Les Femmes savantes/Acte III
ACTE TROISIÈME.
Scène I.
Philaminte.
Ah ! mettons-nous ici pour écouter à l’aise
Ces vers, que mot à mot il est besoin qu’on pèse.
Armande.
Je brûle de les voir.
Bélise.
Et l’on s’en meurt chez nous.
Philaminte, à Trissotin.
Ce sont charmes pour moi que ce qui part de vous.
Armande.
Ce m’est une douceur à nulle autre pareille.
Bélise.
Ce sont repas friands qu’on donne à mon oreille.
Philaminte.
Ne faites point languir de si pressants desirs.
Armande.
Dépêchez.
Bélise.
Faites tôt, et hâtez nos plaisirs.
Philaminte.
À notre impatience offrez votre épigramme.
Trissotin.
Hélas ! c’est un enfant tout nouveau né madame ;
Son sort assurément a lieu de vous toucher,
Et c’est dans votre cour que j’en viens d’accoucher.
Philaminte.
Pour me le rendre cher, il suffit de son père.
Trissotin.
Votre approbation lui peut servir de mère.
Bélise.
Qu’il a d’esprit !
Scène II.
Philaminte, à Henriette, qui veut se retirer.
Holà ! pourquoi donc fuyez-vous ?
Henriette.
C’est de peur de troubler un entretien si doux.
Philaminte.
Approchez, et venez, de toutes vos oreilles
Prendre part au plaisir d’entendre des merveilles.
Henriette.
Je sais peu les beautés de tout ce qu’on écrit,
Et ce n’est pas mon fait que les choses d’esprit.
Philaminte.
Il n’importe : aussi bien ai-je à vous dire ensuite
Un secret dont il faut que vous soyez instruite.
Trissotin, à Henriette.
Les sciences n’ont rien qui vous puisse enflammer,
Et vous ne vous piquez que de savoir charmer.
Henriette.
Aussi peu l’un que l’autre ; et je n’ai nulle envie…
Bélise.
Ah ! songeons à l’enfant nouveau-né, je vous prie.
Philaminte, à Lépine.
Allons, petit garçon, vite de quoi s’asseoir.
Voyez l’impertinent ! Est-ce que l’on doit choir,
Après avoir appris l’équilibre des choses ?
Bélise.
De ta chute, ignorant, ne vois-tu pas les causes,
Et qu’elle vient d’avoir, du point fixe, écarté
Ce que nous appelons centre de gravité ?
l’Épine.
Je m’en suis aperçu, madame, étant par terre.
Philaminte, à Lépine, qui sort.
Le lourdaud !
Trissotin.
Bien lui prend de n’être pas de verre.
Armande.
Ah de l’esprit partout !
Bélise.
Cela ne tarit pas.
Philaminte.
Servez-nous promptement votre aimable repas.
Trissotin.
Pour cette grande faim qu’à mes yeux on expose,
Un plat seul de huit vers me semble peu de chose,
Et je pense qu’ici je ne ferai pas mal,
De joindre à l’épigramme, ou bien au madrigal,
Le ragoût d’un sonnet qui, chez une princesse,
A passé pour avoir quelque délicatesse.
Il est de sel attique assaisonné partout,
Et vous le trouverez, je crois, d’assez bon goût.
Armande.
Ah ! je n’en doute point.
Philaminte.
Donnons vite audience.
Bélise, interrompant Trissotin chaque fois qu’il se dispose à lire.
Je sens d’aise mon cœur tressaillir par avance.
J’aime la poésie avec entêtement.
Et surtout quand les vers sont tournés galamment.
Philaminte.
Si nous parlons toujours, il ne pourra rien dire.
Trissotin.
So…
Bélise, à Henriette.
Silence, ma nièce.
Armande.
Ah ! laissez le donc lire.
Trissotin.
Sonnet à la princesse Uranie, sur sa fievre[1].
Votre prudence est endormie,
De traiter magnifiquement,
Et de loger superbement
Votre plus cruelle ennemie.
Bélise.
Ah ! le joli début !
Armande.
Qu’il a le tour galant !
Philaminte.
Lui seul des vers aisés possède le talent !
Armande.
À prudence endormie il faut rendre les armes.
Bélise.
Loger son ennemie est pour moi plein de charmes.
Philaminte.
J’aime superbement et magnifiquement ;
Ces deux adverbes joints font admirablement.
