Les Femmes Fortes (Sardou)/I

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 1-29).
Acte II  ►

ACTE PREMIER.

Un salon. — Trois portes au fond. — À gauche, un bureau. — Au-dessus, deux vases. — Une fenêtre. — À droite, une cheminée avec deux vases, pendule. — Un guéridon, chaises, etc.


Scène PREMIÈRE

.
GABRIELLE, JENNY.
Gabrielle regarde par la fenêtre ; Jenny assise, lit un roman.
GABRIELLE.

Ah ! que ce n’est pas beau, les hauteurs de Chaillot, quand on les admire tous les jours depuis l’âge de raison !… Je ne vois que le Champ de Mars qui poudroie, la Seine qui verdoie, et personne qui se noie ! Jenny !

JENNY.

Quoi ?

GABRIELLE, descendant en scène.

Tu t’ennuies, n’est-ce pas ?

JENNY, jetant le livre.

Oh ! oui !… La jolie existence que nous menons depuis que papa est parti pour New-York ! Père dénaturé, qui n’a pas voulu nous emmener !…

GABRIELLE.

Ah ! Dieu !… voyager !… Changer de place, être secouée, ballottée et faire naufrage, quel bonheur !… Au moins cela changerait l’heure des repas !

JENNY, soupirant.

Si seulement on avait le droit de rêver à son aise !

GABRIELLE.

Oui, c’est bon pour toi, qui passes ta journée à lire des romans. Mais moi, il faut que je m’agite, que je me déplace, que je coure… (Allant et venant.)sm Je suis ici comme une lionne en cage, je voudrais égratigner quelqu’un, et je sais bien qui !

JENNY.

Et moi aussi. C’est mademoiselle Claire. (Elle se lève.)

GABRIELLE.

Voilà une compagnie que papa avait bien besoin de nous donner avant son départ !

JENNY.

Au lieu de nous confier à notre tante Toupart qui loge au deuxième étage !

GABRIELLE.

Une demoiselle qui fait du zèle, sous prétexte que papa est son parrain, qui prend ses fonctions de chaperon au sérieux, nous défend de sortir à nos heures…

JENNY.

De lire les livres qui nous plaisent…

GABRIELLE.

N’a en tête que nos leçons, les convenances, la morale et autres soins domestiques.

JENNY.

Prosaïque comme un livre de cuisine !…

GABRIELLE.

Et avec cela si douce, si prévenante, si bonne, qu’elle a trouvé le moyen de n’être jamais dans son tort, ce qui fait qu'on enrage encore bien plus, parce qu’on ne peut rien lui reprocher.

JENNY.

Comme c’est gai ! (L’heure sonne.) Ah !

GABRIELLE.

Quoi donc ?

JENNY.

Rien ! (À elle-même.) Une heure ! Il va passer.

GARIELLE, regardant par la fenêtre.

Tiens ! Voilà ton prince monténégrin, M. Lazarowitch Durandoio à cheval !

JENNY.

Ah !

GABRIELLE.

Toujours le soupir aux lèvres ! Pauvre jeune homme ! Viens donc le voir, il est plus triste que jamais !

JENNY, voulant la retenir.

Es-tu folle ! Après ce qui est arrivé…

GABRIELLE.

Quoi ! parce que mademoiselle Claire l’a prié de ne plus venir si souvent ?… Elle ne nous a peut-être pas défendu de le saluer !

JENNY.

C’est vrai !

GABRIELLE, à la fenêtre.

Bonjour, monsieur. Vous allez en promenade ?

LAZAROWITCH, dehors, soupirant.

Hélas, oui ! mademoiselle ! je vais au bois !

GABRIELLE, se retournant vers Jenny, en imitant son soupir.

Il va au bois !

JENNY.

Mauvaise !

LAZAROWITCH, de même.

Oserai-je vous demander comment se porte mademoiselle Jenny ?

GABRIELLE, l’imitant.

Hélas ! elle ne va pas mal, monsieur.

JENNY, avec reproche.

Gabrielle !

GABRIELLE, poussant Jenny vers la fenêtre.

Car elle est là, qui se cache derrière moi, pour que vous ne la voyiez pas !

LAZAROWITCH, dehors, soupirant :

Ah ! Adieu, mademoiselle !… Adieu ! (Il s’éloigne.)

JENNY, descend.

La ! tu vois bien, tu l’as blessé avec tes railleries.

GABRIELLE, riant.

Il est trop triste aussi, ton Lazarowitch.

JENNY.

Pauvre jeune homme… Il est exilé !

GABRIELLE.
Sur la terre étrangère !…

Oui ! Eh bien, cela ne m’étonne pas, s’il était gai comme cela dans son pays.

JENNY.

Oh ! tu n’as pas de coeur, tiens ! Si je te disais que M. Lachapelle est laid, moi !…

GABRIELLE, vivement.

Je ne sais pas ce que tu veux dire avec ton M. Lachapelle ! M. Lachapelle est un ami de papa, et…

(Toupart entre par le fond.)
JENNY, riant.

Alors, pourquoi rougis-tu ?…

GABRIELLE.

Je ne rougis pas !

JENNY.

Si !

GABRIELLE.

Non !


Scène II

.
Les précédents, TOUPART.
TOUPART, un panier à la main.

Eh bien ! Eh bien ! On se dispute ici ?

GABRIELLE.

Ah ! c’est mon oncle Toupart ! Comment va ma tante ?

TOUPART.

Bien… Elle va bien ! (À Gabrielle qui veut regarder ce qu’il y a dans le panier.). Prends garde !

JENNY et GABRIELLE.

Qu’est-ce que c'est donc ?

TOUPART.

Ce sont des œufs !

JENNY.

Tu es allé au marché ?

TOUPART.

