Les Faux-monnayeurs/3/07

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Gallimard, Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 359-367).


CHAPITRE VII


Olivier, cependant, désolé de n’avoir pas rencontré l’oncle Édouard, et ne pouvant supporter sa solitude, pensa retourner vers Armand son cœur en quête d’amitié. Il s’achemina vers la pension Vedel.

Armand le reçut dans sa chambre. Un escalier de service y menait. C’était une petite pièce étroite, dont la fenêtre ouvrait sur une cour intérieure où donnaient également les cabinets et les cuisines de l’immeuble voisin. Un réflecteur en zinc gondolé cueillait le jour d’en haut et le rabattait tout blafard. La pièce était mal aérée ; il y régnait une pénible odeur.

— Mais on s’y fait, disait Armand. Tu comprends que mes parents réservent les meilleures chambres pour les pensionnaires payants. C’est naturel. J’ai cédé celle que j’occupais l’an passé à un vicomte : le frère de ton illustre ami Passavant. Elle est princière ; mais sous la surveillance de celle de Rachel. Il y a un tas de chambres, ici ; mais toutes ne sont pas indépendantes. Ainsi la pauvre Sarah, qui est rentrée d’Angleterre ce matin, pour gagner sa nouvelle turne, elle est forcée de passer par la chambre des parents (ce qui ne fait pas son affaire), ou par la mienne, qui n’était d’abord, à vrai dire, qu’un cabinet de toilette ou qu’un débarras. Ici j’ai du moins l’avantage de pouvoir entrer et sortir quand je veux, sans être espionné par personne. J’ai préféré ça aux mansardes, où l’on loge les domestiques. À vrai dire, j’aime assez être mal installé ; mon père appellerait cela : le goût de la macération, et t’expliquerait que ce qui est préjudiciable au corps prépare le salut de l’âme. Du reste, il n’est jamais entré ici. Tu comprends qu’il a d’autres soucis que de s’inquiéter des habitacles de son fils. Il est très épatant, mon papa. Il sait par cœur un tas de phrases consolatrices pour les principaux événements de la vie. C’est beau à entendre. Dommage qu’il n’ait jamais le temps de causer… Tu regardes ma galerie de tableaux ; le matin on en jouit mieux. Ça, c’est une estampe en couleurs, d’un élève de Paolo Uccello ; à l’usage des vétérinaires. Dans un admirable effort de synthèse, l’artiste a concentré sur un seul cheval tous les maux à l’aide desquels la Providence épure l’âme équine ; tu remarqueras la spiritualité du regard… Ça, c’est un tableau symbolique des âges de la vie, depuis le berceau jusqu’à la tombe. Comme dessin, ça n’est pas très fort ; ça vaut surtout par l’intention. Et, plus loin, tu admireras la photographie d’une courtisane du Titien, que j’ai mise au-dessus de mon lit, pour me donner des idées lubriques. Cette porte, c’est celle de la chambre de Sarah.

L’aspect quasi sordide du lieu impressionnait douloureusement Olivier ; le lit n’était pas fait et, sur la table de toilette, la cuvette n’était pas vidée.

— Oui, je fais ma chambre moi-même, dit Armand, en réponse à son regard inquiet. Ici, tu vois ma table de travail. Tu n’as pas idée ce que l’atmosphère de cette chambre m’inspire.

« L’atmosphère d’un cher réduit… »

C’est même à elle que je dois l’idée de mon dernier poème : Le Vase nocturne.

Olivier était venu trouver Armand avec l’intention de lui parler de sa revue et d’obtenir sa collaboration ; il n’osait plus. Mais Armand y venait de lui-même.

Le Vase nocturne ; hein ! quel beau titre !… Avec cet épigraphe de Baudelaire :

« Es-tu vase funèbre attendant quelques pleurs ? »

J’y reprends l’antique comparaison (toujours jeune) du potier créateur, qui façonne chaque être humain comme un vase appelé à contenir on ne sait quoi. Et je me compare moi-même, dans un élan lyrique, au vase susdit ; idée qui, comme je te le disais, m’est venue naturellement en respirant l’odeur de cette chambre. Je suis particulièrement content du début de la pièce :

« Quiconque à quarante ans n’a pas d’hémorroïdes… »

J’avais d’abord mis, pour rassurer le lecteur :
« Quiconque à cinquante ans… » ; mais ça me faisait rater l’allitération. Quant à « hémorroïdes », c’est assurément le plus beau mot de la langue française… même indépendamment de sa signification, ajouta-t-il avec un ricanement.

Olivier se taisait, le cœur serré. Armand reprit :

— Inutile de te dire que le vase de nuit est particulièrement flatté lorsqu’il reçoit la visite d’un pot tout empli comme toi d’aromates.

