Les Ferments de la terre/01

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Les Ferments de la terre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 117 (p. 118-141).
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LES
FERMENS DE LA TERRE

I.
LA FIXATION DE L’AZOTE DANS LE SOL.

Il y a quarante ans, les notions acquises sur la fermentation tenaient dans un court chapitre des traités de chimie ; aujourd’hui que M. Pasteur a démontré que la génération spontanée est une chimère, que les liquides les plus altérables persistent à leur état primitif tant qu’ils sont préservés des germes des bactéries ou des végétaux crytogamiques, qu’il a fait voir que la matière organisée n’est ramenée aux formes simples qui permettent à ses élémens de rentrer dans la circulation générale que sous l’influence des micro-organismes, on comprend quel rôle immense remplissent dans ce monde les infiniment petits dont le microscope seul nous révèle la présence.

On sait quelle a été l’admirable évolution de la médecine et de la chirurgie depuis qu’elles ont été éclairées par le génie de notre illustre compatriote ; on sait que les pansemens antiseptiques, la découverte des vaccins, ont préservé de la mort des millions d’êtres vivans ; on sait encore que nombre d’industries, la fabrication de la bière, celle du vinaigre, ont acquis des méthodes sûres de travail ; on espère que bientôt il en sera de même de l’art de faire le vin. Enfin, comme pour montrer qu’aucune des branches de l’activité humaine, tenant à l’exploitation des êtres vivans, ne peut se dérober à la puissance des fermens, la culture elle-même doit compter avec eux. Comment interviennent-ils pour fixer dans le sol un des plus puissans élémens de fertilité : l’azote ? Comment agissent-ils pour modifier, transformer les résidus qui proviennent des végétations antérieures ou ceux qu’ils élaborent eux-mêmes et les rendre assimilables par les végétaux ? C’est là ce que je veux étudier dans ces articles.


I

La terre renferme les germes d’une multitude de micro-organismes[1], parfois ils appartiennent aux espèces pathogènes. Les personnes qui ont habité la campagne et particulièrement les départemens comme celui d’Eure-et-Loir, de l’Oise ou de Seine-et-Marne, où sévissait la maladie connue sous le nom de charbon ou de sang de rate, ont entendu parler de champs maudits, sur lesquels les vieux bergers se refusaient à conduire les animaux ; on a cru longtemps à des préjugés,.. il a fallu se rendre ; les champs maudits existent. Ce sont les endroits où ont été enterrés les animaux morts du charbon. Les germes de la maladie infectieuse persistent dans le sol pendant de nombreuses années, ils sont ramenés à la surface par les vers de terre, et quand les fosses où ont été enfouis des animaux charbonneux sont cultivées en céréales, elles restent, après la moisson, couvertes de chaumes, et sont à ce moment particulièrement dangereuses. Les pointes aiguës des pailles coupées blessent fréquemment les moutons qui ont l’habitude de flairer le sol ; le virus s’introduit par les légères piqûres que se font les animaux, et les troupeaux paient un large tribut à la maladie.

Les végétaux eux-mêmes, développés sur ces terres contaminées, sont dangereux. Un mouton charbonneux est enfoui dans un champ ensemencé en trèfle, la plante devient luxuriante au-dessus de la fosse. Une femme dérobe ce trèfle et le donne à manger à une chèvre et à une vache, restées l’une et l’autre à l’étable ; les deux animaux meurent.

Cette persistance des germes virulens dans le sol est assez longue ; on parque sept moutons sur une terre où, douze ans auparavant, ont été enfouis des animaux charbonneux ; deux périssent, bien que la terre fût nue et que les moutons ne reçussent aucune nourriture sur le sol infesté. Les bactéries sous leur forme active ne vivent pas dans le sol, mais les germes, les spores brillantes que connaissent toutes les personnes qui ont suivi les cultures des microbes et qui sont la semence de ces redoutables organismes, ont, au contraire, une vitalité prolongée.

Au reste, les dangers que faisait courir aux troupeaux la persistance dans le sol de ces virus disparaissent peu à peu, depuis qu’ont été découverts les vaccins qui rendent les animaux inoculés insensibles à l’action des virus les plus violens.

C’est ce qui a été démontré avec une admirable netteté dans la célèbre expérience du 2 juin 1881, connue sous le nom d’expérience de Pouilly-le-Fort, organisée par MM. Pasteur, Chambreland et Roux pour démontrer l’efficacité du vaccin charbonneux. Cinquante moutons furent partagés en deux bandes, vingt-cinq moutons vaccinés résistèrent à l’inoculation d’un virus charbonneux qui fit périr en deux jours les vingt-cinq autres moutons non vaccinés. En détruisant par l’acide sulfurique les cadavres des animaux charbonneux, en procédant largement aux vaccinations préventives, on a vu déjà cette maladie qui décimait les troupeaux devenir plus rare et on peut prédire que, dans peu d’années, elle aura complètement disparu.

Bien d’autres maladies infectieuses paraissent être dues aux germes qui conservent leur vitalité dans le sol. Sans parler des fièvres intermittentes, du paludisme[2], peut-être de la fièvre jaune, le tétanos est également une maladie microbienne et atteint surtout les personnes dont les blessures sont en contact direct avec le sol, particulièrement lorsqu’il a été contaminé par les déjections solides des chevaux.

De très bons esprits ont été effrayés des irrigations aux eaux d’égout établies aux portes de Paris, dans la presqu’île de Gennevilliers, ils ont craint que le sol ne retînt les germes des maladies infectieuses et ne devînt une source constante d’insalubrité. Il ne semble pas que ces craintes soient fondées ; si, en effet, les germes pathogènes persistent souvent dans le sol pendant plusieurs années, surtout lorsqu’ils sont enfouis dans les profondeurs, ils s’atténuent quand, les terres étant cultivées, remuées par les instrumens, ces spores amenées au jour sont soumises à l’action de l’air et de la lumière.

Nous n’insistons pas au reste sur ces fermens pathogènes du sol, car, si intéressante que soit leur étude, elle n’exerce aucune influence sur la production végétale, que nous avons seule en vue.


II

Quand on soumet des graines, des grains de blé, par exemple, à l’analyse, de façon à connaître leur composition, on y distingue facilement trois matières principales : de l’amidon, la poudre blanche bien connue, qui, gonflée dans l’eau chaude, fournit l’empois, employé pour donner au linge la rigidité nécessaire à quelques parties de notre ajustement ; de la cellulose, qui reste dans le son, séparé de la farine par le blutage ; et enfin du gluten, matière grisâtre, molle, élastique, se prenant facilement en une pâte liante.

Si on cherche quelle est la composition élémentaire de ces trois matières, si, en d’autres termes, on détermine le poids des divers corps simples qui constituent ces trois principes : amidon, cellulose, gluten, on trouve que, tandis que les deux premiers sont exclusivement formés de carbone, d’hydrogène et d’oxygène (ces deux élémens dans les rapports de poids qu’ils présentent dans l’eau), le gluten renferme, outre le carbone, l’oxygène et l’hydrogène, un quatrième corps simple : l’azote. Quand on brûle l’amidon ou la cellulose, on ne perçoit aucune odeur forte. Il n’en est plus de même du gluten. La calcination dégage ces produits à odeur nauséabonde que connaissent tous ceux qui, par mégarde, ont brûlé de la laine, des poils ou des plumes. La combustion des grains de blé entiers laisse en outre des cendres particulièrement formées de phosphates de potasse et de magnésie, et la présence de ces phosphates, reconnue dans toutes les graines depuis Th. de Saussure, fait comprendre l’utilité agricole des phosphates et l’immense commerce qui se fait aujourd’hui de ces précieux engrais[3].

