrative que la couronne prétendait imposer comme complément à l’unité politique !

Depuis le ministère de Colbert, le contrat d’union négocié aux états de 1532 apparut sous l’aspect d’un traité humiliant signé par la royauté. Subordonner à la délibération et au vote régulier d’une assemblée représentative l’octroi périodique des subsides et l’établissement de l’impôt était d’ailleurs impossible pour Louis XIV, qui avait fait de la guerre de conquête et des grands travaux publics le double ressort de son gouvernement. Les intendans et les gouverneurs s’inspirèrent d’un bout à l’autre du royaume des idées dominantes à la cour, idées qui avaient donné à la France une constitution militaire si forte en lui préparant un tempérament politique si faible. Le duc de Chaulnes parut aux états de Bretagne dans la même attitude que son jeune maître au parlement de Paris, et les exigences financières sans cesse croissantes provoquèrent des bords de la Loire au fond de la Cornouaille un soulèvement général, suivi d’une répression atroce, dont les détails ont échappé à l’histoire. Un seul résultat est demeuré constaté par celle-ci, c’est qu’après l’insurrection de 1675 le silence se fit dans cette province comme dans les autres, de telle sorte que l’autorité royale, dégagée de toute résistance, ne put désormais imputer ses embarras qu’à ses propres fautes.

Le grand roi, qui avait fait payer si cher à la France la gloire dont il l’avait comblée, reposait à peine dans sa tombe que les Bretons revendiquaient sous la régence des droits dont ni les cœurs ni les consciences ne s’étaient détachés un moment. Une fois encore la répression fut sanglante ; mais le pouvoir était alors trop affaibli par le cours tout nouveau imprimé à l’opinion pour rester longtemps redoutable, lors même qu’il parlait du haut d’un échafaud. Durant le règne de Louis XV, les états engagèrent contre les édits royaux et les arrêts du conseil une lutte très vive, quoique respectueuse. Commencée sous le gouvernement du maréchal de Montesquiou, cette lutte continua sous celui du maréchal d’Estrées pour prendre sous le duc d’Aiguillon toute la véhémence et parfois aussi toute l’injustice qui caractérisent les querelles de partis. Les passions parlèrent assez haut pour faire taire les intérêts, les questions de choses disparurent devant les questions d’hommes, et l’on finit par poursuivre la victoire sans s’inquiéter du prix auquel on pouvait la remporter. Les états de Bretagne, adversaires d’autant plus dangereux qu’ils ignoraient la portée de leurs coups, firent à la monarchie des blessures profondes en conservant la plénitude de leur dévouement à la royauté, que leurs membres servaient rarement à la cour, mais constamment aux armées. Ils ne tardèrent pas à se voir suivis et dépassés par la magistrature dans cette guerre acharnée, dont le terme fut l’abîme où s’engloutit la Bretagne avec tous les vieux droits qu’on avait prétendu lui conserver.

Le pouvoir royal, qui avait souvent triomphé de l’opposition des états en entretenant dans leur sein la résistance habituelle du clergé et du tiers contre la noblesse, les gouverneurs, accoutumés à chercher dans le parlement de la province un point d’appui contre la représentation nationale, s’aperçurent avec une sorte d’effroi qu’un accord longtemps réputé impossible tendait à s’opérer entre toutes ces forces dissidentes sous une pression extérieure qui devenait irrésistible. À cette soudaine révélation, le pouvoir commença par se montrer d’autant plus violent qu’il était plus faible ; mais il ne tarda pas à vouloir racheter ses violences par ses concessions, celles-ci demeurant d’ailleurs aussi stériles que l’avaient été ses menaces, parce qu’elles ne suffisaient plus aux nouveaux désirs dont les limites reculaient d’heure en heure. Alors se produisit le plus étrange spectacle : on vit des gentilshommes assis sur les sièges fleurdelisés du parlement, de braves officiers qui tous auraient donné pour la monarchie la dernière goutte de leur sang, porter à celle-ci les premiers coups et saper de leurs propres mains les seules digues qui continssent encore le flot déjà frémissant de la multitude. Les protestations des états de Bretagne, les actes et les paroles des magistrats de cette province allèrent par tout le royaume, de 1756 à 1788, éveiller des passions qui n’avaient pas encore conscience d’elles-mêmes, et des hommes qui n’avaient songé qu’à maintenir avec obstination tous les droits consacrés par le passé se trouvèrent transformés en instrumens d’une révolution dont la plupart auraient désavoué les conséquences même les plus légitimes, s’ils avaient pu les soupçonner. Durant les trente années qui précédèrent la crise de 89, cette vieille terre gronda comme un volcan tout prêt à s’allumer, et ce fut dans la patrie de l’armée catholique et royale, entre le berceau de Charette et celui de George Cadoudal, que commença l’explosion qui allait renverser la religion et la royauté.

La péripétie qui substitua en Bretagne la revendication très soudaine du nouveau droit constitutionnel aux longs efforts tentés pour la conservation du vieux droit historique fut dramatique et rapide. La bourgeoisie et la noblesse, pleinement d’accord la veille pour résister à toutes les injonctions de la cour, mirent l’épée à la main l’une contre l’autre sitôt que la convocation des états-généraux les eut conduites à poser dans l’enceinte où elles délibéraient en commun les problèmes qui se rapportaient au mode de représentation du tiers et au nombre des députés qu’il enverrait à la future assemblée nationale. Désespérée en voyant succomber, sans trouver aucun moyen de la défendre, l’antique constitution pour laquelle elle avait livré tant et de si généreux combats, la noblesse bretonne commettait en 1789 la faute irréparable de ne point paraître aux états-généraux, et quelques mois plus tard la Bretagne disparaissait dans la tempête, de telle sorte que, de tant de champions si longtemps ligués pour défendre ses libertés contre les entreprises de la monarchie, aucun ne se rencontra plus à l’heure décisive pour défendre son existence contre la révolution.

Cette histoire d’un petit peuple toujours fidèle à lui-même, et dont les amères déceptions sortirent de l’excès de cette fidélité, se prolonge durant deux siècles pour s’achever dans la catastrophe où s’écroule avec ce peuple lui-même la puissante monarchie qu’il a si longtemps combattue. La Bretagne succombe sous le poids de son adversaire terrassé, et de tant de luttes engagées avec une si parfaite sincérité il ne lui reste bientôt plus que des souvenirs qu’il faudrait prendre pour des remords, si l’on en jugeait par l’héroïque expiation qui suivit.

On a le cœur serré en retrouvant sur les tables mortuaires de Quiberon la plupart des noms inscrits au bas des fières remontrances adressées peu d’années auparavant dans les états de Saint-Brieuc à cette royauté française qui allait périr avec la Bretagne ; mais si la pensée des guerres civiles, dernier terme de tant d’espérances, répand sur ce tableau une sorte de tristesse en harmonie avec le paysage mélancolique qui l’encadre, l’étude de ces temps tout pleins des combats engagés par nos pères pour la liberté et pour le droit n’en demeure pas moins digne d’attention. Rien de plus fortifiant que de suivre à travers les transformations des mœurs et des intérêts la trace des idées qui leur survivent. Il est bon de savoir que d’autres générations ont eu l’instinct confus de nos besoins, et qu’elles ont poursuivi à leur manière la solution des problèmes qui nous tourmentent. On est plus juste envers elles, on les respecte davantage, lorsqu’on les voit succomber en recherchant les garanties politiques auxquelles nous aspirons nous-mêmes. On reprend espérance et courage en entendant sortir de la tombe des aïeux des paroles oubliées, quand ces paroles constatent qu’ils nous approuveraient dans nos poursuites, et que leur esprit est avec leur postérité.

Établir une fois de plus que le despotisme est de fraîche date et que l’active participation du pays à son propre gouvernement est l’impérieux besoin de tous les peuples honnêtes, faire remonter jusqu’à la monarchie absolue l’arbitraire administratif dont nous souffrons sans l’avoir fondé, telle est la double pensée dont sont sorties ces études. On y pourra observer le gouvernement antérieur à 89 dans ses maximes comme dans ses pratiques, en acquérant, sans moins en détester les crimes, une conviction plus intime de l’impérieuse nécessité de la révolution française. En exposant les annales fort peu connues d’une grande province depuis les temps qui suivirent la réforme religieuse jusqu’à ceux qui précédèrent la chute de la monarchie, j’aurai à montrer la vie des différentes classes de la société sous cet ancien régime auquel l’école révolutionnaire prête trop souvent des torts qu’il n’eut pas, et l’école monarchique des mérites qu’il n’eut pas davantage. Si j’y parviens, cet essai pourra donner de ce qu’était la France de nos pères dans sa variété confuse une idée vraie et peut-être nouvelle.

Après cette vue d’ensemble et ces considérations générales, je puis entrer maintenant dans l’étude des faits, et avant d’exposer ce que fut l’ancien régime dans cette grande province je rappellerai les conditions attachées à la réunion de la Bretagne à la couronne, réunion commencée par le mariage de la duchesse Anne avec Charles VIII, gravement compromise par les clauses de son second mariage avec Louis XII, et définitivement consommée par le gouvernement de François Ier.

Les états de Vannes prirent une résolution patriotique et sensée lorsqu’ils demandèrent à François Ier « d’induire par union perpétuelle icelui pays au royaume de France, afin que jamais ne s’émût guerre, dissension ni inimitié entre eux[1]. » Ils garantirent l’avenir autant que cela est donné à la prudence humaine en obtenant, pour prix d’un consentement que personne ne leur contestait alors la faculté de refuser l’engagement « d’entretenir et garder les droits, libertés et privilèges du pays assurés tant par chartes que autrement. » La joie du peuple breton fut donc naturelle lorsqu’à la suite de ces grandes transactions le jeune dauphin de France, petit-fils d’Anne de Bretagne, fit une magnifique entrée à Rennes par permission du roi son père, « administrateur usufructuaire du duché en qualité de vrai duc et propriétaire du pays de Bretagne. »

Bertrand d’Argentré avait assisté dans son enfance aux solennités qu’il se complaît à rappeler cinquante ans plus tard dans le tumulte des guerres civiles. C’est de son style le plus coloré qu’il a décrit ces pompes populaires et les pieuses cérémonies du sacre ducal depuis l’instant où le jeune prince, revêtu d’une tunique de pourpre fourrée d’hermine, entra selon l’antique usage en l’église cathédrale de Saint-Pierre « pour y veiller tout au long la nuit jusques après matines. » Le vieil historien éprouve d’ailleurs une peine visible à se résigner à cette abdication. La postérité est plus juste qu’il n’a pu l’être lui-même envers les hommes qui la consentirent, et l’équité avec laquelle nous apprécions aujourd’hui l’œuvre de 1532 conduit à reconnaître qu’en renonçant dans l’intérêt de son repos à l’indépendance que lui avaient formellement réservée pour l’avenir les clauses du second contrat de mariage de la reine-duchesse, la Bretagne rendit à la France un service immense. Il est à peine nécessaire de dire quelles désastreuses conséquences aurait amenées pour la monarchie une pareille séparation accomplie tandis que Charles-Quint ou Philippe II dominait l’Europe. Qui ne pénètre le cours tout différent qu’aurait pu prendre l’histoire du monde moderne, si, par l’extinction de la postérité d’Anne de Bretagne, la France avait été exposée au péril de voir se relever dans la péninsule bretonne une souveraineté placée dans les conditions de vassalité où s’était trouvé le duc François II vis-à-vis de Louis XI, et si les rois de la maison de Bourbon, au lieu de s’avancer vers les Pyrénées et vers le Rhin, avaient dû recommencer sur les bords de la Loire l’œuvre des princes de la maison de Valois ?

