Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 05
CHAPITRE V.
Seulement amie.
« Vous connaissez madame d’Orlas ?
— C’est-à-dire je l’aurais connue si j’avais voulu ; elle est fort amie de ma sœur. Qu’est-ce que vous en pensez ?
— Sur sa physionomie je la crois la meilleure femme du monde.
— Je le pense comme vous.
— Elle ne se met pas avec beaucoup de goût ; elle porte volontiers tout ce que les marchands lui vendent, lorsqu’ils lui assurent que c’est la mode.
— Je le croirais assez ; mais cela ne me ferait rien si elle pouvait être sensible.
— Eh bien ! voyez-la, et vous me direz ce que vous en penserez.
— Je le veux bien, et selon ce que j’en apprendrai, je viendrai vous consulter pour me bien conduire.
— Vous conviendrez qu’à présent vous avez de l’occupation ?
— Grâces à vous ; aussi je ne crains plus de m’ennuyer. »
Saint-Alvire partit, et fut quelque temps sans revoir Dinval. Un jour il vint le retrouver. « Eh bien ! lui dit Dinval, comment vont vos affaires ?
— Mais pas trop bien.
— Pourquoi donc ?
— J’ai vu madame d’Orlas.
— Ah ! ah !
— Je lui ai trouvé l’air frais que donne l’insouciance, et sa gaieté m’a confirmé dans cette idée. Cette découverte m’a piqué et m’a déterminé à m’occuper assez sérieusement d’elle.
— Assez sérieusement ?
— Oui.
— Je n’en suis pas surpris ; à votre place j’aurais été comme vous ; les gens trop gais m’attristent quelquefois.
— Je n’ai été triste que parce que j’ai prévu que je ne réussirais pas auprès d’elle.
— Comment avez-vous prévu cela ?
— C’est qu’après m’être déclaré, je ne l’en ai vue que plus gaie.
— Vous avez raison ; votre triomphe eût été certain, si par degrés vous eussiez pu voir diminuer sa gaieté.
— Au lieu de craindre mon amour, elle paraissait l’applaudir et ne pas s’en occuper. Quand elle ne me voyait pas, je lui manquais comme un meuble et jamais autrement. J’en parlai à ma sœur pour savoir ce qu’elle en pensait.
— Eh bien ?
— Voilà ce qu’elle me répondit : Je ne suis pas surprise que vous la trouviez comme cela ; par caractère elle ne hait pas les hommes, et sans être coquette, leur commerce lui fait plaisir ; elle ne leur ôte jamais l’espérance ; mais elle n’a jamais eu, non pas ce qu’on appelle de l’amour, mais non pas même la moindre préférence pour aucun d’eux.
— Je conçois qu’il y ait des femmes comme celle-là.
— Elle prétend que par ce moyen on a des amis qui vous restent, tandis que les amans favorisés s’éloignent souvent pour jamais quand la passion cesse.
— Je serais assez de son sentiment. Une passion sans espérance pour une femme qui n’a jamais favorisé personne n’humilie pas, et elle peut par habitude conduire à une amitié agréable et pour la vie.
— Vous applaudissez donc à madame d’Orlas ?
— Je vous trouve même heureux de l’avoir rencontrée.
— Voilà un grand bonheur !
— Sûrement, si vous vous en faites une amie. Il en faut avoir dans la vie, et une femme amie vaut souvent mieux qu’un homme ; elle peut vous donner des conseils plus utiles ; sa curiosité la rend plus fine, et sa sensibilité la rend plus délicate ; enfin les femmes connaissent mieux le cœur humain que les hommes.
— Vous imaginez cela ?
— Rien n’est plus vrai. Avec une passion nous nous embarquons étourdiment sans nulles précautions, et nous allons à l’aventure ; mais sans que nous nous en apercevions elles dirigent notre barque, la font échouer si cela leur plaît, ou bien elles savent susciter à propos une tempête nécessaire qui, au lieu de nous égarer, nous fait arriver plus promptement où elles désirent de nous attirer.
— Je ne me doutais pas de cela.
— Voilà pourtant ce qui arrive tous les jours.
— Et faut-il que je m’en défie ?
— Cela serait fort inutile.
— Vous dites donc qu’il faut que je me réduise à me faire une amie de madame d’Orlas ?
— Il faut continuer à lui rendre des soins ; mais gaiement…
— Gaiement.. ?
— Oui, oui ; elle s’attachera à vous quand elle pourra croire qu’elle s’est trompée, et que vous ne l’aimez pas réellement.
— Et croyez-vous qu’elle m’en parle ?
— Pas à présent, ou bien elle vous offrira de l’amitié pour vous voir venir, et vous la prendrez au mot.
— En ce cas il faut que je cherche à m’attacher à une autre.
— Je vous le conseille. »