Oh ! j’y suis allé sans y aller !… Mais en flânant, on voit un oeuf… on se dit : Tiens, tiens, voyons donc s’il est frais… celui-là… et on se laisse entraîner à en acheter…

GABRIELLE, regardant dans le panier.

De quoi faire une omelette !…

JENNY.

Avec une langouste !…

GABRIELLE.

Et des fruits !… (Elle porte le panier sur une chaise, près de la cheminée.)

TOUPART.

Oui, je me suis encore laissé entraîner… Je ne sais pas trop comment tout ça est là dedans ?…

GABRIELLE.

Enfin, tu es un homme de précaution, toujours… puisque tu avais pris ce panier.

TOUPART.

Oh ! je l’ai pris sans le prendre… pour me donner une contenance !

GABRIELLE.

Ah çà, mais, ta bonne, qu’est-ce qu’elle fait donc ?

TOUPART.

La bonne ! Il faut bien qu’elle garde la maison quand je n’y suis pas. Si on sonnait… ce n’est pas madame Toupart qui ouvrirait !

GABRIELLE et JENNY.

Pourquoi ?

TOUPART.

Pourquoi ? Ah çà, vous ne connaissez donc pas encore votre tante, depuis que vous êtes sorties de pension ? Mais ce n’est pas une femme comme les autres, Pulchérie… C’est une femme… une femme… une femme supérieure !

GABRIELLE.

Supérieure à quoi ?

JENNY.

Supérieure à qui ?

TOUPART.

À tout le monde, et à moi, d’abord, je le dis avec orgueil. Elle m’écrase de sa supériorité ! Quand je me mariai, feu votre grand-père me dit en sortant de l’église : « Mon gendre, vous pouvez vous vanter d’avoir là une femme comme on en voit peu. Ce n’est pas ma Pulchérie qui perdrait son temps à broder ou à coudre ; elle ne sait faire oeuvre de ses dix doigts… rien !… n’attendez rien de Pulchérie ; mais c’est une femme d’esprit, une femme faite pour le commandement… une femme, enfin, à qui il n’a manqué que d’être un homme pour être parfaite. »

JENNY.

Mais qu’est-ce qu’elle fait tandis que tu vas au marché ?…

TOUPART.

Ce qu’elle fait !… Pulchérie ?… Mais elle travaille énormément… de tête… elle est toujours au fait de ce qui se passe… hors de chez elle… et elle est tellement au-dessus des petites choses, des détails vulgaires (Jenny et Gabrielle remontent en riant), des niaiseries du ménage, que j’en suis toujours à me demander comment le jour des noces elle ne m’a dit avec dédain : « Fi, monsieur Toupart, je suis au-dessus !… » (Se reprenant.) Qu’est-ce que je dis donc là, moi ! (Haut.) Où donc est mademoiselle Claire ?


Scène III

.
Les précédents, CLAIRE.
CLAIRE, portant des fleurs.

La voilà ! Bonjour, monsieur Toupart.

TOUPART.

Bonjour, mademoiselle : vous venez du jardin ?… (Il remonte vers son panier.)

CLAIRE.

Oui, vous voyez. Eh bien, Jenny… Gabrielle… et ce piano !… Mais, malheureuses enfants, c’est l’heure du piano !

GABRIELLE.

Je suis si mal disposée ce matin !… (Elle prend des mains de Claire deux bouquets, qu’elle va mettre dans les vases sur la cheminée.)

JENNY.

Et moi…

CLAIRE.

Ah ! que ce n’est pas bien, cela… de grandes filles qu’on laisse seules et qui se conduisent comme des enfants de six ans.

GABRIELLE.

J’ai des éblouissements…

JENNY.

Et moi des palpitations !…

CLAIRE.

Gabrielle a des éblouissements, et le coeur de Jenny palpite à la pensée d’une promenade au bois de Boulogne…

GABRIELLE, à demi-voix.

Il y a de cela !

CLAIRE, allant au bureau.

Voilà ce que c’est. Au lieu de travailler, on se met à sa fenêtre. Il fait un joli soleil, on voit passer du monde à pied, à Cheval… (Avec intention.) À cheval surtout… (Mouvement de Jenny.) Et tous avec des visages si joyeux, si gais… (Elle met un bouquet dans chacun des vases qui sont sur le bureau.)

GABRIELLE.

Oh ! si gais ! Pas tous !

CLAIRE.

Mais jusqu’à M. Lazarowitch, que j’ai rencontré fredonnant sa petite chanson…

JENNY, vivement.

Lui ?

CLAIRE, (Elle s’assied près du bureau et ouvre un livre de comptes.)

Il faut croire que ma vue, pauvre jeune homme !… lui a rappelé soudain les douleurs de l’exil… car c’est avec un soupir déchirant qu’il m’a saluée, et les chants avaient cessé.

JENNY.

Quelque air de son pays… une ballade.

CLAIRE.

Oui, un air de Bataclan !

GABRIELLE, à Jenny.

Attrape !

JENNY, à demi-voix.

Qu’elle est mauvaise ! Oh ! je voudrais aller au bois de Boulogne… pour le voir.

GABRIELLE.

Attends ! (Elle passe et va à Claire, se penchant sur elle et d’un air câlin.) Petite maman… est-ce que vous ne voulez pas que nous allions faire une promenade dans l’intérêt de notre santé ?

CLAIRE.

Mais je ne peux pas vous accompagner, chère enfant ! Lundi, c’est le jour de mes comptes.

TOUPART, sautant.

Lundi !… c’est lundi… le jour de ma blanchisseuse !

GABRIELLE.

Eh bien ?

TOUPART, effaré, reprenant son panier.

Et mon linge qui n’est pas compté ! Et vous ne me dites pas d’aller compter mon linge !

CLAIRE.

Mais…

TOUPART.

S’il est possible d’oublier… un homme de ménage !…

(Il se sauve par le fond.)

Scène IV

.
Les précédents, moins TOUPART.
CLAIRE.

