Les Fabliaux au moyen-âge et l’Origine des contes

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Les Fabliaux au moyen-âge et l’Origine des contes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 119 (p. 189-213).
LES
FABLIAUX DU MOYEN AGE
ET
L'ORIGINE DES CONTES

Les Fabliaux, études de littérature populaire et d’histoire littéraire du moyen âge, 1 vol. in-8o, par M. Joseph Bédier. Paris, 1893 ; E. Bouillon.

Si l’on commence par poser résolument en principe, ou en fait, que notre littérature du moyen âge, nos Chansons de geste elles-mêmes, nos Fabliaux ou Fableaux, nos Mystères aussi n’ont aucune valeur littéraire, alors, mais seulement alors, il devient aisé de s’entendre ; — et peut-être y a-t-il moyen d’en dire des choses assez intéressantes. À la vérité, c’est une concession que les médiévistes ont longtemps et obstinément refusé de nous faire. Mêlant ensemble, confondant et brouillant deux questions qui, sans doute, ne sont pas nécessairement ni toujours étrangères l’une à l’autre, mais qui ne sont pas non plus nécessairement liées, ils ont longtemps voulu nous imposer, au nom de je ne sais quelle idée de patriotisme, les superstitions mêmes qu’ils ont depuis lors abjurées. En ce temps-là, — je parle de quinze ou vingt ans, — on était de mauvais citoyens si l’on ne voyait pas dans la Chanson de Roland quelque chose de plus grand que l’Iliade, ou de plus divertissant que l’Odyssée ! Laissons aujourd’hui de côté les Mystères… Mais les Fabliaux, en particulier, passaient « pour le plus riche héritage que nous eût légué le vieil esprit français. » Il fallait croire que « l’abondance, la liberté, le naturel, l’originalité de nos aïeux dans ce genre de poésie familière, n’avaient été surpassés par aucune autre nation. » On le professait à l’École des chartes, on l’enseignait à la Sorbonne. Et comme on avait contracté, dans la fréquentation de ce « lecheor » de Rutebeuf ou de ce truand d’Haiseau, des façons de parler non moins discourtoises que gothiques, malheur à l’imprudent, si par hasard il en surgissait un qui s’avisât de mettre nos conteurs au-dessous de Boccace ou de Bandello ! Je me rappelle encore, — j’ai des raisons de me rappeler, sans amertume d’ailleurs, et plutôt avec satisfaction, — les plaisanteries, clameurs, protestations, injures aussi qui l’accueillaient, dont les moindres consistaient à le taxer de « pédantisme incorrigible, » ou « d’ignorance crasse, » ou de « mauvaise foi. » C’était le bon temps, dira-t-on peut-être ! Mais, pour l’honneur de l’érudition, je préfère en ce cas le mauvais ; moins d’enthousiasme, plus de politesse ; et j’aime surtout une forme de patriotisme qui me laisse la liberté de mes hérésies littéraires.

Quinze ans, en effet, ont passé depuis lors ; et je ne dirai pas que cette intolérance ou cette ardeur guerrière soit tout à fait tombée : j’en appelle plutôt au savant, à l’éloquent auteur des Épopées françaises, M. Léon Gautier ! Mais, d’une manière générale, il a bien fallu convenir que, si la valeur littéraire des œuvres se définit essentiellement par quelque sentiment de l’art, ou par quelque curiosité des choses de la nature et de la vie, ni de l’un ni de l’autre des deux on ne trouve qu’à peine une ombre dans notre littérature du moyen âge ; — et dans nos Fabliaux moins encore qu’ailleurs, puisque c’est d’eux qu’il s’agit aujourd’hui. M. Léon Gautier lui-même les avait notés autrefois d’infamie, mais il en avait des motifs tout particuliers, presque personnels, s’il s’agissait d’opposer la bassesse de l’esprit qu’on appelle gaulois à l’élévation héroïque et chrétienne de ses Chansons de geste, Plus désintéressé, moins préoccupé déjà de faire servir la littérature du moyen âge à l’apologie de la religion, M. de Montaiglon, — dans le court Avant-propos du Recueil général et complet qu’il a donné des Fabliaux, — s’était abstenu de les juger, disait-il, sans prendre garde que cette abstention même était un jugement. On ne s’abstient pas de juger ceux que l’on admire, ou que l’on édite, quand ils s’appellent Boccace, par exemple, ou Rabelais ! Mais quelques années plus tard, dans sa Littérature française au moyen âge, M. Gaston Paris déclarait franchement que M plusieurs fableaux atteignaient un incroyable cynisme, » lequel, et trop souvent, « s’alliait d’ailleurs en eux à une dégoûtante platitude. » Et plus récemment enfin, M. Joseph Bédier, dans une remarquable Étude, — qui est tout un livre, le plus savant, le plus équitable, le meilleur qu’il y ait sur nos Fabliaux, — aboutissait à son tour, ou peu s’en faut, aux mêmes conclusions. En fait de qualités littéraires, nos Fabliaux, mieux connus, n’en possèdent que d’uniquement, d’exclusivement, de purement historiques, y compris ce « naturel » même, et cette a franchise » ou « verdeur » de style que M. Bédier veut bien y louer encore.


I

Expliquons-nous d’abord et rapidement sur ces deux points.


Tout charme en un enfant dont la langue sans art
À peine du filet encor débarrassée,
Sait d’un air innocent bégayer sa pensée…


Tout ? C’est une question, et nous connaissons des enfans mal élevés, dont le naturel n’est guère que démontrer ce qu’ils feraient mieux de cacher. Nos Fabliaux ne sont « naturels » qu’en ce sens ou de cette manière. J’en citerais d’ailleurs un bon nombre qui ne sont pas moins « prétentieux » dans la grossièreté, pour leur temps, qu’en vérité s’ils étaient du nôtre ! Mais, dans la mesure où ils sont « naturels, » c’est qu’étant par définition des contes « réalistes, » leurs auteurs les ont composés pour un public dont l’éducation rudimentaire exigeait ce « réalisme, » et par conséquent ce « naturel, » de tous ses amuseurs. Cependant, pour manquer de « naturel, » encore faut-il en être capable, et on ne l’est pas sans quelque intention ou quelque moyen d’en manquer ! Comment un paysan du fond de nos provinces ne serait-il pas naturel ? Il lui faudrait, pour ne pas l’être, une éducation, des exemples, des ambitions qu’il n’a point ! Pareillement au XIIIe siècle, un bourgeois de Senlis ou d’Orléans. Rendons-nous donc bien compte ici qu’en louant nos Fabliaux d’être « naturels, » nous ne les louons à vrai dire que de leur grossièreté, ou à tout le moins de leur naïveté, pour ne pas dire de leur médiocrité. C’est ainsi qu’au Décaméron de Boccace quelques raffinés de delà les monts préfèrent les Nouvelles de Sacchetti. Mais le naturel de ce bourgeois de Florence n’ayant consisté qu’à manquer d’art, ou généralement de tout ce qui s’appelle des noms d’inspiration et d’originalité, c’est ce que je veux dire quand je dis que la valeur de nos Fabliaux est moins littéraire qu’historique. Et je ne la nie point, pour cela, cette valeur ! je ne la rabaisse point ; je vais même essayer de la définir et de l’estimer à son prix ; mais je replace d’abord les Fabliaux dans les conditions générales d’impersonnalité qui sont aussi bien celles de la littérature entière du moyen âge. Le naturel en art est, premièrement, d’en avoir un à soi. J’en dis tout juste autant de la qualité de la langue. « La matière des Fabliaux étant souvent vilaine, l’esprit des Fabliaux étant souvent la dérision vulgaire et plate, nous dit M. Bédier, nos poèmes se distinguent aussi, toutes les fois que le sujet le requiert, par la vulgarité, la platitude, la vilenie du style. » Que si pourtant, en dépit de cette platitude et de cette vulgarité, la langue des Fabliaux est saine, vraiment française, exacte et juste, heureuse même parfois en son tour, pure surtout d’élémens étrangers et de prétentions pédantesques, qui ne voit que la raison s’en trouve uniquement dans le temps de leur composition ? Le plus ancien Fabliau que nous ayons est daté de 1159, — c’est le fabliau de Richeut, Richolt ou Richalt, — les plus récens, comme le Dit du Pliçon et le Dit de la Nonnette, sont d’un trouvère, Jean de Condé, qui mourut vers 1340. Le genre s’est donc développé dans la période classique de notre langue du moyen âge. C’est un hasard heureux, mais ce n’est qu’un hasard, une rencontre, une coïncidence historique. La qualité de la langue de nos Fabliaux ne leur appartient pas en propre ; elle n’est que celle de la langue de leur temps. C’est à peu près ainsi qu’au XVIIe siècle nos jansénistes écriront tous de la même manière, correcte, périodique, raisonneuse et verbeuse ; ou encore, si l’on veut, tous nos petits poètes du XVIIIe siècle, également légers, vifs, et superficiels, Bernis, Bertin, Parny, Lebrun… Ils useront de la langue de tout le monde, et ils en useront comme tout le monde. Les auteurs de nos Fabliaux n’ont pas fait autre chose. Et on peut bien dire, comme je le croirais volontiers, que la qualité de la langue de leur temps a favorisé le développement du genre. La langue du XIe siècle, inorganique, balbutiante encore, pauvre et raide, n’avait ni la souplesse ni la familiarité nécessaires à l’expression de ces détails de la vie commune qui font une part de l’intérêt de nos Fabliaux ; et la langue pédantesque, prétentieuse, lourde et emphatique du XIVe siècle ne les aura plus. Mais cette observation ramène toujours la même conclusion. Forme ou fond, la valeur littéraire des Fabliaux est nulle, et ils n’ont qu’une valeur purement historique. En quoi consiste-t-elle ?

