Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 08
CHAPITRE VIII.
Aimant son mari.
« Et comment la nommez-vous ?
— Madame de Goursi.
— Je la connais très-fort ; elle ne ressemble point à madame de Foulaire ; elle a beaucoup plus de charmes dans la physionomie.
— Réellement ?
— Mais c’est un charme simple, décent et presque virginal.
— Allons, je ne pense plus qu’à elle, je n’en veux jamais aimer d’autre.
— Vous êtes un peu vif.
— Et que puis-je trouver de mieux ?
— Laissez-moi donc achever son portrait ; il faut que vous sachiez si elle est sensible.
— Elle doit l’être ; cela me suffit.
— Oui ; mais croyez-vous que sa sensibilité soit celle que vous désirez ?
— Je l’espère.
— Elle sait écouter avec l’air du plus vif intérêt, et lorsqu’elle peut obliger elle en saisit l’occasion avec ardeur.
— C’est un ange !
— Oui, c’est un ange par la figure et par l’ame ! elle sent tout le prix de l’amitié, et elle fait les délices de ses amis : les femmes même ne peuvent s’empêcher de l’aimer et de lui rendre justice.
— Ah ! je le crois facilement.
— Le récit des peines des malheureux lui fait facilement verser des larmes : une douce joie lui en fait répandre aussi lorsqu’elle voit combler les vœux de ceux qui ont long-temps langui après le moment fortuné qu’ils désiraient. Une seule passion l’occupe.
— Une passion ! elle aimerait quelqu’un ?
— Sûrement.
— Pourquoi donc m’avoir caché jusqu’à présent…
— Je ne vous ai rien caché.
— Et vous dites qu’elle aime.
— Véritablement.
— Quel est ce fortuné mortel ?
— Son mari.
— Son mari ! ah ! bien fortuné ! je le crois facilement.
— Il l’emmène en Italie, où il va se fixer pour quelque temps.
— Il l’emmène ?
— Incessamment.
— Que je suis heureux de ne l’avoir jamais vue ! Le chevalier ne sait donc pas cela. Je vais l’affliger un peu en le lui apprenant. Adieu, mon cher Dinval, jusqu’au revoir.
— Vous ne vous ennuyez plus ?
— Non, non, je n’en ai pas le temps. »
Saint-Alvire fut trouver le chevalier qui, ayant appris que madame de Goursi partait, lui conseilla de s’attacher à madame de Gontal en qui celle qu’il aimait avait toute confiance, et qui était une femme de mérite. Ce mot de mérite ne plaisait pas trop à Saint-Alvire ; cependant il promit au chevalier de faire ce qu’il désirait, à condition que Dinval approuverait ce choix ; et il vint le trouver pour lui faire part de son nouveau projet. Dinval lui dit :
« Avez-vous vu madame de Gontal ?
— Fort peu. Je commence à croire que la figure trompe souvent, surtout depuis madame de Foulaire, et c’est d’après le caractère cette fois-ci que je veux former un attachement ; ne m’approuvez-vous pas ?
— Si vous voulez.
— Comment, si je le veux ?
— Oui, quand il est question d’un attachement raisonnable ; mais quand c’est pour rendre service à un ami, il faut passer sur bien des choses.
— Je ne suis point obligé de me sacrifier pour le chevalier ; c’est pour moi que je veux aimer.
— Je crois toujours qu’il vaut mieux s’exposer à souffrir un peu qu’à languir dans l’indépendance.
— Comment, à souffrir ! vous croiriez qu’avec madame de Gontal…
— Vous essuieriez quelques caprices.
— Elle a pourtant l’air assez doux.
— Un air doux n’empêche pas qu’elle n’ait une volonté très-décisive ; que ses chaînes ne soient très-fortes, et qu’il ne soit très-difficile de les rompre.
— Mais quand on est aimé, loin de penser à les rompre, on ne cherche qu’à les serrer davantage.
— Et croyez-vous que vous serez aimé de madame de Gontal ?
