Les Fils de famille (Sue)

La bibliothèque libre.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. --356).

EUGÈNE SUE

LES
FILS DE FAMILLE
I

NOUVELLE ÉDITION


PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
15, BOULEVARD MONTMARTRE

A. LACROIX, VERBOECKHOVEN & C°, ÉDITEURS
À Bruxelles, à Leipzig et à Livourne.

1869
Tous droits de traduction et de reproduction réservés



PREMIÈRE PARTIE

I

On voyait, vers le milieu de l’année 1840, sur l’un des versants du Jura, non loin des frontières du canton de Genève, une modeste maison de paysan. Isolée d’un village assez considérable, cette demeure, à demi cachée par quelques noyers gigantesques, conservait l’apparence rustique qu’elle devait à ses premiers propriétaires : bâtisse de pierres de roche reliées par un ciment grossier ; toiture de tuiles moussues, à pans très-inclinés, qui, se prolongeant de quelques pieds au delà de l’aplomb des murailles, formaient ainsi, sur deux faces du logis, une sorte de galerie couverte et extérieure, soutenue par des piliers où s’enroulaient de vieux ceps de vigne ; un mur de pierres sèches, à hauteur d’appui, maintenait les terres du jardinet, clos d’une haie d’aubépine et disposé en plates-bandes de divers légumes alors en pleine végétation ; des touffes de rosiers des quatre saisons, seule espèce jadis connue en ces lieux agrestes, formaient des buissons fleuris à l’angle des carrés de plantes potagères, entourés de vieux arbres fruitiers taillés en quenouille. Une douzaine de poules picoraient dans le jardin, divisé en deux parties égales par une allée bordée de buis conduisant à la maison, composée d’un rez-de-chaussée surmonté d’un grenier.

On entrait d’abord dans une cuisine, dont les ustensiles peu nombreux brillaient d’une extrême propreté : un lit à baldaquin, garni de ses rideaux de serge verte, un buffet surmonté d’un dressoir, rempli de poteries grossières, une grande armoire de noyer à ferrures luisantes, quelques escabeaux, une table à manger, meublaient cette pièce assez vaste, éclairée par l’ouverture du battant supérieur de la porte et par une étroite fenêtre près de laquelle se tient assise à côté de son rouet, qu’elle laisse alors immobile, une vieille femme portant l’ancien costume des paysans des environs de Paris, et le bonnet ceint d’un mouchoir à carreaux rouges rayés de blanc ; quoique âgée de plus de soixante ans, elle semble encore très-alerte et d’une santé florissante ; sa physionomie est vive et ouverte. Geneviève (c’est son nom), un crayon à la main, s’occupe d’écrire et de chiffrer dans un carnet placé sur son genou, levant de temps à autre les yeux au plafond, afin de rassembler ses souvenirs ; enfin elle additionne une seconde fois la colonne de chiffres, puis se dit avec un accent de surprise :

― Quarante-neuf francs et huit sous ! C’est un gros mois, un bien gros mois ! Est-ce que j’aurais fait une erreur ?

Geneviève calcule de nouveau et reprend :

— Non, il n’y a pas d’erreur, je viens de recommencer à compter par le bas de la colonne, et je retrouve encore mes quarante-neuf francs et huit sous ! C’est égal, j’en suis pour ce que j’ai dit… c’est un bien gros mois ! Pourtant ce n’est pas ma faute si… Enfin… allons porter mon livret à mon fieu.

L’appartement voisin où entra Geneviève offrait un singulier contraste avec l’extérieur agreste de la maison : un riche tapis, dont le temps a fait pâlir les couleurs jadis éclatantes, couvre le plancher ; les murs sont tapissés d’un papier amarante sur lequel se détache la bordure dorée de plusieurs tableaux : l’un d’eux, placé en évidence, est le portrait d’un homme à cheveux blancs ; sa figure est remplie de franchise, de bonhomie ; son regard brille d’une rare intelligence. Un autre tableau représente un magnifique cheval de chasse, type achevé du hunter, ainsi que disent les Anglais ; son élégant cavalier porte l’habit écarlate, des culottes de daim et des bottes à revers. Au-dessous du cadre, on lit dans un cartouche : Colonel-Thornton (nom du cheval et non pas celui du cavalier). Une autre peinture hippique offre l’image d’une jument de course du sang le plus pur et d’une beauté merveilleuse. Son nom, Miss-Alicia, est aussi écrit sur le cadre ; le jockey qui la monte est vêtu d’une casaque orange comme sa toque. Enfin, plusieurs vues du fond du lac Léman, prises des environs de Lausanne, et peintes avec talent, avoisinent ces différents tableaux. Un piano droit, une bibliothèque remplie de livres, un chevalet supportant l’ébauche d’un paysage, une table où sont rangés les objets d’une écritoire de voyage d’un grand luxe ; enfin, quelques autres épaves d’une grande splendeur déchue ornent cette pièce assez vaste, servant de salon et communiquant à une chambre à coucher, fort simplement meublée, mais où l’on remarque, près d’un petit lit en fer, les nombreux flacons et ustensiles d’un nécessaire de toilette en or ciselé.

L’habitant de cette demeure se nomme Charles Delmare, et, lors de l’entrée de Geneviève, assis devant son chevalet, il s’occupe de peindre. Il est âgé d’environ quarante-cinq ans ; ses cheveux bruns commencent à grisonner vers les tempes ; ses traits, autrefois d’une beauté remarquable, ont conservé, malgré l’atteinte des années, la distinction, la pureté de leurs lignes ; sa noble et attrayante physionomie est empreinte d’un caractère de mélancolie trop accusée par la contraction de ses sourcils noirs et par certains plis du front, pour n’être pas habituelle ; l’ardeur du soleil, l’âpreté de l’air des montagnes, ont bruni, hâlé son teint naturellement pâle ; sa stature est élevée, svelte, robuste. Il est vêtu d’une veste de chasse et d’un long gilet de velours brun de même étoffe que son pantalon, et chaussé de gros souliers recouverts par des guêtres de couleur fauve ; ses habits, quoique d’une extrême propreté, sont lustrés par un long usage ; des boutons d’or attachent le poignet de sa chemise à larges raies bleues, qui cache à demi sa main dont la blancheur, les ongles roses et polis témoignent d’un soin extrême de sa personne.

Nous l’avons dit, Charles Delmare ébauchait un paysage en s’inspirant d’une étude peinte par lui d’après nature. Il accueillit d’un bienveillant sourire la venue de Geneviève, en lui disant :

— Que me veux-tu, nourrice ?

— Je te dérange peut-être, mon fieu ? — répond la bonne femme avec une familiarité presque maternelle ; — mais on dit : « Les affaires passent avant tout… » Je t’apporte nos comptes du mois…

— Très-bien… assieds-toi là.

— C’est inutile… j’aurai bientôt fait de…

— Assieds-toi… tu es, malgré ton âge, debout du matin au soir, allant et venant, travaillant sans cesse ; il faut que tu aies une santé de fer, ou plutôt, il faut que tu me sois aussi affectionnée, aussi dévouée que tu l’es, ma pauvre Geneviève, pour endurer, depuis bientôt trois ans, de pareilles fatigues, sans jamais te plaindre !

— Pardi ! voilà-t-il pas le Pérou ? Tenir le ménage d’un homme seul ! surtout lorsqu’il est aussi facile à servir que toi… toujours bon, toujours avenant, toujours satisfait ; on dirait que tu es mon obligé… ma parole d’honneur ! et que tu n’as eu de ta vie d’autre domestique qu’une vieille mère Bobie comme moi ! tandis qu’autrefois, tu étais…

Geneviève n’achève pas sa phrase, étouffe un soupir et ajoute :

— Au fait ! il vaut mieux ne pas parler du passé. Enfin, voici tes comptes… le mois est fort… je t’en avertis… mon pauvre fieu… Ah ! dame, oui, attends-toi à un mois terriblement fort !