Nous venons de le dire : c’est tout d’abord dans la nature des renseignemens qu’ils contiennent sur la vie commune, la vie quotidienne, la vie privée de leur temps, et, si je ne me trompe, lorsque Legrand d’Aussy, dans les dernières années du XVIIIe siècle, les tira de l’ombre ou de la poussière des bibliothèques, ce fut cette intention de ranimer le passé qui le guida dans son choix. L’homme est toujours infiniment curieux de l’homme ; et nos trouvères sont a d’excellens historiographes de la vie de chaque jour, soit qu’ils nous conduisent à la grande foire de Troyes, où sont amoncelées tant de richesses, hanaps d’or et d’argent, étoffes d’écarlate et de soie, laines de Saint-Omer et de Bruges ; soit qu’ils nous dépeignent la petite ville haut perchée, endormie aux étoiles, vers laquelle monte péniblement un chevalier tournoieur ; soit qu’ils nous montrent le vilain, sa lourde bourse à la ceinture, son long aiguillon à la main, qui compte ses deniers au retour du marché aux bœufs ; soit qu’ils décrivent tantôt le presbytère, tantôt quelque noble fête, où le seigneur, tenant table ouverte, se plaît aux jeux des ménestrels. » Quel que puisse être cependant l’intérêt de ce genre de détails, il n’en faudrait pas exagérer l’importance, ni surtout accepter l’authenticité sans contrôle, et ceci revient à dire qu’ailleurs que dans les Fabliaux les mêmes renseignemens abondent, plus sûrs et plus précis. Si « réalistes » que soient nos trouvères, les gens de loi, par exemple, le sont encore davantage, et de même que de nos jours, sur nous-mêmes, un état de lieux, un inventaire, un procès-verbal de saisie, nous en apprennent plus que les descriptions les plus minutieuses des plus exacts de nos romanciers, de Balzac ou de M. Paul Bourget ; ainsi, ce que nos Fabliaux nous procurent ou pourraient nous procurer de renseignemens, nous les connaissons d’autre part, et quand Rutebeuf ou Colin Malet n’auraient jamais écrit, nous n’ignorerions sans doute ni comment on mangeait, ni comment on s’amusait, ni comment on aimait, à Paris, au temps de saint Louis. Sous ce rapport donc, l’intérêt des Fabliaux ne passe pas celui d’un roman de la Table-Ronde, ou d’une chronique latine. Il ne serait plus vif, et surtout un peu particulier, que s’il s’y mêlait quelque intention d’art, de la nature intime de celle que l’on aime dans les tableaux des maîtres hollandais, ou encore une intention de satire ; — et, pendant longtemps, c’est ce que l’on y a cru voir, c’est ce que l’on y croit voir encore aujourd’hui.

M. Bédier ne l’y voit point : « L’esprit des Fabliaux, dit-il en propres termes, n’est que rarement satirique ; » et si je ne crois pas qu’il l’ait tout à fait démontré, quelques-unes de ses observations sont essentielles à retenir. Par exemple, il a disculpé nos trouvères du reproche de lâcheté qu’on leur adresse encore aujourd’hui trop souvent, — que nous leur avons nous-même autrefois adressé, — sans faire attention qu’il nous fallait opter, et que, si les Fabliaux ne s’étaient attaqués généralement qu’aux faibles, la portée satirique s’en trouverait diminuée d’autant. Pas de satire sans quelque courage ; et quel courage y a-t-il à se ranger toujours du côté de la force ? à égayer l’évêque aux dépens de l’humble « provoire, » ou le haut baron aux dépens du « vilain ? » Mais M. Bédier s’est-il aperçu qu’on pouvait retourner l’argument ? et que, clercs ou bourgeois, manans ou chevaliers, si nos Fabliaux se moquent de tout le monde, également ou indifféremment, on ne veut rien dire de plus quand on les trouve décidément satiriques. J’entends bien la réponse : « La moquerie n’est pas la satire. La satire suppose la haine, la colère, le mépris. Elle implique la vision d’un état de choses plus parfait, qu’on regrette ou qu’on rêve, et qu’on appelle. Un conte est satirique si l’historiette qui en forme le canevas n’est pas une fin en soi… Les Contes de Voltaire sont d’un satirique ; La Fontaine, dans ses Contes, n’en est pas un. » Mais en est-il un dans ses Fables, demanderons-nous à notre tour ? et, si oui, M. Bédier ne nous accordera-t-il pas que les auteurs de nos Fabliaux le sont dans la même mesure ? La satire classique, la satire idéale, si je puis ainsi dire, est conforme à la définition qu’il en donne. Mais la définition n’est-elle pas trop haute ? Quel que soit l’objet qu’un auteur se propose, et quand il ne prétendrait qu’à nous amuser, son conte n’est-il pas satirique, dès qu’il y prend un air de supériorité sur les victimes de ses plaisanteries ? Une nouvelle de Musset, Mimi Pinson ou le Fils du Titien, n’est pas d’un satirique ; mais Mérimée n’en est-il pas un, dans la Double méprise ou dans le Vase étrusque ? Ainsi de nos trouvères. À défaut d’un mépris philosophique de l’homme ou de la société de leur temps, ils ont celui des personnages qu’ils mettent en scène ; ils ont, à un degré que l’on ne saurait dire, le mépris de la femme, et M. Bédier n’en disconvient pas ; ils ont surtout le mépris ou la haine du « prêtre, » — disons du « clergé, » si l’on veut, — et c’est M. Bédier qui le déclare lui-même.

« Dans une série de contes, nous dit-il à ce propos, avec une joie jamais épuisée, nos jongleurs bafouent les prêtres et les moines, les traînent à travers les aventures tragiquement obscènes ; » et certes si la haine, selon le mot proverbial, suffisait à inspirer la satire, il n’y en aurait guère de plus vigoureuse que les Quatre Prêtres, ou Connebert, ou le Prêtre crucifié. Là peut-être, là surtout est la vraie signification du Fabliau français. L’ennemi pour lui, comme pour Molière, au XVIIe siècle, ou comme pour Béranger de nos jours, c’est l’homme que son caractère prétendu sacré ne préserve pas toujours des faiblesses humaines, c’est surtout l’importun qui prêche une morale dont le premier article ordonne la répression des instincts qu’on appelle naturels, et qui ne sont qu’animaux. J’ose à peine insister… Mais enfin, si la Réforme du XVIe siècle n’est pas sans doute un effet sans beaucoup de causes ; — et, par là, je veux dire si le succès n’en a pas tant dépendu de la pureté de ses principes que de la complicité des passions qu’elle a déchaînées, ou encore, si les contemporains de Calvin sont bien les fils des auteurs de nos Fabliaux, lesquels, par une coïncidence assez remarquable, sont eux-mêmes, pour la plupart, d’origine picarde ou wallonne, serons-nous bien téméraires de voir quelque chose de plus que des « contes à rire, » dans les nombreux récits où, pour la plus grande joie d’un auditoire de « pautonniers » et de « lecheors, » le prêtre que l’on n’assomme pas, on le mutile au moins ? et ne pouvons-nous pas dire que nos trouvères ne se sont pas contentés de flatter les haines populaires, mais ils le sont encouragées, entretenues, et attisées ? Satiriques, en ce sens, nos Fabliaux le sont donc. Laplace qu’ils ne sauraient occuper dans l’histoire de l’art, ils l’occupent à ce titre, ils la tiennent dans l’histoire des idées. Populaires par leur accent de grossier réalisme, ils le sont par l’esprit de sourde opposition ou de révolte latente qui les anime. Et si l’optimisme béat du Dieu des bonnes gens, si l’épicurisme vulgaire de la Bonne fille ou du Roi d’Yvetot n’empêchent pas Béranger d’être aussi l’homme qui peut-être a le plus nui au gouvernement de la restauration, les inoffensives plaisanteries du Prêtre qui mangea les mûres, ou de Brunain, la vache au prêtre, ne sauraient non plus diminuer la signification du Moine ou du Prêtre qu’on porte. Je renvoie le lecteur au livre de M. Bédier.