Il court bien… pour une femme !…

JENNY, à Gabrielle.

Est-elle assez mauvaise ! (Allant à Claire.) Petite maman…

GABRIELLE.

Vous ne voulez donc pas que nous sortions ?…

CLAIRE.

Mes pauvres enfants, je ne veux que ce qui vous fait plaisir, moi… et je suis trop bonne, je vous gâte, votre père me grondera.

GABRIELLE

C'est dit, nous sortons ! avec Jean !

CLAIRE, (Elle se lève.)

Non ! non ! Avec Denise ! c’est plus convenable… et je suis sûre d’elle !

JENNY, à part.

Comme si nous n'étions pas assez grandes pour nous conduire nous-mêmes !…

GABRIELLE, de même.

Mais elle viendra, la liberté, elle viendra ! Et ce jour-là !…

JEAN, annonçant.

M. Lachapelle !

CLAIRE.

Qu’il entre !


Scène V

Les précédents, LACHAPELLE.
LACHAPELLE, saluant.

Mesdemoiselles…

CLAIRE[1].

Je vous demande pardon pour elles, monsieur Lachapelle… Ces demoiselles sortent au moment où vous arrivez…

GABRIELLE, vivement.

Oh ! nous pourrions…

CLAIRE.

Non ! non ! C’est une promenade de santé, et puisque monsieur veut bien le permettre…

GABRIELLE, à part.

La !… maintenant que cela m’est désagréable !

JENNY.

Viens-tu ?

GABRIELLE.

Oui ! (Elles saluent et sortent.)


Scène VI

CLAIRE, LACHAPELLE.
CLAIRE.

Je regrette bien, monsieur Lachapelle, une sortie…

LACHAPELLE, l’interrompant.

Permettez-moi de m’en féliciter, mademoiselle, car je venais solliciter la faveur d’un entretien particulier…

CLAIRE.

Avec moi ?

LACHAPELLE, s’asseyant.

Si vous voulez bien le permettre. (Claire s’assied à droite, près du guéridon, et prend une broderie. Lachapelle va chercher la chaise placée près du bureau et vient s’asseoir près d’elle.) Mais avant tout, mademoiselle, oserai-je vous demander des nouvelles de mon ami, M. Quentin ?

CLAIRE.

Elles sont excellentes, monsieur, et nous l’attendons tous les jours.

LACHAPELLE.

Déjà ?

CLAIRE.

Dites si tard. Pour le peu qu’il avait à faire à New-York, car vous savez le but de son voyage…

LACHAPELLE.

J’ai entendu parler d’héritage…

CLAIRE.

Précisément ! L’usine de Marville, près du Havre : une fabrique d’épingles !

LACHAPELLE.

Une propriété de deux millions ; je suis du pays, mademoiselle, et je sais ce qu’elle vaut.

CLAIRE.

Alors, vous savez probablement que le défunt M. Quentin Mascaret, oncle de mon parrain, était un homme fort habile, mais fantasque et maniaque !…

LACHAPELLE.

Je l’ai ouï dire !

CLAIRE.

Comme depuis dix ans il refusait toujours, et sans motif connu, de recevoir ses héritiers légitimes, mon parrain et sa sœur, madame Toupart M. Quentin se résignait à vivre modestement du produit de cette maison dont il est propriétaire, et madame Toupart des petites rentes de son mari, et ils faisaient tous deux leur deuil de l’héritage ; mais M. Mascaret est mort sans faire de testament, et la propriété leur revient de droit !

LACHAPELLE.

C’est un million pour chacun !…

CLAIRE.

Non ! car il existe un troisième héritier, un frère de M. Quentin et de madame Toupart qui habile New-York. M. Quentin n’a pas pu se résigner à la vente ou au partage de l’usine ; il a proposé l’association à sa sœur, qui l’accepte, et son voyage à New-York n’a d'autre but que d’obtenir le même consentement de son frère !

LACHAPELLE.

Que la mer lui soit légère ! Et maintenant, mademoiselle, me sera-t-il permis de vous parler un peu de moi ?

CLAIRE.

Mais comment donc, monsieur !…

LACHAPELLE.

Et de vous dire ma surprise, le mois dernier, à mon retour d’Italie, en retrouvant dans la maison de M. Quentin une personne que j’avais eu l’occasion de connaître… et mieux, d’apprécier, dans un milieu bien différent ?

CLAIRE.

Qui donc, monsieur ?

LACHAPELLE.

Mais vous, mademoiselle !

CLAIRE, surprise.

Moi !…

LACHAPELLE.

Il y a deux ans, chez madame de Rochaiguë, ma parente… où je vous fis danser… vous l’avez oublié…, et je devrais l’oublier aussi, car je danse horriblement.

CLAIRE.

En effet, monsieur… je me rappelle maintenant ce danseur…

LACHAPELLE.

Si gauche !… C’était moi !…

CLAIRE.

Que je vous demande pardon de ne pas vous avoir reconnu plus tôt !

LACHAPELLE.

Ah ! mademoiselle, vous étiez entourée ce jour-là de tant d’hommages… il fallait fendre une foule si épaisse pour vous arracher la promesse d’une douzième contredanse…

CLAIRE.

C’est une raillerie ?…

LACHAPELLE, vivement.

Oh ! non ! car vous étiez faite pour cette royauté du bal. Le chant, la danse, les fleurs, les bijoux, tout cela semblait votre domaine, et je ne saurais vous dire mon triste étonnement quand la personne que j’avais connue si brillante et si fêtée s’est offerte ici… à ma vue…

CLAIRE.

À l’état de simple gouvernante.

LACHAPELLE.

À ce point que j’hésite depuis longtemps à vous le dire de peur de réveiller un souvenir douloureux.

CLAIRE.

Un seul, monsieur, la mort de mon pauvre père.

LACHAPELLE, vivement.