Pour savoir comment le blé acquiert les élémens nécessaires à sa croissance, comment un grain confié au sol s’y développe et donné une plante qui, au moment de la moisson, renfermera vingt ou trente grains semblables à celui qui a germé, on sème ce grain de blé dans un sol formé exclusivement de sable calciné, on y ajoute des substances minérales : phosphate de potasse, sulfate de magnésie, chlorure de potassium, carbonate de chaux et, en outre, de l’azotate de chaux. On arrose régulièrement et on réussit à obtenir une récolte analogue à celle que fournit une bonne terre ordinaire ; comme le carbone, qui forme les quatre dixièmes environ du poids total de la récolte, ne figure dans les matières ajoutées au sable que sous forme d’acide carbonique, on est convaincu que cet acide est l’origine du carbone contenu dans les végétaux. La petite quantité d’acide carbonique contenue dans notre atmosphère suffit, en effet, à l’alimentation carbonée des plantes, qui décomposent l’acide carbonique, s’en assimilent le carbone et rejettent l’oxygène, aussitôt que leurs parties vertes, que les cellules à chlorophylle sont soumises aux radiations lumineuses.

La culture du blé en sable calciné ne réussit pas, si le sol ne renferme que des matières minérales, si on n’y ajoute pas un azotate, de l’azotate de chaux, par exemple ; quand ce sel fait défaut, la plante reste petite, chétive, elle meurt généralement avant d’avoir pu former des graines nouvelles ; cet azotate exerce une influence tellement décisive sur le développement de la plante que, lorsqu’il est distribué parcimonieusement, mais en doses croissantes, le poids de la récolte augmente régulièrement avec la quantité de nitrate employée[4].

Ces faits, notés par tous les observateurs, méritent une sérieuse attention. Il est curieux de constater que les végétaux utilisent les très minimes quantités d’acide carbonique que renferme notre atmosphère et que, malgré son abondance, l’azote, qui forme les quatre cinquièmes de l’air atmosphérique, paraisse ne pouvoir exercer aucune influence sur la croissance du blé. La plante dépérit, bien que sa tige s’élance dans cette atmosphère riche en azote, tant que sa racine ne trouve pas dans le sol l’azote combiné à l’oxygène et à une base et constituant un azotate.

Si cette expérience, répétée à bien des reprises différentes, démontre clairement que l’azote atmosphérique n’est pas directement utilisé, par le blé ou les plantes semblables, à la formation de leurs matières azotées, il n’est pas douteux cependant que l’azote atmosphérique ne contribue parfois, au moins d’une façon indirecte, à l’alimentation végétale. Cela ressort de toute évidence de la luxuriance des forêts tropicales, de la persistance pendant des siècles de la végétation herbacée des steppes, des grandes plaines herbues du continent américain : dans cette immense étendue qui commence seulement à être mise en culture, la terre, bien qu’elle n’ait jamais reçu aucun engrais azoté, présente une richesse en azote combiné, bien supérieure à celle que décèle l’analyse de nos terres cultivées, régulièrement fumées.

En France, les terres de prairies ont été étudiées comparativement aux terres arables qui sont travaillées chaque année et reçoivent des engrais, et contrairement à ce qu’on aurait pu penser, ce sont les terres maintenues en prairies permanentes qui présentent la plus haute teneur en azote combiné. Tandis que nos terres arables ne renferment guère que 1 à 2 millièmes d’azote appartenant à des matières organiques, on dose 4 5, 6, jusqu’à 10 millièmes d’azote dans le sol des prairies permanentes, même des prairies hautes de montagne sur lesquelles il est absolument impossible de faire arriver des engrais.

Or, quand on calcule le poids d’azote combiné que renferme la terre d’un hectare, d’après les données fournies par l’analyse, on trouve qu’en moyenne la terre d’un hectare prise jusqu’à une profondeur de 0m,35 pèse environ 4,000 tonnes de 1,000 kilos ; on voit, par suite, qu’un millième correspond à 4,000 kilos, et 10 millièmes constatés, ainsi qu’il vient d’être dit, dans le sol de quelques prairies, à 40,000 kilos : visiblement ce stock énorme de matière organique azotée ne peut avoir pris son élément le plus précieux, son azote, qu’à l’immense réservoir de l’atmosphère.

Cette fixation de l’azote atmosphérique dans les sols des prairies permanentes est au reste assez rapide pour qu’il soit possible de le constater par l’expérience.

Sir J.-B. Lawes, correspondant de notre Académie des Sciences, a consacré, depuis cinquante ans, le domaine qu’il possède à Rothamsted, en Angleterre, à une faible distance de Londres, à une série d’expériences que connaissent et qu’admirent tous les agronomes. Secondé par M. le docteur Gilbert, il a largement contribué à éclairer nombre de questions relatives à la croissance des végétaux cultivés, à l’entretien des animaux domestiques[5]. Parmi les nombreuses expériences exécutées à Rothamsted, l’une d’elles nous intéresse particulièrement. En 1856, MM. Lawes et Gilbert transformaient en prairie une portion du domaine de Rothamsted qui, depuis de longues années, n’avait servi qu’à la culture des céréales. Le sol renfermait alors 1 gr. 52 d’azote par kilo de terre ; on l’a fumé régulièrement et à doses telles que toujours l’azote des engrais dépassât celui des récoltes fauchées, de 15 kilos environ chaque année.

Ce maigre excédent est à peine suffisant pour couvrir les pertes d’azote qu’occasionnent les eaux de drainage qui s’infiltrent dans le sous-sol, et si l’azote de l’air n’intervenait pas, on devait trouver après quelques années que la terre avait conservé à peu près sa richesse initiale ; l’azote introduit par les engrais étant, d’une part, consommé par les végétaux, de l’autre, entraîné par les eaux qui s’infiltrent dans le sous-sol. Il fut loin d’en être ainsi. À la fin de l’année 1888, 1 kilo de terre accusait 2 gr. 35 d’azote. Si on calcule les changemens survenus dans un hectare de 4,000 tonnes, on trouve que la terre, qui renfermait à l’origine 6,080 kilos, en accusait, en 1888, 9,400 kilos. Le gain de 0 gr. 83 par kilo devient 3,320 kilos pour un espace de trente-deux ans ou de 103 kilos par an.

Le phénomène est d’ailleurs progressif, et rien dans son allure ne peut faire supposer qu’il approche de sa limite.

J’ai moi-même, dans une expérience de moindre durée, observé des faits analogues au champ d’expériences de Grignon. En 1879, une terre appauvrie par la culture, ne dosant plus que 1 gr.50 d’azote par kilo, fut ensemencée en sainfoin, dont la culture persista jusqu’en 1883. À cette prairie artificielle de légumineuses succéda une prairie de graminées, qui resta toujours sans engrais ; on préleva des échantillons de terre en 1881, en 1885 et en 1888 ; les teneurs furent respectivement 1 gr. 65, 1 gr. 77, 1 gr. 98. À ce moment, le sol d’un hectare avait gagné 1,888 kilos d’azote, les plantes récoltées, enlevées chaque année, renfermaient 1,210 kilos d’azote ; par conséquent, cette terre avait gagné en dix ans 3,058 kilos d’azote dont la plus faible fraction avait servi à l’alimentation des récoltes, la plus forte avait persisté, constituant cet énorme stock de matières organiques azotées que tous les observateurs ont constaté dans le sol des prairies.

Il est donc incontestable que, si dans une terre calcinée, et pendant la courte durée d’une saison, les gains d’azote sont habituellement trop faibles pour être visibles et pour que les plantes puissent en profiter, ces gains sont considérables pour les terres couvertes de végétaux et soumises au régime de la prairie permanente. Quel est le mécanisme de cette fixation ? Sont-ce les plantes qui s’emparent de l’azote atmosphérique par leurs feuilles, puis, laissant dans la terre des débris de toutes sortes, finissent par l’enrichir ? Est-ce, au contraire, la terre elle-même qui fixe cet azote atmosphérique ? S’y forme-t-il des combinaisons servant ensuite à l’alimentation des plantes ? Telles sont les questions qui se dressent devant nous et auxquelles il faut répondre.


