Les Exilés (Banville)/L’Exil des dieux

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Les ExilésAlphonse Lemerre, éditeur (p. 9-16).
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L’Exil des Dieux


C’EST dans un bois sinistre et formidable, au nord
De la Gaule. Roidis par un suprême effort,
Les chênes monstrueux supportent avec rage
Les grands nuages noirs d’où va tomber l’orage ;
Le matin frissonnant s’éveille, et la clarté
De l’aube mord déjà le ciel ensanglanté.
Tout est lugubre et pâle, et les feuilles froissées
Gémissent, et, géants que de tristes pensées
Tourmentent, les rochers jusqu’à l’horizon noir
Se lèvent, méditant dans leur long désespoir ;
Et, blanche dans le jour douteux et dans la brume,
La cascade sanglote en sa prison d’écume.

Léchant les verts sapins avec un rire amer,
La mer aux vastes flots baigne leurs pieds, la mer
Douloureuse, où, groupés de distance en distance,
Accourent les vaisseaux de l’empereur Constance.
Tout à coup, ô terreur ! ô deuil ! au bord des eaux
La terre s’épouvante, et jusque dans ses os
Tremble, et sur sa poitrine âpre, d’effroi saisie,
Se répand un parfum céleste d’ambroisie.
Un grand souffle éperdu murmure dans les airs ;
Une lueur vermeille au fond de ces déserts
Grandit, mystérieuse et sainte avant-courrière,
Ô vastes cieux ! et là, marchant dans la clairière,
Luttant de clarté sombre avec le jour douteux,
Meurtris, blessés, mourants, sublimes, ce sont eux,
Eux, les grands exilés, les Dieux. Ô misérables !
Les chênes accablés par l’âge, et les érables
Les plaignent. Les voici. Voici Zeus, Apollon,
Aphrodité marchant pieds nus (et son talon
À la blancheur d’un astre et l’éclat d’une rose !)
Athéné, dont jadis, dans l’éther grandiose,
Le clair regard, luttant de douceur et de feu,
Était l’intensité sereine du ciel bleu.
Héré, Dionysos, Héphaistos triste et grave
Et tous les autres Dieux foulant la terre esclave
S’avancent. Tous ces rois marchent, marchent sans bruit.
Ils marchent vers l’exil, vers l’oubli, vers la nuit,
Résignés, effrayants, plus pâles que des marbres,
Parfois heurtant leurs fronts dans les branches des arbres,

Et, tandis qu’ils s’en vont, troupeau silencieux,
La fatigue d’errer sans repos sous les cieux
Arrache des sanglots à leurs bouches divines,
Et des soupirs affreux sortent de leurs poitrines.
Car, depuis qu’en riant les empereurs, jaloux
De leur gloire, les ont chassés comme des loups,
Et que leurs palais d’or sont brisés sur les cimes
De l’Olympe à jamais désert, les Dieux sublimes
Errent, ayant connu les pleurs, soumis enfin
À la vieillesse horrible, aux douleurs, à la faim,
Aux innombrables maux que tous les hommes craignent,
Et leurs pieds, déchirés par les épines, saignent.
Zeus, à présent vieillard, a froid, et sur ses flancs
Serre un haillon de pourpre, et ses cheveux sont blancs.
Sa barbe est blanche : au fond du lointain qui s’allume
Ses épouses en deuil le suivent dans la brume.
Héré, Léto, Métis, Eurynomé, Thémis
Sont là, blanches d’effroi, pâles comme des lys,
Et pleurent. Sur leurs fronts mouillés par la rosée
L’aigle vole au hasard de son aile brisée.
Et celui qui tua la serpente Pytho,
Le brillant Lycien, cache sous son manteau
Son arc d’argent, rompu. Triste en sa frénésie,
Le beau Dionysos pleure la molle Asie ;
Et ce hardi troupeau, les femmes au sein nu
Qui le suivaient naguère au pays inconnu,
Folles, aspirant l’air avec ses doux arômes,
Ne sont plus à présent que spectres et fantômes.

