Les Filateurs anglais et la culture du coton en Égypte
Il y a longtemps que l’Égypte n’est plus le grenier de l’Europe ; d’autres pays sur le vieux continent et dans l’Amérique du Nord ont le privilège de combler les lacunes qui se manifestent dans les récoltes du globe. Ce privilège est la juste récompense des efforts d’une agriculture libre et intelligente, qui a su se débarrasser des entraves du despotisme en dirigeant la production vers la quantité sans jamais cesser de viser à la qualité. En Égypte, on produit peu et de qualité médiocre sur un sol admirablement approprié à la culture des grains et des semences oléagineuses. Le froment de la vallée du Nil est chargé de terre, mal récolté et préparé, et tellement saturé de sels hygrométriques que la conservation en est presque impossible ; il devient aussitôt la proie des charançons. Les semences de fin renferment toujours de 20 à 30 pour 100 de graines de moutarde et autres graines étrangères, et la culture du sésame est à peu près abandonnée. L’indigo de la Haute-Égypte, d’une teinte parfaite, est brûlé et terreux, et l’opium, tiré des mêmes provinces, du Saïd, contient plus de feuilles et de suc de laitue que de larmes de pavot ; mais, de tous les produits de ce pays prédestiné et si fertile, le coton mako ou d’Égypte est celui qui intéresse le plus l’industrie occidentale. La guerre de sécession a tellement dérangé l’assiette économique de l’offre et de la demande que la répétition très possible d’une calamité pareille ne nous trouverait pas mieux préparés. Aussi l’Europe est-elle attentive à toutes les circonstances morales et matérielles qui pourraient influer sur la production générale de cet article. Le coton d’Égypte est fin, souple et soyeux ; il est recherché et apprécié, mais il n’est pas absolument indispensable. Or depuis quelque temps les consommateurs européens avaient remarqué une grande irrégularité dans la quantité des assortimens exportés d’Alexandrie. Avant de manifester leur mécontentement, les filateurs crurent devoir attendre. Le mal n’ayant fait qu’empirer, ils se sont plaints. Dans le courant du mois de juin 1874, une adresse signée des principaux industriels cotonniers de Bolton était présentée à lord Derby avec prière de la communiquer au khédive d’Égypte. On signalait dans ce document la détérioration graduelle du coton égyptien, et on annonçait que, si des mesures efficaces n’étaient pas prises, les consommateurs seraient forcés d’abandonner l’usage des produits de la vallée du Nil. Tous les filateurs anglais se sont joints à leurs collègues de Bolton. Ce qui confirme la légitimité de leurs plaintes, c’est que leurs confrères d’Alsace et de Suisse s’étaient mis les premiers en campagne.
Depuis deux ou trois ans en effet, les industriels de ces pays avaient reconnu une altération notable dans le classement des cotons qui leur étaient adressés, et vers la fin de 1872, à la suite de diverses réunions des intéressés tenues à Zurich et où siégeaient des délégués alsaciens, les filateurs assemblés résolurent de ne payer dorénavant que les 90 pour 100 des factures, laissant le solde, soit 10 pour 100, comme garantie à régler après l’arrivée de la marchandise. Il faut dire ici que, depuis l’invention du télégraphe électrique, c’est le fil qui transmet les offres fermes aux consommateurs de coton par simple désignation de classement, prix franco à bord, et de quantité. Cette voie de correspondance est coûteuse et forcément sobre de détails ; les échantillons ne suivent pas les offres, il faut s’en rapporter au type, à la bonne foi, c’est-à-dire au génie commercial des intermédiaires, et payer par acceptation de traites tirées souvent avant le départ du coton. Ainsi le filateur mal servi par son agent se trouvait en face d’une partie de coton inférieur au type désigné et déjà payé ; quelle ressource lui restait-il pour avoir raison d’un intermédiaire récalcitrant ou de mauvaise foi ? Celle d’un recours aux tribunaux égyptiens, remède deux fois pire que le mal.
La résolution prise ne pouvait être un ultimatum. On se fit de mutuelles concessions : les traites sur crédits ouverts continueraient à être formées pour le total de la facture, mais les tribunaux de Zurich connaîtraient des différends avec recours à la voie arbitrale le cas échéant ; c’était le plus court. Malgré cet arrangement, les classifications n’ont pas changé. Si les plaintes des industriels suisses et alsaciens ne se sont pas encore reproduites, il faut l’attribuer à la lassitude : on accepte trop souvent comme mal qu’on ne peut empêcher ce qu’avec une dose raisonnable d’honnête persévérance on réformerait sûrement. Un mal réel existe donc. Est-ce le coton qui souffre, ou la faute est-elle ailleurs ? Nous pensons qu’en dehors du mal matériel que nous allons faire connaître bien des discussions pourraient être évitées, si les filateurs fixaient des limites d’achat moins étroites et si les intermédiaires ne cherchaient jamais à doubler leur commission par des combinaisons étrangères à la stricte bonne foi ; mais, avant d’entrer au cœur de la question, il convient d’apprécier le degré d’influence qu’ont exercé sur l’industrie cotonnière en général les circonstances difficiles qui ont entravé son champ d’exploitation. Depuis la guerre de sécession, qui, après avoir temporairement tari, la principale source où s’alimentait la fabrication européenne, créa d’autres lieux de production, l’industrie cotonnière s’est considérablement modifiée en s’adaptant aux exigences d’une situation nouvelle, et il s’est accompli un grand mouvement décentralisateur. Ces points lumineux, si petits comme surface, mais si grands, si puissans comme foyers d’activité et de richesse, Liverpool et Manchester, d’où rayonnent, après y avoir convergé sous la forme de matière première, les produits variés de l’industrie anglaise, ont vu leur apogée de splendeur. La France, la Suisse, la Belgique, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne ont plutôt augmenté que ralenti leur fabrication cotonnière. Les efforts de la Russie dans ce sens redoublent, et, favorisés qu’ils sont d’un côté par des droits protecteurs, de l’autre par des débouchés indigènes et limitrophes peu accessibles à la concurrence étrangère, il est probable que le vaste empire des tsars verra prospérer dans son sein l’industrie à laquelle l’Angleterre doit une partie de sa richesse. En un mot, partout où le coton pourra être transporté à prix réduit, partout où les moyens améliorés de fabrication pénétreront, on produira du fil et des tissus. Pourtant ces succès ou ces empiétemens partiels sur un ordre de choses commercial unique, considéré pendant longtemps comme inexpugnable, ne représentent encore que très faiblement la décentralisation industrielle qui se prépare.