III

L’origine de l’azote des végétaux a été l’objet d’une discussion, restée justement célèbre, entre Boussingault et M. George Ville.

Boussingault était né à Paris, au commencement du siècle. Après avoir passé[6] par l’école des mines de Saint-Etienne, il partit pour l’Amérique avec un médecin, M. le docteur Roulin, qui, plus tard, dirigea longtemps la bibliothèque de l’Institut, et a laissé, parmi ceux qui l’ont connu, la réputation d’un des plus charmans causeurs qu’on pût rencontrer.

Ces messieurs, partis avec l’espoir de fonder un établissement d’enseignement supérieur à Santa-Fé-de-Bogota, trouvèrent le pays en pleine révolution. Il leur fallut brusquement changer leurs projets ! Boussingault entra dans l’état-major de Bolivar, pour lequel il conserva toujours un profond respect ; il ne l’appelait jamais que le libérateur. Tout en servant l’insurrection comme militaire et comme ingénieur, il recueillit une ample moisson d’observations, envoya à l’Académie des Sciences de Paris des communications qui lui acquirent bientôt une grande notoriété, de telle sorte que, lorsqu’il rentra en Europe, on le casa dans l’enseignement, d’abord à Lyon, puis à Paris, au Conservatoire des arts et métiers, où il a laissé un souvenir impérissable.

Boussingault a créé la science agricole. Bien que Th. de Saussure, au commencement du siècle, eût énoncé nombre de faits du plus haut intérêt, il ne les avait pas réunis en un corps de doctrine. Cette gloire fut réservée à Boussingault ; c’est de la publication de son Économie rurale, en 1837, que date la chimie agricole.

Parmi les questions qui l’occupèrent davantage se trouve celle que nous discutons en ce moment ; l’intervention de l’azote atmosphérique dans les phénomènes de la végétation. Le principe de la méthode employée est facile à saisir : un lot de graines est analysé, on sème dans du sable calciné, privé par conséquent de toute matière organique azotée, une graine semblable à celle dont la teneur en azote a été déterminée par un dosage rigoureux ; on ajoute à ce sable stérile les matières minérales indispensables au développement de la plante, on arrose avec de l’eau exempte d’ammoniaque ; pour se mettre enfin à l’abri de l’ammoniaque atmosphérique, on recouvre les pots d’expériences d’une grande cloche de verre immergée dans de l’eau aiguisée d’acide sulfurique, de façon à isoler absolument l’atmosphère intérieure, dans laquelle on entretient une quantité d’acide carbonique suffisante pour assurer l’alimentation aérienne de la plante.

À force de soins, en préservant la plante chétive, qui se développe dans ces conditions, de l’ardeur du soleil, on réussit à obtenir une maigre récolte qu’on pèse, qu’on analyse ; on soumet de même à l’analyse la plus grande partie du sable employé, et on compare l’azote introduit dans la graine à celui de la récolte ; l’expérience décide toujours dans le même sens : la plante n’a fixé aucune trace d’azote atmosphérique.

Ces cultures en sable calciné furent répétées de 1851 à 1854, elles portèrent sur des plantes variées et ne donnèrent jamais que des résultats négatifs. Elles étaient exécutées avec beaucoup de soins et semblaient devoir entraîner la conviction. Elles furent cependant hardiment contredites par M. George Ville. En répétant les expériences de M. Boussingault, le célèbre professeur du Muséum fut frappé de la gracilité des plantes qui croissent dans les sols absolument privés d’engrais azoté ; aussi se décida-t-il à opérer autrement. Au sable calciné, il ajouta non-seulement des engrais minéraux, comme le faisait M. Boussingault, mais, en outre, une quantité bien pesée et faible de nitrate ; il obtint ainsi des sujets vigoureux, bien constitués, qui, à la récolte, accusaient infiniment plus d’azote que n’en renfermaient la graine et le nitrate ajouté comme engrais.

Ces expériences délicates ne réussissaient pas toujours. Boussingault en France, MM. Lawes, Gilbert et Pugh en Angleterre, avaient en vain essayé de les répéter, et l’opinion flottait indécise entre ces affirmations contradictoires. L’Académie des Sciences, saisie du différend, décida qu’une commission serait chargée de le trancher en faisant répéter les expériences devant elle. M. Chevreul fut le rapporteur, et, bien que pendant la longue durée des essais on eût constaté des irrégularités qui laissaient subsister quelques doutes, Chevreul n’hésita pas à se prononcer en faveur de M. George Ville.

Boussingault, loin de se soumettre, continua d’affirmer que l’azote atmosphérique n’exerce aucune action sur la végétation et, bien qu’il n’apportât à l’appui de son opinion aucune nouvelle preuve décisive, il avait une telle autorité, qu’il entraîna la plupart des agronomes ; ils cherchèrent à expliquer la végétation persistante des prairies et des forêts en supposant que les herbes ou les arbres utilisaient à leur profit les faibles quantités d’ammoniaque que renferme l’air ou qu’apportent la pluie et la rosée.

Quand on étudie avec soin la circulation de l’azote combiné à la surface du globe, on reste convaincu cependant que, loin de s’enrichir, la terre s’appauvrit constamment au contraire au profit de l’océan. Tous nos sols cultivés produisent des nitrates qu’on retrouve parfois en quantités notables dans les eaux de drainage ; elles s’infiltrent dans le sous-sol, gagnent les ruisseaux, les rivières, les fleuves, qui sous cette forme entraînent à la mer des quantités formidables d’azote combiné ! Boussingault a calculé que la Seine seule emporte en vingt-quatre heures 238 tonnes de nitrate de potasse ; et, comme le débit de la Seine est infime par rapport à celui des autres fleuves du monde, on peut concevoir que l’océan reçoit constamment de prodigieuses quantités de nitrates provenant de l’oxydation des matières azotées à la surface des terres cultivées.

Si cependant on cherche à déceler les nitrates dans l’eau de la mer, on n’en trouve pas ; mais, en revanche, on y caractérise sans peine de l’ammoniaque ; elle en contient 0 milligr. 4 par litre. Le mécanisme de cette métamorphose de l’azote abandonnant l’oxygène avec lequel il est uni dans l’acide azotique pour s’unir à l’hydrogène et constituer l’ammoniaque des eaux marines n’est pas encore complètement établi ; on peut cependant supposer que les nitrates servent d’alimens aux végétaux marins, qui les réduisent et en forment des matières albuminoïdes comme le font les plantes terrestres, puis, qu’à la mort de ces plantes aquatiques les matières azotées se décomposent : l’ammoniaque serait le résidu de cette décomposition.

Quoiqu’il en soit, cette ammoniaque marine, malgré sa solubilité dans l’eau, s’exhale dans l’atmosphère, où des analyses minutieuses permettent de la retrouver. M. George Ville, puis M. Schlœsing, ont reconnu qu’en moyenne 100 mètres cubes d’air renferment un peu plus de 0 gr. 002 d’ammoniaque, unie soit à de l’acide azotique, soit surtout à de l’acide carbonique.

Peut-on trouver, dans cette faible quantité d’ammoniaque aérienne, l’origine du gain d’azote constaté dans les cultures de M. George Ville, dans les prairies, dans les forêts ? Les eaux de la pluie en amènent-elles des proportions un peu plus fortes ? L’étincelle électrique qui, nous le savons depuis Cavendish, détermine l’union des deux élémens de l’air, est-elle une autre source d’azote combiné présentant quelque importance ? Ces causes réunies vont-elles enfin nous expliquer les gains d’azote dont nous cherchons l’origine ?

On l’a cru ; mais il a fallu abandonner cette idée, quand de nombreuses analyses d’eau de pluie, quand des expériences de culture entreprises pour savoir quelle part pouvait être faite à l’ammoniaque atmosphérique dans le développement des végétaux eurent fait voir que ces apports par les eaux météoriques étaient très faibles et tout à fait insuffisans pour compenser les pertes qui résultent de l’infiltration des eaux de drainage dans les profondeurs du sol.