Mais les femmes ne sont pas moins maltraitées que les prêtres dans la plupart de nos Fabliaux, et, l’ayant déjà dit plus d’une fois, ici même ou ailleurs, nous sommes heureux qu’une étude beaucoup plus complète et plus approfondie du sujet ait amené M. Bédier aux mêmes conclusions. « Le mépris des femmes est-il le propre de nos conteurs joyeux ? se demande-t-il à cette occasion. Est-ce pour les besoins de leurs contes gras, pour se conformer à leurs lestes données, qu’ils ont été forcés de peindre, sans y entendre malice, leurs vicieuses héroïnes ? Non ; mais bien plutôt, s’ils ont extrait ces contes gras, et non d’autres, de la vaste mine des histoires populaires, c’est qu’ils y voyaient d’excellentes illustrations à leurs injurieuses théories, qui préexistaient. Le mépris des femmes est la cause, non l’effet. Cet article de foi : les femmes sont des créatures inférieures, dégradées, vicieuses, — voilà la semence, le ferment des fabliaux. » N’est-ce pas là de la satire encore ? et une satire dont l’intention sociale est sans doute assez caractéristique ? Il s’agit, en effet, de maintenir la femme dans une situation d’intériorité absolue ; et, à cet égard, les auteurs de nos Fabliaux sont bien les précurseurs ou les ancêtres naturels de nos Rabelais et de nos Molière. « La concurrence vitale » étant d’ailleurs moins âpre alors que de nos jours, la satire suffisait ; et l’on ne réclamait pas des mesures d’État pour interdire au sexe l’exercice de la médecine ou les hauts emplois des postes et des télégraphes. Mais on se préoccupait déjà de l’entretenir dans cette espèce d’esclavage ou de domesticité que favorise l’ignorance ; — et qui le lui rend bien ! Fils de bourgeois ou fils de vilain, on élevait l’homme à ne voir dans la femme qu’un instrument de plaisir, ou tout au plus une « ménagère. » Et tandis qu’au contraire les romans de la Table-Ronde, symbolisant toutes les vertus en elle, créaient autour d’elle cette atmosphère d’amour où devait se mouvoir pendant cinq cents ans le rêve de l’humanité, nos Fabliaux, eux, continuaient d’être la protestation du bas naturalisme contre le nouvel idéal. Ni filles ni mères, encore moins amantes, mais à peine épouses, et quelles épouses ! dont on ne saurait dire ici les exigences ! telles sont les héroïnes ordinaires de nos Fabliaux ! Πᾶσα γυνὴ χόλος ἐστί (Pasa gunê cholos esti)… Si vous connaissez la suite, nos Fabliaux ne sont que le commentaire brutal ou ordurier du distique célèbre, et je ne vois rien de plus déplaisant en eux que leur persistance à développer ce thème ; — ni de plus satirique.

Ce que maintenant j’accorde à M. Bédier, c’est que ce genre de satire, n’ayant de lui-même qu’une conscience encore obscure, n’a pas autant de valeur ni de portée que la satire de l’auteur des Ïambes, par exemple, ou de l’auteur des Châtimens. Pas plus aux femmes qu’aux prêtres, aux bourgeois qu’aux barons, si M. Bédier veut donc dire que les auteurs de nos Fabliaux n’ont ouvertement déclaré la guerre à personne, il a raison. Leur seule condition eût suffi pour les en empêcher. On observe en effet dans l’histoire que les vrais « satiriques, » — tels qu’Horace, par exemple, et Lucilius avant lui, tels encore que Boileau chez nous, — ont toujours commencé par s’assurer des protecteurs ou des rentes. Mais, obligés de compter pour vivre sur les libéralités du seigneur ou du bourgeois, et, comme dit la chronique, de chanter « pour avoir dons, ou robes, ou autres joyaux, » nos « jongleurs, enchanteurs, goliardois et autres menesterieux, » ne pouvaient guère attaquer de front les « riches homes » dont leur pain dépendait. D’un autre côté, les genres littéraires, au moyen âge, avaient tous quelque chose encore de flottant ou d’indéterminé, pour ne pas dire d’hybride ou de douteux ; et n’ayant aucune idée de l’art, nos trouvères n’en avaient aucune des différenciations qui en constituent les lois. Qu’ajouterai-je encore ? qu’étant incapables de former des idées générales ou abstraites, ils ne choisissaient pas les sujets de leurs contes ; et c’étaient leurs sujets qui s’imposaient à eux ? Mais ils n’en avaient pas moins leur façon de penser, ou plutôt de sentir, et je crois qu’il la faut considérer comme éminemment satirique. Haine, mépris, colère, il y en a dans plusieurs de leurs inventions, et il y en a davantage dans les détails qui en sont l’habituel ornement. Lisez plutôt dans le recueil de M. de Montaiglon le fabliau de Constant du Hamel.

Faut-il aller plus loin, ou plus profondément ? En tant que satiriques, si Constant du Hamel ou le fabliau du Prêtre qu’on porte témoignent assez éloquemment de l’état d’âme de nos pères, leur attribuerons-nous cet autre mérite encore d’égaler, de remplir, d’épuiser la définition de « l’esprit gaulois ? » d’être vraiment caractéristiques d’une manière nationale de concevoir la vie ? et, comme les Chansons de geste passent pour incarner « l’esprit germanique dans une forme romane, » ou les Romans de la Table-Ronde pour être le merveilleux épanouissement de la « poésie des races celtiques, » dirons-nous des Fabliaux qu’ils expriment les traits essentiels du génie français ? À la vérité, cet « esprit gaulois » ni ce « génie français » ne sont faciles à définir ; et, par exemple, si Rabelais, si Molière, si La Fontaine, si Voltaire en tiennent, il semble que les Fabliaux soient alors bien éloignés d’en être des modèles. « L’esprit gaulois est sans arrière-plan, sans profondeur, nous dit M. Bédier ; il manque de métaphysique ; il ne s’embarrasse guère de poésie ni de couleur, il n’est ni l’esprit de finesse, ni l’atticisme. » Et je reconnais là l’esprit des Fabliaux… Mais si peut-être Voltaire ne manque pas toujours d’esprit de finesse, ni Molière de profondeur, ne sont-ils Gaulois qu’autant qu’il leur arrive d’en manquer quelquefois ; ou, au contraire, ce qu’ils en ont à l’habitude ne doit-il pas entrer dans la définition du génie français ? C’est une question que l’on ne saurait résoudre sans avoir examiné celle de l’origine des Fabliaux. Il n’y en a guère de plus intéressante, ni de plus obscure. D’où viennent donc les « thèmes » de ces « contes à rire ? » Le Petit Poucet nous est, dit-on, venu de l’Inde ! Pourquoi le Dit de la vieille Truande n’en viendrait-il pas aussi lui ? Si la méthode ou l’objet même de la littérature comparée dépendent de la solution du problème, et si la discussion en fait la partie la plus neuve du livre de M. Bédier, nous ne pouvons avoir, en quelques pages, la prétention de les résumer, mais nous ne pouvons nous dispenser d’en effleurer quelques points.


