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Les Fêtes de mai et les commencemens de la poésie lyrique au moyen âge

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Les fêtes de mai et les commencemens de la poésie lyrique au moyen âge
Joseph Bédier

Revue des Deux Mondes tome 135, 1896


LES FÊTES DE MAI
ET LES
COMMENCEMENS DE LA POÉSIE LYRIQUE AU MOYEN ÂGE

Alfred Jeanroy, les Origines de la poésie lyrique en France au moyen âge, études de littérature française et comparée ; Paris, Hachette, 1889. — Gaston Paris, Compte rendu critique du livre de M. A. Jeanroy, Journal des Savans, novembre et décembre 1891, mars et juillet 1892 : tiré à part, Paris, Bouillon, 1892.

S’il faut en croire une récente théorie, la poésie lyrique est issue en France, dans le haut moyen âge, des fêtes de mai. En la période antérieure à la première croisade, tandis que sur les prairies limousines et poitevines des jeunes filles et des jeunes femmes célébraient, selon de vieux rites, la « venue du temps clair », la griserie du renouveau a noué leurs mains et rythmé leurs pas pour la première danse ; l’émoi que le printemps met aux cœurs a éveillé sur leurs lèvres la première chanson ; et de ce germe procède toute la floraison lyrique des âges suivans. Ainsi la poésie serait sur notre sol, en sa plus lointaine origine, une émanation du Printemps et comme son âme sonore.

Si c’était là une légende, elle séduirait par sa grâce, et certes la Grèce n’a pas su trouver, pour dire la naissance des Muses, de plus fraîches fictions. Mais ce n’est pas un mythe de poètes, c’est une théorie de philologues : curieuse par son pittoresque, mais plus encore par la structure imprévue des groupemens de faits multiples, menus, complexes, qui ont provoqué l’hypothèse et qui la soutiennent.

Elle se pose d’abord dans un beau livre de M. Alfred Jeanroy : il s’agit, selon la promesse du titre, d’exposer les Origines de la poésie lyrique en France ; or, ici comme partout, nous n’atteignons pas les « origines » directement, mais par un travail inductif et quelquefois divinatoire. En effet, tous les poèmes lyriques conservés, — et ceux-là mêmes que les anciens critiques croyaient primitifs et populaires, — nous apparaissent comme les produits d’un art déjà tardif : une école unique les revendique tous, cette école courtoise qui, née en Provence, avait répandu dans la France du Nord, dès 1150, son esprit de raffinement sentimental et sa technique savante. Mais, par-delà cette poésie des cours chevaleresques, est-il impossible de retrouver les genres plus archaïques d’où elle procède ? M. Jeanroy l’a tenté. D’abord, ces genres aristocratiques, déjà parvenus à l’état le plus complexe de leur développement, l’analyse permet de les réduire à des formes plus simples, à des thèmes élémentaires. Puis, on peut extraire des poèmes courtois eux-mêmes des fragmens de plus anciennes poésies, débris de genres disparus, pièces rapportées que les trouvères ont artificiellement adaptées à leurs chansons en guise de refrains, et dont le ton, l’allure, certains traits de versification décèlent l’antiquité. Enfin, si l’on rapproche ces fragmens français de certaines pièces étrangères, on peut reconstruire toute cette poésie primitive, dont de si faibles indices ont subsisté chez nous. Nous l’avons vite oubliée, mais au-delà de nos frontières, elle a été précieusement recueillie et imitée. Elle survit, — s’il est permis d’en croire le savant et audacieux critique, — dans ces anciennes écoles lyriques d’Italie, d’Allemagne, de Portugal, que jusqu’ici les critiques croyaient autochtones en chacun de ces pays ; mais ces prétendues « créations spontanées et populaires » ne sont que copies et traductions, chacun de nos fragmens d’antiques chansons peut s’imbriquer dans une pièce étrangère. Et, comme il arrive aux astronomes de découvrir et de décrire un astre invisible par la seule étude des perturbations que son influence supposée fait subir à la marche d’astres voisins, de même M. Jeanroy induit de l’examen des anciennes écoles allemande, italienne, portugaise, les caractères de nos genres lyriques disparus. Ainsi, par cette triple opération : réduction des genres courtois aux thèmes élémentaires, — analyse des fragmens qui nous sont parvenus de plus anciens poèmes, — comparaison de ces thèmes et de ces fragmens à des copies étrangères, — il découvre le plus ancien gisement lyrique de notre sol ; et son livre représente assurément l’un des plus énergiques et des plus brillans efforts qu’aient jamais tentés, en matière littéraire, les méthodes inductives.

Parmi tant de constructions, mais perdue au milieu d’elles comme un motif d’architecture accessoire, on entrevoyait çà et là dans ce livre l’hypothèse que certains de nos genres lyriques se rattachaient aux fêtes de mai. Or, voici que M. Gaston Paris a fait à ces idées l’honneur mérité de les critiquer en une admirable série d’articles du Journal des Savans. Il les a nouées fortement en un système, et c’est précisément l’hypothèse relative aux fêtes du printemps, jusqu’alors indécise et comme voilée, qui en forme le nœud vital. On voit M. G. Paris, par une série d’analyses similaires, décomposer chacun de ces genres : reverdies, chansons à personnages, pastourelles, débats, chants d’éveil, en ses élémens ; remonter pour chacun d’eux de ses formes les plus complexes jusqu’au thème embryonnaire, et rattacher ce thème aux fêtes des calendes de mai ; puis relier à ces mêmes fêtes la poésie courtoise elle-même, la chanson d’amour, le « grand chant » de Bernard de Ventadour, de Thibaut de Champagne et de Dante. Et finalement la théorie s’exprime et se résume en cette phrase : « Ainsi la poésie lyrique que nous voyons s’épanouir au XIIe siècle dans le Midi et dont on a tant recherché l’origine, semble être essentiellement sortie des chansons de danse qui accompagnaient les fêtes de mai. »

Pour exposer à notre tour ces idées le plus nettement possible, il convient, croyons-nous, d’abandonner la marche régressive et inductive qui s’imposait aux constructeurs du système. Au lieu de remonter des genres les plus tardifs et les plus complexes aux primitifs, nous partirons des fêtes de mai et des formes lyriques très simples qui en sont issues. Cette seule interversion des procédés d’exposition, ce seul effort pour nous représenter les faits dans l’ordre de leur succession chronologique nous induira çà et là à les interpréter différemment.


I

Qu’est-ce donc que ces fêtes de mai, ces maieroles, comme on les appelait jadis ? Elles n’ont pas disparu tout à fait, et chez tous ceux qui ont vécu la vie paysanne — soit réellement, soit par sympathie d’imagination folkloriste, — leur nom réveillera quelque souvenir, vieux refrain, usage local. Car, sur toute terre romane, germanique, celtique ou slave, grâce à la mystérieuse force de résistance propre aux traditions populaires, elles végètent encore, de cette vie souffreteuse et tenace des êtres qui ne se résignent pas à mourir. Partout incomplètes, incomprises, elles se réduisent ici à un rite obscur, là à une chanson mutilée ; en certains lieux, elles ont laissé des traces plus sensibles : c’est que le soin de les perpétuer y a été abandonné aux enfans, en sorte qu’elles n’offensent plus le rationalisme des fortes têtes du village. Mais les folkloristes recueillent ces fragmens épars de symboles brisés et ternis ; ils les rapprochent, les combinent et parviennent à restituer sens et dignité à ce qui n’est plus qu’amusette enfantine, à ce qui fut jadis culte et foi.