On était donc dans une grande indécision. Les uns, tenant pour exactes les expériences de M. George Ville, admettaient que les plantes saisissent par leurs- feuilles aussi bien l’azote que l’acide carbonique et que les gains constatés viennent d’une assimilation directe ; les autres, au contraire, très frappés des nombreux essais négatifs de Boussingault et des agronomes de Rothamsted, niaient cette fixation directe et attendaient de l’avenir l’explication des faits que les interprétations proposées laissaient indécises, quand, en 1885, M. Berthelot fit paraître son premier mémoire sur la fixation de l’azote par la terre arable[7].


IV

M. Berthelot avait remarqué que les sables jaunes qui se trouvent au-dessous des meulières et pierres siliceuses des plateaux de Meudon et de Sèvres, exposés à l’air pendant quelque temps, ne tardent pas à se couvrir de végétation ; il y détermina rigoureusement l’azote combiné, puis les exposa à l’action de l’air dans une chambre à l’abri de toute émanation. Il procéda à l’analyse à diverses reprises et vit lentement, mais constamment, s’accroître l’azote combiné ; le 29 mai 1884, on avait trouvé par kilo 0 gr.0705 ; le 30 avril 1885, un kilo renfermait 0 gr. 0833 ; le 10 juillet 0 gr. 1035 et le 24 octobre 0 gr. 1105. Un autre sable-jaune, une argile blanche, donnèrent des résultats analogues. Les mêmes expériences furent répétées avec les terres précédentes, en plein air : les pots étaient placés sur des tréteaux, dans une prairie, sous un toit qui les préservait de la pluie verticale ; une autre série d’expériences fut disposée au sommet de la tour de 23 mètres, dont on aperçoit la silhouette au-dessus des arbres de Meudon ; enfin, ces mêmes terres furent placées dans de grands flacons bien fermés.

En étudiant les terres, maintenues ainsi en observation pendant plus d’une année, M. Berthelot reconnut que l’augmentation de l’azote n’était due ni à de l’ammoniaque, ni à de l’acide azotique, mais à la formation de matières organiques. Pour connaître leur origine, pour savoir comment elles avaient été produites, M. Berthelot soumit des échantillons de ces divers sols à l’action d’une température de 100 degrés durant plusieurs heures, puis à celle d’un courant de vapeur d’eau prolonge cinq minutes. Pendant le refroidissement, on ne laissa entrer dans l’appareil que de l’air filtré sur des tampons de coton enduits de glycérine, de façon à retenir tous les germes que l’air pouvait entraîner ; les terres furent enfin abandonnées à elles-mêmes, pendant un temps prolongé ; on ne put y déceler la moindre fixation d’azote.

Visiblement, quand on porte une terre à 100 degrés, on ne change rien à sa composition, à sa nature physique, mais on tue les micro-organismes qu’elle renferme, et, puisque les terres normales fixent l’azote, mais qu’elles perdent cette propriété aussitôt qu’elles ont été portées à 100 degrés, il faut en conclure que ce sont ces micro-organismes qui sont l’agent de cette fixation.

Les terres mises d’abord en expériences étaient très pauvres en carbone et en azote, elles ne représentaient pas des sols cultivables avantageusement, et il était intéressant de chercher si la fixation de l’azote par action microbienne pouvait se produire encore dans des sols déjà enrichis de matières organiques par des végétations antérieures. C’est ce que fit avec succès M. Berthelot, pendant l’année 1886, pour des sols nus ou couverts de végétaux, notamment d’amarante. Est-ce à dire que toutes les terres soient capables de fixer l’azote atmosphérique, et qu’une terre, dans laquelle cette fixation se produit dans certaines conditions, s’enrichira d’azote si ces conditions sont changées ? Non ; M. Berthelot s’est efforcé de préciser ces conditions l’année même où sa découverte était vivement attaquée par M. Schlœsing.

On sait que l’éminent directeur de l’École d’application de l’administration des tabacs est un des expérimentateurs les plus habiles de ce temps ; il a doté la science agricole de méthodes analytiques excellentes, d’instrumens qui conduisent à exécuter les recherches avec plus de précision et de facilité qu’on ne le faisait naguère. Or, M. Schlœsing reprit les expériences de M. Berthelot en opérant par une autre méthode. Au lieu de chercher la quantité d’azote engagée en combinaison dans la terre arable au commencement et à la fin des observations, il met ces terres en expériences dans un volume d’air soigneusement mesuré et cherche si, après que cet air est resté pendant six mois par exemple avec la terre, une fraction plus ou moins forte d’azote quitte l’état aériforme pour s’engager dans une combinaison solide ; or, dans aucune des expériences qu’il a exécutées en 1887, cette disparition d’azote gazeux n’a pu être constatée.

Toutes les incertitudes reparaissaient. La querelle qui avait séparé pendant de longues années MM. Boussingault et George Ville se ranimait entre MM. Berthelot et Schlœsing.

MM. A. Gautier et Drouin exécutaient bien, en 1888, une série d’expériences à l’aide de sols artificiels laissés nus ou couverts de végétaux, et constataient que ces sols s’enrichissaient d’azote, mais ils n’en tiraient pas cette conclusion que cet enrichissement provînt de l’azote libre de l’atmosphère.

Cette réserve se conçoit aisément. Les chimistes sont habitués à considérer l’azote comme un gaz inerte ; il résiste à l’oxygène, ne s’unissant avec lui qu’en proportions minimes sous l’influence de l’étincelle électrique. On forme encore de petites quantités d’ammoniaque en unissant l’hydrogène et l’azote, quand on soumet un mélange de ces gaz non plus aux manifestations bruyantes de l’activité électrique, mais aux décharges silencieuses désignées sous le nom d’effluves et qui n’apparaissent que dans l’obscurité ; mais la résistance que présente habituellement l’azote à pénétrer en combinaison est telle, qu’on était fort étonné de voir ce gaz inerte, inclinèrent aux forces puissantes que nous mettons en jeu dans le laboratoire, céder à l’activité vitale des microbes du sol. Aussi, quelque illustre que fût le nom de M. Berthelot, quel que soit l’éclat dont rayonne l’œuvre immense qu’il a accomplie, les chimistes, flottant entre les affirmations contradictoires de deux savans de haut mérite, hésitaient à conclure, quand le problème fut abordé en Allemagne par d’autres observateurs, qui démontrèrent la fixation de l’azote atmosphérique, par action microbienne, à l’aide d’expériences décisives.

Les opinions des cultivateurs, leurs modes de travail, reposent presque toujours sur une très longue série d’observations dont on doit tenir compte ; or depuis longtemps ils avaient distingué parmi les plantes de grande culture quelques espèces qu’ils appelaient améliorantes. Ils avaient reconnu, par exemple, que lorsqu’on sème du blé ou de l’avoine sur un défrichement de trèfle et de luzerne, il n’est pas nécessaire de distribuer d’engrais et que, sans aucun apport, la récolte est en général excellente ; la terre semble avoir été enrichie, améliorée par la culture du trèfle ou de la luzerne ; en général, par la culture des espèces appartenant à la famille des légumineuses. On avait reconnu en outre, par l’analyse comme par l’emploi de ces fourrages dans l’alimentation des animaux, que ces légumineuses sont très riches en azote et que cependant les engrais azotés n’augmentent pas leur rendement.

On avait donc été conduit à supposer que les légumineuses sont capables de fixer l’azote de l’air, et c’est ce que M. George Ville affirmait avoir observé à bien des reprises différentes, mais il s’était heurté contre les expériences de M. Boussingault, qui, en opérant avec sa rigueur accoutumée, n’avait pu constater la fixation d’azote libre.