II

La première tentation qui s’offre, comme étant la plus naturelle, c’est d’admettre que « chaque conte ou chaque type de contes aurait pu être inventé, ou réinventé de nouveau, un nombre indéfini de fois, en des temps ou des lieux divers, » et qu’ainsi « les ressemblances que l’on constate entre les contes des divers pays proviennent de l’identité des procédés créateurs de l’esprit humain. » Soit, par exemple, l’histoire qu’Hérodote a contée de la pantoufle de Rhodopis, ou l’histoire de Cendrillon. Quelques détails peuvent différer, mais si les hommes, un peu partout et de tout temps, ont estimé à haut prix la petitesse et l’élégance des extrémités chez la femme, pour diverses raisons, — dont la principale pourrait bien avoir été d’empêcher leur « compagne » de s’enfuir, — quelle manière plus saisissante, ou plus concrète, et plus claire, d’en exprimer l’idée, que de faire épouser la plus petite pantoufle du monde par le plus grand des Pharaons ou le plus somptueux des rois de féerie ? Pareillement, soit encore Perrette et le pot au lait, d’une part, et de l’autre l’histoire du brahmane Svabhâvakripana, ce qui veut dire un avare de naissance. Ce pauvre diable ayant fondé, sur un pot de riz qu’il avait économisé, de grandes espérances de fortune, fit un rêve, comme l’on sait, et dans ce rêve un geste malheureux, d’où, son pot étant brisé, ses espérances se répandirent par terre, avec son riz. « Malgré la transformation du brahmane en laitière, et quoiqu’il ne soit aucunement question de poulets ni de porcs dans l’original hindou, personne, — disait M. Max Millier, il y a plus de vingt ans, — ne mettra en doute que nous n’ayons là les germes de la fable de La Fontaine. » Et pourquoi non ? Qu’est-ce que le rêve du brahmane ou celui de notre Perrette ont donc de si particulier ? Pourquoi, je le demande, n’admettrions nous pas que la leçon qu’ils contiennent, procédant de la même expérience, ait elle-même créé deux fois sa forme ? Car enfin, « un pot au lait » n’est pas « une écuelle de riz ; » des « poulets » ne sont pas « une paire de chèvres ; » et un « coup de pied » n’est pas un « saut » qu’on fait de joie. Il y avait des Vestales au Pérou, comme à Rome. Cela prouve-t-il que les Péruviens fussent une colonie romaine ? ou les Romains peut-être une colonie péruvienne ? ou Romains et Péruviens les descendans d’un ancêtre commun ? En aucune façon : « Chez les anciens Prussiens, — dit Lubbock, d’après Voigt, — on entretenait un feu perpétuel en l’honneur du dieu Potrimpos, et s’il le laissait s’éteindre, le prêtre qui en était chargé était puni de mort. » Je conclus de là que plusieurs sortes d’hommes ont jugé que le feu était bon… Si donc l’humanité ne diffère pas d’elle-même autant qu’elle s’en flatte quelquefois, et si les caprices de son imagination, rencontrant de toutes parts la réalité pour limite, sont nécessairement ramenés à l’expérience comme au juge de leur vraisemblance, quel besoin avons-nous de chercher plus longtemps ou plus loin ? Les enfans du pays d’Eldorado, comme ceux de Paris ou de la banlieue, « ne jouaient-ils pas au « petit palet, » si du moins nous en croyons Candide ? Pour ne pas ressembler de tous points à ceux de nos Européennes, les rêves d’une négresse, au Soudan, en sont-ils moins féminins ? Et soumis qu’il est aux mêmes nécessités, exposé aux mêmes épreuves, les besoins ou les ambitions d’un Chinois diffèrent-ils beaucoup des nôtres ? Mais on a fait justement observer qu’entre cet homme jaune et nous, il y avait plus de rapports que nous ne le croyons, dans l’orgueil de notre blancheur, et les chansons les plus semblables qu’il y ait à celles de Panard ou de Désaugiers ne sont pas celles de Pindare, ce sont celles de Thou-Fou et de Li-Taï-pé.

Tel n’est pas cependant l’avis de M. Bédier, et l’hypothèse, nous dit-il, « ne résiste pas aux faits. » Pour de solides raisons, qu’il donne, et « sauf quelques coïncidences négligeables, » il estime que « chaque conte a été imaginé un certain jour par quelqu’un ; » et, je ne demanderais pas mieux que de l’en croire. Des expériences identiques ne nous servent généralement qu’à reconnaître la vérité de l’expression qu’on en donne, mais non pas à trouver cette expression même, et surtout quand elle affecte la forme d’une œuvre d’art. Je ne crois pas non plus que « la légende se dégage du génie de nos paysans aussi naturellement que la fumée s’échappe de leurs chaumières ; » et même je lui sais gré de sa courte protestation contre l’une des théories les plus fausses qu’il y ait : c’est celle qui met dans le « populaire » l’origine obscure de toute « invention. » Il n’y a pas d’invention collective ni vraiment anonyme, mais seulement des poètes inconnus et des inventions dont on ignore l’auteur. Mais, après cela, j’aurais aimé que M. Bédier ne craignît pas ici de développer un peu son argumentation. Un chapitre de plus n’était sans doute ni pour l’effrayer, ni pour beaucoup grossir un livre de près de cinq cents pages. Et, puisqu’il faut l’avouer, ayant moi-même quelque tendance, plus instinctive que raisonnée d’ailleurs, à partager l’opinion qu’il écarte en quelques lignes, j’aurais été bien aise qu’il me donnât encore quelques motifs de m’en défier.

Restant trois théories, dont la première n’est pas nouvelle, si le savant Huet, — dans sa Lettre à Segrais sur l’origine des romans, — l’avait déjà vaguement entrevue : « Il faut chercher l’origine des romans, disait-il, dans la nature de l’homme, inventif, amateur des nouveautés et des fictions,.. et cette inclination est commune à tous les hommes, mais les Orientaux en ont toujours paru plus fortement possédés que les autres,., et quand je dis les Orientaux, j’entends les Égyptiens, les Perses, les Arabes, les Indiens et les Syriens. » Le succès des Mille et une nuits, au commencement du XVIIIe siècle, vint préciser ce que l’Orient de l’évêque d’Avranches avait encore de mal délimité dans son contour ethnographique, et les Arabes, avec les Persans, passèrent pendant plus de cent ans, — aux yeux de l’auteur des Lettres persanes, comme à ceux de l’auteur de Zadig, — pour les grands inventeurs des fictions. C’était leur faire trop d’honneur ; et on le vit bien quand la connaissance de l’Inde, révélant à l’Europe surprise un nouvel Orient, on eut retrouvé dans les contes hindous les originaux de la plupart des contes arabes. Le Pantchatantra, puis l’Hitopadèsa, — pour ne rien dire du Mahabharata, du Bhagavata-Pourana, ni du Ramayana, — furent alors les sources pures dont les flots, grossis et troublés dans leur course par d’obscurs affluens, avaient comme inondé l’Occident d’histoires merveilleuses. Enfin, quelques années plus tard, on s’avisa que ces histoires en général tenant plus ou moins de l’apologue, une religion amie des « paraboles et des exemples, » le bouddhisme, devait en avoir favorisé l’invention peut-être, et, en tout cas, la diffusion. On posa donc en principe, non-seulement que « les récits orientaux qui ont pénétré en si grande masse dans les diverses littératures européennes viennent de l’Inde, » mais encore « qu’ils avaient un caractère essentiellement bouddhique. » On s’efforça de le démontrer ; on y réussit quelquefois ; on y échoua plus souvent… et la théorie se trouva constituée. Comme on y avait dépensé infiniment d’érudition et d’ingéniosité, c’est elle encore aujourd’hui qui règne presque souverainement ; et, en se proposant de la réfuter, ce n’est pas seulement de science et de critique, à son tour, que M. Bédier a fait preuve, c’est aussi de liberté, d’indépendance, et de courage d’esprit.

Cependant le problème n’était pas résolu. Les contes étaient nés dans l’Inde, et le bouddhisme les avait répandus. On l’admettait, comme aussi que les Arabes, et les Juifs, et les croisés enfin les avaient importés d’Orient en Europe. Mais on voulait encore quelque chose de plus. On voulait préciser la nature du merveilleux qu’ils contiennent, en dégager la signification historique, psychologique, philosophique, trouver dans Peau d’âne ou dans Ali-Baba un sens qui les dépassât, dont le conte ne fût que l’enveloppe. On voulait que la fantaisie rendît d’elle-même un compte rationnel, et puisque enfin ces fictions se retrouvaient dans toutes les littératures, on voulait, on essaya d’en tirer des clartés sur le passé le plus lointain de l’humanité.

C’était alors, on le sait, l’âge héroïque des études sanscrites, et comme, après avoir expliqué toutes les langues par le bas-breton ou par l’hébreu, peu s’en fallait qu’on ne les expliquât par le sanscrit, on prétendit donc soumettre aussi les contes à l’universalité de la même explication. La mythologie comparée en offrait un moyen séduisant. De conte en conte, si l’on savait s’y prendre, — ou plutôt de version en version d’un même conte, — ne finissait-on pas en effet toujours par remonter à quelque mythe, « solaire, lunaire, stellaire ou crépusculaire ? » Dans la fable de Psyché, l’épouse coupable d’avoir voulu voir son époux, pour ne pas reconnaître l’Aurore, qui se cache aussitôt qu’apparaît le Soleil, il fallait être aveugle à la clarté de l’astre ! Mais il fallait avoir le caractère mal fait pour ne pas voir dans le Petit Poucet la Nuit semant ses étoiles en son cours ! Et, dans un livre célèbre, M. Max Millier, généralisant la méthode, concluait : « Ces innombrables histoires de princesses et de jeunes filles merveilleusement belles, qui, après avoir été enfermées dans de sombres cachots, — Cendrillon, la Belle au bois dormant, Peau d’âne, — sont invariablement délivrées par un jeune et brillant héros, peuvent toutes être ramenées au printemps affranchi des chaînes de l’hiver ; au soleil qu’un pouvoir libérateur arrache aux ombres de la nuit ; à l’aurore, qui, dégagée des ténèbres, revient de l’Occident lointain ; aux eaux mises en liberté, et qui s’échappent de la prison des nuages. » C’est la théorie qu’on appelle aryenne. Elle ne diffère, comme on le voit, de la précédente que pour être plus générale, mais surtout pour avoir voulu pousser plus avant dans la recherche des origines et dans les profondeurs de la préhistoire. Elle ne refuse pas aux Hindous d’être les inventeurs de la plupart des contes ; elle croit seulement les contes plus anciens que les Hindous eux-mêmes, et contemporains, sous leur plus ancienne forme, de la langue primitive et mère d’où sont sortis le sanscrit, le grec, le latin et généralement les langues dites indo-européennes. On remarquera que cette extension de la théorie purement hindoue a pour elle un grand avantage : c’est de permettre d’expliquer, par la communauté d’origine et de sang, les ressemblances qu’offrent parfois entre elles une légende védique et une légende latine, ou même slave, dont on ne saurait ressaisir les rapports historiques.