— Oh ! oh ! madame Geneviève, dit Charles Delmare en souriant, vous voulez donc ma ruine ?

— Allons ! c’est ça, mets-toi à rire ! quand il s’agit de quelque chose d’aussi sacré que les comptes d’un mois terrible ! Es-tu impatientant, va !

— Ne te fâche pas, nourrice, je reconnais mes torts ! Je ne devais pas plaisanter sur le compte de ce mois… terrible… Voyons, quel est le chiffre de nos dépenses ?

— Quarante-neuf francs et huit sous… Eh bien, trouves-tu qu’il y ait de quoi rire maintenant… hein ?

— Non, ma foi, et, sérieusement, je m’étonne de ce que…

— De ce que le chiffre est si gros ? À la bonne heure, voilà qui est au moins prendre souci de tes intérêts… Eh ! mon Dieu, mon pauvre fieu, moi aussi, j’ai été étonnée de ce gros chiffre ! si étonnée, que plusieurs fois j’ai recommencé mon addition pour m’assurer que je ne me trompais pas… mais, d’un autre côté, il faut dire que le ressemelage de l’une de tes paires de souliers (ils sont maintenant aussi bons que des neufs !) entre dans notre compte pour la somme de quatre francs et cinq sous !… Il y a aussi un achat de trois francs et dix sous de finette, employée à doubler de nouveau l’une de tes vestes… ça fait près de huit francs ; et dame, vois-tu, le total monte fièrement vite, lorsque ça va par des trois et des quatre francs à la fois !

— Digne et excellente femme, reprend Charles Delmare : — depuis le temps que tu es ma ménagère, je devrais m’habituer à tes prodiges d’ordre, d’économie ; cependant je m’étonne aussi sincèrement aujourd’hui qu’il y a trois ans, de ce que, grâce à toi, nous puissions vivre de si peu !

— Mais, mon Charlot, réfléchis donc que tu déjeunes d’une tasse de lait et de quelques fruits ; que tu dînes des légumes de notre jardin, des œufs de nos poules ; que tu bois de l’eau de notre fontaine ; que tu ne manges pas, j’en suis sûre, une demi-livre de pain par jour. Sais-tu notre plus grosse dépense ? C’est le savon… parce que, sans reproche, tu es comme un déchaîné pour ce qui est du linge blanc ; mais, heureusement, le ruisseau coule au bout de notre clos, et j’ai encore bons bras au savonnage et bons yeux au repassage ; enfin, est-ce que tu ne dînes pas au moins deux ou trois fois par semaine au Morillon, chez cette brave famille Dumirail ? C’est encore là une fameuse économie… à quoi tu ne songes pas ! Et tu t’étonnes de ne pas dépenser davantage !… Ah ! mon pauvre fieu ! mon pauvre fieu ! tu n’as jamais su… et tu ne sauras jamais, vois-tu, ce que c’est que l’argent, et tu devrais pourtant le savoir, toi qui as mangé une fortune de plus de cent mille livres de rente… Bonté divine ! j’en ai la chair de poule quand j’y songe… cent mille livres de rente !…

— Que veux-tu, Geneviève ! « Les enfants sont généralement ce que les parents les font, » a dit un sage, et le sage avait raison ; mon excellent père m’adorait… — ajoute Charles Delmare jetant un regard attendri sur le portrait du vieillard à cheveux blancs. — Artisan de sa fortune, puisqu’il servait les maçons avant de devenir maître maçon, puis entrepreneur millionnaire, mon père mettait en moi son orgueil ; il vivait de peu par habitude, par goût, et j’étais son luxe, comme il disait. Le fils d’un grand seigneur n’a pas été plus soigneusement élevé que moi ; j’avais un gouverneur, les meilleurs professeurs de Paris ; mon appartement était splendide et complet, tandis que mon père occupait une seule chambre, à peine meublée d’un lit de fer, d’une table et de quelques chaises !…

― Pauvre cher monsieur ! il prétendait qu’il étouffait dans une chambre où il y avait des rideaux… c’était son idée, — reprend Geneviève, — sans compter qu’il aurait craint de brûler l’étoffe des beaux meubles avec le feu de sa pipe ou de salir les tapis en crachant dessus, vu qu’il chiquait abominablement, le digne homme ! Il était, du reste, en tout et pour tout, la simplicité en personne ; il avait pris un fameux cuisinier à cause des déjeuners, des dîners qu’il t’engageait à donner à tes amis… mais, quant à lui, il ne voulait rien autre chose que mon pot-au-feu à la bonne femme, avec un haricot de mouton ou du salé aux choux, son petit morceau de marolles par là-dessus, et il dînait comme un roi ! Il ne souffrait autour de lui d’autre domestique que moi, et il te donnait des gens pour te servir ; il sortait toujours à pied, avec ses gros souliers, son parapluie à carreaux sous le bras, tandis qu’à dix-huit ans, tu avais six chevaux dans ton écurie et deux mille francs par mois pour tes menus plaisirs.

— Oui, et, lorsque je lui disais : « Mon père, me voici pourtant à l’âge de choisir une carrière ! » que me répondait l’excellent homme dans son aveugle tendresse ? « Toi, mon enfant, prendre un état, travailler ? Allons donc ! tu plaisantes ! est-ce que je n’ai pas, moi, travaillé comme un manœuvre, mis sou sur sou pendant trente ans, afin que tu jouisses de la vie sans t’occuper de rien que de t’amuser ? On prend un état quand on a sa fortune à faire, la tienne est faite, profites-en largement ; tu ne sais pas le plaisir que j’ai, lorsque je me promène aux Champs-Élysées, ma pipe à la bouche, mes mains dans mes poches, et que je te vois conduisant ton phaéton, ou passer à cheval suivi de ton petit groom, et que tout le monde se retourne pour admirer ton cheval ou ton fringant équipage ! »

— C’est vrai, c’était là son plaisir, — ajouta Geneviève. — Combien de fois ce cher homme ne m’a-t-il pas dit en rentrant et se rengorgeant : « Ce n’est pas parce que je suis son père, mais mon Charles est le plus beau garçon de Paris !… et, parmi tous ces mirliflors des Champs-Élysées, ducs ou marquis, il n’en est pas un qui ait une plus jolie figure, une plus jolie tournure, de plus beaux chevaux que mon Charles ! Oui, oui, le fils de l’ex-maçon enfonce les ducs et les marquis, car il a l’air d’un prince. Sais-tu, Geneviève, que des dames charmantes se sont retournées à deux fois pour regarder passer mon garçon ? »

— Nourrice, nourrice, songe à mes cheveux gris ! — reprend Charles Delmare avec un sourire mélancolique ; — ils sont déjà loin, bien loin les beaux jours de ma jeunesse !

— Ça n’empêche pas que j’aime toujours à me rappeler ce temps là, moi !… ton brave homme de père était si heureux !… « Tu ne sais pas, Geneviève, — me disait-il d’autres fois en rentrant aussi fier que s’il avait la croix d’honneur, — tu ne sais pas ? Tantôt mon garçon m’a aperçu de loin aux Champs-Élysées ; pourtant, foi d’honnête homme, je ne me mettais pas en évidence, de peur d’être vu de lui et de le déranger dans sa promenade… je fumais ma pipe dans la seconde contre-allée, suivant de loin et de tous mes yeux mon Charles que j’admirais, lorsque, par hasard, il me reconnaît ; il descend aussitôt de cheval, le donne en main à mon domestique, accourt à moi, bon gré mal gré me prend le bras… Je veux mettre ma pipe dans ma poche ! Ah bien, oui ! il s’y oppose, me force de continuer de fumer puisque c’est mon plaisir, et nous avons, ma foi, bras dessus, bras dessous, monté et descendu deux fois l’avenue des Champs-Élysées comme une paire d’amis ! — Avouez, monsieur, — disais-je à ton père, avouez qu’en ce moment-là, tenant votre fieu sous le bras, le roi n’était pas votre maître ? — Ah ! bigre, non ! me répondait le cher homme ; — je tenais mon parapluie au port d’armes, je me redressais, je me grandissais, je tâchais de marcher au pas de mon garçon… « C’est mon fils ! » avais-je l’air de dire à tout ce beau monde de la promenade ; « c’est mon fils ! c’est mon Charles… « aussi beau qu’il est bon… car il ne rougit pas de son père, le brave enfant ! »