— Et tu n’as rien écrit d’autre que ça ? finit par demander Olivier, désespérément.

— J’allais proposer mon Vase nocturne à ta glorieuse revue, mais, au ton dont tu viens de dire : « ça », je vois bien qu’il n’a pas grand’chance de te plaire. Dans ces cas-là, le poète a toujours la ressource d’arguer : « Je n’écris pas pour plaire », et de se persuader qu’il a pondu un chef-d’œuvre. Mais je n’ai pas à te cacher que je trouve mon poème exécrable. Du reste, je n’en ai écrit que le premier vers. Et quand je dis « écrit », c’est encore une façon de parler, car je viens de le fabriquer en ton honneur, à l’instant même… Non, mais, vraiment, tu songeais à publier quelque chose de moi ? Tu souhaitais ma collaboration ? Tu ne me jugeais donc pas incapable d’écrire quoi que ce soit de propre ? Aurais-tu discerné sur mon front pâle les stigmates révélateurs du génie ? Je sais qu’on n’y voit pas très bien ici pour se regarder dans la glace ; mais quand je m’y contemple, tel Narcisse, je n’y vois qu’une tête de raté. Après tout, c’est peut-être un effet du faux jour… Non, mon cher Olivier, non, je n’ai rien écrit cet été, et si tu comptais sur moi pour ta revue, tu peux te brosser. Mais assez parlé de moi… Alors, en Corse, tout s’est bien passé ? Tu as bien joui de ton voyage ? bien profité ? Tu t’es bien reposé de tes labeurs ? Tu t’es bien…

Olivier n’y tint plus :

— Tais-toi donc, mon vieux ; cesse de blaguer. Si tu crois que je trouve ça drôle…

— Eh bien, et moi ! s’écria Armand. Ah ! non, mon cher ; tout de même pas ! Je ne suis tout de même pas si bête. J’ai encore assez d’intelligence pour comprendre que tout ce que je te dis est idiot.

— Tu ne peux donc pas parler sérieusement ?

— Nous allons parler sérieusement, puisque c’est le genre sérieux qui t’agrée. Rachel, ma sœur aînée, devient aveugle. Sa vue a beaucoup baissé ces derniers temps. Depuis deux ans elle ne peut plus lire sans lunettes. J’ai cru d’abord qu’elle n’avait qu’à changer de verres. Ça ne suffisait pas. Sur ma prière, elle a été consulter un spécialiste. Il paraît que c’est la sensibilité rétinienne qui faiblit. Tu comprends qu’il y a là deux choses très différentes : d’une part une défectueuse accommodation du cristallin, à quoi les verres remédient. Mais, même après qu’ils ont écarté ou rapproché l’image visuelle, celle-ci peut impressionner insuffisamment la rétine et cette image n’être plus transmise que confusément au cerveau. Suis-je clair ? Tu ne connais presque pas Rachel ; par conséquent, ne va pas croire que je cherche à t’apitoyer sur son sort. Alors, pourquoi est-ce que je te raconte tout cela ?… Parce que, réfléchissant à son cas, je me suis avisé que les idées, tout comme les images, peuvent se présenter au cerveau plus ou moins nettes. Un esprit obtus ne reçoit que des aperceptions confuses ; mais, à cause de cela même, il ne se rend pas nettement compte qu’il est obtus. Il ne commencerait à souffrir de sa bêtise que s’il prenait conscience de cette bêtise ; et pour qu’il en prenne conscience, il faudrait qu’il devienne intelligent. Or, imagine un instant ce monstre : un imbécile assez intelligent pour comprendre nettement qu’il est bête.

— Parbleu ! ce ne serait plus un imbécile.

— Si, mon cher, crois-moi. Je le sais de reste, puisque cet imbécile, c’est moi.

Olivier haussa les épaules. Armand reprit :

— Un véritable imbécile n’a pas conscience d’une idée par delà la sienne. Moi, j’ai conscience du « par delà ». Mais je suis tout de même un imbécile, puisque, ce « par delà », je sais que je ne pourrai jamais y atteindre…

— Mais, mon pauvre vieux, dit Olivier dans un élan de sympathie, nous sommes tous ainsi faits que nous pourrions être meilleurs, et je crois que la plus grande intelligence est précisément celle qui souffre le plus de ses limites.

Armand repoussa la main qu’Olivier posait affectueusement sur son bras.

— D’autres ont le sentiment de ce qu’ils ont, dit-il ; je n’ai le sentiment que de mes manques. Manque d’argent, manque de forces, manque d’esprit, manque d’amour. Toujours du déficit ; je resterai toujours en-deçà.