Mais, au lieu d’être latins ou slaves à la fois, si la légende et le conte sont en même temps kalmouks ou japonais ? En l’absence de toute filiation ou transmission connue, si l’on constate, comme le fait justement observer une troisième théorie, qu’il est des n Zeus esquimaux » et des « Huitzilopochtlis helléniques ? » si la substance enfin de tel de nos Fabliaux se retrouve dans un conte sérère ou madécasse, que penserons-nous de son origine indienne ? Si nous persistons à la soutenir, quels rapports, quelles communications mystérieuses, quelles infiltrations devrons-nous supposer, puisqu’il n’y en a pas de trace dans l’histoire ? Et combien n’est-il pas plus simple, plus scientifique aussi, de demander à ce qui se passe encore aujourd’hui sous nos yeux le secret de ce qui fut autrefois ? « En général, disait déjà le président de Brosses, dans sa Dissertation sur le culte des dieux fétiches, il n’y a pas de méthode meilleure pour percer les voiles de l’antiquité que d’observer s’il n’arrive pas encore quelque part sous nos yeux quelque chose d’à peu près pareil. » C’est sur ce principe, — hasardeux, mais fécond d’ailleurs en applications, — que l’anthropologie préhistorique a fondé ses méthodes ; et c’est de là qu’elle a tiré une théorie nouvelle de l’origine des contes.

En effet, si de certains usages, dont on ne saurait autrement rendre compte, — comme celui de saluer d’un « Dieu vous bénisse ! » une personne qui éternue, — s’expliquent par la mystérieuse transmission jusqu’à nous d’une croyance encore aujourd’hui vivace chez les N arnaquas ou chez les Botocudos, l’explication doit valoir pour les contes comme pour les usages. Ou encore, et plus généralement, si les mœurs et les coutumes des rares sauvages que nous puissions directement observer nous représentent au naturel une barbarie dont nous ne sommes nous-mêmes que récemment sortis, nos légendes et nos contes seront dans nos littératures, avec ce qu’ils contiennent de fantastique ou de surnaturel, le vivant témoignage de notre plus ancien passé. « La mythologie s’explique par le folklore, dit à ce propos M. Henri Gaidoz, et les récits mythiques sont la combinaison et le développement des idées du folklore. » Que si ce langage ne laissait pas d’être un peu obscur, celui de M. André Lang est plus clair : « Le cannibalisme, nous dit-il, la magie, les cruautés les plus abominables paraissent tout naturels aux sauvages, qui croient aussi à des relations de parenté entre les hommes et les animaux. Ces traits se retrouvent à chaque pas dans les contes de Grimm, et, cependant, on ne peut pas dire que ce soient là des choses familières aux Allemands de l’époque historique. Il faut donc que nous ayons affaire ici à des survivances dans des contes populaires qui remontent à l’époque où les Germains ressemblaient aux Zoulous. » Dans ce système, l’ogre du Petit Poucet, qu’il vienne de l’Inde ou d’ailleurs, n’est pas le soleil levant, mais un témoin accusateur de l’ancienne sauvagerie de nos races, quand elles n’avaient pas encore dépassé le point de civilisation qui est encore celui des Namaquas, des Zoulous, des Indiens du Canada. Pour démêler la vraie signification de nos contes, ce n’est donc pas aux grandes mythologies qu’il faut que l’on s’adresse, mais aux croyances des races qui gardent encore parmi nous ce que l’on pourrait appeler le dépôt de la férocité primitive de l’homme. Et le véritable objet de la recherche est de prouver que a l’élément sauvage, stupide et irrationnel des contes s’explique, soit comme une survivance de la sauvagerie, soit comme un emprunt d’un peuple cultivé à ses voisins sauvages, soit enfin comme une imitation d’anciennes données sauvages par des poètes postérieurs. »

C’est ici qu’on pourrait se donner le spectacle, — toujours divertissant et instructif, — des beautés de l’esprit de système. Ces trois théories n’ont effectivement rien de contradictoire, ni, par conséquent, d’inconciliable ensemble ; et même j’ose dire qu’elles se compléteraient assez heureusement. De ce que le français procède principalement du latin vulgaire, il n’en résulte pas que ce latin ne se soit mélangé d’allemand ; et, dans ce mélange, en proportions définies, d’allemand et de latin, il apparaît, on discerne, on peut et on doit relever des traces de celtique. Pareillement, si nous voulons que le Petit Poucet soit un conte indien, pourquoi ce conte ne serait-il pas l’aboutissement d’un mythe solaire, et pourquoi, dans ce mythe solaire, ne serait-on pas admis à signaler de très lointaines « survivances ? » Y voyez-vous quelque difficulté ? Je n’y en sache pas, au moins, de théorique. Mais nos érudits ne l’entendent pas de la sorte ; et il leur faut, on ne sait pour quelles raisons, ni vraiment dans quel intérêt, que tous nos contes aient une même origine. L’ogre du Petit Poucet, qui n’est donc pour l’anthropologiste qu’une survivance du temps où les hommes se mangeaient entre eux, est le soleil levant, pour les mythologues, mais il n’est pour les indianistes ni le soleil levant, ni le témoin du cannibalisme des ancêtres des Hindous, il est l’ogre du conte indien. N’est-ce pas exactement comme si l’on disait que le français ne peut pas venir du celtique, puisqu’il vient du latin, et que, toutefois, il ne vient pas non plus du latin, attendu qu’on y reconnaît beaucoup de mots allemands. Cependant, ces affirmations sont si peu contradictoires que la vérité est justement dans leur conciliation. Mais, en ce qui regarde les contes, puisque nos érudits refusent de l’admettre, il faut bien se résigner à voir ce que valent leurs théories en tant qu’exclusives les unes des autres, et c’est ce qu’a dû faire M. Bédier.

À la vérité, pour la troisième, il s’est contenté de l’exposer, et cependant, j’aurais aimé qu’il en signalât au moins la fragilité, comme reposant entièrement sur la plus arbitraire de toutes les hypothèses. Nous avons bien des raisons de croire que l’homme ne s’est dégagé que lentement et péniblement de son animalité primitive : nous en avons de physiologiques, nous en avons de métaphysiques, nous en avons d’historiques aussi. Mais ce que nous n’avons aucun droit d’affirmer ni de supposer même, c’est que les Namaquas ou les Botocudos soient les vivans portraits du passé de nos races. « Tout ce que nous regardons comme irrationnel dans les mythologies civilisées, dit M. André Lang, n’apparaît aux sauvages, nos contemporains, que comme une partie intégrante de l’ordre des choses accepté et naturel, et dans le passé, apparaissait comme également naturel et rationnel aux sauvages sur lesquels nous avons quelques renseignemens historiques. Notre théorie est donc que l’élément sauvage et absurde de la mythologie n’est le plus souvent qu’un legs des ancêtres des races civilisées, qui n’étaient pas jadis dans un état intellectuel plus élevé que les Australiens, les Boschimans, les Peaux-Rouges. » C’est précisément ce qu’il faudrait prouver, mais, précisément aussi, c’est ce que l’on ne prouvera jamais ! On ne prouvera pas que les Boschimans ou les Australiens ne soient point des a dégénérés. » On ne prouvera pas davantage que les diverses races d’hommes aient toutes nécessairement passé par les mêmes phases de développement. Et on ne prouvera pas enfin qu’un conte nègre et un conte kalmouk, pour être identiques en substance, témoignent d’une antique « noirceur » des hommes jaunes, — ou réciproquement. Mais aussi longtemps qu’on ne l’aura pas prouvé, conclure de l’analogie des contes à l’identité des races ou des civilisations chez lesquelles ils se retrouvent, ce sera tourner dans un cercle vicieux ; et là effectivement est le vice de la théorie. Pour établir l’origine et la signification des contes, elle commence par poser en principe ce qui est en question ; et parce qu’elle rencontre une légende analogue chez les Peaux-Rouges et chez les Germains, elle en conclut qu’il fut un temps où les Germains étaient des espèces de Peaux-Rouges ; — ce qui est ce qu’il faudrait préalablement démontrer.

