Les Européens dans l’Océanie/02

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LES
EUROPÉENS DANS L’OCÉANIE

NOS ANTIPODES, LA TASMANIE ET LA NOUVELLE-ZELANDE.

I. Australia, Tasmania and New-Zealand, by an Englishman, London 1857. — II. History of Van Diemen’s land from 1824 to 1835. — Two years in Victoria with visits to Van Diemen’s land, by W. Howitt, 1858. — III. New-Zealand or Zealandia, the Britain of the South, by C. Hursthouse, 2 vol., London 1857, elc.




A l’époque où Tacite écrivait ses Annales, la Bretagne était, vers le nord, l’extrême limite du monde. Si alors on demandait aux hommes qui étaient le plus curieux de science et de voyages ce qu’il y avait au-delà de cette terre brumeuse, ils répondaient par quelques noms vagues auxquels s’attachaient des idées plutôt fabuleuses que précises. Dans la Bretagne même, où César avait posé son pied, où les légions reparaissaient presque à chaque règne, la toute-puissante Rome faisait quelques essais d’établissement, mais elle ne réussissait guère, et ne prévoyait point que les habitans de cette île dussent jamais participer à son industrie et à ses lumières, car ils étaient farouches, belliqueux, et ne craignaient pas de verser sur leurs autels le sang des captifs. Eh bien! cette Bretagne inculte, patrie de barbares que n’effrayait pas le sang humain, n’a pas seulement colonisé le monde et fondé partout des empires : jouant à son tour le rôle que Rome remplissait vis-à-vis d’elle, elle essaie de porter la vie à des régions qui gisent bien réellement aux confins du monde, aux antipodes, dans ce groupe de la Nouvelle-Zélande où subsistent les dernières grandes tribus de sauvages belliqueux et s’abreuvant de sang humain. Pour que ce coin de l’empire romain, qui semblait voué à la barbarie, devînt à son tour un foyer de civilisation, il a suffi de quelques siècles à l’histoire; mais dans cette période de temps la forme de la terre n’a été déterminée, les diverses parties n’en ont été connues qu’à la suite de longues études et de recherches réitérées. Des vérités qui nous semblent simples et faciles, parce que nous les contemplons du haut de la science que nos prédécesseurs nous ont acquise, ont passé par bien des vicissitudes avant de prévaloir, et elles ont eu de longues heures d’obscurcissement et d’oubli. Aujourd’hui que, dans leur pleine possession du globe, les sociétés civilisées ne se bornent plus à tourner vers les régions les plus lointaines un regard furtif et curieux, peut-être, avant d’étudier l’Angleterre transportant à ses pieds, sous un autre ciel, ses habitans, son industrie, sa fécondante activité, ne sera-t-il pas sans intérêt, sans opportunité même, de jeter en arrière un rapide coup d’œil sur les théories plus ou moins judicieuses qu’imagina l’antiquité relativement aux antipodes, et sur les systèmes naïfs ou bizarres que lui opposa l’ignorance du moyen âge.

Lorsque l’homme des sociétés primitives commença à détourner ses regards de lui-même pour les porter sur la création, dans son inexpérience de tout ce qui l’environnait, il s’abandonna aux vaines apparences, et imagina un monde fait aux proportions de sa petitesse. La Grèce, qui nous a transmis par la poésie ses premières idées cosmographiques, se représentait la terre comme un grand disque séparant deux voûtes hémisphériques; l’une, qu’illuminaient les astres, était le ciel; l’autre en dessous, froide et sombre, était le Tartare. Autour du disque terrestre courait le fleuve Océan, profond, rapide, tournant sur lui-même, d’où sortaient à l’orient le soleil, la lune et les étoiles, pour s’y replonger à l’occident. Au-delà de ces limites cessait la lumière, et c’est là que se trouvait le séjour des morts. De telles notions ne pouvaient suffire à des esprits observateurs. Bien des hypothèses furent émises : la terre était un cube, un cylindre, une montagne dont la base plongeait à l’infini dans la mer. Enfin un marin, en naviguant de Grèce en Égypte, remarqua que les étoiles du nord s’abaissaient et que de nouvelles étoiles apparaissaient dans le sud, et il s’écria : La terre est ronde!

Cette découverte, qui peut remonter à Thaïes ou à Pythagore, ouvrit le champ à de nouvelles conjectures. Si la terre est une sphère, quelle en est la circonférence? Qu’y a-t-il à l’autre bout de son diamètre? Et comme les sciences marchaient d’un pas plus lent que l’imagination, Platon crut à une sphère immense où la Méditerranée n’était qu’une baie imperceptible; puis Aristote, tout en la diminuant, lui donna deux fois encore son volume. Ces hommes de génie ne faisaient plus, comme les peuples enfans, du lieu de leur habitation le centre du monde, et ne se croyaient plus l’unique objet de la création : leur pensée s’étendait au-delà de l’horizon qu’embrassaient leurs yeux, et les anciens préjugés commençaient à faire place à de plus pardonnables erreurs.

Cependant savans et voyageurs étaient à l’œuvre. Les uns, par la comparaison des ombres solaires, s’efforçaient de mesurer le globe; les autres s’aventuraient au-delà des colonnes d’Hercule, pour jeter un regard curieux sur le monde. Dans le premier siècle de l’ère chrétienne, au temps de Strabon, la sphère terrestre est partagée en cinq zones : l’équateur brûlant, une double ceinture de glaces aux pôles, deux zones tempérées. Si le monde est sphérique, une conséquence doit en résulter, devant laquelle Strabon ne recule pas : c’est qu’en partant de la Bretagne ou de l’Ibérie, et en s’avançant droit devant lui, le navigateur doit arriver aux Indes. De plus, dans la zone tempérée méridionale, est-il invraisemblable qu’il y ait des habitans? Strabon ne le pense pas; seulement ces habitans, sans communication avec les régions que nous habitons, doivent différer de nous.

Telle est, sous forme d’induction, la première mention de ce monde austral, peuplé par les Zélandais, par les Mélanésiens, par des hommes en effet si dissemblables des peuples de la Grèce. Pomponius Mêla affirme leur existence : il les appelle les habitans de l’autre terre, antichthones, comme aujourd’hui nous les appelons les hommes qui vivent sous nos pieds, les antipodes. En ce temps-là, il y a dix-huit siècles, si les terres du monde austral étaient peuplées, comme il est vraisemblable, si les sauvages qui se sont répandus dans la Nouvelle-Zélande et dans l’Australie avaient accompli leurs migrations et leurs mélanges, ils devaient être incultes comme aujourd’hui, et de même se repaître de chair humaine. Ce n’était pas là pourtant ce qu’inventait le génie grec : dans ces régions, séparées des pays connus par le soleil, quelques tronçons de fables et de légendes nous permettent de supposer que la Grèce plaçait, comme dans Thulé, comme chez les Hyperboréens, le séjour des bienheureux. Aux fatigues d’une incessante activité les poètes opposaient, comme image du bonheur, le repos et la facile abondance. C’est ainsi que l’esprit humain conduit toujours son rêve au-delà des réalités, et embellit ce qu’il ne connaît pas. Les traditions confuses qui se rattachent aux antiques déplacemens de nos pères nous racontent de même qu’en descendant des plateaux de l’Asie, ils s’en venaient vers l’Occident chercher des terres fortunées. Pour nous, les régions de l’Inde, où naît le soleil, ont été jadis cette terre d’abondance et de prospérité que l’homme place vers des horizons qui reculent toujours ; là, dans les croyances du moyen âge, était situé le paradis, et la Grèce elle-même, aux plus beaux jours de son existence, cherchait l’idéal du bonheur dans des régions qu’habitaient en réalité la barbarie et la misère.

Un siècle après Strabon et Mêla, la science de la terre faisait un grand progrès avec Ptolémée, et la géographie mathématique donnait une base certaine aux découvertes des voyageurs. On pourrait croire qu’à la suite de cet homme, en qui se résume la science géographique de l’antiquité, la connaissance du globe va multiplier ses progrès ; mais les Barbares envahissent le monde, le moyen âge abandonne les conquêtes des anciens, la terre n’est plus ronde : la géographie ne sait plus invoquer que les témoignages de Moïse, du roi David et des pères de l’église. Le moine égyptien Cosmas, que ses lointains voyages ont fait surnommer Indicopleustés, s’applique à démontrer que croire la terre sphérique est une hérésie. Le seul système qui puisse concilier les apparences, l’Écriture sainte et les récits des voyageurs, le voici : la terre est une plaine oblongue entourée d’une muraille supportant la voûte de cristal que nous appelons firmament. Au-delà roule le cortège des constellations, et le soleil circule à l’intérieur autour d’une haute montagne qui produit les alternatives du jour et de la nuit. Ce beau système n’obtient pas une approbation unanime. Le moine anglais Bède le Vénérable imagine bientôt que la terre est placée au milieu du monde comme le jaune au milieu de l’œuf ; elle est enveloppée d’eau comme le jaune est enveloppé de blanc ; puis vient l’air, qui en est comme la membrane, et le feu comme la coquille. Avec sa comparaison étrange, celui-ci fait du moins un retour vers la sphéricité. Virgile de Saltzbourg va plus loin : il suppose un hémisphère austral avec des habitans, un soleil, une lune, des saisons, tout un autre monde ; mais l’église jugea qu’il touchait à l’hérésie.

