Les Fables du très-ancien Ésope (trad. Corrozet)/Préface

La bibliothèque libre.
Traduction par Gilles Corrozet.
Les Fables du tres-ancien EsopeLibrairie des bibliophiles (p. i-vii).

PRÉFACE




La traduction des fables d’Ésope en vers français, par Gilles Corrozet, que nous réimprimons ici, est devenue aujourd’hui extrêmement rare, et les quelques exemplaires qui passent en vente publique atteignent des prix fort élevés. C’est ce qui a engagé le savant éditeur du Cabinet du Bibliophile à faire entrer cet ouvrage dans sa curieuse collection.

Ce petit livre mérite à tous égards de figurer dans une collection destinée aux bibliophiles et aux amateurs, toujours plus nombreux, des poésies peu connues du XVIe siècle. Il est, à notre connaissance, la première version poétique qui ait été, sinon faite, du moins publiée, du recueil des fables d’Ésope qui avait joui d’une si grande popularité pendant tout le moyen âge ; de nombreuses traductions en prose, publiées au XVe et au commencement du XVIe siècle, en sont la preuve ainsi que les traductions en vers du XIIIe et du XIVe siècle, que l’on a publiées depuis quelques années (les deux Esopet dans Robert ; les Fables de Marie de France ; les Fables du manuscrit de Chartres, etc., etc.).

L’œuvre de Gilles Corrozet, qui popularisait les fables d’Ésope, eut tout de suite un grand succès que prouvent trois éditions successives faites à peu d’années d’intervalle les unes des autres et devenues toutes trois d’une grande rareté.

La première édition est de 1542, petit in-8o . Elle fut imprimée par Denis Janot ; c’est celle que nous avons choisie pour notre réimpression.

Les exemplaires en sont fort rares, et, parmi ceux qui sont connus, plusieurs sont défectueux. L’exemplaire de la bibliothèque de l’Arsenal, qui, à notre connaissance, est la seule bibliothèque publique qui possède les trois éditions de ces fables, est incomplet des dix dernières pages et s’arrête au verso de la fable 95. La bibliothèque Nationale a acquis récemment un exemplaire complet ; c’est un petit in-8o  de 200 feuillets non numérotés. C’est celui que nous avons reproduit. Il porte le no Y, 6543, et est déposé à la Réserve.

La seconde édition date de deux ans plus tard. Elle est de 1544 et fut imprimée également par Denys Janot, qui était devenu entre temps Imprimeur du Roy en langue françoyse et libraire juré de l’Université de Paris, comme l’indique le nouveau titre dont il fait suivre son nom. C’est, de même que le volume précédent, un petit in-8o  de 200 feuillets non numérotés, terminé par la marque du libraire, un vase contenant un bouquet d’orties, avec le monogramme et les deux devises imprimées verticalement des deux côtés : Patere aut abstine et Nul ne s’y frotte. Les mêmes encadrements des pages ont servi pour les deux éditions, ainsi que les mêmes bois représentant les sujets des fables ; mais les encadrements n’ont pas été employés dans le même ordre dans l’édition de 1544 que dans celle de 1542, ce qui, du reste, n’a pas grande importance. Brunet, dans son Manuel du Libraire et du Bibliophile, ne cite que cette édition de 1544 et ne semble pas avoir vu l’édition de 1542.

Voici ce qu’il dit de l’édition de 1544 :

« Édition fort recherchée, mais qui se trouve difficilement, surtout bien conservée. On en cite une de 1542 par le même imprimeur. Celle de 1544, en maroquin rouge, s’est vendue 1 liv. 14 sh. Heber, et un très bel exemplaire en maroquin vert jusqu’à 140 fr. Nodier. »

L’exemplaire de la bibliothèque de l’Arsenal, quoique très beau et fort grand de marges, est défectueux ; il y manque les feuillets contenant les fables 81 à 88.

L’édition de 1544 n’est pas la reproduction textuelle de celle de 1542. Corrozet, qui a évidemment donné ses soins à cette seconde édition, y a fait de nombreuses corrections dont plusieurs sont assez intéressantes ; nous les avons soigneusement relevées ; on les trouvera à la fin du présent volume.

D’abord Corrozet a rajeuni presque uniformément l’orthographe des mots auxquels il avait conservé leur forme archaïque dans la première édition. Nous n’avons pas cru devoir relever cette correction, qui aurait démesurément grossi les notes (il aurait été plus aisé de reproduire l’édition elle-même), mais nous croyons devoir signaler aux personnes qui s’occupent de la réforme orthographique de la langue française au XVIe siècle le mouvement qui se produisit de 1542 à 1544 et dont les deux éditions des fables de Corrozet portent la trace. Les corrections et les variantes que nous avons relevées, et qui changent souvent des vers entiers, sont assez généralement heureuses.

À ces deux éditions de 1542 et de 1544 vient s’en ajouter une troisième, imprimée à Lyon, par Jean de Tournes, en 1583, petit in-16, qui semble avoir échappé à tous les bibliophiles et à Brunet lui-même, qui l’indique comme étant la reproduction de la traduction d’Ant. du Moulin.