Donc, la nuit qui précède le premier mai, des jeunes gens et des jeunes filles, celles-ci vêtues de blanc, se forment en troupe et se rendent au bois voisin : c’est pour quérir le mai. Dans le sous-bois où les premières frondaisons laissent encore passer la clarté des astres, ils coupent des pousses nouvelles, des branches gonflées de jeune sève ; ils déracinent des arbrisseaux, bouleaux ou sapins. Puis, chargés de leur fraîche moisson, ils s’acheminent vers la ferme prochaine ; ils se groupent dans la cour, et leur chant éclate, éveille la maisonnée ; les volets s’ouvrent, et tandis qu’aux mains des chanteurs s’agitent les branches fleuries, le couplet s’envole, avenant et parfois ironique, qui dit l’arrivée du printemps et réclame de menus présens pour la fête :


La maîtress’ de céans, vous qui avez des filles,
Faites les se lever, promptement qu’elles s’habillent ;
Vers ell’s nous venons, à ce matin frais,
Chanter la venue du mois de mai…
Si n’voulez rien donner, donnez nous la servante !
Le porteur de panier est tout prêt à la prendre :
Il n’en a point, il en voudrait pourtant
A l’arrivée du doux printemps…


On leur donne, ils s’éloignent. Ils vont ainsi par les fermes et les hameaux. A chacun leur approche annonce des récoltes prospères et parfois les bénédictions de la Vierge Marie ; car l’on quête aussi pour orner son autel, et le christianisme, habile à parer sa liturgie de vieux rites réprouvés, dédiant à Marie le mois de mai, lui a consacré la plus innocente des fêtes païennes. Alors, l’on chante ainsi :


Nous avons passé par les champs :
Avons trouvé les blés si grands ;
Les avoines sont en levant,
Les aubépin’s en fleurissant.
Dame de céans,
C’est le mai, mois de mai,
C’est le joli mois de mai.
Si vous nous fait’s quelque présent,
Vous en recevrez doublement :
Vous en aurez pendant le temps,
Vous en aurez au firmament.
Dame de céans,
C’est le mai, mois de mai,
C’est le joli mois de mai.
En vous remerciant, madame,
De vos bienfaits et de vos dons ;
Ce n’est pas pour nous, le présent :
C’est pour la Vierge et son enfant.
Dame de céans,
C’est le mai, mois de mai,
C’est le joli mois de mai.


Et le cortège des robes blanches, animant la campagne endormie,


S’en va toute la nuit chantant
A l’arrivée du doux printemps.


L’aube se lève sur le village tout paré de verdure. Des branchages s’enlacent aux portes, au faîte des maisons, à l’entrée des étables aussi, afin que les mauvais sorts soient conjurés. Les filles trouvent sur leurs fenêtres des « mais », hommages furtifs d’amour : myrte, chêne, réséda, lierre, souci, parfois porteurs de devises naïves : mai de chêne, je vous aime ; mai de core, je vous adore ; et pour les filles de mauvaise renommée, il y a des mais railleurs et injurieux : peuplier, bois sec, bois d’épine, sureau, corbier, cardonette, ou bien une traînée de paille qui court de leur porte à celle de leur galant supposé. Des rites singuliers s’accomplissent, divers selon les lieux : ici, en Saintonge, les garçons qui veulent être aimés vont en secret se rouler dans la rosée, ce qui s’appelle prendre l’aiguaille de mai ; ailleurs, en Vendée, les paysans plantent sur leur fumier une tige d’aubépine, pour que le blé en grange ne germe pas ; en beaucoup de pays, on fouette les bêtes d’un coup d’une baguette nouvellement coupée, pour leur assurer force et fécondité ; ou bien l’on promène par les rues l’un des jeunes arbres enlevés au bois pendant la nuit ; on le plante, et il flambera plus tard dans le feu de la Saint-Jean, image de la végétation printanière que l’été féconde et brûle. Mais l’acte rituel où se manifeste le symbole central de ces fêtes est celui qui célèbre de mystiques épousailles : dans les environs de Briançon, un garçon recouvre tout son corps de feuillages cousus à ses vêtemens, se couche dans les herbes, feint de dormir ; un cortège vient vers lui ; une jeune fille s’en détache, qui l’éveille par un baiser. Dans toute l’Europe, on connaît encore la reine de mai, Maikönigin, Milady of May, reine de Printemps dans la Côte-d’Or, belle de Mai dans le Jura, reine Maya en Provence. Vêtue de feuillage, promenée aux chansons sur un pavois enguirlandé, ou logée dans une niche fleurie, elle apparaît comme l’esprit même de la végétation, l’épousée de Mai, promise à la fécondité prochaine.

Tels sont, rapidement groupés, les principaux vestiges des fêtes de mai. Ils vont s’effaçant chaque jour, sans qu’il convienne peut-être d’en regretter trop amèrement la perte. Dès qu’un folkloriste a noté l’une de ces coutumes en tel village, elle peut disparaître de ce village. Sans doute, il est touchant de voir les générations perpétuer, sans plus la comprendre, la tradition des cultes ancestraux ; mais cela seul est actuellement poétique qui est actuellement vivant, et les hommes d’aujourd’hui ont, comme on sait, une autre façon de célébrer les maieroles. Pour rendre à ces usages leur essentielle beauté, il faut les transporter dans le passé lointain. « C’étaient en effet, dit M. G. Paris, des fêtes consacrées à Vénus, les anciennes Floralia. » Oui certes, à condition de sous-entendre d’ailleurs que la Vénus qu’on y célébrait n’est pas la Vénus officielle transportée en Gaule par les légions, mais celle que chantait Lucrèce :


Te, dea, te fugiunt venti, te nubila caeli
Adventumque tuum ; tibi suavis daedala tellus
Summittit flores ; tibi rident aequora ponti
Placatumque nitet diffuso lumine caelum.


Ce grand sens naturaliste a été restitué aux fêtes du printemps par un mythologue de la haute lignée des Grimm, des Asbörnsen et des Gaidoz, ce Wilhelm Mannhardt dont la Mélusine a conté la vie misérable et si belle. Infirme, frappé par le mal au seuil d’une carrière active où il avait fondé la première revue qu’ait possédée la science des traditions populaires, condamné aux chevalets orthopédiques, il évoqua autour de son chevet les divinités obscures, traquées par les religions supérieures, qui vivent encore dans les bois. Il possédait les dons d’incantation des anciens mystagogues, et la forte culture philologique du savant, et le tact subtil du poète, qui seul permet de manier sans les froisser les mythes, ces êtres fragiles. Son plus beau livre, les Cultes des forêts et des champs[1], nous fait reconnaître en nos fêtes de mai un épisode d’un vaste drame mythique, dont les fêtes de la moisson et celles de Nord forment les autres actes. Quand on a lu son second volume, où il compare aux religions antiques les usages actuellement attestés sur toute terre aryenne, on reste persuadé et comme troublé de l’identité de ces cultes à travers le temps et l’espace. Les dames vertes de France, les fées germaniques, les dryades grecques sont pareilles, et à nos fêtes de mai répondent les Thargélies de l’Attique. Là aussi, aux Oschophories, comme dans nos villages de Lorraine ou de Bresse, des dendrophores, chargés de branches nouvelles, promenaient, — telle chez nous la reine de Printemps, — un éphèbe costumé en fille, et suspendaient le mai aux portes des maisons et des temples. Et l’on voit, grâce à ce livre, se dérouler dans la plénitude de ses symboles et dans l’harmonie de ses rites, telle qu’aux âges préhistoriques, toute une religion de la nature, dont les usages populaires actuels conservent les derniers débris.

Le moyen âge paraît avoir célébré ces fêtes, par toute l’Europe, avec une singulière ferveur, et c’est dans la gaîté d’un jour de calendimaggio que Dante vit pour la première fois Béatrice. La plupart de nos coutumes actuelles de mai sont relatées par des textes anciens, et celles-là mêmes que d’abord on supposerait plus récentes. Si, par exemple, on trouve que les galans, il y a cinq ou six siècles, offraient déjà des mais symboliques aux filles, qu’ils savaient les « esmaier », les « enmaioler » ; si l’on rencontre chez le vieux Froissart ces vers de madrigal précieux :