C’est ainsi qu’au fond de leur retraite monacale nombre d’hommes, obéissant aux instincts de curiosité qui ont toujours animé l’Occident, s’efforçaient de pénétrer l’ordonnance de la terre. Seulement, détournés de la voie scientifique, lente et certaine, sur laquelle l’antiquité restait délaissée, dépourvus des notions qui auraient pu diriger leur raisonnement, tremblant de ne pas concilier leurs systèmes avec les Écritures, ils cherchaient au hasard et croyaient, dans leur présomptueuse ignorance, tout régler par quelque bizarre invention. Vers le commencement du ix siècle, un de ces moines, le plus ignorant peut-être et le plus naïf de tous, se trouva posséder à sa discrétion, dans un monastère de Ravenne, des trésors de science, cartes et livres, qui sans doute venaient du grand Théodoric. Il voulut être savant ou du moins le paraître ; il réunit et mêla ces matériaux : des noms de consuls, de personnages fameux, ceux même des Amazones, devinrent sous sa plume grossière des noms d’auteurs, et il créa de la sorte une compilation qui, malgré sa forme aride et son obscurité, est un des plus précieux monumens du moyen âge, grâce aux matériaux à l’aide desquels elle a été composée. Suivant ce barbare, les régions sont disposées sur le bord d’un océan infranchissable qui les enveloppe de son large circuit, et elles présentent dans leur ensemble l’aspect d’une vaste horloge dont le soleil éclaire successivement les divisions. Dans la partie inférieure du cadran se trouvent les douze heures du jour, chacune répondant à une région, et dans la partie supérieure les douze heures de la nuit. Six vents soufflent par les régions de la nuit et six par les régions du jour. Si le soleil qui s’éteint à l’occident reparaît le lendemain à l’orient, c’est parce que, durant la nuit, il a suivi du côté du nord un invisible chemin sous l’océan.

Voilà où en fut la géographie jusqu’au jour où le mouvement des croisades, entraînant les hommes au-delà des limites étroites dans lesquelles ils vivaient, les jeta hors des vaines spéculations dans la pratique des voyages. Les Arabes, dans l’éclat de leur puissance, sillonnaient le monde; les hommes du Nord, sans se soucier de la forme de la terre, lançaient leurs barques aventureuses jusqu’aux rivages qui sont l’avant-garde de l’Amérique. Colomb, cherchant les Indes, trouva le nouveau continent; les Portugais doublèrent l’Afrique, et Magellan fit le tour du monde. Les temps modernes donnaient la main à l’antiquité par-dessus le moyen âge pour renouer la chaîne des saines traditions, et le grand mouvement de conquêtes scientifiques, d’industrie, de colonisation, qui fait la gloire de notre temps, était inauguré.

Pénibles efforts, intuitions du génie, réactions de l’ignorance, longs retards, telle a donc été l’histoire de la connaissance du globe. La vérité a été éclipsée longtemps, mais ne nous plaignons pas : les idées qui s’élaboraient dans quelques têtes ingénieuses et sages, les recherches des savans et des voyageurs n’ont pas été vaines, puisque, mesurant aujourd’hui d’un regard les vastes hémisphères qui s’étendent entre les deux extrémités de notre diamètre terrestre, nous pouvons de Paris et de Londres, foyers de la civilisation contemporaine, écouter à notre aise le bruit de la barbarie qui s’éteint et des sociétés qui s’efforcent de naître au pays des antichthones, dans la Tasmanie et dans la Nouvelle-Zélande.


I.

La Tasmanie se rattache entièrement par sa constitution physique à la partie orientale de l’Australie, et la chaîne de montagnes qui la parcourt n’est que la continuation de la longue cordillère des Montagnes-Bleues. La nature, dans ses convulsions, a brisé un des anneaux de cette chaîne, et, livrant ainsi passage au courant d’eau que nous appelons le détroit de Bass, elle a isolé la Tasmanie de la Nouvelle-Hollande. Cours d’eau nombreux, fertilité, bois et vastes pâturages, cette île possède les mêmes avantages que toute cette portion orientale de l’Australie, qui seule est abondamment arrosée. La Tasmanie n’a pas, il est vrai, les mines d’or de la Nouvelle-Galles. Elle n’est pas cependant entièrement dépourvue du précieux métal, il y a même eu quelques essais d’extraction ; mais le produit n’a pas converties frais de l’exploitation. En revanche à Fingal, sur la côte, à une distance de soixante-dix milles de Launceston, on vient de découvrir une couche épaisse de houille.

L’hémisphère austral est, on le sait, beaucoup plus froid que le nôtre. Pourquoi ? C’est ce que la science n’a pas bien déterminé encore, quoique ce grand courant d’eau chaude, le gulf-stream, qui vient des tropiques américains fondre les glaces de la Norvège et chauffer la portion que nous habitons de l’hémisphère boréal, ne soit pas à coup sûr étranger à ce phénomène. La Tasmanie, traversée à peu près dans sa moitié par le 42e parallèle, qui, au sud de l’équateur, correspond à celui qui, au nord de la même ligne, passe. à Rome et à Barcelone, ne jouit cependant que d’un climat fort tempéré. Avec ses plaines sillonnées de cours d’eau, ses hauteurs boisées, qui n’ont plus ni la sombre majesté, ni la tristesse aride des montagnes de l’Australie, cette île a rappelé bien des fois aux voyageurs et aux marins de notre nation le nord de la France. Cependant elle a sur notre pays quelques avantages : les saisons y sont moins tranchées, l’air y est plus pur, la moyenne durée des pluies de l’année ne dépasse pas cinquante ou soixante jours, et à l’exception de quelques localités où le voisinage des montagnes amène de brusques changemens de température, cette région, avec sa riche végétation, mêlée de plantes aromatiques, son air tout chargé d’oxygène, est une des plus salubres du monde. Les fruits de l’Europe centrale y viennent en abondance ; nos arbustes et nos plantes y ont pu être facilement acclimatés, à l’exception de la vigne ; même quelques plantes parasites que le sol ne connaissait pas, et dont les semences étaient mélangées au blé ou à d’autres graines, s’y sont introduites ; c’est ainsi que le chardon, se propageant de proche en proche, couvre aujourd’hui de vastes espaces.

Lorsque le Hollandais Tasman découvrit l’île qui porte aujourd’hui son nom, et qu’il prenait pour un prolongement de la Nouvelle-Hollande, il l’appela Van-Diémen en l’honneur du gouverneur des possessions hollandaises dans l’Inde ; mais la postérité, plus juste, a restitué à cette terre le nom du navigateur qui l’avait découverte. Cook et d’Entrecasteaux l’ont depuis visitée. Celui-ci avait été envoyé par l’assemblée nationale en 1791 à la recherche de La Pérouse ; il accomplit sur la côte méridionale des découvertes et des reconnaissances importantes, et plus d’un point conserve sur cette terre anglaise, avec des noms français, le souvenir des travaux qui ont marqué le passage de notre expédition. L’île a environ la superficie de l’Ecosse, et elle présente à peu près la forme d’un triangle ; une chaîne de montagnes y dessine deux principaux bassins, arrosés par les rivières Tamar, qui coule du sud au nord, et Derwent, qui coule du nord-ouest au sud-est. Au fond du long estuaire que forme la première s’élève Launceston, et à l’embouchure de l’autre a été bâtie, dans une position aussi belle qu’avantageuse, la capitale Hobart-Town. Ainsi, en se rendant de l’une à l’autre de ces deux villes principales, on traverse l’île à peu près dans sa longueur.

C’est à Launceston que débarquent d’ordinaire, après avoir franchi le détroit de Bass, les voyageurs et les négocians qui viennent de la Nouvelle-Galles et du Victoria. De Melbourne, le trajet est en moyenne de seize heures. À mesure que se déroulent sur cette partie de la Tasmanie les côtes dominées par des hauteurs boisées que surmontent des pics plus élevés, puis les rives du Tamar, couvertes alternativement de cultures, de rochers et de grands bois, le paysage est de toute beauté. Quand, à partir de Port-Dalrymple, à l’extrémité septentrionale de l’île, on a remonté dans un espace de quarante milles la rivière, Launceston apparaît en amphithéâtre dans une enceinte de hauteurs. Sa position pittoresque et favorable au commerce n’est point toutefois exempte d’inconvéniens ; le fleuve s’y rétrécit d’une façon sensible, et un vaste marécage qui en couvre les bords suspend sur la ville, durant l’hiver, un brouillard épais et malsain. À une courte distance, le South-Esk, affluent du Tamar, descend avec impétuosité de hauteurs qui ont de sept à huit cents pieds, en formant des cataractes et des rapides. L’eau s’élance d’une gorge de la montagne et se précipite en bondissant à travers un vallon pierreux dans un petit lac ; elle en sort divisée par les rochers et court ainsi vers la plaine, qu’elle sillonne lentement jusqu’à ce qu’elle ait atteint le fleuve. Du milieu des arbres séculaires qui y plongent leurs racines et de l’entassement de roches qui dominent les chutes, on voit sortir çà et là quelques rians cottages. Launceston compte environ onze mille âmes : elle a des quais commodes et de vastes magasins ; on y voit deux églises épiscopales, une presbytérienne, une catholique, celle-ci bâtie dans le style ogival, une synagogue et des chapelles pour les nombreuses communions vivant pêle-mêle sur ce sol, qui, par les mœurs de ses hôtes et la variété des nationalités, ressemble plutôt à l’Amérique qu’à l’Angleterre. Une cour de justice, une prison, une maison de correction, complètent l’ensemble des établissemens publics. On trouve encore dans cette jeune cité des banques, des compagnies d’assurance, des sociétés savantes, des imprimeries, des écoles, des hôtels, des magazines et deux journaux bi-hebdomadaires; enfin elle a deux loges maçonniques.

