Les Femmes de Byron (Leconte de Lisle)

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La Phalange de 18464 (p. 184-188).

les femmes de byron.


Vuoi tu, Bellezza, un risonante
Udir inno di lode, e nel mio petto
Un raggio tramandar del tuo sembiante ?

Vincenzo Monti.


Les poètes sont les amants et les révélateurs de la beauté infinie. Le chœur mystique du second Faust en a chanté le vivant symbole, et le souffle de Dante emporte Béatrice aux sphères paradisiaques. Serait-ce là cette glorification de la femme, due à la plupart des traditions théogoniques de la vieille Asie, et dont les évangélistes ont incarné le type en Marie, mère de Jésus ? Le critique moderne qui s’est efforcé de donner une raison d’être purement mystique à cette idéalisation féminine, qu’ont poursuivie, à cinq siècles d’intervalle, la Divine Comédie et le poème de Faust, est-il en droit d’y découvrir une telle analogie ? En a-t-il saisi ou dénaturé le sens ? Ces questions premières veulent être résolues tout d’abord. Il y a donc, dit-il, un sexe chez les âmes ? un weibliches-wesen, selon Gœthe, une Donna mistica selon Dante. Ce commentaire est au moins frivole. Nul n’est bien venu de systématiser les divins caprices des poètes au profit d’un tel mysticisme ; et, pour objection suprême, il faut se souvenir que, si l’esprit est contraint de revêtir ses types les plus excentriques de formes conventionnelles, dont le choix seul lui est acquis, il n’en est pas moins vrai que la perfection idéale, vers laquelle il aspire de toutes ses énergies ne peut avoir de sexe dans le sein de Dieu. L’idéal féminin, — soit le féminin éternel de Gœthe, soit l’effusion platonique de la Vita Nuova, devenue symbole théologique dans la Divine Comédie, — ne doit donc être considéré que comme une forme particulière et admirable de l’aspiration humaine, et non comme le dogme d’un mysticisme transcendental révélé au xive siècle d’après certaines idées de Platon, et renouvelé au xixe siècle. L’acceptation aveugle de la forme fausse donc l’entente des hautes poésies, et je dois dire que le commentaire de la mystique du second Faust constitue une erreur radicale. — Mais il est un autre ordre de femmes idéales-humaines ; ce sont elles qui me feront insister. Il faut rendre grâces aux poètes de ces figures charmantes qui se détachent harmonieusement de leurs œuvres, comme font ces statuettes d’anges qui battent des ailes à l’ombre des chœurs gothiques, et que l’artiste a pieusement suspendues aux deux côtés de l’autel. La femme réelle aurait seule le droit de se plaindre de ces imaginations merveilleuses, s’il lui était donné de se connaître ; mais, à ses yeux, la femme idéale n’est autre qu’elle-même ; et si cette vanité naïve fait sourire, il est juste de dire qu’elle a aussi son côté sérieux dans l’avenir. Une admirable intelligence a révélé de nos jours, à part une incarnation sublime, plusieurs autres types d’une grâce ravissante ; la Kitty Bell, de Chatterton, est aussi en son lieu d’une beauté achevée et originale ; mais, ces réserves étant faites, nulle création contemporaine n’a égalé ni même atteint, ce me semble, celle des femmes de Byron.