Pourrait-on invoquer d’autres raisons contre la théorie ? Oui, sans doute, et par exemple, on pourrait la presser sur ce qu’elle appelle, un peu bien délibérément peut-être, « l’élément sauvage, stupide et irrationnel » des contes. Qu’est-ce qui est « irrationnel ? » L’intervention d’une puissance occulte dans les affaires de l’humanité ? Il y aurait lieu de parler beaucoup à ce sujet… Ou encore, si « l’irrationnel » précède logiquement le « rationnel, » est-ce qu’ils ne peuvent pas coexister historiquement ? Et, alors, est-ce que du même fond d’irrationnalité d’où les Namaquas ont tiré leurs contes, nous n’en pouvons pas, nous, dans nos campagnes, tirer d’aussi « sauvages » et d’aussi « stupides » encore ? .. Mais si le fondement même de l’hypothèse est arbitraire, qu’importent les détails ? et c’est pourquoi de la théorie anthropologique nous passons à la théorie aryenne.

M. Bédier, dans une page spirituelle, a heureusement rappelé les principales raisons qu’on y oppose. « Combien, dit-il, ont contesté à l’école sa théorie de l’âge mythopœique et de la maladie du langage, et ont réduit les conquêtes de la mythologie philologique à trois ou quatre identités stériles, telles que Dyaus=Zeus = Tius ; Varouna= Ouranos ; Sarameya = Hermeias ! .. Combien, depuis M. André Lang jusqu’à M. Gaidoz, ont raillé les dissensions intestines d’une école, où, selon Schwartz, les orages auraient été l’élément mythologique par excellence, tandis que, selon M. Max Müller, le même rôle dans les légendes serait tenu par l’Aurore, ou, d’après un théoricien récent, par le Crépuscule ! .. Combien enfin n’ont voulu voir dans ces mythes solaires, orageux ou crépusculaires, clés à toutes serrures, qu’une sorte de fantasmagorie monotone, qui supposerait que sur les hauts plateaux de l’Asie centrale nos ancêtres n’auraient pas eu d’occupation plus chère que de causer de la pluie et du beau temps ! » Mais, à ce propos, sont-ce bien nos ancêtres ? et sommes-nous descendus des « hauts plateaux de l’Asie centrale ? » J’ai ouï dire qu’on en était moins sûr aujourd’hui qu’autrefois ! On est moins sûr aussi de l’antiquité de la civilisation de l’Inde, et du caractère « primitif » de la mythologie des Védas. Après cela, ni les plaisanteries, ni les contestations n’empêchent la mythologie hindoue, comme aussi bien toutes les mythologies, d’être une expression des rapports que les hommes qui les ont inventées croyaient soutenir avec la nature qui les environnait. Aussi, pour cette raison, trouverais-je M. Bédier bien sévère, peut-être, aux théories de M. Max Müller ; et je persiste à penser qu’en dépit des exagérations qui les ont compromises, elles contiennent toujours une part de vérité. S’il m’est difficile de voir un mythe solaire dans Cendrillon ou dans le Petit Poucet, nous en connaissons d’autres. Les anciennes mythologies renferment plus de sens, elles ont plus de portée que l’on n’affecte de le croire, si d’ailleurs elles ne sont ni une symbolique, ni surtout une « physique, » une « physique amusante ! » Et, aussi bien, comme l’on dit que la fonction crée son organe, ne voyons-nous pas autour de nous, tous les jours encore, le mot, — le Verbe, — créer, lui aussi, son objet, le développer en quelque sorte, et l’organiser ?

Mais c’est contre la théorie qui voit dans l’Inde la patrie naturelle et privilégiée des contes que M. Bédier a cru devoir faire son plus vigoureux effort ; et il a eu raison, si la théorie gêne effectivement les deux autres, ou que même elle les empêche d’être. Est-il donc vrai que, comme on l’a prétendu, un conte kalmouk, un conte thibétain, ou un conte français remontent immanquablement à un original sanscrit ? Est-il vrai que, dans l’antiquité classique, à Rome et en Grèce, nous ne trouvions qu’un nombre « dérisoire » de contes populaires, analogues à ceux de nos recueils européens modernes, et à ceux du Pantchatantra ? Est-il vrai qu’avant le temps des croisades l’Europe ne semble pas avoir eu connaissance des contes orientaux ? Et enfin est-il vrai que les « contes européens portent en eux-mêmes le témoignage de leur origine orientale, indienne, et spécialement bouddhique ? »

Pour ce qui est du caractère indien, et spécialement bouddhique, de nos Fabliaux, on pense bien que M. Bédier n’a pas eu beaucoup de peine à en démontrer l’inanité, je veux dire l’inexistence. « Dans plusieurs de nos contes de fées, une belle-mère jalouse persécute sa bru, ou une marâtre ses filles. » Qui croirait qu’ayant trouvé cette rivalité « peu conforme à nos mœurs, » les indianistes y ont vu je ne sais quelle trace de mœurs hindoues ? Et il est vrai que, dans les contes hindous correspondans, les rôles de la belle-mère et de la bru, des belles-filles et de la marâtre, sont tenus par des épouses rivales, mais bien loin d’en être embarrassé, l’indianiste ne voit dans cette métamorphose qu’un exemple « d’adaptation au milieu, » et par conséquent, une preuve de plus, si nous l’en voulions croire, en faveur de sa théorie. C’est cependant le même homme qui ne se lassera pas de railler les étymologies de Ménage ! Et ces choses s’impriment dans le pays dont les chansons de café-concerts ont fatigué l’Europe de leurs sottes plaisanteries sur les rivalités des brus et des belles-mères ! Mais sans insister sur ces traces de « mœurs hindoues » ou de « leçons bouddhiques » dans nos contes, combien y a-t-il donc de ces contes eux-mêmes auxquels on assigne une origine orientale ? C’est ce que les indianistes avaient en général oublié d’examiner. M. Bédier, plus curieux, a pris la peine d’analyser, conte par conte, « tous les recueils orientaux connus en Europe au commencement du XIVe siècle. » D’un autre côté, faisant le même travail sur les principaux recueils de contes européens, — allemands, latins ou français, — il en a reconnu, si je puis ainsi dire, environ quatre cents. Et sait-on le résultat de la comparaison ? combien il a trouvé de contes communs aux recueils orientaux et aux recueils européens ? Il en a trouvé treize, — pas un de plus ni de moins, treize en tout, — dont encore il y en a trois, qui, n’ayant rien de très oriental, comme la Matrone d’Ephèse, et d’ailleurs bien connus de l’antiquité classique, sont assez contestables.

Les indianistes répliquent là-dessus qu’ils en savent bien la raison. « C’est, disent-ils, que, sauf exception, les fabliaux sont étrangers à ces grands recueils traduits intégralement d’une langue dans une autre ; ils proviennent de la tradition orale, et non des livres. » Voilà sans doute un bel argument, dans une question de filiation ou de transmission de formes littéraires, et par le moyen duquel je ne sais trop ce que l’on ne prouverait pas ! Mais M. Bédier ne leur a pas laissé même ce dernier refuge, et cherchant enfin dans « les recueils orientaux non traduits au moyen âge et de date quelconque, » — dans les Mille et une nuits et dans le Pantchatantra, dans le Siddi Kür mogol, et dans le Çukasaptati, — combien il se rencontrait d’histoires analogues à celles qui font les sujets de nos Fabliaux, il y en a trouvé cinq, dont le Vilain mire et le Lai d’Aristote, en plus des treize qu’il avait signalées, soit en tout dix-huit histoires. La démonstration nous paraît suffisante ; et en attendant que les indianistes essaient de l’infirmer, nous pouvons la considérer comme autorisant les conclusions de M. Bédier.