Le vice radical de la Tasmanie, aussi bien que des colonies australiennes, c’est l’énorme abus des boissons spiritueuses. La distance de cent vingt milles qui sépare Launceston de Hobart-Town est divisée en vingt stations, à chacune desquelles il y a en moyenne trois auberges; les voitures s’y arrêtent toujours. Le cocher, l’escorte et nombre de voyageurs y descendent pour prendre, disent-ils, un coup de brandy, c’est-à-dire un demi-verre d’une liqueur dévorante. Dans toute l’île, pour une population de quatre-vingt-un mille âmes[1], le droit annuel sur les spiritueux s’élève à 90,000 livres sterling. Les classes supérieures ont demandé qu’une limite à ces excès fût imposée par une loi de tempérance, et quelques personnes, allant plus loin, ont proposé l’interdiction absolue des liqueurs. Cette question est, après celle de la transportation, la plus agitée par la presse tasmanienne; mais les mêmes hommes que l’on va voir, sous le nom d’emancipists, plaider, et pour cause, les intérêts des anciens convicts, sont assez nombreux pour empêcher qu’on ne touche à leurs grog-shops, et qu’on ne les prive de porto, de gin et de brandy.

La plupart des petites villes et bourgades sont groupées dans un rayon peu étendu autour de Launceston et d’Hobart-Town; le reste de l’île est couvert de forêts et de pâturages; là un champ moins vaste qu’en Australie, mais encore considérable, est ouvert au squatterism. Moyennant une livre annuelle par cent acres, tout homme dont l’honorabilité est constatée peut obtenir une étendue considérable de terres de la couronne pour y promener ses troupeaux. Les établissemens plus réguliers des settlers sont épars en grand nombre dans l’intérieur, et tendent à se propager sur la rive gauche du Tamar, vers la pointe occidentale de l’île, dans le bassin fertile de la rivière Mersey. Ces établissemens offrent un remarquable comfort, et leurs propriétaires tirent des profits considérables de la culture du sol et de l’exploitation des bois; malheureusement les bras font défaut : les mines de l’Australie, qui ont rendu à la Tasmanie le service de la débarrasser de la plus grande partie des convicts qui l’infestaient, ont aussi enlevé beaucoup d’hommes exercés au travail de la terre. Telle est la pénurie de bras pour l’agriculture que le gouvernement colonial offre des primes à l’immigration : 20 livres pour les adultes du royaume-uni, 16 pour les autres Européens ; pour un enfant de trois à quatorze ans, 10 liv., et 8 pour l’enfant au-dessous de trois ans. En 1854, la société d’immigration a envoyé en Écosse un agent avec 3,500 livres pour en ramener cinq mille travailleurs.

Pendant une assez longue période de temps, l’habitation des fermes ne fut pas sans danger; l’île était alors un théâtre de meurtres et de brigandages presque continuels. Avant de disparaître, les derniers indigènes, race plus forte et plus vaillante que celle de l’Australie, ont exercé sur les blancs, qui les poursuivaient comme des bêtes fauves, plus d’une sanglante représaille; il a fallu pour les réduire une guerre qui n’a pas duré moins de sept semaines en 1830. Ce fut une guerre sans merci : tout noir indistinctement était un but pour le fusil du squatter et du fermier; mais aussi quelques-uns de ces malheureux parvenaient-ils à se saisir d’un colon, ils le mettaient en pièces, et si dans la nuit ils surprenaient une ferme, les femmes, les enfans, les animaux même étaient égorgés. A la faveur du désordre résultant de cette lutte incessante, des convicts évadés, réunis en bandes peu nombreuses, menaient dans les bois une vie à demi sauvage, et portaient partout le ravage et la terreur. Noirs et blancs tombaient également sous leurs coups: poursuivis, ils avaient derrière eux de vastes espaces pour la retraite, de véritables expéditions militaires étaient souvent le seul moyen de les disperser. Enfin l’île s’est débarrassée de ce double fléau : attirés par le bruit de l’or, les bandits ont franchi le détroit, comptant trouver le long des routes par où l’on revient des placers de plus amples profits. Quant aux pauvres indigènes, presque anéantis, traqués dans leurs forêts, ils ont écouté les propositions de quelques missionnaires; les derniers survivans ont consenti à gagner Hobart-Town, d’où ils ont été transportés dans les îles Flinders, petit groupe séparé de la Tasmanie septentrionale par le détroit de Banks. C’est là que, déportés au nombre de trois cent dix, hommes, femmes et enfans, les derniers de cette race déshéritée par la nature et persécutée par les blancs se sont éteints dans la misère. La colonie a enfin conquis par ce terrible moyen une tranquillité suffisante, sinon absolue. On peut aujourd’hui juger de sa prospérité par le nombre de villages, de maisons de plaisance qui se pressent dans les environs d’Hobart-Town, sur les bords des rivières et des moindres cours d’eau affluens du Derwent.

Du côté de la terre, on arrive à la capitale par un vallon étroit, enfermé entre deux rangées de hauteurs assez peu escarpées pour être parfois en culture, et offrant les lignes les plus variées: puis on franchit sur le Derwent un pont qui n’a pas moins d’un demi-mille de long. Le spectacle, à mesure qu’on avance, devient plus magnifique : à gauche, le Mont-Direction dresse sa tête abrupte et solitaire; à droite, le Mont-Wellington projette sa masse énorme. Primitivement on l’appelait Table-Mount. Le sommet, entièrement plat, se présente en effet de loin comme une table gigantesque; c’est un plateau de plusieurs milles d’étendue, qui termine brusquement une chaîne de hautes montagnes. Du côté de la ville, il finit à pic par un précipice de près de 1,500 mètres, et ouvre aux yeux une perspective de quarante milles dans l’île et sur l’Océan. De toutes parts se dressent de gigantesques colonnes de basalte, parfois si régulières qu’on les croirait taillées par la main de l’homme, et d’énormes débris gisent entassés comme une image du chaos. De l’autre côté du Derwent se dessinent des montagnes moins abruptes, chargées de bois et de cultures, du milieu desquels se détachent de jolies villas. Au pied même du Wellington, sur des éminences d’où l’œil domine encore le cours de la rivière, apparaissent les premiers établissemens et les maisons de la ville. La pierre qui a servi à les construire est belle et abonde aux environs; les rues sont larges, bien pavées; on y trouve de somptueux magasins et de beaux quais. Le port peut contenir cent soixante-quatorze bâtimens; la population dépasse vingt-trois mille âmes. Enfin, outre la gazette du gouvernement, cinq journaux bi-hebdomadaires sont publiés à Hobart-Town. Des bâtimens de cent tonneaux seulement peuvent remonter le Derwent jusqu’à New-Norfolk, petite ville récente, mais déjà industrieuse et prospère, qui est située dans une belle position à vingt et un milles de la capitale. New-Norfolk est renommée pour les magnifiques forêts d’érables et de plus qui l’enveloppent et s’étendent jusqu’aux bords de la rivière à laquelle l’officier français Huon a laissé son nom lors du passage du contre-amiral d’Entrecasteaux. A partir de ce point, le Derwent, qui jusque-là était large et bordé de plaines magnifiques, prend un aspect inégal et torrentueux.

La société d’Hobart-Town paraît se ressentir beaucoup de son origine. Le mélange des anciens convicts a exercé sur ses habitudes une fâcheuse influence, et les touristes anglais se plaignent de n’y rien retrouver du calme et de la politesse de la métropole. fin mouvement continu, du bruit, de l’intempérance, quelque chose de la rudesse, pour ne pas dire de la grossièreté des mœurs américaines, tels en sont les caractères. On y discute sans cesse, et avec une ardeur qui ne se lasse jamais, des questions ardues et irritantes. Il y a quelques années, c’était l’émancipation, aujourd’hui c’est la transportation.

En 1803, l’Angleterre jeta sur l’île ses premiers condamnés; l’année suivante, elle bâtit Hobart-Town. Peu à peu la geôle devint une ville; des employés du gouvernement, quelques colons y constituèrent une classe d’hommes libres, free men comme ils s’appellent avec un orgueil qui blesse profondément les autres. Les condamnés libérés et rentrés dans le sein de la société, mais avec une tache originelle, forment au-dessous une couche d’année en année plus large, d’où provient la majeure partie de la population actuelle. Enfin les convicts composent une troisième classe, qui naturellement est tout à fait distincte des deux autres. Voici quel a été à leur égard le système employé dès l’origine, lequel est encore en vigueur : en arrivant dans la colonie, ceux d’entre eux qui ont les moins mauvais antécédens, ou dont la conduite a été la meilleure pendant la traversée, sont assignés comme serviteurs aux colons. Ceux-ci leur doivent la nourriture, le vêtement, le coucher et des soins hygiéniques. Il est interdit de leur allouer aucune rétribution, leur ration journalière est fixée légalement; en outre, les maîtres donnent, si cela leur plaît, à ceux dont ils sont contens du thé, du sucre et du tabac. Les heures de travail sont également réglées. Tous les ans, les maîtres sont tenus d’adresser à l’administration un rapport circonstancié sur le travail et la conduite des convicts à leur service. Le règlement porte aussi qu’ils doivent tendre de tout leur pouvoir, par l’exemple et les conseils, à l’amélioration morale de ces hommes; le dimanche, il faut les conduire à l’église, ou, si la distance pour s’y rendre est de plus de deux milles, leur lire des prières et leur faire une exhortation chrétienne.