Cette dernière édition a cependant un intérêt tout particulier, car elle contient vingt-trois fables de plus que les deux éditions précédentes, qui n’en contenaient chacune que cent. En outre, le volume est terminé par une Vie d’Esope extraicte de Volaterran et autres autheurs, que nous avons reproduite à la fin de ce volume. Pour le reste, l’édition de 1583 n’est guère que la reproduction du texte de la première édition, celle de 1542, et non de l’édition de 1544, vraisemblablement corrigée par Corrozet lui-même, mais que l’imprimeur n’a peut-être pas connue. Elle ne reproduit pas le privilège du roi qui figure dans les deux éditions précédentes, et n’a pas non plus les élégants encadrements des pages. — Chaque fable est ornée d’une petite gravure sur bois d’une exécution meilleure, quoique plus compliquée, que celles des éditions de 1542 et de 1544. Le volume se termine à la page 271 recto, par la marque de l’imprimeur, qu’a reproduite de nos jours le grand imprimeur de Lyon, Louis Perrin : un génie soutenant une longue banderole entrelacée sur laquelle se trouve la devise Art est son Dieu, anagramme du nom de Jean de Tournes.

L’intérêt de ces fables d’Ésope, outre la curiosité qu’elles ont, ainsi que nous l’avons dit, d’être la première traduction ou paraphrase en vers publiée en France, réside encore dans la grande variété des rythmes employés par Corrozet. On peut dire que l’auteur s’est servi de presque toutes les formes de vers et de rythmes employés par ses confrères, les poètes du XVIe siècle, si savants en ces sortes de tours de force poétiques. À ce point de vue, la lecture et l’étude de ces fables sont fort curieuses. Un autre mérite, c’est la naïveté de l’auteur. Nous évitons à dessein d’écrire le nom de La Fontaine à propos de Corrozet, car le souvenir, je ne veux pas dire la comparaison, serait écrasant. Cependant, toutes proportions gardées, Corrozet peut être considéré, et ce n’est pas pour lui un mince honneur, comme un des précurseurs du Bonhomme. Quelquefois, comme lui, mais bien rarement cependant, il se met en scène ; il s’intéresse à ses personnages ; parfois il relie entre elles deux ou trois fables qui se suivent dans son recueil, comme par exemple les fables 2, le Loup et l’Agneau, et 6, le Loup et la Grue, où c’est l’os de l’Agneau qui est resté dans la gorge du Loup et qui l’étrangle. D’autres fois, comme dans la fable 85, des Deux Amis et l’Ourse, la moralité est toute différente de celle de la fable de La Fontaine, mais tout aussi ingénieuse et peut-être même sortant plus directement du sujet. Le compagnon, se relevant après le départ de l’Ourse, répond à son ami qui lui demande ce qu’elle lui a dit : Celle-ci

…… m’a bien admonesté
Que je ne voise jamais prés ou loin
Avecques ceux qui laissent au besoin
Leurs compagnons. Ceux qui font tels défauts,
On les peut bien appeller faux,
Qui sont amis seulement de la bouche.

En voilà, ce nous semble, assez pour expliquer les différents genres d’intérêt littéraire et bibliographique qui justifient cette réimpression. Il ! nous reste à expliquer maintenant ce qui peut paraître étrange à première vue aux lecteurs de ce petit livret : la devise qui se trouve en tête de chaque fable, ainsi que les quatre vers, souvent bien médiocres, qui l’accompagnent et qui précèdent la fable même.

Cette disposition, qui ne se comprend pas bien dans notre édition dépourvue des illustrations des trois éditions de Corrozet, s’explique tout naturellement lorsque l’on a devant les yeux les deux éditions de 1542 et de 1544.

Chaque fable est imprimée sur deux pages. Sur la page de gauche se trouve un très élégant encadrement gravé sur bois et variant de fable à fable. Au milieu de cet encadrement se trouve une petite gravure sur bois représentant le sujet de la fable surmonté de la devise et accompagné du quatrain. La fable elle-même occupe toute la page de droite. Nous eussions voulu reproduire cette disposition dans notre édition ; mais l’absence d’encadrement d’une des pages aurait fait un vide qui n’eût pas été agréable à l’œil, tandis qu’en plusieurs circonstances on aurait été obligé de resserrer considérablement le texte de la page de droite, car les fables sont d’inégale dimension, quoique ayant toutes, plus ou moins, les longueurs nécessitées par l’obligation de remplir la page.

Quant à l’auteur de ces fables, nous n’avons rien à en dire. Gilles Corrozet est aujourd’hui assez connu des curieux et des bibliophiles. On a réimprimé à plusieurs reprises ses publications, particulièrement celles qui ont rapport à la description de l’ancien Paris, et nous ne pouvons mieux faire que de renvoyer nos lecteurs à l’excellente notice dont M. Paul Lacroix, le savant Bibliophile Jacob, a fait précéder sa réimpression de la Fleur des Antiquités de Paris.

Un mot encore. Si, comme nous l’espérons, cette réimpression est favorablement accueillie des amateurs, elle pourra servir de point de départ à un recueil curieux des différents fabulistes qui ont été, au XVIe et au XVIIe siècle, les précurseurs et les contemporains de notre La Fontaine, qui n’a pas eu de rivaux.

Château de Saint-Hilaire. Juin 1882.