— Rougir de lui !… — dit vivement Delmare ! — rougir de lui ! Ah ! si désordonnée qu’ait été ma vie… j’ai chéri, vénéré mon père, jusqu’au jour où ce malheureux duel…

Mais Delmare s’interrompt et étouffe un soupir, tandis que sa nourrice continue ainsi :

— Dame ! mon pauvre fieu, ce malheureux duel a été encore une preuve de plus de ton attachement pour ton père… Vous étiez tous deux au spectacle… Un godelureau est insolent envers ce cher homme, à cause de sa chique ; tu prends sa défense et tu glisses ta carte au godelureau, en lui disant tout bas : « Monsieur, qu’en présence de mon père tout paraisse terminé entre nous… » — Ton pauvre père, dupe de ce raccommodement, est rassuré, si complétement rassuré, qu’en rentrant il me dit, moitié pleurant, moitié riant : « Tu ne sais pas, Geneviève ! Est-ce que, ce soir, mon Charles ne voulait pas se battre pour moi ! Faut-il qu’il m’aime… brave enfant !… Faut-il qu’il m’aime… Mais, Dieu merci ! tout est arrangé… le godelureau lui a fait des excuses. » — Notre digne homme va se coucher par là-dessus, et, le lendemain, vers midi, l’on te rapportait à la maison, sans connaissance, avec un grand coup d’épée à travers le corps… Ton père sortait de déjeuner… il était replet, très-sanguin… il te voit étendu sur une civière, tout pâle, sans mouvement ; il te croit mort, pousse un cri et tombe à la renverse, frappé d’une apoplexie foudroyante, a dit le médecin.

— Hélas ! ― reprit Charles Delmare profondément attristé, — j’ai eu malheureusement dans ma vie deux duels : l’un a causé la mort de mon père qui me croyait tué… l’autre m’a séparé pour toujours de la femme que j’ai le plus tendrement aimée !… Ah ! que de souvenirs me rappellent ces deux faits douloureux au début et au terme de ma jeunesse ! que de souvenirs, Geneviève !… Il me semble qu’en ce moment le passé tout entier se représente à mon esprit !

Et Delmare, s’accoudant sur son genou, appuyant son front dans sa main, tomba dans une rêverie profonde.

II

Charles Delmare, en s’absorbant dans une rêverie profonde, avait dit à Geneviève qu’au moment où il lui parlait, il lui semblait voir apparaître à son esprit tous les événements survenus entre le début et le terme de sa jeunesse. Il se trouvait, en effet, sous l’impression de ce singulier phénomène psychologique, grâce auquel notre mémoire nous retrace parfois instantanément une foule de faits dont l’accomplissement a duré des années.

Ainsi, à la mort de son père, sincèrement pleuré, Charles Delmare se voyait l’héritier d’un patrimoine considérable, qu’il devait follement dissiper, en vertu de cet axiome généralement si juste : « Les enfants sont ce que leurs parents les font. » N’avait-il par été, dès son enfance, habitué au luxe, à la fainéantise, à la prodigalité, à l’insouciance de l’avenir ? à ne compter ses jours que par les amusements ? Son père, aveugle en sa tendresse, déplorable éducateur, mettant son orgueil dans la splendeur dont brillait son fils, n’avait-il pas développé, surexcité, chez cet adolescent, les insatiables appétits du superflu, sans réfléchir que, devenu libre de ses actes, maître de ses biens, un jeune homme ardent au plaisir, indifférent de la dépense, parce qu’il ignore au prix de quels rudes labeurs on acquiert une honorable richesse, doit être doué d’une rare fermeté, pour refréner ses entraînements de toutes sortes et ne point courir à une ruine certaine ?

Charles Delmare, de plus en plus sous l’obsession de ses souvenirs, voyait miroiter à ses yeux ces années de fête et de magnificence pendant lesquelles on le citait comme l’un des princes de la jeunesse dorée de son temps, malgré sa naissance plébéienne, tache originelle qu’il rachetait par sa distinction et son élégance, son faste et sa générosité, son bon goût et sa bonne grâce, son esprit et sa bonté, sa bravoure et son adresse à tous les exercices du corps. Intrépide et adroit cavalier, pas un gentleman-rider ne le primait pour courir un steeple-chase ; ses chevaux de course étaient renommés pour leurs victoires hippiques ; on admirait la beauté de ses attelages, venus à grands frais d’Angleterre ; on vantait la tenue irréprochable de sa maison, l’excellence de son cuisinier, les merveilles de son argenterie, digne des plus beaux temps de la renaissance et exécutée pour lui d’après ses dessins ; car, heureusement doué par la nature, il aimait et pratiquait les arts, au milieu des désordres de sa vie.

Charles Delmare voyait apparaître à ses yeux, à travers la pénombre mystérieuse d’un passé lointain, un essaim de femmes charmantes, doux et chers fantômes de son amoureuse jeunesse ; toutes lui souriaient ; car, toujours loyal, bon et surtout reconnaissant, jamais une noirceur, un procédé blessant, une indiscrétion, en un mot, jamais une ingratitude de sa part n’avait froissé le cœur de ses maîtresses, et en lui l’ami sûr et dévoué succédait à l’amant. Il était, comme on dit, très à la mode ; on lui savait de nombreuses bonnes fortunes, mais rarement on pouvait, grâce à son secret impénétrable, les désigner par leur nom ; enfin, grâce à son tact parfait et à son peu de fatuité, bien qu’on l’eût surnommé le beau Delmare, il ne succombait point sous ce surnom, ordinairement véritable brevet de ridicule.

Charles Delmare, après cet éblouissant mirage de plusieurs années d’enivrements, se voyait un jour pensif et sombre. Sa vie, jusqu’alors pareille à un songe enchanté, avait son réveil, terrible réveil, la ruine !

Delmare, héritier de plus de deux millions, atteignait sa vingt-septième année ; il ne possédait plus de l’héritage qu’environ mille louis, ses chevaux, ses voitures, ses tableaux, son argenterie et son mobilier splendide.

Cependant, les débris de son opulence pouvaient encore le mettre à l’abri du besoin et lui assurer une modeste aisance ; un moment, il pensait à prendre cette sage résolution ; mais telle est l’insatiable soif de jouissances engendrée par la fièvre du luxe, que ceux que cette soif dévore la veulent assouvir jusqu’à l’épuisement de leurs suprêmes ressources. Aussi, Charles Delmare se décidait à dépenser jusqu’au dernier louis de son patrimoine et à se brûler ensuite la cervelle. Il puisait, dans cette lâche résolution, une sorte de sérénité sinistre, donnait un grand festin d’adieu à ses amis, leur annonçait son prochain départ pour un long voyage en Italie, et ajoutait que, démontant sa maison, il mettait en vente ses chevaux, ses voitures, son mobilier, etc., etc. De cette vente, il retira près de cinquante mille écus, la délicatesse de son goût, sa renommée de magnificence choisie doublant la valeur de tout ce qui provenait de lui. Il conservait seulement le portrait de quelques chevaux de prédilection, son piano, d’autres objets auxquels se rattachaient de tendres souvenirs ou un respect religieux. Parmi ceux-là, le vieux lit de fer où son père cherchait, durant sa vie, le repos de ses travaux du jour, humble couche où le maçon enrichi avait rendu le dernier soupir. Charles Delmare renfermait ces pieuses reliques dans un petit appartement, où, caprice bizarre, il comptait revenir se suicider à l’heure suprême de sa ruine. Puis, quittant Paris, et voyageant en grand seigneur, il parcourait l’Italie, redoublant de prodigalités, semblant s’acharner à précipiter sa ruine.