Les États-Unis de l’Amérique du Nord, en 1860, filaient et tissaient pour les besoins indigènes environ 400,000 balles de leur coton annuellement, soit une quantité équivalente à une abondante récolte en Égypte, 1,800,000 quintaux. Les progrès de cette industrie naissante ont été tels, en dépit d’obstacles économiques presque insurmontables et de prévisions contraires, qu’un peu moins du tiers de la récolte de 1872-1873, qui dépassa 4 millions de balles, a été retenu dans les états manufacturiers. En d’autres termes, la filature dans la grande république absorba trois fois plus de coton en 1873 qu’en 1800, au de la de 1,250,000 balles, représentant 6,250,000 quintaux. Ces chiffres sont menaçans pour l’Angleterre, qui ne consomme guère plus du double, soit au maximum 13 millions de quintaux, et qui considérait les États-Unis comme son meilleur marché. Ils sont menaçans pour l’Europe, où la consommation générale n’excède pas 20 millions de quintaux. Ces 6 millions iront en augmentant et diminueront d’autant le stock possible d’une qualité qu’aucune autre contrée n’a encore pu produire. Distraite d’une récolte destinée à l’accroître, mais qui tardera à dépasser 5 millions de balles, et convertie en produits au moins égaux à ceux des fabriques européennes, cette importante fraction d’une production qui règle les marchés du monde ne créera-t-elle pas bientôt une formidable concurrence à l’exportation du vieux continent ? Cela est d’autant plus probable que la compétition a déjà commencé avec assez de succès du côté des Américains pour que la presse anglaise ait jugé convenable d’avertir l’industrie de la Grande-Bretagne d’un fait économique dont, il y a quinze ans, les plus fortes têtes de l’école de Manchester niaient jusqu’à la plus lointaine possibilité.
La concurrence des États-Unis est d’autant plus dangereuse que les tissus propres aux marchés de l’Indo-Chine qu’elle y transporte sont encore exempts de ces apprêts frauduleux à la craie que les manufacturiers anglais emploient depuis quelques années pour se créer un profit en augmentant le poids et en cachant la fabrication plus que légère de la marchandise exportée. Il est donc évident que les progrès des États-Unis dans la branche d’industrie que l’Angleterre a pu considérer longtemps comme son monopole commencent à peser sur la production ouvrée générale. En y ajoutant les autres facteurs, diminution de gain, renchérissement de la vie matérielle, fréquence des grèves, etc., on comprend le malaise voisin du découragement qui rend malgré lui le chef d’industrie prudent, presque timide. Lorsque l’hiver s’annonce rigoureux, toute fourrure est bonne et trouve acheteur ; dans le cas contraire, la marte zibeline ne vaut pas même une peau de chat. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si devant l’incertitude des débouchés les fixateurs manifestent quelque hésitation aux achats, et si les limites qu’ils fixent se ressentent de la situation critique des affaires.
La question principale qui se pose naturellement est celle-ci : le coton d’Égypte, le mako, a-t-il dégénéré depuis l’introduction de cette culture dans la vallée du Nil par Méhémet-Ali ? Il y a lieu ensuite de se demander si les moyens d’irrigation et la culture elle-même y sont à la hauteur de l’immense développement qu’a pris depuis la guerre de sécession la production de ce textile en Égypte, enfin si la culture du coton dans cette contrée fertile est appelée à s’accroître ou bien si elle restera stationnaire. C’est à ces trois points de vue que nous examinerons les questions soulevées par l’adresse des filateurs de Bolton, fortifiée des plaintes de l’industrie continentale. Nous dirons brièvement comment la culture du coton s’est implantée en Égypte, nous décrirons les tentatives faites pour l’introduction de sortes supérieures, les différens modes de production usités, et nous nous appliquerons particulièrement à rechercher et à dénoncer les causes de la décadence qui a été signalée.
L’Égypte d’aujourd’hui, eu égard à son développement plus agricole qu’industriel, aux fortunes grandioses qui s’y sont faites et qui s’étalent à côté de l’extrême misère des fellahs, est l’œuvre indirecte de la guerre de sécession, œuvre facilitée par un régime économique et administratif puisé aux traditions pharaoniennes les plus pures. La rébellion des états du sud, en arrêtant d’un coup l’exportation en Europe et la production du coton le plus nécessaire et le plus estimé, détermina en même temps une hausse dont le premier résultat fut, partout où le coton était cultivé et partout où il pouvait l’être, un développement d’efforts qui furent couronnés de succès divers. En ce qui concerne l’Égypte, la récolte de 1861, vendue environ 42 millions de francs, fut suivie d’autres qui jusqu’à la paix réalisèrent annuellement 187 millions de francs. Aujourd’hui le produit de ce chef, basé sur 1,650,000 quintaux en moyenne, s’élève à 144 millions de francs. Une pareille augmentation, presque spontanée, de la richesse publique et des ressources matérielles dans un pays agricole transforma complètement le régime économique de l’Égypte. C’est de cette crise historique que date le développement sérieux de la culture du coton dans la vallée du Nil. La grande demande et la liberté accordée aux Européens d’acheter dans l’intérieur les produits du pays, de traiter directement avec les fermiers et les propriétaires agriculteurs, ont fait ce miracle.
Sous Méhémet-Ali, la liberté du commerce n’existait pas. Le vice-roi était une manière de propriétaire de l’Égypte avec les fellahs pour fermiers. Le chef de l’état s’attribuait dans chaque province des villages entiers, véritables districts qu’il faisait cultiver pour son compte et qu’on nomme shiffliks. Quelques dignitaires, d’anciens camarades de Méhémet-Ali, sortis comme lui d’un escadron de bachi-bozouks albanais, avaient reçu des abadiehs, terrains exempts de droits, ou des villages entiers qu’ils cultivaient en ogda, c’est-à-dire en assumant sur eux la charge de l’impôt, et dont ils étaient en quelque sorte les propriétaires. Enfin le reste de la terre occupée et arable, c’est-à-dire arrosable par canaux ou sakiehs, était dans les mains des populations décimées par la guerre et la peste sous la direction des cheiks-el-beled, au nombre de quatre par village. Chaque village était tenu d’ensemencer en coton une superficie de terrain déterminée, et tous les produits du sol sans exception, en dehors du grain destiné à la nourriture des habitans et du fourrage pour les animaux, arrivaient dans les shunas ou magasins du gouvernement, disséminés à l’intérieur, après quoi le vice-roi faisait créditer le village à un prix arbitraire tout à son avantage, et vendait à ses agens commerciaux, aux maisons d’Alexandrie ou à la consommation, les marchandises accumulées dans ses entrepôts. On voit que Méhémet-Ali inaugura le régime de la vice-royauté omnipotente du prince gouverneur, cultivateur et marchand. La tradition ne s’en est ni perdue, ni altérée. Les comptes de chaque village, tenus par des scribes cophtes, étaient arrêtés chaque année, et le surplus des recelés, tous frais, avances, etc., déduits, passait aux intéressés, qui souvent restaient débiteurs de l’état.