Bélise.
Prêtons l’oreille au reste.
Trissotin.
Votre prudence est endormie,
De traiter magnifiquement,
Et de loger superbement
Votre plus cruelle ennemie.
Armande.
Prudence endormie !
Bélise.
Loger son ennemie !
Philaminte.
Superbement et magnifiquement !
Trissotin.
Faites-la sortir, quoi qu’on die,
De votre riche appartement,
Où cette ingrate insolemment
Attaque votre belle vie.
Bélise.
Ah ! tout doux ! laissez-moi, de grace, respirer.
Armande.
Donnez-nous, s’il vous plaît, le loisir d’admirer.
Philaminte.
On se sent à ces vers, jusques au fond de l’ame,
Couler je ne sais quoi qui fait que l’on se pâme.
Armande.
Faites-la sortir, quoi qu’on die,
De votre riche appartement.
Que riche appartement est là joliment dit !
Et que la métaphore est mise avec esprit !
Philaminte.
Faites-la sortir, quoi qu’on die.
Ah ! que ce quoi qu’on die est d’un goût admirable !
C’est, à mon sentiment, un endroit impayable.
Armande.
De quoi qu’on die aussi mon cœur est amoureux.
Bélise.
Je suis de votre avis, quoi qu’on die est heureux.
Armande.
Je voudrois l’avoir fait.
Bélise.
Il vaut toute une pièce.
Philaminte.
Mais en comprend-on bien, comme moi, la finesse ?
Armande et Bélise.
Oh ! oh !
Philaminte.
Faites-la sortir, quoi qu’on die.
Que de la fièvre on prenne ici les intérêts,
N’ayez aucun égard, moquez-vous des caquets.
Faites-la sortir, quoi qu’on die.
Quoi qu’on die, quoi qu’on die.
Ce quoi qu’on die en dit beaucoup plus qu’il ne semble.
Je ne sais pas, pour moi, si chacun me ressemble ;
Mais j’entends là-dessous un million de mots.
Bélise.
Il est vrai qu’il dit plus de choses qu’il n’est gros.
Philaminte, à Trissotin.
Mais quand vous avez fait ce charmant quoi qu’on die,
Avez-vous compris, vous, toute son énergie ?
Songiez-vous bien vous-même à tout ce qu’il nous dit ?
Et pensiez-vous alors y mettre tant d’esprit ?
Trissotin.
Hai ! hay !
Armande.
J’ai fort aussi l’ingrate dans la tête,
Cette ingrate de fièvre, injuste, malhonnête,
Qui traite mal les gens qui la logent chez eux.
Philaminte.
Enfin les quatrains sont admirables tous deux.
Venons-en promptement aux tiercets, je vous prie.
Armande.
Ah ! s’il vous plaît, encore une fois quoi qu’on die.
Trissotin.
Faites-la sortir, quoi qu’on die,
Philaminte, Armande et Bélise.
Quoi qu’on die !
Trissotin.
De votre riche appartement,
Philaminte, Armande et Bélise.
Riche appartement !
Trissotin.
Où cette ingrate insolemment,
Philaminte, Armande et Bélise.
Cette ingrate de fièvre !
Trissotin.
Attaque votre belle vie.
Philaminte.
Votre belle vie !
Armande et Bélise.
Ah !
Trissotin.
Quoi ! sans respecter votre rang,
Elle se prend à votre sang,
Philaminte, Armande et Bélise.
Ah !
Trissotin.
Et nuit et jour vous fait outrage !
Si vous la conduisez aux bains,
Sans la marchander davantage,
Noyez-la de vos propres mains.
Philaminte.
On n’en peut plus.
Bélise.
On pâme.
Armande.
On se meurt de plaisir.
Philaminte.
De mille doux frissons vous vous sentez saisir.
Armande.
Si vous la conduisez aux bains,
Bélise.
Sans la marchander davantage,
Philaminte.
Noyez-la de vos propres mains.
De vos propres mains, là, noyez-la dans les bains.
Armande.
Chaque pas dans vos vers rencontre un trait charmant.
Bélise.
Partout on s’y promène avec ravissement.
Philaminte.
On n’y sauroit marcher que sur de belles choses.
Armande.
Ce sont petits chemins tout parsemés de roses.
Trissotin.
Le sonnet donc vous semble…
Philaminte.
Admirable, nouveau :
Et personne jamais n’a rien fait de si beau.