Durant ce voyage, grâce à sa réputation de magnificence et d’homme à la mode, colportée à Florence, à Naples, à Rome par les riches étrangers qui l’avaient connu à Paris, le beau Delmare eut de nouveaux succès dans ces villes de plaisir ; il en jouit avec une sorte d’avidité fébrile, désespérée, où le jetait la pensée de sa mort prochaine. Ses dernières ressources s’épuisaient de jour en jour ; il possédait cependant encore trente mille francs et était revenu de Florence à Genève, où il comptait résider quelque temps ; mais un événement imprévu venait changer le cours de sa destinée. Charles Delmare rencontrait, à bord du bateau à vapeur qui fait la traversée de Genève à Lausanne, une jeune femme qui devait lui inspirer l’amour le plus passionné qu’il eût jamais ressenti. Il apprenait que, venue de Paris depuis peu, elle habitait seule, près de Lausanne, un cottage où son mari, M. Ernest Dumirail, l’avait laissée jusqu’à l’automne, pendant qu’il parcourait en touriste intrépide quelques-unes des plus hautes montagnes de la Suisse.

Delmare se faisait aimer de madame Ernest Dumirail, et la trompait sur le véritable nom qu’il portait, craignant que sa réputation d’homme à bonnes fortunes ne fût parvenue jusqu’à elle et ne lui inspirât des doutes sur la sincérité de l’amour qu’il lui jurait. Il prenait le nom de Charles Wagner et se disait peintre. L’étude des beautés de la nature l’amenait en Suisse. Emmeline Dumirail, femme d’une beauté rare, d’un noble cœur, et jusque alors irréprochable, avait, avant d’oublier ses devoirs, longtemps et vaillamment lutté contre l’entraînement d’une séduction d’autant plus dangereuse, que le séducteur était passionnément épris. Le beau Delmare aimait comme il n’avait encore jamais aimé. Il oubliait sa ruine, ses projets de suicide, dans l’ivresse de cet amour partagé ; mais venait le moment où il devait commencer de pleurer avec des larmes de sang ses folles prodigalités. Un jour, Emmeline, éperdue d’épouvante, lui apprenait à la fois qu’elle était mère et qu’une lettre lui annonçait le retour de son mari. Trop loyale pour introduire hypocritement au foyer domestique l’enfant de l’adultère et n’osant braver la présence de M. Dumirail, elle proposait à Charles de fuir avec lui et de lui consacrer sa vie. Elle le croyait un pauvre artiste, elle-même ne possédait aucuns biens, n’ayant apporté en dot à son mari que sa beauté ; mais elle ne reculerait devant aucune privation, pourvu que son amant ne l’abandonnât pas. Charles Delmare, encore riche ou seulement encore possesseur d’une partie de sa fortune, eût considéré comme le plus doux des devoirs d’accepter l’offre d’Emmeline ; mais, complétement ruiné, il s’effrayait de l’abîme de misère où il entraînerait la femme qu’il avait perdue, s’il acceptait son dévouement : il s’efforçait de dissuader Emmeline de cette résolution désespérée. La malheureuse femme, attribuant le refus de son amant à la désaffection, fondait en larmes et lui adressait des reproches déchirants, lorsque soudain apparaissait M. Ernest Dumirail, inopinément de retour et témoin jusqu’alors invisible de cette scène navrante, il acquérait ainsi la preuve de son déshonneur, exigeait du prétendu Wagner une réparation par les armes, choisissait l’épée qu’il maniait habilement. Le duel avait lieu, et, quoiqu’il s’efforçât de ménager les jours de M. Ernest Dumirail en se tenant d’abord sur la défensive, le beau Delmare, entraîné malgré lui par l’ardeur du combat, frappait mortellement son adversaire et tombait lui-même grièvement blessé.

Charles Delmare, transporté, presque mourant de sa blessure, dans une chambre d’auberge, à Lausanne, et bientôt en proie au violent délire de la fièvre, demeurait plusieurs jours sans conscience de lui-même. Il apprenait, en revenant à lui, la mort de M. Ernest Dumirail par une lettre d’Emmeline, lettre écrasante, où le remords d’avoir, par sa coupable faiblesse, causé le meurtre de son mari, se joignait au désespoir de s’être perdue pour Wagner, homme sans cœur, sans foi, sans honneur, et à ce point méprisable qu’il avait refusé de partager le sort d’une femme dont il restait l’unique appui. Emmeline, accablant son séducteur des plus sanglants reproches, le maudissait et lui déclarait que jamais il n’entendrait parler d’elle ni de son enfant, s’il devait voir le jour.

Une révolution étrange s’opérait dans le caractère de Charles Delmare : il renonçait à ses projets de suicide ; il se résignait à vivre désormais obscurément, pauvrement, du peu qu’il lui restait : un capital d’environ vingt mille francs, seul débris de son opulence. Sa passion pour Emmeline, loin de s’éteindre par leur séparation, redoublait, accrue, sanctifiée par la paternité, sentiment dont il éprouvait pour la première fois le puissant empire. Désolé d’être méconnu de madame Dumirail, de passer à ses yeux pour un homme méprisable, tandis qu’il n’avait cédé qu’à des hésitations honorables, une pensée unique l’obsédait : retrouver la jeune veuve, la désabuser par des aveux complets, reconquérir son estime, son amour, et surtout jouir un jour de l’affection de cet enfant encore à naître et qui cependant, mystère insondable de l’âme humaine, devenait le but de l’existence de cet homme, existence jusqu’alors désordonnée.

Les recherches de Charles Delmare au sujet d’Emmeline étaient restées longtemps infructueuses. Il apprenait seulement qu’après la mort de M. Dumirail, tué, disait-on, en duel par un artiste inconnu, séducteur de sa femme, le beau-frère de celle-ci, M. Julien Dumirail, riche propriétaire, habitant le département du Jura, et sa sœur, madame San-Privato, femme du consul général de Naples à Paris, avaient refusé de revoir leur belle-sœur Emmeline, qui vivait dans une retraite ignorée.

L’insuccès de ses recherches ne décourageait pas Charles Delmare, n’affaiblissait en rien son amour pour la jeune veuve ou son désir passionné de l’affection de son enfant. Aussi, se rattachant de toutes les forces de son âme à cette double espérance, il y trouvait l’incessante occupation de sa vie, l’oubli de sa ruine et des privations qu’elle lui imposait, ou bien parfois il se rappelait son opulence passée. Il songeait avec de douloureux et stériles regrets que ces biens, si follement dissipés, auraient assuré la plus brillante existence à son enfant, désormais sans famille et répudié de tous, ainsi que sa mère.

Quelques années se passaient. Enfin, un jour, Charles Delmare rencontrait par hasard, dans l’une des promenades solitaires du jardin des Plantes, Emmeline Dumirail, accompagnée d’une petite fille de cinq ans d’une beauté ravissante. Éperdu de surprise et de joie, oubliant qu’il se trouvait dans un lieu public, Charles Delmare, fondant en larmes, tombait aux genoux de la jeune veuve, bouleversée, presque défaillante de stupeur, se saisissait de l’enfant, le couvrait de pleurs, de baisers délirants ; puis, en quelques mots empreints d’un irrésistible accent de sincérité, il avouait à Emmeline pourquoi, jadis, il avait pris le nom de Wagner ; comment il avait dû hésiter, dans sa ruine, à faire partager ses misères à une femme perdue par lui et pour lui ; enfin, quel changement cet amour inaltérable apportait dans sa vie autrefois si désordonnée. Madame Dumirail, émue, persuadée, parvenait à calmer l’exaltation de Delmare en lui promettant de le revoir, mais pas avant le lendemain. Elle eût été, ce jour-là, encore trop émue des suites de cette rencontre imprévue ; il se résignait à ce retard et regagnait sa pauvre demeure dans le ravissement de la beauté de sa fille : la paternité, jusqu’alors chez lui seulement instinctive, atteignait à son dernier terme d’expansion ; son amour pour Emmeline s’épurait, s’élevait ; il se sentait capable de ne plus voir en elle la maîtresse, mais la mère, et il se rendait chez elle, résolu de lui déclarer qu’à leur coupable liaison d’autrefois, déjà si terriblement expiée, succéderaient des relations pures, austères, pour ainsi dire sanctifiées par la présence de leur enfant.

