Les Femmes arabes en Algérie/Quel est le barbare ?

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Société d’éditions littéraires (p. 30-36).


Quel est le barbare ?




On pourrait croire que c’est le vainqueur plutôt que le vaincu.

Les administrateurs adversaires de l’assimilation, qui les feraient disparaître, éloignent de nous les musulmans au lieu de les rapprocher. Ils les scandalisent tellement par leurs brutalités et leurs injustices — les brisant quand ils refusent de dénoncer, de calomnier leurs subordonnés — que malgré le souvenir des excès reprochés aux Bureaux arabes, nos indigènes d’Algérie réclament énergiquement leur rétablissement, c’est-à-dire le remplacement de l’autorité civile, qui les méprise, par l’autorité militaire qui, au moins, respectait leur vaillance.

Les agents de l’administration ne se contentent pas d’insulter les Arabes, de les appeler Bicot, Kebb (chien), ils les frappent à coups de pieds et de canne ; récemment, un riche propriétaire indigène fut maltraité devant sa famille et ses serviteurs ; l’administrateur alla jusqu’à lui tirer la barbe.

Loin de la mère-patrie, les hommes qui vivent entre eux, privés de l’élément féminin, retournent à l’état sauvage ; on ne peut s’expliquer autrement, la cruauté des fonctionnaires envers les indigènes.

Dans les communes, ils profitent de l’établissement de l’état-civil des Arabes, pour leur donner des noms patronymiques tellement odieux, obscènes ou ridicules, que le ministre de la Justice a été obligé d’appeler l’attention du Conseil supérieur, sur cette inconvenante façon d’agir (sic).

On croirait qu’il est impossible, aux fonctionnaires algériens, de passer près d’une moukère sans la souffleter d’un mot grossier.

Chaque jour, de nouvelles injures sont crachées à la figure des pauvres musulmanes, qui passent sur les chemins, courbées sous un chargement de bois mort.

Certainement, ces messieurs préféreraient rencontrer les reines de beauté qui, à leur approche des tentes, s’enfuient toutes blanches, battant l’air de leurs bras et donnant à leur voile des allures d’ailes de colombes effrayées ; mais doivent-ils s’oublier au point d’outrager, dans la moukère, tout le sexe féminin ?

Outrepassant la cruauté des chefs, le garde-champêtre, parfois saisit et fait transporter à son domicile, pour son usage personnel, les chargements de fagots dont vivent les pauvres vieilles indigènes. En guise de paiement on donne à la mauresque affamée, une vingtaine de coups de canne.

L’Algérie, qui est actuellement une vaste prison où l’Arabe maltraité n’a pas souvent le morceau de pain dû au prisonnier, doit, selon le désir du général Bugeaud, qui voulait, après l’épée, faire passer la charrue, devenir une colonie agricole et industrielle. Les gardes-chiourme, appelés administrateurs, seraient donc avantageusement remplacés par des praticiens agricoles, aptes à mettre en valeur le pays.

Ce qui presse surtout, c’est de sillonner notre Afrique du Nord de routes et de chemins de fer, afin que colons et indigènes puissent tirer profit de leurs produits. Présentement, les moyens de transport sont tellement restreints et onéreux, qu’ils condamnent le producteur ou à consommer sur place ou à laisser perdre sa récolte, faute de pouvoir aller la vendre ailleurs. Aussi, n’est-il pas rare de voir des villages entiers saisis à la requête du fisc, parce qu’ils n’ont pu faire face aux obligations contractées.

L’Algérie, qui n’a pas de chemins, est envahie par la statuomanie. Les Français trouvent de mauvais goût que l’empereur Guillaume rappelle les victoires allemandes et ils l’imitent. Ils entretiennent la rancune chez les Arabes belliqueux en leur mettant sous les yeux la figure de tous les généraux qui les ont vaincus. Comme si en humiliant une noble race on conquerrait son amitié !

On s’exerce en l’art de tourmenter les Arabes. Au lieu de supprimer, on a prorogé pour sept ans la loi sur l’indigénat qui empêche l’Arabe d’habiter où il veut, d’aller et venir comme il l’entend, de faire sans autorisation un repas public, de tirer un pétard pour une naissance ou un mariage, de sortir de chez lui sans un permis de voyage visé à tout bout de champ… La loi sur l’indigénat fait, sans motif, interner dans le désert, même les Arabes riches qui déplaisent à l’administrateur.

Les indigènes sont écrasés d’amendes et d’impôts spéciaux, qui s’additionnent pour eux aux impôts algériens. Ils ont d’abord à acquitter la dîme des bestiaux le Zeckkat, la dîme des récoltes l’Achour, la Lezma en Kabylie. Le désordre et le bon plaisir régissent les Arabes. Des décharnés mourant de faim sont soumis parfois à de grosses taxes.

Solidairement responsables des forfaits qui se commettent, les Arabes sont de par la loi du 17 juillet 1874, tenus collectivement de payer les dégâts des incendies qui se produisent sur les communaux de parcours de leur territoire. Des tribus sont, pour ce fait, tellement frappées, qu’elles ne peuvent plus ni produire ni payer d’impôts.

Cet excès d’injustice révolte l’innocence et lui fait rechercher les coupables pour lesquels elle expie. Ruinés par les incendies, les habitants d’un douar s’étaient dernièrement portés en masse au devant d’une locomotive dont le charbon incandescent, en tombant et les flammèches emportées par le vent, mettaient le feu aux herbes sèches et aux lentisques qui bordaient la voie ferrée, ; ils voulaient arrêter le cheval-vapeur incendiaire et le conduire devant les tribunaux…

Il fallut toute l’énergie du chef de train pour éviter de broyer ces justiciers désespérés.

Pauvres indigènes, boucs émissaires, ce ne sont pas des locomotives qui embrasent les forêts, ce sont ceux qui ont intérêt à dénuder la terre où elles sont plantées, pour pouvoir se l’approprier et vous en chasser.

Les incendiaires, assez rusés pour s’affubler d’un burnous, vont avoir bien peur, maintenant qu’un rapporteur de budget a déclaré que, quand les amendes collectives ne suffiraient pas pour punir les indigènes, on transférerait en masse la population des douars coupables dans le sud. Le prétexte du refoulement des Arabes dans le désert est donc enfin trouvé !