Personne n’ignorait ceci au XVIe siècle. De là l’effroi général qui saisit tous les corps de l’état lorsque sous Louis XII on put craindre un moment de voir Charles de Luxembourg obtenir au préjudice du duc d’Angoulême la main de la princesse Claude, qu’Anne de Bretagne, sa mère, entendait assurer au jeune prince qui fut plus tard Charles-Quint. François Ier et le chancelier Duprat purent présenter à bon droit l’acte d’union comme leur plus grande œuvre politique. Cet acte est la principale chose qui soit restée de ce long règne théâtral ; mais ce qui était évident pour tous les contemporains au XVIe siècle avait cessé de l’être pour l’âge suivant. Lorsque la royauté eut absorbé en elle tous les droits, ses serviteurs malavisés voulurent effacer un souvenir qui impliquait l’existence d’un titre antérieur au sien. Une meute d’historiens et de pamphlétaires, en tête de laquelle on regrette d’avoir à placer l’abbé de Vertot, fut gagée pour lacérer l’histoire de Bretagne de manière à restituer le bénéfice du passé à ce pouvoir sans bornes auquel allait bientôt manquer l’avenir.

Attaquée chaque jour dans ses institutions par les lettres de cachet et les arrêts du conseil, la Bretagne eut à défendre ses annales contre les plus insolentes entreprises de l’érudition salariée. Ses premiers rois furent transformés en lieutenans de Clovis, ses ducs cessèrent d’être des ennemis pour devenir des rebelles en insurrection contre leur souverain légitime. Le contrat d’union consenti par la province avec la plus entière liberté fut présenté comme un acte tout gratuit du bon plaisir royal, qui ne comportait aucune condition. C’est à peu près la substance des nombreux écrits par lesquels, depuis le ministère de M. d’Argenson jusqu’à celui de M. de Maupeou, la chancellerie française répondait aux délibérations des états et aux remontrances encore plus accentuées du parlement[2].

Les conditions attachées à l’union proclamée aux états de Vannes n’ont, selon la presse officieuse de ce temps, d’autre valeur que celle d’un engagement moral spontanément pris par nos rois, car les représentans du pays n’étaient ni en droit ni en mesure de traiter avec eux. La Bretagne fut comme toutes les autres provinces du royaume un grand fief indûment détaché de la couronne durant l’anarchie féodale, fief que nos rois conservaient toujours le droit, pour ne pas dire le devoir de réintégrer. Si les preuves de la conquête sont beaucoup plus rares dans cette province que dans les autres sous les deux premières races, elles suffisent cependant pour établir le droit des suzerains. D’ailleurs, en faisant monter au XIIIe siècle sur le trône ducal des princes issus du sang capétien, la Bretagne avait implicitement reconnu sa dépendance de la monarchie française, et s’était rattachée au tronc par l’adoption d’un de ses rameaux. Le contrat de mariage de Louis XII avec la duchesse Anne fut un acte nul en soi, du moins dans les stipulations qui reconnaissent à une province le droit de se séparer du corps de la monarchie. Ce droit avait été aliéné par le premier mariage d’Anne de Bretagne avec Charles VIII, puisqu’il est de principe en matière féodale que le fief servant est absorbé et assujetti par le fief dominant, lorsqu’il lui a été un seul moment incorporé. François Ier n’avait donc à accepter aucune condition pour régler une Situation fixée antérieurement, et qui ne pouvait être infirmée par des réserves contraires au droit public du royaume.

À ces subtilités empruntées à la jurisprudence féodale, il était trop facile de répondre. La souveraineté des ducs de Bretagne, que leur vassalité fût plus ou moins étroite, avait brillé d’un assez sombre éclat dans les annales de la France durant les longues guerres du XVe siècle pour ne pouvoir pas être contestée, et rien n’était plus étrange que de voir les ministres de Louis XV nier des droits que les ministres de François Ier, mieux placés pour les juger, avaient authentiquement reconnus en s’attachant à les éteindre. Le contrat de mariage de 1498 avec Louis XII, où ces droits étaient plus spécialement consacrés, stipulait qu’à la mort du roi et de la reine, « pour que la principauté de Bretagne ne soit et ne demeure abolie pour le temps à venir, il a été accordé que le second enfant mâle ou les filles à défaut des mâles qui isseront de ce mariage seront et demeureront princes de Bretagne pour en jouir et user comme ont coutume de faire les ducs, en faisant par eux aux rois les redevances accoutumées. » Si le vote de l’union n’était venu changer le cours régulier des choses, à la mort de François Ier la souveraineté de ce pays aurait donc reposé sur la tête de la reine Claude, fille aînée d’Anne de Bretagne ; en cas de prédécès de celle-ci, elle aurait passé sur celle de son second fils, et à défaut d’un second héritier mâle sur celle de sa fille Marguerite, duchesse de Savoie. Les états de Bretagne auraient eu le droit évident de se joindre à cette princesse pour réclamer l’exécution du contrat, dont toutes les stipulations avaient été combinées par la reine Anne de manière à rendre dans l’avenir la séparation inévitable. Après les descendans de la reine Claude, Renée, duchesse de Ferrare, sa sœur, était en mesure de se présenter, et son droit n’était méconnu par aucun contemporain. De plus les descendans de Charles de Blois et de Jeanne de Penthièvre avaient formellement réservé leurs prétentions, et celles-ci étaient alors jugées assez sérieuses pour que trois ans après l’union François Ier estimât prudent de les éteindre en les achetant[3]. Aux états de Vannes, la Bretagne céda donc à la couronne un droit qui n’était alors contesté par personne ; ce pays put donc imposer des conditions à une cession aussi profitable à la monarchie, et celle-ci se trouvait manifestement obligée vis-à-vis des populations bretonnes par tous les principes du droit international.

L’union modifia peu le gouvernement qui régissait la Bretagne. Le duc d’Estampes, issu de la maison de Brosse-Penthièvre, gouverna prudemment ce pays sous Henri II comme sous François Ier, et les franchises bretonnes paraissent avoir été à cette époque généralement respectées. Les trois ordres étaient ordinairement réunis chaque année à Rennes, à Nantes, à Vannes ou à Vitré. Cette réunion était provoquée par des lettres patentes du roi adressées au gouverneur, lettres énonçant avec le nom des commissaires royaux les questions principales sur lesquelles le monarque appelait l’attention de l’assemblée ; elles indiquaient aussi le plus souvent le chiffre du don que réclamait le roi du dévouement des états, chiffre qui variait chaque année avec les circonstances politiques que ses commissaires avaient mission d’exposer. Ces lettres étaient communiquées par le gouverneur aux évêques et aux abbés formant le premier ordre, aux barons et aux gentilshommes auxquels leur naissance donnait accès aux états, enfin aux villes et communautés formant l’ordre du tiers.

La perte des procès-verbaux des états, dont la série régulière ne se retrouve qu’à partir de 1567, laisse une lacune de trente années à peu près dans les débats de ces assemblées. On peut inférer cependant du silence de d’Argentré, gardien jaloux de tous les privilèges constitutionnels de sa patrie, que le droit, capital des états, celui de voter les subsides, s’exerça dans toute sa plénitude malgré la difficulté des temps. Cet historien déplore souvent en effet, mais sans jamais les condamner, les sacrifices pécuniaires que dut s’imposer la Bretagne sous les règnes de François Ier et de Henri II pour sauver l’intégrité du territoire français. Tout en trouvant l’union fort lourde, il n’attaque pas la manière dont la royauté exerçait alors sa souveraineté sur la province, qui lui apportait sans murmurer le tribut de son or comme celui de son sang. On trouvé d’ailleurs dans les Actes de Bretagne divers états de finances rédigés par les commissaires royaux, approuvés par les trois ordres, états subdivisés en nombreux chapitres, et qui contiennent des détails aussi minutieux que pourrait le faire un budget moderne[4].

Une seule contestation sérieuse au point de vue financier paraît s’être produite durant le long règne de François Ier. Comme ce débat caractérise et l’époque et le pays, il convient d’en faire connaître le motif dans les termes mêmes où l’expose le noble jurisconsulte qui consacrait à l’histoire les rares loisirs d’une carrière toute remplie par l’étude des lois. Les extrémités auxquelles la France s’était trouvée conduite par sa lutte contre Charles-Quint déterminèrent en 1543 l’établissement d’un impôt dit des villes closes, dont le produit fut affecté à la solde de 50,000 hommes de pied. A l’incitation des membres du tiers-état, le gouverneur imagina de faire concourir au paiement de cet impôt, établi d’ailleurs régulièrement, quelques nobles d’ancienne extraction « sous couleur que partie d’entre eux tenaient office de judicature et les autres faisaient profession d’avocats, prétendant que de telles tailles ne pouvaient être exempts que les nobles vivant noblement et continuellement suivant les armes. Sur quoi s’étant mû procès, fut cette imposition rejetée, et déclaré que les gentilshommes exerçant état de judicature ou plaidant pour parties ne contrevenaient à l’état de noblesse et devaient jouir de tous les privilèges d’icelle, car anciennement par la coutume de Bretagne n’était permis qu’aux nobles, avoir l’administration de justice, en étant lors incapables les roturiers. Cette coutume n’était sans raison appuyée de l’autorité des plus excellens philosophes et politiques qui aient été, à savoir Aristote en sa Politique, Platon dans Alcibiade, Boëce en sa Consolation philosophique, lesquels n’ont voulu autres seigneurs et juges aux républiques que ceux qui étaient de noble génération, blâmant les Lacédémoniens, l’état desquels fut ruiné pour avoir mis gens non nobles et de basse condition aux gouvernemens et charges publiques, la noblesse ayant une nécessité empreinte de ne forligner de la vertu de ses ancêtres, étant toujours en vue d’un désir et recommandation de vrai honneur, combien qu’en autres états et conditions d’honneur la vertu se fasse aussi connaître assez souvent[5]. »

Dans une contrée et dans un temps où de telles doctrines pouvaient être hautement professées, la magistrature était assurée d’acquérir honneur et influence. Lorsque par son édit de 1553 Henri II eut définitivement constitué le parlement de Bretagne, qui n’avait été jusqu’alors qu’une sorte de commission permanente des états, les plus vieilles races de la province s’empressèrent d’y acheter des charges. La distinction à peu près générale ailleurs entre la noblesse d’épée et la noblesse de robe ne s’établit point en Bretagne, et cette égalité de la toge avec les armes, qui assurait à la magistrature bretonne une haute autorité morale, explique fort bien le caractère politique que prit plus tard le parlement de Rennes ; elle fait comprendre l’entente facile qui s’établit pour la défense des droits de la province entre ce corps et les états dans le courant du XVIIIe siècle.