De ce système, qui dura jusqu’au règne d’Abbas-Pacha, il résultait pour le coton une culture mieux surveillée, moins pratique peut-être, mais plus régulière qu’aujourd’hui, d’autant plus uniforme que les superficies affectées à cette plante étaient moins considérables. Enfin les instructions transmises aux moudirs ou gouverneurs de provinces enjoignaient à ceux-ci de faire soumettre les semences destinées à la reproduction à un examen scrupuleux, et de ne les prendre que parmi celles tombées d’un duvet qui aurait été séché au soleil et non au four, comme les sept huitièmes de la récolte l’étaient alors. Les graines ainsi choisies et qui sortaient des premières noix mûries au soleil d’août après une large irrigation d’eau nouvelle, parfaitement saines, étaient très propres à l’ensemencement de terres encore riches et bien travaillées. D’ailleurs la dégénérescence plus ou moins lente de toute graine reproduite dans le même milieu climatérique et hygrométrique se trouvait çà et là combattue, sinon arrêtée, par le soin que prenaient les nazirs des shiffliks vice-royaux de dépayser les semences à chaque période quinquennale.
Aucun choix ni classement du coton n’avait lieu sur la plantation même, d’où le mako, mis en sacs non pressés, au fur et à mesure de l’égrenage, s’en allait dans les shunas provinciales. Là, les balles pesées étaient ouvertes et classées suivant la finesse, la force et la netteté de la fibre : hàl-hàl (toute première), hàl (première), awsât (seconde ou moyenne), dûn (bas ou troisième). Il n’y avait pas d’autres assortimens admis ni même demandés, et les classifications anglo-françaises, qui parfois n’aboutissent qu’à d’inextricables chicanes, étaient ignorées. Les premières quantités livrées aux shunas formaient l’élite de la récolte ; elles provenaient de la cueillette des mois d’août et de septembre, la plus mûre et dont les fruits s’étaient largement épanouis sous les prolifiques irrigations du Nil limoneux et alors plein. Cette cueillette sentait rarement l’ardeur du four ; un chaud soleil et la maturité complète des semences rendaient celles-ci assez résistantes pour ne pas s’écraser sous les cylindres défectueux et primitifs du doualib. Il est vrai que l’imperfection de cet appareil d’égrenage était des plus nuisibles au coton lui-même.
Bien que les premières cueillettes fussent emmagasinées de manière à passer avant les suivantes sous les cylindres, l’extrême lenteur du procédé, le manque de bras expérimentés, ne permettaient pas de giner plus de 250 livres de. coton en graines par semaine et par gin ou doualib produisant 80 livres de lainage net. On comprend combien l’accumulation et le séjour prolongé dans des locaux bas et humides, mal aérés, du coton cueilli quotidiennement devaient, par la fermentation lente qui en résultait, nuire à la soie. La dessiccation artificielle n’améliorait rien, loin de là, et malgré toutes les précautions prises le plus beau lainage était maculé de semences écrasées dont il conservait des portions jaunâtres et huileuses. Le duvet lui-même se trouvait saupoudré des fins débris de l’enveloppe première de la noix, et donnait au coton mako moyen et bas l’aspect malpropre qui en resta la marque caractéristique jusqu’à l’introduction par l’auteur de ce travail (1854-55) en Angleterre et en Égypte de l’égreneuse américaine de Mac-Arthy. Cette machine délivre environ 2 quintaux de fibre nette par 10 heures de travail, et comme les ateliers de 25 à 50 gins mus par la vapeur ne sont pas rares, et que le coton ainsi égrené est non-seulement propre, mais acquiert en passant sous les cylindres une régularité ! de soie désirable, on se rend facilement compte de la promptitude avec laquelle une récolte brute de 5,500,000 quintaux peut fournir annuellement au commerce environ 1,800,000 quintaux égyptiens de mako net. Jusqu’en 1853, alors que la vallée du Nil ne produisait que le tiers à peine de cette quantité, le coton d’une récolte, n’était pas fini d’égrener lorsque la campagne suivante commençait ; aujourd’hui le lainage peut aller directement du champ à l’usine. La possession de ce moyen d’égrenage a beaucoup contribué au développement de la culture du mako en Égypte, puisque la récolte commencée en août peut être expédiée et en partie consommée en Europe à la fin de janvier suivant. En outre la graine du coton a pris une place si considérable dans la famille des semences oléagineuses que des cargaisons très nombreuses en sont exportées pour l’Angleterre et la France. Les usines de Douvres seules en consomment la plus grande partie, et l’huile tirée de cette semence, expurgée et clarifiée, rendue insipide et incolore, sert aujourd’hui à sophistiquer dans le midi de la France, A Gênes, à Livourne, à Lucques, les meilleures qualités d’huile comestible. La fabrication du savon l’utilise, et les fellahs préparent leurs alimens avec l’huile de coton non épurée, acre et noirâtre, telle qu’elle coule des presses. Enfin l’ancien mode d’égrenage rendait difficile l’extraction du duvet des noix mal ouvertes et de celles non arrivées à maturité, que les fellahs mélangeaient à l’époque de l’extraction des plantes. De cette cueillette tardive, séchée dans le four, sortait et sort encore aujourd’hui une certaine quantité de coton court et faible très blanc, que les producteurs ou les intermédiaires égréneurs et les acheteurs emballent avec de la marchandise meilleure. L’opération est assez adroitement exécutée pour qu’il soit difficile de découvrir la fraude sans un examen minutieux.
Abbas-Pacha, successeur de Méhémet-Ali, agronome pratique et dont les vues économiques dépassaient de beaucoup ce qu’on peut attendre d’un prince oriental, en ouvrant l’intérieur de l’Égypte au commerce européen, s’attacha spécialement à développer la culture du coton, qui avait pour lui un attrait particulier. Ayant pu apprécier les aptitudes du sea-island, il tenta d’ajouter au mako la production de cette qualité supérieure. Dans ce dessein, il se procura des graines des meilleures plantations de la Floride, et en fit semer dans tous les villages où son grand-père avait tenté cette culture, mais sur une échelle réduite. Ce coton si cher et si recherché réussit fort bien malgré l’inintelligence de ceux qui le cultivèrent. Méhémet-Ali avait fait instruire des jeunes gens en vue de la production du sea-island, mais, chaque nouveau vice-roi s’empressant de faire le contraire de son prédécesseur, les bonnes traditions furent abandonnées ; cependant la culture survécut. Saïd-Pacha se procura par les mêmes intermédiaires des graines de la Floride et en ordonna l’ensemencement dans certaines provinces, où la répartition eut lieu selon la nature du terrain. Il y avait progrès, mais tout était fait à la légère et selon l’usage oriental : ouragan d’énergie puérile au début suivi de calme plat et de négligence absolue. Ce prince fut le dernier importeur de cette semence. Il est difficile aujourd’hui de savoir dans quelle localité en Égypte le sea-island a le mieux réussi ; ce qui est malheureusement certain, c’est qu’il a été négligé, presque oublié. Le khédive paraît le tenir en mince estime, car depuis son avènement (1863) aucun renouvellement de la graine n’a eu lieu, que nous sachions. Les semences de sea-island, sans cesse utilisées sur les mêmes terrains, se sont atrophiées, et ne produisent maintenant qu’un lainage dégénéré, quoique toujours relativement fin, souple et à longues soies, et malgré tout de beaucoup supérieur au mako. C’est ce coton que les classificateurs appellent gallin.