Bélise.
Quoi ! sans émotion pendant cette lecture !
Vous faites là, ma nièce, une étrange figure !
Henriette.
Chacun fait ici-bas la figure qu’il peut,
Ma tante ; et bel esprit, il ne l’est pas qui veut.
Trissotin.
Peut-être que mes vers importunent madame.
Henriette.
Point. Je n’écoute pas.
Philaminte.
Ah ! voyons l’épigramme.
Trissotin.
Sur un carrosse de couleur amarante donné à une dame de ses amis.
Philaminte. Ces titres ont toujours quelque chose de rare.
Armande.
À cent beaux traits d’esprit leur nouveauté prépare.
Trissotin.
L’amour si chèrement m’a vendu son lien[2],
Bélise, Armande et Philaminte.
Ah !
Trissotin.
Qu’il m’en coûte déjà la moitié de mon bien ;
Et quand tu vois ce beau carrosse,
Où tant d’or se relève en bosse,
Qu’il étonne tout le pays,
Et fait pompeusement triompher ma Laïs…
Philaminte.
Ah ! ma Laïs ! voilà de l’érudition.
Bélise.
L’enveloppe est jolie, et vaut un million.
Trissotin.
Et quand tu vois ce beau carrosse,
Où tant d’or se relève en bosse,
Qu’il étonne tout le pays,
Et fait pompeusement triompher ma Laïs,
Ne dis plus qu’il est amarante,
Dis plutôt qu’il est de ma rente.
Armande.
Oh ! oh ! oh ! celui-là ne s’attend point du tout.
Philaminte.
On n’a que lui qui puisse écrire de ce goût.
Bélise.
Ne dis plus qu’il est amarante :
Dis plutôt qu’il est de ma rente.
Voilà qui se décline : ma rente, de ma rente, à ma rente.
Philaminte.
Je ne sais, du moment que je vous ai connu,
Si, sur votre sujet, j’eus l’esprit prévenu,
Mais j’admire partout vos vers et votre prose.
Trissotin, à Philaminte.
Si vous vouliez de vous nous montrer quelque chose,
À notre tour aussi nous pourrions admirer.
Philaminte.
Je n’ai rien fait en vers ; mais j’ai lieu d’espérer
Que je pourrai bientôt vous montrer, en amie,
Huit chapitres du plan de notre académie.
Platon s’est au projet simplement arrêté,
Quand de sa République il a fait le traité ;
Mais à l’effet entier je veux pousser l’idée
Que j’ai sur le papier en prose accommodée.
Car enfin, je me sens un étrange dépit
Du tort que l’on nous fait du côté de l’esprit,
Et je veux nous venger, toutes tant que nous sommes,
De cette indigne classe où nous rangent les hommes,
De borner nos talents à des futilités,
Et nous fermer la porte aux sublimes clartés.
Armande.
C’est faire à notre sexe une trop grande offense,
De n’étendre l’effort de notre intelligence
Qu’à juger d’une jupe, et de l’air d’un manteau,
Ou des beautés d’un point, ou d’un brocart nouveau.
Bélise.
Il faut se relever de ce honteux partage,
Et mettre hautement notre esprit hors de page.
Trissotin.
Pour les dames on sait mon respect en tous lieux ;
Et, si je rends hommage aux brillants de leurs yeux,
De leur esprit aussi j’honore les lumières.
Philaminte.
Le sexe aussi vous rend justice en ces matières ;
Mais nous voulons montrer à de certains esprits,
Dont l’orgueilleux savoir nous traite avec mépris,
Que de science aussi les femmes sont meublées,
Qu’on peut faire, comme eux, de doctes assemblées,
Conduites en cela par des ordres meilleurs ;
Qu’on y veut réunir ce qu’on sépare ailleurs,
Mêler le beau langage et les hautes sciences,
Découvrir la nature en mille expériences ;
Et, sur les questions qu’on pourra proposer,
Faire entrer chaque secte, et n’en point épouser.
Trissotin.
Je m’attache pour l’ordre au péripatétisme.
Philaminte.
Pour les abstractions, j’aime le platonisme.
Armande.
Épicure me plaît, et ses dogmes sont forts.
Bélise.
Je m’accommode assez, pour moi, des petits corps ;
Mais le vide à souffrir me semble difficile,
Et je goûte bien mieux la matière subtile.
Trissotin.
