Les Fiancés (Manzoni 1840)/Biographie

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Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. i-vii).


ALEXANDRE MANZONI


Il y a des livres qui n’appartiennent pas à une seule nation, mais au monde entier. La beauté littéraire est universelle, et tous ont le droit et le devoir de s’en emparer. Shakespeare, Byron, Goethe, Schiller, Voltaire, Rousseau, Dante, le Tasse, par la nature de leur génie, par la beauté de leurs œuvres, ne sont ni Anglais, ni Allemands, ni Français, ni Italiens ; toute la terre est leur patrie ; leur langage est devenu universel, car tout le monde lettré les comprend, les admire et s’efforce de les imiter. Manzoni, dont le nom est acquis à la postérité, est du nombre de ces hommes universels, moins par la quantité et la diversité de ses œuvres, que par leur beauté, et par l’influence qu’elles ont exercée sur la littérature moderne de l’Italie. Par ses hymnes et par ses tragédies, il a servi de modèle à la poésie romantique ; par son roman les Fiancés, il a montré aux classiques qu’on peut allier l’invention à l’histoire, sans nuire ni aux œuvres d’imagination ni à celles d’érudition.

Il est inutile de parler ici de la querelle littéraire que ses poésies et son roman ont soulevée chez les Italiens. Pendant longtemps, Manzoni ne fut pas apprécié à sa juste valeur ; et, comme tous les grands hommes, il vécut ignoré par les uns, désavoué par les autres. Mais une partie de ses compatriotes lui resta fidèle, et, dès que sa patrie fut délivrée du joug étranger, l’opinion générale lui revint, et les honneurs, les hommages qu’il avait refusés dans sa jeunesse et dans son âge mûr, entourèrent sa vieillesse respectée. Enfin les classiques en prirent leur parti et lui reconnurent le génie que, jusqu’alors, ils lui avaient contesté. On le salua chef d’école ; il fut, en effet, un esprit inventif, un historien érudit et profond, un Italien sincère et patriote, un linguiste pur et digne d’être imité.

Le comte Pierre Manzoni épousa le 12 septembre 1781 la fille aînée de César Beccaria, l’auteur du célèbre Traité des Délits et des Peines. De ce mariage naquit à Milan, le 7 mars 1785, Alexandre Manzoni. La famille, qui demeurait une grande partie de l’année au Galeotto, vieux palais tout près de Lecco, y conduisit l’enfant. Le jeune Manzoni fit ses études au collège dirigé alors par les pères Somasques dont il garda toujours un bon souvenir. Il eut, entre autres, comme professeur, le père Soave, auteur d’une grammaire latine très-estimée. En 1799, Manzoni fut envoyé au collège Longone, à Milan, appelé alors le collège des Nobles ; il se trouvait à Castellazzo des Barzi, maison de campagne du collège près de Magenta, lorsque les Français se retirèrent en abandonnant la République Cisalpine à son malheureux sort.

En 1808, après la mort de son père, sa mère le conduisit à Paris où elle avait déjà fait un séjour. Il fut reçu avec beaucoup d’égards dans l’élégante demeure où Mme  Cabanis, à Auteuil, recevait les survivants de la Révolution de 1789 et de l’Encyclopédie. Dans cette maison, le jeune Manzoni connut Cabanis, le médecin matérialiste, les philosophes Garat, Volney, Villers, Fauriel, l’historien idéaliste, et beaucoup d’autres savants de cette époque. Il se lia d’amitié plus particulièrement avec Fauriel.

Rentré en Italie en 1808, il épousa une charmante jeune fille : Henriette-Louise Blondel, fille d’un banquier de Genève. Elle était protestante ; mais, bien que son mari lui eût laissé une pleine liberté de conscience, elle fut frappée par la pompe, la douceur, la vérité du dogme catholique, et en adopta la foi religieuse. Manzoni, qui avait fréquenté à Paris la société des incrédules, saisit cette occasion pour étudier les vérités religieuses et abandonna des idées qui, pendant trois ans, l’avaient éloigné de toute espèce de croyance. Son esprit le portait à étudier les ressorts secrets de la politique humaine, et personne ne sut, comme lui, concilier la foi avec la liberté de la pensée.

Revenu à Milan, il partagea son temps entre l’étude des classiques, de l’histoire, et l’éducation de sa petite famille. À cette époque, il voyait toujours Monti, Silvio Pellico, Charles Porta, Thomas Grossi et des étrangers illustres de passage à Milan. C’est alors que parurent ses beaux hymnes sacrés ; en 1812, il composa la Résurrection ; en 1813, le Nom de Marie et la Nativité ; en 1815, la Passion. La Pentecôte ne parut qu’en 1822.