Pour ce vous veulx, ma dame, enmaioler
En lieu de may d’un loyal cœur que j’ay,


on n’est pas surpris : ces mais, le cep de vigne qui germe de la tombe de Tristan pour s’enfoncer dans celle d’Iseut, l’arbre de vie planté à la naissance des enfans, tous ces symboles sont frères qui incarnent dans une plante une âme humaine, et l’on sent bien qu’ils procèdent de conceptions très vieilles. Mais on serait tenté de prendre pour une innovation toute moderne, à cause de son caractère parodique, tel autre de ces usages, celui par exemple d’offrir à certaines filles des mais dérisoires. Il est ancien pourtant, car Du Gange enregistre, à la date de 1367, parmi d’autres textes analogues, la plainte d’une certaine Johannette contre un certain Caronchel « qui l’avoit esmaiée et mis sur sa maison une branche de seur » (sureau) ; mais Johannette proteste « qu’elle n’est mie femme a qui on dëust faire tels esmayemens ne tels dérisions, et qu’elle n’est mie puante ainsi que ledit seur le signifioit. » Quant à la coutume, plus anciennement attestée encore, d’aller quérir le mai, il faut qu’elle ait été très largement pratiquée, jusqu’à donner lieu à de vrais massacres de jeunes pousses, car le glossaire de Du Gange nous montre, aux mots maium et maius, des seigneurs ecclésiastiques et séculiers préoccupés de protéger leurs bois contre ces déprédations : saint Louis, à la date de 1257, interdit aux vilains les terres d’un couvent, occasione consuetudinis quæ maium dicitur, quæ revera potius est corruptela ; et l’on voit les hommes d’une commune, dans la charte des libertés qu’ils obtiennent, faire stipuler qu’ils pourront, sans forfaire, quérir le mai dans les bois du seigneur : « Maium afferre poterunt de bosco sine forisfacto. »

Plusieurs poètes du XIIIe siècle et les clercs errans des Carmina Burana ont décrit les maieroles. Le trouvère Guillaume le Vinier, chevauchant le premier jour de mai par la campagne d’Arras, rencontre deux villageoises qui portent des glaïeuls en chantant un lai, tandis qu’au son des flûtes s’avance vers elles « une troupe de flor et de mai chargiée. » Mais ce n’étaient pas seulement divertissemens de bergers : l’aristocratique roman de Guillaume de Dôle nous montre que bourgeois et seigneurs y prenaient part :


Tuit li citoien s’en issirent
Mienuit por aler au bois…
Au matin, quant li jors fu granz,
Et il aporterent lor mai,
Tuit chargié de flors et de glai
Et de rainsiaus verz et foilluz :
Onc si biaus mais ne fu vëuz
De glai, de flors et de verdure.
Par mi la cité a droiture
Le vont a grant joie portant,
Et dui damoisel vont chantant.
Quant il l’orent bien pourchanté,
Es soliers amont l’ont porté
Et mis hors par mi les fenestres…
Et getent par tot herbe et flor
Sor le pavement, por l’onor
Dou haut jour et dou haut concire.


Au milieu de cette joie, entre dans la salle du palais l’héroïne du roman, Lienor, si belle qu’à sa vue les jeunes seigneurs s’écrient : « Voilà mai ! voilà mai ! »


II

Ces fêtes étaient célébrées surtout par des danses aux chansons. Chansons de vilains et de vilaines, qui ont ému un instant l’air diaphane de mai et s’y sont évanouies : car on pense bien qu’il ne s’est pas trouvé de folkloristes pour les recueillir, et qu’on n’eût pas gâché, pour les noter, de précieux feuillets de parchemin. Quelques bribes pourtant nous sont parvenues de ces chansons vilaines, et cela grâce à de très aristocratiques trouvères : ils voulaient, en leurs romans de la Violette, de Guillaume de Dôle, du Châtelain de Couci, décrire les fêtes seigneuriales et les danses qu’y menaient barons et hautes dames ; or, à toute époque et partout, depuis la bourrée, introduite à la cour par Marguerite, sœur de Charles IX, jusqu’au menuet et à la valse, toute danse est originellement paysanne. Il en était de même dans les châteaux du moyen âge, et c’est ainsi que les romanciers d’alors font parfois chanter à leurs nobles héros, pour animer leurs caroles, des couplets de vilains. — De plus, des fragmens de chansons de danse ont parfois été adaptés comme refrains à des chansons aristocratiques, et ce fut l’une des plus curieuses trouvailles d’idées de M. Jeanroy et de M. G. Paris, que de s’aviser d’une difficile enquête à travers l’amas des poèmes courtois pour extraire de leur gangue, par une opération à la fois intuitive et critique, ces paillons de poésie populaire[2].

Veut-on, comme il est nécessaire pour comprendre ces chansons, se représenter les danses qu’elles accompagnaient ? Qu’on lise l’Iliade, au chant XVIII, comme nous y invite M. G. Paris par un rapprochement exact autant qu’imprévu ; on y trouvera la description d’une carole, sculptée sur le bouclier d’Achille : « Là, l’illustre Boiteux avait émaillé une ronde, semblable à celle que jadis, dans la grande Cnossos, Daidalos disposa pour Ariadné aux beaux cheveux. Et les adolescens et les belles vierges dansaient avec ardeur en se tenant par la main. Et celles-ci portaient des robes légères, et ceux-là des tuniques finement tissées, qui brillaient comme de l’huile. Elles portaient de belles couronnes et ils avaient des épées d’or suspendues à des baudriers d’argent. Tantôt ils mouvaient leurs pieds avec une légèreté habile, comme quand un potier essaye le mouvement de la roue qu’il fait courir sous sa main ; tantôt ils s’avançaient en file à la rencontre les uns des autres, et la foule charmée se pressait autour. Un chanteur accompagnait la danse de sa voix et de sa phorminx, et deux danseurs, quand le chant commençait, bondissaient au milieu du chœur. »

Des textes nombreux et quelques monumens figures nous dépeignent pareillement la carole. C’était, comme la danse homérique, une chaîne, ouverte ou fermée, qui se mouvait au son des voix et (plus rarement) d’instrumens très simples. Comme la danse homérique, un coryphée la menait, celui ou celle « qui chantoit avant », une femme d’ordinaire, cette conductrice de la carole irrévérencieusement comparée par les sermonnaires à la génisse qui marche en tête du troupeau, faisant sonner sa clochette ; le maître du bétail, c’est le diable qui se réjouit quand il l’entend retentir, et dit : nondum vaccam meam amisi. La danse allait de droite à gauche, comme l’indique, entre autres témoignages, ce calembour d’un prédicateur : « La carole est un cercle dont le centre est le démon et omnes vergunt in sinistrum, et tous tournent à gauche (ou tendent vers leur perte). » Elle consistait en une alternance de trois pas faits en mesure vers la gauche et de mouvemens balancés sur place ; « un vers ou deux, chantés par le coryphée, remplissaient le temps pendant lequel on faisait les trois pas, et le refrain, repris par les danseurs, occupait les temps consacrés au mouvement balancé. » Ainsi, de ce partage d’action entre le soliste et le chœur, naissait le couplet de carole, dont voici la forme essentielle, le rondet :


Le soliste, puis le chœur.
Compaignon, or du chanter,
En l’onor de mai !
Le soliste.
Tout la gieus sor rive mer…
Le chœur.
Compaignon, or du chanter !
Le soliste.
Dames i ont bals levez,
Mout en ai le cuer gai…
Le chœur.
Compaignon, or du chanter
En l’onor de mai !


Et le lecteur remarquera que ce rondet de carole est exactement un triolet moderne ; en sorte que le triolet, le plus arbitraire, semblait-il, et le plus conventionnel des entrelacs de rimes, n’est pas un jeu de poète savant, mais au contraire, comme il résulte de cette découverte de M. Jeanroy, une combinaison éminemment populaire, déterminée par le mouvement de nos plus vieilles danses.

On peut donc définir ainsi la carole, après M. G. Paris et d’après lui : c’est une vaste ronde, où les chants se partagent entre un soliste et le chœur. Mais il faut, je crois, mettre en évidence plus qu’il n’a cru devoir faire un épisode de cette danse : la balerie. Un texte connu du roman de la Rose, par exemple, nous montre deux « damoiseles » qui font baler un danseur en mi la carole :


L’une venoit tout belement
Contre l’autre, et quant il estoient
Pres a pres, si s’entregetoient
Les bouches, qu’il vous fust a vis
Que s’entrebaisassent ou vis ;
Bien se savoient desbrisier…


Qu’est-ce à dire, sinon que la balerie est une sorte de scénette mimée et chantée, qui s’exécute à deux ou trois personnages au milieu de la ronde, tandis que danseurs et danseuses tournent à l’entour ? On comprend mal la plupart des fragmens de chansons dont nous allons citer quelques-uns, si l’on essaye de les répartir entre le chœur des danseurs qui forment la chaîne et la conductrice « qui chante avant » ; mais prêtez-les aux acteurs d’une petite figure de ballet, ils s’animeront d’un mouvement plus expressif.