Les expériences de l’éminent professeur du Conservatoire étaient cependant en opposition avec quelques observations de grande culture exécutées avec beaucoup de soins par divers observateurs. En 1873, MM. Lawes et Gilbert divisent en deux parties un champ bien homogène du domaine de Rothamsted ; sur l’une des moitiés on sème de l’orge, sur l’autre moitié du trèfle. La récolte de l’orge, soumise à l’analyse, accuse 41 kil. 7 d’azote, celle du trèfle 169 kil. 5 ; on prélève des échantillons de terre sur les deux champs. Il semble a priori que le sol qui a porté le trèfle doit être appauvri par les exigences de la récolte très azotée qu’il a fournie ; il n’en est rien. On dose, dans 1 kilo de la terre qui a porté l’orge, 1 gr. 450 d’azote combiné, tandis que 1 kilo du sol emblavé en trèfle en renferme 1 gr. 578. L’année suivante, les deux parties du champ sont l’une et l’autre ensemencées en orge ; la récolte obtenue sur la parcelle qui avait déjà porté de l’orge en 1873 renferme 43 kil. 8 d’azote, celle qui s’est développée sur la partie du champ qui l’année précédente avait porté du trèfle est infiniment plus abondante, elle contient 77 kil. 7 d’azote. Ainsi, bien que le trèfle renferme beaucoup plus d’azote que l’orge, il laisse le sol plus riche que la céréale, et cet enrichissement est non-seulement démontré par les dosages, mais aussi par la vigueur de la céréale qui succède à la légumineuse.

Au reste, toutes les expériences de laboratoire n’étaient pas négatives comme celles de Boussingault ; M. George Ville montrait aux auditeurs de ses cours, des cultures de pois, de haricots vigoureuses, bien qu’elles fussent venues sans engrais azoté. En Amérique, M. Atwater cultive des pois dans du sable calciné, mais soutient leur végétation avec des engrais minéraux et de petites quantités d’azotate de potasse. À la récolte, il trouve plus d’azote que n’en contenaient les graines et l’engrais ajouté, les plantes renfermaient un tiers ou même une moitié d’azote en plus de celle que renfermait l’engrais distribué. Même en cultivant du sarrasin, M. Joulie avait constaté également, dès 1885, des gains d’azote sensibles ; toutefois rien de décisif n’avait été publié quand M. Hellriegel communiqua au congrès des naturalistes de Berlin, en septembre 1886[8], les résultats de ses recherches. Le mémoire définitif dans lequel elles sont exposées ne parut cependant qu’en 1888.

Les expériences ont porté sur la végétation de diverses espèces, cultivées dans des vases de verre renfermant 4 kilos de sable stérile additionné d’un mélange de phosphate de potasse, de chlorure de potassium et de sulfate de magnésie, auquel on ajoutait des doses croissantes de nitrate de chaux. Quand les engrais sont distribués à l’orge, on voit les jeunes plantes, d’abord à peu près semblables pendant les premières semaines de la végétation, tant qu’elles vivent sur les réserves contenues dans la graine, se distinguer un peu plus tard les unes des autres ; celles qui n’ont pas reçu d’engrais azoté présentent alors un état particulier, désigné sous le nom caractéristique de faim d’azote. Lorsque les matériaux de la graine sont épuisés, c’est-à-dire habituellement pendant la formation de la troisième feuille, la plante commence à souffrir, elle continue cependant à végéter à peu près aussi longtemps que les plantes normalement nourries ; elle développe tous ses organes jusqu’aux fruits, mais sous une forme naine ; en réalité, elle n’élabore pas de matière nouvelle, puisque chaque nouvel organe s’accroît aux dépens de la feuille la plus âgée, qui se vide et se dessèche.

Il semble donc que l’orge aussi bien que l’avoine ne puise son azote que dans les nitrates ajoutés au sol stérile ; il en est tout autrement des légumineuses comme les pois ; ces plantes acquièrent souvent un développement normal et parfois exubérant dans un sol entièrement privé d’azote combiné, et contrairement à ce qui arrive pour les graminées, l’augmentation ou la diminution de la proportion de nitrates n’entraîne ni un accroissement, ni un amoindrissement régulier de la récolte.

Jusqu’ici les observations de MM. Hellriegel et Wilfarth ne font que confirmer sous une forme plus précise les anciennes observations de M. George Ville, mais nous touchons au point décisif de la belle découverte des agronomes allemands.

On prépare quarante-deux vases contenant 4,000 grammes de sable, additionné de carbonate de chaux ; on y ajoute une dissolution nutritive renfermant : phosphate de potasse, chlorure de potassium, sulfate de magnésie, on introduit dans chaque vase 2 graines de pois germées. Trente pots sont abandonnés à eux-mêmes, dix autres reçoivent 25 centigrammes de délayure de terre ; dans deux enfin, le sable est, avant l’ensemencement, stérilisé au feu.

La délayure de terre est obtenue en mélangeant une bonne terre arable, de préférence une terre ayant porté l’année précédente une culture de légumineuses, avec de l’eau, laissant reposer quelques instans, de façon à voir surnager au-dessus de la terre le liquide trouble ; c’est ce liquide, cette délayure de terre, qui est versée sur dix vases. L’expérience est commencée le 23 mai. Dans les deux premières semaines de juin, aucune différence entre les plantes, elles vivent toutes sur les réserves de la graine ; mais dès le 13 juin, toutes les plantes qui ont reçu la délayure de terre deviennent d’un beau vert. Dans les vases qui n’ont rien reçu, quelques pieds sont excellens, tandis que d’autres jaunissent comme ceux des pots stérilisés. Vers le milieu du mois, ces derniers périssent. Enfin, au moment de la récolte, aucun des vases qui a reçu la délayure de terre ne donne au-dessous de 16 grammes de récolte sèche, le maximum étant de 20 grammes, tandis que les vases sans délayure fournissent les récoltes les plus disparates, une très bonne, deux bonnes, deux passables, le reste médiocre ou même nul.

Les expériences répétées les années suivantes donnent des résultats semblables. Toujours la délayure de terre exalte la végétation du sainfoin, des lupins, des pois, tandis qu’elle n’exerce aucune action sur l’orge, l’avoine, le sarrasin, le colza, etc. Quelle est donc l’action qu’exerce cette délayure de terre ? Que renferme-t-elle qui lui donne une si merveilleuse activité ? Un être vivant, car si on la porte à l’ébullition pendant quelques minutes avant de la verser sur la terre, elle perd toute vertu et n’agit pas plus sur les légumineuses que sur les autres espèces.

Cet être vivant, enfin, ne manifeste-t-il pas sa présence par quelques signes extérieurs ? Si vraiment. Les botanistes, notamment M. Prilleux, inspecteur-général de l’enseignement agricole, avaient observé depuis longtemps que, lorsqu’on déterre avec précaution les légumineuses, on voit les racines irrégulièrement couvertes de petites nodosités, de petits tubercules, de la grosseur d’une tête d’épingle. Ecrase-t-on ces nodosités sur une lame de verre, de façon à examiner au microscope leur contenu, on le voit rempli de corpuscules allongés, souvent bifurques, peu mobiles. Ce sont des bactéries.

Ce qui appartient en propre à MM. Hellriegel et Wilfarth, c’est la liaison entre l’emploi de la délayure de terre et l’apparition des nodosités ; ces éminens observateurs ont parfaitement établi que si dans un sol ensemencé en pois, ou en lupins, on ajoute de la délayure de terre, les plantes prospèrent et leurs racines se couvrent de nodosités ; que si on ajoute cette délayure après l’avoir chauffée, les plantes pâtissent et meurent, mais qu’aucune nodosité n’apparaît sur les racines. C’est donc à la présence de ces nodosités, à l’existence, dans ces petites protubérances, des microbes qui les peuplent, qu’il faut faire remonter la prospérité des légumineuses semées dans un sol dépourvu d’azote combiné. C’est à la présence, dans l’eau de lavage de la terre, des germes des bactéries productrices des nodosités, qu’il faut attribuer la fixation de l’azote libre.

