Les Fiancés (Manzoni 1840)/22

La bibliothèque libre.
Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. 300-310).


CHAPITRE XXII.


Le bravo ne tarda point à venir rapporter que le cardinal Frédéric Borromée, archevêque de Milan, était arrivé la veille à ***, et qu’il y passerait toute la journée ; il ajouta que, la nouvelle s’en étant répandue le soir même dans tous les environs, chacun s’était pris de l’envie d’aller voir cet homme, et que l’on carillonnait plutôt en signe de fête que pour avertir de sa venue. Le seigneur, resté seul, continua de regarder dans la vallée, toujours plus pensif. « Pour un homme ! Tous empressés, tous joyeux, pour voir un homme ! Et pourtant chacun de ces gens a sans doute son démon qui le tourmente. Mais aucun, j’en suis sûr, n’en a un comme le mien : aucun n’a passé une nuit comme celle que j’ai passée ! Qu’a-t-il donc, cet homme, pour rendre tant de gens joyeux ? Quelques sous probablement qu’il distribue à l’aventure… Mais ils ne vont pas tous pour recevoir l’aumône. Eh bien, quelques signes en l’air, quelques paroles… Oh ! s’il en avait pour moi, de ces paroles qui peuvent consoler ! si… ! Pourquoi n’irais-je pas aussi ? Dans le fait, pourquoi pas ? J’irai, j’irai : et je veux lui parler : je veux lui parler tête à tête. Que lui dirai-je ? Eh bien, ce que… ce que… je verrai ce qu’il sait dire, lui-même, cet homme ! »

Ayant ainsi formé dans le vague sa subite résolution, il finit à la hâte de s’habiller, endossant une certaine casaque d’une coupe qui avait quelque chose de militaire : il prit le pistolet, qui était resté sur le lit, et le passa dans sa ceinture d’un côté ; de l’autre un second qu’il détacha d’un clou de la muraille : il mit dans cette même ceinture son poignard : et, détachant encore de la muraille une carabine presque aussi fameuse que lui, il se la mit en bandoulière ; il prit son chapeau, sortit de sa chambre, et avant tout alla vers celle où il avait laissé Lucia. Il posa la carabine dehors dans un coin près de la porte et frappa en même temps qu’il fit entendre sa voix. La vieille sauta à bas de son lit, et courut ouvrir. Le seigneur entra, et, parcourant la chambre d’un coup d’œil, il vit Lucia ramassée dans son coin et tranquille.

« Elle dort ? demanda-t-il à voix basse à la vieille : c’est là qu’elle dort ? sont-ce les ordres que je l’avais donnés, misérable ?

— J’y ai fait tout ce que j’ai pu, répondit celle-ci, mais elle n’a jamais voulu manger, elle n’a jamais voulu venir…

— Laisse-la dormir tranquille ; prends-garde de la déranger : et quand elle s’éveillera… Maria va venir ici dans la chambre voisine : et tu l’enverras prendre tout ce que cette fille pourra te demander. Quand elle s’éveillera… dis-lui que je… que le maître est sorti pour peu de temps, qu’il reviendra, et… qu’il fera tout ce qu’elle voudra. »

La vieille resta stupéfaite et dit en elle-même : « Serait-ce donc quelque princesse ? »

Le seigneur sortit, reprit sa carabine, envoya Maria faire antichambre, donna ordre au premier bravo qu’il rencontra d’aller faire la garde près de cette chambre, pour que nul autre que cette femme n’y mît le pied : puis il sortit du château et prit la descente d’un pas rapide.

Le manuscrit ne dit pas quelle était la distance du château au village où se trouvait le cardinal : mais, des faits que nous sommes à raconter, il résulte qu’il ne devait pas y avoir plus loin que pour une bonne promenade. Quant à ce qui est de voir accourir vers ce village les habitants de la vallée et même d’endroits plus éloignés, ce fait tout seul ne suffirait pas pour juger de cette distance, puisque nous trouvons dans les mémoires du temps que de plus de vingt milles on venait en foule pour voir Frédéric.

