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Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 27

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Delongchamps (tome IIp. 149-160).


CHAPITRE XXVII.

Fausse avec son mari.

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« Qu’est-ce que c’est que madame de Cressor ? dit Dinval à Saint-Alvire.

— Une jeune femme fort jolie, dont la figure est l’image de la candeur, et qui avec de la naïveté a du goût, de l’esprit, et je crois de la sensibilité.

— Je n’en ai jamais entendu parler.

— Elle est ici avec son mari, qui y est venu pour solliciter un gouvernement. Le chevalier, son frère, désire fort d’obtenir un régiment.

— Madame de Brieux se chargera sûrement de lui en faire avoir un.

— Je crois qu’elle s’y emploiera avec plaisir.

— Il faudrait vous employer, vous, pour M. de Cressor ; ce serait un moyen de devenir de ses amis.

— Je ne souhaiterais pas de réussir ; il voudrait promptement emmener sa femme.

— On ne réussit pas si facilement, et il saura bien qu’il n’y aura pas de votre faute. Madame de Cressor est-elle de province ?

— Oui, mais elle a été élevée à Paris ; il est vrai qu’elle y a peu demeuré après avoir été mariée ; son mari l’a emmenée bientôt dans sa province où il y a beaucoup de femmes du meilleur ton.

— Je vois que vous en augurez très-bien.

— Mais, comme je le désire.

— Vous m’en direz des nouvelles ?

— Certainement ; » et, en effet, ils ne tardèrent pas à se revoir ; mais Saint-Alvire était peu content.

« Vous paraissez chagrin, lui dit Dinval.

— C’est que ma situation n’est point du tout agréable.

— Est-ce que vous en êtes encore à savoir si vous devez espérer ?

— Je crains d’avoir été prévenu par un ami du chevalier.

— Qui est à Paris ?

— Oui ; le comte de Rénauville qui est son colonel.

— Mais serait-il capable de tous les soins qu’il faudra prendre pour soumettre madame de Cressor ?

— Il est vrai qu’il est fort léger et qu’il pourrait la regarder seulement comme une femme à mettre sur la liste de ses bonnes fortunes ; mais elle me paraît occupée de lui ; elle admire tout ce qu’il dit, tout ce qu’il fait, et elle n’écoute que lui.

— Et quand elle est avec vous, que vous dit-elle ?

— Peu de chose ; à peine semble-t-elle me regarder et m’entendre.

— Mais rêve-t-elle ?

— Oui, et je crois que c’est au comte.

— Avec cette prévention, vous n’avancerez pas beaucoup vos affaires.

— Mais toutes les femmes avec qui elle vit ne parlent que de cet homme-là, elle croira que c’est du bon air de l’avoir.

— Ne vous embarrassez pas de lui et ne vous occupez que de vous.

— Allons, je suivrai vos conseils.

— Vous verrez que vous vous en trouverez bien. »

En effet, au bout d’un mois Saint-Alvire revint trouver Dinval et lui dit : « Vos conseils ont très-bien réussi, et j’avais tort de m’alarmer. En admirant le comte, madame de Cressor n’avait fait qu’imiter les femmes avec lesquelles elle vivait.

— Je reconnais ces femmes-là ; j’en ai tant vu qui sont extasiées devant les hommes à la mode ; c’est continuellement l’objet dont elles croient devoir s’occuper. Avez-vous vu le comte hier ? disent-elles. Moi, je l’ai vu ce matin ; il viendra ce soir souper chez moi, venez-y. Tenez, regardez donc le comte ; qu’a dit le comte ? voyez donc la mine du comte ! ah ! oui, le comte est comme cela ! c’est que personne n’est comme le comte ! oui, il est tout ce qu’il veut, et souvent il n’a qu’un air ironique qui le fait craindre de ces femmes qui en font leur idole.

— C’est cela même. Madame de Cressor avait cru que pour être à la mode il fallait avoir ce ton-là vis-à-vis du comte.

— Vous l’a-t-elle dit ?

— Pas absolument, mais à peu près. Je ne pus m’empêcher de lui dire un jour : Eh bien ! Madame, vous ne parlez plus du comte ; il me semble que votre admiration pour lui est bien diminuée.

— Mon admiration ! à moi ?

— Sans doute.

— Je ne répétais que ce que disaient toutes ces dames : il est parti, elles n’en parlent plus.

— Voilà ce qui arrive toujours dès qu’on ne voit plus les gens, on oublie tout ce qu’on avait admiré en eux.

— C’est-à-dire que vous me louez souvent ; si je m’en allais, vous ne penseriez plus à moi.

— Vous ne le croyez pas.

— Je vous demande pardon ; puisque c’est une de vos maximes, je dois le croire.