Que n’a-t-on pas dit de l’héroïque aventurier ? y a-t-il si grande ou si petite voix qui n’ait assailli le poète de louanges ou de blâmes insensés ? Ce sont choses également fréquentes touchant les esprits hors ligne, mais la louange incomplète est seule blasphématoire et le blâme inintelligent n’est rien. Une noble voix a fait justice des admirations et des inimitiés vulgaires qui troublaient le poète dans sa gloire. La statue de l’homme immortel me semble donc aujourd’hui posée sur son vrai piédestal ; nul n’y saurait plus toucher, et telle n’est point mon intention ; mais en détachant les yeux de l’ensemble magnifique, je me suis arrêté plus long-temps que de coutume aux détails étincelants de l’œuvre, et j’aventure quelques lignes vouées aux deux sœurs idéales, Anah et Aholibamah. Il faut y songer avec une terreur religieuse : la terre est pauvre et les vrais poètes sont rares. Il ne s’agit plus d’avoir remué un peu de bruit autour de son nom et de s’endormir dans la mort, sans léguer autre chose à la mémoire des hommes que les syllabes vides qui distinguent les individualités. L’oubli touche rarement aux noms, même aux plus infimes. L’histoire littéraire les recueille en masse et ils y restent ensevelis. Non, il ne s’agit plus de se mêler d’instinct au mouvement de l’intelligence contemporaine ; il ne s’agit même plus d’en résumer fatalement, c’est-à-dire sans en avoir la lumineuse conscience, tout un développement en soi. Non ! pour laisser un vivant souvenir que rien n’anéantisse, pour que le génie se reproduise de sa propre substance, il faut pétrir, à l’aide du pur sang de son cœur, le limon sacré de l’humanité ; il faut l’embraser de sa flamme, il faut pousser cet harmonieux et déchirant concert qu’on nomme Manfred, ce sanglot sublime qu’on nomme Lélia ! Il faut, au moins, concevoir de sa puissance, vivifier de son souffle et laisser s’envoler une à une ces filles charmantes du cœur, ces radieuses visions de l’esprit que le poète sait douer d’une jeunesse sans déclin et d’un rayon enchanté de son immortalité ! la vie est à ce prix. Et voyez de quelle force créatrice dispose le poète, que ce soit Byron ou Shakespeare ! Les filles du Sanzio, ces célestes apparitions écloses sur ses toiles, sont vouées au temps ; il les mordra au visage et les dévorera ; mais les incorruptibles enfants des grands poètes défient à jamais sa faim destructive ; leurs chairs si tendres valent mieux que le carrare du statuaire, que le carmin du peintre, — elles sont faites de chants sublimes !

— Ne vous est-il point arrivé à tous deux, dans vos courses errantes, — voyageur qui poursuis autour du monde la ville d’or de Raleigh, — artiste qui, sous toutes les zones, t’abreuves aux sources pures du beau ; — ne vous est-il point arrivé à tous deux, aux heures de la préoccupation ou de la sérénité, de voir soudainement surgir en un coin de ciel, par delà l’étendue des flots, — une aurore splendide, une montagne géante, une chose glorieuse et inattendue ? N’avez-vous point contemplé, long-temps pensifs, ce spectacle que vous donnait Dieu, — jusqu’à ce que fermant vos yeux un instant éblouis, vous les ayez entrouverts de nouveau, les laissant errer capricieusement, — sans ordre, sans intention, — de détails en détails, d’une merveille à l’autre, et saisissant au passage les rayons furtifs, les ciselures argentées du nuage ou les échappées rafraîchissantes des vallées ? — Comme vous, à l’un des horizons de ma vie, j’ai rencontré l’œuvre d’un grand poëte, et, maintenant, remis de l’éblouissement premier, je vais, d’une page à l’autre, admirant et songeant.

Certes, lorsque Byron mit en lumière, — parole vieillie, mais dont le sens est admirable ici, — les deux contemplations lyriques qu’il nomma Ciel et terre et Caïn, il eut toute raison de les intituler mystères, non par analogie à certaines ébauches indirectes du théâtre au moyen-âge, quant au fond ou quant à la forme, mais bien parce que ce sont en effet les plus profonds mystères du cœur de l’homme illuminés de toutes les clartés du génie. Chacun sait à quelles odieuses et ridicules attaques ces poèmes sublimes furent en butte en Angleterre lors de leur apparition, et à quelle école satanique il fut dit qu’ils appartenaient. Aujourd’hui la mort héroïque de l’homme a consacré le poëte aux yeux de tous.