Les bravi qui se trouvaient sur la montée s’arrêtaient respectueusement sur le passage du seigneur, attendant de connaître s’il n’aurait pas d’ordres à leur donner, ou s’il ne voudrait point les prendre avec lui pour quelque expédition : et ils ne savaient que penser de son air et des regards par lesquels il répondait à leurs révérences.

Lorsqu’il fut sur le chemin public, ce qui causait grande surprise aux passants était de le voir sans suite. Du reste, chacun lui faisait place, se tenant à distance tout comme s’il eût été accompagné, et se découvrant avec respect. Arrivé au village, il y trouva grande foule ; mais son nom passa promptement de bouche en bouche, et la foule s’ouvrait devant lui. Il s’approcha d’un individu et lui demanda où était le cardinal. « Dans la maison du curé, » répondit celui-ci en s’inclinant, et il la lui indiqua. Le seigneur s’y rendit, entra dans une petite cour où étaient plusieurs prêtres, qui tous le regardèrent avec une attention d’étonnement et de crainte. Il vit en face une porte toute grande ouverte donnant entrée dans un petit salon où nombre d’autres prêtres étaient rassemblés. Il quitta sa carabine et l’appuya contre le mur dans un coin de la cour ; puis il entra dans le petit salon ; et là aussi ce furent des regards, des chuchotements, un nom répété tout bas, et puis le silence. S’adressant à l’un d’eux, il lui demanda où était le cardinal, ajoutant qu’il voulait lui parler.

« Je suis étranger, » répondit celui à qui la question était faite, et, cherchant des yeux autour de lui, il appela le chapelain porte-croix qui, dans un coin de la pièce, était précisément à dire à voix basse à son voisin : « Quoi ! c’est cet homme fameux ? que vient-il faire ici ? N’approchons pas. » Cependant, à cet appel qui retentit dans le silence général, il lui fallut venir. Il s’inclina devant l’Innomé, entendit sa demande, et, levant avec une inquiète curiosité les yeux vers ce visage pour les rebaisser aussitôt, il demeura indécis un moment, puis il dit ou balbutia : « Je ne pourrais dire si monseigneur… dans ce moment… se trouve… s’il est… s’il peut… Enfin je vais voir. » Et à son corps défendant il alla remplir son message dans la pièce voisine où se trouvait le cardinal.

À ce point de notre histoire, nous ne saurions ne pas nous arrêter quelque peu, comme le voyageur, fatigué et attristé par un long chemin qu’il a fait à travers une terre aride et sauvage, suspend sa marche et perd un peu de temps à l’ombre d’un bel arbre, sur le gazon, près d’une source d’eau vive. Nous rencontrons un personnage dont le nom et le souvenir, à quelque moment qu’ils viennent s’offrir à l’esprit, le charment en faisant naître un doux sentiment de sympathie, une paisible émotion du respect ; et combien plus doivent-ils produire cet effet après tant d’images de douleur, après que notre vue s’est lassée au spectacle d’une perversité dont tant d’ouvriers du mal ont multiplié les exemples ! Nous le rencontrons, ce personnage, et il faut absolument qu’il ait de notre part le tribut de quelques mots ; ceux qui ne se soucieront pas de les lire et qui voudront avancer dans cette histoire n’auront qu’à sauter tout droit au chapitre suivant[1].