Qui vous a ruinée, j’en suis sûr, car il spéculait !…

CLAIRE, l’interrompant.

S’il était là… je serais trop riche.

LACHAPELLE.

Et recueillie par M. Quentin votre parrain, vous avez pu vous résigner à cette vie bourgeoise, étriquée, mesquine ?…

CLAIRE.

Il n’y a pas de vie mesquine, monsieur Lachapelle, il n’y a que des esprits mesquins ; et là où il y a des devoirs à remplir, tout est grand !

LACHAPELLE, la regardant.

Est-ce possible ! cette force d’âme ! (À part.) Quelle femme ! (Haut.) Et le piano, et le chant, et le dessin ! car vous dessiniez aussi… tous les arts d’agrément !

CLAIRE.

Chut ! ne parlons plus de cela !… Aujourd’hui, je couds, je range et je compte… Tous les arts d’utilité !…

LACHAPELLE.

Sans regrets ?

CLAIRE.

Sans regrets !… non ! mais sans chagrin !

LACHAPELLE, à part.

Quelle femme !

CLAIRE.

Mais vous vouliez me parler de vous… Il me semble que nous nous égarons.

LACHAPELLE.

Au contraire, nous sommes arrivés ! (Il se lève.) Mademoiselle, j’ai trente ans, je suis de bonne maison, estimé, honoré, aimé, j’ai vingt-cinq mille livres de rentes et des espérances ; je vous aime, et j’ai l’honneur de vous demander votre main.

CLAIRE, très-surprise et se levant.

À moi ?

LACHAPELLE, vivement

Oui, mademoiselle, j’hésitais encore, mais je n’hésite plus, car je vois clair dans mon coeur ; c’est vous qui m’attiriez ici… et vous avez dû le remarquer ?

CLAIRE.

Mais non !

LACHAPELLE, de même.

Eh bien, je vous aime.

CLAIRE.

Mais permettez, permettez !…

LACHAPELLE.

Je vous ai…

CLAIRE, l’interrompant.

Monsieur Lachapelle, vous êtes un fort galant homme, et je suis vraiment touchée de votre demande ; mais, d’abord, je ne pense pas à me marier, et puis je crois que vous avez fait fausse route.

LACHAPELLE.

Fausse route !

CLAIRE.

Oui, car ce n’est pas moi que vous aimez.

LACHAPELLE.

Ce n’est pas vous !

CLAIRE.

Non ! Vous vous êtes abandonné à votre enthousiasme qui galope !… qui galope, qui galope ! Mais cherchez bien, et vous verrez que ce n'est pas moi…

LACHAPELLE.

Mais qui donc alors ?

CLAIRE.

C’est Gabrielle !

LACHAPELLE, surpris.

Mademoiselle Gabrielle. Vous croyez ?…

CLAIRE.

Oui !…

LACHAPELLE.

Certainement, elle me plaît beaucoup, mais elle n'est pas comparable…

CLAIRE.

Vous avez raison ; il n’y a pas de comparaison possible : elle est dans toute la fleur de sa dix-huitième année, et moi, monsieur Lachapelle, je ne suis plus une toute jeune fille ! Elle en est à ses premières impressions, prête à se modeler sur la volonté de son seigneur et maître, et moi… j’ai mon petit caractère qu’on aurait bien de la peine à refaire… enfin, elle aura certainement une belle dot, et moi…

LACHAPELLE, se récriant.

Oh ! mademoiselle !

CLAIRE.

Oh ! je sais bien que vous avez le cœur trop noble pour vous arrêter à cela…

LACHAPELLE.

Dites au contraire que c’est une raison, mademoiselle.

CLAIRE.

Oh ! je le sais, et c’est parce que je suis bien touchée de votre générosité, que je m’intéresse à votre bonheur et que je vous dis tout de suite où il est…

LACHAPELLE.

Vraiment, vous croyez que mademoiselle Gabrielle…

CLAIRE.

Vous l’aimez ! Rentrez chez vous, pensez-y bien, et vous verrez ce soir si je n’ai pas dit la vérité.

LACHAPELLE.

Ah ! je suis curieux… Je sais bien qu’elle est jolie !…

CLAIRE.

Je crois bien !…

LACHAPELLE.

Spirituelle, vive… trop vive, même !

CLAIRE.

Tant mieux ! Avec vous, qui hésitez toujours !

LACHAPELLE.

C’est juste ! Je n’avais pas pensé à cela. Seulement, je lui crois une volonté !

CLAIRE.

Elle en aura pour vous ! qui n’en avez pas !

LACHAPELLE.

C’est juste ! Elle en aura pour moi !

CLAIRE.

Et si bonne au fond…

LACHAPELLE.

Très-bonne !… c’est vrai !

CLAIRE.

Toujours gaie !…

LACHAPELLE.

Ah ! sa gaieté surtout !… C’est pour sa gaieté que je l’aime !

CLAIRE, virement.

Ah ! vous voyez bien que vous l’aimez !

LACHAPELLE.

Plaît-il ?

CLAIRE.

Vous venez de le dire !

LACHAPELLE.

Je l’ai dit ?

CLAIRE.

Mais oui !

LACHAPELLE.

Ah ! mais, permettez…

CLAIRE.

Vous l’avez dit !

LACHAPELLE.

Mais…

CLAIRE.

Vous l’avez dit !…

LACHAPELLE.

Alors, il faudra donc que je l’aime pour l’amour de vous…


Scène VII

.
Les précédents, JEAN.
JEAN, vivement et criant du dehors.

Mademoiselle ! c’est lui !

CLAIRE.

Qui ?

JEAN.
.

Monsieur !… c’est monsieur !

CLAIRE.

Mon parrain !

QUENTIN, dehors.

Par ici, miss Deborah, par ici !

CLAIRE, courant au fond.

Mon bon parrain !