Il y a une catégorie de condamnés qui jouit de plus de liberté, ceux qui, au bout d’un certain temps de travail chez les colons ou dans les ateliers du gouvernement, ont obtenu le laissez-passer, ticket of leave. Ouvriers ou cultivateurs, ils emploient leur temps à leur profit; placés sous la surveillance de la police, ils sont seulement tenus de répondre à un appel que fait le magistrat à l’église tous les dimanches. Voici à quelles conditions s’obtient cette faveur : selon la durée de la peine, fixée à cinq, sept, quatorze années, ou enfin pour la vie, le condamné doit servir pendant quatre, cinq, six et huit années. Les individus dans cette condition n’ont pas le droit d’acquérir des propriétés, et ils ne peuvent ni poursuivre ni être poursuivis en justice. Beaucoup d’entre eux se font constables et surveillans. Délivrés des obligations du ticket par l’expiration de leur peine, ils rentrent dans la jouissance de tous les droits civiques, et c’est ainsi que nombre de convicts, leur crime expié, ont acquis souvent de grandes fortunes. Plusieurs d’entre eux ou leurs enfans comptent parmi les plus riches propriétaires de la Tasmanie. Une ligne de démarcation ne les en sépare pas moins des free men, le préjugé subsistant contre eux est presque aussi fort que celui qui sépare les blancs des noirs aux États-Unis, et la fille d’un convict, si gracieuse, si bien élevée, si riche qu’elle soit, trouve difficilement un mari dans la classe libre de la colonie.

Les statistiques attestent que parmi les hommes qui subissent leur peine un quart montre une excellente conduite, la moitié une conduite assez bonne, un huitième des mœurs irrégulières; enfin le dernier huitième touche à la dernière limite du crime et de la dépravation. Les femmes sont généralement pires que les hommes : elles vivent à peu près sous la même discipline; elles sont renfermées dans des maisons de correction ou allouées comme servantes aux colons. A Ross, petit village situé sur le Macquarie, affluent du Tamar, non loin de Campbell-Town, entre Launceston et Hobart-Town, il y a un établissement que l’on appelle le comptoir des femmes, the female factory, c’est un dépôt considérable dans lequel elles sont employées à des travaux de diverse nature, en attendant que les colons viennent choisir parmi elles des domestiques. L’établissement est bien situé, entretenu avec un soin et une propreté extrêmes, et la surveillance, aidée par l’isolement, y a, dit-on, produit de bons effets. En général pourtant, les femmes qui parviennent à jouir des bénéfices du ticket of leave alimentent les maisons de prostitution des deux principales villes, et les autres recherchent toutes les occasions de s’enivrer de gin, en dépit des châtimens. Ces châtimens sont ainsi gradués, selon la gravité des délits : réprimande, fouet, condamnation à tourner la roue d’un moulin pendant un temps limité, travaux forcés le jour et emprisonnement solitaire la nuit, travaux forcés sur les grands chemins, travaux forcés dans des escouades, envoi à l’établissement pénal de Port-Arthur. Outre la réprimande, on inflige aux femmes des immersions dans l’eau froide, la prison, le séjour dans un établissement où elles travaillent en silence. Pour les convicts employés à la confection des chemins, on dresse des baraques sur le lieu même des travaux; ils y prennent leurs repas, et y sont enfermés le soir par escouades de dix ou douze hommes, sous la surveillance des constables, et des sentinelles sont disposées à des intervalles rapprochés pour empêcher les évasions. A Hubart-Town, ils sont logés dans un vaste édifice, solide construction en pierre, aux sombres et fortes murailles, et on les emploie dans la ville à enlever les immondices et à porter les fardeaux.

Le fameux établissement de Port-Arthur, si redouté des convicts, est situé dans un endroit des plus pittoresques, à l’extrémité de la péninsule de Tasman, qui elle-même fait suite à la péninsule de Forestier, au sud-est de l’île. Ce point, théâtre particulier des travaux de l’expédition commandée par d’Entrecasteaux, était en ce temps-là couvert de grandes forêts, vieilles comme le monde, dont subsistent encore d’imposans débris, et sur la plage les indigènes, que ce navigateur ne cesse de louer dans sa relation pour leur bienveillance et leur douceur, venaient durant l’été recueillir les coquilles et pêcher le poisson dont ils faisaient leur nourriture. Aujourd’hui, au milieu des arbres tombés sous la hache et à côté du long et sombre pénitentiaire, il y a une exploitation de charbon de terre. C’est là que se trouve le puits qui, avant la découverte des couches houillères de Fingal, alimentait seul la colonie. Il a 140 mètres de profondeur; le nombre des convicts qu’on y emploie est considérable; cependant les évasions sont rares à cause de la difficulté de vivre dans les bois, et surtout grâce à des précautions multipliées. On trouve à Port-Arthur deux établissemens distincts : celui des hommes et celui des enfans. Celui-ci est bâti à une extrémité de la péninsule que l’on nomme Point-Puer; il consiste en une série de baraques en bois, complètement isolées et gardées par une ligne de constables. Cinq cents enfans de douze à dix-huit ans y sont employés dans de nombreux ateliers à des travaux de menuiserie, de charpentage, de chaussure, etc.; ils travaillent en silence sous la direction de constables qui se promènent dans les salles, le fouet à la main. Quelques-uns d’entre eux deviennent, dit-on, de très bons ouvriers; mais le ministre chargé de leur éducation morale se plaint de n’obtenir auprès d’eux que bien peu de succès.

Dans le pénitentiaire des hommes, il y a de sept à huit cents misérables, la lie des bandits de l’Angleterre, ayant subi, pour la plupart, des séries de condamnations au-delà desquelles il n’y a plus que la mort; aussi ne leur épargne-t-on pas les corrections. Un officier de notre marine, M. Demas, qui a été retenu en Tasmanie par une longue convalescence et dont le journal abonde en détails intéressans sur Port-Arthur, vit un jour fouetter un de ces misérables. « Je me trouvais par hasard, dit-il, dans la cour de la prison au moment où on allait fustiger un convict que l’on venait de reprendre dans les bois après une évasion de plusieurs jours; il était condamné à recevoir quatre-vingt-dix coups sur les reins. L’exécuteur, armé du terrible cat, fouet à neuf branches grosses comme des lignes d’amarrage, frappait à tour de bras; chaque branche laissait sur les chairs un sanglant sillon. Je n’eus pas le courage de supporter cet affreux spectacle : cet homme endurait son supplice sans pousser un cri; seulement à chaque coup tout son corps se tordait, et les muscles de sa figure se contractaient d’une manière hideuse. »

Les évasions sont extrêmement rares; à Port-Arthur cependant, un jour six détenus se saisirent d’une bai-que et disparurent; on n’en a jamais entendu reparler, il est probable qu’ils ont chaviré en pleine mer. D’autres parvenaient à s’enfuir dans les bois; mais ils y menaient une vie si misérable, que le plus souvent il leur fallait revenir. Deux ou trois néanmoins, surmontant tous les obstacles, se sont faits les chefs de ces bandes déprédatrices qui ravageaient l’île au temps de la dernière guerre contre les indigènes. Pour sortir de la péninsule, le convict qui est parvenu à s’évader de la prison et à tromper les postes de constables et la ligne de sentinelles a un terrible pas à franchir : c’est l’isthme qui joint entre elles les presqu’îles de Tasman et de Forestier, Cet isthme est une langue de sable étroite que l’on s’est avisé de couper par une ligne de chiens furieux; leurs chaînes sont juste assez longues pour leur permettre de se flairer le museau; le malheureux qui tente de franchir cette formidable barrière est mis en pièces. Le long des grèves, on a placé à des distances rapprochées, sur des pilotis, des niches dans lesquelles sont établis d’autres chiens qui, en cas d’évasion, donnent l’alarme aux sentinelles échelonnées sur le rivage, et la mer déferle au large avec trop de force pour qu’un homme puisse se hasarder sur les récifs.

La façon dont sont traités les convicts, l’obligation qui leur est imposée de travailler gratuitement chez les colons, bien plus encore, le mépris qui les suit lorsqu’ils sont rentrés dans la vie régulière, tout le système en vigueur et les préjugés qui en sont la conséquence inséparable n’ont cessé de provoquer l’indignation de la classe d’hommes que l’on appelle emancipists, laquelle se compose de libérés, de leurs enfans et de leurs petits-enfans. Ils n’ont cessé de provoquer des réformes : durant de longues années, les feuilles locales ont retenti de leurs plaintes et quelquefois de leurs menaces; mais que faire? Ils auraient bien pu réclamer en vain pendant longtemps encore; contre des préjugés enracinés par l’usage et entretenus par une continuelle importation de malfaiteurs, il n’y a ni législation, ni actes administratifs qui puissent quelque chose. Enfin un fait impatiemment attendu est venu donner, avec un but plus précis, une nouvelle force à ces demandes : c’est la suppression de la transportation à Sydney. La Tasmanie ne cesse depuis 1840 de solliciter la même faveur; pourquoi la lui refuserait-on? S’en est-elle montrée indigne? Hobart-Town mérite-t-elle moins d’égards que Sydney? La plus belle terre du monde doit-elle toujours être souillée par le contact des bandits? Les emancipists se sont jetés avec ardeur dans cette voie de nouvelles réclamations : ils n’auront plus sous les yeux des misérables rappelant toujours par leur présence et leur condition une origine détestée; peu à peu ils se confondront dans la foule des honnêtes gens, émigrans libres affluant de l’Angleterre. Ils ont conquis des partisans et de nombreux auxiliaires dans la classe des free men, en général peu satisfaits de voir la métropole se décharger de ses malfaiteurs sur la Tasmanie; mais ils ont aussi, dans la colonie même, des adversaires opiniâtres. Et les ponts, les chemins, les édifices, qui les a bâtis? La Tasmanie tout entière est due à la transportation; faut-il la priver de cette ressource au moment où les bras manquent à la terre et à tous les travaux, à tel point que l’administration dépense en primes des sommes énormes sans se procurer un nombre suffisant de travailleurs?