Descartes, pour l’aimant, donne fort dans mon sens.
Armande.
J’aime ses tourbillons.
Philaminte.
Moi, ses mondes tombants.
Armande.
Il me tarde de voir notre assemblée ouverte,
Et de nous signaler par quelque découverte.
Trissotin.
On en attend beaucoup de vos vives clartés ;
Et pour vous la nature a peu d’obscurités.
Philaminte.
Pour moi, sans me flatter, j’en ai déjà fait une ;
Et j’ai vu clairement des hommes dans la lune.
Bélise.
Je n’ai point encor vu d’hommes, comme je crois ;
Mais j’ai vu des clochers tout comme je vous vois[3].
Armande.
Nous approfondirons, ainsi que la physique,
Grammaire, histoire, vers, morale, et politique.
Philaminte.
La morale a des traits dont mon cœur est épris,
Et c’étoit autrefois l’amour des grands esprits ;
Mais aux stoïciens je donne l’avantage,
Et je ne trouve rien de si beau que leur sage.
Armande.
Pour la langue, on verra dans peu nos règlements,
Et nous y prétendons faire des remuements[4].
Par une antipathie, ou juste, ou naturelle,
Nous avons pris chacune une haine mortelle
Pour un nombre de mots, soit ou verbes, ou noms,
Que mutuellement nous nous abandonnons ;
Contre eux nous préparons de mortelles sentences,
Et nous devons ouvrir nos doctes conférences
Par les proscriptions de tous ces mots divers,
Dont nous voulons purger et la prose et les vers[5].
Philaminte.
Mais le plus beau projet de notre académie,
Une entreprise noble, et dont je suis ravie,
Un dessein plein de gloire, et qui sera vanté
Chez tous les beaux esprits de la postérité,
C’est le retranchement de ces syllabes sales,
Qui dans les plus beaux mots produisent des scandales ;
Ces jouets éternels des sots de tous les temps ;
Ces fades lieux communs de nos méchants plaisants ;
Ces sources d’un amas d’équivoques infames,
Dont on vient faire insulte à la pudeur des femmes.
Trissotin.
Voilà certainement d’admirables projets !
Bélise.
Vous verrez nos statuts quand ils seront tous faits.
Trissotin.
Ils ne sauraient manquer d’être tous beaux et sages.
Armande.
Nous serons, par nos lois, les juges des ouvrages ;
Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis :
Nul n’aura de l’esprit, hors nous et nos amis.
Nous chercherons partout à trouver à redire,
Et ne verrons que nous qui sachent bien écrire.
Scène III.
l’Épine, à Trissotin.
Monsieur, un homme est là qui veut parler à vous,
Il est vêtu de noir, et parle d’un ton doux.
Trissotin.
C’est cet ami savant qui m’a fait tant d’instance
De lui donner l’honneur de votre connoissance.
Philaminte.
Pour le faire venir, vous avez tout crédit.
Scène IV.
Philaminte, à Armande et à Bélise.
Faisons bien les honneurs au moins de notre esprit.
(À Henriette, qui veut sortir.)
Holà ! Je vous ai dit, en paroles bien claires,
Que j’ai besoin de vous.
Henriette.
Mais pour quelles affaires ?
Philaminte.
Venez : on va dans peu vous les faire savoir.
Scène V.
Trissotin, présentant Vadius.
Voici l’homme qui meurt du desir de vous voir ;
En vous le produisant, je ne crains point le blâme
D’avoir admis chez vous un profane, madame,
Il peut tenir son coin parmi de beaux esprits.
Philaminte.
La main qui le présente en dit assez le prix.
Trissotin.
Il a des vieux auteurs la pleine intelligence,
Et sait du grec, madame, autant qu’homme de France[6].
Philaminte, à Bélise.
Du grec, ô Ciel ! du grec ! Il sait du grec, ma sœur !
Bélise, à Armande.
Ah ! ma nièce, du grec !
Armande.
Du grec ! quelle douceur !
Philaminte.
Quoi ! monsieur sait du grec ? Ah ! permettez, de grace,
Que, pour l’amour du grec, monsieur, on vous embrasse.
(Vadius embrasse aussi Bélise et Armande.)
Henriette, à Vadius, qui veut aussi l’embrasser.
Excusez-moi, Monsieur, je n’entends pas le grec.
Philaminte.
J’ai pour les livres grecs un merveilleux respect.
Vadius.