Lorsque Méhémet-Ali introduisit pour la première fois en Égypte (1838), à la demande de M. Salters Elliot de Savannah, la culture du sea-island, son bût était de rechercher le rayon agraire le plus apte à la propagation d’une si précieuse espèce, sans préjudice de la production du mako, la seule espèce égyptienne, et qu’il encouragea par tous les moyens. Une concession de terrain fut accordée à M. Salters Elliot, et une plantation modèle, formée sur le point le mieux approprié, reçut de nombreux élèves. Abbas et Saïd continuèrent la lettre de l’œuvre, moins l’esprit ; néanmoins le premier de ces princes s’attacha particulièrement à faire cultiver le sea-island dans les provinces de Sharkie et de Garbie. Le domaine du Ouadi, Tel-el-Kebir, Abou-Ahmed et d’autres terrains situés sur les deux rives du canal de Zagazig, entre le bourg de ce nom et l’isthme de Suez, récoltaient encore en 1866 du sea-island très peu dégénéré. Ces localités étaient situées on ne peut plus favorablement pour le succès de l’espèce américaine, cultivée au-delà de l’Atlantique, à la température près, dans des conditions physiques assez analogues. Un sol sablonneux, abrité contre les vents du sud par les dunes du désert, reposé pendant des siècles, enrichi des détritus amenés par les infiltrations de la branche tanitique, enfin soumis à la puissante influence de l’atmosphère chaude, imprégnée d’humidité alcaline que produisent les lacs Menzaleh et Belah, tout concourait pour assurer une réussite qui ne demandait qu’un peu plus d’intelligence administrative et de science économique. Le gouvernement actuel s’est excusé de ne pas avoir poursuivi les utiles tentatives de ses prédécesseurs, sous prétexte que le sea-island rend beaucoup moins que le mako, qu’il mûrit imparfaitement et qu’enfin les semences dégénèrent. Ces raisons, en apparence plausibles, sont combattues victorieusement par la pratique chez les cultivateurs intelligens.
Les semences importées provenaient des meilleures plantations de la Floride et des basses contrées (Sea-Island), dont les produits moyens sont cotés à l’heure qu’il est de 18 à 19 pence la livre, soit environ 2 francs, contre 6 ou 7 pence que valent sur le même marché de Liverpool les uplands et le mako, même classification. Dans tous les terrains propices et bien préparés, auxquels les, graines furent confiées, le rendement ne resta jamais inférieur, dans les pires conditions, à 290 rotolis nets (130 kilogrammes) par feddan[1]. Aux environs du Caire, dans plusieurs villages de la province de Sharkie, la moyenne a été, de 1856 à 1866, de 289 rotolis. A Solimanieh, où durant la même période 150 feddans furent constamment par rotation affectés à cette culture, le produit net dépassa 322 rotolis avec une irrigation laissant beaucoup à désirer, et sous la direction de nazirs européens, moins efficace que celle des intendans indigènes. Enfin la ferme de M. Salters Elliot, cultivée à l’américaine, donna la première année 170 kilogrammes par feddan, la seconde 176, la troisième 171 kilogrammes, et les deux suivantes, qui furent les dernières de la gestion, une moyenne de 178 kilogrammes de soie nette. Ces essais, faits sur une sérieuse échelle, puisque sur 1,600 feddans concédés 500 étaient toujours ensemencés de coton, dont 200 de nea-island, durèrent de 1839 à 1843 inclusivement. Il est vrai que la culture de cette sorte était soignée et que les plantes, placées à au moins 1m, 30 de distance, toujours sur un seul pied, végétaient dans un terrain où pas un brin d’herbe parasite ne se faisait voir.
Nous ne sommes pas en mesure d’indiquer ici le prix auquel ce sea-island fut vendu en Angleterre : les acheteurs exportateurs ne s’en sont jamais vantés, probablement afin de ne pas se créer de compétition ; mais voici ceux des produits de Solimanieh : 27, 26, 28 pence contre 29, 32, 31, cours des provenances directes d’Amérique. Cinq ans plus tard, le même article valait 6 pence de moins ; mais l’administration de la plantation était changée et la culture presque abandonnée. Voilà, ce nous semble, une réponse suffisamment précise aux argumens de la partie adverse. Complétons-la cependant par quelques détails. Dans les deux plantations citées, la culture de sea-island était strictement soumise aux règles que voici : labourage et fumure à 45 centimètres de profondeur aussitôt que l’inondation abondante et prolongée du terrain le permettait ; à une irrigation régulière, ayant toujours lieu vers le milieu de la nuit, se joignaient des binages répétés, toute végétation étrangère était sarclée, et une seule plante de coton croissait à chaque place. Venait ensuite l’élagage des branches inférieures et gourmandes ; puis, au fur et à mesure des progrès de la plante, l’étêtement des brins portant des fruits tardifs supposés ne pouvoir plus atteindre une complète maturité. Ces suppressions, pratiquées de l’autre côté de l’Atlantique partout où un pied de coton fin est élevé, sont d’autant plus nécessaires en Égypte que la plante y est stimulée par d’abondantes irrigations, qu’elle y croît vite en faisant beaucoup de bois pendant que le pivot se développe et s’enfonce lentement en terre. Dans les Florides, c’est presque le contraire qui a lieu ; malgré cette différence, l’élagage et l’étêtement sont inséparables d’une intelligente culture.
Le sea-island, conduit dans les meilleures conditions, marque vite et montre au moins 30 pour 100 de plus de noix que le mako. Si d’un autre côté, plus le coton est fin et soyeux, moins il pèse eu égard à son volume, il ne faut pas oublier que la valeur vénale est pour ainsi dire mesurée à la longueur de la fibre. Or, en supposant même qu’un feddan ne donnât que 260 livres de sea-island middling, évalué à Liverpool au minimum à 16 pence la livre, ce qui ferait 416 francs, combien produirait un feddan de mako ? Environ 400 livres, que l’on peut évaluer à 334 francs. Encore avons-nous supposé que le sea-island est classé middling (moyen), tandis que plus du tiers toucherait probablement à la classification supérieure ; le prix de 416 francs est donc un minimum. Par une culture intelligente, le feddan ensemencé de bonnes graines de sea-island ne produira jamais moins de 550 francs vendu à Liverpool. On voit que les répugnances des adversaires de la plante américaine, au lieu d’être justifiées, ne peuvent tenir contre des faits qui, quoique isolés, sont avérés.. Aujourd’hui même tes producteurs du sea-island. dégénéré, connu sous le nom de gallin, ne pourront nier la plus-value qu’ils en tirent.