Hermès, qui n’ouvre plus ses ailes, en chemin
Songe, et le rameau d’or s’est flétri dans sa main.
Athènè, l’invincible Arès, mangent les mûres
De la haie, et n’ont plus que des lambeaux d’armures ;
Déméter, pâle encor de tous les maux soufferts,
Tient sa fille livide, arrachée aux Enfers,
Et la blonde Artémis, terrible, échevelée,
Bondit encor, fixant sa prunelle étoilée
Sur la nuit redoutable et morne des forêts,
Cherchant des ennemis à percer de ses traits,
Et sur sa jambe flotte et vole avec délire
Sa tunique d’azur que l’ouragan déchire.
Cependant, les regards baissés vers le sol noir,
Les Muses lentement chantent le désespoir
De l’exil, dont leur père a dû subir l’outrage,
Et leur hymne farouche éclate avec l’orage.
Toute l’horreur des cieux perdus est dans leur voix ;
Les arbres, les rochers, les profondeurs des bois,
Les antres noirs ouverts sous la rude broussaille
S’émeuvent, et la mer, la mer aussi tressaille,
La mer tumultueuse, et sur son flot grondant,
Vieux, tenant un morceau brisé de son trident,
Poseidon apparaît, s’élevant sur la cime
Des ondes. Près de lui, fugitifs dans l’abîme,
Pontos, Céto, Nèreus, Phorcys, Thétis, couverts
D’écume, gémissant au milieu des flots verts,
Sur les pointes des rocs heurtent leurs fronts livides
En signe de détresse, et les Océanides,

Frappant leur sein de neige et pleurant les tourments
Des grands Dieux, vers le ciel tordent leurs bras charmants.
Leur douleur, en un chant d’une fierté sauvage,
S’exhale avec des cris de haine, et du rivage
Écoutant cette plainte affreuse, à leurs sanglots
Aphroditè répond, fille auguste des flots !
Ô douleur ! son beau corps fait d’une neige pure
Rougit, et sous le vent jaloux subit l’injure
De l’orage ; son sein aigu, déjà meurtri
Par leur souffle glacé, frissonne à ce grand cri.
Le visage divin et fier de Cythérée,
Dont rien ne peut flétrir la majesté sacrée,
À toujours sa splendeur d’astre et de fruit vermeil ;
Mais, dénoués, épars, ses cheveux de soleil
Tombent sur son épaule, et leur masse profonde
Comme d’un fleuve d’or en fusion l’inonde.
Leur vivante lumière embrase la forêt.
Mêlés et tourmentés par la bise, on dirait
Que leur flot pleure, et quand la reine auguste penche
Son front, dans ce bel or brille une tresse blanche.
Les larmes de Cypris ont brûlé ses longs cils.
Frémissante, elle aussi déplore les exils
Des grands Dieux, et, tandis que les Océanides
Gémissent dans la mer stérile aux flots rapides,
Elle parle en ces mots, et son rire moqueur,
Tout plein du désespoir qui gonfle son grand cœur,
Dans l’ombre où le matin lutte avec les ténèbres,
Donne un accent de haine à ses plaintes funèbres :