Je crains d’être fâcheux par l’ardeur qui m’engage
À vous rendre aujourd’hui, madame, mon hommage ;
Et j’aurai pu troubler quelque docte entretien.
Philaminte.
Monsieur, avec du grec on ne peut gâter rien.
Trissotin.
Au reste, il fait merveille en vers ainsi qu’en prose,
Et pourroit, s’il vouloit, vous montrer quelque chose.
Vadius.
Le défaut des auteurs, dans leurs productions,
C’est d’en tyranniser les conversations,
D’être au Palais, au Cours, aux ruelles, aux tables,
De leurs vers fatigants lecteurs infatigables.
Pour moi, je ne vois rien de plus sot, à mon sens,
Qu’un auteur qui partout va gueuser des encens,
Qui, des premiers venus saisissant les oreilles,
En fait le plus souvent le martyr de ses veilles.
On ne m’a jamais vu ce fol entêtement ;
Et d’un Grec, là-dessus, je suis le sentiment,
Qui, par un dogme exprès, défend à tous ses sages
L’indigne empressement de lire leurs ouvrages.
Voici de petits vers pour de jeunes amants,
Sur quoi je voudrois bien avoir vos sentiments.
Trissotin.
Vos vers ont des beautés que n’ont point tous les autres.
Vadius.
Les Graces et Vénus règnent dans tous les vôtres.
Trissotin.
Vous avez le tour libre, et le beau choix des mots.
Vadius.
On voit partout chez vous l’ithos et le pathos.
Trissotin.
Nous avons vu de vous des églogues d’un style
Qui passe en doux attraits Théocrite et Virgile.
Vadius.
Vos odes ont un air noble, galant et doux,
Qui laisse de bien loin votre Horace après vous[7].
Trissotin.
Est-il rien d’amoureux comme vos chansonnettes ?
Vadius.
Peut-on voir rien d’égal aux sonnets que vous faites ?
Trissotin.
Rien qui soit plus charmant que vos petits rondeaux ?
Vadius.
Rien de si plein d’esprit que tous vos madrigaux ?
Trissotin.
Aux ballades surtout vous êtes admirable.
Vadius.
Et dans les bouts-rimés je vous trouve adorable.
Trissotin.
Si la France pouvait connoître votre prix,
Vadius.
Si le siècle rendoit justice aux beaux esprits,
Trissotin.
En carrosse doré vous iriez par les rues.
Vadius.
On verroit le public vous dresser des statues.
Hom ! C’est une ballade, et je veux que tout net
Vous m’en…
Trissotin, à Vadius.
Avez-vous vu certain petit sonnet
Sur la fièvre qui tient la princesse Uranie ?
Vadius.
Oui ; hier il me fut lu dans une compagnie.
Trissotin.
Vous en savez l’auteur ?
Vadius.
Non ; mais je sais fort bien,
Qu’à ne le point flatter, son sonnet ne vaut rien.
Trissotin.
Beaucoup de gens pourtant le trouvent admirable.
Vadius.
Cela n’empêche pas qu’il ne soit misérable.
Et, si vous l’avez vu, vous serez de mon goût.
Trissotin.
Je sais que là-dessus je n’en suis point du tout
Et que d’un tel sonnet peu de gens sont capables.
Vadius.
Me préserve le Ciel d’en faire de semblables !
Trissotin.
Je soutiens qu’on ne peut en faire de meilleur ;
Et ma grande raison, c’est que j’en suis l’auteur.
Vadius.
Vous ?
Trissotin.
Moi.
Vadius.
Je ne sais donc comment se fit l’affaire.
Trissotin.
C’est qu’on fut malheureux de ne pouvoir vous plaire.
Vadius.
Il faut qu’en écoutant j’aie eu l’esprit distrait,
Ou bien que le lecteur m’ait gâté le sonnet.
Mais laissons ce discours, et voyons ma ballade.
Trissotin.
La ballade, à mon goût, est une chose fade :
Ce n’en est plus la mode ; elle sent son vieux temps.
Vadius.
La ballade pourtant charme beaucoup de gens.
Trissotin.
Cela n’empêche pas qu’elle ne me déplaise.
Vadius.
Elle n’en reste pas pour cela plus mauvaise.
Trissotin.
Elle a pour les pédants de merveilleux appas.
Vadius.
Cependant nous voyons qu’elle ne vous plaît pas.
Trissotin.