Telle était la forme de ces chansons ; quel en était l’esprit ? Un joli nom, retrouvé par M. G. Paris, convient aux plus innocentes d’entre elles : les reverdies. Elles disaient la joie du renouveau. C’étaient « en l’onor de mai » de gais appels aux danseurs : « A la reverdie, au bois ! à la reverdie ! » C’était un coryphée qui passait devant ses compagnons et ses compagnes, leur partageait une brassée de fleurs, et chantait :


Tendez tuit la main a la flor d’esté,
A la flor de lis,
Por Dieu, tendez i !


C’étaient des groupes qui mimaient les rites du printemps. Tantôt (si toutefois on peut comprendre ainsi ces quelques fragmens), un gardien ou une gardienne du bois de mai, — la reine de mai peut-être, — en défendait jalousement l’entrée aux indignes : « Je gart le bos — Que nus n’en port — Chapel de flor, s’il n’aime… » « Nus ne doit lés le bois aler — Sans sa compaignete. » Il séparait ceux qui aiment des autres : « Vous qui amez, traiez en ça ; — En la, qui n’amez mie ! » Ou bien un personnage chantait :


Au vert bois deporter m’irai,
M’amie i dort, si l’esveillerai…


et peut-être n’est-il pas trop téméraire d’interpréter ces deux vers par le rappel de cet usage, mentionné plus haut, du baiser d’éveil qu’une jeune fille va donner au roi de mai endormi dans la verdure.

Puis ce sont de rapides figures de balerie où une jeune fille, sans doute seule « en mi la carole », appelle et fuit un galant : « Qui sui-je dont ? Regardez-moi, — Et ne me doit-on bien amer ? » Mais du milieu des danseurs l’amant s’écrie : « J’ai bone amorete trovée ! » Elle riposte : « Or viengne avant cil qui le claime ! » Alors, il se détache de la ronde, s’offre : « Je prendrai l’oiselet tout en volant !… — La rose m’est donée — Et je la prenderai. » Mais elle échappe, se refuse, et la brève Oaristys se dessine. Elle cède enfin :


« Que demandez-vous
Quant vous m’avez ?
Que demandez-vous ?
Dont ne m’avez-vous ?
— Je ne demant rien,
Se vous m’amez bien. »


Les voilà réunis et qui disent leur joie : « Acolez-moi et baisiez doucement — Que li mals d’amer me tient joliement !… — Bele, quar balez, et je vos en pri, — Et je vos ferai le vireli ! » Cependant le chœur applaudit : « Ensi doit aler dame a son ami, — Ensi doit aler qui aime ! »

Mais le thème des chansons de danse et de printemps n’était pas toujours celui de ces innocentes reverdies. « En l’onor de mai », on chantait aussi l’amour libre, et c’était là l’inspiration la plus remarquable de ces piécettes. « C’était, écrit M. G. Paris, un moment d’émancipation fictive qu’on pourrait appeler la libertas maia, émancipation dont on jouit d’autant plus qu’on sait très bien qu’elle n’est pas réelle et qu’une fois la fête passée il faudra rentrer dans la vie régulière, asservie et monotone. A la fête de mai, les jeunes filles échappent à la tutelle de leurs mères, les jeunes femmes à l’autorité chagrine de leurs maris ; elles courent sur les prés, se prennent par les mains, et dans les chansons qui accompagnent leurs rondes elles célèbrent la liberté, l’amour choisi à leur gré, et raillent mutinement le joug auquel elles savent bien qu’elles ne se soustraient qu’en paroles. Prendre au pied de la lettre ces bravades folâtres, ce serait tomber dans une lourde erreur ; elles appartiennent à une convention presque liturgique, comme l’histoire des fêtes et des divertissemens publics nous en offre tant. La convention, dans les maieroles, était de présenter le mariage comme un servage odieux, et le mari, le « jaloux », comme l’ennemi contre lequel tout est permis. » C’est ce qui ressort de ce passage du roman de Flamenca, écrit en 1234 : « C’était l’usage du pays qu’au temps de Pâques, après souper, on se mît à baler et à danser la tresque, ainsi que la saison y invite. Cette nuit, on planta les mais et ce fut une nouvelle occasion de réjouissances. Guilhem et son hôte sortirent dans un verger ; de là, ils entendaient par devers la ville les chansons et au dehors les oiseaux qui chantaient sous les feuilles ; il faudrait qu’il fût bien dur, le cœur épris d’amour qui ne sentirait pas ses blessures ravivées par cette harmonie… Le lendemain, les jeunes filles avaient déjà enlevé les mais disposés la veille au soir et chantaient leurs devinettes. Elles passèrent devant Guilhem en chantant une kalenda maya qui dit : « Vive la dame qui ne fait pas languir son ami, qui, sans craindre les jaloux ni le blâme, va trouver son cavalier au bois, au pré ou au verger, l’emmène dans sa chambre pour se mieux réjouir avec lui et laisse le jaloux sur le bord du lit, et s’il parle, lui répond : Pas un mot, allez-vous-en ! Mon ami repose entre mes bras ! Kalenda Maya ! — Guillen soupira du fond du cœur et pria Dieu de vérifier sur lui ce couplet. »

Nous avons conservé une pièce limousine qui rend bien l’esprit de ces kalendas mayas. Elle est l’unique chanson de mai qui nous soit parvenue complète, et on nous saura gré sans doute de la citer ici sans la défigurer par une traduction, d’autant que le mot français s’y laisse suppléer sans peine sous la forme méridionale. C’est une reine de printemps, la regina avrilloza, dont les chanteurs annoncent la venue. Elle a convoqué à la danse les couples jeunes, mais son mari, jaloux et vieux, la poursuit :


A l’entrada del tems clar, eya,
Per joja recomençar, eya,
E per jelos irritar, eya,
Vol-la regina mostrar
Qu’el’ est si amoroza.
A la vi’ a la via, jelos,
Laissaz nos, laissaz nos
Ballar entre nos, entre nos.
El’ a fait per tôt mandar, eya,
Non sia jusqu’à la mur, eya,
Piucela ni bachalar, eya,
Que tuit non venguan dançar
En la dansa jojoza. — A la vi’ a la via…
Lo reis i ven d’autra part, eya,
Per la dansa destorbar, eya,
Que el es en cremetar, eya,
Que om no li voill’ emblar
La regin’avrilloza. — A la vi’ a la via…
Mais per nient lo vol far, eya,
Qu’ela n’a sonh de viellart, eya,
Mais d’un leugier bachalar, eya,
Qui ben sapcha solaçar
La domna savoroza. — A la vi’ a la via…
Qui donc la vezes dançar, eya,
E son gent cors deportar, eya,
Ben pogra dir de vertat, eya,
Qu’el mont non sia sa par,
La regina jojoza. — A la vi’ a la via…


Je crois qu’il faut interpréter cette pièce comme une scène d’introduction à d’autres figures de balerie qui sont perdues. On ne fait ici que présenter la reine de mai ; d’autres scènes devaient mimer la colère du vieux roi, sa lutte contre son rival, montrer, comme le rondel que voici, comment on chasse de la ronde, sur l’ordre de la reine, les trouble-fête chagrins :


Tuit cil qui sont énamouré
Viegnent danser, li autre non !
La reïne l’a comandé :
Tuit cil qui sont énamouré.
Que li jalous soient fusté
Fors de la danse d’un baston !
Tuit cil qui sont énamouré
Viegnent danser, li autre non !