Scène VIII

CLAIRE, LACHAPELLE, QUENTIN, puis MISS DEBORAH.
QUENTIN.

Eh ! oui, c’est lui ! Clairon, Clairette !… C’est le parrain !

CLAIRE., l’embrassant.

Oh ! que je suis heureuse !

QUENTIN.

Et moi donc ! Tiens, c’est Lachapelle ! Bonjour, Lachapelle !… Eh bien ! Gabrielle… Jenny… mes filles ?

CLAIRE.

On va les chercher !… Jean !…

JEAN.
.

Oui, mademoiselle !… (Il sort.)

QUENTIN.

Elles sont sorties ?

CLAIRE.

Avec Denise ! Dame ! vous nous surprenez, mon parrain.

QUENTIN.

Est-ce qu’on sait jamais, avec ces paquebots américains !… C’est la foudre, mon enfant ! c’est la foudre !… Ah ! quelle nation !… quel peuple !… (On entend dans le fond la voix de Deborah.) Yes ! les bagages ! (Quentin va chercher miss Deborah, qui entre) Ah ! à propos !… Je te présente miss Deborah !… une personne qui… une femme que… Enfin tu verras ! tu verras !

CLAIRE, saluant.

Miss est la bienvenue !

DEBORAH.

Aoh ! Très-fortunée…

QUENTIN.

Miss Deborah… notre ami Lachapelle ! un charmant jeune homme !…

DEBORAH, allant à lui.

Yes ! il est très-confortable, qu’est-ce qu’il vaut ?

LACHAPELLE.

Mais je vaux… Ma modestie…

QUENTIN, enchanté.

Eh ! non ! non ! Il ne comprend pas. Oh !… c’est amusant ! c’est un américanisme ! Miss demande combien vous valez d’argent, de dollars.

LACHAPELLE.

Est-ce qu’elle veut m’acheter ?

QUENTIN.

Mais non ! C’est l’état de votre fortune qu’elle demande ! Il vaut vingt-cinq mille livres de rentes, miss… cinq mille dollars ! C’est un homme de cinq mille dollars, ni plus ni moins.

DEBORAH, souriant et allant donner la main à Lachapelle.

Aoh ! Très-agréable gentleman !…

LACHAPELLE, stupéfait.

Par exemple, voilà…

QUENTIN, se frottant les mains.

Ah ! ah ! cela vous étonne, mon gaillard ! Voilà ce que c’est que les États-Unis… un pays pratique, mes enfants, un génie essentiellement pratique ! Le réel, le positif !… La base ! Le dollar !… Magnifique nation, magnifique… magnifique nation !…

CLAIRE.

Ah ! mon Dieu, est-ce que vous êtes devenu ?…

QUENTIN.

Yankee, ma fille, Yankee dans l’âme, et des pieds à la tête ! (Montrant ses vêtements.) Paletot cuir laine… maison Dibson !… pantalon cuir coton… maison Jobson ! Gilet cuir soie… maison Tripson !… Chemise cuir-toile… maison Blagson !… Souliers caoutchouc-cuir, chapeau cuir-feutre et porte-monnaie cuir-cuir… maison Troutson !…

CLAIRE, regardant.

C’est affreux !

QUENTIN.

C’est affreux, oui ; mais c’est indécousable, imperméable, inusable ! Grande, grande nation ! Ouf ! Je prendais bien quelque chose ! (Lachapelle sonne. Jean paraît. Claire lui donne des ordres.)

DEBORAH.

Yes, Un petit lunch ! (Elle va s’asseoir sur le guéridon.

QUENTIN, s’asseyant à gauche du guéridon.

C’est ça ! lunchons ! Un verre de queue de coq, ou de vieux Tom, ou de casse-poitrine !

Jean entre portant un plateau sur lequel il y a une bouteille de Bordeaux et deux verres ; Claire lui indique le guéridon. Jean sort.)

CLAIRE.

Plaît-il ! (Elle verse dans les verres.)

QUENTIN, assis au guéridon et appelant comme au café.

Cock tail… Gin toddly… Whisky punch !… Whisky !… Ah ! non ! non ! sapristi ! Je me crois toujours à New-York. Qu'est-ce que c’est que ça ? du Bordeaux ! C’est bien français ; mais je tâcherai de m’y refaire. (Il boit ; miss Deborah en fait autant.)

LACHAPELLE.

On ne boit donc pas de vin de Bordeaux, là-bas ?

QUENTIN.

Jamais de vin à table, monsieur, de l’eau glacée !… Pays de la sobriété et des sociétés de tempérance ! Ainsi, miss Deborah…

DEBORAH, à Claire qui verse, en lui tendant son verre vide.

Yes, encore !

LACHAPELLE.

Ah ! comme ça !…

DEBORAH.

Aoh ! Je ne buvais jamais l’eau… entre mes repas !

QUENTIN, buvant.

Oh ! que c’est bon ! Je crois que je m’y referai. Et dire que ces petites filles ne sont pas là pour embrasser leur père…

CLAIRE.

C’est votre faute, parrain, vous ne prévenez pas.

QUENTIN.

Ah ! ah ! prévenir ! Ah ! que voilà bien ces Français ! Prévenir ! Est-ce que nous prévenons, nous autres Américains ? Nous partons comme l’éclair, mon enfant, avant même de savoir où nous allons. Nous nous mettons nous-mêmes à la poste ! Vingt lieues à l’heure, en chemin de fer… Prout !… On se rencontre. Boum !… On saute et l’on tombe sur un bateau à vapeur !… Priitt !… La chaudière éclate… Boum !… On saute et l’on retombe à destination, sur ses pieds !…

Lachapelle, Quentin assis, Claire debout, Deborah assise.
LACHAPELLE.

C’est admirable… mais j’hésiterais…

QUENTIN.

Et les maisons, jeune arriéré… et les rues !… Et les docks !… et les hôtels !…

DEBORAH, se levant.

