Les Femmes célèbres contemporaines françaises/Sand

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, Alfred de Montferrand, Lesguillon
(p. 437-456).
Mme George Sand.

Mme GEORGE SAND.

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Qui est-il ou qui est-elle ? Homme ou femme, ange ou démon, paradoxe ou vérité ? Quoi qu’il soit, c’est un des plus grands écrivains de notre temps. D’où vient-elle ? Comment nous est-il arrivé ? Comment tout d’un coup a-t-elle ainsi trouvé ce merveilleux style aux mille formes, et dites-moi pourquoi il s’est mis ainsi à couvrir de ses dédains, de son ironie et de ses cruels mépris la société tout entière ? Quelle énigme cet homme, quel phénomène cette femme ! quel intéressant objet de nos sympathies et de nos terreurs, cet être aux mille passions diverses, cette femme, ou plutôt cet homme et cette femme ! Et quel critique, en ce monde, osera jamais les aborder de front et les expliquer ?

Or, quelque temps après la révolution de juillet, et dans ces jours turbulents où, par un soudain caprice du peuple, cette royauté qui se croyait éternelle, avait aussi violemment été brisée et renversée que si c’eût été par un coup de foudre, un beau petit jeune homme, à l’œil vif et sûr, à la brune chevelure, à la démarche intelligente, vif, souriant, curieux et svelte , entrait à Paris. Il avait pour lui son ardeur, sa beauté, sa jeunesse, son courage et l’espérance. Ce qu’il venait chercher à Paris, il l’ignorait lui-même. Il y venait chercher la liberté et la poésie, des passions pour son cœur, des larmes pour ses yeux, des émotions pour son esprit, des paroles et des couleurs pour sa pensée. D’où venait-il ? Que vous importe ? Il venait d’où viennent les poëtes et les grands écrivains à coup sûr. Que laissait-il derrière lui ? Que vous importe encore ? Il laissait derrière lui tout ce qu’on laisse quand on dit adieu à la vie et à sa famille : il laissait le repos, le sommeil et le bonheur.

Avouez cependant que pour l’enfant qui se révolte contre son père, et pour la femme qui s’enfuit loin de ce joug de plomb qu’on appelle le mariage, pour le génie méconnu qui ne demande pas mieux que d’entasser ruines sur ruines, 1830 était une année bien choisie pour venir à Paris chercher fortune à son audace, à son style, à son esprit. Cette ville, naguère encore si tranquille et si doucement occupée d’art, d’éloquence et de poésie, était devenue un véritable chaos plein d’ambitions et de désordres de tous genres. Partout l’émeute, partout la peur, partout les nouveaux venus de la veille qui remplaçaient impitoyablement les maîtres d’hier, partout la licence qui relève la tête ; partout le peuple déchaîné qui, après avoir brisé le trône, s’amuse à briser l’autel, à chasser le Dieu du sanctuaire, comme il a chassé le roi des Tuileries. Oui, certes, le moment était bien choisi pour tous les aventuriers en tout genre, aventuriers d’ambition ou de fortune, aventuriers d’esprit et de poésie, aventuriers de passion et d’amour.

Aussi notre hardi aventurier de la veille, grâce à son esprit, à son sang-froid, à son courage, se trouvait merveilleusement à l’aise. Avec une révolution qui allait avoir grand besoin de nouveaux écrivains et de nouveaux poëtes ; que de style et que d’audace cette révolution allait demander aux nouveaux arrivés dans la lutte ! George Sand, car c’était lui, avec cette admirable intelligence qui participe de l’intelligence des deux sexes, se trouva tout d’un coup aussi joyeux que le conscrit à sa première bataille. Elle avait déjà la main dans la giberne littéraire pour y chercher son bâton de maréchal de France. Figurez-vous, encore une fois, un joli petit jeune homme, d’un esprit audacieux, au vaste front prédominant et plein d’intelligence ; animé, curieux, sérieux, flaneur, heureux et fier d’être libre, comme l’enfant qui sort du collége, plein d’esprit, plein de passion, plein de cœur, plein d’avenir, mais ignorant de l’avenir, tel était George Sand. Vous pensez s’il fut ébloui par les passions de cette ville en révolution qui s’étaient soulevées comme fait la lave du volcan ; vous pensez s’il fut étourdi par le bruit de ces pavés qui remuaient encore ; vous pensez s’il alla tout voir, ces Tuileries désertes et vides encore, cette église de Saint-Germain-l’Auxerrois violée par une troupe de masques un jour de carnaval ; cette royauté nouvelle qui passait dans les rues, à cheval, sur ces mêmes pavés de juillet, étonnés de sentir encore le pied d’un roi. Jugez par vous-même si cet esprit ardent, qui, dans le calme d’une maison de province, avait rêvé à Paris tant de choses inouïes, fut étonné et confondu, quand il vit que même tous ses rêves étaient dépassés ! Vous pensez si tout ce désordre social ne fut pas une immense fête remplie de joie, d’espérance et d’orgueil, pour cette âme en désordre, pour cet esprit révolté, et pour ce cœur qui ne se connaissait plus.