Vous donnez sottement vos qualités aux autres.
Vadius.
Fort impertinemment vous me jetez les vôtres.
Trissotin.
Allez, petit grimaud, barbouilleur de papier.
Vadius.
Allez, rimeur de balle[8], opprobre du métier.
Trissotin.
Allez, fripier d’écrits, impudent plagiaire.
Vadius.
Allez, cuistre…
Philaminte.
Eh ! messieurs, que prétendez-vous faire ?
Trissotin, à Vadius.
Va, va restituer tous les honteux larcins
Que réclament sur toi les Grecs et les Latins[9].
Vadius.
Va, va-t’en faire amende honorable au Parnasse,
D’avoir fait à tes vers estropier Horace.
Trissotin.
Souviens-toi de ton livre, et de son peu de bruit.
Vadius.
Et toi, de ton libraire à l’hôpital réduit.
Trissotin.
Ma gloire est établie ; en vain tu la déchires.
Vadius.
Oui, oui, je te renvoie à l’auteur des Satires.
Trissotin.
Je t’y renvoie aussi.
Vadius.
J’ai le contentement,
Qu’on voit qu’il m’a traité plus honorablement.
Il me donne en passant une atteinte légère[10].
Parmi plusieurs auteurs qu’au Palais on révère ;
Mais jamais dans ses vers il ne te laisse en paix,
Et l’on t’y voit partout être en butte à ses traits.
Trissotin.
C’est par là que j’y tiens un rang plus honorable.
Il te met dans la foule ainsi qu’un misérable ;
Il croit que c’est assez d’un coup pour t’accabler,
Et ne t’a jamais fait l’honneur de redoubler.
Mais il m’attaque à part comme un noble adversaire
Sur qui tout son effort lui semble nécessaire ;
Et ses coups, contre moi redoublés en tous lieux,
Montrent qu’il ne se croit jamais victorieux.
Vadius.
Ma plume t’apprendra quel homme je puis être.
Trissotin.
Et la mienne saura te faire voir ton maître.
Vadius.
Je te défie en vers, prose, grec, et latin.
Trissotin.
Hé bien ! nous nous verrons seul à seul chez Barbin[11].
Scène VI.
Trissotin.
À mon emportement ne donnez aucun blâme ;
C’est votre jugement que je défends, madame,
Dans le sonnet qu’il a l’audace d’attaquer.
Philaminte.
À vous remettre bien je me veux appliquer ;
Mais parlons d’autre affaire. Approchez, Henriette ;
Depuis assez longtemps mon âme s’inquiète
De ce qu’aucun esprit en vous ne se fait voir ;
Mais je trouve un moyen de vous en faire avoir.
Henriette.
C’est prendre un soin pour moi qui n’est pas nécessaire :
Les doctes entretiens ne sont point mon affaire ;
J’aime à vivre aisément ; et, dans tout ce qu’on dit,
Il faut se trop peiner, pour avoir de l’esprit ;
C’est une ambition que je n’ai point en tête.
Je me trouve fort bien, ma mère, d’être bête ;
Et j’aime mieux n’avoir que de communs propos,
Que de me tourmenter pour dire de beaux mots.
Philaminte.
Oui ; mais j’y suis blessée, et ce n’est pas mon compte
De souffrir dans mon sang une pareille honte.
La beauté du visage est un frêle ornement,
Une fleur passagère, un éclat d’un moment,
Et qui n’est attaché qu’à la simple épiderme ;
Mais celle de l’esprit est inhérente et ferme.
J’ai donc cherché longtemps un biais de vous donner
La beauté que les ans ne peuvent moissonner,
De faire entrer chez vous le desir des sciences,
De vous insinuer les belles connoissances ;
Et la pensée enfin où mes vœux ont souscrit,
C’est d’attacher à vous un homme plein d’esprit.
(Montrant Trissotin.)
Et cet homme est monsieur, que je vous détermine[12]
À voir comme l’époux que mon choix vous destine.
Henriette.
Moi ! ma mère ?
Philaminte.
Oui, vous. Faites la sotte un peu.
Bélise, à Trissotin.
Je vous entends ; vos yeux demandent mon aveu
Pour engager ailleurs un cœur que je possède.
Allez ; je le veux bien. À ce nœud je vous cède ;
C’est un hymen qui fait votre établissement.
Trissotin, à Henriette.