Les idées développées par d’Argentré, si étranges qu’elles soient pour nous, étaient d’ailleurs celles de tous ses contemporains. Éguiner Baron, François Duaren, célèbres jurisconsultes bretons de ce temps-là, n’éprouvaient, encore qu’ils appartinssent à la roture, aucune surprise en entendant le vieux sénéchal tenir ce langage empreint de fierté, mais exempt d’insolence. Dans les idées qui dominaient alors, le noble était l’homme politique complet, car lui seul exerçait dans toute leur plénitude les trois grandes fonctions sociales, administrer, juger et combattre. Couvert de sa cotte de mailles ou bien assis sur son tribunal, le gentilhomme du moyen âge était dans la même situation que le citoyen romain, auquel le droit antique conférait le monopole de la souveraineté nationale. Quoiqu’en Bretagne l’accord fût certainement plus intime que dans les autres provinces entre les populations rurales et la classe maîtresse du sol, parce qu’aucun souvenir de conquête ne s’élevait pour les séparer, nulle part ailleurs la doctrine sortie du moule féodal ne s’était produite et maintenue dans une plus rigoureuse pureté. La manière dont les masses entendaient et acceptaient les droits du gentilhomme laisse fort bien comprendre pourquoi les états de Bretagne finirent par donner accès dans leur sein à quiconque pouvait justifier de la simple qualité de noble. Le gentilhomme à l’épée de fer, qui avait quitté sa charrue pour paraître aux grandes assises de son pays, s’y montrait en vertu d’un titre égal à celui des neuf grands barons de la province, à peu près comme le pauvre citoyen de la Suburra arrivait au forum pour voter dans les comices entre le descendant des Jules et celui des Claudius. C’était une sorte de suffrage universel appliqué à quiconque avait obtenu l’initiation au droit politique du temps.

Si les états se montrèrent sévères gardiens de leurs prérogatives financières, ils laissèrent promptement tomber en désuétude plusieurs privilèges importans garantis à la province par Louis XII et par François Ier, soit que ces privilèges fussent manifestement incompatibles avec l’intérêt de la monarchie, soit qu’il répugnât à leur honneur de les invoquer. Au nombre des articles le plus promptement mis en oubli figure au premier rang celui qui subordonnait au consentement des états l’emploi hors de Bretagne des milices, du ban et de l’arrière-ban de la noblesse, enfin des compagnies d’hommes d’armes à la solde des seigneurs bretons. Je n’ai rencontré nulle part la trace d’une observation faite par les états relativement à la destination donnée par le roi aux forces militaires de la province, réserve d’autant plus remarquable qu’il n’est guère de session où des débats très vifs ne se soient engagés entre les commissaires royaux et les trois ordres à propos des garnisons françaises établies dans les places fortes de la Bretagne. Le mode de casernement de ces troupes provoquait en effet des plaintes et des récriminations continuelles, et les états ne parvinrent à amortir ces difficultés que par la création d’un fonds général d’abonnement voté dans le courant du XVIIIe siècle. De ce silence sur les questions militaires et de ces débats fréquens sur les intérêts financiers, on peut inférer que les états n’hésitèrent point à abandonner dès l’origine à la couronne l’entière disposition des forces armées.

Indépendamment de sa part dans la défense commune ce pays avait une obligation particulière sur laquelle on voit que l’attention des trois ordres demeure constamment attachée. Il lui fallait défendre un littoral immense, qui, durant la seconde moitié du XVIe siècle, fut constamment menacé, car la France fut presque toujours en guerre à cette époque soit avec l’Espagne, soit avec l’Angleterre. La lutte contre le saint-empire et les guerres civiles qui la suivirent avaient empêché nos rois de songer à la marine ; aucun travail de défense ne protégeait les havres nombreux de la Bretagne, et ses côtes n’étaient pas moins dégarnies que ses arsenaux. C’était donc avec ses seules ressources qu’elle était contrainte de se protéger contre des débarquemens dont l’imminence tenait tous les esprits en alarme, et qui s’accomplirent trois fois en vingt-cinq ans. La seule force qu’elle pût opposer aux flottes nombreuses qu’on signalait presque chaque jour à l’horizon, c’étaient quelques compagnies de gardes-côtes formées et commandées par les gentilshommes du littoral. Cette force très imparfaite, puisqu’elle ne se réunissait qu’au son du tocsin pour se séparer bientôt après, était de la part des états l’objet de la plus vive sollicitude. Ce fut à en payer l’armement qu’ils affectèrent la plus grande part des droits utiles attribués à l’amirauté de Bretagne. Pour ne pas tarir la source de ceux-ci, nous les verrons soutenir une lutte violente contre le cardinal de Richelieu, afin que l’amirauté bretonne conservât avec ses revenus propres et sous un chef particulier une existence entièrement indépendante de l’amirauté française.

La ressource véritable à l’heure des grands périls, c’était l’élan d’une population qui, à la vue des voiles anglaises, se sentait possédée d’une sorte de mystérieuse fureur. Du fond des landes armonicaines, des chaumières suspendues aux flancs des rochers, sortaient des hommes à la longue chevelure, armés du penbas, dont les coups avaient quinze siècles auparavant rompu plus d’une fois le carré des légions romaines : rudes combattans qui se jetaient sans ordre aux sons gutturaux d’une langue inconnue sur l’ennemi gorgé de butin. Il faut voir quel souffle épique digne de Froissart court dans les dernières pages de d’Argentré, lorsqu’il dépeint le brave Kersimon taillant en pièces à la tête de quinze mille paysans sur la plage du Conquet, en 1559, les Anglais et les Hollandais débarqués d’une flotte de cent voiles « pour mettre le feu il nos églises après infinité de choses scandaleuses et infâmes, puis faisant les mêmes exploits aux prochains villages et bourgades avec telle furie qu’ils se montraient sans comparaison plus désireux de sang que de butin. » Ce rempart vivant protégeait seul efficacement la sécurité du royaume sur son plus vaste littoral, et nous verrons qu’il ne cessa pas d’en être ainsi sous les règnes suivans, car les choses se passèrent en 1756 sur la grève de Saint-Cast à peu près comme sur celle du Conquet.

Bertrand d’Argentré n’apprend pas seulement l’histoire de Bretagne, il révèle la Bretagne elle-même telle qu’elle était encore lorsqu’elle se donna aux rois de France. On voit reparaître dans ses pages cette âpre contrée toute hérissée de gentilhommières fortifiées et couverte encore de forêts druidiques. Des landes marécageuses où quelques défrichemens attestent la présence d’une population rare et pauvre, des villes fermées où l’industrie naissante, particulièrement celle des toiles, commence à élever des fortunes, sur la côte des champs plus fertiles venant jusque dans les flots affleurer une plage rendue plus redoutable par l’avidité des hommes que par la fureur des tempêtes, ainsi se montre ce vaste promontoire plongeant au loin dans les vapeurs de l’Océan. Peu de grandeur dans le paysage, si ce n’est lorsqu’on mesure de la cime des masses granitiques l’immensité de la mer et des cieux, peu d’art et moins encore de richesse dans les habitations seigneuriales, à part de rares châteaux où quelques grands personnages, français d’intérêts comme d’habitudes, ont fait pénétrer les merveilles de la renaissance, mais, au-dessus des tourelles et dominant les plus vieux chênes, des flèches aériennes et des églises d’un style inspiré, partout des monumens pour attester que sur cette terre imprégnée de foi les dures réalités de la vie touchent moins les hommes que les fortifiantes espérances de l’éternité.

La race qui habite au XVIe siècle ce pays, à peu près séparé des autres provinces du royaume, a une physionomie singulière, car elle est forte avec les apparences de la faiblesse. Dans son travail lent, mais assidu, dans les mélancoliques cantilènes dont elle l’accompagne, on sent une énergie native que n’épuise ni un régime débilitant ni l’usage pleinement accepté des plus rigoureuses privations. Au milieu de ces laboureurs vivent bon nombre de gentilshommes en parfaite entente avec eux. Dans leurs manoirs protégés par quelques fossés bourbeux, ceux-ci embrassent à peu près les mêmes horizons que leurs paysans, avec lesquels ils se confondent par la communauté des croyances et des habitudes. Nulle part ne se manifeste sur la terre celtique ni le dédain des vainqueurs ni l’humiliation des vaincus, parce qu’aucune barrière ne s’y révèle entre les races, si loin que le regard plonge dans la nuit des temps. Le Français, longtemps ennemi, n’est plus, depuis le règne de la bonne duchesse, qu’un étranger avec qui on n’entend pas se confondre, mais que l’on ne songe plus à éloigner. Les gentilshommes, qui un siècle plus tard entreront en foule dans les régimens formés par Louvois, ne se rencontrent encore aux armées royales que dans les compagnies d’ordonnance levées par les Rohan, les Rieux, les d’Avaugour ou les Penthièvre, ces gentilshommes demeurant plus attachés au pennon hermine des grands vassaux qu’à l’étendard fleurdelisé des rois. On ne les voit pas au Louvre, car l’ambition leur manque comme la fortune ; ils vivent sur leurs domaines à peu près sans argent, des produits d’ailleurs abondans de leur manse seigneuriale ; ils n’aspirent pas à d’autres plaisirs que ceux de la chasse aux loups et des joutes militaires du papegault arrosées par des libations copieuses. Ils ne savent à peu près rien des intérêts qui divisent les grandes factions de cour sous les fils de Henri II ; ils demeurent indifférens aux sanglans débats engagés à Paris entre les princes et les chefs de la féodalité seigneuriale, lors même que ceux-ci commencent à prendre leur point d’appui sur les partis religieux. C’est qu’à vrai dire rien de tout cela ne les touche tant que la foi catholique ne paraît point directement menacée. Patriotes résignés, ils acceptent la réunion, mais sans songer à en profiter pour eux-mêmes, justifiant par leur attitude ce qu’écrivait en 1537 une spirituelle princesse qui visitait alors en Bretagne le vicomte de Rohan, son beau-frère : « dans ce pays-ci, en se montrant trop bon Français, on risque beaucoup de passer pour un mauvais Breton[6]. »