En effet, à côté du mako, — la seule qualité égyptienne, — le gallin n’est autre que le produit des graines abâtardies des Florides. Dans la province de Sharkie existe un petit village du nom de Gallin, ne produisant qu’une très minime quantité de coton et où sans doute le sea-island a été semé autrefois ; plusieurs villages de la même province et des provinces voisines possèdent également quelques graines de la même provenance, et fournissent au marché leur minime contingent de sea-island dégénéré. Quant à l’origine de la désignation, au lieu de la chercher dans le nom du village en question, on la trouvera plutôt dans la corruption franque de la classification indigène hàl-hàl, devenue hallin, gallin, et cette supposition est d’autant plus admissible que le g dans gallin se prononce comme l’h adouci. A part le lainage d’origine américaine, l’Égypte ne cultive donc qu’une seule espèce de coton, le mako ou jumel (gossypium arboreum Egyptii), arbuste plutôt annuel que bisannuel. On a de la peine à comprendre pourquoi les exportateurs donnent à l’article égyptien unique une foule de noms divers : coton blanc, beledi, ashmouni, etc. Ashmouni répond à mako de bonne et saine venue dans ses trois classifications indigènes, teinte riche voisine : de beurre frais, soie souple et longue, poids, spécifique léger. Quant à coton blanc et beledi (du pays), ces deux dénominations ne représentent qu’un choix moyen ou très inférieur, très bas du mako. Le redressement de cette erreur était d’autant plus urgent que l’industrie colonnière en Europe a eu plusieurs fois à souffrir de ces classifications abusives[2]. Depuis l’introduction du jumel, les soins donnés par l’agriculture à cette plante ont varié avec les gouvernemens qui se sont succédé en Égypte. Arrivée à son faîte comme qualité et préparation, la production fut dirigée par la guerre de sécession vers la quantité. Et comme il n’existe aucun contrôle gouvernemental, comme les provinces n’ont ni vie ni autonomie communale, partant ni émulation administrative, ni comices agricoles, la cupidité native du fellah reste aux prises avec son insouciance, son ignorance et son manque complet de culture intellectuelle. Chargé d’impôts, de taxes nouvelles de toute sorte, forcé de prendre part à des emprunts nationaux plus ou moins inscrits au grand-livre, de payer les droits sur le sol de cinq et six ans anticipés, le fellah cherche à produire le plus qu’il peut avec le moins de frais et de peine possible. Au lieu d’être encouragé dans cette culture, le paysan égyptien en est plutôt éloigné par les procédés fiscaux dont on use envers lui. Ainsi le gouvernement, pensant qu’une nouvelle élévation du droit territorial serait peu appréciée dans ce moment, a imaginé d’arriver au même résultat en réduisant fictivement le feddan, mesure agraire qui sert de base à l’impôt et qui valait à peu près 1/2 hectare ; le fermier ou le propriétaire de 100 feddans réels acquitte la taxe pour 130, la superficie légale ayant été diminuée d’autant. Pourvu que le fellah paie, on n’exige de lui rien de ce que précisément on devrait lui demander en l’imposant moins.
Après la mort de Méhémet-Ali, les règlemens concernant les semailles du mako sont tombés en désuétude, et ce n’est que le 12 décembre 1874 que le khédive, pressé sans doute par les plaintes renfermées dans l’adresse des filateurs de Bolton, a envoyé à ce sujet une circulaire aux moudirs des provinces. Ces instructions fort louables resteront lettre morte ; nous craignons fort qu’elles n’aient été rédigées que pour donner pour la forme satisfaction à l’industrie européenne. Néanmoins on ne serait pas fondé à prétendre que le mako a dégénéré en Égypte. De bonnes semences dans un bon terrain convenablement arrosé et cultivé donneront toujours du coton de premier choix à la première cueillette, du moyen à la seconde alternant avec du meilleur, et du coton bas à la dernière. Si ces assortimens provenant d’une qualité de semence unique, le mako, étaient vendus séparément en balles, honnêtement, marqués d’un chiffre indiquant la classification, personne ne se plaindrait.
S’il est juste de dire que le mako, définitivement acclimaté depuis près d’un demi-siècle en Égypte, n’a pas dégénéré, il ne l’est pas moins de confesser que dans l’ensemble des récoltes actuelles la qualité est moins satisfaisante. Il est certain que l’échelle des classifications a considérablement varié depuis dix ans, inclinant insensiblement vers une moyenne plus basse, et indiquant pour les cinq dernières années une diminution de 18 pour 100 dans le total des classemens élevés, répartie sur les assortimens inférieurs. Quant aux beaux types indigènes du mako, on les retrouve, partout où la culture ne laisse rien à désirer, dans les terrains de premier ordre, ce qui, sans être une preuve irréfragable de la pureté générale des graines, démontre cependant que les qualités originales et essentielles du jumel existent encore intactes à côté d’un relâchement positif, mais remédiable, dans le régime agronomique de la plante.
Les causes de cette décadence très réelle ne sont pas nombreuses. Il dépend plus du vice-roi que du fellah lui-même de les faire cesser ; le terrain y est pour peu de chose, l’atmosphère n’y est pour rien. L’état prend et exige trop ; le cultivateur découragé ne tient pas à améliorer, loin de là, et les produits du sol se ressentent naturellement d’un régime économique insupportable. Que le fellah soit dégrevé ou plutôt que les taxes ne pèsent pas sur lui au-delà de ses forces, et on le verra, si l’administration le guide paternellement, donner à la terre ce que le fisc exigeait injustement de lui. D’un autre côté, les frais généraux de culture se sont considérablement accrus, la vie est plus chère même pour le frugal paysan. Les effets de la dernière épizootie se font encore sentir, et les animaux propres à la manœuvre des puits à roues, s’ils sont moins rares, se paient aussi cher que leur nourriture. Voilà pour l’irrigation par les moyens primitifs, les meilleurs parce qu’ils réunissaient le bon marché à l’efficacité. Quant à l’arrosement par machines à vapeur, le plus puissant et le plus sûr sans contredit, outre que le système n’est pas à la portée de tous, le charbon, quoique moins cher au port de débarquement, coûte beaucoup par le transport, sans compter les frais de personnel et de réparations. Enfin, bien que de nouveaux canaux aient été ouverts sur des terrains jusqu’alors incultes, les anciens ne sont pas régulièrement dragués et réparés. Les propriétés du khédive et des daïras de la famille vice-royale, qui se trouvent infailliblement au premier plan sur le parcours des canaux, outre qu’elles sont servies avant le voisin, absorbent une grande portion du débit des eaux. D’ailleurs il est certain, malgré la légende biblique, que l’eau du Nil, pour produire ses meilleurs effets, doit être répandue sur les terres avant que le limon qu’elle tient en dissolution ne se soit précipité, après un long repos et surtout après avoir passé d’écluse en écluse dans plusieurs petits canaux.