Charles Delmare, sous l’impression de ces sentiments généreux, se rendait le lendemain chez madame Dumirail. Elle avait, depuis la veille au soir, quitté sa retraite avec sa fille, laissant pour son ancien amant une lettre déchirante où elle l’assurait qu’elle ne doutait plus de sa loyauté, de sa tendresse, mais qu’en le revoyant, le cruel souvenir de sa faute et du meurtre de son mari, dont elle était cause, se représentant à son esprit, avait réveillé ses remords à peine assoupis et jeté dans son âme un tel effroi, que, pour la première fois depuis la naissance de sa fille, cette innocente enfant, l’unique consolation de ses chagrins, lui apparaissait comme le vivant témoignage de sa honte et de son adultère. Emmeline suppliait Charles Delmare de ne plus chercher à la revoir, puisque entre lui et elle se dresserait toujours le spectre sanglant de son mari. Elle espérait enfin, en abandonnant pour toujours Paris, se dérober désormais à de nouvelles recherches.

Charles Delmare, d’abord frappé de stupeur, se livrait aux emportements d’un désespoir insensé, regrettant de ne s’être pas emparé de son enfant, trésor de sa vie. Peut-être il eût ainsi forcé Emmeline de rester près de lui. Impuissants regrets ! En vain l’opiniâtre résolution de retrouver les traces de la jeune veuve et de sa fille se changeait chez lui en une idée fixe, en une sorte de monomanie ; en vain elle lui donnait cette indomptable ténacité de volonté qui rend les monomanes presque certains d’atteindre leur but ; en vain il parcourait les environs de Paris, la France, le sac sur le dos, le bâton à la main, vivant de pain et d’eau, couchant sur la paille des auberges, afin de ménager le modique revenu de ses dernières ressources placées en viager. Ces nouvelles recherches demeuraient sans succès. Les années se passaient pour Charles Delmare dans une sorte de contemplation intérieure, grâce à laquelle il voyait, par la pensée, sa fille croître en beauté, en grâces, en vertus ; et, ainsi qu’à tous ceux qu’une idée fixe objurgue incessamment, le temps lui semblait s’écouler avec une incroyable rapidité.

Un jour, depuis peu de retour à Paris d’une excursion lointaine, Charles Delmare, jetant par hasard les yeux sur cette colonne des journaux où sont publiés les décès des habitants de la cité, lisait, parmi les adresses des personnes récemment trépassées : « Madame Ernest Dumirail, trente-six ans, rue de Ponthieu, 17. » Courir à cette adresse et s’informer de la fille de la morte, telle était la première pensée de Charles : il apprenait du concierge de la maison mortuaire que feu madame Ernest Dumirail avait habité la maison depuis quelques mois, ne sortant que pour aller visiter sa fille, âgée d’environ quinze ans, pensionnaire d’une institution située dans la même rue ; enfin, l’oncle de cette jeune fille, M. Julien Dumirail, habitant près la ville de Nantua, dans le département du Jura, était venu chercher sa nièce chez son institutrice, et l’avait emmenée avec lui. Charles Delmare, certain cette fois de revoir sa fille et de se rapprocher d’elle, se mettait en route pour les montagnes du Jura.

 

Ainsi que nous l’avons dit, et grâce à un singulier phénomène psychologique, Charles Delmare, plongé dans une rêverie profonde, venait, en quelques secondes à peine, d’évoquer à ses yeux les souvenirs de sa vie entière, après avoir dit à Geneviève :

— J’ai eu malheureusement deux duels l’un a causé la mort de mon père, qui m’a cru tué ; l’autre m’a séparé pour toujours de la femme que j’ai le plus tendrement aimée… Ah ! dans ces deux faits douloureux qui marquent le début et le terme de ma jeunesse… que de souvenirs… que de souvenirs ! Il me semble qu’en ce moment le passé tout entier se représente à mon esprit !

III

Geneviève, voyant Charles Delmare plongé dans la méditation profonde où le jetaient les remémorances du passé, lui dit en soupirant :

— Enfin, mon pauvre enfant, ce qui est fait est fait… Après tout, tes folies n’ont nui qu’à toi-même et elles ont profité aux autres, car tu avais toujours la main ouverte… et prenait qui voulait. Enfin tu as expié, par quinze ans de chagrin, le malheur d’avoir tué en duel M. Ernest Dumirail. N’as-tu pas été suffisamment privé ? À quoi bon revenir là-dessus ?

— Oh ! oui, j’ai cruellement souffert pendant ces quinze années ! J’étais monomane, j’étais fou, si l’on peut appeler folie le sentiment de la paternité arrivé à son dernier degré d’exaltation. Oh ! oui, j’ai cruellement souffert jusqu’au jour… il y a de cela bientôt deux ans et demi, où, après m’être établi dans cette maison de paysans, je suis parvenu, au bout de six mois de tentatives pleines de réserve, de prudence, à être accueilli dans l’intimité de la famille Dumirail… puisqu’elle ignore, et, grâce à Dieu, elle ignorera toujours, je l’espère, que je suis le prétendu Wagner qui a tué en duel M. Ernest Dumirail.

— Comment veux-tu que l’on découvre ce secret ? Moi seule le sais, parce que tu me l’as confié ; je me laisserais hacher en morceaux plutôt que de te trahir.

— Jamais je n’ai douté de ton dévouement, de ta discrétion, bonne nourrice ; aussi lorsqu’il y a trois ans, après la mort d’Emmeline, je suis venu en ce pays, résolu de m’y établir, afin de vivre du moins près de l’endroit où habitait ma fille, ma première pensée a été de te proposer de venir te fixer près de moi. Je suis retourné à Paris, afin de faire transporter ici quelques débris de mon opulence passée ; je suis allé à Pierrefitte, où tu vivais d’une pension que t’a léguée mon père ; tu n’as pas hésité à m’accompagner ici.

— Hésiter ! bonté divine ! hésiter à faire mon paradis en ce monde ! Mais figure-toi donc, mon Charles, que ç’a été le meilleur jour de ma vie que celui où tu m’as dit : « Nourrice, veux-tu être ma ménagère ?… Je suis ruiné, je veux vivre en ermite, j’ai besoin d’avoir près de moi quelqu’un en qui j’aie assez de confiance pour pouvoir penser tout haut !… »

— C’est vrai… l’amour paternel est comme l’amour… il a impérieusement besoin de s’épancher… surtout lorsqu’il est constamment dissimulé. Ah ! Geneviève, si tu savais combien j’aime à te parler de ma fille, lorsque je reviens ici après avoir passé dans la famille Dumirail une partie de la journée près de ma Jeane… obligé de contraindre, si je la regarde, jusqu’à l’expression de mon regard… jusqu’à l’accent de ma voix, si je lui parle… obligé enfin de rester calme, presque froid, lorsque cette adorable enfant, cédant à la sympathie que je lui ai inspirée depuis trois ans que je la vois chaque jour, et répondant, à son insu peut-être, au mystérieux appel de la nature, me témoigne parfois une affection presque filiale ! Va, crois-moi, après le bonheur d’idolâtrer Jeane, de la voir ainsi que je l’avais rêvée, de la voir grandir en beauté, en vertus, en talents, mon plus grand plaisir est de pouvoir t’entretenir d’elle à cœur ouvert !