La racine de cette nationalité si vivace, c’est la foi catholique. Portée par des apôtres venus des îles de Bretagne et d’Hibernie dans la péninsule armoricaine antérieurement aux grandes migrations, elle fit passer ce peuple de la main des druides sous celle des prêtres chrétiens sans qu’il eût à traverser le paganisme corrupteur de l’ère impériale. Dans la croyance qui l’enfantait à une vie nouvelle se concentraient pour cette race à l’imagination rêveuse et tendre toutes ses aspirations des deux côtés de la tombe. Maintenir intacte la puissance de l’église qui gardait le dépôt de sa foi, telle fut sa première pensée lorsqu’elle associa son sort à celui de la monarchie française. Vouant à la cour de Rome une soumission sans bornes, la Bretagne demeura pays d’obédience après le concordat de François Ier, et ce prince dut se résigner à n’en pas appliquer les dispositions dans cette province, même après l’avoir réunie à la couronne. A partir du XIVe siècle, l’église bretonne avait réclamé des papes une protection plus spéciale dans l’espérance de résister avec leur concours à l’influence du grand état voisin qui menaçait déjà l’indépendance de son pays. Les ducs n’admirent jamais les principes de la pragmatique, et les rois, après la réunion, durent accepter pour cette province un droit canonique différent de celui qui prévalait dans les autres parties de leurs domaines. Les constitutions apostoliques continuèrent d’être reçues de droit en Bretagne, il en fut ainsi de toutes les censures pontificales ; les causes spirituelles et bénéficiales ne cessèrent pas de ressortir à la cour de Rome, et celle-ci conserva le privilège considérable de nommer à tous les bénéfices qui venaient à vaquer durant huit mois de l’année[7]. La Bretagne resta donc étrangère à l’église gallicane, et les perspectives nouvelles qui s’ouvrirent à cette époque pour les autres parties de l’Europe demeurèrent fermées pour elle.

Provoquée par des abus peu sensibles en cette contrée et par une disposition d’esprit qui ne s’y révélait pas encore, la réforme en Bretagne n’eut d’action et ne fit de progrès que dans une certaine sphère. Il n’en reste pas moins acquis à l’histoire que sans avoir eu chance un instant d’y faire un nombre de prosélytes bien considérable, le protestantisme y eut l’étrange effet de provoquer après la mort de Henri III une lutte terrible. La Bretagne dut défendre ses croyances contre les plus redoutables adversaires, car les chefs de toutes les grandes familles féodales, auxquelles ce pays avait depuis plusieurs siècles remis le soin de ses destinées, appartenaient au parti réformé. Les maisons de Rohan, de Rieux, de Laval et celle de la Trémouille, qui hérita de la dernière, avaient embrassé les opinions nouvelles, et consacraient tous leurs efforts à les étendre dans leurs vastes domaines ; mais les riches barons, qui avaient pu, sous Charles VIII, introduire les armées françaises au cœur de leur pays, ne parvinrent pas à étendre le protestantisme en dehors du cercle intime de leur maison. On peut suivre cette lutte d’un peuple contre ses chefs naturels dans le tableau non suspect qui nous en a été tracé sur des documens contemporains. Philippe Le Noir, sieur de Crevain, qui exerça le ministère pastoral en Bretagne jusqu’à la révocation de l’édit de Nantes, a rédigé, d’après des manuscrits laissés par son aïeul, une histoire des églises protestantes de ce pays depuis l’année 1557 jusqu’au milieu du règne de Henri IV[8]. Crevain n’est ni un écrivain brillant ni un esprit élevé ; il a des accès de crédulité qui siéraient mieux à un moine du XIIe siècle qu’à un ministre calviniste. On dirait que le protestantisme de ce pasteur breton sent le terroir ; mais après tout Crevain est modéré en même temps que convaincu. Il n’est donc pas de témoin en mesure de susciter moins d’ombrage, et qui apporte de meilleurs titres pour être cru.

Son récit, dénué de talent sans l’être d’originalité, s’ouvre par la mission évangélique que poursuivit en Bretagne Dandelot, « tout récemment sorti de sa prison de Milan, où il s’était durant cinq ans informé de la vérité à loisir, devançant tous les autres seigneurs en la propagation de la doctrine céleste, » Ce brillant colonel-général de l’infanterie française avait, pour agir sur la Bretagne, des moyens que personne ne possédait au même degré. — Il était l’époux de Claude de Rieux, héritière des grands biens de cette maison, et ce fut dans ses terres que Dandelot répandit la doctrine dont il était si ardemment pénétré. Il se faisait accompagner de deux ministres ambulans, auxquels il assurait sur ses domaines, malgré les édits, l’inviolabilité garantie au frère de l’amiral de Coligny et au neveu du connétable de Montmorency. Crevain semble croire que Dandelot commença par convertir à sa croyance la dame douairière de Laval, sa belle-mère. Par l’influence de celle-ci, Vitré, chef-lieu de sa principale baronnie, devint le siège de la seule église évangélique qui ait conservé une certaine vitalité au siècle suivant. Durant ses pérégrinations religieuses, Dandelot s’arrêtait à Blain, chez Isabeau de Navarre, vicomtesse de Rohan, qui y résidait en souveraine au milieu de ses jeunes enfans et de ses nombreux vassaux. Il est à présumer que, sans être encore convertie au protestantisme, la tante de Jeanne d’Albret témoignait déjà pour cette doctrine des dispositions que les exhortations de Dandelot rendirent de plus en plus favorables. A partir de ce jour, le vaste château de Blain, héritage de la maison de Clisson passé dans celle de Rohan, devint en Bretagne comme la citadelle de la réforme, les protestans s’y réfugiant aux jours de crise pour en sortir sitôt que l’horizon semblait se rasséréner. Les nombreux serviteurs de la première maison de Bretagne furent inscrits, et très souvent d’office, aux registres de la religion nouvelle. On comprend de quel enthousiasme doit être transporté Crevain lorsqu’il décrit la splendeur de cette demeure quasi royale s’ouvrant, comme l’arche au milieu des grandes eaux, pour recevoir ses coreligionnaires en détresse. Rien de plus légitime que l’admiration qu’il exprime pour cette vieille race dont la renommée commence avec « Ruhan ou Rohan, fils puîné de Conan Meriadec, premier roi de Bretagne, et de la princesse Ursule d’Angleterre, quelque peu avant la naissance de la monarchie française. » Il faut, dit-il, reconnaître sans aucune contestation que les deux puissantes maisons de Rohan et de Laval, l’une par Isabeau de Navarre, l’autre par Dandelot, ont été « comme deux canaux par où le Seigneur a fait d’abord couler la grâce de la vérité en cette province pour la réformation ; Dieu s’est servi d’elles, et après lui c’est à elles que nous devons notre délivrance et notre soutien[9]. »

Si naturelle que soit la reconnaissance de Crevain, il exagère singulièrement l’importance des services effectifs rendus par ces deux familles à la réformation. En Bretagne, une douzaine d’églises situées dans leurs domaines particuliers et pourvues de pasteurs, quelques centaines de vassaux suivant leurs seigneurs au prêche comme à l’armée, quelques réunions assez nombreuses à Nantes et à Vannes, réunions auxquelles l’écrivain reconnaît lui-même que les auditeurs étaient conduits par la curiosité plutôt que par la sympathie, tel fut le seul résultat de la mission de Dandelot dans ses terres de Bretagne. Plein de zèle et d’ardeur, ce jeune guerrier prêchait à la fois de bouche et d’exemple, et Claude de Rieux ne s’y épargnait pas davantage. « Madame sa femme, secondant son zèle et pour donner bon exemple à tous ses sujets, surtout à ses officiers, qui étaient dans de bons sentimens pour la vraie religion, se faisait porter tous les dimanches en litière jusqu’à la Roche-Bernard, à deux lieues de la Bretesche, quoiqu’elle fût grosse d’enfant bougeant et indisposée. Malheureusement il n’en était pas ainsi pour les autres églises, parce que Dieu ne leur avait pas donné un bras séculier, tel que le grand Dandelot, qui autorisait les assemblées par son crédit et par sa présence en un lieu qui était à lui. »

Le désir de posséder l’appui du bras séculier que Crevain exprime ici avec la plupart des hommes de son temps, à quelque religion qu’ils appartiennent, se comprend d’ailleurs fort bien. Les protestans avaient en effet la vie fort dure en Bretagne, et l’arbre de la réformation y portait plus d’épines que de fruits. La prédication des ministres expédiés de Paris ou de Genève n’avait guère d’autre effet que d’exaspérer un peuple profondément catholique, de faire réclamer la sévère application des édits, lorsqu’ils étaient rigoureux, comme l’édit de juillet, et d’en provoquer la violation lorsqu’ils étaient indulgens, comme celui de janvier. Dans la plupart des localités où les réformés célébraient leur culte, dans celles même où la présence de quelques huguenots était seulement soupçonnée, l’agitation se produisait immédiatement, malgré les efforts persévérans du duc d’Estampes pour gouverner avec une modération qui était à la fois une inspiration de son caractère et un calcul de sa politique. Ici des religionnaires étaient assommés ou lapidés, ailleurs, la haine du peuple s’exerçait jusque sur des cadavres traînés sur la claie. Lorsqu’ils n’étaient pas protégés par l’ombre du donjon seigneurial, les lieux d’assemblée étaient sans cesse envahis par la foule, quelquefois démolis, parfois incendiés. A Guérande, où les protestans s’étaient trouvés un moment assez forts pour entreprendre de faire le prêche dans la principale église de la localité, cette tentative donna lieu à une sorte de siège en règle, conduit par M. de Créquy, évêque de Nantes. Ce prélat vint à Guérande, mit en batterie des couleuvrines, et, si l’on en croit Crevain, fit défoncer par tous les carrefours des barriques de vin de Gascogne, « afin que Bacchus achevât ce que le zèle aurait commencé. » A Rennes, les cordeliers organisèrent une grande procession, puis, ayant caché des pierres dans leurs manches, ils les firent pleuvoir comme grêle sur quelques maisons dont les habitans étaient suspects d’attachement aux idées nouvelles. A Nantes, les huguenots étaient chassés par le peuple du lieu d’assemblée que leur avait régulièrement attribué le gouverneur, la maison où se tenait le prêche était mise à sac et livrée aux flammes.