Nous voici donc revenus à l’intervention des micro-organismes dans la fixation de l’azote par les végétaux ; cette intervention a été encore démontrée par une expérience très élégante réalisée par M. E. Bréal, au laboratoire de physiologie végétale du Muséum d’histoire naturelle. Au lieu de déterminer l’apparition des nodosités sur les racines des légumineuses par l’apport de l’eau, enlevant au sol les germes qu’il renferme, M. Bréal choisit sur une racine une nodosité bien remplie, la pique avec une aiguille, puis, aussitôt, introduit cette aiguille dans le tissu d’une jeune racine de pois ou de lupin en germination depuis quelques jours. Il plante alors la graine adhérente à la racine piquée dans un sol stérile et à côté il sème une autre graine semblable dont la racine n’a pas reçu de piqûre. L’expérience est très curieuse : tandis que le lupin piqué s’accroît, fleurit, mûrit ses graines, et que ses racines se couvrent de nodosités peuplées de bactéries, le lupin non piqué végète misérablement et finit par périr. Dans le lupin piqué, l’azote surpasse de beaucoup celui que renfermait la graine dont il provient ; dans l’autre plante, on ne retrouve que l’azote contenu dans la graine.

La plante a été vaccinée, et l’introduction, dans les tissus de la racine, des bactéries productrices de nodosités détermine, en effet, leur apparition et la prospérité de la plante devenue capable d’utiliser l’azote atmosphérique.

Les germes de ces bactéries fixatrices d’azote paraissent très répandus dans le sol, et très habituellement, quand, avec une bêche, on enlève doucement un pied de trèfle ou de luzerne, puis qu’on lave avec précaution les racines, on y distingue sans peine les nodosités distribuées irrégulièrement. M. Bréal les voit encore mieux en cultivant les pois dans l’eau de fontaine, simplement additionnée de petites quantités de chlorure de potassium et de phosphate de chaux, mais dans laquelle il écrase un tubercule recueilli sur la racine d’une luzerne ; les pois qui fleurirent malgré les conditions anormales de la végétation portaient sur leurs racines des chapelets de tubercules, renfermant des bactéries analogues à celles qui avaient été ensemencées.

Ces connaissances nouvelles ont eu la sanction de la pratique ; une terre tourbeuse de la rive gauche de l’Ems ne donnait que de très médiocres récoltes de légumineuses. On la saupoudre de quelques mètres cubes d’une terre fertile où ces plantes prospéraient, on sème. Partout où la terre fertile a été ajoutée, les pois sont luxurians ; partout où elle a fait défaut, ils restent chétifs. La terre fertile avait apporté les germes des bactéries productrices de nodosités.

Les faits acquis sont donc les suivans : les légumineuses prospèrent et s’enrichissent en azote quand elles portent sur leurs racines des nodosités peuplées de bactéries ; ce sont ces bactéries qui sont l’intermédiaire nécessaire entre l’azote et la plante. La démonstration étant éclatante, on ne pouvait nier plus longienr.ps que ces micro-organismes jouissent de la puissance singulière de triompher de l’inertie de l’azote, et non-seulement MM. Hellriegel et Wilfarth expliquaient les propriétés améliorantes des légumineuses, mais en outre ils apportaient aux idées de M. Berthelot un solide appui.

Il faut maintenant pénétrer un peu plus avant et chercher comment les bactéries s’introduisent dans les racines, comment surtout la légumineuse bénéficie de leur présence. — Bien que ce sujet soit loin d’être complètement élucidé, on peut croire cependant que les tubercules des racines sont des productions déterminées par l’action des bactéries, comme les galles, si communes sur les feuilles, naissent des piqûres des insectes ; ces nodosités seraient utiles à la fois aux bactéries qui y pullulent et aux plantes sur lesquelles elles apparaissent. Les bactéries, trouvant dans le suc de la racine une nourriture appropriée à leurs besoins, peuvent s’y multiplier durant une infinité de générations et se répandre de nouveau dans le sol pendant la vie de la plante hospitalière, aussi bien qu’après sa mort. Quant à la plante elle-même, la bactérie lui fournit le moyen de se pourvoir d’un aliment extrêmement important, l’azote, qui est rarement dans le sol en quantité suffisante. La légumineuse profite mieux cependant que la bactérie, de cette sorte d’association, de symbiose, suivant l’expression consacrée. La légumineuse tire parti de la présence de la bactérie de la façon suivante. Dans la partie de la nodosité la plus voisine de la racine, apparaissent des cloisons qui retiennent les bactéries prisonnières. Après quelque temps, ces prisonnières périssent, leurs tissus se dissolvent et sont utilisés par la plante. À la partie la plus jeune de la nodosité apparaissent constamment, au contraire, des cellules nouvelles, renfermant de l’amidon qui se solubilise et fournit aux jeunes bactéries les matériaux carbonés nécessaires à leur développement. La plante se prépare ainsi de nouveaux alimens : quand la bactérie aura utilisé l’azote atmosphérique et formé dans ses propres tissus des matériaux azotés, ceux-ci seront résorbés par la légumineuse, et portés jusque dans ses organes aériens par des séries de vaisseaux fibro-vasculaires. La structure anatomique du tubercule est ainsi admirablement adaptée aux conditions de cette vie commune.

Suffit-il, pour être convaincu que c’est bien l’azote atmosphérique qui intervient dans le développement des pois, des haricots, des lupins semés dans du sable additionné de délayure de terre ou vaccinés avec le liquide des nodosités, de constater que l’azote combiné contenu dans les récoltes surpasse de beaucoup l’azote de la graine ? MM. Schlœsing fils et Laurent ne l’ont pas pensé.

Ces très habiles physiologistes ont résolu de mettre hors de doute cette intervention de l’azote atmosphérique, en faisant vivre des plantes dans une atmosphère limitée, mesurée avec une exactitude absolue, pour reconnaître si l’azote de cette atmosphère diminuerait du tait même de la végétation. Si cette diminution avait lieu, on devait retrouver l’azote libre disparu, engagé en combinaison dans le tissu même de la plante. Les deux déterminations se contrôlaient ainsi l’une par l’autre.

L’expérience exigeait une rare dextérité. En effet, il ne suffisait pas de mesurer intégralement les gaz au début et à la fin de l’expérience, il fallait en outre alimenter les jeunes plantes d’acide carbonique aérien, en l’introduisant à mesure des besoins, dans les vases de végétation, il fallait encore extraire l’excès d’oxygène produit par la décomposition de cet acide carbonique ; il fallait enfin savoir exactement quelle était la teneur en azote des graines semées, priver absolument le sable dans lequel elles devaient se développer de tout l’azote combiné qu’il pouvait renfermer, de façon à retrouver dans la récolte un poids d’azote combiné égal ou très voisin de celui de l’azote disparu de l’atmosphère. Malgré toutes ces difficultés, l’expérience réussit d’une façon complète ; dans une des cultures l’azote gazeux disparu représentait 29 cent. cub. 1, pesant 0 gr. 0365, on trouva comme augmentation dans la récolte 0 gr. 0406 ; dans une autre l’azote gazeux disparu représentait 25 cent. cub. 9, pesant 0 gr. 0325, le gain de la récolte fut de 0 gr. 0341.

Enfin comme dernier contrôle, on fit une troisième expérience dans laquelle les pois furent encore semés, mais sans qu’on ajoutât au sol qui les portait les germes provenant de quelques nodosités écrasées. Cette fois les bactéries fixatrices d’azote faisaient défaut, aucun gain ne se produisit. La fixation d’azote fut nulle, ou exactement elle fut de 0 gr. 0006 ; c’est-à-dire bien intérieure à la limite des erreurs que l’on peut commettre dans de semblables recherches.