Voilà où en est la question. Toutefois les emancipists prennent le dessus; les convois de condamnés se dirigent aujourd’hui plutôt vers Perth que du côté d’Hobart-Town. La Tasmanie échange en ce moment sa condition de colonie pénitentiaire contre celle de colonie libre, en attendant le jour peut-être où elle deviendra une province des États-Unis indépendans d’Australie.


II.

C’est dans la Nouvelle-Zélande que subsistent les derniers des sauvages belliqueux, énergiques dans leur hostilité contre les Européens et franchement cannibales. Que je te dévore la tête! mange ton père ! telles sont leurs imprécations familières. Au surplus, il suffit de jeter les yeux sur les dessins rapportés par Polack ou par quelque autre des nombreux visiteurs de la Nouvelle-Zélande pour saisir toute la différence qui sépare des autres populations océaniennes les énergiques Polynésiens de ce groupe. Leur grande taille, leurs membres agiles et musculeux, de couleur cuivrée, leur visage altier et farouche, au nez droit, aux pommettes saillantes, aux lèvres surmontées de longs poils, le tatouage qui sillonne leur front et leurs joues, leurs colliers d’os, leurs cheveux relevés en touffe et chargés de plumes, leur hère démarche sous leurs nattes de phormium, tout en eux indique la hardiesse et la férocité. On leur croirait quelque parenté avec les Peaux-Rouges plutôt qu’avec les races molles et craintives de l’Australie. Eux-mêmes se donnent le nom de Maoris, qui a la signification d’autochthones ou indigènes, et ils ne paraissent avoir gardé aucun souvenir des lieux qu’ils ont pu habiter avant de s’être fixés dans l’archipel zélandais.

Aujourd’hui il faut distinguer entre les Zélandais des côtes et ceux de l’intérieur. Ces fiers sauvages n’ont pas plus que les autres échappé aux désastreux effets du contact avec les matelots, et là, comme en tant d’autres régions, l’Europe, en transmettant au sol l’activité qui lui est propre, menace d’en éteindre les habitans. Autrefois les chefs qui abordaient les bâtimens européens se faisaient suivre de quelques femmes esclaves qu’ils livraient aux équipages; aujourd’hui ils prostituent leurs filles et leurs femmes pour un couteau ou un verre d’eau-de-vie. Les liqueurs les ont dégradés : ils ont échangé leurs nattes riches et artistement tressées contre des haillons de laine ou d’indienne, leurs allures et leur industrie native portent, comme leur costume, les tristes empreintes de leur dégradation; mais ils n’auront pas succombé sans résistance : les Européens ont chèrement payé la possession des rivages, et de loin en loin quelque sanglante catastrophe vient encore jeter l’épouvante au sein des colonies anglaises.

Dès le premier jour, les relations entre les indigènes et leurs visiteurs eurent un caractère hostile. Tasman quittait les terres de Van-Diémen quand il accosta, en décembre 1642, un rivage également inconnu. Ses canots, envoyés à la découverte, revinrent suivis de pirogues longues et étroites, réunies deux à deux, ornées sur les bords et aux extrémités de riches et bizarres sculptures, manœuvrées à l’aide de pagaies longues de deux mètres, et montées par un nombre d’hommes variant de douze à quarante. Indigènes et Européens s’observèrent avec défiance et curiosité; les premiers sonnèrent de la conque marine, les autres répondirent avec la trompette. On était ainsi dans une sorte d’indécision; les sauvages refusaient d’approcher, quand Tasman, qui avait deux bâtimens, détache de l’un vers l’autre un canot monté par sept hommes. Les pirogues se mirent aussitôt en mouvement, se jetèrent sur l’embarcation avec une telle impétuosité qu’elle chavira, et ils assommèrent avec leurs casse-têtes quatre matelots; les trois autres purent se sauver à la nage. L’artillerie des deux vaisseaux fit aussitôt feu sur les pirogues et tua quelques sauvages. Après cette vengeance, n’espérant plus nouer de relations amicales et se procurer des vivres, Tasman fit lever l’ancre, abandonnant ce rivage, qui a conservé le nom de Baie du Massacre. Telle fut la découverte de la Nouvelle-Zélande.

Cook et Surville, cent trente ans plus tard, ne furent pas mieux reçus, et en 1772 le capitaine français Marion y fut massacré avec une partie de son équipage, après avoir été accueilli par les démonstrations les plus amicales. L’année suivante, Furneaux, commandant d’un navire qui avait longtemps accompagné celui de Cook, ne voyant pas revenir un canot, envoya à sa recherche. A la vue de l’embarcation armée qui se dirigeait vers eux, les sauvages prirent la fuite vers les bois. Alors, sur la grève restée déserte, on reconnut les débris du canot, puis divers vêtemens européens; plus loin se trouvaient une vingtaine de corbeilles, dont les unes étaient pleines de fougère et les autres de chair humaine rôtie. Parmi ces hideux tronçons, une main portait les lettres T H : c’était la main du matelot Thomas Hill. Il est juste de dire que la plupart de ces faits horribles avaient été provoqués par les injustices et les brutalités des Européens. En traitant les Nouveaux-Zélandais avec justice et bienveillance, en leur épargnant les représailles auxquelles ils s’attendaient, car le talion le plus rigoureux est en vigueur parmi eux, Cook, dans son troisième voyage, parvint à gagner et à s’attacher même quelques-unes de leurs tribus, et il revint disant que si ces hommes sont des ennemis sanguinaires et implacables dans leur vengeance, ils peuvent être aussi des amis dévoués et courageux. De leur côté, les Zélandais étudièrent les Européens et surent les apprécier ; ils se montrèrent reconnaissans des dons en plantes et en animaux que ceux-ci firent à leur sol ; puis, comme ils virent que leur supériorité la plus réelle consistait dans la possession des armes à feu, ils n’épargnèrent rien pour s’en procurer. Dans l’origine, ils donnaient jusqu’à douze cochons et des centaines de corbeilles de patates pour un seul fusil.

À partir de ce moment, les rapports furent tantôt bienveillans et tantôt hostiles. Les Zélandais se prêtaient volontiers aux échanges ; mais un coup, un meurtre, de la part de ces matelots de baleiniers et de vaisseaux marchands, toujours prompts aux rixes et aux brutalités, devenait le signal d’une série de boucheries humaines. Toutefois, dans ces circonstances même, des blancs ont été épargnés, et il y a deux ou trois exemples d’Européens ayant vécu dans l’île tatoués et soumis aux usages des Zélandais. En janvier 1826, le capitaine d’un brick américain, faisant le commerce dans les mers du sud, avait touché à une des côtes orientales de la Nouvelle-Zélande. Six hommes montèrent à son bord dans le costume indigène ; quel ne fut pas son étonnement en voyant à l’un d’eux des cheveux blonds et une peau blanche sous le tatouage qui la recouvrait ! « Un Zélandais blanc ! » s’écriait-il, quand l’autre, en bon anglais, s’empressa de lui apprendre qu’il avait échappé, il y avait dix ans, au massacre d’un équipage, et que depuis ce temps il avait vécu parmi les sauvages ; il ajouta que ceux-ci avaient projeté de saccager le brick, et que le capitaine n’avait rien de mieux à faire que de repartir promptement ; il demanda à être emmené et pria qu’on renvoyât sans leur faire de mal ses cinq compagnons, qui étaient un fils de chef et quatre esclaves. Cet homme était John Rutherford, dont les aventures ont eu un grand retentissement en Angleterre.