Si l’on prend en considération la grande étendue de terrain cultivé en coton, et le médiocre assolement des plantations dans un rayon qui ne se développe pas, on arrivera à cette conclusion, qui fait sourire les vieilles barbes en Égypte, que le sol est fatigué et appauvri, et que les eaux du fleuve, répandues au loin, perdent de leur fertilité. Il en est pourtant ainsi. Dans les crues moyennes, les terres mal situées reçoivent peu d’eau nouvelle, partant peu de limon ; malgré cela, la culture générale continue sur le même pied que pendant les bonnes années, au détriment de la quantité et de la qualité des produits. En ce qui concerne l’ensemencement, le terrain n’est pas en Égypte, comme en Europe, recouvert d’engrais que la charrue enterre pour le mieux assimiler. Après une irrigation complète et prolongée du champ, suivie d’une façon de labour, de petits creux sont pratiqués à la main, où les graines de coton sont déposées avec une poignée de fiente de pigeon. La germination ainsi forcée envoie le long pivot de la plante dans un sol à peine détrempé et qui ne reçoit pas une particule d’engrais, car la charrue arabe, qui effleure à peine le sol, ne l’a pas même dérangé. L’arbuste, placé dans une terre que rien n’a préparée ni amendée, y vit donc par un pivot de 45 centimètres de longueur que rien ne nourrit et qui absorbe promptement tous les sucs.
Le terrain égyptien est homogène dans toute la vallée du Nil, et l’alluvion nilotique y est déposée sur un sous-sol sablonneux en couches variant de 3 à 6 mètres d’épaisseur ; mais, quelle que soit la richesse de cette alluvion, elle diminue à la longue, et la terre perd peu à peu par l’appauvrissement des eaux et la multiplicité des cultures son pouvoir fertilisant. Aux États-Unis, dans les bassins de l’Ohio et du Mississipi, formés des plus riches alluvions connues, le sol a fini par s’épuiser, et les planteurs de coton, n’ayant plus le choix de terrains qu’ils abandonnaient pour d’autres encore vierges, en sont arrivés aux engrais appropriés à la production de l’article. L’Égypte doit en faire autant, car l’épuisement du sol fera des progrès, et plus on tardera, moins le remède sera efficace. Dans les meilleures conditions de cette culture, avec de l’engrais et de l’eau en abondance, le rendement des terres à coton s’élèvera à une moyenne de 5 quintaux (225 kilog.) au minimum, et la qualité y trouvera des garanties qui n’existent plus ; mais ce qui est facile ailleurs, où les nations savent accomplir ce qui est pour elles d’un intérêt vital, qui le fera en Égypte, où les populations n’ont pas de vie politique, où la conviction et l’élan manquent absolument ? Les 4 millions de fellahs que nourrit la terre des pharaons s’agitent et travaillent pour un homme, le khédive, qui représente et absorbe à lui seul l’Égypte tout entière. L’agriculteur, race antique qui a résisté aux révolutions des siècles, ne s’appartient pas plus que le sol n’est à lui ; né pour obéir, payer et produire sans cesse, il n’a plus de volonté. On ne peut donc rien lui demander de ce qui ailleurs élargit le cercle de l’action économique d’où découle la richesse des nations. Le fellah égyptien est une bête de somme, ni plus ni moins, et, si le coton exporté n’est plus le même, c’est implicitement la faute du vice-roi. C’est à lui, chef de l’Égypte, fermier-général de cette terre fertile et classique, qu’incombe le devoir de réformer ce qui exige impérieusement d’être réformé, de demander au sol tout ce qu’il peut donner en lui restituant ses bienfaits sous une autre forme, et en traitant les habitans comme la terre même, humainement et avec intelligence. Il faut que le pouvoir trace la route à suivre, et que chacun soit tenu de n’en pas sortir. Lorsque le bon exemple ne suffit pas, la coercition est nécessaire. Le khédive veut et accomplit beaucoup de choses bonnes sur ses propres domaines ; rien ne serait plus facile que de les exiger des paysans travaillant pour leur propre compte.
Dans les propriétés particulières du vice-roi et celles de sa riche et nombreuse famille, où les bras ne manquent jamais, où l’irrigation est bien entendue et les travaux agricoles relativement aussi parfaits que possible, le coton mako donne jusqu’à 6 quintaux nets par feddan. Ce n’est pas là la moyenne, mais avec l’engrais nécessaire et une meilleure culture ce chiffre pourrait devenir général. Les cotons des daïras ne sont en général guère meilleurs que la moyenne de la production égyptienne ; cependant il s’y trouve des parties que l’on peut assimiler aux plus beaux échantillons de mako obtenus depuis les premiers jours de sa culture dans cette contrée. Le khédive et sa famille pourraient être plus exigeans. Pourquoi ce résultat, qui représente environ 450 francs par feddan, outre le bois et les semences, n’est-il pas atteint par les fellahs agriculteurs ? La réponse est simple : parce que généralement les bras, les animaux et par conséquent l’eau leur font défaut, — parce que le capital qu’ils n’ont pas ne leur arrive que par le canal de la plus ruineuse usure. Aussi peut-on affirmer que 3 quintaux de duvet net représentent la moyenne maximum des plantations de coton non possédées par le khédive, sa famille et ses adhérens. Il ne serait donc pas exagéré de dire que, si tous les terrains ensemencés de mako étaient travaillés comme le sont les Shiffliks princiers, la production atteindrait 2 millions 1/2 de quintaux au lieu de 1 million 1/2 qu’elle rend à peine bon an mal an. En moins de deux années, ce résultat pourrait être obtenu.
Que répondra-t-on à ces faits ? — Si l’argent manque aux fellahs, que l’on fonde des banques agricoles ! — Bien, mais comment confier des capitaux à des agriculteurs qui ne sont pas propriétaires de droit, qui peuvent être appelés subitement à payer six ou douze ans de contributions foncières par anticipation, dans un pays où il n’y a ni cadastre ni régime hypothécaire possible, dans un pays enfin où la tenure de la terre et les droits qui en découlent relèvent d’une jurisprudence à la fois religieuse et civile ? Et la corvée, qui approvisionne de bras les shiffliks de la famille vice-royale en diminuant d’autant les moyens d’action sur les terres laissées aux fellahs ! Pour donner une idée exacte de la position économique faite aux fellahs, il suffira de connaître la manière dont se traitent les affaires dans l’intérieur et la nature des relations entre le producteur agricole et l’acheteur ou les intermédiaires de celui-ci.