En compensation de tant d’amertumes, on n’obtenait que des résultats fort restreints et des plus précaires. Les moissonneurs manquaient comme la moisson, tant « l’éloignement et le nom breton épouvantaient ! » Aux meilleurs temps de la réforme, en 1568, lors de la paix de Longjumeau, quand la cause de la liberté de conscience semblait favorisée par les calculs personnels de la reine-mère et la lassitude générale, sur une liste de plus de deux mille cinq cents églises réformées, alors constituées dans le royaume, la Bretagne ne figurait encore que pour dix-huit. Quatre ans plus tard, après le massacre de la Saint-Barthélémy, bien que ce forfait n’eût heureusement provoqué dans cette province aucun crime ni même aucune agitation dangereuse, tous les ministres s’enfuirent en Angleterre ou à La Rochelle pour y attendre des jours moins orageux. Le culte protestant ne fut plus célébré que dans la chapelle du château de Blain, où vinrent se réfugier tous les calvinistes des environs, entretenus par une splendide hospitalité.

Durant la guerre de la ligue, les réformés, en trop petit nombre pour constituer un parti religieux, ne s’y montrèrent qu’à titre de champions du droit monarchique héréditaire ; enfin, lors de la pacification générale sous Henri IV, une seule église, celle de Vitré, maintenue par l’influence de la maison de Laval, resta debout, et seule aussi représenta la Bretagne protestante en 1598 au synode de Saumur[10]. Le calvinisme, qui dans une partie de nos provinces méridionales avait pu se greffer sur des traditions et des souvenirs locaux, demeura donc généralement antipathique à tous les instincts de la race armoricaine. Cela est vrai surtout dans la Bretagne bretonnante, et le dernier missionnaire de ce pays a pu dire au pied de la lettre dans le cours du XVIIe siècle « qu’il est à naître qu’on ait vu un Breton bretonnant prêcher dans sa langue autre religion que la catholique[11]. » Si les populations rurales résistèrent à l’action des grandes familles auxquelles était inféodée la plus grande partie du sol breton, il en fut à peu près de même de la bourgeoisie. Cette classe, qui n’avait d’importance au XVIe siècle que dans les villes maritimes, particulièrement à Nantes, à Saint-Malo et à Morlaix, après être demeurée calme jusqu’à l’indifférence dans le cours des guerres de religion sous les trois fils de Henri II, s’engagea sans aucune hésitation dans la lutte contre la royauté protestante ouverte en 1589, mais en se montrant fort empressée d’en sortir après l’abjuration de Henri IV.

La noblesse fut plus sérieusement entraînée dans la réforme, et l’influence des grandes maisons seigneuriales suffit pour l’expliquer. Le protestantisme des gentilshommes bretons ne persista pas d’ailleurs au-delà de celui de leurs chefs, et ce fut l’affaire de deux générations au plus. Tout le monde s’était mis en règle avec la cour bien avant la révocation de l’édit de Nantes. Quoique la très grande majorité des magistrats demeurât catholique, le parlement de Rennes fut le corps qui se montra le plus accessible aux idées nouvelles. Toutefois, pour pouvoir admettre avec Crevain qu’en 1604 douze membres de cette compagnie célébraient encore la cène en robe rouge, il faut probablement comprendre dans ce nombre quelques conseillers protestans auxquels le roi avait conféré en Bretagne des charges dites françaises.

Les troubles provoqués dans certaines localités par l’exercice du culte protestant avaient eu trop peu d’importance pour compromettre d’une manière grave la tranquillité presque constante de la Bretagne. Plus souvent en butte à des traitemens injurieux qu’à de sanglantes violences, les huguenots furent mieux protégés par leur impuissance qu’ils n’auraient pu l’être par leur résistance armée. Toujours modéré, quoique très fermement catholique, comme le prouve son testament[12], le duc d’Estampes avait eu soin de restreindre dans les plus étroites limites le concours réclamé de la province pour les opérations militaires entreprises contre les huguenots en Poitou et en Normandie. La Bretagne, malgré quelques émotions partielles, avait donc toujours joui de la paix pendant que la France, attelée au char des grandes factions princières, voyait les prises d’armes se succéder, comme les traités succédaient aux traités et les édits de proscription aux édits de tolérance.

Mais le duc d’Estampes, mort en 1565, avait été remplacé par le vicomte de Martigues, son neveu, que le sang de Penthièvre rattachait aussi à la Bretagne. Si cette province continua de résister encore énergiquement aux exigences financières de la cour, et si elle n’envoya aux armées du roi qu’un contingent fort restreint, ce ne fut pas le fait de son nouveau gouverneur. Homme d’un grand cœur, mais rempli de toutes les passions de son temps, le successeur du duc d’Estampes aurait voulu faire partager ses ardeurs à la Bretagne, chose facile s’il n’avait eu affaire qu’aux masses, mais à peu près impossible par l’obligation rigoureuse pour lui de marcher d’accord avec les états et les grandes corporations municipales, résolument opposées à toute ingérence dans les affaires de la monarchie et de la cour.

Lorsqu’une arquebusade eut enlevé cet héroïque soldat au siège de Saint-Jean-d’Angély, Charles IX le remplaça par le duc de Montpensier, afin d’accomplir l’engagement pris, selon quelques historiens, par le roi François Ier d’attribuer toujours à un prince le gouvernement de la Bretagne. Le chef d’une branche de la maison de Bourbon se trouvait forcément engagé dans les luttes d’ambition dont les peuples payaient les frais et dont la religion voilait la cynique impudence. Sans être enclin par tempérament à la violence, le duc de Montpensier était par calcul capable d’accomplir les actes les plus révoltans. La lettre écrite au lendemain de la Saint-Barthélémy, qui reste attachée à sa mémoire comme une flétrissure immortelle[13], ne permet pas de douter que ce gouverneur n’eût tenté de renouveler à Nantes les massacres accomplis à Paris, s’il se fût alors trouvé dans sa province. Quel aurait été l’effet d’une pareille tentative ? L’attitude modérée, quoique nullement sympathique qu’avait conservée la bourgeoisie nantaise vis-à-vis des protestans en butte aux insultes du peuple laisse croire que ces odieuses provocations n’auraient pas rencontré d’instrumens, lors même que le gouverneur les aurait appuyées de sa présence. Ni Guillaume Harrouys, ni ses dignes échevins, ni les chefs de la garde civique qui, dans la séance du 3 septembre 1572, accueillirent par un magnifique silence l’invitation au meurtre adressée à la mairie de Nantes par la lettre du gouverneur, ne seraient demeurés spectateurs impassibles d’un pareil attentat contre une minorité protégée par sa manifeste impuissance, et l’on peut croire que le gouverneur n’aurait entraîné personne. Le dernier des préfets rencontre aujourd’hui, pour faire exécuter ses ordres, mille fois plus de facilité que n’en pouvait trouver pour gouverner la Bretagne en 1572 le duc de Montpensier.

En observant dans leur mécanisme très compliqué les institutions du XVIe siècle, on est frappé des facilités qu’elles présentaient pour résister au pouvoir, et des faibles moyens dont celui-ci disposait alors pour faire exécuter ses ordres. Sur tous les points du territoire se dressaient en face de la royauté des forces indépendantes existant en vertu d’un titre aussi respectable que le sien. C’était d’abord un clergé maître d’une grande partie du sol qui, indépendamment de son immense autorité morale, exerçait une autorité politique permanente comme premier ordre de l’état. Représenté pour la gestion de ses intérêts financiers par des assemblées générales, ce clergé était constitué dans tout le royaume en chapitres régis par des règles canoniques qui avaient le caractère de lois du royaume. De plus le territoire était couvert d’un réseau de puissantes abbayes, qui opposaient aux injonctions de l’autorité civile un vaste système d’exemptions et d’immunités. Venait ensuite une noblesse déjà dépossédée sans doute de sa puissance féodale, mais qui conservait la direction suprême de toutes les forces militaires de la monarchie. De ses rangs sortaient en effet tous les chefs qui recrutaient l’armée et la conduisaient au combat sous leurs propres couleurs. C’était enfin le tiers-état, avec lequel la couronne n’avait pas moins à compter qu’avec les ordres privilégiés. Partout grandissaient des villes auxquelles la royauté concédait à prix d’argent certains droits déterminés, depuis le droit de se taxer jusqu’à celui de se garder elles-mêmes. Ces privilèges, il fallait bien les nommer ainsi, puisque le droit commun n’existait encore pour personne, étaient énoncés dans des contrats dont l’écriture semblait trop fraîche au XVIe siècle pour qu’on osât déjà l’effacer ; ce ne fut qu’à la fin du XVIIe que le pouvoir imagina de les abolir pour arriver, au XVIIIe, à revendre aux communes des droits dont elles ne manquèrent pas de se voir bientôt après dépouillées définitivement. A côté des maires, échevins, consuls et capitaines des compagnies de garde civique, sortis de l’élection, se présentait une autre classe de fonctionnaires qui, quoique directement associés à l’action du pouvoir, conservaient pourtant certaines conditions d’indépendance. C’étaient les officiers royaux proprement dits, les membres des cours souveraines et des diverses juridictions spéciales, les sénéchaux et juges des présidiaux, les trésoriers des finances, suivis de la légion de fonctionnaires créés à titre de ressource budgétaire et sans aucune nécessité résultant du service public. Si étrange que fût cette manière de battre monnaie, ces fonctions achetées n’en prenaient pas moins le caractère d’une sorte de propriété héréditairement transmissible, et la charge acquise à prix d’argent permettait certainement une tout autre attitude que l’emploi révocable conféré aujourd’hui par la faveur. Sous le régime de la vénalité des offices, leurs places appartenaient aux fonctionnaires ; il est arrivé plus tard que les fonctionnaires ont appartenu à leurs places.

Devant le faisceau de tant de forces existant par elles-mêmes, quels étaient jusqu’au milieu du XVIIe siècle les moyens d’action d’un gouverneur dans une grande province pourvue d’états périodiquement assemblés ? Le pouvoir administratif, confondu avec l’autorité militaire, ne disposait, avant la création des intendans, d’aucun agent proprement dit. Le gouverneur, presque toujours représenté par un lieutenant-général, n’avait à sa disposition, en cas de conflit avec les pouvoirs locaux, que ses gardes, dont les états étaient appelés chaque année à fixer la dépense, en même temps qu’ils votaient sous forme de dons les allocations attribuées au gouverneur lui-même, à sa famille, à ses secrétaires et à sa maison. Le dépositaire de l’autorité royale dans la province avait sous ses ordres, il est vrai, trois ou quatre régimens et quelques compagnies de gendarmerie appelés pour tenir garnison dans un très petit nombre de places fermées ; mais, loin d’ajouter aux moyens d’action du gouverneur, ces régimens étaient pour lui l’occasion de difficultés perpétuelles. Quelquefois les villes refusaient de les recevoir, arguant de leurs privilèges ; le plus souvent elles leur contestaient l’octroi des vivres ou du logement. Dénuées de toutes ressources financières autres que les taxes de consommation qu’elles s’imposaient elles-mêmes pour certains objets déterminés, les villes ne manquaient jamais de s’abriter derrière les états, et, en faisant les fonds demandés pour l’entretien des garnisons, ceux-ci entraient dans les plus minutieux détails de réglementation afin d’en limiter le chiffre. Jusqu’au ministère de Louvois, il n’y avait rien de plus précaire en Bretagne que le sort des régimens établis dans certaines places de l’intérieur, sans vivres, sans couvert bien assurés, et qui se trouvaient souvent contraints par les résistances municipales à vivre de maraudage dans les campagnes.