Frédéric Borromée, né en 1564, fut un de ces hommes, rares dans tous les temps, qui ont consacré un beau génie, tous les moyens d’une grande opulence, tous les avantages d’une condition privilégiée, et une application de tous les instants, à la recherche et à la pratique du bien. Sa vie est comme un ruisseau qui, sortant limpide de la roche, sans que jamais son eau s’arrête stagnante, sans que jamais elle se trouble dans les divers terrains où il prolonge son cours, va toujours limpide jusqu’au fleuve où il se jette. Parmi les douceurs et les pompes d’une haute existence, dès son plus jeune âge il prêta attention à ces paroles d’abnégation et d’humilité, à ces maximes sur la vanité des plaisirs, sur l’injustice de l’orgueil, sur la vraie dignité et les vrais biens, qui, accueillies ou non accueillies au cœur des hommes, sont transmises d’une génération à l’autre dans l’enseignement le plus élémentaire de la religion. Il prêta, dis-je, attention à ces paroles, à ces maximes ; il les prit au sérieux, les goûta, les trouva vraies ; il vit que telles ne pouvaient être d’autres paroles, d’autres maximes opposées qui, elles aussi, se transmettent de génération en génération, avec la même assurance, et quelquefois par les mêmes bouches ; et il se proposa de prendre pour règle de ses actions et de ses pensées celle de ces doctrines où était la vérité. Convaincu que la vie n’est pas destinée à être un poids pour le plus grand nombre et un plaisir pour quelques-uns, mais qu’elle est pour tous un emploi dont chacun rendra compte, enfant encore il chercha comment il pourrait faire de la sienne une vie utile et sainte.

En 1580, il manifesta la résolution de se vouer au ministère ecclésiastique et en prit l’habit des mains de son cousin Charles[2], qu’une opinion dès lors ancienne et universelle proclamait comme saint. Il entra peu après dans le collège fondé par celui-ci à Pavie, et qui porte encore le nom de leur famille ; et là, s’appliquant assidûment aux occupations qu’il trouva prescrites par la règle, il s’en assigna volontairement deux autres ; ce fut d’enseigner la doctrine chrétienne aux gens du peuple les plus grossiers et les plus dénués de ressources, et de visiter, servir, consoler et secourir les malades. Il se servit de l’autorité que tout lui donnait en ce lieu, pour engager ses compagnons d’étude à le seconder en de semblables œuvres ; et il exerça dans tout ce qui était bien en soi et profitable aux autres, comme une primauté d’exemple, une primauté que ses qualités personnelles auraient suffi pour lui assurer, lors même qu’il eût été le dernier de tous par sa condition. Quant aux avantages d’un autre genre que sa position dans le monde aurait pu lui procurer, non-seulement il ne les rechercha point, mais il mit tous ses soins à les fuir. Il voulut moins encore que la frugalité pour sa table, moins que la simplicité dans ses vêtements ; et ainsi de tout dans son genre de vie et ses habitudes. Il ne crut pas devoir y rien changer, pour vives que fussent les plaintes et les remontrances de quelques-uns de ses proches sur ce qu’il dérogeait ainsi, selon eux, à la dignité de son nom. Il eut une autre guerre à soutenir contre les chefs du collège qui, furtivement et comme par surprise, cherchaient à mettre devant lui, sur lui, autour de lui, quelque chose de mieux approprié à l’élévation du rang, quelque chose qui pût le faire distinguer des autres et figurer comme le prince du lieu ; soit qu’ils crussent par là capter à la longue sa bienveillance, soit qu’ils fussent mus par ce dévouement servile qui tire vanité de l’éclat d’autrui et s’en fait un sujet de bonheur, soit encore que ce fussent de ces hommes prudents qui s’offusquent des vertus comme des vices, vont prêchant que la perfection réside dans le juste milieu, et placent ce milieu précisément au point où ils sont arrivés et se trouvent à l’aise. Frédéric, loin de se laisser vaincre par ces tentatives, en reprenait les auteurs ; et cela à peine au sortir de l’adolescence.