— Est-ce que vous en douteriez ?
— On m’a dit qu’elle avait toujours voulu plus faire d’esclaves que d’amans ; elle aime à régner despotiquement.
— Vous croiriez qu’elle n’a jamais aimé ?
— Je vous demande pardon.
— Et sait-on qui ?
— Oui, elle seule. Elle a des grâces, et elle sait couvrir de fleurs les chaînes qu’elle vous prépare.
— Eh bien ! on aime la rose malgré ses épines.
— Mais la rose naît et meurt pour ceux qui l’admirent.
— Et madame de Gontal ne vit que pour elle ; achevez ?
— Il est vrai.
— Quel dommage !
— Eh bien, essayez de lui plaire, vous voilà averti.
— Si je commençais par feindre de l’indifférence pour la voir venir ?
— Elle vous ferait payer bien cher cette feinte par la suite.
— Vous croyez qu’elle s’en apercevrait ?
— Une femme qui n’aime pas encore, et qui a de l’orgueil, est rarement la dupe d’un homme. Cependant, essayez.
— Et si elle me plaît réellement, et que je ne puisse m’en défendre…
— Sa vanité en sera peut-être flattée.
— Je veux toujours la voir ; je me ferai présenter par le chevalier.
— Eh bien, vous m’en direz des nouvelles.
— Allons, je vous reverrai dans peu. »
Au bout de quelques jours Dinval rencontre Saint-Alvire à l’Opéra.
« Eh bien, comment vont vos affaires ?
— Admirablement ! j’en suis épouvanté.
— Que voulez-vous dire ?
— Que j’ai été plus heureux que je ne l’espérais ; mais je vais tout terminer.
— Pourquoi donc ?
— C’est que j’ignorais que j’eusse un rival.
— Quoi ! elle a un autre amant ?
— Il était à la campagne quand je me suis engagé avec elle assez franchement, au lieu de feindre comme je me l’étais proposé.
— Eh bien ?
— Il est revenu : c’est un de mes amis, et il a été charmé de me voir en rivalité avec lui.
— Je ne comprends pas cela.
— Elle le traite comme un Nègre, et il ne s’était absenté que pour chercher les moyens de rompre avec elle décemment ; en me voyant établi chez elle, il trouva un moyen tout simple de s’éloigner sans qu’elle pût s’en plaindre.
— Ainsi le champ de bataille vous restera.
— Je ne suis point tenté de lui succéder ; je voudrais même trouver les moyens de les rengager de plus belle, afin de pouvoir m’en retirer avec armes et bagages.
— Elle lui dira peut-être qu’elle n’a voulu que lui inspirer de la jalousie.
— Voilà ce que je pense.
— Et sait-elle que vous êtes amis ?
— Certainement.
— Cela doit l’embarrasser beaucoup ; elle craindra vos confidences.
— Pour la mettre à son aise, j’ai envie de ne plus retourner chez elle.
— Elle se vengerait de cette espèce de mépris ; il faut aller plus doucement.
— Quels moyens prendre ?
— Il faut faire le jaloux.
— Vous avez raison.
— En pareil cas, c’est une continuité d’hommage que la jalousie ; elle ne pourra se plaindre de vous qu’en disant que vous êtes quelquefois injuste ; que vous avez une façon de voir les choses très-singulière, et que vous êtes d’un commerce très-difficile.
— Je lui passerai volontiers ces sortes de plaintes.
— Et son autre amant lui restera.
— Bien malgré lui ; le pauvre diable sera fort à plaindre ; mais c’est son affaire.
— Vous vous serez au moins conduit très-honnêtement.
— Je le pense de même. Une fois dégagé, je veux former un attachement d’une toute autre espèce.
— Vous m’en ferez part.
— Sans contredit ; je vais commencer à bouder madame de Gontal ; car je suis ici dans sa loge avec elle.
— Ce sera bien fait. Adieu, je souhaite que vous réussissiez. »