Je ne voudrais pour exemple de l’impuissance à laquelle étaient fréquemment condamnés, au XVIe siècle, les dépositaires les plus élevés de l’autorité royale que les événemens accomplis dans la seule ville de Nantes depuis la nomination du duc de Montpensier jusqu’au jour où il fut remplacé comme gouverneur de Bretagne par le jeune duc de Mercosur. Dans le cours de ces dix années, il se passa à peine un jour qui ne fût signalé par un conflit entre M. de Bouillé, lieutenant-général pour le roi dans le comté de Nantes, et cette quinteuse communauté nantaise, à cheval sur ses privilèges, toujours disposée à prêter de l’argent au roi, mais toujours résolue à le lui refuser, s’il prétendait au droit de l’exiger. Respectueuse pour le duc de Montpensier et pour M. de Bouillé, son représentant, la municipalité se dédommageait largement en contrecarrant en toute occasion M. de Sanzay, lieutenant du château, et celui-ci ne manquait pas de rendre la pareille à M. le maire et à messieurs du corps de ville. Rien n’était d’ailleurs plus mal défini que les limites entre l’autorité municipale et le pouvoir du commandant de place. Tantôt l’autorité militaire voulait augmenter l’effectif de la garnison, tandis que les représentans de la cité s’y opposaient, tantôt ceux-ci réclamaient à titre de propriété municipale les munitions et les armes, tantôt ils se plaignaient des soldats de la garnison et prétendaient les soumettre à leur juridiction, constamment déclinée par l’autorité militaire. Ces débats opiniâtres se terminaient devant le parlement ou devant l’assemblée des états, seule en mesure de régler par son intervention décisive les difficultés financières.

Fréquemment exposée sous Charles IX et sous Henri III aux excursions des armées protestantes rassemblées sur les marches du Poitou, la ville de Nantes obsède M. de Bouillé de ses protestations et de ses plaintes, et va plus d’une fois jusqu’à menacer de s’armer pour sa propre défense. Les magistrats populaires perdent d’ailleurs tout sang-froid sitôt qu’un conflit s’engage entre la ville et le lieutenant du château. Le capitaine René de Sanzay, qui fit passer de si mauvaises nuits aux Nantais, était une figure des plus originales. Avec des qualités qui appartenaient en propre à son temps, il avait des dispositions qui lui auraient ménagé dans le nôtre une fortune éclatante. Rude et brave comme un officier d’aventure, ce vieux soldat de bonne maison, formé dans les guerres de Flandre, était l’homme de l’obéissance passive ; il en avait le culte, pour ne pas dire le fanatisme. Vrai colonel de gendarmerie, il s’inclinait devant le sabre de M. de Bouillé, comme il exigeait que tout Nantais s’inclinât devant le sien. Dans le canton d’Uri, il aurait fait saluer son bonnet ; mais les bourgeois de Nantes s’y prêtaient peu, et chaque jour M. de Sanzay recevait du bureau de la ville les plus sanglantes admonestations[14]. La mairie n’hésitait pas au besoin, lorsque le gouverneur tardait trop à blâmer son subordonné, à députer elle-même en cour, et les députés rapportaient à Sanzay de la part du roi l’ordre de respecter à l’avenir les privilèges de ses chers et amés sujets, bourgeois et manans de la bonne ville de Nantes[15]. Les choses allèrent plus loin. Comme il était à cette époque moins facile qu’aujourd’hui de se débarrasser d’un fonctionnaire compromettant, le gouverneur dut concéder aux bourgeois le droit étrange de monter la garde dans le château concurremment avec la garnison placée sous les ordres du lieutenant, afin que celui-ci ne pût jamais tourner ses canons contre la ville. Plus tard, Sanzay fut contraint de partager son commandement avec un second lieutenant du roi, le capitaine Gassion, sans être admis à faire valoir, comme il l’aurait fait de nos jours, ni ses droits à la retraite, ni ses titres incontestables à l’avancement.

C’était surtout avec l’assemblée des états que les gouverneurs de province étaient appelés à compter. L’impérieuse obligation d’obtenir par l’accord des trois ordres le vote préalable des dépenses contraignait à des transactions journalières un pouvoir auquel les ressources financières ne manquaient pas moins que les forces matérielles. Je me suis proposé de suivre ces assemblées dans leur action, restreinte sans doute relativement à l’idée que nous nous faisons aujourd’hui d’un corps politique, mais très efficace relativement aux intérêts spéciaux qu’elles avaient mission de protéger ; j’exposerai donc sommairement ce que cette action fut en Bretagne dans la période qui nous occupe en ce moment.

Cette époque, durant laquelle la guerre étrangère et la guerre civile réduisirent la France aux abois, vit fleurir une branche fort lucrative d’industrie bursale, celle qu’imagina François Ier lorsqu’il joignit à l’hérédité des offices la création de charges innombrables constituées à seule fin de remplir ses coffres. Poursuivant cette veine de plus en plus fructueuse, Henri II doubla le personnel de toutes les cours, et deux titulaires furent attribués à la même fonction afin de la gérer alternativement. Le système semestriel fut appliqué à l’administration des finances comme à la magistrature ; les trésoriers de France furent annulés par l’établissement des commissaires départis ; on érigea en offices royaux les charges d’huissiers priseurs, d’arpenteurs, d’experts, de marchands de vin et jusqu’à celles de mesureurs de charbon[16]. Les états luttèrent avec persévérance contre cette ruineuse invasion de fonctionnaires inutiles. Ce fut là l’objet principal des remontrances que les députés choisis dans les trois ordres avaient mission de porter en cour après la clôture de chaque session. Je donnerai la substance de ces remontrances et des procès-verbaux des assises nationales, en suivant l’ordre chronologique depuis l’année 1567, époque où commence la série non interrompue des registres rédigés par les soins de leur greffier et de leur procureur-général-syndic[17]. Les états de 1567 se réunirent à Vannes dans les derniers mois de l’année. Les lettres patentes servant d’instructions pour les six commissaires du roi sont adressées à Sébastien de Luxembourg, vicomte de Martigues, comte et bientôt après duc de Penthièvre. Le roi prescrit au gouverneur « de remontrer bien au long ses grandes et pressantes affaires et de bien faire entendre la somme de deniers que pour ce il est besoin de faire lever sur ses sujets du pays et duché de Bretagne. » Au début de la session, les trois ordres réunis en assemblée générale sur le théâtre, — c’est de ce nom qu’on désigne la salle commune — entendent et débattent très longuement le travail des diverses commissions, et le vote des sommes demandées par les commissaires du roi a lieu à l’unanimité des trois ordres, dont l’entente paraît avoir été presque toujours considérée comme indispensable pour toute allocation financière. Les ordres, retirés d’abord dans leurs chambres respectives, puis délibérant en commun, votent également pour l’année suivante les diverses contributions afférentes à la Bretagne. Celles-ci se composent des impôts et deniers d’octroi spécialement affectés aux travaux de défense et de viabilité de la province, des fouages, sorte de tailles payées par feu et par exploitations rurales, des grands et petits devoirs, acquittés sur les boissons et le tabac. Quoique dans cette session, terminée en un mois, le plus complet accord eût régné entre les commissaires du roi et les représentans du pays, le cahier des remontrances est écrit d’un style dont nos conseils-généraux n’ont pas conservé l’usage. Voici quelques articles pris au hasard. Les états protestent contre la présence dans l’assemblée en qualité de commissaire du roi du sieur Marc de Fortia, premier président de la cour des comptes de Nantes, accusé antérieurement par eux de méfaits graves contre le service du roi, le bien et le repos du pays[18]. Ils protestent contre la prétention élevée par les membres du parlement de se considérer comme exempts du droit extraordinaire de dix sous par pipe de vin voté par les états sur tous les habitans sans distinction, afin de former le fonds de 500,000 livres attribué au roi pour le rachat de son domaine. Ils demandent que les chambres du parlement ne jugent jamais en matière grave à moins de dix juges présens, dont la moitié au moins seront Bretons. Ils protestent énergiquement contre la détention de Jean Avril, leur trésorier, détenu à Paris contre tout droit et justice, en manifeste infraction des privilèges du pays. Sans refuser la somme de 120,000 livres énoncée dans les lettres du Toi et que sa majesté demande à ses fidèles états en ses nécessités pressantes, ils font remarquer que, « par accord et privilèges spéciaux accordés auxdits trois états de tout temps et ancienneté par les ducs de Bretagne et rois de France, leurs prédécesseurs, par le contrat de mariage de la feue reine Anne et union dudit duché à la couronne de France, il est entre autres choses expresses porté que, sans le consentement desdits états, ne seront levés aucuns deniers ni imposés aucuns nouveaux devoirs, subsides et impositions audit pays de Bretagne, ni ne pourra être fait aucune innovation dans la justice du pays… Les états voient de jour en jour à leur très grand regret leurs droits et privilèges enfreints…. Plaise à sa majesté se remémorer qu’en l’an 1561, lorsque les états lui accordèrent la somme de 500,000 livres pour racheter son domaine aliéné, ce fut parce que sa bénignité leur promit de les entretenir en leursdits privilèges[19]. »

En 1568, les états s’assemblèrent à Nantes au mois de novembre. Charles IX les avait convoqués par lettres patentes données à Saint-Maur-les-Fossés. Après avoir constaté les immenses dépenses qu’il a dû faire dans les derniers temps à cause des troubles et de la guerre civile, le roi entre dans un minutieux détail des dépenses de ses arméniens et de celles de son hôtel ; il expose que ces dépenses ne peuvent être couvertes que moyennant une taille de 4 millions sur tout le royaume, accrue de 600,000 livres par suite de la gravité des circonstances. Toutefois sa majesté veut bien se contenter, en ce qui concerne la Bretagne, des fouages ordinaires accrus d’un droit de 12 deniers tournois par livre. Les états votent les subsides réclamés, mais en demandant formellement que, sur la somme qui proviendra des fouages, il soit fait distraction de ce qui a été fourni l’année précédente au vicomte de Martigues pour les frais d’organisation de l’armée bretonne appelée en France au secours du roi. Il s’agit sans doute ici du corps à la tête duquel Martigues avait culbuté à Saint-Mathurin-sur-Loire les troupes de Dandelot, vainement secourues par La Noue, avant le siège de Lamballe, où cet héroïque soldat fut, comme Turenne, couronné d’un boulet à la tête de l’armée[20].