Nous sommes aux pieds du mont Ararat, avant que l’écume du déluge eût blanchi ses pics solitaires. En ce temps là les anges aimaient les vierges qui naquirent d’Ève. Ces choses ne se voient plus, mais la Genèse et le poète disent qu’alors il en était ainsi. Peut-être même est-ce en mémoire de leurs célestes amants, et par une confusion traditionnelle due à cet amour primitif, que les filles de l’homme se croient et se laissent si complaisamment appeler des anges. Du moins, me serait-il fort difficile d’en donner une explication plus naturelle. — Quoi qu’il en soit, la race de Caïn avait peuplé la terre où fleurissait, sous la garde vengeresse de l’archange, le paradis arménien ; et les enfants du dernier né d’Ève vivaient, sans s’y mêler, au sein de cette branche aînée de la famille humaine. Les géants, fils des anges, dans l’orgueil de leur origine, parcouraient, d’un pas dominateur, le monde habité dont les échos retentissaient du tonnerre des orgies antédiluviennes. Un poète a chanté récemment, dans une œuvre trop décriée, quelques pages de cette histoire primitive. — Dieu se troubla dans son sanctuaire au bruit que faisait l’homme. Il le regarda avec indignation et le maudit une seconde fois, se préparant à déchaîner sur lui les cataractes supérieures. — Et voici que le poème s’ouvre. — Ô filles du premier meurtrier, amantes privilégiées des enfants du ciel, où courez-vous ainsi, demi-nues et rayonnantes de beauté ? L’instinct de l’anéantissement vous agite-t-il ? Les bruits précurseurs du déluge ont-ils frappé vos oreilles ? — Non, le dessein de Dieu veille encore dans sa pensée et dans celle de ses élus. Vous n’avez entendu que les derniers chants que l’oiseau murmure sur les cèdres de l’Ararat ; vous n’avez aperçu que les lueurs avant-courrières de l’astre nocturne, et vous vous êtes dit : « — Voici l’heure de l’invocation et de l’amour, l’heure où descendront vers nous les ailes flamboyantes des anges aimés ! ». — Ô Azariel ! ô Samiasa ! que tardez-vous ? Abandonnez les mondes nouveau-nés dont vous dirigez l’essor timide ; Anah et Aholibamah vous appellent. — Les voici, ce sont eux ! — Leur vol empourpre la montagne, l’air frémit harmonieusement sur leurs traces, comme s’il passait sur les cordes sympathiques des harpes éoliennes. Le cri de l’amour accélère leur course, leurs ailes se ferment à demi, ils touchent la terre ! — Ô blanches figures d’un monde primitif, allez, ce sont ceux que vous aimez.

Je doute que jamais artiste ait prodigué à la plus aimée de ses œuvres la suavité de contours et la délicatesse de touche dont le poète a doué sa création d’Anah ; nul surtout ne l’a revêtue d’une fierté plus splendide que celle d’Aholibamah. — Byron n’aimait pas la peinture, et je le conçois. Il était difficile, en effet, qu’un art dont les ressources sont grandes assurément, mais fort incomplètes toutefois en face de la parole chantée, habillement sublime de l’idée pure, — il était difficile qu’un tel art contentât un tel esprit. Et par cela même, dans le vaste milieu qui lui était propre, quel peintre c’était que Byron ! Un peintre tel que les moyens extérieurs dont il se sert s’oublient, et qu’on peut dire, avec un sens profond, de sa poésie ce qu’il a dit du ciel oriental, si pur et si transparent, que Dieu seul y était visible ! — Anah et Aholibamah ont une beauté égale, mais diverses sont leurs âmes. Le poète ne le dit pas, mais quel est celui qui tout d’abord n’a reproduit dans sa pensée le type extérieur de chacune d’elles ? — On le devine sans trop de peine, Anah eût suivi Japhet aux tentes patriarcales de Noé, — la laine des troupeaux de Seth se fût assouplie autour de son beau corps ; — et, comme plus tard Rébecca, elle eût aimé, pieuse fille des pasteurs hospitaliers, à désaltérer l’étranger au puits du désert ; — elle eût suivi Japhet, car elle est pétrie de tendresse, si n’était l’ange Azariel, et si son cœur ne se fût abîmé tout entier dans cet autre amour qui lui venait du ciel ; — car même au sein de ce bonheur absorbant, elle s’émeut encore aux larmes de Japhet, et la pitié ne le cède en elle qu’à l’amour.