Que pendant la vie du cardinal Charles, plus âgé que lui de vingt-six ans, en présence de cet homme grave, solennel, en qui tout respirait si vivement la sainteté et en rappelait les œuvres, de cet homme dont l’autorité se serait à tout moment accrue, s’il en eût été besoin, par l’hommage manifeste et spontané de ceux qui l’approchaient, de quelque qualité et en quelque nombre qu’ils fussent, que, sous les yeux d’un tel supérieur, Frédéric, tout jeune encore, eût cherché à se conformer à sa manière de penser et de vivre, il n’y aurait rien là qui dût surprendre ; mais ce qui est bien digne de remarque, c’est qu’après la mort du saint prélat, personne ne put s’apercevoir que Frédéric, alors dans sa vingtième année, n’eût plus auprès de lui un guide et un censeur. Sa réputation toujours croissante de talent, de science, de piété, ses liens de parenté avec quelques cardinaux puissants et leur zèle en sa faveur, le crédit de sa famille, son nom même auquel Charles avait en quelque sorte attaché dans les esprits une idée de sainteté et de prééminence, tout ce qui doit, tout ce qui peut conduire les hommes aux dignités ecclésiastiques, concourait à les faire présager pour lui. Mais Frédéric pénétrait dans le cœur de ce principe auquel toute personne professant le christianisme rend hommage au moins de bouche, que nulle supériorité légitime n’appartient à un homme sur les autres hommes, si ce n’est celle dont on use pour les servir, Frédéric, avec une semblable conviction, craignait les dignités et cherchait à s’y soustraire ; non certes qu’il voulût éviter de servir les autres, car peu de vies y ont été comme la sienne consacrées, mais parce qu’il ne se jugeait ni digne, ni capable d’un service si élevé et si périlleux. C’est pourquoi, lorsqu’en 1595 Clément VIII lui proposa l’archevêché de Milan, il parut fortement troublé et refusa sans hésitation. Il dut céder ensuite à un ordre exprès du pape.

De telles démonstrations, chacun le sait, ne sont ni difficiles ni rares ; et l’hypocrisie n’a pas besoin d’un plus grand effort d’esprit pour les faire que la maligne gaieté pour s’en moquer en toute rencontre. Mais cessent-elles pour cela d’être l’expression naturelle d’un sentiment de sagesse et de vertu ? C’est à la vie d’un homme que ses paroles se comparent ; et les paroles qui expriment ce sentiment, eussent-elles passé sur les lèvres de tous les imposteurs et de tous les railleurs du monde, seront toujours belles, lorsqu’elles seront précédées et suivies d’une vie de désintéressement et de sacrifice.