Je ne sais que vous dire, en mon ravissement,
Madame ; et cet hymen, dont je vois qu’on m’honore,
Me met…
Henriette.
Tout beau ! monsieur ; il n’est pas fait encore :
Ne vous pressez pas tant.
Philaminte.
Comme vous répondez !
Savez-vous bien que si… ? Suffit. Vous m’entendez.
(À Trissotin.)
Elle se rendra sage. Allons, laissons-la faire.
Scène VII.
Armande.
On voit briller pour vous les soins de notre mère ;
Et son choix ne pouvoit d’un plus illustre époux…
Henriette.
Si le choix est si beau, que ne le prenez-vous ?
Armande.
C’est à vous, non à moi, que sa main est donnée.
Henriette.
Je vous le cède tout, comme à ma sœur aînée.
Armande.
Si l’hymen, comme à vous, me paroissoit charmant,
J’accepterois votre offre avec ravissement.
Henriette.
Si j’avois, comme vous, les pédants dans la tête,
Je pourrois le trouver un parti fort honnête.
Armande.
Cependant, bien qu’ici nos goûts soient différents,
Nous devons obéir, ma sœur, à nos parents.
Une mère a sur nous une entière puissance ;
Et vous croyez en vain, par votre résistance…
Scène VIII.
Chrysale, à Henriette, lui présentant Clitandre.
Allons, ma fille, il faut approuver mon dessein.
Ôtez ce gant. Touchez à monsieur dans la main,
Et le considérez désormais dans votre ame
En homme dont je veux que vous soyez la femme.
Armande.
De ce côté, ma sœur, vos penchants sont fort grands.
Henriette.
Il nous faut obéir, ma sœur, à nos parents :
Un père a sur nos vœux une entière puissance.
Armande.
Une mère a sa part à notre obéissance.
Chrysale.
Qu’est-ce à dire ?
Armande.
Je dis que j’appréhende fort
Qu’ici ma mère et vous ne soyez pas d’accord ;
Et c’est un autre époux…
Chrysale.
Taisez-vous, péronnelle ;
Allez philosopher tout le soûl avec elle,
Et de mes actions ne vous mêlez en rien.
Dites-lui ma pensée, et l’avertissez bien
Qu’elle ne vienne pas m’échauffer les oreilles :
Allons vite.
Scène IX.
Ariste.
Fort bien. Vous faites des merveilles.
Clitandre.
Quel transport ! quelle joie ! Ah ! que mon sort est doux !
Chrysale, à Clitandre.
Allons, prenez sa main, et passez devant nous,
Menez-la dans sa chambre. Ah ! les douces caresses !
(À Ariste.)
Tenez, mon cœur s’émeut à toutes ces tendresses,
Cela ragaillardit tout à fait mes vieux jours ;
Et je me ressouviens de mes jeunes amours.
- ↑ Le sonnet se trouve dans les Œuvres galantes en prose et en vers de M. Certin, chez Étienne Loison. Paris, 1603. Il est intitulé Sonnet à mademoiselle de Longueville, à présent duchesse de Nemours, sur sa fièvre quarte. — Ce fut Boileau qui fournit l’idée de la scène entre Trissotin et Vadins. On a blâmé Molière d’avoir ainsi mis sur la scène un ecclésiastique de soixante ans. M. Aimé Martin, à propos de cette critique, dit avec raison que, comme première excuse, Molière avait été attaqué le premier, qu’il n’a fait que se défendre :« Il se venge, dit le commentateur que nous venons de citer, du méchant poëte, mais il ne dit rien ni de l’ecclésiastique ni du prédicateur ; il fait plus, il sépare si bien le poëte de l’homme privé, que les contemporains ne peuvent les confondre ; car ce qu’il y a de vil dans le personnage de Trissotin (sa cupidité, sa persévérance à vouloir épouser Henriette) ne pouvoit convenir à un ecclésiastique de soixante ans. Ainsi Molière ne diffame pas la vie de Cotin, il joue ses ridicules. La punition qu’il lui propose est d’ailleurs aussi spirituelle que singulière ; c’est d’être admiré par les précieuses, c’est de s’entendre répéter en public les éloges que ces dames lui donnaient tous les jours en particulier.