Après trois ans de travail, il termina en 1819 la tragédie : le Comte de Carmagnola, que Fauriel traduisit immédiatement en français. Il publia ensuite la Morale catholique, livre dans lequel il défendait sa foi religieuse contre le protestant Sismondi, qui prétendait prouver que le catholicisme avait contribué pour une large part à la corruption des mœurs et à la décadence de l’Italie. Manzoni réfuta victorieusement les accusations : il avoue les crimes dont la religion a été le prétexte, il condamne sévèrement les prêtres qui ont oublié l’esprit de charité et d’humilité ; mais, sans jamais sortir des limites du respect, il défend chaleureusement des opinions pour lesquelles il a toujours combattu. Il démontre ce que la morale chrétienne a d’élevé et de sublime, combien elle est opposée aux persécutions et aux guerres religieuses. Il comprend la religion conforme à l’idée la plus haute de la divinité et ayant pour but de rendre l’homme bon, le peuple grand, l’humanité heureuse. Aux arguments de Sismondi, il oppose les vérités et les principes que, depuis les Apôtres jusqu’à nos jours, les éminents défenseurs de la foi ont propagés.

La lutte entre les romantiques et les classiques était alors dans toute sa fureur, et Manzoni écrivit au marquis d’Azeglio une lettre sur le Romantisme dans laquelle, avec son bon sens habituel, il s’élève contre l’idolâtrie des formes établies et contre ces règles serviles qui paralysent l’imagination.

Dans le silence de sa maison, il suivait avec anxiété les mouvements révolutionnaires qui agitèrent l’année 1821. De son cœur, débordant de patriotisme, sortit le chant inspiré : Mars 1821, qu’il n’osa pas publier, mais qu’il communiqua à quelques amis intimes. On l’accusa de tiédeur, mais le futur poëte national, fort de sa conscience, aima mieux se taire en attendant des temps meilleurs. En effet, si la prudence de Manzoni en politique laissa quelque prise à la critique, il faut reconnaître qu’il ne faillit jamais à la dignité que son nom lui imposait. Peut-être la persécution eût-elle mieux consacré son dévouement à la cause de la justice et du droit ; mais le poste qu’il occupa parmi les défenseurs de l’unité italienne n’en est pas moins pour lui un glorieux titre à la reconnaissance de son pays.

Son écrit sur l’Unité de temps et de lieu dans la tragédie, en réponse à Chauvet qui avait combattu dans un journal de Paris l’école romantique, date de cette époque, de même que son ode immortelle le 5 Mai, écrite en un seul jour, et qui ne lassera jamais l’admiration du monde.

Nous arrivons maintenant à son chef-d’œuvre les Fiancés. Se trouvant un jour à Brusuglio avec Thomas Grossi, il lut dans l’Essai sur l’Économie de Gioia un écrit de Ripamonti sur l’Innominato (l’Inconnu) et les bans contre les bravi ; réfléchissant aux misères de ces temps, l’idée lui vint de les décrire dans un roman historique. Il rechercha alors les auteurs qui parlaient des doctrines économiques, de la peste, des maladies épidémiques, fouilla dans les archives ecclésiastiques et civiles, dans les bibliothèques, partout, enfin, où il espérait trouver des renseignements utiles à son projet, et commença à écrire les Fiancés, qui furent publiés en 1827.

L’apparition de ce roman, qui est sans contredit l’œuvre la plus belle de Manzoni, lui valut une gloire sans égale.

Cette histoire d’opprimés et d’oppresseurs commence sous le beau ciel qui avait éclairé la première enfance du poëte. C’est le charmant récit des amours d’un fileur avec une douce et modeste jeune fille de même condition ; amour honnête et saint que l’égoïsme timide d’un prêtre peureux abandonne aux pièges d’un châtelain brutal qui s’oppose à leur mariage. Les fiancés sont protégés par un humble moine, qui, au nom de la justice égale pour tous, résiste aux menaces et réussit enfin à les soustraire au tyran qui les persécute. La jeune fille se réfugie dans un monastère, mais cet asile sacré est violé ; l’alliance de l’orgueil de race avec les intrigues monacales avaient entraîné dans un cloître une victime rebelle, victime qui par ses passions est poussée dans la voie du crime et qui livre à son persécuteur la jeune fille qu’on lui a confiée. Cependant, par sa parole évangélique, un saint évêque finit par avoir raison du ravisseur que le crime avait endurci, et lui persuade de laisser libre la jeune Lucia, l’héroïne du roman.

Manzoni retrace avec un esprit incontestable de vérité le caractère de cette époque ; il fait ressortir, par la fidélité de ses portraits, les conséquences funestes d’un gouvernement despotique. Il nous intéresse à ce peuple victime de nombreux préjugés où le maintenaient encore l’ignorance et la misère, et qui semblait ne vivre que pour satisfaire les caprices des grands. Parmi les personnages qui nous émeuvent et nous initient aux misères de cette époque, se détachent quelques figures que Manzoni semble avoir animées de son esprit de justice et de charité.

Bien que certains faits paraissent étranges, on ne saurait douter de la véracité de l’auteur qui s’appuie sur des témoignages authentiques. L’existence des coupe-jarrets nous est attestée par les édits si souvent dirigés contre eux ; l’annaliste Ripamonti raconte dans un certain chapitre les aventures de la religieuse de Monza ; Rivola nous affirme, dans la vie de Frédéric Borromée, la vie et la conversion de l’Inconnu. Manzoni puise aux meilleures sources : il ne crée pas les faits, mais il les anime par son génie.

