Les Femmes arabes en Algérie/L’arabe veut-il être assimilé ?

La bibliothèque libre.
Société d’éditions littéraires (p. 20-27).


L’arabe veut-il être assimilé ?




Aucun vainqueur, parmi les plus civilisés, n’a encore interrogé ceux qu’il a assujettis sur leurs intentions ou leurs aspirations.

Les sénateurs et députés qui, sous prétexte d’enquêter, vont aux frais des contribuables visiter notre belle colonie, en reviennent la langue faite par ses exploiteurs : les vautours algériens et les criquets de l’administration. Pour des élus, les non-votants sont nécessairement toujours des boucs émissaires et les législateurs livrent aux électeurs spoliateurs la proie arabe.

Quand les politiciens veulent pressentir les indigènes relativement à l’assimilation, à l’instruction et aux affaires d’Algérie, savez-vous ce qu’ils font pour pénétrer les secrets désirs des masses indigènes ?

— Ils interrogent leurs chefs ! Pendant une diffa, ils demandent à l’amphitryon : Êtes-vous content des écoles primaires ?

— Elles ne servent, affirme celui-ci, qu’à encanailler les fellahs. Ce sont de bonnes médersas (écoles supérieures) où nos fils apprendraient à maintenir les traditions aristocratiques de notre race qu’il faudrait, Messieurs les députés.

Les enquêteurs oubliant que le maréchal Bugeaud[1] a dit que la civilisation de l’Algérie viendrait plutôt du dessous que du dessus, promettent d’employer les fonds votés pour créer des écoles primaires, à réorganiser les médersas.

Vos tribus, interrogent-ils ensuite, veulent-elles être assimilées ?

— Non, non, répondent en chœur les Cheiks !… Et les législateurs repartent éclairés !

Il n’est venu jusqu’ici à aucun de nos hommes politiques, cette pensée simple qu’eût eue d’abord toute femme. C’est que les intérêts du peuple arabe et de ses chefs étaient diamétralement opposés et que, si ceux-ci refusaient l’assimilation, il y avait lieu de croire que ceux-là l’accepteraient avec joie.

Le peuple arabe a en effet tout à gagner à devenir français ; ses maîtres, eux, ont à perdre en même temps que leurs privilèges, leur meilleure source de revenus.

Car, les chefs collecteurs n’ont pas seulement l’honneur de porter le bâton surmonté d’une pièce de cinq francs, ils ont droit au dixième des impôts qu’ils prélèvent. Sur un seul des impôts arabes, ils touchent 1.297.600 francs.

Et ces sortes de trésoriers généraux renonceraient aux rentes qu’ils se font pour entrer dans les vues de la masse arabe déshéritée ? — Personne ne le croira !

Les élus sont inaptes à enquêter en Algérie, car, ils sont incapables d’entendre par leurs oreilles, de regarder par leurs yeux et de tenir compte des desiderata des non-votants qui pour eux ne comptent pas.

Il n’y a que les femmes qui soient en état d’enquêter en Algérie, parce qu’étant dans la situation des Arabes, comme eux hors le droit, elles ne peuvent leur faire un reproche de leur exclusion politique.

Des femmes enquêteuses songeraient à prendre l’avis du peuple arabe avant de consulter les présidents de douars. Elles interrogeraient les êtres qui chez les conquis sont les plus opprimés, les plus privés de liberté : les femmes arabes.

Si à ces femmes cloîtrées, murées comme des carmélites auxquelles, quand il n’y a pas de mâles dans leur famille pour se l’attribuer, l’État français extorque les deux tiers de la succession paternelle.

Si à ces enterrées vivantes qu’un mari peut étrangler sans être inquiété, on posait ces questions :

« Voulez-vous une loi commune pour les Français et les Arabes ?

« Voulez-vous pouvoir aller et venir librement ?

« Voulez-vous être soustraites au trafic dont vous êtes l’objet ? »

Elles répondraient avec enthousiasme : oui !

Le rêve des musulmanes dont la vie s’écoule dans les cours intérieures et dans des maisons sans fenêtres, est d’être assimilées aux françaises, affranchies de la réclusion. Les mahométanes envient autant le sort des européennes, que les oiseaux en cage envient le sort de ceux qui volent dans l’espace.

Par quelle attitude ravie, elles exprimeraient leur adhésion à l’assimilation ; seulement, ces premières intéressées à la chose ne seront pas interrogées. Les sénateurs et députés voyageant en Algérie voudraient-ils le faire, que cela leur serait impossible. Les musulmanes étant invisibles pour les hommes ; ne pourraient pénétrer jusqu’à elles que des femmes.

La famille musulmane est inaccessible aux hommes à ce point que le gouvernement français n’ayant que des contrôleurs mâles, est présentement dans l’impossibilité de faire constater chez elle les délits d’état-civil.

Il y a en Algérie, bien des fonctions que seules les femmes pourraient remplir.

Les vainqueurs seraient mal avisés, si par faute de fonctionnaires féminins ils négligeaient de mettre dans la balance pour la faire pencher de leur côté, l’opinion des femmes arabes qui ont tant aidé leurs maris à défendre contre nous, pied à pied, le sol de leur patrie. Si nos soldats leur coupaient les oreilles pour s’approprier leurs grandes boucles d’or ou d’argent massif, elles mettaient, elles, à mutiler les envahisseurs, d’incroyables raffinements de cruauté.

Pour connaître véritablement l’avis du monde arabe sur l’administration à donner à l’Algérie, il faudrait à côté des hommes, des femmes enquêteuses.

Ces femmes, quelque peu initiées à la langue arabe, n’exciteraient pas plus la méfiance qu’elles ne blesseraient la susceptibilité musulmane. Sous un prétexte quelconque, en vue par exemple d’établir l’état-civil des femmes indigènes, elles porteraient la francisation à domicile.

En pénétrant sous les tentes et dans les maisons aux portes verrouillées, elles familiariseraient les musulmanes avec notre manière de vivre et de penser. Les Arabes déjà très admirateurs des qualités utilitaires de la Française seraient en la voyant communiquer son savoir faire à leurs compagnes, moralement conquis à notre pays.



  1. Appelé par les Arabes Bouchiba (père la blancheur).