Elles se réduisent à ce point essentiel, que « la grande majorité des contes merveilleux, des fabliaux, des tables, sont nés en des lieux divers, en des temps divers, à jamais indéterminables ; » et nous croyons qu’on ne saurait mieux dire. Quelques fictions sont nées dans l’Inde, et quelques autres sont nées ailleurs, naissent tous les jours, se forment peut être au moment où j’écris, dans le fond de nos campagnes. Il existe plus de Burns qu’il n’en arrive à la gloire, et en poussant leur charrue, je ne vois pas pourquoi nos paysans n’inventeraient pas des mythes même, ou surtout des « contes à rire. » Ce qui est encore plus certain, c’est qu’aucun peuple, aucune race d’hommes n’a reçu comme qui dirait le privilège d’inventer des fictions pour les autres ; et cette seule remarque au besoin suffirait à renverser les théories des indianistes. « Toute recherche de l’origine et de la propagation des fables est donc vaine, » en tant que ne pouvant qu’aboutir à nier son objet. En effet, si les contes peuvent naître, si cette recherche même établit qu’il en est né partout, il devient indifférent de savoir où tel conte est né. Ce n’est plus qu’une affaire de curiosité pure. Dans quelle région aussi de l’ancien monde le pêcher, par exemple, ou l’abricotier ont-ils porté les premiers abricots ou les premières pêches ? C’est ce qu’il n’importe guère de savoir, s’ils donnent un peu partout aujourd’hui des abricots ou des pêches ; et quand on le saurait, qu’en résulterait-il ? Je me trompe : il en pourrait résulter des renseignemens intéressans sur la manière de les cultiver, en les replaçant, autant qu’on le pourrait, dans les conditions de leur milieu natal. Mais un conte ! Qu’il soit grec ou hindou ; qu’une fable soit de Pilpay ou d’Ésope ; qu’une légende soit arabe ou persane ! .. Que sait-on de plus quand on le sait ? À peu près autant que l’on en sait quand on sait que chou prend un x au pluriel, et que clou se contente d’un s. C’est la forme seule qui nous en intéresse, non le fond. Et pour la propagation des contes, elle ne commence d’offrir ou de prendre une importance réelle qu’au point précis où, toute question d’origine étant définitivement écartée, celle qui se pose est de savoir quelle conception du monde, de la vie, et de l’homme, ils expriment.


III

Elle nous ramène d’elle-même à la définition de l’esprit gaulois. Contes merveilleux ou contes à rire, superstitions populaires, fables ou fabliaux, quelle qu’en soit la première origine, indienne ou persane, italienne ou peut-être française, en quelque lieu du monde, en quelque temps qu’ils soient nés, et qu’on y reconnaisse enfin les débris d’anciens mythes, ou au contraire, « les élémens fondamentaux des mythologies supérieures, » il n’importe, mais ils ne commencent d’exister pour nous qu’en se nationalisant, si l’on peut ainsi dire, et, déjà révélateurs des mœurs, des coutumes, des préjugés d’un temps, qu’autant qu’ils le deviennent encore du tempérament littéraire ou de l’âme d’une race. M. Bédier en donne quelque part un remarquable exemple, emprunté du Chevalier qui fist sa fame confesse. La version que La Fontaine en a rimée dans ses Contes est devenue classique, sous le titre du Mari confesseur, et sans doute on nous saura gré, comme à M. Bédier, d’en préférer les vers, pour les citer, à ceux du vieux fabliau, si le dénoûment en est d’ailleurs à peu près le même. La femme de messire Artus vient d’avouer son amour pour un prêtre :


Son mari donc l’interrompt là-dessus
Dont bien lui prit : « Ah ! dit-il, infidèle,
Un prêtre même ! À qui crois-tu parler ?
— À mon mari, dit la fausse femelle,
Qui se sut bien d’un tel pas démêler.
Je vous ai vu dans ce lieu vous couler,
Ce qui m’a fait douter du badinage,
C’est un grand cas qu’étant homme si sage
Vous n’avez su l’énigme débrouiller !
..........
— Béni soit Dieu, dit alors le bonhomme.
Je suis un sot de l’avoir si mal pris. »


Mais, ouvrez les Histoires du dominicain Bandello, voici comment le conte se termine et finit dans le sang : « Alors la damoyselle, ayant fini sa confession, remonta en coche, s’en retournant où jamais elle n’entra vive ; car, voyant son mari venir vers elle, elle commanda au cocher qu’il arrestât, mais ce fut à son grand dam et deffaite, veu que, dès qu’il l’eut accostée, il lui donna de sa dague dans le sein, et choisit bien le lieu. » Ai-je besoin d’insister ? D’un conte à rire ou d’une « farce, » insignifiante, invraisemblable, bonne à conter après boire, l’Italien a fait une histoire « tragique, » un drame d’amour, une réalité sanglante ; et la transformation, caractéristique du moment, — Bandello écrivait aux environs de 1560, — ne l’est pas moins de la nationalité du conteur. Elle l’est aussi de la renaissance du sentiment de l’art, s’il faut bien avouer que, dans le roman comme au théâtre, le sang ennoblit ce qu’on croirait qu’il tache.

Oserai-je regretter là-dessus que M. Bédier, dans son livre, n’ait pas fait une place plus large encore à ce genre de comparaisons ? Puisque l’auteur du Décaméron et celui des Contes de Cantorbery, puisque les minnesinger allemands semblent avoir connu nos anciens fabliaux, puisque, en tout cas, — et sans discuter l’oiseuse question de priorité, — nous voyons qu’ils ont traité les mêmes sujets que nos conteurs, j’aurais donc aimé que ce qu’il n’a fait que pour le Chevalier au Chainse ou pour la Bourgeoise d’Orléans, M. Bédier le fît pour un plus grand nombre de contes, et qu’une telle étude eût formé la conclusion de son livre. Car il l’a bien vu ! Il l’a même dit en propres termes : c’est là ce qu’il y a d’instructif, comme en peinture, si c’est là que les diversités se marquent, dans la manière de traiter les sujets, bien plus et plus profondément que dans le choix même qu’on en fait. Fils d’une Parisienne, et lui-même ainsi Parisien à demi, Boccace n’aurait-il donc pas ajouté quelque chose d’italien aux plates inventions de nos trouvères ? comme le sérieux de la volupté, par exemple ? ou comme encore ce « désir d’exceller, » cette « ambition d’éterniser son nom, » qui, dans l’Italie de la Renaissance, ont en quelque sorte éveillé de son long sommeil le sentiment de l’art ? Mais Chaucer, à son tour, bien et franchement Anglais celui-ci, n’aurait-il pas peut-être égayé des traits de son humour la monotone plaisanterie de nos contes ? animé des couleurs de son réalisme pittoresque les physionomies indistinctes, ou, comme on dit, quelconques, des personnages de nos fabliaux ? échauffé de sa sympathie l’indifférence de nos jongleurs pour les aventures dont ils promenaient le récit de ville en ville ? Et les Allemands enfin, — que je connais moins, — s’il leur est arrivé parfois, comme à ce Jansen Enenkel que nous cite M. Bédier, de transformer tel de nos contes en « un récit niaisement moral, » n’y ont-ils pas souvent aussi, comme cet autre dont il nous parle, insinué d’un mot « quelque chose de mystérieusement tendre ? » Le moment est venu de le dire, si, pour nous être trop longtemps enfermés dans nos horizons, nous avons trop souvent revendiqué comme nôtre une fécondité d’invention qui n’est pas plus gauloise qu’italienne ou anglaise ; et on commence à le soupçonner ; mais le développement de ce genre de comparaisons eût sans doute achevé de le prouver.

Raillards, gaillards et paillards, — on y eût vu en effet toute la brutalité, toute la laideur, toute la vilenie, « l’orde vilenie » de nos vieux Fabliaux ; et qu’étant bien, à ce titre ou pour ces traits, l’expression de l’esprit gaulois, il n’y a pas, hélas ! de quoi tant s’en vanter, mais vraiment d’en rougir. Qui donc a dit que le rire n’était souvent qu’une forme de l’inintelligence ? Mais qu’il en soit plus souvent une encore de l’impudence ou de la grossièreté, c’est ce que nos Fabliaux suffiraient à montrer. « Nous la connaissons, dit à ce propos M. Bédier, nous la connaissons pour l’avoir retrouvée, identique à travers les civilisations, la même chez l’Anglais puritain, la même chez le Français léger et chez le pudique Allemand ; nous la connaissons, l’incroyable monotonie de l’obscénité humaine. » Seulement, dans nos Fabliaux, nos conteurs ne prennent même pas la peine de là déguiser ni de l’envelopper, et plutôt, leur plaisir est de l’y étaler. C’est ce qui les distingue précisément des étrangers, lesquels certes ne sont pas plus prudes, qui vont aussi loin ou plus loin quelquefois, mais qui ne font pas consister dans l’ordure, comme nos trouvères, tout l’intérêt du conte, et encore moins tout son esprit. Qu’on nous délivre de l’esprit gaulois, s’il faut admettre qu’il soit celui des Fabliaux ; — et il l’est !