Ainsi était George Sand dans les premiers instants de son arrivée, j’ai presque dit de sa conquête. Il avait été saisi à son insu déjà, par l’enthousiasme des révolutions. Il ne comprenait pas de plus grand plaisir que de fouler aux pieds tant de ruines subites qu’on eût dit amoncelées tout exprès pour lui servir de piédestal. Il était ivre d’étonnement ; il comprenait déjà que parmi toutes ces royautés éparses, tous ces sceptres sans maître, il serait bien malheureux et bien maladroit si, lui aussi, il ne ramassait pas son sceptre et sa royauté. Ivre d’ambition, déjà impatient de renommée, il s’était mis en quête de la renommée à travers tous ces décombres. Il allait, il venait, il était partout. Quelquefois il se disait à lui-même, que peut-être la société allait finir, et qu’il allait sans doute assister à la ruine de toutes les institutions sociales et de toutes les lois divines et humaines, y compris le mariage et le baptême ; ce fut une joie frénétique et qui éveilla en lui je ne sais quel sentiment immense, inconnu, qui a fait son génie, qui a fondé sa puissance sur des ruines. Peut-être que sans la révolution de 1830, ce pamphlétaire antisocial, George Sand, serait encore à savoir qu’il est le plus puissant des destructeurs. 1830 lui a révélé sa valeur et sa force. À la vue de ces ruines et de ces désordres, George Sand s’est senti enfin un grand écrivain, comme on dit que La Fontaine s’est réveillé, tout à coup, un grand poëte, à la lecture d’une ode de Malherbe. C’en est fait, révolutionnaires de la France, votre révolution va féconder ces esprits en révolte, La Mennais, George Sand, Carrel et les autres. Vous avez arraché les pavés de juillet ; de ces pavés, vont sortir tout armés, comme les enfants de Cadmus, des révolutionnaires passionnés et convaincus, qui, chaque jour, à force d’éloquence, de style et de génie, remettront en question cette société renouvelée que vous avez eu tant de peine à fonder.

George Sand est l’enfant littéraire et politique le plus énergique et le plus significatif des pavés de juillet. Cependant, quand notre jeune poëte fut quelque peu revenu de ses premiers éblouissements, quand son imagination se fut un peu calmée, quand il eut vu tout ce qu’il devait voir, et senti tout ce qu’il devait sentir, George Sand rentra dans l’humble trou qui lui servait d’asile. Là il s’interrogea sérieusement et lentement pour savoir si enfin il serait assez fort pour mettre au jour les vérités et les paradoxes cruels, les passions si diverses qui l’avaient jeté, lui si novice et si ignorant des choses du monde, au milieu d’une révolution. Après le premier instant de réflexion, l’enfant se mit à l’œuvre, comme un homme d’action qu’il était. Il fit un roman en quatre volumes in-12, écrit tout d’une haleine, et il le jeta pêle-mêle et en toute confiance au milieu d’idées bonnes et mauvaises. Il tenait sa plume ; il n’avait jamais été si heureux ni si jeune. Quand ce premier roman fut achevé, il fallait trouver un libraire. Alors, prenant sa canne et son chapeau, et après avoir relevé de son mieux ses longs et épais cheveux bruns, George Sand alla voir l’eau couler, et le vent souffler, et les jolies filles parées reluire au soleil.

Cependant, à force de chercher un libraire, il en trouva un qui, voyant un auteur si alerte et si dégagé lui proposer en riant, un mauvais roman écrit en moins de quinze jours, consentit à tenter l’aventure et voulut bien hasarder quatre cents francs sur les quatre volumes de cet auteur inconnu qui riait si volontiers de lui-même et de son livre. — Quatre cents francs pour quatre volumes de moi, c’est beaucoup, disait George Sand ; et l’argent du malheureux libraire fut, toujours en riant, jeté dans un coin de la chambre, jusqu’à ce qu’il fût parti, écu par écu.