Le premier soin des états est d’insister vivement pour la mise en liberté de leur trésorier Avril, celui-ci continuant d’être détenu à Paris sous l’inculpation de malversations, « desquelles il n’appartient qu’à la cour des comptes de Bretagne de connaître. » Du cahier des remontrances, je détache seulement quelques articles. « Sera remontré à sa majesté que par les anciennes chartes et privilèges du pays est porté que, sans le consentement des états, aucun office nouveau ne sera audit pays établi. Sera donc suppliée sa majesté de révoquer l’établissement de tous les nouveaux officiers naguère établis. » Les états expriment un vif étonnement de ce qu’une somme de 17,000 livres empruntée par sa majesté à plusieurs habitans des villes dudit pays n’a pu être remboursée au terme fixé, « ce qui irait à compromettre le nom du roi. » Ils demandent le remboursement immédiat de cette somme sur les deniers de la recette générale de sa majesté en Bretagne ; ils demandent surtout que la morte-paie soit régulièrement comptée aux garnisons de Nantes, Brest, Saint-Malo et Concq, « réduites à grande pauvreté et mendicité. »

L’édit de pacification de 1568 contrarie visiblement la Bretagne dans l’ardeur de ses sentimens religieux. C’est sans doute à cette disposition générale des esprits que correspond le vœu qu’ils expriment, « que les édits naguère faits soient exécutés de manière que les officiers et bénéficiera étant de la religion prétendue réformée seront contraints de se défaire desdits offices, et commandement fait, tant à ses lieutenans-généraux qu’à sa justice, de ne les souffrir jouir audit pays de Bretagne desdits offices sous peine de s’en prendre à eux. » Les états résument enfin leurs réclamations dans un seul mot, qui exprime à la fois leurs regrets et leurs espérances ; ils demandent à être remis, pour le fait de la justice et des finances, comme pour toute chose concernant leurs droits et privilèges, dans l’état où ils étaient sous le règne de Louis XII. En remontant ainsi par ses plus chers souvenirs vers l’époux de sa bien-aimée duchesse, la Bretagne tout entière exhale son âme dans un dernier cri de reconnaissance et d’amour.

Les états de 1569 et ceux de 1570 ne présentent rien qui mérite d’être rappelé. Leurs remontrances sont copiées presque textuellement sur les précédentes. Les demandes des commissaires du roi ne donnent lieu à aucune discussion. Le retour alors prononcé vers le parti catholique dirigé par MM. de Guise, parti auquel semble adhérer plus résolument la reine-mère, motive peut-être l’empressement des états à accueillir toutes les demandes de la cour. Ils viennent d’ailleurs d’obtenir de celle-ci une concession considérable due à leurs efforts persévérans. Un arrêt du conseil privé du roi abolit toutes les procédures entamées contre les sieurs Avril et Lefourbeur, trésoriers de Bretagne ; ces procédures sont déclarées mises à néant conformément aux privilèges de la province et aux justes réclamations des états.

En 1571, une convocation extraordinaire a lieu d’urgence à Rennes, le roi demandant, en dehors des allocations antérieures, une somme indispensable pour satisfaire sans aucun retard les Suisses et les lansquenets de manière à assurer l’évacuation du royaume. Sur cette somme, 300,000 livres forment le contingent assigné à la Bretagne par le conseil de sa majesté. Les députés répondent que la Bretagne est épuisée, son commerce étant grandement diminué par les troubles du royaume et le peu de sûreté de la navigation. Néanmoins, à cause de la nécessité pressante où se trouve sa majesté, ils consentent, « sans tirer à conséquence pour l’avenir, » à voter une somme de 120,000 livres, laquelle sera levée dans chaque évêché au prorata de ses contributions ordinaires et d’après un tableau annexé à la délibération. Les états entendent d’ailleurs qu’il soit procédé à cette levée dans chacun des neuf diocèses par un bureau formé des juges aux présidiaux, des officiers municipaux et des principaux de la noblesse nominativement désignés par eux.

En 1574, le roi Charles IX envoie à M. de Bouille, son lieutenant-général en Bretagne, l’ordre de convoquer à Rennes les états de la province. Les lettres patentes portent que sa majesté est dans la nécessité de lever sur tout son royaume une somme extraordinaire de 1,100,000 livres pour la formation d’une grande armée à la tête de laquelle elle annonce l’intention de se placer elle-même. Les états sont convoqués pour qu’ils aient à fournir le contingent de la province ; ceux-ci mettent peu d’empressement à répondre à la convocation royale. La plupart des évêques, plusieurs députés des villes, sont absens, et les bancs de la noblesse sont à peu près dégarnis. Les trois ordres énumèrent par l’organe de leurs présidens les énormes dépenses auxquelles ils ont été conduits depuis le commencement des guerres civiles pour fournir des troupes au roi et pour organiser la défense des côtes, dépenses d’autant plus pénibles que la Bretagne a joui de la paix intérieure, et qu’elle a dû supporter les conséquences d’agitations auxquelles sa fidélité à l’église et son dévouement au roi l’ont laissée à peu près étrangère ; ils concluent en refusant de prendre aucune part dans cette charge extraordinaire, qui ne saurait regarder un pays au sein duquel aucune faction n’a troublé la fidélité des sujets. Au milieu de ces débats mourut Charles IX, et l’un des premiers soins de Catherine de Médicis, investie de la régence jusqu’au retour de Henri III, alors en Pologne, fut d’adresser à M. de Bouillé une lettre pressante pour qu’il eût à faire revenir les états sur la résolution qu’ils avaient prise[21]. Il parut impossible à ceux-ci de saluer l’avènement d’un nouveau souverain par un refus. Ils accordèrent donc une somme de 60,000 livres en faisant remarquer la situation déplorable de la province, dont le commerce était nul depuis que les rebelles de La Rochelle interceptaient par leurs vaisseaux toutes les communications maritimes. Les états accomplirent dans le cours de cette session un acte des plus hardis, qui sortait manifestement de la sphère de leurs attributions. Ils firent défense de recevoir dans la charge de président des comptes, qu’il avait acquise avec l’agrément du roi, le sieur Verger[22], « jusqu’à ce qu’il se fût purgé d’appartenir à la nouvelle secte et aux opinions réprouvées. » Ils terminèrent leurs travaux par une déclaration hardie. « Sur ce que le sieur de La Touche (un des commissaires du roi) aurait aujourd’hui remis aux mains du procureur-syndic des états une lettre patente du roi pour faire lever sur les villes closes la somme de 40,000 livres pour la solde de 50,000 hommes de pied, d’autant que ces levées sont contraires aux privilèges du pays, par lesquels sa majesté ne peut imposer deniers sans le consentement des états, a été conclu que le roi sera supplié vouloir maintenir les états en leurs privilèges et ne faire à l’avenir lever aucuns deniers sans leur consentement,….. et, au cas qu’on voulût passer outre auxdites levées, ont donné charge à leur procureur-syndic et aux procureurs des villes de s’y opposer, même de prendre les juges et commissaires du roi à partie, et se sont rendus garans des frais et indemnités. » Le ministre de l’intérieur ne manquerait pas de casser aujourd’hui une délibération rédigée en pareils termes. Nos ancêtres avaient des rudesses de langage dont nous nous sommes désaccoutumés, et la suite de ce travail en fournira de nombreux exemples.

Aux états de 1576, le roi Henri III annonce par une lettre du 26 juillet qu’il est dans l’obligation, attendu les troubles religieux et les ruines et oppressions dont ils sont suivis, de lever sur son royaume, par voie de taille, la somme de 4,600,000 livres. Il requiert en conséquence ses fidèles sujets de Bretagne d’avoir à prendre leur, part de cette charge, qui devra porter sur les fouages auxquels sont soumis tous les habitans dont la condition roturière comporte l’application de la taille. Les états déférèrent au vœu du roi par une délibération laconique, en se réservant d’ailleurs une entière liberté pour la manière d’appliquer la contribution demandée. Dans le cours de cette session, ils nommèrent dix députes pour représenter la Bretagne aux prochains états-généraux convoqués à Blois ; elle fut terminée par une protestation des neuf évêques, des délégués des chapitres et des abbés de la province, formant l’ordre du clergé, contre l’application que le parlement et la cour des comptes de Paris prétendaient faire à la Bretagne du droit de régale, auquel, disent-ils, ce pays n’a été soumis dans aucun temps.

Quand l’ordre de l’église énonçait ses prétentions, il était difficile que la noblesse ne se sentît pas autorisée à l’imiter. Aussi les membres du second ordre protestent-ils énergiquement avant de se séparer contre un récent édit de Henri III qui, en appliquant pour les besoins de son trésor le système des anoblissemens achetés, atteint dans leur honneur tous les gentilshommes. Ils ont appris avec une douleur inexprimable, que « le seigneur roi a fait un édit portant création de quarante nobles, invention contraire au bien et aux privilèges du pays, et demandent qu’il plaise à sa majesté ordonner que cet édit n’aura lieu en Bretagne. »

De 1577 à 1582, les états semblent ne s’être pas réunis annuellement. Deux sessions eurent lieu à Vannes. Celle de 1577 fut surtout remarquable par la vivacité avec laquelle l’assemblée se prononça contre les innovations fiscales opérées par un gouvernement dissipateur. Malgré les engagemens pris aux premiers états de Blois, et qui furent consignés plus tard dans une ordonnance célèbre[23], Henri III, dès le début de son règne, avait cherché des moyens nouveaux « pour fouiller aux bourses des bourgeois, » comme disait, Sully, et chaque jour voyait s’abattre sur la France une nuée de nouveaux fonctionnaires, contraints de reprendre sur le public le prix toujours excessif de leurs charges inutiles. « Plaise à sa majesté, disent les états dans le cahier de remontrances remis à leurs députés en cour, supprimer les nouvelles érections faites en ce pays de la chambre des requêtes du palais, des officiers alternatifs et internuméraires de la chambre des comptes, enquesteurs, gardes-notes, arpenteurs et priseurs, procureurs postulans, greffiers des présentations, notaires, huissiers, cabaretiers, hôteliers, gourmets jurés et sergens extraordinaires, d’autant qu’il est entre bien plus de finances desdits offices ès-coffres du roi, et doivent les acquéreurs regretter leur témérité et vouloir répéter leurs deniers, et pour couper la racine à ce mal plaise à sa majesté faire observer les anciennes ordonnances qui condamnent comme simonie exécrable la vente des magistratures. »