Aussi bien les contemporains s’y sont-ils efforcés, et c’est encore ici ce que M. Bédier a su réussir à montrer mieux que personne avant lui. Les conditions très particulières dans lesquelles s’est développée la littérature du moyen âge, — spontanément, sur place, pour ainsi dire, et dans une entière indépendance des modèles, — lui en offraient effectivement la meilleure occasion. Vers le milieu du XIIe siècle, on voit naître les Fabliaux, on les voit apparaître, prolem sine maire creatam, et non moins brusquement, vers le milieu du XIVe siècle, ils meurent, et le nom même en tombe en désuétude. Comment et pourquoi ? En débarrassant la science ou l’érudition de l’hypothèse qui rattachait la naissance des Fabliaux au moment précis de la diffusion des contes orientaux dans l’Europe du moyen âge, M. Bédier nous l’a dit. Il a fait voir que, sortis de la classe bourgeoise, et composés pour elle, les Fabliaux sont donc ainsi, non-seulement contemporains, mais solidaires, à proprement parler, de la formation des « communes » et du « tiers-état. » Un ferment démocratique s’introduit avec eux dans une littérature jusque-là manifestement aristocratique. Menacée dans son principe et le sentant avant de le savoir, cette aristocratie se replie instinctivement sur elle-même ; elle s’enferme, elle s’exalte aussi dans le sentiment de sa supériorité d’éducation, d’habitudes ou d’idéal ; et les Romans de la Table-Ronde, expression de ce contraste, deviennent la contre-partie des Fabliaux populaires. Sancho Pan ça se rue en cuisine, tandis que don Quichotte, coiffant l’armet de Mambrin, va courir les aventures ; et l’amour de Tristan et d’Yseult, plus fort que la mort, condamne, du haut de sa noblesse, les grossiers plaisirs des pautonniers d’Arras et d’Orléans.

Là même est la raison de l’apparente contradiction que l’on a si souvent signalée dans la littérature du moyen âge : « Jamais, dit M. Bédier, plus que dans les fabliaux, les femmes n’ont courbé la tête, et l’on peut douter, à lire les chansons d’amour, les Lais, les romans de la Table-Ronde, si jamais elles ont été exaltées aussi haut. » Et encore : « Jamais plus que dans les fabliaux ou dans la poésie apparentée du XIIIe siècle, on n’a rimé plus de vilenies, et jamais plus qu’en ce même XIIIe siècle, on n’a accordé plus de prix aux vertus de salon, à l’art de penser et de parler courtoisement. Qu’on se rappelle le Lai de l’ombre, le Lai du conseil, les Enseignemens aux dames de Robert de Blois. » Mais la contradiction n’est qu’apparente ou superficielle, et pour peu que l’on creuse, on s’aperçoit bientôt qu’il n’y a rien là de contradictoire, s’il n’y a rien de plus naturel.

C’est que, d’une manière générale, pas plus en littérature ou en art qu’ailleurs, il n’y a d’action sans réaction ; et si l’observation est vraie de tous les temps, combien ne l’est-elle pas davantage de ceux où le poète, comme au moyen âge, n’étant que l’amuseur de ceux qui le font vivre, n’est aussi, pour cette raison même, que le témoin de leurs goûts, le miroir de leurs mœurs, et l’écho de leurs passions ! Aux belles dames donc les longs romans, Tristan, Lancelot, Perceval, les inventions subtiles et charmantes qui leur donnent à elles-mêmes la sensation de ce que leur pouvoir a de plus pur et de plus noble ; mais aux vilains les sottes plaisanteries ou les obscénités qui les secouent d’un gros rire, en les vengeant de leur misère ou de leurs humiliations ! La littérature des Fabliaux, populaire ou bourgeoise, était une réaction contre la littérature féodale des Chansons de geste. Les romans de la Table-Ronde, aristocratiques, poétiques, et déjà précieux sont à leur tour une réaction contre la littérature des Fabliaux. Mais plus favorisés de la fortune, quand les Fabliaux ont été morts, les romans de la Table-Ronde ont continué de vivre, en se transformant, si même on ne doit dire que, — comme il arrive tous les jours dans la nature, — vainqueurs des Fabliaux, ce sont eux qui les ont tués.

Car on a cru longtemps que nos Farces du XVIe siècle auraient hérité de nos Fabliaux, et M. de Montaiglon pouvait écrire encore, il y a vingt ans, dans la préface de son Recueil de Fabliaux : « Lorsque l’élément comique, après avoir été d’abord un détail pour reposer de la gravité des Mystères, après s’y être étendu jusqu’à passer à l’état d’intermède, s’est détaché du drame religieux et est devenu non pas la comédie, mais cependant une vraie pièce de théâtre, et ce qui s’est appelé la Farce, celle-ci a tué les Fabliaux : elle lui a tout pris, ses sujets et ses personnages, ainsi que son esprit et son ton lui-même… C’est si bien le même esprit, les mêmes visées, les mêmes auteurs, que du moment où, pour préparer le retour à la comédie, la farce a fait rire nos pères en se moquant d’eux à la façon des fabliaux, il n’y a plus de fabliaux ; ils sont morts, ou, pour mieux dire, ils se sont métamorphosés pour revivre sous une nouvelle forme. » Mais c’est ce que refusent aujourd’hui d’admettre, d’une part, les historiens de nos anciens fabliaux, comme M. Bédier, et de l’autre, ceux de notre ancien théâtre, comme M. Petit de Julleville. « Mous avons conservé quelques centaines de fabliaux, dit à ce propos M. Petit de Julleville, et nous ne possédons pas moins de cent cinquante farces. Si la farce n’était qu’un fabliau métamorphosé, quarante ou cinquante farces reproduiraient sous la forme dialoguée le récit d’autant de fabliaux. » Et M. Bédier ajoute : « Pour vérifier l’hypothèse, il faudrait retrouver dans l’œuvre d’un poète, ou de deux poètes contemporains, à la fois des fabliaux et des farces. Rien de tel. Non-seulement, il n’y a pas coexistence des deux genres, mais il n’y a pas succession immédiate.., et pendant soixante ans au moins, nous ne rencontrons dans notre histoire littéraire ni un fabliau ni une farce. » En réalité, la disparition des Fabliaux a été « soudaine et complète. » Si le fond en est demeuré, la forme, — qui est constitutive des genres littéraires, — en a cessé brusquement d’exister. Elle s’est nouée pour ainsi dire, par arrêt de développement, à un moment précis de son évolution, que l’on peut placer vers 1350 ; et, de cet arrêt de développement si l’on cherche la cause, on la trouve dans une modification de l’état social, elle-même suivie d’une conception nouvelle de la littérature et de l’art, dont le succès des romans de la Table-Ronde est précisément l’expression.

Cette conception nouvelle, c’est à M. Bédier qu’il appartient, dès à présent, de nous la définir un jour, et d’étudier, après les Fabliaux, le cycle de la Table-Ronde. Si je ne me suis pas trompé sur l’intention de ses dernières pages, il en a d’ailleurs presque pris l’engagement, et nul n’y est certes mieux préparé, par la connaissance qu’il a déjà de son sujet, par l’étendue de son érudition, par la sûreté de sa critique. Il a aussi le goût des idées générales, qui est moins répandu, mais non moins nécessaire. Il ne hait pas non plus la discussion, et je l’en félicite. Il ressent enfin pour ces « héros très purs » de l’épopée celtique, — en admettant qu’elle soit celtique et qu’on puisse l’appeler du nom d’épopée, car il ne faut rien affirmer dont on ne se croie sûr, — une sympathie qu’évidemment il n’éprouvait point pour les ribauds et les commères de nos Fabliaux. Que s’il veut bien appliquer toutes ces rares qualités à l’exploration de l’une des provinces les plus mal délimitées encore, et les plus mystérieuses, de la littérature française du moyen âge, nous ne doutons donc pas qu’il n’y fasse de véritables découvertes. Les circonstances sont propices. Wagnérisme, symbolisme, néo-mysticisme ! la mode elle-même, en faisant revivre parmi nous la légendaire popularité des romans de la Table-Ronde, nous invite et nous aide à démêler en eux ce qu’il y a vingt-cinq ou trente ans seulement, on n’y savait pas, on n’y pouvait pas voir. La pénétration de M. Bédier fera sûrement le reste. Et supposez que, comme je le crois, dans ce voyage au pays du rêve, il retrouvât le lien qui rattache peut-être la littérature du moyen âge à la littérature classique, — ce lien qu’on a vainement essayé d’établir entre les Farces et la comédie de Molière, entre les Mystères et la tragédie de Corneille, entre les Fabliaux et l’épopée de Rabelais, — ce n’est pas seulement un beau livre qu’il aurait écrit ; mais les positions de la critique et de l’histoire générale elle-même de la littérature française en seraient les unes renversées, d’autres consolidées, — et presque toutes enfin renouvelées.


FERDINAND BRUNETIERE.