Frédéric devenu archevêque s’appliqua d’une manière particulière et continuelle à ne prendre pour lui, de ses richesses, de son temps, de ses soins, de tout lui-même en un mot, que jusqu’à la limite du plus strict nécessaire. Il disait, comme disent tous, que les revenus ecclésiastiques sont le patrimoine des pauvres ; mais, quant à sa manière d’entendre cette maxime, qu’on en juge par ce trait. Il voulut qu’on estimât à combien pourrait s’élever la dépense de son entretien propre et de celui de ses gens ; et comme on lui dit qu’elle serait de six cents écus (on nommait alors écu cette monnaie d’or qui, conservant toujours le même poids et le même titre, s’est ensuite nommée sequin), il ordonna que cette somme fût toutes les années versée de ses fonds particuliers dans ceux de la mense épiscopale ; ne croyant pas qu’étant fort riche il lui fût permis de vivre de ce patrimoine des indigents. Il était ensuite si minutieusement économe pour lui-même qu’il ne quittait jamais un habit avant de l’avoir complètement usé ; unissant toutefois, ainsi que les écrivains contemporains en ont fait la remarque, au goût de la simplicité celui de la propreté la plus soignée ; deux habitudes dignes en effet d’être notées dans un temps où l’on voyait assez généralement la parure s’allier à la saleté. C’est encore dans le même esprit que, pour ne rien laisser perdre des restes de sa table toujours frugale, il les affecta à un hospice de pauvres. De semblables soins pourraient peut-être donner l’idée d’une vertu étroite, mesquine, d’un esprit s’attachant à des petitesses et peu capable de grandes vues, si nous n’avions encore sous les yeux, comme témoignage du contraire, cette bibliothèque Ambrosienne dont Frédéric conçut le plan avec une si noble magnificence, et qu’il éleva des fondements mêmes à si grands frais. Pour la meubler de livres et de manuscrits, il fit d’abord à l’établissement le don de ceux qu’il avait lui-même recueillis avec autant de soin que de dépenses, et en même temps il en fit chercher en Italie, en France, en Espagne, en Allemagne, en Flandre, en Grèce, au mont Liban, à Jérusalem, ayant commis huit hommes des plus savants et des plus habiles qu’il put trouver, pour parcourir dans ce but ces diverses contrées. Il parvint ainsi à réunir dans ce local environ trente mille volumes imprimés et quatorze mille manuscrits. Il joignit à la bibliothèque un collège de docteurs (ils furent créés au nombre de neuf et entretenus à ses frais tant qu’il vécut ; après lui, les revenus ordinaires ne pouvant suffire à cette dépense, ils furent réduits à deux) ; et le devoir de leur office était de cultiver diverses branches d’études, la théologie, l’histoire, les belles-lettres, les antiquités ecclésiastiques, les langues orientales, avec l’obligation pour chacun d’eux de publier quelque ouvrage sur la matière qui lui était assignée ; il y joignit encore un collège qu’il appela trilingue[3], pour l’étude du grec, du latin et de l’italien, un collège d’élèves qui devaient s’instruire dans ces sciences et ces langues, pour les professer eux-mêmes un jour ; il y joignit enfin une imprimerie de langues orientales, c’est-à-dire l’hébreu, le chaldéen, l’arabe, le persan, l’arménien ; une galerie de tableaux, une autre de statues, et une école des trois principales parties de l’art du dessin. Pour cette école, il put trouver des professeurs déjà formés ; pour les autres études, nous avons vu ce qu’il avait eu de peine à recueillir les livres et les manuscrits ; plus grande sans doute avait dû être la difficulté de se procurer des ouvrages modèles dans des langues beaucoup moins cultivées alors en Europe qu’elles ne le sont de nos jours ; et plus grande encore que pour les livres, celle de trouver les hommes. Il suffit de dire que, sur neuf docteurs, il en prit huit parmi les jeunes élèves du séminaire : on peut voir par là ce qu’il pensait des études et des réputations de ce temps ; et le jugement qu’il en portait se trouve d’accord avec celui que paraît en avoir porté la postérité, lorsqu’elle a mis en oubli et les unes et les autres. Dans les règlements qu’il établit pour l’usage et la direction de la bibliothèque, on reconnaît des vues d’utilité permanente, non seulement heureuses en elles-mêmes, mais marquées, dans plusieurs parties, d’un caractère de sagesse et d’une couleur d’urbanité bien au-dessus des idées et des habitudes générales de l’époque. Il prescrivit au bibliothécaire d’entretenir des correspondances avec les hommes les plus instruits de l’Europe, pour être tenu par eux au courant de l’état des sciences, et avoir avis des meilleurs livres qui paraîtraient en tout genre, afin d’en faire l’acquisition ; il le chargea d’indiquer aux hommes d’études les ouvrages qu’ils ne connaîtraient point et qui pourraient leur être utiles ; il ordonna qu’à tous les lecteurs, nationaux ou étrangers, on donnât et toutes les commodités et le temps dont ils auraient besoin, pour se servir de ces ouvrages. Une semblable pensée doit maintenant paraître toute naturelle et s’identifiant avec la fondation d’une bibliothèque ; il n’en était pas de même alors : et dans une histoire de la bibliothèque Ambrosienne écrite (avec le goût et l’élégance du siècle) par un certain Pierpaolo Bosca qui en eut la direction après la mort de Frédéric, il est expressément noté, comme une chose singulière, que dans cet établissement fondé par un particulier et presque entièrement à ses frais, les livres étaient exposés à la vue du public, mis en mains de quiconque les demandait, et qu’on lui donnait de plus un siège pour s’asseoir, du papier, des plumes et de l’encre pour prendre des notes, selon qu’il le jugeait convenable ; tandis que dans d’autres bibliothèques publiques d’Italie et qui passaient pour dignes de renom, les livres n’étaient pas même visibles, renfermés qu’on les tenait dans des armoires d’où ils ne sortaient que par un acte gracieux des bibliothécaires, lorsque ceux-ci voulaient bien les montrer quelques instants : quant à procurer à ceux qui se présentaient le moyen d’étudier à leur aise, on n’en avait pas même l’idée ; de sorte qu’enrichir de telles bibliothèques, c’était soustraire les livres à l’usage du public ; c’était l’un de ces modes de culture, comme il y en avait et comme il y en a beaucoup encore, qui frappent de stérilité le champ où on les emploie.