Cotin, du reste méritait bien les sarcasmes de Molière ; car il était difficile de pousser plus loin le pédantisme et la vanité. En faisant allusion à son prénom de Charles, il disait : « Mon chiffre, c’est deux CC entrelacés, qui, retournés et joints ensemble, forment un cercle ; cela veut dire un peu mystiquement que mes œuvres rempliront le rond de la terre quand elles seront toutes reliées ensemble ; car mes Énigmes ont été traduites en italien et en espagnol, et mon Cantique des Cantiques envoyé par toute la terre, etc. » - ↑ Cette épigramme se trouve également dans les œuvres de Cotin ; elle porte ce titre : Madrigal sur un carrosse de couleur amarante, acheté pour une dame (Voyez Œuvres galantes de Cotin, seconde édition, 1765, I. II, p. 564,)
- ↑ Qui pourrait ne pas se rappeler ici l’anecdote racontée par Helvétius, d’un curé et d’une femme galante qui, ayant ouï dire que la lune était habitée, tâchaient, le télescope en main, d’en reconnaître les habitants ? Je vois deus ombres qui s’inclinent l’une vers l’autre, dit la dame. — Que dites vous ? s’écria le curé ; ce sont les deux clochers d’une cathédrale. (Auger.)
- ↑ Les précieuses s’assemblaient, en effet, pour disserter sur le langage, et admettre ou rejeter les expressions et les locutions nouvelles. Nous leur devons une multitude de phrases très énergiques, et jusqu’à l’orthographe adoptée par Voltaire. (Aimé Martin.)
- ↑ Plusieurs académiciens avaient conçu le projet de bannir de la langue les mots les plus utiles, comme car, encore, néanmoins, pourquoi, etc. Molière fait allusion à ce ridicule projet, dont Saint-Évremond et Ménage s’étaient déjà moqués.
- ↑ Ménage, que Molière joue ici sous le nom de Vadius, savait en effet le grec autant qu’un homme de France. Son humeur aigre et pédantesque, son caractère présomptueux, lui firent beaucoup d'ennemis ; il se croyait le droit de tout juger en dernier ressort, et peut-être Molière ne l’a-t-il mis en scène que pour se venger de quelques-uns de ses jugements. (Aimé Martin.)
- ↑ Ici Molière met en action un passage fort piquant de l’Éloge de la Folie : « Rien au monde n’est si plaisant que de voir les ânes s’entre-gratter, soit par des vers, soit par des éloges qu’ils s’adressent sans pudeur. Vous surpassez Alcée, dit l’un ; et vous Callinique, dit l’autre : vous éclipsez l’orateur romain ; et vous, vous effacez le divin Platon. »
- ↑ « Balle, en termes d’agriculture, est une petite paille, capsule ou gousse qui sert d’enveloppe au grain dans l’épi. » (Trévoux.)
Si balle est ici dans ce sens, rimeur de balle serait une métaphore prise d’un objet qui, devant être rembourré de plume ou de crin, ne l’est que de balle, et ainsi d’une valeur réelle très-inférieure à l’apparence ; mais cela parait forcé.
Trévoux explique rimeur de balle, par l’allusion à la balle des marchands forains : « On appelle rimeur de balle un poète dont les vers sont si mauvais, qu’ils ne servent qu’à envelopper des marchandises. » C’est ainsi qu’on dit poëte des halles. (F. Génin.) - ↑ Ce trait porte juste sur Ménage, à qui ses nombreux plagiats avaient seuls fait une célébrité. Le poëte Linière disait qu’il fallait le conduire au pied du Parnasse, et le marquer sur l’épaule.
- ↑ Boileau, en effet, n’a parlé qu’une seule fois de Ménage, et nu lui a porté qu’une atteinte légère :
Chapelain veut rimer, et c’est là sa folie :
Mais bien que ses durs vers, d’épithètes enflés
Soient ses moindres grimauds chez Ménage sifflés, etc.
Ces vers de la quatrième satire font allusion à la coterie littéraire qui s’assemblait chez Ménage. (Aimé Martin.) - ↑ Une scène semblable à celle de Trissotin et de Vadius avait eu lieu entre Ménage et Cotin, chez Mademoiselle, fille de Gaston de France. Le sujet de la dispute avait été précisément le Sonnet à mademoiselle de Longueville, intitulé par Molière : Sonnet à la princesse Uranie. En cette partie de la pièce, Molière, dit un contemporain, ne fit que rimer agréablement les douceurs que les deux poëtes se dirent l’un à l’autre.
- ↑ C'est-à-dire : que je vous ordonne de regarder comme, et