Quand l’Académie eut entendu la lecture de ce remarquable mémoire, elle s’associa complètement aux paroles de M. Berthelot, déclarant que ce travail met fin à la longue discussion dans laquelle on était engagé depuis des années, en établissant d’une façon définitive la fixation de l’azote atmosphérique par action microbienne.


V

Les légumineuses fixent l’azote de l’air dans leurs tissus quand leurs racines portent des nodosités à bactéries. Le fait est acquis. Les céréales, au contraire, ne paraissent utiliser que l’azote combiné des nitrates ou des sels ammoniacaux, cela découle de nombreuses expériences concordantes ; mais si nous plaçons ces deux familles aux extrémités d’une longue liste comprenant toutes les autres espèces végétales, ne trouverons-nous pas à quelques-unes d’entre elles des propriétés qui les rapprochent des légumineuses ? En d’autres termes, les légumineuses sont-elles les seules plantes susceptibles d’utiliser l’azote atmosphérique, ou bien cette faculté existe-t-elle encore dans d’autres familles ? Les anciennes expériences de M. George Ville semblaient montrer que d’autres plantes que les légumineuses fixent l’azote de l’air, et tout récemment cette probabilité est devenue une certitude.

MM. Schlœsing fils et Laurent ont appliqué la remarquable méthode de recherche décrite plus haut, non-seulement aux légumineuses, mais aussi à d’autres espèces ; dans une première série d’essais on fit croître dans les vases renfermant une atmosphère limitée, rigoureusement mesurée, des topinambours, de l’avoine, du tabac et des pois. Plusieurs vases semblables à ceux qui avaient été ensemencés ne portaient aucune végétation. Dans une seconde série d’essais, à l’avoine et aux pois s’ajoutèrent de la moutarde, du cresson, de la spergule. Dans la première série d’essais, une fixation d’azote libre se produisit dans presque tous les cas. Elle fut sensiblement plus forte quand la culture porta sur les pois que lorsqu’on mit en observation d’autres espèces ; mais dans six expériences sur sept, le volume de l’azote gazeux diminua, et l’analyse décela dans les produits obtenus plus d’azote combiné qu’il n’en avait été introduit par les semences.

L’une des expériences était particulièrement intéressante, le sol n’avait pas été ensemencé, et cependant la fixation de l’azote avait été sensible. Or il s’était développé à la surface de la terre une quantité notable de petites plantes vertes, tandis qu’il n’y en avait guère sur deux autres sols non ensemencés, et qui n’avaient accusé qu’une fixation d’azote, insignifiante dans un cas, nulle dans l’autre.

En soumettant à l’analyse la terre adhérente à la croûte verte, on reconnut qu’elle renfermait en combinaison tout l’azote disparu ; il n’y en avait pas dans les couches plus profondes. En rapprochant ce résultat des essais dans lesquels on n’avait observé ni fixation d’azote, ni apparition d’algues vertes, on reconnaissait de plus que si une fixation d’azote avait eu lieu dans la culture de l’avoine et du tabac, le sol avait été dans ces deux cas couvert d’algues comme la terre nue. On était, dès lors, conduit à supposer que ces algues étaient l’agent de la fixation.

C’est pour vérifier cette hypothèse qu’on disposa une seconde série d’essais, dans laquelle on se débarrassa des algues, en couvrant le sol d’une couche de sable calciné, qui ne pouvait renfermer aucun germe ; grâce à cet artifice, aucune algue, aucune mousse n’apparut, et l’expérience devint d’une parfaite netteté. La fixation de l’azote ne fut sensible que pour les pois, elle resta dans la limite des erreurs d’expérience pour les autres espèces.

Ces nouvelles recherches de MM. Schlœsing fils et Laurent étendent donc à une nouvelle classe d’êtres vivans, aux mousses, aux algues vertes, la propriété de fixer l’azote atmosphérique ; ces travaux donnent, en outre, quelque lumière sur d’autres points restés jusqu’à présent fort obscurs.

Dans les nombreuses expériences qu’il a exécutées sur d’autres espèces que les légumineuses, M. George Ville avait observé des fixations d’azote notables. Souvent les essais de vérification ont échoué, sans qu’on pût pénétrer la raison des échecs ou des succès ; il est possible aujourd’hui de risquer une hypothèse qui expliquerait ces anomalies. Quand, dans les laboratoires, on conserve pendant quelque temps les dissolutions complexes renfermant des nitrates, des phosphates, des sels de potasse, employées pour soutenir la végétation dans les sols stériles, on y voit très souvent apparaître des algues. Or, les expériences dans lesquelles M. George Ville a constaté des gains d’azote ont porté sur des plantes qui ont reçu au début de la végétation de petites quantités de nitrate, et rien n’empêche de supposer que les sols ainsi enrichis ont été envahis par ces cryptogames fixateurs d’azote, qui abandonnant au sol leur dépouille, ont permis à la plante en expériences d’acquérir une dose d’azote supérieure à celle qu’on avait ostensiblement fournie.

L’azote atmosphérique ne serait ainsi entraîné dans les plantes à organisation complexe qu’après avoir été soustrait à l’air par les végétaux cryptogames. C’est peut-être ainsi qu’il faut expliquer encore les quantités d’azote considérables que l’analyse décèle dans les prairies de graminées. Les diverses espèces de cette nombreuse famille paraissent incapables d’utiliser à leur profit l’azote de l’air, et on ne comprenait pas comment les terres maintenues en prairie s’enrichissent constamment d’azote, avant d’avoir remarqué que ces sols sont envahis par des mousses, des algues variées, auxquelles il faut sans doute rapporter les gains constatés.

Jusqu’à présent aucune expérience précise ne permet d’affirmer que quelques familles de plantes phanérogames autres que les légumineuses utilisent l’azote atmosphérique, mais la discussion des expériences exige une attention particulière, car les résultats semblent, au premier abord, conduire à une conclusion opposée à celle que nous venons de formuler.

À la fin de l’année 1891, M. Bréal sema, dans de grands pots à fleurs pouvant contenir 3 kilos de sable, des graines de cresson alenois déjà germées ; le sable n’avait pas été calciné, mais seulement lavé à plusieurs reprises et il ne renfermait que des traces de matières organiques. On ajouta des engrais minéraux, sans aucun engrais azoté ; pendant l’hiver, bien que les vases fussent placés dans une serre, la végétation lut languissante, elle ne prit son essor qu’au printemps. Quand on mit fin à l’expérience, le cresson était luxuriant. Quelques pieds avaient 0m,95 de hauteur, ils avaient mûri leurs graines ; en ne tenant compte que de la partie aérienne, on trouvait déjà que l’azote de la récolte dépassait beaucoup celui des graines et de l’eau d’arrosage. Quand on examina les racines, on trouva qu’elles avaient pris un prodigieux développement, elles enlaçaient le sable, formaient un véritable feutre ; on trouva que le sol s’était aussi singulièrement enrichi d’azote.

Cette expérience fut recommencée, mais le semis eut lieu dans des vases de moindre dimension, renfermant du sable normal ou stérilisé ; dans l’un et l’autre cas, on échoua complètement. Les plantes furent chétives, comme celles qu’obtenait M. Boussingault, dans les expériences où il ne constatait aucun gain d’azote. En recommençant encore, mais cette fois, en ensemençant le cresson dans des vases d’une grande capacité, on constata, comme dans le premier essai, un gain d’azote sensible ; en Allemagne, le professeur Frank obtint des résultats analogues. Doit-on en conclure que le cresson de M. Bréal ou les plantes variées de M. Frank ont fixé directement l’azote atmosphérique ? Il serait imprudent de l’affirmer. Il semble plus vraisemblable que ces expériences ne sont qu’une vérification de la découverte de M. Berthelot ; ce sont sans doute les organismes contenus dans le sable qui ont fixé l’azote dont les plantes se sont ensuite emparées ; mais de nouvelles cultures doivent être disposées pour arriver à des conclusions précises.