On sait que, le télégraphe ayant modifié les anciennes conditions de l’offre et de la demande, et l’argent étant à bon marché en Europe, les matières premières sont presque toujours plus chères sur les lieux de production qu’ailleurs. Les fausses nouvelles se confondent avec les vraies, quelques centimes de hausse enlèvent les esprits, la moindre demande d’un article est exagérée aussitôt, et les dépêches annonçant la baisse ramènent le calme sans inquiéter personne ; on y croit à peine, tellement la fiction est entrée dans les habitudes commerciales. Le coton suit la règle commune : le cours de cet article en Égypte, comparé jour par jour avec celui de Liverpool, offre plus souvent le pair que profit, quand il n’est pas supérieur. Ceci paraîtra paradoxal. Comment vivent donc les négocians, dira-t-on, et près de 2 millions de quintaux s’exportent-ils annuellement sans une meilleure chance de gain que celle qui peut naître entre le départ et l’arrivée de la marchandise ? Rien n’est plus vrai cependant. Le coton acheté en Égypte par ordres exprès pour compte des filateurs laisse à l’intermédiaire une commission plus ou moins enflée. Celui qui est expédié en consignation a été généralement manipulé, mélangé, et a déjà donné un profit à l’exportateur. C’est du moins ainsi que les choses se passent en Égypte. Si les évaluations faites à Alexandrie sont basses, il se peut même que la moyenne des classemens sur le marché anglais donne un bénéfice. Ces cas sont rares : la vue, le toucher et les autres sens sont, dit-on, altérés au soleil d’Égypte, et le fair d’Alexandrie n’est souvent que middling à Liverpool. Restent les fluctuations du marché. Les vrais gagnans sont les agens chargés de la vente en Europe ; aussi plusieurs grandes maisons d’Égypte ont-elles leurs propres succursales en Angleterre. En dehors de cette combinaison, les cosignataires sont à plaindre. À côté des alternatives diverses de l’aventure, il y a les arcanes du commerce, qui, sans être la source du Pactole, sèment cependant de quelques paillettes d’or les opérations auxquelles donnent lieu les produits du sol égyptien. La plupart des exportateurs obtiennent de leurs agens d’outre-mer des crédits exceptionnels en blanc, c’est-à-dire qui ne sont représentés par aucune marchandise et dont les bénéficiaires doivent faire les fonds à chaque échéance des traites fournies, lesquelles se renouvellent ainsi plus ou moins indéfiniment. Ces facilités, disons cet argent coûte peu à celui qui en jouit : une provision de banque, quelque petit intérêt en cas de retard, et çà et là une perte au change. Comparées aux taux égyptiens, ces conditions sont très avantageuses. Les sommes ainsi obtenues, employées en placemens financiers sur les valeurs locales, rendent un gros intérêt, s’élevant quelquefois à 30 pour 100 par année, ou bien elles sont envoyées dans les villages, avancées aux cultivateurs à un taux variant de 4 à 5 pour 100 par mois et remboursables en produits au cours du jour de la livraison, souvent au-dessous. A l’aide de ces combinaisons financières fort à la mode, le mystère des opérations commerciales s’explique, et la position des fellahs producteurs est clairement établie. Exploités par les intermédiaires et par l’administration, mal ou jamais protégés, enfin n’ayant de liberté que pour produire davantage au profit de qui les gouverne, les agriculteurs égyptiens sont exclus du progrès général.
Revenons à la qualité du mako. Celle-ci dépend non-seulement du terrain et de la graine, mais encore en grande partie du mode de culture employé. La pluie étant rare en Égypte, le Nil seul fournit de l’eau, et, comme il n’est pas également haut toute l’année, le genre de culture se règle sur l’étiage du fleuve. De là deux systèmes de produire le coton : l’un, appelé misgawé, est pratiqué sur les terres situées près du Nil ou des grands canaux, où l’arrosement est possible pendant la durée de la culture, de mars en septembre. Cette méthode est rémunératrice et rend dans les bonnes terres bien travaillées de 5 à 6 quintaux de coton net, fort, souple, fin et long, par feddan ; elle demande des bras, des bestiaux pour élever l’eau ou des machines, enfin elle exige plus de soins et de labeur. L’autre méthode s’appelle bâli (d’été ou sèche) ; elle a lieu sur les terres hautes, éloignées des canaux et tenues par des fellahs peu favorisés. On arrose la plante durant la première pousse, puis, si cela est possible, quelque peu de mai eh août, à l’aide de puits faiblement alimentés. Quand arrive la nouvelle eau, la plantation en absorbe ce qu’il lui faut. Le rendement bâli est moitié moindre, et le lainage sort plus blanc, mais plus faible et généralement de qualité moyenne. Enfin, dans quelques localités où une économie forcée est de rigueur, on coupe les plantes de, coton au niveau du sol, on inonde le champ, sur lequel on jette du bersym (luzerne), et le fellah se ménage deux récoltes, une de fourrage et l’autre très réduite de coton blanc et court, sec et cassant. C’est ce dernier mode de culture expéditif, peu coûteux, à deux fins, et qui malheureusement est plus répandu qu’on ne le suppose, qui fournit au commerce, avec les bas classemens du bâli et le duvet extrait des fruits mal mûrs, le coton dégénéré et blanc dont se plaignent les filateurs étrangers. Les fellahs le cèdent à bas prix, mélangé ou tel quel, aux acheteurs, qui le mêlent à d’autres assortimens, pour faire aller le tout ensemble.
A l’égrenage, le coton rencontre d’autres ennemis de sa virginité mercantile. Les appareils Mac-Arthy sont disposés dans les usines de telle sorte que le duvet nettoyé tombe sur une seule ligne le long de laquelle le surveillant, plus ou moins intéressé, se promène en enlevant devant chaque rouleau les portions de lainage jurant par leur finesse ou leur basse qualité avec l’ensemble du stock. Cette cueillette, on le pense bien, se fait avec plus ou moins d’attention, suivant que le coton appartient à l’égreneur ou à un client absent, qui fait nettoyer à façon. Le mal ne se borne pas là. Les mélanges ruineux qui s’opèrent dans les usines sont répétés au pressage, aux villages ou à Alexandrie, le tout compliqué d’autres pratiques, dont l’une est l’arrosage du coton. Le résultat est clair. Les échantillons de première qualité deviennent plus rares, la majeure partie en est promptement exportée, quelques portions en servent à saler les secondes qualités, manipulées avec ce qu’il y a de mieux dans les plus basses, dont le marchand égyptien s’applique à réduire autant que possible la quantité.
