Les Fautes, Sérénités/Possession

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POSSESSION




À Jules Jouy.


De sa fenêtre, Jacques la regardait trottiner, rapide, sans détourner la tête, dans la petite rue où s’abritait leur premier rendez-vous. Une tristesse subite envahissait le jeune homme. Pourtant, la chambre d’hôtel sombre et nue avait perdu de sa banalité. Des parfums très grisants fleuraient dans les vieilles tentures fanées et les baisers de la femme aimée chantaient encore au fond de l’alcôve, au-dessus des draps en désordre.

Il n’avait jamais cru qu’elle voulût se donner. Timidement il l’avait, des années, enveloppée d’une tendresse discrète, lentement pénétrante. Et, sans s’apercevoir que son amour s’infiltrait goutte à goutte dans ce cœur de puritaine fidèle à ses devoirs, il lui avait voué, comme à une madone en sa châsse, une adoration grave et respectueuse.

Un soir, il la trouva seule, tout en larmes. Son mari la trompait si indignement que sa chasteté d’honnête femme outragée n’avait plus de pardon pour l’époux. Sa vie calme et droite à jamais brisée, une grande rancœur lui était venue en l’âme d’avoir, dédaigneuse du bonheur que Jacques lui offrait, gaspillé les trésors de sa jeunesse dans la couche d’un misérable. À ce déchirement de sa félicité passée, une envie puissante la hantait de se tailler un bonheur nouveau, à côté de l’autre, dans la tendresse de ce beau garçon qu’elle aimait depuis si longtemps à son insu. Et comme elle se résolvait à être enfin à lui, voici qu’une pieuse estime avait peu à peu remplacé en Jacques l’ancienne passion. Il ne conservait de cette idylle déflorée qu’un souvenir très doux, sans remords, sans désirs.

Elle ne comprit pas qu’elle avait trop attendu, qu’en face de son amour naissant agonisait l’amour de Jacques, et que leurs âmes ne se rencontreraient plus. Franche, elle avoua sa passion sans réticences, s’offrant avec des aspirations si naïves qu’elles galvanisèrent un instant les rêves de volupté morts au cœur de l’amant. Il fut sincère en la prenant, s’imaginant qu’il retrouverait auprès d’elle assez d’affection pour la rendre longtemps heureuse.

À peine sortait-elle de ses bras, alors que les affolements des premières étreintes eussent dû le laisser extasié dans cet engourdissement plein de frissons qui succède aux spasmes exaspérés, il sentit que la possession ayant en lui tué l’estime, il n’avait plus pour cette femme qui allait l’idolâtrer que le souvenir de l’avoir profondément chérie. Certes, il savait le prix de cette bonne fortune que tant d’autres lui eussent enviée. Mais de la captation lente de l’un par l’autre devait résulter autre chose qu’une liaison vulgaire formée et dénouée sans raison.

Une faiblesse lâche, la honte d’un aveu si délicat lui firent fermer les yeux au bord de l’abîme où ils se précipitaient. Et insouciamment, parmi les serments et les baisers, ils s’en allèrent vers la désespérance et la mort.

Leur lune de miel dura trois mois. Puis ce furent, comme d’usage, des froissements à propos de rien qui dégénérèrent en fâcheries, en querelles, en amertume. Dans une dernière altercation, il s’emporta jusqu’à lui manquer de respect.

Alors, elle comprit.

Le coup fut terrible pour elle, mais elle avait assez souffert de la trahison du mari pour ne pas se montrer vaillante devant l’indifférence de l’amant.

Elle se reprit tout entière, et cette fois pour la vie.

Ce brusque renoncement aux joies rêvées, l’attitude hautaine de la jeune femme dessillèrent les yeux de Jacques. Il vit comment et pourquoi elle s’était si facilement rendue et une âpre désolation l’étreignit de n’avoir pas deviné ce qu’il restait de sentimentalités inassouvies dans le cœur de cette épouse trompée qui eut été pour lui une si exquise maîtresse.

Il mit tout en œuvre pour la reconquérir.

Mais elle s’obstina dans une implacable cruauté.

Il parvint à forcer sa porte, et comme, roulé à ses pieds, il menaçait de se tuer, elle l’écrasa d’un regard si glacialement dédaigneux qu’il s’enfuit, anéanti sous le mépris des chers yeux aimés.

Depuis deux ans elle n’entendait plus parler de lui. Les journaux lui apprirent que Jacques était mort en héros, devant Tuyen-Quan.

Elle a pris le deuil, et calme, un peu pâlie peut-être, elle s’éteint dans l’effrayable vision d’un éternel bonheur entrevu, — insaisi.