Manzoni évite le défaut du roman historique qui trop souvent altère l’histoire et même s’y substitue. Au mérite d’une narration vive et animée, il joint la netteté, l’élégance, le naturel du style ; il charme, il entraîne, il séduit. Ses descriptions sont simples et colorées ; ses réflexions courtes et judicieuses. Il connaît tous les détours du cœur humain, il sait par quels degrés passent les émotions ; il n’excite pas les passions violentes, les feux de vengeance et de haine ; il adoucit, il apaise les colères, il donne l’espoir de la délivrance. Peut-être lui reprochera-t-on certains détails inutiles ; mais qui voudrait retrancher quelque chose à cette œuvre où sont réunies tant de beautés ? Si l’auteur étale souvent sous nos yeux les horreurs de la peste, ne nous fait-il pas connaître plus intimement les misères de ce peuple dont il prend la défense ? Les délais apportés au mariage de Renzo n’ont-ils pas fait naître ces observations délicates où le cœur de Manzoni se révèle ?

Son séjour à Florence, pendant l’automne de l’année 1827 lui fournit l’occasion de se lier d’amitié avec les hommes les plus distingués de l’époque : Gino Capponi, Tommaseo, Leopardi, Nicolini, Montani.

Tout semblait se liguer pour éprouver le courage de Manzoni et sa fermeté religieuse. Cet homme, qui ne trouvait de bonheur que dans la vie de famille, vit mourir successivement sa femme et ses trois filles, Julie, Sophie et Christine. Cependant les malheurs domestiques, les railleries des sceptiques, ne purent le détourner du but qu’il s’était proposé et qu’il résumait par ces mots : justice et charité.

En 1838, après le couronnement de l’empereur d’Autriche, tous les nobles, oublieux de leur dignité et de leur nom d’Italiens, affluaient à la cour pour y solliciter les charges et les honneurs ; Manzoni sut résister à cet entraînement, et refusa tout d’un pouvoir qu’il ne pouvait combattre, mais que son patriotisme répudiait.

C’est à cette époque que, cédant aux instances de ses amis, il se remaria. Il épousa Thérèse Borri, veuve du comte Stampa. Le jeune Stampa, son beau-fils, subissant l’ascendant qu’exerçait Manzoni sur tous ceux qui vivaient dans son intimité, conçut pour lui une affection vraiment filiale.

En 1841, quelque temps après avoir décliné l’honneur de faire partie de l’institut Lombard, Manzoni publiait l’Histoire de la Colonne Infâme. Ce livre fut une grande déception : on s’attendait à un roman tel que les Fiancés, et l’on ne trouva qu’une œuvre historique, digne, il est vrai, d’être appréciée par les lettrés et les gens de goût, mais aride et sans aucun attrait pour les lecteurs ordinaires.

Étant à sa villa de Lesa, il noua avec le philosophe Rosmini des relations amicales. Le grand poëte et le grand philosophe devaient se comprendre, et les lettres n’avaient qu’à gagner à la rencontre de ces hommes supérieurs par le cœur et par le génie.

De nouveaux malheurs allaient encore éprouver Manzoni. En 1846, il perdait sa dernière fille, la jeune Mathilde, qui succombait à une maladie de langueur ; en 1849, l’insuccès de la guerre de l’indépendance italienne le forçait de s’éloigner de Milan et de chercher un refuge sur les bords du lac Majeur : bientôt après il perdait sa seconde femme.

Cependant, si tant d’infortunes étaient venues fondre sur lui, une joie suprême lui était réservée. Il devait voir l’Autrichien chassé de l’Italie et cette unité italienne, rêve de son existence, se réaliser enfin. C’est alors qu’il crut devoir accepter sans honte les honneurs qui lui étaient offerts et qu’il se laissa nommer sénateur en 1861. Toutefois, il prit peu de part aux travaux parlementaires ; son grand âge, son amour pour la tranquillité, l’éloignaient du tumulte des affaires, et, satisfait d’avoir vu la délivrance de son pays, il attendait avec calme le jour de la mort. Le 22 mai 1873, cet homme qui sut acquérir l’estime même de ses ennemis politiques, termina sa longue carrière, consacrée entièrement aux lettres et à la défense des intérêts de sa patrie.

La nouvelle de la mort du poëte parcourut, comme un éclair, l’Italie entière. De toutes les villes, de tous les villages, arrivèrent des lettres de condoléance à sa famille affligée. Le 29 mai, jour anniversaire de la victoire de Legnano, l’Italie rendait avec une magnificence royale les honneurs funèbres à son grand poëte.

Manzoni a exercé une grande influence sur l’opinion de ses contemporains ; dans ses poésies, dans ses livres, dans son immortel roman, il combattit sans pitié les erreurs, les sophismes, les préjugés sociaux, en s’adressant toujours aux opinions, jamais aux hommes qui les défendaient.

Il nous laisse peu de volumes, mais ses écrits ont acquis l’admiration universelle, et les Fiancés, œuvre impérissable d’une âme profondément chrétienne, resteront comme un des plus beaux ouvrages dont l’Italie puisse s’enorgueillir.

B. Melzi.