Dans la session de 1579, les mêmes plaintes et les mêmes vœux sont reproduits. Les trois ordres protestent également avec vivacité contre la prétention élevée par le gouvernement royal d’empêcher la traite libre des grains hors du royaume par la voie de mer. Ils mettent la même insistance à demander la suppression de la traite dite foraine, par suite de laquelle les agens du fisc prélevaient des droits sur les produits du territoire breton exportés par les marches du Maine, de l’Anjou et de la Normandie. Ces impôts sont signalés comme manifestement contraires à l’esprit du contrat d’union, parce qu’au lieu de confondre les intérêts de l’ancien duché avec ceux du royaume, ils tendent à les séparer. Les états de 1582 virent s’engager des débats fort animés, principalement soutenus par le sieur de Cucé, premier président du parlement, et par le sieur Myron, trésorier de France et général des finances en Bretagne„ commissaire du gouvernement. Les trois ordres concédèrent au roi le fouage habituel de sept livres sept sous par feu, accru d’une légère redevance pour l’entretien de quelques compagnies de gendarmerie ; ils votèrent sur leurs revenus ordinaires l’octroi annuel d’une somme de 70,000 écus pendant cinq ans, mais en subordonnant ce vote à la condition qu’il plairait à sa majesté d’accorder les requêtes énoncées dans leurs cahiers et de casser toutes les nouvelles érections d’offices, « la province et les communautés urbaines gardant le droit de constituer leurs agens de la manière qu’elles estimeraient la plus utile à leurs intérêts. »

Les états de 1582 marquent une date importante dans l’histoire de la province, car ils furent présidés par Philippe-Emmanuel de Lorraine, duc de Mercœur, auquel le roi son beau-frère venait de concéder le gouvernement de la Bretagne au préjudice des droits précédemment attribués au jeune prince de Dombes, petit-fils du duc de Montpensier[24]. Ce prince ne tarda pas à engager la province dans une politique en désaccord complet avec celle qui avait prévalu depuis plus de vingt ans. Ce pays avait vu, depuis le commencement des troubles, éclater dans le royaume quatre guerres civiles auxquelles il était demeuré étranger, recevant à peine le contre-coup des agitations qui ensanglantaient les contrées voisines. Les sympathies de la catholique Bretagne pour la maison de Guise n’y avaient déterminé jusqu’alors ni armemens, ni manifestations éclatantes, La ligue, qui avait depuis six ans un grand conseil de gouvernement à Paris et des agens accrédités dans les cours étrangères, n’avait pu prendre racine en Bretagne ; ce n’est que vers 1585 qu’on en rencontré les premières traces sérieuses. À cette époque, on voit succéder tout à coup à une longue tranquillité les horreurs d’une guerre acharnée. Quelle part faut-il faire aux événemens dans cette transformation soudaine ? quelle influence est-il juste d’attribuer au nouveau gouverneur de la province ? que faut-il penser surtout des sentimens que la Bretagne entretenait alors à l’égard de la monarchie française ?

Les faits exposés plus haut ont répondu d’avance à ces questions. L’édit d’union n’avait pas été agréable à la Bretagne, mais il y avait été universellement accepté comme nécessaire, et depuis 1532 le pays avait plutôt profité que souffert de son association au sort de la grande monarchie voisine, car il en était devenu partie intégrante en conservant la plénitude de sa vie nationale. Ses richesses avaient augmenté par l’extension de son commerce maritime principalement avec l’Espagne et le Portugal, et la France avait fait la fortune militaire de quelques gentilshommes bretons entrés à son service, sans imposer encore ce service lui-même à la masse des populations. Le pays, qui connaissait à fond ses droits comme doivent toujours les connaître les peuples jaloux de les faire respecter, les avait vu violer plus d’une fois ; mais les résistances n’avaient pas eu moins d’éclat que les griefs, et la liberté de la plainte ne manqua jamais de provoquer le redressement.

On a vu par des témoignages authentiques avec quelle vivacité se produisait le sentiment breton et quelle sève possédaient les institutions nationales. Un peuple sensé ne pouvait aspirer à changer un pareil état de choses au prix de chances terribles et des plus incertaines. Aussi est-il impossible de trouver dans les faits quelque fondement à l’opinion toute moderne qui voudrait expliquer par une arrière-pensée de séparation la guerre engagée en 1589 contre Henri IV par la presque totalité du pays. Il ne faut jamais que les historiens prêtent aux peuples ou trop d’esprit ou trop de calcul, car il est rare qu’aux heures solennelles de leur vie ceux-ci ne disent pas ce qu’ils pensent, ou qu’ils pensent autre chose que ce qu’ils disent. La dissimulation, qui est le tort des individus, n’est jamais celui des masses. Les nations qui meurent ne mentent pas, et si le duc de Mercœur conspira pour se ménager une souveraineté, il eut si peu la Bretagne pour complice qu’il n’osa pas même la prendre pour confidente.


L. DE CARNE. zoé

  1. D’Argentré, Histoire de Bretagne, liv. XIII, chap. 70.
  2. Voyez, entre beaucoup d’autres, les trois lettres du contrôleur-général de Laverdy à M. d’Amilly, premier président, réunies sous ce titre : Preuves de la pleine souveraineté du roi sur la province de Bretagne ; Paris 1765.
  3. Traité de Crémieu du 23 mars 1535.
  4. M. Daru a reproduit le budget de 1534, arrêté dans l’année qui suivit l’union. Il est divisé en recettes et dépenses, et fait monter les revenus du roi, nets des charges de perception et des gages de tous les officiers royaux dans le duché, a la somme de 450,000 liv. tournois, ce qui équivaut, d’après la valeur du marc d’argent, à 1,800,000 fr. environ de notre monnaie. — Histoire de Bretagne, t. III, liv. IX.
  5. Histoire de Bretagne, XIII, ch. 71.
  6. Lettres de la princesse Marguerite de Navarre, édit. de 1845, p. 164.
  7. Ogée, Dictionnaire de Bretagne, introduction, p. 176. — Histoire de dom Taillandier, p. 262. — Actes de Bretagne, t. III, col. 1065, 1080, 1089.
  8. Histoire ecclésiastique de Bretagne depuis la réformation, par Philippe Le Noir sieur de Crevain, manuscrit de la bibliothèque de Rennes, publiée par B, Vaurigaud, pasteur de l’église réformée de Nantes, in-8o ; Paris, Grassart, 1851.
  9. Histoire ecclésiastique de Bretagne, p. 62.
  10. Voici la teneur du décret synodal : « La province de Bretagne, qui n’a aussi qu’une église, sera jointe à celle de Normandie. » (Synode national, décem. 13, t. Ier v p. 198.)
  11. Le père Maunoir.
  12. Actes de Bretagne, t. III, c. 1343.
  13. Lettre du duc de Bourbon-Montpensier à Guillaume d’Harrouys, sieur de la Seilleraye, en date de Paris, 26 août 1572. (Registres de la ville, 8 septembre 1572, fol. 5.) La Commune et la Milice de Nantes, par Mellinet, t. III, p. 255. Voyez aussi l’Histoire de Nantes par l’abbé Travers, t. II, p. 441.
  14. Extrait des registres de la ville, 5 mai 1574, 3 janvier 1575, 29 mars, 27 avril 1575, etc. — Travers, Histoire de Nantes, t. II, p. 447 à 465.
  15. Voyez, entre plusieurs autres pièces, Lettres d’interdiction au sieur de Sansay de juridiction sur les marchands et habitans de Nantes, dans les Actes de Bretagne, t. III, col. 1202, et aux mêmes Actes la longue correspondance de Sanzay avec le duc d’Estampes, col. 1326 et suiv.
  16. Bailly, Histoire financière de la France, t. Ier, p. 248.
  17. J’emprunterai la plupart de mes citations aux manuscrits de la Bibliothèque impériale, fonds des Blancs-Manteaux, no 15, 1 et 2 et no 75. Ce sont des comptes rendus très substantiels faits par les bénédictins de l’abbaye de Redon d’après la volumineuse collection des Registres des états, dont il existe plusieurs copies, mais dont la plus complète se trouve à Rennes aux archives départementales. Les manuscrits des Blancs-Manteaux finissent avec le XVIIe siècle. Pour l’époque suivante, l’obligeance de mon honorable et savant confrère M. le comte de La Borde m’a mis en mesure de consulter les registres des archives impériales, et j’ai eu recours en Bretagne à des copies assez nombreuses existant soit dans les dépôts publics, soit dans les bibliothèques particulières. les dates précises des délibérations d’après lesquelles on pourra toujours recourir aux originaux me dispenseront de citations dont il me serait facile de surcharger un travail tel que celui-ci. Je reproduirai autant que possible textuellement les manuscrits en employant toutefois l’orthographe moderne, afin d’éviter d’année en année, et souvent de feuillet à feuillet, des disparates choquantes.
  18. Marc de Fortia était premier président de la cour des comptes lorsque des commissaires du roi furent envoyés à Nantes sous la conduite de Michel Tambonneau, maître des requêtes, afin d’imposer à cette compagnie, au lieu et place de ses vieux usages, les règlemens appliqués à la cour des comptes de Paris. Cette révolution intérieure, amenée par un acte de bon plaisir, provoqua une sorte d’émeute parmi les magistrats bretons. Il parait résulter de l’ensemble des faits que le premier président ne s’associa point à l’indignation de ses collègues, et ce fut probablement cette circonstance qui concourut à provoquer la flétrissure attachée par les états au nom de Fortia. — Archiv. de Nantes, liv. 4 des mandemens. — De Fourmont, Histoire de la Cour des Comptes de Bretagne, p. 82.
  19. Ont signé au registre pour les trois ordres Bertrand, évêque de Rennes, François Du Gué, Pierre de Sôvigné, Marc de Rosmadec, Ch. Busnel.
  20. Dom Taillandier, p. 303, Histoire de la Noue, p, 38.
  21. Lettre de la reine-régente, du 22 juin 1574.
  22. René Verger, pourvu d’un office de président, avait été agréé par le chancelier de France le 7 septembre précédent. Sur le refus de la chambre, il fut admis à la suite’de lettres de jussion le 10 août 1575. — Histoire de la Cour des Comptes, p. 307.
  23. Ordonnance de Blois, du mois de mai 1579.
  24. Les lettres de provision accordées par Henri III ou duc de Mercœur sont datées de Bourbon-Lanci le 5 septembre 1582.