Beautiful… yes !…

QUENTIN.

On parle des trucs de l’Opéra, quelle pitié ! Vous êtes dans votre chambre, monsieur. Vous poussez un bouton, et un porte-voix crie à l’autre bout de l’hôtel : M. Lachapelle demande un tire-botte ! Et le tire-botte surgit instantanément du parquet ! Ou : M. Lachapelle désire un coup de brosse. Et un petit balai descend du plafond et vous brosse amoureusement des pieds à la tête. Est-ce un bain qu’il vous faut ? Tournez cette clef ! Et votre lit se transforme en baignoire aux sons d’une musique délicieuse. Frappez ici, votre lampe s’éteint! Cognez là, votre feu s’allume ! Tirez ce cordon, voici le journal ! Poussez ce piston, c’est un potage, et touchez enfin ce ressort… votre chemise de la veille disparaît par la cheminée, et revient blanchie par le dessous de la porte !

DEBORAH, vivement.

Aoh ! shocking !… (Elle tombe sur une chaise, en pâmoison.)

LACHAPELLE.

Hein ?

QUENTIN.

Ah ! malheureux !… J’ai parlé de chemise !… La pudeur !… Ah ! c’est une nation si pudique… Miss… miss !…

(Il lui frappe dans les mains. Tout le monde entoure Deborah.)
LACHAPELLE, à Claire.

Ah çà… est-ce que le cerveau ?…

CLAIRE.

J’en ai peur !

QUENTIN.

Ce n’est rien. Un peu d’air. (Il va ouvrir la fenêtre.)

DEBORAH.

Yes !

QUENTIN.

Claire vous fera faire un tour de jardin.

DEBORAH, montrant Lachapelle.

J’aimais mieux le gaaçone…

QUENTIN.

Lachapelle ?

DEBORAH.

Yes ! le petite Chapelle…

QUENTIN, à Lachapelle.

Lachapelle, mon ami !…

LACHAPELLE, avec empressement.

Comment donc ! (À part.) Diable !…

DEBORAH., à Lachapelle.

J’étais faible… je appuyais beaucoup…

LACHAPELLE.

Appuyez, miss, appuyez !

QUENTIN, les regardant sortir.
QUENTIN.

Magnifique nature ! magnifique ! magnifique nature !


Scène IX

CLAIRE, QUENTIN.
QUENTIN.

Ah çà, nous, parlons affaires en attendant ces petites malheureuses qui ne reviennent pas.

CLAIRE.

Dites-moi le résultat de votre voyage.

QUENTIN.

Oh ! excellent !

CLAIRE.

Vous avez le consentement ?

QUENTIN.

De mon frère… non !? non pas tout à fait !… Il est mort un mois avant mon arrivée.

CLAIRE.

Ah !

QUENTIN.

Pour ne pas me voir probablement ! Et cela ne m’affecte pas beaucoup ; tu sais !… Un gaillard qui a quitté la maison paternelle à seize ans (j’en avais dix) à la suite d’une dispute avec mon père, dans un grand dîner, et qui s’est sauvé en tirant à lui la nappe, avec les plats, les verres, les sauces, les bougies…

CLAIRE.

Ah ! mon Dieu !

QUENTIN.

Oui, ce n’est pas d’un homme ordinaire, cela…

CLAIRE.

Non !…

QUENTIN.

Aussi, il a fait fortune là-bas, le farceur ! Ces Américains aiment les caractères bien tranchés !… Il a monté une scierie mécanique en grand, il a bâti des maisons, des maisons de bois, mobiles.

CLAIRE.

Encore une chose dont on ne se doute pas ici !…

QUENTIN.

Ah ! non ! Mais on vous plante une maison, là-bas, comme on plante un arbre ; tellement que, pendant mon séjour, on en a volé une…

CLAIRE.

Une maison ?

QUENTIN.

À deux étages ! Quel peuple ! Pour en revenir à mon frère… Au fait, comment s’appelait-il ? Auguste, Antoine, Amédée… enfin, je ne sais plus… Cela commençait par un A… Il s’est marié ! (Tiens ! c’est justement notre oncle Quentin Mascaret qui l’a marié, dans un de ses voyages.) Sa femme est morte, il est mort, et tout cela sans avoir le cœur de m’en écrire un mot !

CLAIRE.

Mais alors…

QUENTIN.

Ah ! voilà où je t’attends… Alors, oui. Mais il a un fils…

CLAIRE.

Ah !

QUENTIN.

Ah ! parbleu ! l’Américain ! Il a bien eu soin d’avoir un fils, pour hériter à sa place.

CLAIRE.

Un fils unique !

QUENTIN.

Oh ! unique dans son genre, comme le père !

CLAIRE.

Vous l’avez vu ?

QUENTIN.

Ah ! oui. Il est en Californie, celui-là ! Il est parti sans dire bonsoir, à vingt ans, tout seul… et n’a plus donné de ses nouvelles ! Quelles natures ! Quelles fortes natures !

CLAIRE.

Voilà tout ce que vous avez fait ?

QUENTIN.

Tiens ! tu veux que j’aille en Californie ? J’ai fait bien mieux. J’ai mis une note dans les journaux. C’est l’usage là-bas : on s’écrit ses petites affaires par le journal, on se demande des nouvelles de sa santé, on se marie, on divorce, on joue aux échecs, on réclame son argent, sa femme, son parapluie, tout par le journal !… J’ai donc mis ma petite note ainsi conçue : « Jean-Marie-Onésime Quentin propriétaire, désire savoir si son neveu, Jonathan Quentin, fils d’Auguste, ou Antoine, ou Amédée Quentin de New-York, est toujours de ce monde, et dans ce dernier cas seulement… seulement !… l’invite à répondre. Il s’agit d’héritage. » Puis mon adresse à l’usine de Marville.