Ces textes éclairent d’une lumière suffisante tant de refrains où les danseurs raillent le mari, le « vilain », le « jaloux » : « Vous le lairez, vilain, le baler, le jouer, — Mais nous ne le lairons mie !… » — « Dormez, jalos, je vos en pri, — Dormez, jalos, et je m’envoiserai… » — « Ci le me foule, foule, foule, — Ci le me foule, le vilain !… » « Mal ait qui por mari — lait son leal ami !… » « Ostez le moi — Cest vilain la ! — Se plus le voi, — Je morrai ja ! »

Joie du printemps, appel à l’amour libre, telle était la double inspiration des chansons de carole. Quelques-unes pourtant sont d’un type différent : on y voit commencer l’histoire d’une fillette et jamais l’histoire ne s’achève, car le fragment conservé s’arrête toujours avec le premier couplet :


C’est la jus desoz l’olive,
Robins en maine s’amie ;
La fontaine i sort série
Desoz l’olivete.
En nom Dieu ! Robins en maine
Rele Mariete…


C’est Peronele ou c’est Mauberjon qui se lève matin, s’en va laver à la fontaine : « Dieus ! Dieus ! or demeure — Mauberjon a l’eve trop ! » C’est Emmelot qui veut aller, malgré sa mère, baler au pré. C’est bêle Aëlis qui, au lever du jour,


Rien se para et plus bel se vesti,
Si prist de l’aiguë en un doré bacin,
Lava sa bouche et ses ieus et son vis,
Si s’en entra la bele en un jardin…


Que se passait-il donc en ce jardin ? sur ce pré ? au bord de cette fontaine ? Qu’advenait-il de Mauberjon, d’Emmelot, de Bêle Aëlis, de Bele Mariette ?


III

C’est ainsi qu’on peut se figurer les chansons de maieroles. Or voici que, dans le trésor des poèmes lyriques courtois, nous trouvons deux cents pièces, ou environ, tant provençales que françaises, qu’on peut répartir en trois groupes et définir ainsi : dans les unes, que nous appellerons, faute d’un nom meilleur, les reverdies courtoises, le trouvère décrit une impression printanière ; — d’autres, les chansons à personnages, sont des saynètes où d’ordinaire une « mal mariée » se plaint ironiquement de son mari, le raille, le menace ; — d’autres enfin, de beaucoup les plus nombreuses, les pastourelles, nous transportent au pays de l’idylle, parmi tout un petit peuple de bergers et de bergères qui se querellent, s’apaisent, aiment, vivent en dansant aux chansons.

Il suffit de poser ces définitions et de mettre en regard les chansons de maieroles et ces pièces courtoises (le tout était de trouver l’idée de cette comparaison), pour faire pressentir aussitôt que ceci est sorti de cela.

On l’a vu : c’étaient des chansons de vilains qui animèrent primitivement les danses seigneuriales, et les usages de mai, populaires de leur nature, n’étaient pas restés confinés dans la caste paysanne ; mais, dans les romans de Meraugis et de Guillaume de Dôle, tous les « citoiens » du bourg, tous les seigneurs du château célèbrent à l’envi les rites du printemps ; de même, les courtois personnages de Flamenca se plaisent aux kalendas mayas des jeunes vilaines. On s’habitua donc, dans les cours chevaleresques, comme à des hôtes familiers, à ces petits personnages de ballets : Emmelot, Marion, Aëlis ; l’on se plut à imaginer sur leur modèle toute une paysannerie fantasque, artificielle à souhait, et c’est ainsi que germèrent ces genres courtois : reverdies, chansons à personnages, pastourelles.

Vers quelle date ? Antérieurement à 1140, car c’est alors qu’apparaissent les plus anciennes des pièces conservées, celles de Marcabrun. En quel lieu précisément ? car il faut bien admettre que cette convention littéraire a pris naissance tel jour, en tel pays, pour rayonner ensuite sur d’autres provinces où les fêtes et danses de mai, pareillement célébrées, ont donné à d’autres poètes matière à diversifier les thèmes initiaux. Ce centre premier de rayonnement, M. G. Paris le place, par une conjecture vraisemblable, « dans la région qui comprend à peu près le Poitou et le Limousin. »

Donc, vers le milieu du XIIe siècle, en quelque cour seigneuriale, un trouvère à jamais inconnaissable, — mais qui fut vraiment un poète, — conçut cette idée singulière et jolie d’exploiter les chansons de mai et d’animer d’une vie plus complexe les personnages fugitifs des rondeaux de carole.

Ces chansons lui fournissaient tout en germe : motifs des intrigues, cadre, héros et héroïnes. Telles de ces chansons célébraient les rites de mai :


Tendez tuit la main a la flor d’esté.
A la flor de lis,
Por Dieu, tendez i !


elles inspireront les reverdies courtoises. — D’autres, profitant d’une fiction rituelle, disaient l’amour libre, émancipé des jaloux :


Donnez, jalos, je vos en pri,
Dormez, jalos, et je m’envoiserai,


elles fourniront le thème initial des chansons à personnages où des mal mariées impertinentes bravent leurs maris. — D’autres enfin faisaient apparaître un instant, puis disparaître après quelques tours de bras cadencés des personnages à peine entrevus : Robin, Mariette, Emmelot, Mauberjon ; on décrira leurs minuscules passions et aventures, et ce seront les pastourelles. Pour se convaincre que les liens ne sont pas imaginaires, mais réels, qui rattachent ces genres lyriques aux chansons de printemps et de danse, il suffit de parcourir la collection de ces pièces courtoises. Et peut-être est-il superflu de les classer logiquement et systématiquement en procédant des formes les plus simples aux plus complexes : car, sitôt admis le point de départ, — c’est-à-dire un certain goût de poésie pastorale inspiré par les fêtes et chansons de mai à un groupe de poètes qui s’amusent à ces gentils personnages de ballet, — il suffit de supposer à ces poètes la moindre initiative créatrice pour qu’ils aient pu imaginer d’emblée presque tous les motifs divers de ces chansons : les plus compliqués de ces motifs — et les plus compliqués sont si simples ! — ont pu naître les premiers. Voici donc, sans tentative superflue de classement logique, quelques spécimens et résumés de ces poèmes, arbitrairement choisis, mais qui en donneront le ton et l’impression.


Ce fu el trés douz tens de mai
Que de cuer gai
Vont cil oiseillon chantant ;
En un vergier por lor chant
Oïr m’en entrai…


C’est ainsi que débutent d’ordinaire les reverdies[3], qui nous décrivent quelque aventure ou quelque vision du poète. C’est le songe d’une matinée de printemps. Tantôt il écoute et comprend le langage des oiseaux, surtout du rossignol, « qui avait pris, dit M. G. Paris, sans doute à l’occasion des fêtes de mai, une sorte de signification symbolique et mystique. » Le trouvère demande au rossignol de chanter ; puis, assis près d’un buisson, il rivalise avec lui en jouant de la citole. — Ou bien il voit le loriot, le pinson, l’émerillon faire cortège au dieu d’Amour, qui chevauche, portant heaume de fleurs. — Ou encore il trouve sous un pin une jeune fille qui écoute les oiseaux, puis chante à son tour ; ils font silence pour l’entendre, comme vaincus par elle. — Souvent cette « dame » irréelle lui apparaît dans un verger, toute lumineuse parmi les fleurs :


En son chief sor
Ot chapel d’or
Qui reluist et restancele ;
Safirs, rubis ot entor
Et mainte esmeraude bele…
Sa ceinture fu de soie,
D’or et de pieres ouvrée ;
Toz li cors li reflamboie
Si corn fust enluminée.
Lés un rosier s’est assise
La trés bele, la senée ;
Elle resplent a devise
Com estoile a l’anjornée…


Le trouvère s’oublie à la contempler un instant ; il veut s’approcher d’elle ; mais déjà la vision a disparu. Toute semblable, le petit roi Obéron avait vu Titania : « Je sais un banc où s’épanouit le thym sauvage, où la violette tremble auprès de la grande primevère. Il est couvert par un dais de chèvrefeuilles vivaces, de suaves roses musquées et d’églantiers. C’est là que s’endort Titania bercée dans ces fleurs… » — Voici encore une de ces reverdies : la langue en est hybride, le texte corrompu ; imprécise, altérée et bizarre, elle plaît par son étrangeté même :


Volez vos que je vos chant
Un son d’amors avenant ?
Vilains nel fîst mie,
Ainz le fist uns chevaliers
Soz l’ombre d’un olivier
Entre les bras s’amie.