Ces combats cachés du cœur sont indiqués avec une admirable délicatesse. Aholibamah n’est point telle. Le sang du père de ses pères, du premier désespéré de la famille humaine, gonfle encore ses veines orageuses. Dieu a condamné Caïn et sa race, soit ! Mais qu’ont à faire les enfants de Seth entre Dieu et Caïn ? Point d’alliance d’eux à elle, et que la malédiction reste vraie tout entière ! — Aholibamah devinait au ciel l’ange qui la devait aimer, et on le sent, son amour domine celui de Samiasa ; non qu’elle l’aime avec un plus grand dévouement, mais en ce sens que ce même dévouement lui semble dû, qu’il doit venir à elle et non d’elle. Qu’on en juge : « Ô Azariel ! dit Anah, je t’aime ; mais si l’oubli de mon amour peut te faire plus heureux, oublie et sois heureux ! » — Aholibamah, au contraire : « — Ô Samiasa ! je t’aime, mais si tu devais cesser de m’aimer, je te repousserais avec mépris, tout séraphin que tu es ! » — Ce mélange de faiblesse adorable et d’entière abnégation, — de pitié naïve pour celui qui l’aime sans espoir, et de tendresse infinie pour l’ange moins idéal qu’elle, — environne d’un charme inexprimable cette figure enchanteresse d’Anah, dont je ne connais pas l’équivalent dans la poésie moderne, et qui n’en reste pas moins vraie dans le sens humain, de sorte que nous sommes contraints de dire : c’est le rêve d’un grand poète, et pourtant c’est une femme aussi ! tant il est évident que le beau seul est vrai, et que tout le reste n’est que mensonge. — Or, cette protection de l’âme qu’appelle à lui le caractère d’Anah, est inutile à sa sœur. Qu’a besoin, en effet, de notre tendresse et de notre compassion, cette fière et héroïque jeune fille qui ne ferme point les yeux au passage de la foudre, dont le cœur ne tressaille point aux frémissements du globe, et qui semble braver Dieu même du haut de son amour ? — Elle s’offre à notre admiration et non à notre pitié de cœur ; nous courbons un genou devant elle, mais nous ne la soutenons pas de la charité bienveillante de notre âme. En un mot, et quant à l’impression d’ensemble, Anah est comme une douce aurore qui luit et éclaire harmonieusement, — mais Aholibamah resplendit, éblouit et brûle comme un rayon du soleil de midi.

Pourtant, l’heure est venue. L’océan supérieur déchire la voûte du ciel ; les racines de l’Ararat s’ébranlent d’épouvante ; les légions des esprits maudits sortent en tourbillonnant des cavernes fatidiques du Caucase, et le concert des hommes condamnés s’exhale comme une seule lamentation. Japhet aime encore, quoiqu’il ait reconnu son rival, et que tout bonheur terrestre soit perdu pour lui. Il veut sauver Anah qui n’oublie la mort que pour songer au destin d’Azariel ; — car les anges ont refusé d’abandonner la terre. — Mais il faut que la race du premier meurtrier s’engloutisse dans les flots universels. Quelles que soient la grâce et la beauté de ses filles, elles aussi périront. L’écume amère souillera leurs cheveux flottants, verdira leurs corps immaculés, éteindra leurs yeux divins ! Elles seront ensevelies pour jamais dans l’inextricable limon de la mer sans bornes ces belles contemporaines de la jeunesse du monde, dont le regard peuplait la terre des exilés volontaires du ciel ! — Lamentations et prières sont vaines, toutes périront. Aholibamah ne pleure point. La fiancée d’un ange ne doit point pleurer : — « Ô Zamiasa ! dit-elle, fuis ! mon amour te poursuivra dans les cieux. — Ô Azariel, dit Anah tremblante et pâle, fuis ! remonte en paix auprès de Dieu, afin que je puisse mourir avec moins d’angoisse. » — Hélas ! le ciel s’assombrit de moment en moment, — la clameur des hommes frappe vainement sa voûte inexorable. La terre féconde et parfumée, la terre que conçut l’amour, et qui se berce encore dans les langes divins de la beauté ; — la terre va descendre, maudite et désespérée, sous les eaux du déluge. Voici l’heure, et l’arche apparaît dans le lointain… Il faut mourir ! — Mourir ! non, non ! Celles qu’ont aimées les poètes, ne meurent point. Ô Anah, Aholibamah ! il est des cieux plus sereins que ceux-ci, — il est d’autres mondes plus heureux et plus beaux qu’environne d’un azur sans tache une atmosphère étincelante. Allez vers ces astres paisibles que recèle la campagne éternelle, vers les sphères invisibles où vous transporte l’aile séraphique. Fuyez loin de la tombe humide de votre race et de ceux qui survivront au naufrage du monde, — fuyez ! et soyez immortelles encore, ô belles filles des patriarches, comme vous l’êtes ici-bas.

L. de L.