CLAIRE.

À Marville !

QUENTIN.

Car nous allons partir pour Marville, où je vais diriger l’usine, en attendant sa réponse. J’ai la tutelle de la succession ; j’arrive du Havre; c’est en règle !

CLAIRE.

Mais s’il ne répond pas !

QUENTIN.

Française, va ! S’il s’agissait de payer, certainement il ne répondrait pas ; mais un héritage ! On répondrait plutôt pour lui !

CLAIRE.

Et s’il répond ?

QUENTIN.

Ah ! j’ai mon plan ! Je lui offre tout bonnement de s’associer pour faire marcher l’affaire avec moi, et d’épouser une de mes fillettes !

CLAIRE.

D’épouser…

QUENTIN.

Voilà le plan !

CLAIRE.

Et s’il refuse ?

QUENTIN.

Un Américain ! Allons donc ! un homme pratique, positif, carré sur sa base. Il épousera les yeux fermés.

CLAIRE.

Laquelle ?

QUENTIN.

Eh ! bien, l’aînée ou la cadette. Cela m’est égal à moi, et à lui aussi !

CLAIRE.

Oui, mais à elles, cela ne leur est peut-être pas, égal.

QUENTIN.

Pourquoi ça ?

CLAIRE.

Ce ne sont plus de petites filles ; elles ont leur coeur et leur tête… et Gabrielle a des velléités d’indépendance…

QUENTIN.

Bah !

CLAIRE.

Inquiétantes !… Quant à Jenny, une imagination qui travaille, qui travaille !…

QUENTIN.

Oui-da !

CLAIRE.

Il ne m’a pas été facile de tenir la bride à ce petit monde pendant votre absence. C’étaient des discussions continuelles pour le travail, pour la promenade, pour les visites… Jenny a la passion de la lecture ; Gabrielle, celle du spectacle. J’opposais mon veto, on prenait de l’humeur, on me boudait, on me donnait le soir de méchants baisers, gros de rancunes étouffées… et puis nous avons eu notre petit roman.

QUENTIN.

Ah ! ah !

CLAIRE.

Un étranger… un exilé… un prince monténégrin, à ce qu’il dit, s’est fait présenter ici par madame Toupart. Ses façons mélancoliques, d’assez mauvais aloi, inspiraient à Jenny une compassion dangereuse. J’ai dû mettre un terme à des visites trop fréquentes… On a pleuré… Le chevalier a pris l’habitude de passer deux fois par jour sous les fenêtres de la tourelle où la jeune châtelaine est prisonnière, et… je ne suis pas fâchée que vous arriviez…

QUENTIN.

C’est tout ?

CLAIRE, Elle va au bureau.

C’est tout !… Ah ! pardon ! Voici mes livres, vous vérifierez.

QUENTIN,
QUENTIN.
prenant le livre qu’elle lui présente.

Qu’est-ce que c’est ?

CLAIRE.

Le compte de l’argent que vous m’aviez confié.

QUENTIN.

Il en reste ! Brave fille, va ! Tiens, embrasse-moi ; tu es une brave fille ! Et maintenant que me voilà quasi millionnaire, je veux que tu sois chez moi comme chez toi, comme chez ton père !

CLAIRE.

Mon bon parrain !

QUENTIN.

Parce que tu es une bonne fille ! une femme d’ordre, une femme économe, une femme de ménage, que je ne marierai jamais, entends-tu ? car tu ferais le bonheur de ton mari… mais le malheur, le malheur de tes enfants !

CLAIRE.

Moi ?…

QUENTIN.

Ah ! Je te confie le gouvernement de mes filles, et tu les empêches de lire, et tu leur défends le spectacle, la promenade, les bals, tout ce qui fait le charme de la vie, et tu ne les laisses sortir que sous l’escorte d’une duègne. Mais tu es donc la routine incarnée, le préjugé, la réaction, la tyrannie, le moyen âge, l’obscurantisme !

CLAIRE.

Mais…

QUENTIN.

Mais pourquoi pas des grilles aux fenêtres, pourquoi pas des muets ? Pourquoi pas des… ?

CLAIRE.

Mais je croyais…

QUENTIN.

Et tu oses te vanter de tes exploits à un homme qui revient d’un pays où les filles font toutes seules des voyages de trois, six et neuf mois… où elles reçoivent qui elles veulent, comme elles veulent, et si l’omnibus est complet, vont s’asseoir modestement sur les genoux des voyageurs…

CLAIRE.

Il est certain que je ne leur ai pas appris…

QUENTIN, sans l’écouter.

Et c’est le tort !… Est-ce que je veux, moi, que mes filles soient des petites niaises, des petites dindes, comme ces poupées qui ne savent dire que papa et maman. Pour que mon neveu Jonathan éclate de rire quand je lui proposerai d’en épouser une… Il me faut, morbleu, des jeunes filles résolues, viriles, des femmes fortes, élevées à l’anglaise et à l’américaine, en pleine liberté.

CLAIRE.

Pourtant, mon parrain…

QUENTIN, sans l’écouter.

Car la première condition pour agir bien, c’est d’être en mesure de mal faire; car la femme a droit à sa part d’instruction, de soleil, de plaisirs et de droits politiques aussi bien que l’homme ; car les femmes ne sont pas faites pour rester femmes, ni les jeunes filles pour rester jeunes filles, et quand les jeunes filles seront femmes, si on ne les a pas traitées comme des femmes quand elles étaient jeunes filles, elles ne seront que de mauvaises femmes… puisqu’il faut Être nécessairement jeune fille pour devenir femme, et qu’il n’y a pas de femme qui n’ait été préalablement jeune fille.

CLAIRE.

Mais je ne comprends pas.

QUENTIN.

Pot-au-feu ! pot-au-feu ! pot-au-feu !

GABRIELLE ET JENNY, dehors.