Ne demandez point quels furent les effets de cette fondation de Borromée sur l’instruction publique : il serait facile de démontrer en deux phrases, à la manière ordinaire des démonstrations, qu’ils furent prodigieux ou qu’ils furent nuls. Chercher et développer jusqu’à un certain point ce qu’ils furent en réalité, serait un travail fatigant, de peu de fruit et hors de propos. Mais figurez-vous combien dut être généreux, éclairé, ami de ses semblables, désireux de l’amélioration de l’espèce humaine, persévérant enfin dans ce désir, l’homme qui conçut un tel dessein, le conçut sous cette forme, et l’exécuta, au milieu de l’épaisse ignorance qui régnait alors, de l’inertie des esprits, de leur antipathie pour toute application à des travaux d’étude ; et par conséquent au milieu de propos tels que ceux-ci : À quoi bon ? N’y avait-il autre chose à quoi penser ? La belle invention ! Il ne manquait plus que cela ; et autres clabauderies semblables, qui bien certainement auront été en plus grand nombre encore que les écus dépensés par lui dans cette entreprise, lesquels s’élevèrent à celui de cent cinq mille, dont la majeure partie étaient des siens propres.

Pour appeler un tel homme bienfaisant et libéral au suprême degré, il peut paraître superflu de s’enquérir s’il consacra bien d’autres sommes à secourir d’une manière immédiate les indigents ; et il est même des personnes aux yeux desquelles les dépenses du genre que nous venons de décrire, et je dirais volontiers toutes sortes de dépenses, sont la meilleure et la plus utile des aumônes. Mais Frédéric regardait l’aumône proprement dite comme le premier des devoirs ; et en ceci, comme en toute autre chose, ses actions furent d’accord avec son opinion. Sa vie ne fut qu’une longue suite d’actes de bienfaisance envers les pauvres ; et au sujet de cette disette dont notre histoire a déjà parlé, nous aurons bientôt occasion de raconter quelques traits où l’on verra de quelle sagesse, de quelle élévation de vues il savait accompagner sa libéralité. Parmi les nombreux exemples rapportés par ses biographes de ce que lui inspirait cette vertu, nous en citerons un seul : il suffira pour faire juger des autres. Ayant appris qu’un gentilhomme employait les artifices et les mauvais traitements pour amener sa fille à se faire religieuse, tandis que celle-ci désirait au contraire se marier, il fit venir le père ; et lui ayant arraché l’aveu que le véritable motif pour lequel il tourmentait ainsi cette jeune personne était qu’il n’avait pas les quatre mille écus nécessaires, selon lui, pour la marier convenablement, Frédéric la dota de cette somme. Il se trouvera peut-être des gens à qui cette largesse paraîtra excessive, mal entendue, inspirée par trop de condescendance pour les caprices insensés d’un orgueilleux, et qui diront que quatre mille écus pouvaient être mieux employés de cent autres manières. À cela nous n’avons rien à répondre, si ce n’est qu’il serait à souhaiter que l’on vît souvent de semblables excès d’une vertu, aussi dégagée des opinions dominantes (chaque époque a les siennes), aussi peu soumise à la tendance générale, que le fut dans cette circonstance celle d’un homme donnant quatre mille écus pour qu’une jeune fille ne fût pas religieuse par force.