Ô nos victimes ! rois monstrueux, Dieux titans
Que nous avons chassés vers les gouffres du Temps !
Fils aînés du Chaos aux chevelures d’astres,
Dont le souffle et les yeux contenaient les désastres
Des ouragans ! Japet ! Hypérion, l’aîné
De nos aïeux ! ô toi, ma mère Dioné !
Et toi qui t’élanças, brillant, vers tes victoires,
Du sein de l’Érèbe, où dormaient tes ailes noires,
Toi le premier, le plus ancien des Dieux, Amour !
Voyez, l’homme nous chasse et nous hait à son tour,
Votre sang reparaît sur nos mains meurtrières,
Et nous errons, vaincus, parmi les fondrières.
Eh bien ! oui, nous fuyons ! Nos regards, ciel changeant,
Ne refléteront plus les longs fleuves d’argent.
Elle-même, la vie amoureuse et bénie
Nous pousse hors du sein de l’Être, et nous renie.
Homme, vil meurtrier des Dieux, es-tu content ?
Les bois profonds, les monts et le ciel éclatant
Sont vides, et les flots sont vides : c’est ton règne !
Cherche qui te console et cherche qui te plaigne !
Les sources des vallons boisés n’ont plus de voix,
L’antre n’a plus de voix, les arbres dans les bois
N’ont plus de voix, ni l’onde où tu buvais, poète !
Et la mer est muette, et la terre est muette,
Et rien ne te connaît dans le grand désert bleu
Des cieux, et le soleil de feu n’est plus un Dieu !
Il ne te voit plus. Rien de ce qui vit, frissonne,
Respire ou resplendit, ne te connaît. Personne

À présent, vagabond, ne sait d’où tu venais
Et ne peut dire : C’est l’homme. Je le connais.
La Nature n’est plus qu’un grand spectre farouche.
Son cœur brisé n’a plus de battements. Sa bouche
Est clouée, et les yeux des astres sont crevés.
Tu ne finiras pas les chants inachevés,
Et tes fils, ignorant l’adorable martyre,
Demanderont bientôt ce que tu nommais Lyre !
Oh ! lorsque tu chantais et que tu combattais,
Nous venions te parler à mi-voix ! Tu sentais
Près de ta joue, avec nos suaves murmures,
Délicieusement le vent des chevelures
Divines. Maintenant, savoure ton ennui.
Te voilà nu sous l’œil effrayant de Celui
Qui voit tant de milliers de mondes et d’étoiles
Naître, vivre et mourir dans l’infini sans voiles,
Et devant qui les grains de poudre sont pareils
À ces gouttes de nuit que tu nommes soleils.
Tout est dit. Ne va plus boire la poésie
Dans l’eau vive ! Les Dieux enivrés d’ambroisie
S’en vont et meurent, mais tu vas agoniser.
Ce doux enivrement des êtres, ce baiser
Des choses, qui toujours voltigeait sur tes lèvres,
Ce grand courant de joie et d’amour, tu t’en sèvres !
Ils ne fleuriront plus tes pensers, enchantés
Par l’éblouissement des blanches nudités.
Donc subis la laideur et la douleur. Expie.
Nous, cependant, chassés par ta fureur impie,

Nous fuyons, nous tombons dans l’abîme béant,
Et nous sommes la proie horrible du néant.
Hellas, adieu ! forêts, vallons, monts grandioses,
Rocs de marbre, ruisseaux d’eau vive, lauriers-roses !
Mais, homme, quand la Nuit reprend nos cheveux d’or
Et nos fronts lumineux, tu sentiras encor
Nos soupirs s’envoler vers ta demeure vide,
Et sur tes mains couler nos pleurs, ô parricide !
C’est ainsi que parla dans son divin courroux
La grande Aphroditè. Sur les feuillages roux,
Tout sanglant et vainqueur de l’ombre qui recule,
Le Jour dans un sinistre et sombre crépuscule
S’était levé. Baissant leurs regards éblouis,
Les grands Dieux en pleurs dans la brume évanouis,
Formes sous le soleil de feu diminuées,
S’effaçaient tristement dans les vagues nuées
Où leurs fronts désolés apparaissaient encor.
Aphroditè, la reine adorable au front d’or,
Avec son sein de rose et ses blancheurs d’étoile
Sembla s’évanouir comme eux sous le long voile
De la brume indécise, en laissant dans ces lieux
Qu’avaient illuminés de leurs feux radieux
Son sein de lys sans tache et sa toison hardie,
Un reflet pâlissant de neige et d’incendie.


Août 1865.