Rutherford était embarqué sur l’Agnès, bâtiment américain de quatorze hommes d’équipage, commandé par le capitaine Coffin, et faisant le commerce de l’écaille de tortue et des perles dans les îles du Pacifique. Après avoir touché à l’embouchure de la Tamise, rivière qui coule du sud au nord dans Eaheïno-Mauwé, l’île la plus septentrionale du groupe, le bâtiment avait été porté par les vents et les courans vers l’extrémité nord-est de l’île. Là il trouva une belle et vaste baie, qui peut bien être Poverty-Bay de Cook, et dans laquelle le capitaine jeta l’ancre, ayant grand besoin d’eau. Il avait à peine mouillé que de tous les points de la côte accoururent des pirogues manœuvrées par une trentaine de rameurs. Ce jour-là, peu d’hommes montèrent à bord ; mais les femmes s’entassèrent sur le pont, s’offrant aux matelots pour quelques bagatelles et dérobant tous les objets qui étaient à portée de leurs mains. Le lendemain, un chef du nom de Aimi aborda l’Américain, avec une pirogue de guerre longue de soixante pieds, montée par cent hommes et chargée d’ustensiles, d’armes et de nattes qu’il apportait, disait-il, pour commercer. Après quelques échanges, le capitaine, qui n’était pas sans inquiétude, craignant de dégarnir le bâtiment d’une partie de son équipage, demanda par signes à Aimi s’il voudrait se charger d’aller chercher de l’eau. Celui-ci y consentit: pendant ce temps, nombre de naturels affluèrent encore, apportant des porcs et des racines de fougère. Jusque-là on n’avait à se plaindre que des vols des indigènes, ils avaient dépouillé l’arrière du bâtiment d’une partie de son plomb et enlevé tous les clous à un canot; néanmoins le capitaine réglait son compte avec le chef pour le transport de l’eau, il lui donnait deux mousquets, de la poudre et du plomb. Il y avait à bord plus de trois cents indigènes armés de leurs merys; on appelle ainsi une pierre plate, de couleur verte, longue d’un pied, qui se termine à une extrémité par une poignée, à l’autre par un double tranchant, et dont ces sauvages se servent pour frapper sur l’occiput et sur le cou. À ce moment, de grands feux brillèrent sur les hauteurs, et les naturels se montrèrent en foule sur le rivage. Le capitaine, de plus en plus effrayé, commanda les manœuvres pour le départ; les hommes s’étaient élancés dans la mâture, et le capitaine restait seul sur le pont avec le coq et le maître, quand le chef zélandais se dressa de dessus la natte qui lui servait alternativement de siège et de manteau, brandissant son tomahawk et entonnant un chant de guerre; les autres bondirent à son exemple, entièrement nus, et se livrèrent à une danse furieuse. Un sauvage se glissa derrière le capitaine, qui était penché vers son compagnon, le frappa sur le derrière de la tête et le tua. Le coq voulut se mettre en défense, il fut en un instant massacré; le maître tenta de s’élancer sur une échelle, il reçut un coup sur la nuque qui le fit tomber, sans le tuer tout de suite; puis des sauvages se précipitèrent contre la porte de la cabine, tandis que d’autres montaient dans les agrès pour en faire descendre le reste de l’équipage. Deux matelots se jetèrent à la mer et furent ramassés par les pirogues; les autres ne firent pas de résistance: on les dépouilla de leurs couteaux, de leurs boîtes, de leurs pipes, on leur lia les pieds et les mains, et on les entassa dans une pirogue avec les deux cadavres et le maître, qui râlait horriblement. La pirogue se dirigea vers la terre, et durant tout le trajet un sauvage, agenouillé sur le maître, léchait le sang qui coulait de sa blessure. Les femmes restées à bord coupèrent le câble et gagnèrent la rive à la nage; les voiles avaient été tranchées à coups de merys, le bâtiment vint s’échouer à l’embouchure d’une petite rivière où il fut mis au pillage. Vers le soir, les cadavres et les captifs, au nombre de douze, furent transportés à un village peu distant de la côte. Les survivans furent attachés par les mains, chacun à un arbre, et les trois cadavres (le maître avait expiré) furent suspendus par les talons à des branches pour que les chiens ne pussent y toucher. La nuit était obscure, il pleuvait à verse; des feux allumés tout le long du rivage servirent à diriger les pirogues, qui n’abandonnèrent le vaisseau que quand il n’y eut plus un clou, un morceau de fer, et qui y mirent alors le feu. Au matin, cinq chefs, au nombre desquels était Aimi, suivis d’une foule considérable, vinrent s’asseoir en cercle dans un terrain nu, à côté du rivage, et se mirent à délibérer avec des gestes véhémens et de longs discours. Puis Aimi vint vers Rutherford, le délia lui et un autre, et les fit asseoir. Les quatre autres chefs prirent de même chacun un homme; ensuite, faisant un signe à un indigène qui se tenait à l’écart, ils lui dirent quelques mots. Celui-ci se leva sans hésitation, prit son tomahawk, se dirigea vers les arbres où six hommes étaient encore attachés, brandit six fois son arme, et en abattit un à chaque coup. Les naturels faisaient de hideuses contorsions et poussaient de grands éclats de rire en entendant les cris et les râlemens de ces malheureux, tandis que d’autres brandissaient leurs merys sur la tête des survivans. Le carnage achevé, ils creusèrent huit larges trous, profonds d’un pied, les emplirent de bois sec et les couvrirent de pierres plates. Cependant d’autres dépeçaient les cadavres et les coupaient en morceaux; le bois avait été allumé; quand les pierres furent rouges, des membres et des lambeaux de chair, après avoir été lavés dans la rivière, y furent appliqués; puis les sauvages s’assirent en cercle sur un tas de feuilles et procédèrent à leur horrible festin. Pendant qu’ils mangeaient, les enfans se disputaient autour d’eux des ossemens à demi rongés, et les femmes préparaient du poisson et de la racine de fougère pour les captifs. Le lendemain, les chefs, assis en cercle, se firent apporter de grands baquets dans lesquels on avait préparé le restant des cadavres avec du porc et des pommes de terre, et firent une distribution à la multitude. Ensuite, après quelques échanges ou partages de butin, ils se séparèrent.

Quatre des compagnons de Rutherford furent ainsi dispersés, et jamais celui-ci n’eut de leurs nouvelles. Le cinquième, épargné pendant un an, fut assommé au bout de ce temps pour avoir, disait-on, contribué par des maléfices à la mort d’une vieille femme, mère d’un chef; mais on ne le dévora pas, son cadavre fut livré à Rutherford pour être inhumé comme il lui plairait. Quant à notre matelot, qui était alors un jeune homme de vingt-quatre ans (la catastrophe avait eu lieu le 7 mars 1816), il fut pris en amitié par le terrible Aimi, qui se l’attacha, finit par lui donner deux de ses filles en mariage, et l’éleva à un certain rang. On lui couvrit le corps de tatouages; il se plia aux habitudes de ses hôtes, participa à leurs travaux et fut mêlé à leurs guerres. C’est ainsi qu’il pénétra dans l’intérieur jusqu’au détroit de Cook, qui sépare Eaheïno-Mauwé de la grande île Tawaï-Pounamou. Là il vit le fameux chef Pomaree, qui promenait, avec la conquête, les dévastations sur la côte sud-ouest de l’île. De temps à autre, après une expédition heureuse, quelque chef ami de Rutherford lui envoyait une corbeille pleine de la chair des ennemis tombés sur le champ de bataille. A son tour, il distribuait ce présent entre ses compagnons, qui trouvaient ce mets succulent et plus délicat que la chair de porc. Dans les premiers mois de son séjour, Rutherford essaya de mesurer le temps à l’aide de coches faites à un bâton; mais à la longue il se perdit dans son calcul : il ne réussit pas non plus à se reconnaître dans le comput des indigènes, qui comptent par nuits, par lunes, par mois, et qui, au bout de vingt ou trente de ces périodes, n’ont plus que des supputations très inexactes. Quand le brick américain emmena le matelot, il fut tout étonné d’apprendre qu’il avait dix ans de plus qu’à l’époque du massacre; le temps ne lui avait pas semblé long durant sa captivité.

Quelques années auparavant, en 1809, le Boyd, bâtiment anglais dont le capitaine s’était rendu coupable de mauvais traitemens à l’égard d’un indigène du nom de Taara, avait abordé à la baie de Wangaroa, à la pointe septentrionale de Eaheïno-Mauwé. Tippouie, père de Taara, envahit le bâtiment avec les hommes de sa tribu, et massacra l’équipage, malgré les efforts que fit pour l’en empêcher un chef de la Baie des Iles, Tippahee, qui durant plusieurs années avait consenti à naviguer sur un bâtiment européen. Cette fois, comme au massacre de l’Agnès, les victimes furent dévorées.

Les causes de l’anthropophagie chez les Zélandais ont été expliquées diversement; on ne saurait attribuer cette horrible coutume à la rareté des alimens, car la Nouvelle-Zélande, située entre le 33e et le 47e parallèle sud environ, jouit, dans sa plus grande partie, du climat le plus tempéré, et si elle a peu de quadrupèdes (seulement une sorte de chien-renard et de gros rats), elle produit en abondance toute espèce de légumes. D’ailleurs les Zélandais n’auraient plus même le prétexte de la rareté des animaux depuis l’introduction des porcs dans leurs îles par Cook. Il est fort probable que l’anthropophagie doit son origine à quelque rite superstitieux, et qu’elle a été entretenue par la fureur que ces sauvages apportent dans leurs guerres et dans leurs rancunes personnelles. Leurs croyances religieuses sont encore assez peu connues. Atoua chez eux, comme dans plusieurs îles plus septentrionales de l’Océanie, représente une divinité supérieure, mal définie, au-dessous de laquelle se rangent, dans une sorte de hiérarchie, des dieux secondaires et des esprits. Atoua revêt toutes les formes, mais surtout celle du lézard, et il signale sa présence par un sifflement sourd et léger, qui n’est perceptible que pour le prêtre ou tahounga. Celui-ci calme les vents, prévient les orages et surveille la stricte observance du tabou ou tapou, pratique superstitieuse familière à la plupart des peuplades océaniennes, et dont les moindres détails sont connus par nombre de relations et de récits. Les Zélandais admettent une sorte d’âme, un esprit, waidoua, distinct du corps, et, par une singulière analogie avec des croyances jadis familières à des races de l’Europe, ils prétendent que dans les demeures célestes les esprits passent le temps en combats et en festins. Ils se sont fait de la création une idée fort singulière : une de leurs légendes raconte que le ciel et la terre furent longtemps unis dans un embrassement qui ne permettait pas à la lumière de se faire place et d’éclairer le monde. Ce fut un de leurs fils, Tane-Mahuta, le père des forêts, qui dans un irrésistible effort, pressant l’un de ses pieds et l’autre de sa tête, a séparé ses parens. Le ciel et la terre en ont gémi, et les Zélandais disent dans une fiction pleine de poésie que c’est en souvenir de cette alliance, en témoignage de leurs regrets, que la terre exhale vers le ciel ses soupirs sous forme de brouillards, et que le ciel répand le matin sur son épouse les pleurs de sa rosée.