Il décrit celle qui lui apparut alors, qu’il ne sait comment nommer et même le nom de fée semble trop précis pour la désigner. Elle descendait la pente de la prairie sur une mule ferrée d’argent, et trois rosiers ombrageaient sa tête. Elle portait chemisette de lin et bliaut de soie, chausses de glaïeuls et souliers de fleurs de mai :


Ceinturete avoit, de fueille
Qui verdist quant li tens mueille ;
D’or ert boutonade ;
L’aumosniere estoit d’amor,
Li pendant furent de flor,
Par Amors fu donade…
— « Bele, dont estes vos née ?
— « De France sui la loée,
Du plus haut parage ;
Li rosseignols est mon pere
Qui chante sor la ramée,
El plus haut boschage… »


Qui est-elle ? Vêtue de fleurs, portant ceinture qui reverdit à la rosée, n’est-ce pas elle qu’honorent et figurent les reines de mai de nos villages ? N’est-elle pas l’Esprit même de la végétation renaissante et comme la Muse de toute cette gracieuse poésie archaïque ?

En regard des reverdies, se placent, infiniment moins pures d’inspiration, les « chansons à personnages ». Il faut se contenter pour elles de ce nom très vague, qui seul convient à la variété de leurs motifs. Comme les thèmes initiaux ont vagabondé pendant tout le XIIIe siècle, on comprend qu’ils se soient modifiés de maintes façons, jusqu’à perdre parfois tout contact avec les fêtes de mai. Mais originairement ils en procèdent ; ils respirent la liberté licencieuse de ces fêtes et le motif premier est celui qu’exprime ainsi une jeune vilaine effrontée :


Soufrés, maris, et si ne vos anuit,
Demain m’avrez et mes amis anuit.
La nuis est courte : aparmain me ravrez ;
Soufrez, maris, et si ne vous mouvez !


Beaucoup de ces piécettes introduisent en effet, pareille aux chanteuses du roman de Flamenca, une jeune femme rebelle ; les pensées sont légères, et légers sont les rythmes :


Por quoi me bat mes maris,
Lassette ?
Je ne li ai rien mesfait,
Ne rien ne li ai mesdit,
Fors qu’acoler mon ami,
Seulette.
Por coi me bat mes maris,
Lassette ?
Or sai bien que je ferai
Et coment m’en vengerai :
Avec mon ami geirai
Nuette ;
Por quoi me bat mes maris,
Lassette ?
Por quoi me va chastoiant
Ne blasmant
Mes maris ?
Se plus me va corrouçant
Ne tençant
Li chetis,
Li biaus, li blons, li jolis
Si m’avra.
Li jalous
Envious
De corrous
Morra
Et li dous
Savorous
Amorous
M’avra.


Ou bien le poète entend le dialogue de deux jeunes femmes qui s’excitent à la haine de leur « vilain » ; — ou les conseils frivoles d’une matrone à une ingénue ; — ou le débat de trois jeunes mariées : lune sage, qui veut rester fidèle à son mari, l’autre folle, qui se promet de « faire novel ami », et la troisième, pessimiste, qui chante :


Son trovast leal ami,
Ja n’ëusse pris mari.


Enfin, dans un dernier groupe, celui des pastourelles, on voit les personnages des baleries se détacher de la danse pour jouer à nos yeux des scènes rustiques plus complètes. — Ces scènes se déroulent presque toutes dans le même paysage, « en mai, quant on voit la prime florete blanchoier aval les prés. » Le trouvère, qui chevauche par la campagne, rencontre la pastoure et la décrit d’un trait rapide, comme il convient pour de si fugitives héroïnes : les yeux vairs, les tresses blondes, la gorge plus blanche que neige sur gelée. Et très rarement, par un raffinement de blasé, il fait de la bergère une brune, contrairement au goût le plus général des hommes d’alors. Elle est assise sous une coudraie, ou près d’une fontaine, et tandis que paît son troupeau, elle se mire dans l’eau, tresse une guirlande, ou chante. Le chevalier la requiert d’amour, lui offre fermail d’or, cote de soie ou souliers peints, et l’intrigue qui se noue peut prendre les tournures les plus diverses, selon qu’elle cède ou résiste, ou spirituellement feint de ne pas comprendre[4] :


— « Pastorele, pastorele,
Vois le tens qui renovele
Que reverdissent herbes en la praele :
Beau déduit a en valet et en pucele.
— « Chevalier, molt m’en est bel
Que reverdissent prael ;
Si avront assez a pestre mi aigael ;
Je m’irai souef dormir soz l’arbroisel.
— « Pastorele, trop es dure
Quant de chevalier n’as cure :
A cinquante boutons d’or avroiz ceinture,
Si me lessiez prendre proie en vo pasture.
— « Chevaliers, se Deus vos voie,
Puis que prendre volez proie,
En plus haut lieu la prenez que ne seroie :
Quar petit gaaigneriez et g’i perdroie. »


Parfois elle feint de se rendre, mais par quelque ruse s’enfuit d. salices t de loin, hors de péril, raille le maladroit ; ou bien elle appelle les bergers à la rescousse, et le chevalier reprend, moitié marri, moitié riant, sa chevauchée.

Dans tout un cycle de pastourelles, le poète n’est plus l’acteur, mais seulement le témoin de divers incidens de la vie champêtre : dépits et querelles d’amour, jalousie de Robin qui épie, caché dans un buisson, si Marion éconduira son rival, petites scènes campagnardes où Marion, Perrinette, Doette, Guiot, Elaine, se provoquent à la danse, mènent la tresque, jouent du chalumeau, cherchent le mai, élisent un roi pour leurs jeux. Telle de ces piécettes fait vaguement songer à l’Anthologie : six pastoureaux et pastourelles dansent, couronnés de fleurs de prêle ; à la fin le roi du jeu leur distribue des prix : une tourterelle à Heluis pour avoir le mieux chanté, une ceinture à Béatrice, et des fruits à Gui, le joueur de musette. D’autres au contraire montrent une intention réaliste, plaisante au milieu de ces descriptions si élégamment fausses de la vie paysanne.

Tels sont les petits genres : reverdies, chansons à personnages, pastourelles, qui semblent directement sortis des fêtes de mai.


IV

J’ai bien conscience d’avoir trahi parfois et comme amenuisé la théorie que j’exposais. Sous la forme qu’elle vient de recevoir, elle se réduit à ceci : Un peu avant 1150, se développe dans les cours chevaleresques un certain goût de poésie pastorale ; les fêtes du printemps, célébrées à la fois par les vilains et les seigneurs, les chansons de maieroles et de danse en sont à la fois le ferment et l’aliment. De nobles poètes s’amusent à exploiter ces thèmes : ainsi ont procédé, presque en tout temps, les poètes bucoliques. C’est un jeu aristocratique, c’est une mode de société, ou, — si l’on ne craint pas l’anachronisme du terme — une mode de salon. Elle crée ce que peut créer une mode de salon, c’est-à-dire simplement, comme aux temps de Fontenelle ou de Florian, les petits genres pastoraux dont on vient de sentir à la fois l’élégance et la mignardise. Mais la théorie, telle que M. G. Paris la construite, se développe avec une ampleur tout autre. Il regarde bien les pastourelles, les reverdies et les chansons à personnages comme « les modifications jongleresques, puis aristocratiques, de chansons et de petites scènes appartenant aux fêtes de mai ; » seulement, il se représente tout autrement le mode de ces transformations. Elles n’auraient pas été, à l’origine, voulues, mais spontanées, et comme organiques. Ce n’est pas un caprice de nobles trouvères, habitués aux vers courtois, qui a brusquement travesti les poésies vilaines. Mais il faut se figurer une époque où ces mots courtois et vilain n’avaient pas un sens aussi défini ; où, les castes sociales ne s’opposant pas encore très fortement, la poésie était commune à tous. Puis, à mesure qu’une partie de cette société tendit à se raffiner, sans secousse les thèmes lyriques se raffinèrent aussi à son image ; en sorte qu’ils n’ont pas été transplantés ; mais, continuant de végéter dans l’air natal même, c’est cet air seulement qui est devenu peu à peu plus subtil : d’où leurs modifications postérieures.