La charité inépuisable de cet homme se manifestait non-seulement dans ses dons, mais dans toutes ses habitudes. D’un abord facile pour tous, c’était plus particulièrement à ceux que l’on appelle gens de basse condition, qu’il croyait devoir montrer un visage riant, une gracieuse prévenance ; il s’y croyait d’autant plus obligé envers eux qu’ils trouvent moins dans le monde un semblable traitement. Et sur ce point encore il eut à combattre contre les honnêtes défenseurs du ne quid nimis[4], qui auraient voulu lui tracer des limites, les limites où ils se tenaient eux-mêmes. L’un de ceux-ci, voyant un jour Frédéric qui, dans un pays sauvage où il faisait sa visite, instruisait les petits enfants et, entre la demande et la réponse, les caressait d’une manière affectueuse, l’avertit d’y mettre plus de précaution, attendu qu’ils étaient fort malpropres ; comme si l’habile homme avait supposé que Frédéric n’avait pas assez de sens pour faire une semblable découverte, ou de sagacité pour trouver en lui-même un aussi fin conseil. Telle est en effet, en certaines combinaisons de temps et de choses, la fâcheuse condition des hommes constitués en dignité ; tandis qu’il est si rare de voir auprès d’eux des personnes qui les avertissent de leurs fautes, il s’y trouve toujours des gens courageux pour les reprendre de ce qu’ils font de bien. Mais le bon prélat, non sans quelque mécontentement, répondit : « Ce sont mes âmes ; peut-être ces enfants ne me reverront-ils plus ; et vous ne voulez pas que je les embrasse ? »

Rien n’était cependant si rare chez lui que des marques de déplaisir envers les autres, et on l’admirait au contraire pour la douceur de ses manières, pour un calme imperturbable qu’on aurait pu attribuer à un caractère des plus heureux, mais qui était l’effet de l’empire constant qu’il exerçait sur un naturel dont le fonds eût été la vivacité et la promptitude. Si quelquefois il se montra sévère et même rude, ce fut envers les pasteurs ses subordonnés, lorsqu’il en découvrit qui étaient coupables d’avarice, de négligence, ou entachés d’autres vices directement opposés à l’esprit de leur noble ministère. En toute chose qui pouvait avoir rapport à ses intérêts ou à sa gloire temporelle, il ne donnait jamais aucun signe de joie, de chagrin, de désir, d’agitation ; admirable si son âme était exempte de ces mouvements, plus admirable encore s’ils s’y faisaient sentir. Il fit partie de plusieurs conclaves, et non-seulement il en rapporta la réputation de n’avoir jamais aspiré à ce poste si convoité par l’ambition et si terrible aux yeux de la piété ; mais lorsqu’une fois il arriva que l’un de ses collègues, jouissant d’une grande influence, vint lui offrir sa voix et les voix de sa faction (mot qui sonne mal, mais on n’en employait pas d’autre), Frédéric repoussa cette proposition d’une manière telle que son auteur en abandonna l’idée et porta ses vues autre part. Cette même modestie, cet éloignement de tout ce qui l’eût fait prédominer sur les autres, se montraient en lui dans les circonstances les plus ordinaires de la vie. S’occupant avec un zèle infatigable des choses qu’il regardait comme de son devoir de régler et de conduire, il évita toujours de s’ingérer dans les affaires d’autrui, et, lors même qu’il était prié d’y prendre part, il cherchait tous les moyens possibles de s’en dispenser ; discrétion et réserve peu communes, comme chacun sait, chez les hommes qui ont le zèle du bien, ainsi que l’avait Frédéric.

Si nous voulions nous laisser aller au plaisir de recueillir tous les traits remarquables de son caractère, il en résulterait certainement un ensemble fort rare de mérites opposés en apparence, et bien difficiles sans doute à trouver réunis. Nous n’omettrons point cependant de noter une autre particularité de cette belle vie ; et c’est que, pleine comme elle le fut d’action, pleine de gouvernement épiscopal, de fonctions d’église, d’enseignement, d’audiences, de visites diocésaines, de voyages, de contestations, l’étude cependant y trouva non-seulement sa place, mais une place telle qu’elle eût pu suffire à un savant de profession. Et, en effet, parmi tant d’autres titres divers à la louange, Frédéric jouit, près ses contemporains, de celui d’homme savant.