Ces sauvages ne connaissent, à part quelques rhythmes religieux, que des danses et des chants de guerre ; ils préludent à leurs combats par des cris et des contorsions qui surexcitent leur fureur. Leurs instrumens de musique consistent en une trompe marine et en diverses sortes de flûtes percées d’un petit nombre de trous; ils en tirent, en y soufflant avec les narines, des sons sourds et discordans. Cependant leur langue, dont quelques missionnaires anglais ont fait une étude assez approfondie, ne manque pas d’harmonie, et elle semble féconde en ressources oratoires, à en juger par les vives impressions que les harangues des chefs font passer dans les esprits et sur les visages des guerriers qui les entourent. On sait que le salut des Zélandais consiste, comme chez les autres Polynésiens, dans le frottement des nez. La polygamie règne dans ces îles; l’adultère est sévèrement puni, et l’on a vu que, par une contradiction étrange, les filles ont la liberté de se prostituer à qui bon leur semble jusqu’au moment du mariage. Les femmes sont moins belles et moins fortes que les hommes; ce sont elles, comme chez tous les sauvages, qui se trouvent chargées des travaux pénibles : elles n’ont pas droit au moko, c’est-à-dire à ces incisions profondes et compliquées qui sillonnent le visage des guerriers, attestant par leur multiplicité l’importance et la valeur militaire de chaque individu. Les Zélandais sont plus curieux, plus industrieux que ne le sont en général les sauvages. Ils savent fortifier de solides palissades les huttes quelquefois élégantes qui composent leurs pas ou villages. Leurs sculptures sur bois et sur os sont d’une extrême richesse de détails et d’un fini qui peut étonner d’autant plus qu’avant l’introduction du fer dans leurs îles, qui ne date que des relations avec les Européens, ils n’avaient pour les exécuter que des coquilles et des pierres grossièrement taillées. Ils ne répugnent pas aux voyages : plusieurs d’entre eux sont allés de leur plein gré visiter les villes anglaises de l’Australie, et ils écoutent avec une attention et une intelligence peu communes chez des sauvages les récits qu’on leur fait de l’Europe.

Tels sont les hommes au milieu desquels la civilisation anglaise, toujours débordant, est venue s’installer il y a quelques années. C’est en 1840 que la Nouvelle-Zélande, officiellement occupée, est devenue la troisième division de l’Australasie. Le pavillon britannique n’y flottait jusque-là que sur des pêcheries et des huttes de missionnaires; mais depuis longtemps le génie anglais s’était tourné vers ces rivages bien découpés, et préparés par leur situation et leur climat à une colonisation anglaise. La prise de possession de la Nouvelle-Zélande a préoccupé les esprits longtemps avant d’être effectuée, et il n’y a peut-être pas de région sur laquelle il ait été publié chez nos voisins autant d’ouvrages depuis trente ans. « Elle est prédestinée à devenir l’Angleterre des mers australes, » disait l’un. « C’est un vrai paradis ! » s’écriait en plein parlement M. Barrow Montefiore, ancien négociant de Sydney, faisant allusion au climat, aux sites pittoresques et aux avantages commerciaux de l’archipel. « Bien que la dernière acquise, elle n’est pas la moindre dans notre estime, » a écrit en tête de son livre, le dernier publié sur ce sujet, un observateur calme et précis, appartenant à cette famille de touristes anglais que quatre mille lieues n’étonnent pas lorsqu’il s’agit d’étudier une question d’intérêt national. On peut juger en effet de l’importance que l’Angleterre attache à sa récente acquisition par l’activité qu’elle y déploie. Sydney et Hobart-Town, qui sont devenues de grandes villes, surtout la première, n’avaient pas, au bout de dix-neuf années d’existence, le mouvement et la population que nous voyons aujourd’hui à la ville d’Auckland, capitale des colonies de la Nouvelle-Zélande.

Les deux grandes îles Eaheïno-Mauwé et Tawaï-Pounamou ont été seules occupées; la troisième, Stewart, qui est séparée de Tawaï par le détroit de Foveaux, est d’une étendue peu considérable; elle est coupée par le 47e parallèle sud, et à cette latitude le climat commence à devenir rigoureux dans cet hémisphère austral. Les grandes îles ont été partagées chacune en trois provinces : Auckland, Taranaki ou New-Plymouth et Wellington dans la première; Nelson, Canterbury et Otago dans la seconde. Vers 1839, la France songea à fonder un établissement colonial à la Nouvelle-Zélande; mais elle fut devancée par l’Angleterre, et tout ce qu’elle a pu faire depuis a été d’acquérir un petit territoire sur la presqu’île de Banks, dans l’île Tawaï et dans la province de Canterbury. Là, dans le port d’Akaroa, qui est avantageusement situé, elle a installé un établissement où ses baleiniers viennent se ravitailler; c’est tout ce qu’elle possède sur le riche territoire de la Nouvelle-Zélande. Les établissemens anglais n’occupent que des portions de rivages peu considérables; mais les divisions coloniales embrassent le sol entier, témoignant du désir qu’aurait l’Angleterre de s’étendre dans l’intérieur. Chaque province est administrée, sous le contrôle d’un gouverneur-général, par un surintendant, qu’elle choisit, et par un conseil provincial; de plus, elle envoie des représentans à la chambre législative d’Auckland. La population européenne de la Nouvelle-Zélande se monte à cinquante mille âmes, dont les deux tiers appartiennent aux établissemens d’Auckland et de Wellington.

Auckland est une ville admirablement située, sur le 37e parallèle, avec un port vaste et profond, à l’entrée de l’étroite et longue presqu’île qui termine Eaheïno au nord-ouest. Elle n’est pas vieille de vingt ans, et déjà le long de ses rues, bien alignées, se dressent des hôtels, des églises, des hôpitaux, et toutes les constructions d’utilité publique. Toutefois Auckland, pas plus que Wellington et Nelson, ses voisines et ses émules, ne possède encore ni le luxe ni le comfortable de la métropole; quelque chose de primitif se révèle dans les constructions de ces villes naissantes et dans le caractère plutôt sauvage qu’agreste de leurs environs. Cette physionomie même a son intérêt particulier : telles devaient être à l’origine les capitales des colonies qui forment aujourd’hui l’Union américaine, telle fut Sydney il y a quarante ans. Si nous voulons simultanément embrasser du regard les villes nouvelles, filles de l’Angleterre, aux diverses périodes de leur développement, jetons les yeux à la fois sur l’Amérique et l’Océanie : ici Auckland à l’état d’ébauche, là Sydney grandissant encore, là-bas New-York, une des reines du monde, et à côté d’elles l’or improvisant Melbourne et San-Francisco. La société néo-zélandaise a un caractère particulier et très distinct de celui des autres sociétés australasiennes. Comme l’occupation de la Nouvelle-Zélande avait été préméditée longtemps avant d’être effectuée et que nombre de publications avaient renseigné l’Angleterre au sujet de cette contrée nouvelle, on n’a pas vu s’y précipiter seulement une population de convicts libérés, de mineurs déçus, et les aventuriers des trois royaumes; la Zélande a été mieux partagée : d’honnêtes gens disposant d’un petit capital, des colons sérieux suivis de leurs femmes et de leurs enfans, quelques rejetons même de grandes familles, des officiers retraités de l’armée des Indes, sont venus tenter la fortune, qui ne peut guère, sur cette terre féconde, échapper à l’ordre et au travail. La Nouvelle-Zélande est à cette heure un pays de classe moyenne, où on ne voit ni les fortunes extravagantes que la spéculation sur les terrains a données à quelques habitans de Melbourne, ni la misère et l’abjection profondes que l’on rencontre à chaque pas dans les rues et sur les quais des villes tasmaniennes et australiennes. Le touriste est, à ce qu’il paraît, agréablement surpris lorsqu’il passe du Victoria dans la province d’Auckland, et plus encore dans celle de Wellington, de trouver, au lieu d’une fiévreuse agitation, des mœurs affables et policées, et d’apprendre que le chiffre des crimes et des délits y est deux fois moins considérable. Il y a dans ces faits un indice particulier, comme l’observe fort bien M. Hursthouse : c’est que la colonisation tend à n’être plus seulement dans la mère-patrie la ressource des misérables et des vagabonds, et qu’elle promet de devenir un moyen honorable d’augmenter les ressources et le bien-être de familles qui vivaient dans une honnête médiocrité. Les conditions pour l’acquisition du terrain sont : 10 shillings comptans par acre; on peut acquérir des lots de vingt à cent acres à crédit en payant 1 shilling par acre pendant quatre années, et le surplus la cinquième. D’ailleurs il y a place dans les six provinces pour quiconque a les mains endurcies au travail et ne craint pas la fatigue. Le taux de l’intérêt est de 10 et de 12 pour 100. Une des meilleures spéculations consiste, dit-on, à exploiter dans les villes naissantes un petit capital de 60 à 100,000 francs. D’ailleurs pas de maisons de jeu, peu de représentations scéniques; on défriche, on travaille, on vit en famille. Ce n’est qu’à des époques annuelles, par exemple pour l’anniversaire de la naissance de la reine, que sont donnés quelques bals dans les principaux centres. Il y a aussi des concerts, des lectures. Auckland possède un collège, et partout où sont agglomérées quelques centaines de personnes, on trouve des écoles, des églises, des réunions, sinon des sociétés littéraires et savantes.