Faut-il s’excuser d’avoir si longuement, si minutieusement analysé les travaux récens qui établissent avec certitude l’intervention de l’azote atmosphérique dans les phénomènes de la végétation ? Pour le penser, il ne faudrait pas voir que cette fixation, dans le sol du gaz dont l’atmosphère nous offre un réservoir inépuisable est la condition même de la persistance de la vie à la surface du globe.

La matière ne se détruit pas ; elle ne se crée pas, elle revêt seulement des formes variées qui n’affectent ni la nature intime, ni le poids des élémens dont elle est formée. L’azote circule d’un être à l’autre. Engagé aujourd’hui dans une combinaison complexe, constituant les muscles d’un animal, demain détritus soumis à l’action des micro-organismes, il devient ammoniaque, puis acide azotique, il pénètre alors dans le végétal, et le voilà gluten du blé, prêt à reprendre ses éternelles migrations. S’il ne s’altère, ni se détruit dans ces longs voyages, il peut cependant disparaître pour de nombreuses années de la circulation. Les nitrates solubles dans l’eau sont entraînés à la mer, y deviennent ammoniaque, et si on se rappelle que chaque litre d’eau de mer renferme 0 gr. 0004 d’ammoniaque, on voit quelle est l’immense quantité d’azote combiné que renferme l’Océan ; or de faibles fractions de cet azote reviennent seules au sol qui les a fournies. L’Océan nous fournit un peu de poisson ; aux riverains, des fucus, des varechs qui servent à la fumure des terres du littoral et y déterminent une végétation luxuriante depuis longtemps célèbre : la ceinture dorée de la Bretagne n’a pas d’autre origine ; mais la disproportion entre l’azote combiné porté à l’Océan et la quantité rendue est excessive, et la terre serait dépourvue depuis longtemps d’azote combiné, si l’atmosphère ne compensait partiellement les pertes que supporte constamment le sol cultivé.

Ces pertes croissent à mesure que les exigences de l’hygiène sont plus étroites ; jamais l’ensemble de nos populations ne supportera les Gênes que s’imposent les habitans de nos départemens du Nord, de l’Alsace ou de la Provence, et n’emploieront sans transformation les résidus de la vie que rejettent les grandes villes, comme le font les Chinois. Grâce à cette habitude, singulièrement désagréable, il faut le reconnaître, ils ont pu continuer à croître, à prospérer depuis des milliers d’années, tandis que les grands empires asiatiques, peuplés de cultivateurs imprévoyans, se sont abîmés peu à peu par l’impossibilité de vivre dans des pays épuisés par une culture malhabile.

Notre habitude de ne pas utiliser les résidus de la vie, mais de les rejeter à la mer, comme on le fait à Londres, ou à la Seine, comme on le fait à Paris, nous force à vivre sur de maigres réserves qui auront disparu dans un nombre d’années restreint. Aujourd’hui, notre culture épuise le nitrate de soude que péniblement une flotte entière va chercher dans le désert d’Atacama, sur la côte américaine du Pacifique, dont les îlots, pendant une cinquantaine d’années, nous ont fourni du guano, aujourd’hui presque disparu. Nous employons encore le sulfate d’ammoniaque obtenu par la purification du gaz d’éclairage de la houille ; nous faisons rentrer ainsi dans la circulation active l’azote qui a été fixé aux époques reculées, où la végétation puissante et monotone de la terre accumulait ces réservoirs de chaleur et de force que nous utilisons aujourd’hui. Mais l’azote du nitrate de soude du Pérou, du sulfate d’ammoniaque de la houille ou des matières excrémentielles, est bien loin de compenser celui qui est constamment perdu, et si on pouvait calculer d’une part l’azote combiné enfoui chaque année dans les profondeurs de l’Océan et celui que nous exhumons des gisemens exploités, on trouverait une terrible différence.

Malgré ces déperditions formidables, à chaque printemps, nos prairies donnent de l’herbe, nos forêts verdissent sans que nous ayons à intervenir, leur vie est alimentée par l’azote atmosphérique dont nous commençons à comprendre le mode d’action.

Quand, il y a trente ans, M. Pasteur nous a fait comprendre le rôle des micro-organismes, il nous les a présentés comme les agens nécessaires de la réduction de la matière organique aux formes simples sous lesquelles ses élémens rentrent dans la circulation générale : — « Si les êtres microscopiques, disait-il, disparaissaient de notre globe, la surface de la terre serait encombrée de matière organique morte et de cadavres de tout genre (animaux et végétaux). Ce sont eux principalement qui donnent à l’oxygène ses propriétés comburantes ; sans eux, la vie deviendrait impossible parce que l’œuvre de la mort serait incomplète. »

Depuis 1862, la justesse des idées de M. Pasteur a été démontrée par d’innombrables recherches, mais la science ne s’arrête pas, et aujourd’hui apparaît une fonction nouvelle de ces micro-organismes. Non-seulement ils travaillent à rendre assimilable par les végétaux supérieurs la matière organique en la réduisant aux formes simples : eau, acide carbonique, ammoniaque, acide azotique, sous lesquelles ils peuvent en utiliser les élémens, mais, en outre, associés à certaines espèces végétales privilégiées, ils leur préparent, ils leur façonnent l’aliment le plus précieux, la matière azotée, qu’ils élaborent à l’aide de l’azote de l’air, ou encore, isolés dans les profondeurs ou à la surface des sols vierges, ils élaborent la matière organique la plus complexe, la matière azotée, en faisant pénétrer dans le cycle de la vie l’élément le plus difficile à entraîner : l’azote. Les êtres élémentaires, suivant l’excellente expression de M. Berthelot, provoquent ainsi des synthèses véritables.

Sans doute, leur histoire est encore fort obscure. Comment l’azote est-il engagé en combinaison ? Quelles sont les réactions qui déterminent la fixation de ce gaz inerte ? Nous l’ignorons. Le point acquis est que la fixation de l’azote atmosphérique dans la terre végétale assure la perpétuité de la vie à la surface du globe, et encore que cette fixation a lieu sous l’influence des fermens de la terre.


P.-P. DEHERAIN.

  1. M. Duclaux, de l’Académie des Sciences, a consacré plusieurs articles à leur étude dans les Annales de l’Institut Pasteur, t. I, III, IV.
  2. M. le docteur Laveran a résumé récemment ses remarquables recherches sur le paludisme, dans un des petits volumes des Aide-Mémoire, publiés sous la direction de M. Léauté, membre de l’Institut.
  3. Voyez dans la Revue du 15 août 1892 un article de M. A. Müntz, professeur à l’Institut agronomique.
  4. Les expressions : nitrate ou azotate, désignent la même classe de sels, le nitrate ou azotate de potasse est souvent encore nommé nitre ou salpêtre.
  5. Un comité, dont le prince de Galles a bien voulu accepter la présidence, réunit en ce moment même les fonds nécessaires pour offrir à sir J.-B. Lawes un témoignage de l’estime où le tient le monde agricole, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la création du champ d’expériences de Rothamsted.
  6. Il a laissé des mémoires extrêmement intéressans, qui sont en voie de publication ; sa famille a fait paraître l’an dernier le premier volume, dans lequel l’auteur retrace les souvenirs de sa jeunesse.
  7. Comptes-rendus, t. 101, p. 775. — Cette séance fut particulièrement mémorable ; c’est ce jour-là que M. Pasteur lut son mémoire sur la méthode à employer pour prévenir la rage après morsure (26 octobre 1885).
  8. M. Kayser, chef du laboratoire des fermentations, dirigé par M. Duclaux à l’Institut agronomique, a donné un résumé de cette mémorable communication dans le tome III des Annales agronomiques. Le mémoire, in extenso, traduit par M. J. Vesque, maître de conférences à la Faculté des sciences, a paru dans le tome XV du même recueil, sous les noms de MM. Hellriegel et Wilfarth.