De cette interprétation des faits suit cette conséquence importante : qu’il est loisible à M. G. Paris d’élargir son hypothèse. Si l’on admet que la primitive poésie des maieroles n’a pas été adaptée à la société courtoise artificiellement et par manière de jeu, mais que celle-ci l’a de tout temps accueillie par une sincère et sérieuse adhésion, on n’en est plus réduit comme nous à rattacher aux fêtes de mai quelques menus genres pastoraux, divertissemens de cercles mondains ; on peut supposer que l’inspiration de cette poésie printanière a suscité pareillement et animé les grands genres lyriques et toute la poésie courtoise du moyen âge. C’est bien là, en effet, que tend le système : « Je voudrais, dit M. G. Paris, rendre vraisemblable cette thèse que la poésie des troubadours proprement dite, imitée dans le Nord à partir du milieu du XIIe siècle, et qui est essentiellement la poésie courtoise, a son point de départ dans les chansons de danses et notamment de danses printanières… Cette poésie était destinée à un prodigieux épanouissement, à susciter en France et en Allemagne une poésie lyrique d’imitation, à créer celle du Portugal et de l’Espagne, et à féconder en Italie le sol où devaient plus tard fleurir et la poésie subtile ou sublime de Dante et la poésie délicate et raffinée de Pétrarque. Tout cela, si je ne me trompe pas dans mes rapprochemens et mes inductions, provient des reverdies, des chansons exécutées en dansant, aux fêtes des calendes de mai. »

Ce qui met d’abord en garde contre cette hypothèse, c’est la difficulté de comprendre comment d’une source unique d’inspiration auraient découlé des genres si contraires de ton et d’esprit. Dans la solennelle chanson d’amour, le poète met tout son cœur, tout son sérieux du moins ; dans la pastourelle, il n’est jamais dupe et le laisse voir ; il s’amuse ; il se délasse de lui-même et de sa gravité coutumière. Un Thibaut de Champagne peut bien composer tour à tour une chanson d’amour et une pastourelle, comme Joachim du Bellay rime une ode, puis une « villanelle » ou un « jeu rustique » : mais, pour l’un comme pour l’autre, la chanson d’amour ou l’ode, c’est le grand œuvre ; le reste n’est qu’amusette. Et cette absence de tout sérieux dans les petits genres que nous avons considérés semble bien indiquer une substitution consciente de la pastorale conventionnelle à la chanson vilaine et sincère, une transposition voulue du mode populaire au mode aristocratique, bref un brusque changement de milieu. — En un mot, selon la théorie, les mêmes motifs des chansons de maieroles auraient été traités par les mêmes poètes tantôt plaisamment et presque ironiquement, tantôt avec une singulière gravité, pour produire indifféremment tantôt des chansonnettes, tantôt le « grand chant » des Pierre d’Auvergne et des Guiraut de Borneil. Comment s’expliquer cette différence de traitement ? — La théorie ne le dit pas.

Mais, en fait, il existerait entre les chansons de mai et les chansons des troubadours des rapports étroits, qui s’expliquent seulement si les unes sont issues des autres. « D’abord, écrit M. G. Paris, un des traits les plus caractéristiques de la poésie des troubadours, c’est cette éternelle description du printemps qui commence leurs pièces. On a souvent remarqué la monotonie de ce début presque obligatoire et l’on a cherché à l’expliquer de diverses façons. Il s’agit tout simplement de formules consacrées par les chansons de mai : toute chanson d’amour est originairement une reverdie ; plus tard, on ne comprit plus le sens de ce motif légué par une tradition oubliée, et des protestations s’élevèrent contre cette tyrannie d’abord en Provence, puis en France, ensuite en Allemagne, en Portugal et dans les autres pays qui avaient accueilli l’art courtois. — Les chansons de printemps célèbrent la joie, la gaieté, la joliveté, inhérentes à la saison nouvelle. Or ces qualités ont pris une telle place dans la lyrique provençale que joi est devenu pour ainsi dire synonyme de poésie. — A l’idée de gaieté, dans les chansons de mai, s’associe tout naturellement celle de jeunesse. En provençal jove, jovent ont un sens consacré dans la langue de la poésie, et la formule joi e jovent est tellement typique qu’elle prouve infailliblement chez les auteurs français qui l’emploient une connaissance de l’art provençal. — Enfin, le printemps, la joie et la jeunesse sont intimement liés à l’amour dans les chansons de danse et ils le sont pareillement dans la poésie courtoise. »

L’amour, la jeunesse, la joie et le printemps sont intimement liés, en effet, dans les chansons des troubadours et les chansons de mai ; mais puisqu’ils le furent de tout temps en toute poésie amoureuse et qu’ils resteront associés en poésie aussi longtemps sans doute qu’ils le seront dans la réalité de la vie, la théorie a dû se préoccuper de montrer que cette alliance, si naturelle ailleurs et si constante, semble ici marquée de traits conventionnels. Y a-t-elle tout à fait réussi ? D’abord il est vrai que le mot et l’idée de joie tiennent une place singulière dans la poésie courtoise, mais avec un sens très particulier et comme ésotérique : la joie est dans la langue des troubadours cette exaltation sentimentale, source de poésie, faite d’espérance et de désespérance, qui naît de la souffrance même de l’attente et de la confiance en Amour, et qui pour ceux qui savent aimer vaut mieux que la jouissance des « faux amans ». On voit très bien comment ce sentiment raffiné peut se rattacher à l’ensemble des conceptions sentimentales du temps ; on voit moins bien comment et pourquoi la joie, ainsi entendue, aurait d’abord été synonyme de la « gaieté inhérente à la saison nouvelle. »

Quant aux descriptions du printemps chères aux troubadours, il est de fait qu’elles se reproduisent au début de leurs chansons avec une persistance si monotone qu’elles portent bien le caractère de formules presque obligatoires ; mais est-il nécessaire d’expliquer cette convention par une survivance des fêtes de mai ? Il est fort naturel de trouver dans les poésies amoureuses des prés fleuris, des oiseaux chanteurs, des « printemps » ; ce qui surprend, ce n’est pas leur présence en nos poèmes, c’est uniquement leur fréquence abusive[5]. Or, ce n’est pas seulement ce début printanier qui est « de style » dans la chanson courtoise ; tout y est « de style ». Elles se réduisent presque toutes à quelques formules sentimentales, diversement combinées, mais indéfiniment reprises. Chaque idée, chaque thème au moyen âge, et surtout dans la poésie lyrique, a une tendance invincible à se répéter ; et c’est ainsi, pour en donner un exemple topique, qu’un poète ayant un jour trouvé plaisant de protester contre cet abus des « printemps » et d’affirmer au début d’une de ses chansons que mai, les violettes et les rossignols n’étaient pour rien dans ses amours, cette protestation répétée, comme le remarquait tout à l’heure M. G. Paris lui-même, « par les poètes de Provence, puis de France, puis d’Allemagne, puis de Portugal », s’est transformée à son tour en un lieu commun, ressassé jusqu’au dégoût, presque aussi tyrannique et monotone que l’abus même qu’elle signalait.

Mais la théorie de M. G. Paris se fonde sur un autre argument encore, suffisant à lui seul, s’il est justifié, pour entraîner la conviction : la conception de l’amour serait partiellement la même dans la poésie courtoise et dans la poésie des maieroles. « Les chansons de danse, écrit-il, propres surtout à ces fêtes de mai que j’ai comparées à des saturnales, déclarent le mariage insupportable et le considèrent comme virtuellement aboli ; la poésie lyrique courtoise ne célèbre jamais l’amour qu’en dehors du mariage ou plutôt contre le mariage, et le livre où sont exposées les théories dont cette poésie est l’expression établit comme premier dogme que l’amour, essentiellement libre, est incompatible avec le mariage, qui est une servitude. Une conception aussi singulière ne peut être que conventionnelle ; il lui faut un point de départ qu’elle a à peu près oublié, mais qui l’explique, et ce point de départ se trouve dans le caractère des anciennes fêtes de Vénus, des anciennes Floralia, devenues nos kalendes de mai. »

Ces ressemblances ne sont peut-être pas aussi certaines qu’il peut sembler. Assurément la poésie courtoise, non plus d’ailleurs qu’aucune poésie lyrique, ne chante l’amour conjugal. Mais si l’on écarte les facéties de l’Art d’amour d’André le Chapelain, qui lourdement a travesti les conceptions sentimentales de son temps, soit qu’il fût d’esprit trop grossier, soit qu’il ait été le secrétaire d’un cercle mondain particulièrement licencieux, rien n’est plus vraiment chaste (par le ton tout au moins et l’expression) que ces poèmes où l’on croit trouver une théorie de corruption. Ces poèmes procèdent, assure-t-on, de chansonnettes comme celles du roman de Flamenca et de la Regina avrilloza. Or le seul objet de ces chansonnettes est de bafouer le mari et le mariage ; c’en est le thème unique et, ce thème unique, par une rencontre singulière, n’apparaît jamais dans les chansons courtoises. Le propre des chansons de maieroles est de proclamer à tout venant qu’on s’affranchit du servage conjugal, et le propre des chansons courtoises est de le dissimuler ou de s’en taire : ici nulles plaintes contre le mariage, nulle allusion au mari, s’il existe. En admettant même, ce qui n’est pas sûr, qu’on soit toujours en présence de « chants d’adultère »[6], le poète n’y proclame jamais le droit à la rébellion contre les contraintes sociales, il feint seulement de les ignorer ; il ne chante jamais la possession, mais seulement l’espoir d’être aimé. Et cette réserve ne procède pas de la libertas maia, si elle en est précisément le contraire.