Il s’approcha de la table de toilette, trempa une brosse à cheveux dans l’eau sale de la cuvette et plaqua hideusement ses cheveux sur son front.

— Je t’ai dit que je n’ai rien écrit ; pourtant ces derniers jours j’avais l’idée d’un traité, que j’aurais appelé : le traité de l’insuffisance. Mais naturellement, je suis insuffisant pour l’écrire. J’y aurais dit… Mais je t’embête.

— Va donc ; tu m’embêtes quand tu plaisantes ; à présent, tu m’intéresses beaucoup.

— J’y aurais cherché, à travers toute la nature, le point limite, en deçà duquel rien n’est. Un exemple va te faire comprendre. Les journaux ont rapporté l’histoire d’un ouvrier, qui vient de se faire électrocuter. Il maniait insoucieusement des fils de transmission ; le voltage n’était pas très fort ; mais son corps était, paraît-il, en sueur. On attribue sa mort à cette couche humide qui permit au courant d’envelopper son corps. Le corps eût-il été plus sec, l’accident n’aurait pas eu lieu. Mais ajoutons la sueur goutte après goutte… Une goutte encore : ça y est.

— Je ne vois pas, dit Olivier…

— C’est que l’exemple est mal choisi. Je choisis toujours mal mes exemples. Un autre : Six naufragés sont recueillis dans une barque. Depuis dix jours la tempête les égare. Trois sont morts ; on en a sauvé deux. Un sixième était défaillant. On espérait encore le ramener à la vie. Son organisme avait atteint le point limite.

— Oui, je comprends, dit Olivier ; une heure plus tôt, on aurait pu le sauver.

— Une heure, comme tu y vas ! Je suppute l’instant extrême : On peut encore. On peut encore… On ne peut plus ! C’est une arête étroite, sur laquelle mon esprit se promène. Cette ligne de démarcation entre l’être et le non-être, je m’applique à la tracer partout. La limite de résistance… tiens, par exemple, à ce que mon père appellerait : la tentation. L’on tient encore ; la corde est tendue jusqu’à se rompre, sur laquelle le démon tire… Un tout petit peu plus, la corde claque ; on est damné. Comprends-tu maintenant ? Un tout petit peu moins : le non-être. Dieu n’aurait pas créé le monde. Rien n’eût été… « La face du monde eût changé », dit Pascal. Mais il ne me suffit pas de penser : « Si le nez de Cléopâtre eût été plus court ». J’insiste. Je demande : plus court… de combien ? Car enfin, il aurait pu raccourcir un tout petit peu, n’est-ce pas ?… Gradation ; gradation ; puis, saut brusque… Natura non fecit saltus, la bonne blague ! Pour moi, je suis comme l’Arabe à travers le désert, qui va mourir de soif. J’atteins ce point précis, comprends-tu, où une goutte d’eau pourrait encore le sauver… ou une larme…

Sa voix s’étranglait, avait pris un accent pathétique qui surprenait et troublait Olivier. Il reprit plus doucement, tendrement presque :

— Tu te souviens : « J’ai versé telle larme pour toi… »

Certes Olivier se souvenait de la phrase de Pascal ; même il était gêné que son ami ne la citât pas exactement. Il ne put se retenir de rectifier : « J’ai versé telle goutte de sang… »

L’exaltation d’Armand retomba tout aussitôt. Il haussa les épaules :

— Qu’y pouvons-nous ? Il en est qui seront reçus haut la main… Comprends-tu ce que c’est maintenant, de se sentir toujours « sur la limite » ? Il me manquera toujours un point.

Il s’était remis à rire. Olivier pensa que c’était par peur de pleurer. Il aurait voulu parler à son tour, dire à Armand combien le remuaient ses paroles, et tout ce qu’il sentait d’angoisse sous cette exaspérante ironie. Mais l’heure du rendez-vous avec Passavant le pressait. Il tira sa montre :

— Je vais devoir te quitter, dit-il. Serais-tu libre ce soir ?

— Pourquoi ?

— Pour venir me retrouver à la Taverne du Panthéon. Les Argonautes donnent un banquet. Tu t’y amènerais à la fin. Il y aura là des tas de types plus ou moins célèbres et un peu saouls. Bernard Profitendieu m’a promis d’y venir. Ça pourra être drôle.

— Je ne suis pas rasé, dit Armand sur un ton maussade. Et puis qu’est-ce que tu veux que j’aille faire au milieu des célébrités ? Mais sais-tu quoi ? Demande donc à Sarah, qui est rentrée d’Angleterre ce matin même. Ça l’amuserait beaucoup, j’en suis sûr. Veux-tu que je l’invite de ta part ? Bernard l’emmènerait.

— Mon vieux, ça va, dit Olivier.