Ce premier roman, Rose et Blanche, ressemble tout à fait à un livre qui serait écrit par deux plumes différentes et dont l’alliance était impossible. On dirait deux écrivains d’une école opposée, réunis par le hasard, séparés par la pensée aussi bien que par le style, et qu’un lecteur un peu exercé ne saurait jamais confondre. L’un, clair, correct, élégant ; mais calme, doux, paisible, honnête, retenu, ayant peur de tout ce qui lui semblait hasardé ; l’autre, au contraire, fougueux, bouillant, osant tout et ne s’arrêtant guère que devant le barbarisme, par un merveilleux instinct de grand écrivain. C’est en effet une chose étrange qui embarrassera très-fort les critiques à venir, quand on leur dira : Voici un livre écrit par un homme et par une femme ; dites-nous quelles sont les pages écrites par celui-ci, et quelles sont les pages écrites par celle-là ? Et aussitôt les Saumaises futurs se mettront à l’œuvre. Et voyant d’un côté des pages simples, faciles, remplies de pudeur et de retenue, ils diront : À coup sûr, ceci est l’œuvre d’une femme ! Et voyant des chapitres entiers furibonds, emportés, tout nus et remplis des plus chauds détails de la passion et qu’on dirait écrits par une main de fer avec une plume de fer, ils diront : À coup sûr c’est un homme, et un homme fort, qui a écrit ces lignes ! Or, si les critiques disent cela, ils se tromperont deux fois ; ils attribueront à l’homme ce qui est à la femme, et à la femme ce qui est écrit par le jeune homme. Jamais on n’a préparé plus de tortures aux Saumaises futurs que George Sand.

Cependant cette confusion dans ses deux natures ne pouvait longtemps convenir à George Sand. Cette femme célèbre entre toutes les femmes célèbres, et dont l’apparition eût fait mourir de chagrin et de douleur, elle-même madame de Staël, si madame de Staël eût été sa contemporaine, George Sand voulait être à toute force un homme. C’était là plus que son ambition, plus que sa destinée, c’était sa nature. Tout ce qu’il y avait en elle de viril se révoltait à outrance, quand, par hasard entraînée par la force de l’habitude, elle redevenait de temps à autre une femme ; quand son cœur battait comme bat d’ordinaire le cœur d’une femme, quand ses yeux se mouillaient comme les yeux d’une femme. Les deux natures qui se disputaient cet être extraordinaire, qui à coup sûr devait être l’honneur du sexe qu’il daignerait choisir, se livraient de terribles et furieux combats dont vous pouvez découvrir quelques traces dans ses lettres. Ce combat dura longtemps entre l’âme de cette femme et l’esprit de cet homme. Mais voyez ce singulier combat, qui pourtant vous explique parfaitement la victoire de l’un et la défaite de l’autre, même dans ce combat des deux natures si diverses ; le genre de combat était mesuré dans George Sand, c’était l’homme qui avait peur, c’était la femme qui allait en avant. À la fin, cependant, l’homme l’emporta, à condition qu’il obéirait aveuglément aux passions de la femme. George Sand se dépouilla de cette seconde nature qui n’était pas la sienne. Il se fit ce qu’il voulait être, un homme avec l’instinct, l’art, le goût, l’intelligence d’une femme ; une femme avec le courage, l’audace, le scepticisme d’un homme ; maintenant il était libre de tout devoir même envers elle-même, elle était affranchie de tout respect, même pour lui-même ; le lien qui les réunissait dans la même âme, l’une et l’autre, celui-ci et celui-là, fut brisé par la femme au profit de l’homme ; et brisé, je puis le dire, violemment et brusquement, sans pitié, et avec autant d’énergie et de courage que s’il se fût agi de briser un devoir.

Une fois son maître, une fois un homme, George Sand ne démentit pas sa nouvelle nature. Cette fois il fit le livre d’un homme. Il écrivit Indiana, et ce livre, dès qu’il eut paru, causa, dans le monde littéraire, une vive et profonde sensation. En effet, jamais, depuis qu’on écrit des romans en France, jamais, depuis Gil Blas et Manon Lescaut (je dis Manon Lescaut et Gil Blas !) on n’avait jeté sur la société un regard plus profond, plus sûr ; mais en même temps plus triste, plus injuste et plus amer. Comme les nuances du monde parisien, le monde d’hier, une époque qu’on avait flattée ou fustigée à outrance, que personne n’avait jugée, sont habilement observées dans Indiana ! Ici un vieux soldat de l’Empire, dur, égoïste, froid, méchant, sans âme, — un portrait que tout le monde avait vu et que personne n’avait osé tracer, pour ne pas donner un démenti formel au théâtre des Variétés, à M. Gonthier, du Gymnase, et surtout aux chansons de M. Béranger ; — là une femme aimante, tremblante, dévouée, malheureuse, horriblement compromise dans un mariage dont elle ne comprend ni les droits, ni les devoirs ; une femme sans principes, encore plus perdue par sa haine pour son mari, que par son amour pour son amant ; encore plutôt victime de sa tête que de son cœur. Quelle belle composition, cette femme !