— Quant à ça, mon fieu, c’est un prêté pour un rendu : tu es heureux de me parler de ta fille, et moi, je ne me lasse pas de t’entendre. Tu aimes ton enfant au moins autant, sinon plus que ton pauvre père ne t’aimait toi-même… C’est dans le sang… vois-tu… ces paternités-là…

— Je ne pouvais du moins désirer pour Jeane un asile plus hospitalier que la maison de son oncle et de sa tante ; ils n’entoureraient pas leur fille de soins plus touchants, d’une sollicitude plus éclairée… Mais quelle cruelle position eût été la mienne, si Jeane, orpheline, avait été confiée à des parents indifférents ou malveillants ; s’ils lui avaient fait durement payer l’asile qu’ils lui accordaient !… ou bien encore si sa première jeunesse avait dû se passer près de personnes d’une conduite moins exemplaire que celle de M. et de madame Dumirail, combien j’aurais tremblé pour l’avenir de ma fille !

— Grâce à Dieu, ta Jeane ne te donnera jamais d’inquiétude.

— Jamais… tant qu’elle sera entourée de bons exemples, guidée par des conseils salutaires… mais si, par malheur… oh ! je l’ai profondément étudiée depuis plus de deux ans… mais si, par malheur, dis-je, Jeane se trouvait placée dans certaines conditions… je te le répète, je tremblerais pour son avenir !

— Trembler… lorsque ta fille, cet ange…

— Je la connais, te dis-je… mais, grâce à Dieu, je suis rassuré ! Je n’aurais pas choisi pour elle une tutelle plus affectueuse, plus éclairée… Mais, dans le cas contraire, qu’aurais-je pu faire ? De quel droit serais-je intervenu entre des tuteurs indignes et cette enfant, que je n’ai pas le droit d’appeler ma fille ?… Ah ! nourrice, cette seule idée, souvent, malgré moi, m’effraye !

— Dame ! mon pauvre fieu, il y a de quoi, en effet, s’inquiéter, quand on pense à ce qui pourrait arriver, si…

Puis, s’interrompant, Geneviève reprit :

— Mais, dis-moi, crois-tu que M. et madame Dumirail soupçonnent ou sachent que Jeane est, comme l’on dit, un enfant de l’amour ?

— Souvent, ainsi que toi, je me suis adressé cette question sans pouvoir la résoudre. Certes, je les crois assez équitables pour ne pas rendre Jeane solidaire de la faute de sa mère, s’ils sont instruits de cette faute. Cependant, parfois, il me semble impossible que, malgré leur générosité, ils puissent témoigner tant d’affection à une jeune personne qu’ils sauraient leur être étrangère. Je pense donc que M. Ernest Dumirail aura noblement caché à ses parents que Jeane n’était pas sa fille…

— Pourtant, ils savent la cause de ce malheureux duel ?

— Je le crois. Ils ne m’ont, d’ailleurs, fait à ce sujet aucune confidence ; mais j’ai souvent remarqué leur réserve, leur pénible embarras, lorsque Jeane, qui idolâtrait sa mère, s’exprime à son sujet avec une vénération passionnée ; aussi, j’en suis certain, ils savent que la coupable liaison de madame Ernest Dumirail avec le prétendu Wagner a causé ce funeste duel.

— Ah ! mon pauvre fieu, je dis comme toi : fasse le ciel que la famille Dumirail ignore toujours que ce Wagner et toi, vous n’êtes qu’une seule et même personne, et que tu es le père de Jeane !

— Heureusement, ce secret ne peut être connu que de toi, et je redouble de prudence afin de ne trahir en rien la nature du sentiment qui m’attache à Jeane ; la cause première de mes relations avec la famille Dumirail n’a pu éveiller aucun soupçon. Dès que j’ai été établi ici, je suis allé, ma boîte à couleurs sur le dos, peindre des vues du Jura, dans les environs du domaine de M. Dumirail ; c’était à l’époque de la chasse, je le savais grand chasseur, ainsi que son fils Maurice ; je m’attendais à les rencontrer, il en fut ainsi. Ils me demandèrent avec courtoisie la permission de jeter un coup d’œil sur mon esquisse ; la conversation s’engagea. Ils surent de moi que je demeurais dans leur voisinage. Maurice s’occupait aussi de peinture ; lui et son père louèrent beaucoup mon talent de paysagiste, puis ils continuèrent leur chasse. Cette rencontre se renouvela, et, durant nos entretiens, rien de ma part ne devait laisser soupçonner mon désir d’être admis dans l’intimité de mes voisins. J’espérais que peut-être ils me proposeraient ce que je souhaitais si ardemment. Enfin, un jour, M. Dumirail vint ici…

— Pour te demander comme un service de donner des leçons de peinture à M. Maurice… Pauvre fieu !… j’étais là, j’ai vu une larme de joie rouler malgré toi dans tes yeux.

— Je feignis cependant d’hésiter à accepter l’offre dont j’étais si heureux. Je ne me reconnaissais pas, disais-je, assez de talent pour enseigner la peinture. M. Dumirail ne tint aucun compte de ma modestie. L’arpenteur géomètre de Nantua était le seul professeur de dessin que l’on pût trouver dans les environs, et Maurice dépassait déjà son maître. Il fut alors question de la rémunération de mes leçons. M. Dumirail insistait d’autant plus à ce sujet, que, peut-être, disait-il, j’aurais deux élèves au lieu d’un.

— À ces mots, mon bon Charles, tu as pâli, tu as rougi. Ton autre élève… c’était ta fille !

— Je l’avoue, j’ai été au moment de me trahir… J’entrevoyais déjà la douce intimité qui, plus tard, s’est établie entre moi et Jeane. Cependant, avant d’accepter l’offre de M. Dumirail, je ne lui cachai pas mon passé : autrefois possesseur d’une fortune considérable, je l’avais dissipée, mais du moins il me restait de quoi vivre indépendant, et, devenu philosophe avec l’âge, les beautés pittoresques du Jura m’attiraient dans ce pays, où je voulais vivre dans une complète solitude. Enfin, ma seule condition à l’accomplissement des désirs de M. Dumirail serait la gratuité de mes leçons. Il parut surpris des revirements de mon orageuse destinée, mais sa confiance en moi ne fut en rien altérée. Une étroite intimité s’établit peu à peu entre nous : je devins l’ami de la maison ; je donnai chaque jour à ma fille, ainsi qu’à son cousin Maurice, leur leçon de peinture. Je pus ainsi apprécier les adorables qualités de Jeane, son caractère loyal, ferme et résolu, son organisation ardente, nerveuse, passionnée, dont elle n’avait pas encore conscience, et que, seul, l’œil d’un père pouvait deviner sous l’angélique candeur de son enfant. Je pus enfin appuyer de mes conseils les principes salutaires dont Jeane était nourrie par madame Dumirail, femme d’un rare bon sens et d’un cœur excellent, digne compagne de M. Dumirail, l’un des meilleurs esprits que je sache. Béni soit Dieu ! Jeane, je te le répète, ne pouvait tomber entre des mains plus pures, plus honorables.

Puis, après un moment de silence et de réflexion, Charles Delmare reprit :

— Tiens, nourrice, je ne crois guère aux pressentiments, je ne crois pas surtout à ce vieil adage : « que le malheur n’est jamais si voisin de nous qu’alors que tout nous sourit… » cependant, malgré moi… depuis quelque temps… j’éprouve une sorte d’anxiété.

— Et à propos de quoi ?

— À propos d’un événement qui, s’il se réalisait, dépasserait les plus beaux rêves que j’aie jamais faits pour l’avenir de ma fille… Aussi la crainte de voir mes espérances déçues cause cette anxiété dont je suis tourmenté.

— Il s’agit de ta Jeane… je suis tout oreilles.

— Elle aura bientôt dix-huit ans… elle est en âge de se marier… Elle est si heureusement et si diversement douée, que je me demandais souvent, avec appréhension, en quelles mains tomberait le trésor… quel serait son époux…

— Que dis-tu ? Est-ce qu’il y aurait des projets de mariage pour ta fille ?

— Des projets ? non… mais, si mes observations ne me trompent pas, je crois que Jeane, à son insu peut-être, tant est grande sa candeur, aime… et est aimée…

— Et qui donc, selon toi, aimerait-elle ?