Papa ! papa !…


Scène X

.
Les précédents, GABRIELLE, JENNY, TOUPART, Mme TOUPART, DEBORAH, LACHAPELLE.
QUENTIN.

Les voilà ! For ever !

GABRIELLE, accourant.

C’est moi la première !

JENNY., accourant.

C’est moi !

GABRIELLE, embrassant Quentin.

Ah ! papa !

JENNY, de même.

Papa !

QUENTIN.

Mes chers petits anges !… Allons ! Voilà que je pleure, moi ! Suis-je bête !

MADAME TOUPART, avec son binocle.

Où est-il ?… où est-il !… C’est ma foi vrai, c’est lui !

QUENTIN.

Eh ! c’est ma sœur ! (Il l’embrasse.) Et Toupart (Même jeu.) Et tous ! Ah ! saperlotte, mes enfants, j’ai des cadeaux pour tout le monde !

TOUS.

Ah !

QUENTIN.

Des colibris empaillés pour Claire ! Une bible mormone pour ma sœur et un costume de Peau-Rouge pour Toupart !

GABRIELLE.

Eh bien ! Et nous deux ?

QUENTIN.

Ah ! vous, chères petites, une caisse pleine, mais surtout, ah ! surtout, mes enfants, un cadeau inappréciable !

JENNY et GABRIELLE.

Quoi donc ?

QUENTIN, montrant Deborah, qui entre avec Lachapelle.

Voilà le cadeau !… mademoiselle !

GABRIELLE.

Tiens ! Pourquoi faire ?

QUENTIN[2].

Votre institutrice, ma fille, une institutrice américaine.

MADAME TOUPART.

Une Américaine ! Saluez Monsieur Toupart ! Voici l’avenir !

CLAIRE, à part, regardant Deborah.

C’est bien un peu le passé.

DEBORAH, à Quentin.

Introduisez-moi, je vous prie !

QUENTIN.

Oui, miss, oui ! Mais ne vous étonnez pas si je me suis recueilli un instant pour le faire dignement ! (Avec sentiment.) Miss Deborah, mes enfants, n’est pas une institutrice vulgaire… Non ! C’est une personne d’un mérite exceptionnel…

DEBORAH.

Yes !…

QUENTIN, à ses filles.

Yes ! cela veut dire oui… (continuant.) Un écrivain, un penseur !

DEBORAH.

Yes !

QUENTIN.

Un médecin surtout !

DEBORAH.

Yes !

QUENTIN.

Elle consent !… Enfin, une femme de génie…

DEBORAH.

Aoh !

QUENTIN, appuyant.

De génie, miss Deborah, disons-le !

DEBORAH.

Yes !

QUENTIN.

Et qui s’est vouée spécialement à l’éducation des demoiselles !… Bien, connue par son roman historique de Cléopâtre, destiné à l’instruction des jeunes personnes… La doctoresse Deborah, mes enfants, a présidé trois meetings féminins à New-York sur la nécessité pressante d’enseigner aux femmes la géométrie descriptive. Orateur autant que journaliste redouté pour sa langue et pour sa plume… voilà trente ans…

DEBORAH, protestant.

Aôh !…

QUENTIN, appuyant.

Trente ans, disons-le, que miss Deborah sacrifie famille, affection, santé, jeunesse, beauté…

DEBORAH, même jeu.

Aôh !…

QUENTIN, appuyant encore plus.

Jeunesse, beauté, disons-le… à cette grande cause de l’éducation féminine… et voilà celle que votre père a choisie pour vous enseigner des devoirs dont vous ne vous doutez pas ; des droits que vous n’auriez jamais soupçonnés sans elle, et des vertus que personne n’aurait eu l’idée de vous demander !… Pardonnez-moi si l’émotion… la joie !… (Il essuie ses yeux.

MADAME TOUPART.

Et vous n’êtes pas ému, monsieur Toupart ?

TOUPART.

Si ! si !

DEBORAH.

Mistress et gentlemen… c’était pour moâ un journée very… grande et un… What is it in French ?… Yes… satisfatchion !…

MADAME TOUPART.

Oui, oui, oui ; nous vous comprenons avec le coeur, miss !

CLAIRE, à Lachapelle.

Seulement, il faudra prendre une institutrice pour lui enseigner le français.

QUENTIN.

Et maintenant, mes enfants, grande nouvelle. Nous partons tous demain pour aller prendre possession de l’usine de Marville.

GABRIELLE.

Ah ! quel bonheur ! quitter Chaillot !

QUENTIN.

Et là-bas, entendez-moi bien ! là-bas, liberté pour vous ! liberté entière !

GABRIELLE et JENNY.

Ah ! papa !

QUENTIN.

Liberté d’écrire, liberté de lire, de sortir, d’aller, de venir… liberté absolue… liberté sans limites, liberté américaine !

GABRIELLE et JENNY.

Ah ! quel bonheur !

MADAME TOUPART.

Ah ! je reconnais mon sang !

GABRIELLE et JENNY, embrassant Quentin.

Le bon papa ! Le grand papa !

QUENTIN.

Et allons voir les cadeaux !

TOUS.

Allons voir les cadeaux !

MADAME TOUPART, à Claire.

Votre règne est fini, mademoiselle, et le nôtre commence !

(Tous remontent et sortent.)
QUENTIN, à Claire en lui tapant sur la joue.

Qu'est-ce que tu dis de ça, pot-au-feu ?

CLAIRE, prenant son bras.

Liberté sans limites, parrain ! On a la liberté de protester, n'est-ce pas ?

QUENTIN.

Parfaitement.

CLAIRE.

Eh ! bien, j’en use !


FIN DU PREMIER ACTE.
  1. Gabrielle, Jenny, Lachapelle, Claire.
  2. Madame Toupart, Gabrielle, Quentin, Jenny, Deborah, Claire, Lachapelle, Toupart.