Cette femme, pauvre créature, imprudente et facile, qui ne sait ni aimer ce qu’elle doit aimer, ni haïr ce qu’elle doit haïr, qui place aussi mal son admiration que ses mépris, ne voit dans la vie que la passion présente ; elle s’abandonne sans rien prévoir à un fat égoïste, à l’un de ces beaux jeunes gens de la société moderne qui s’enfuient avec tant d’effroi devant une passion d’amour. Ce livre faisait ainsi justice des beaux jeunes gens de M. Scribe, comme il faisait justice des braves soldats de M. Brazier. Puis, entre ces trois êtres si bien trouvés, arrive Noun, la jeune servante, aussi faible que sa maîtresse, mais plus courageuse et plus sage, qui se jette à l’eau, trompée dans son amour. Puis, enfin, Ralph, l’ami dévoué et caché qui dévore ses larmes, qui contient sa jalousie, qui impose silence à son cœur, et qui enfin éclate tout d’un coup et s’écrie : — Me voilà ! quand la pauvre Indiana n’a plus d’espoir en ce monde. C’étaient autant de créations !

Après Indiana, parut Valentine. Cette fois, le style de l’auteur avait encore grandi. Ce style déjà viril avait encore plus d’éclat, plus de transparence, et en même temps plus d’abandon. Valentine, c’est encore l’histoire d’une femme que le mariage a perdue et déshonorée, comme tant d’autres femmes sont déshonorées et perdues par le célibat. Ce livre, dont le but est le même qu’Indiana, vit surtout par les détails qui sont pleins de grâce, de naïveté et de charmes. On ne saurait croire quel merveilleux parti le romancier a tiré du Berry, la plus triste et la plus ingrate de nos provinces. Il y a telle scène dans ce roman, par exemple la scène de la prairie, quand ces trois femmes, placées à distance, mais dominées toutes les trois par le même rayon de soleil et par la même passion du cœur, viennent à s’éprendre pour le même homme, qui est digne des plus grands maîtres, et qui tiendrait sa place dans les plus chaudes pages de l’Héloïse. Valentine acheva donc ce qu’avait si bien commencé Indiana, elle plaça au premier rang littéraire de ce temps-ci, avec très-peu de rivalité parmi les hommes, et à coup sûr sans rivalité possible parmi les femmes, soit dans le passé, soit dans le présent, soit dans l’avenir, le nom deux fois vainqueur de George Sand.

En général, on ne sait pas ce que c’est que la réputation littéraire à Paris : c’est quelque chose qui ressemble à ces royautés improvisées, inconnues hier, adorées à genoux le lendemain. Ainsi le gardeur de chameaux devint un dieu. Rien ne résiste à la renommée, rien ne l’arrête. Elle se fait toute seule, elle vient comme l’orage, elle éclate comme la foudre. De l’obscurité à la gloire, il n’y a qu’une feuille de papier qui les sépare. La renommée, capricieuse déesse, que tant d’hommes en ce monde appellent en vain par toutes sortes d’invocations et de lâchetés, apparaît chaque fois qu’il y a une fortune à faire et à enorgueillir dans le réduit le plus caché ; elle tombe sur la victime, comme le vautour sur la colombe ; elle va trouver l’homme le plus inconnu, et aussitôt elle l’entoure d’une auréole toute-puissante qui le fait reconnaître et louer dans la foule. La réputation littéraire, c’est la fortune, c’est la puissance, c’est le crédit ; ce sont les flatteurs le matin, à midi et le soir. George Sand fut donc saisi tout d’un coup, et emporté tout d’un coup, dans ce tourbillon des admirations, des flatteries, des médisances, des calomnies et des séductions parisiennes. Il fut la grande énigme, la grande occupation, la grande autorité de huit jours. On le cherchait en tous lieux, à toutes les heures, et sous tous les costumes. On le découvrit enfin qui lisait les livres de Benjamin Franklin et les vers de nos poëtes fugitifs, le tout sans rire. On le vit, on l’admira. On l’entendit parler, on l’admira encore. George Sand, chez lui, c’est tour à tour un capricieux jeune homme de dix-huit ans, et une très-jolie femme de vingt-cinq à trente ans ; c’est un enfant de dix-huit ans qui fume et qui prise avec beaucoup de grâce, c’est une grande dame dont l’esprit et l’imprévu vous étonnent et vous humilient. Le moyen de ne pas se laisser prendre à ces séductions, à ce double empire, doublement irrésistibles ? Le moyen de ne pas s’abandonner, corps et âme, à ces deux êtres charmants et inexplicables qui ne ressemblent à nul autre, ni en vices, ni en vertus, ni en style, ni en passions, ni en grâces, ni en beauté ; deux êtres aux mille noms divers, aux mille passions contraires, aux mille caprices imprévus !