— Son cousin.

— Ah ! mon Charles ! Si c’était vrai, quel bonheur pour ta fille !… Il n’est pas de meilleur jeune homme au monde que M. Maurice !

— Non… car, depuis trois ans, je vois chaque jour Maurice et je le connais à fond ; aussi, je dis, comme toi : Il n’est pas de meilleur jeune homme au monde !

— Ainsi, ces chers enfants sont, sans s’en douter, amoureux l’un de l’autre ?

— J’en suis presque certain… car, surtout de la part de Jeane, succède maintenant une sorte de réserve à la familiarité qui existait entre elle et Maurice, habitués jusqu’à présent à se regarder comme frère et sœur… Il semble, de son côté, parfois troublé par la présence de sa cousine… il devient rêveur, je l’ai surpris livré à des accès de mélancolie profonde. Cependant il n’a pas, sans doute, non plus que Jeane encore, lu clairement dans son cœur.

M. et madame Dumirail se sont-ils aperçus de cet amour ?… consentiraient-ils à ce mariage ?

— Je n’ai à ce sujet aucune assurance, mais…

Puis, s’interrompant et tournant les yeux vers la fenêtre du rez-de-chaussée, Charles Delmare ajouta :

— Silence ! voici Maurice… il vient sans doute s’acquitter envers moi de quelque commission de la part de son père.

Bientôt, en effet, Maurice Dumirail entra dans le salon après avoir attaché aux barreaux de la croisée de la cuisine les rênes de son vigoureux double poney ; le jeune homme resta seul avec Charles Delmare après avoir adressé quelques affectueuses paroles à la vieille nourrice.

Maurice Dumirail a vingt ans passés ; il est très-grand, très-robuste, large d’épaules et de poitrine ; la bonne humeur et la santé se lisent sur son visage, d’une beauté mâle et douce ; son teint vermeil est hâlé par le soleil ; une naissante barbe brune ombrage sa lèvre et ses joues rondes ; ses yeux bleus brillent d’intelligence ; sa physionomie, à la fois attrayante et énergique, a un caractère remarquable de bonté, de franchise et de résolution ; tout révèle chez l’athlétique jeune homme cette exubérance de sève que l’on doit au calme, à la pureté de la vie agreste ; il est doué d’une telle surabondance de forces, qu’elles semblent devoir à peine trouver leur emploi dans l’incessante activité de ses occupations agricoles. Déjà très-expert cultivateur, il aidait son père, M. Dumirail, à faire valoir ses terres. Libre et souple dans sa puissante allure, Maurice est vêtu d’une blouse grise dont le collet rabattu laisse à nu son cou d’hercule ; ses demi-guêtres de cuir se bouclent au-dessous de son genou et dessinent le contour de son mollet, aussi musculeux que sa cheville est fine et nerveuse. Il tient d’une main son large chapeau de paille et de l’autre son fouet de chasse.

— Pardon, cher maître, je viens vous déranger, — dit Maurice à Charles Delmare avec un accent d’affectueuse déférence et de cordialité, mon père m’a chargé d’une commission pour vous.

— De quoi s’agit-il, mon ami ?

— Vous devez venir dîner aujourd’hui à la maison ; mon père vous prie d’être au Morillon, au plus tard, à quatre heures, parce qu’il désirerait, ainsi que ma mère, causer longuement avec vous.

— Je serai chez vous à quatre heures précises.

— De plus, ma mère vous prie de l’excuser d’avance, mon cher maître, de ce que l’heure du dîner sera de beaucoup retardée, car on nous a ménagé une surprise…

— Comment cela ?

— Mon père a reçu, hier, une lettre de ma tante San-Privato, elle nous annonce inopinément sa visite ; elle vient avec son fils, Albert, passer près de nous un mois au Morillon. Ils arriveront ce soir de Paris vers sept ou huit heures ; nous les attendrons pour dîner ; aussi, cher maître, ma mère vous prie-t-elle d’excuser ce changement dans nos habitudes.

— Votre excellente mère pouvait s’épargner ce souci, mon enfant, il m’est parfaitement indifférent de dîner à six ou à huit heures. La surprise que vous a ménagée madame votre tante a dû causer à votre père un grand plaisir ; car il y a longtemps, je crois, qu’il n’a vu sa sœur.

— Il ne l’a pas vue depuis quatre ans, époque du veuvage de ma tante San-Privato. Elle est venue passer ici les premières semaines de son deuil avec son fils, mon cousin Albert, alors âgé de vingt ans à peine ; il était déjà attaché payé de la légation de Naples, puisqu’il est resté Napolitain du fait de son père, autrefois consul général de cette nation… ce cher Albert ! Il paraît qu’à son âge un tel avancement est exceptionnel dans la carrière diplomatique, nous disait ce digne M. de Morainville, que mon père a fait député… car mon père fait des députés… à ses moments perdus… peut-être ignoriez-vous cela, cher maître.

— En effet, — reprit Charles Delmare en souriant, — je savais que votre père faisait toutes sortes de superbes élèves de Durham, de Spithfield[1] et autres… mais j’ignorais qu’il se livrât aussi… à la production…

— Des députés, — reprit Maurice en riant. — Il en est pourtant de la sorte. Mon père jouit d’une telle confiance dans notre arrondissement, que les électeurs le consultent toujours sur le choix de leurs candidats ; aussi les a-t-il engagés à nommer M. de Morainville, chef de division au ministère des affaires étrangères. Ce personnage, de qui l’influence a été doublée par cette nomination, est resté depuis, assure-t-il… (et c’est beaucoup) est resté, dis-je, dévoué à mon père jusqu’à la mort !

— Ou plutôt jusqu’à la nouvelle élection… C’est moins héroïque, mais plus certain.

— Je suis de votre avis, cher maître ; toujours est-il que M. de Morainville, lors du séjour qu’il a fait ici durant sa tournée électorale, nous disait qu’il était rare de voir des attachés payés aussi jeunes que mon cousin San-Privato. Eh bien… tenez, cher maître, tout en reconnaissant le mérite de mon brave Albert, de qui j’ai gardé le meilleur souvenir et que j’aime du fond du cœur, je vous l’avouerai franchement, je ne voudrais guère être, ni attaché… ni payé… — ajouta gaiement Maurice : — payé sent trop le gage… et attaché sent trop le servage. Je n’ai guère de goût pour le collier, si doré qu’il soit. Vous me trouvez sans doute un peu sauvage ; mais, que voulez-vous ! nous autres laboureurs du Jura, nous ne sommes attachés qu’à nos montagnes, et nous ne rougissons pas d’être payés largement de nos labeurs par les dons de notre bonne mère nourricière, la terre ! et sur ce, cher maître, je remonte à cheval pour aller au col de Treserve, hâter la rentrée de nos foins coupés sur les hauts plateaux. Le temps menace de tourner à l’orage, j’ai toute une armée de faneurs et de faneuses à activer. On a fait une levée en masse ; ma mère et ma cousine Jeane ont les premières prêché d’exemple aux servantes de la maison, en coiffant leurs chapeaux de paille, et, armées de râteaux, elles sont montées dans l’un de nos chars à bœufs qui vont aux prairies des plateaux. Ah ! cher maître, si je n’avais été pressé par le temps et surtout si je possédais votre talent, quel charmant croquis j’aurais fait de ce tableau rustique ! Figurez-vous ma bonne mère assise sur la feuillée du char attelé de nos deux plus beaux bœufs ; l’un blanc comme la neige, l’autre noir d’ébène : Hercule et Athos, les bien nommés ; puis, debout près de ma mère et appuyée sur le manche de son râteau, ma cousine Jeane, charmante et joyeuse comme la déesse de la fenaison… ma cousine Jeane… qui…

Maurice, rougissant soudain, se tut, tandis que Charles Delmare, qui l’écoutait et l’observait attentivement, reprit :

— Pourquoi, mon ami, vous interrompre ?