Enfin et surtout, n’est-il pas vrai que, si l’on veut expliquer l’origine d’un genre littéraire, ou d’une conception sentimentale, ou d’une doctrine philosophique, il faut que l’explication rende compte de ce que ce genre, cette conception, cette doctrine offre de vraiment spécifique ? Or ce qui est vraiment propre à la poésie courtoise, c’est, par définition, la courtoisie, c’est-à-dire l’idée d’une intime union de l’amour, de l’honneur et de la prouesse. Ce qui lui est propre, c’est d’avoir conçu l’amour comme un culte qui s’adresse à un objet excellent et se fonde, comme l’amour chrétien, sur l’infinie disproportion du mérite au désir ; — comme une école nécessaire d’honneur, qui fait valoir l’amant et transforme les vilains en courtois ; — comme un servage volontaire qui recèle un pouvoir ennoblissant, et fait consister dans la souffrance la dignité et la beauté de la passion. C’est cette conception qui a charmé l’Europe du moyen âge ; c’est d’elle et d’elle seule que procèdent vraiment Dante et Pétrarque ; les gaberies des chansons de maieroles en rendent-elles bien compte ?

L’ingénieuse et forte théorie que nous avons analysée doit-elle vraiment se restreindre comme nous avons dit ? En tant qu’elle fait sortir des fêtes de mai du haut moyen âge tout l’œuvre des troubadours, des trouvères et des pétrarquistes, ne serait-elle qu’un très beau mythe ? Il serait dommage, en vérité, que ces fêtes eussent donné naissance, non pas à toute la poésie lyrique, mais simplement aux petits genres pastoraux du moyen âge.


JOSEPH BEDIER.


  1. Wilhelm Mannhardt, Baum- und Feldkulte, 2 vol. ; Berlin, 1877.
  2. Il faut se servir très prudemment de ces refrains : « Les chansons de carole que nous possédons, dit M. Gaston Paris, ont toutes été composées à l’usage de la société aristocratique… M. Jeanroy a dissipé l’illusion d’après laquelle on aurait affaire ici à de la vraie et pure poésie populaire. Il a montré que beaucoup de ces refrains appartiennent à la poésie courtoise, qu’ils en ont toutes les formules et toutes les conventions, et que ce qu’ils nous ont conservé de poésie populaire, à quelques exceptions près, n’est qu’un reflet plus ou moins lointain. » Dans les pages qui suivent, on s’attachera à ne citer que les fragmens qui paraissent soit populaires, soit sensiblement voisins de la poésie populaire.
  3. Il ne nous est parvenu que fort peu de spécimens de ce genre. Ce sont les pièces éditées par Karl Bartsch (Romances et Pastourelles, Leipzig, 1870), sous les n° I, 27, 28, 29, 30a, 30b, 71, II, 2 et à la page 355. Toutes les pièces dont on parle ci-après sont publiées dans ce recueil.
  4. On pourra remarquer dans cette pièce ces « plaisans hendécasyllabes » que Joachim du Bellay proposait d’introduire dans la versification française et auxquels il faut peut-être regretter qu’elle ait tout à fait renoncé. La coupe de ceux-ci est 7 + 4.
  5. Ce qui donne une force réelle à l’argument de M. G. Paris, ce n’est pas tant que les trouvères lyriques aient abusé des printemps, car leurs confrères, les romanciers, voire les trouvères épiques en ont pareillement abusé. Le moyen âge n’a guère exprimé que sous cette forme le « sentiment de la nature » ; du moins, sous cette forme, l’a-t-il exprimé à satiété. Mais ce qui est singulier, c’est qu’en nombre de chansons, cette description printanière ne se justifie en rien dans la suite du poème et ne se rattache au contexte que par une grossière suture. En voici un exemple en cette chanson du châtelain de Couci :
    Molt m’ost bele la douce comencence
    Del novel tens a l’entrer de l’ascor,
    Quo bois et pré sont de mainte semblance,
    Vert et vermeil, covert d’erbe et de flor.
    Et je sui, las ! de ce en tel balance
    Qu’a mains jointes aor
    Ma bele mort ou ma haute richor,
    Ne sai lequel, s’en ai joie et paor,
    Si que sovent la chant ou del cuer plor…
    Mais, pour expliquer ces débuts maladroits sans recourir aux maieroles, il suffit d’admettre que le thème primitif est celui-ci, très naturel, commun aux élégiaques de tous les temps : « que le spectacle du renouveau de la nature ravive la joie ou la peine de l’amant », motif que le même châtelain de Couci a souvent diversifié. Ainsi : « Quant li estés et la douce saisons — Fait fuelle et flor et les prés renverdir, — Las ! chascuns chante et je plor et sospir… » ou bien : La douce voiz del roisignor sauvage — Me radoucist mon cuer et rasoage… — ou bien : Quant voi venir le douz tens et la flor. — Que l’erbe vert s’espant aval la prée — Lors me sovient de ma douce dolor. » — Puis, ce thème étant devenu, comme tant d’autres, lieu commun, on s’explique qu’eu certaines chansons, il s’adapte maladroitement au contexte.
  6. Nous pouvons l’admettre ici, sans que notre thèse en souffre. Pour le contester, la place nous manque plutôt que les raisons. On peut du moins les indiquer, quitte à les développer plus tard. Les chansons courtoises sont généralement assez vagues pour se prêter à toutes les variétés de situation qu’offre en effet la vie, amour coupable ou non, heureux ou contrarié, pour une femme libre ou engagée en d’autres lions. Il est vrai qu’il n’est jamais fait allusion à un mariage qui pourrait consacrer publiquement la passion du poète : ce n’est pas que l’amour ne puisse exister entre époux, comme le dit une règle grossière d’André le Chapelain (conception expressément contredite par vingt romans, issus des mêmes cercles mondains) ; l’amour chevaleresque est non pas contraire aux conventions sociales ; il est supérieur et d’un autre ordre. En fait, dans les romans, les chansons courtoises s’adressent tantôt à des femmes mariées, comme la dame du Fayel, tantôt à des jeunes filles, comme Lienor. — On allègue que souvent, dans les chansons courtoises, apparaissent des personnages singuliers, les losengiers, dont l’amant avertit sa dame de se délier ; ce sont, dit-on, les traîtres prêts à dévoiler au mari les amours furtives ; le plus souvent, ils sont simplement des rivaux, des jaloux, des mesdisans, qui calomnient l’amant auprès de sa dame, et le poète la supplie de leur imposer, avant de les en croire, les mêmes épreuves qu’à lui-même. — Ce qui est sûr, c’est que les troubadours se sont attachés à dépouiller la passion de tous ses accidens individuels, pour chanter seulement l’aspiration à l’amour, à la beauté, et l’excellence de l’objet aimé. Mais quel est cet objet ? Qui est précisément celle à qui s’adressent les chansons ? Elle est la dame, le reste est laissé dans un vague voulu. — Qu’après cela, le code grossier d’André le Chapelain puisse trouver en quelques chansons un commentaire qui le confirme, c’est ce que je reconnais bien ; les deux cents poètes à qui appartiennent ces chansons ont interprété différemment, les uns plus prosaïquement, les autres plus finement, le Credo commun ; mais la grande majorité ne l’a pas compris comme André le Chapelain. Dante et Pétrarque appartiennent à cette majorité, — et c’est ici ce qui importe.