Donc ne soyons pas étonnés que tant d’éclat inespéré et tant de succès inattendus aient porté quelque peu à la tête de George Sand ; de plus sages et de moins glorieux que lui se sont laissé prendre à l’enivrement de la faveur populaire. Ce fut au plus difficile moment de sa gloire, que George Sand, déposant un instant son habit d’homme, se déclara une femme (incessu patuit dea !) dans un livre fameux, intitulé Lélia. Ce roman, sous tous les rapports, est une tache dans la vie littéraire de George Sand. Dans Lélia, on ne retrouve ni le style, ni l’imagination, ni l’élégance, ni les inventions ingénieuses de l’auteur d’Indiana et de Valentine. Cette fois, George Sand quittant ce chaste manteau viril dont elle s’était enveloppée avec tant de courage et d’énergie, a voulu se montrer plus qu’une femme, c’est-à-dire, dans sa pensée, deux fois plus qu’un homme ; et elle est tombée dans les plus graves excès. Cette Lélia n’est qu’une abominable créature, une courtisane qui n’a pas de sens, qui n’a pas de cœur ; c’est-à-dire la plus horrible des courtisanes ; une prostituée sans excuse, qui court en hurlant comme une lionne après les sens qui lui manquent, et qui sacrifie au plaisir qu’elle n’a pas, un pauvre jeune homme qui l’aime de toute son âme, pendant qu’elle, Lélia, elle aime le galérien philosophe Trenmor qui ne l’aime pas. Atroce livre, tout sensuel, qui se noue et qui se dénoue au moyen d’une courtisane et d’un galérien. Heureusement, Lelia est un livre sans intérêt, une espèce de poëme en prose assez mauvaise, sans liaison avec les livres précédents de l’auteur.

Alors, et aussitôt, voyant comme il s’était trompé, et combien dans ce panégyrique des femmes, il avait donné raison à tous les hommes, et avec une merveilleuse facilité de talent, George Sand est redevenu dans ses livres, ce que l’ont fait la nature et le talent, purement et simplement un homme. Il est vrai que dans Indiana, dans Valentine, dans Lélia, notre pauvre espèce est horriblement maltraitée, et que les femmes y sont montrées, malgré leurs désordres de tous genres, dans le jour le plus magnifique ; cependant quelle femme oserait Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/469 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/470 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/471 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/472 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/473 femme, cet homme, dans un moment d’irritation et de vengeance, se tournera tout d’un coup contre cette société qu’elle aurait pu défendre, ira se mettre dans les rangs de l’opposition dont elle sera le fleuron poétique, l’opposition elle-même, quand le nouveau venu lui voudra imposer sa volonté toute-puissante ; s’écriera : Elle est femme ! Ainsi même l’opposition, ce dernier recours des nobles esprits qu’on dédaigne, n’est pas permise à George Sand. Elle est femme !

Malheureuse et bien à plaindre en effet. Car pendant que les hommes la proclament une femme illustre et éloquente, l’orgueil de son sexe, voici que les femmes, pour se consoler de voir réunis tant de beauté et tant d’esprit, tant d’imagination et tant d’éloquence, tant de style et tant de génie, tant de dévouement et tant de courage, s’écrient de leur côté : ce n’est pas une femme, c’est un homme ! Et ce disant, elles font semblant de s’enfuir épouvantées ! Elles se voilent le visage, sans doute pour que même leur visage ne soit pas en contact avec cette intelligente figure. Femmes qui tremblez, rassurez-vous : George Sand, traquée par les hommes comme une femme, n’ira pas parmi vous revendiquer ses droits de femme. Elle vous a prises en pitié, vous les femmes, le jour où elle a pris en haine tous les hommes ; elle restera haute et calme sur la limite qui sépare ces deux camps opposés ; reine chez les hommes, roi chez les femmes !

Jules Janin.