Nous ne devons pourtant pas dissimuler qu’il adopta avec une ferme conviction et soutint, dans la pratique, avec une longue constance, des opinions qui aujourd’hui paraîtraient à tous plutôt étranges que mal fondées, et seraient jugées telles par ceux-là même qui auraient grand désir de les trouver justes. Pour qui voudrait le défendre en ce point, se présenterait cette excuse, si commune et si bien reçue, que c’étaient les erreurs de son siècle plutôt que les siennes propres ; excuse qui, pour certaines choses et lorsqu’on la tire de l’examen particulier des faits, peut avoir quelque valeur, ou même en avoir une grande, mais qui, appliquée isolément et à l’aveugle, comme cela se fait d’ordinaire, ne signifie rien du tout. Et c’est pourquoi, ne voulant pas résoudre par de simples formules des questions compliquées, ni trop allonger ce qui n’est qu’un épisode, nous nous abstiendrons même de les exposer, nous contentant d’avoir indiqué en passant que, chez un homme si admirable dans l’ensemble de ses qualités, nous ne prétendons pas que tout le fût de même ; car nous ne voudrions point paraître avoir eu l’intention d’écrire une oraison funèbre.

Nous ne faisons sûrement pas injure à nos lecteurs en supposant que quelqu’un d’entre eux puisse demander si cet homme a laissé quelque monument de son génie si vaste, de ses études si multipliées. Oui certes, il en a laissé. On porte à cent environ le nombre des ouvrages qui restent de lui, en comptant ceux qui ont de l’importance et ceux qui en ont moins, en réunissant ses productions latines et italiennes, imprimées ou manuscrites, toutes conservées dans la bibliothèque de sa fondation : traités de morale, prières, dissertations sur l’histoire, sur les antiquités sacrées et profanes, sur la littérature, les arts et autres sujets.

« Et comment se fait-il, dira ce même lecteur, que tant d’ouvrages soient oubliés, ou du moins si peu connus, si peu recherchés ? Comment, avec un tel génie, de telles études, une connaissance si parfaite des hommes et des choses, des méditations si assidues, une passion si vive pour ce qui est beau et ce qui est bon, une âme si pure et tant d’autres de ces qualités qui font les grands écrivains ; comment celui-ci, parmi cent ouvrages, n’en a-t-il pas laissé un seul de ceux que l’on considère comme remarquables, même en ne les approuvant pas en toutes leurs parties, et dont le titre est connu des personnes mêmes qui ne les lisent point ? Comment tous ces ouvrages ensemble n’ont-ils pu, du moins par leur nombre, donner à son nom une renommée littéraire dans la postérité que nous représentons pour lui ? »

La demande est raisonnable sans doute, et la question à traiter fort intéressante, car les raisons de ce phénomène se trouveraient dans l’observation de plusieurs faits généraux ; et, trouvées qu’elles fussent, elles conduiraient à l’explication de plusieurs autres phénomènes semblables. Mais elles seraient nombreuses et le développement n’en serait pas sans prolixité. Et si ensuite vous ne les trouviez pas à votre gré ? Si elles vous faisaient faire la moue ? Mieux vaut donc que nous reprenions le fil de notre histoire, et qu’au lieu d’en dire ici plus long sur cet homme, nous allions le voir à l’œuvre, toujours guidé par notre auteur.


  1. Que le lecteur s’en garde bien. Il se priverait d’une notice biographique du plus grand intérêt et à laquelle ce qui suit se lie d’une manière essentielle. (N. du T.)
  2. Saint Charles Borromée. (N. du T.)
  3. Des trois langues. (N. du T.)
  4. Rien de trop.