La cause de tout le mal, c’est que les usines à égrenage sont des entreprises particulières, complètement indépendantes des plantations et des planteurs. A l’exception des daïras vice-royales et de quelques grands dignitaires, les agriculteurs font généralement égrener leur récolte à façon. Quelquefois ils la vendent en graines aux chefs d’usines ou aux agens acheteurs, à la charge de qui tombe l’opération. Sans accuser personne, il est permis d’indiquer les inconvéniens de ce système, qui contribue à mettre de plus en plus les malheureux fellahs dans les mains de ceux qui les exploitent. Le propriétaire du coton perd de vue sa marchandise, qui lui est rendue en sacs dont le contenu n’est pas toujours facile à visiter, et, comme un grand nombre d’égreneurs sont eux-mêmes spéculateurs, qu’une stricte honnêteté n’est pas ici la vertu dominante, il est facile d’imaginer les arrangemens, les combinaisons qui ont lieu aux dépens d’un article dont la valeur peut varier de 1 à 2 dollars par quintal sans offrir une différence appréciable à l’œil » On se rend ainsi aisément compte du manque complet d’homogénéité du duvet qui a frappé la filature européenne. Nous avons rencontré plus d’une fois, cette année encore, dans des balles pressées du poids de 4 quintaux, soumises à notre examen, les classifications les plus diverses, même du coton de deux ou trois ans et pas mal de lainage très blanc, très net, sorte de fruits tardifs mûris au four ; la balle elle-même avait déjà son passeport signé fair ! Cette façon de traiter l’article, le marché et les cliens est déshonnête, inintelligente, et nuit à la communauté commerciale en général. Le commerce du coton est noble ; il exige de grandes connaissances pratiques et emploie d’énormes capitaux ; pourquoi le ravaler aux répréhensibles tripotages dont se rendent coupables certains marchands de vins, les revendeurs de lait et autres sophisticateurs devenus les fléaux de l’industrie et de la consommation ? Le mode d’égrenage à façon a encore le grave inconvénient de produire des semences tellement mélangées qu’il devient impossible de les choisir pour la reproduction. La circulaire du vice-roi à ce sujet ne parera à aucun des mauvais résultats dénoncés ; il faudra recourir à un autre moyen. Aux États-Unis, chaque plantation a son usine d’égrenage où plusieurs appareils plus petits sont mus à la main. L’agriculteur y a donc le contrôle des qualités et des semences, et jamais il n’est exposé, jamais il n’expose personne à semer des graines impropres à la reproduction.
Il ressort de cette étude : 1° que, si le coton mako n’a pas dégénéré, les moyens de culture actuels ne sont plus en rapport avec une production annuelle de 1,800,000 quintaux, 2° que le sol, sur tous les points éloignés des grandes artères d’irrigation, commence. à s’appauvrir, faute de limon fertilisant et d’engrais, 3° que les reproches fondés adressés au coton d’Égypte reposent sur l’inégalité croissante des qualités, laquelle provient non-seulement du relâchement de la culture, expliqué par la position économique faite aux fellahs, mais encore de pratiques commerciales auxquelles il est urgent de mettre un terme. Il est donc permis de dire que toutes les causes indiquées rentrent non-seulement dans la compétence du khédive, mais qu’il dépend de lui seul de les faire disparaître. Les pratiques et les manipulations du commerce n’auront plus leur raison d’être lorsque la culture du coton, convenablement améliorée, offrira une homogénéité d’ensemble d’où les trois classemens indigènes, les seuls rationnels, sortiront sans effort. Il appartient par conséquent au vice-roi de rendre au coton d’Égypte la réputation méritée dont il jouissait sous l’administration de prédécesseurs dont les moyens d’action étaient de beaucoup inférieurs à ceux dont il dispose.
Il est indispensable que les agriculteurs restent dans leurs villages et n’en puissent être enlevés sous le bâton, comme cela se pratique pour le paiement des taxes forcées, pour aller augmenter la production chez leur maître. Lorsque le travail sera mieux distribué, les récoltes de coton augmenteront sans nuire aux autres articles. En bonne agriculture, il n’en coûte pas plus de produire du bon coton que du mauvais ou du médiocre, et il est tout simplement absurde de dire, comme l’a écrit un ami assez mal inspiré du vice-roi, que « le fellah cultive la qualité qui lui tourne le mieux à compte. » Ainsi que nous l’avons expliqué, en Égypte, en dehors du gallin, une seule sorte de coton est produite, le mâko : meilleur il est, mieux il se vend. Voilà la loi et les prophètes en matière économique. Les daïras vice-royales s’efforcent de cultiver ce qu’il y a de mieux et par les meilleurs moyens possibles. Rien ne leur manque, ni eaux ni bras, car elles ont la corvée à leur service. Le succès ne couronne pas toujours leur œuvre, car l’œil du maître est absent : les terres des princes couvrent une immense superficie. Aussi les cotons des daïras sont-ils quelquefois très diversement classifiés en Europe.
En résumé, la culture du coton doit s’accroître en Égypte pour plusieurs raisons dont voici les principales. L’augmentation progressive de la population du globe, quoique imparfaitement connue, est un fait incontestable, en même temps qu’un facteur puissant dont les conséquences se feront sentir sur les matières de première nécessité, surtout à l’égard de celles dont la culture est soumise à des conditions climatériques qui la limitent absolument. Le coton, devenant toujours plus recherché, sera naturellement cultivé davantage, il est même douteux que la production soit toujours à la hauteur de la consommation. Il est permis cependant de se prononcer pour l’affirmative, l’assiette économique maintenue par les lois de la demande et de l’offre tendant à égaliser et à répandre les moyens de production. Les Indes orientales ont fait leurs preuves à cet égard. Enfin les États-Unis du nord de l’Amérique, pour les mêmes motifs et afin de satisfaire au développement de l’industrie cotonnière dans leur sein, produiront et absorberont chaque année plus de coton récolté chez eux. Il est moins certain, toutes choses égales, que la quantité dont ils disposeront en faveur de l’Europe reste ce qu’elle est maintenant, et même que pour un temps elle ne diminue pas, car la mise en culture de nouvelles terres dans les états cotonniers demande une augmentation de bras accoutumés à une température élevée, et le travailleur propre à la culture du coton dans- les états du sud tend à devenir le rara avis. Le surplus des besoins du monde industriel devra donc être tiré des contrées déjà connues par la quantité et la qualité du coton qu’elles livrent au commerce ; parmi ces pays, l’Égypte occupe une place dont l’importance ne peut que s’accroître.
JOHN NINET.
- ↑ Le feddan vaut un demi-hectare.
- ↑ Ce qui a pu ajouter à cette confusion, c’est que depuis quelques années des particuliers ont introduit clandestinement des semonces de coton américain dont le produit, inférieur au mako pour la longueur et la finesse de la fibre, possède cependant une blancheur et donne un rendement qui en justifieraient jusqu’à un certain point l’introduction, si le fait eut été rendu public, et si l’on avait évité les mélanges.