C’est ainsi que la colonisation de la Nouvelle-Zélande se distingue, à côté des autres colonisations australiennes, par des tendances vers l’ordre et par un caractère sérieux, et la terre sur laquelle viennent se déployer ces qualités, assez nouvelles dans l’Océanie, est parfaitement propre à les récompenser. Par sa fertilité naturelle et l’abondance de ses cours d’eau, la Nouvelle-Zélande promet au pâturage et à l’exploitation agricole des ressources encore plus étendues que l’Australie et la Tasmanie. L’orge et le houblon y viennent facilement, et déjà elle envoie à l’Australie diverses sortes de bière. Le fin indigène, ce phormium avec lequel les Zélandais fabriquent les belles nattes qui leur servent de vêtement, peut fournir aux métiers anglais une matière première abondante et précieuse. Le sol renferme de la houille, du cuivre, des minerais de fer, que les indigènes ne savaient pas exploiter. On dit aussi qu’au pied de la chaîne, toujours couverte de neige, qui forme l’arête des deux grandes îles, il y a des gisemens aurifères. Il est certain qu’on a trouvé de l’or aux environs d’Auckland, mais en petite quantité. Dans Tawaï, non loin de l’établissement de Nelson, il y a une exploitation de quelque rapport. Que l’on découvre des mines plus productives, et d’ici à peu d’années toutes les espérances que l’Angleterre fonde sur l’acquisition de cette nouvelle colonie pourront être dépassées.

La Nouvelle-Zélande se trouve donc entraînée elle-même dans le mouvement industriel et commercial qui, grâce au génie entreprenant de l’Europe et aux moyens de rapide locomotion dont elle dispose de nos jours, gagne de proche en proche les régions les plus lointaines. D’ici à quelques années, la terre dont les ombrages ont abrité tant de boucheries humaines sera couverte de pâturages, de champs fertiles, de villes populeuses. La conquête du sol s’accomplit au profit de l’Occident industrieux; que deviendront dans ce mouvement les populations indigènes?

On estime aujourd’hui le nombre des Zélandais à soixante ou soixante-dix mille, répartis en une douzaine de tribus qui sont plus particulièrement confinées dans Eaheïno-Mauwé. Depuis soixante ans, le chiffre de cette population a diminué des deux tiers. Est-ce encore une race destinée à périr? Ici cependant les Européens ne se trouvent plus en présence de quelques misérables tribus vagabondes, ne vivant que de chasse ou de pêche, rebelles à l’agriculture, étrangères aux premiers rudimens de l’industrie : les Polynésiens zélandais sont une race autrement vivace et énergique que les Mélanésiens de l’Australie, et leur climat ne les a pas énervés comme les hommes de la même race vivant sous l’équateur. Si beaucoup d’entre eux ont été corrompus par le contact des misérables, rebut de l’Europe et de l’Amérique, qui se sont les premiers mêlés à eux, il en est d’autres qui ont conservé toute leur énergie guerrière, et qui ont tenté de s’opposer à l’invasion des blancs. C’est ainsi qu’en juin 1843, deux chefs, Rauperaha et Rangihaiata, ont exterminé les colons qui venaient prendre possession de leurs territoires. Ce sanglant épisode a pris le nom de massacre de Wairoa, d’une rivière sur les bords de laquelle il s’est accompli, au nord de Tawaï-Pounamou.

Parmi ces indigènes, il en est heureusement un grand nombre qui, animés d’une curiosité intelligente, regardent fonctionner auprès d’eux les sociétés nouvelles, en témoignant un certain désir de s’initier à leurs procédés. Les nouveautés ne leur répugnent pas comme à tant d’autres sauvages; ils ont su se défaire de plusieurs de leurs pratiques héréditaires. M. Hursthouse affirme qu’en 1857 l’anthropophagie avait entièrement cessé parmi les Zélandais. On ne peut néanmoins se dissimuler qu’ils sont dans des conditions défavorables pour s’élever et s’instruire, à cause des habitudes exclusives, peu sympathiques aux races étrangères, qui forment un des traits distinctifs du caractère anglo-saxon. Les colons anglais leur envoient des missionnaires, ils prennent des mesures louables pour les former et leur procurer quelque bien-être, mais ils ne consentiront jamais à les admettre à un niveau d’égalité. Cependant, par plus d’un côté, avec leur intelligence, leurs goûts belliqueux, leurs croyances et leur énergie, ces hommes ont comme une lointaine ressemblance avec nos ancêtres germains. Ceux-ci ont été favorisés par les circonstances; ils se sont imposés en maîtres aux sociétés civilisées de leur temps, et pour vivre les vaincus ont dû s’appliquer à polir et à façonner leurs vainqueurs. Tel est le sort de la barbarie : quand elle envahit la civilisation, elle est conquise par elle; quand au contraire ce sont les hommes civilisés qui vont trouver les barbares, ils ne se donnent pas la peine de les élever jusqu’à eux. Ceux-ci s’éloignent et s’éteignent. Le contact des Européens et leur exemple seront-ils plus profitables aux Zélandais? Les survivans de cette race sont-ils condamnés à disparaître, ou leur sera-t-il donné d’avoir aussi leur histoire, et de prendre un jour quelque part à l’œuvre collective que nos sociétés accomplissent? C’est une de ces questions que l’esprit aime à se poser après avoir étudié les aptitudes et les usages de ces peuples lointains; mais il ne saurait la décider, la solution en appartient à l’avenir. Nous pouvons seulement prévoir qu’il leur faudra pour vivre entrer dans les voies nouvelles de la civilisation : cesser d’être sauvages ou cesser d’exister, telle est l’inflexible alternative qui s’ouvre devant eux.

Quoi qu’il en puisse advenir, soit que la Nouvelle-Zélande doive désormais sa prospérité à des étrangers ou à des indigènes, elle a définitivement pris place dans le mouvement général. Elle est née sous nos yeux, nous la voyons grandir, et déjà nous pouvons entrevoir pour elle un avenir de vigueur et de prospérité qui lui permettra d’aspirer aussi à une vie indépendante et personnelle. Nous voici loin du temps des fabuleux antichthones. Ce que sont ces habitans du monde opposé au nôtre, nous ne l’ignorons plus ; quelle terre est leur patrie, ce ne sont plus des poètes, inventeurs de légendes, qui le demandent à leur imagination ; nos naturalistes et nos géologues, avec des échantillons du sol et des plantes dans la main, sont venus nous le dire, et l’Angleterre a couvert de son commerce et de son industrie cette région lointaine, dernier refuge de la fable et de l’hypothèse. Dans les îles de l’Océan austral, l’or résonne, le convict mêle ses réclamations bruyantes aux rudes voix des squatters ; on entend retentir sous la hache les vieux arbres transformés en charpentes, on voit défiler en bandes innombrables les troupeaux importés d’Europe; l’artillerie tonne, les pavillons se saluent, les vaisseaux débarquent leur peuple d’émigrans, la foule avide se mêle et se presse, et devant ces bruits nouveaux le passé tout entier s’efface, et, avec ses sauvages et pittoresques épisodes, disparaissent aussi les sites incultes, les forêts séculaires, sombres décors de la nature qui servaient de cadre aux danses bizarres, aux coutumes étranges, aux repas de chair humaine. Un grand changement s’effectue de nos jours, au commandement de l’Europe, sur le théâtre du monde : là où il y avait isolement, nous avons imposé les relations et le mélange; aux régions silencieuses de la barbarie, nous avons fait connaître le tumulte de notre civilisation. Il est aisé de pressentir quel intérêt offrira l’histoire des sociétés nouvelles de l’Océanie, si leur avenir répond à leurs commencemens. — Pour signaler tout d’abord l’idée qui domine son livre, le dernier historien de la colonisation zélandaise, M. Hursthouse, l’intitule Zealandia, the Britain of the south (la Bretagne du sud), et peut-être a-t-il raison; la Nouvelle-Zélande ne le cédera sans doute en rien dans l’avenir à l’Angleterre. Le beau-père de Tacite, Agricola, se fût bien étonné si on fût venu lui dire : Le sol barbare que foulent vos légions sera un des foyers de la civilisation dans le monde; le petit fleuve au large estuaire, derrière lequel s’abritent les tribus farouches des Angles et des Pictes, baignera les pieds d’une ville grande comme la capitale de l’empire. Pour nous, en présence des faits qui s’accomplissent incessamment sous nos yeux, nous ne sommes pas en droit d’être surpris à la pensée que les générations qui nous auront succédé comptent un jour parmi les centres les plus actifs de leur puissance Hobart-Town, l’industrieuse capitale de la Tasmanie, et Auckland, cette ville qui vient de naître à l’extrémité de la Nouvelle-Zélande.


ALFRED JACOBS.

  1. Recensement de mars 1857.