— Je ne me défendrai pas d’une chose dont je ne puis jamais avoir la pensée ; elle est trop éloignée de tout ce que vous m’inspirez ; mais me direz-vous ce que cela vous ferait, s’il m’était possible d’oublier le plaisir que je goûte auprès de vous, à vous voir et à vous entendre ?

— Il faudrait, pour le savoir moi-même, que je fusse persuadée que ce ne fût pas une exagération, et comment, dans un pays où tout le monde exagère, pourrait-ce être autre chose ? Je dirai donc que vous en avez le ton par excellence, et qu’en perdant le comte, nous n’avons rien perdu.

— Ah ! vous trouvez que je ressemble au comte ?

— On ne peut davantage.

— Je croirai aussi que vous exagérez.

— Si vous n’êtes pas content de ce compliment, je ne sais pas ce que vous pouvez désirer.

— Je ne saurais me plaindre d’une plaisanterie qui vous amuse.

— Cette complaisance me désarme entièrement.

— Je n’en suis pas moins vaincu par vous.

— Et vous soumettriez-vous à toutes les lois que je pourrais vous imposer ?

— Un esclave est obligé d’obéir.

— Eh bien ! mettez moins de louanges dans vos propos, quand il est question de moi.

— Ce n’est pas ma faute si votre modestie vous fait voir des louanges où il n’y a que de la sincérité et de la vérité.

— Savez-vous que vous vous éloignez un peu trop du ton de la capitale ! que vous m’empêcheriez de m’y accoutumer et d’en user, ce qui peut ternir en peu de temps le mérite d’une habitante de la province.

— Tenez, Madame, oublions tous les tons du monde, imitez-moi, soyez vraie.

— Il pourrait y avoir du danger pour une femme d’être vraie.

— Il faut distinguer avec qui ; c’est selon les personnes ; tout en vous a l’air de la candeur, et vous n’êtes pas faite pour dissimuler.

— Que pourrais-je dissimuler ?

— Vos sentimens. Vous pourriez par une délicatesse très-honnête, craindre de m’affliger, en m’avouant que ce serait inutilement que je chercherais à vous plaire.

— Vous me jugez très-bien ; je serais très-fâchée de vous causer la moindre peine.

— Et vous refuseriez-vous à ce qui pourrait faire mon bonheur ?

— C’est une chose bien difficile de rendre les hommes heureux ! je ne crois pas devoir l’entreprendre.

— Eh bien ! puisque vous le pensez, laissez-moi vous en indiquer les moyens.

— Je craindrais de ne pouvoir pas les employer.

— Laissez-moi lire dans votre cœur.

— Je m’en garderai bien, je n’ai déjà même que trop d’inquiétude que vous n’ayez pénétré ce qui s’y passe.

— Si c’est un autre que moi qui l’occupe, je serai bien puni de ma curiosité. Ne me laissez donc pas plus longtemps dans cette incertitude, je vous en conjure.

— Et qui pensez-vous que je puisse aimer ?

— Je l’ignore.

— Vous me trompez.

— Moi ?

— Je devrais vous fuir, et je ne le puis.

— Ah ! je suis trop heureux ! Je tombai à ses pieds, quelques larmes coulaient de ses yeux, je couvrais ses mains de baisers, lorsque nous entendîmes une voiture ; elle me pria de m’en aller, afin qu’on ne pût s’apercevoir du trouble que je lui causerais par ma présence, j’obéis ; mais j’y retournai le lendemain de bonne heure.

— Et fûtes-vous heureux ? dit Dinval.

— Au-delà de toute expression. La naïveté, la franchise et la candeur de madame de Cressor augmentaient à chaque instant ses charmes.

— Eh bien ! où en êtes-vous actuellement ?

— Vous allez le savoir. Un jour, à la fin d’une de ces après-dînées délicieuses que nous passions ensemble, son mari arriva de Versailles ; nous causions et nous ne fûmes point troublés par sa présence, mais madame de Cressor qui était convenue avec moi qu’elle ne l’avait jamais aimé, lui fit devant moi mille caresses, employa avec lui les termes les plus tendres, et elle eut l’air du plus vif empressement. Cette fausseté, dont je ne l’aurais jamais cru capable, me révolta et m’indigna contre elle, au point que tous ses charmes s’effacèrent à l’instant de mon cœur, et je me retirai promptement, déterminé à ne la plus revoir.

— Quelle folie !

— Comment, folie ?

— Certainement ; parce que tout cela tient plus du ton bourgeois ou provincial que de la fausseté.

— Rien ne m’a jamais autant déplu ; je croyais avoir le lendemain des nouvelles de madame de Cressor, sur mon départ précipité, mais je n’en reçus pas un mot. Ayant appris que son mari avait obtenu le gouvernement qu’il désirait, je passai chez eux pour m’y faire écrire, et l’on me dit qu’ils étaient tous deux partis, dès le matin, pour leur province. »