— C’est que je songe à quelque chose de singulier, d’inexplicable…

— Qu’est-ce ?

— Cher maître, — répondit le jeune homme après un moment de recueillement et non sans un certain embarras, — trouvez-vous Jeane jolie ?

— Sans doute.

— Vous la trouvez jolie… très-jolie ?

— Je la trouve belle… mais belle à éblouir.

— L’avez-vous toujours trouvée ainsi ?

— Certainement.

— Eh bien, cher maître, voilà qui me confond. Il y a deux mois, tout au plus, qu’ainsi que vous je trouve Jeane belle ; oh ! oui… vous dites vrai, belle à éblouir… Cependant, je la voyais chaque jour depuis trois ans qu’elle est ici… et que je l’aime comme ma sœur… Pourquoi donc sa beauté ne m’avait-elle jamais frappé ?… pourquoi… aussi… depuis un mois surtout, ai-je… ?

Puis, s’interrompant de nouveau :

— Ah ! que d’autres pourquoi non moins inexplicables !

Maurice resta pendant un moment silencieux et pensif ; mais, semblant bientôt confus de sa rêverie involontaire et voulant rompre un entretien qui l’embarrassait, il reprit en affectant l’enjouement :

— Je ne veux pas, cher maître, vous faire grâce de mon projet de croquis rustique dont Jeane eût été l’héroïne : elle occupait le premier plan ; derrière elle, dans le chariot, se groupaient les faneuses, chantant gaiement, en patois jurassien, la naïve chanson :

Allons aux prés fleuris,
Allons aux prés là-haut.

C’était vraiment une idylle en action ! Ah ! combien vous avez raison de dire : « Pour qui a des yeux et du cœur, rien de plus poétique que la libre vie des champs ! sainte poésie du travail de l’homme et de la fécondité de la nature ! »

En prononçant ces mots, la mâle figure de Maurice, attendrie par le secret ressentiment de sa vague mélancolie amoureuse, prit une expression touchante, dont le charme contrastait surtout avec l’extérieur athlétique du jeune homme. Charles Delmare reprit avec émotion :

— Bien ! cher enfant, bien ! Soyez toujours fier d’être laboureur… conservez ce salubre amour de vos montagnes natales ; conservez surtout ce sentiment de noble indépendance qui vous fait préférer la simplicité d’une condition laborieuse et utile à l’éclat trompeur de ces ambitieuses carrières, toujours soumises au caprice des hommes, et qui souvent nous coûtent le sacrifice de notre dignité.

— Montagnard je suis né, montagnard je mourrai, cher maître ; je périrais de consomption, j’étoufferais d’ennui dans une ville. Ce qu’il me faut, à moi, c’est le grand air, le soleil, les cimes de nos pics où l’on a au-dessus de soi le ciel, et à ses pieds l’abîme ! Ce que j’aime, c’est l’ombre, c’est le silence de nos forêts de sapins… c’est le murmure de nos cascades, la furie de nos torrents, la senteur des prés de nos vallées, l’odeur pénétrante qu’exhale la terre humide lorsqu’elle s’ouvre sous le soc de la charrue traînée par mes quatre bœufs si dociles et si forts ! Ce que j’aime encore, ce sont les chants de la moisson, les fêtes de la vendange… et l’hiver, cher maître, oh ! l’hiver ! qu’ils sont à plaindre ceux-là qui ignorent les joies de l’hiver ! Chasser la gélinotte, le coq de bruyère, au milieu de nos bois toujours verts, étincelants de givre et tapissés de mousse ! Braver les précipices pour atteindre l’isard ou le chamois à l’affût ! Voler en traîneau sur la neige durcie aux flancs de la montagne ! Et le soir, ces charmantes veillées de famille au coin du foyer de la vieille maison où je suis né… Comme elles passent vite, ces longues soirées occupées par la musique, par le dessin, par la lecture de quelque livre choisi dans notre bibliothèque par mon père ou par vous, cher maître, ces livres que vous lisez si bien de votre voix douce et grave. Il me semble alors entendre les conseils d’un ami sérieux et tendre… Socrate, Platon, Aristote, Marc-Aurèle, nous parlent par votre bouche !… Lecture divine ! source vive de la vérité éternelle où notre âme se retrempe, se raffermit, et où nous puisons l’impérissable amour du bien, du juste et du beau ! Dites, cher maître, dites, une vie ainsi partagée entre les travaux rustiques, les arts et les plus hautes aspirations de la pensée, une pareille vie n’est-elle pas préférable à toutes, surtout si l’on a pour compagne… ?

Maurice s’interrompit de nouveau et rougit.

Charles Delmare, devinant la secrète pensée de son jeune ami et ne voulant pas l’embarrasser, changea le cours de l’entretien en disant, sans paraître remarquer la nouvelle réticence de son interlocuteur :

— Certes, l’existence que vous dépeignez si bien et qui est la vôtre et celle de votre famille, me semble préférable à tout autre ; mais, j’y songe, comment votre cousin Albert San-Privato, lors de son séjour ici, s’accommodait-il d’une manière de vivre… si opposée à ses habitudes… lui, citadin élevé dans les chancelleries diplomatiques ?

Maurice, remerciant, à part soi, Charles Delmare d’avoir involontairement donné un autre tour à la conversation, répondit :

— Ce cher Albert est toujours satisfait. Il n’est pas de caractère plus facile, plus gracieux, plus prévenant que le sien ; il vous sera tout d’abord sympathique, j’en suis certain, cher maître. Quant à ses défauts, il était, selon sa mère, « trop joli pour un garçon, — et trop homme du monde pour un jouvenceau de son âge, » ajoutait mon père. Vous reconnaissez mes excellents parents à la rocité de leur critique à l’égard d’Albert. Moi, je le trouve tout bonnement charmant ; puis il était, et il est encore, j’imagine… si élégant… si recherché… si coquet… J’ai l’air d’un ours, d’un homme des bois auprès de lui… Mais je prenais plaisir à le voir attifé avec tant de goût. Enfin, — ajouta ingénument l’athlétique Maurice du haut de ses cinq pieds six pouces, — je regardais Albert comme on regarde un joli tableau, un gentil petit objet d’art.

Charles Delmare sourit, et reprit :

— Votre tante, madame San-Privato, s’accommodait-elle aussi bien que son fils de votre existence rustique ?

— Pauvre tante ! À part le chagrin que devait lui causer la mort de son mari, elle devait beaucoup regretter Paris, elle qui a été, dit-on, une femme à la mode ; mais elle aime tant mon père et ma mère, que le bonheur d’être auprès d’eux lui faisait oublier son cher Paris. Son caractère est encore, s’il est possible, plus affable, plus aimable que celui d’Albert. Elle a pour tout le monde, pour les domestiques même, des paroles non-seulement polies, c’est justice, mais séduisantes, mais câlines : aussi mon père, lui disait-il toujours en riant : « Décidément, Armande, tu veux tourner la tête de toute ma maisonnée. Depuis mon vieux Gervais, le cocher… jusqu’à Josette, la servante… » Mais pardon de mon bavardage, cher maître, j’oublie mon armée de faneurs et de faneuses, sans parler des recrues, dont je dois activer les manœuvres ; les fonctions de général en chef des fourches et des râteaux m’obligent à vous quitter. À tantôt donc, cher maître.

Maurice, après avoir serré cordialement la main de Charles Delmare, se dirigeait vers la porte du salon, lorsqu’il s’arrêta un moment devant le tableau hippique représentant le Colonel-Thornton, monté par un cavalier en habit rouge.

— Je ne puis me lasser d’admirer ce superbe cheval, moi qui suis devenu connaisseur, depuis que mon père élève quelques poulains dans notre prairie du Val-Noir.

Et Maurice ajouta en contemplant le tableau :

— Quel large poitrail ! quelle encolure à la fois vigoureuse et légère ! et cette petite tête pleine de race et de feu ! et ces larges jarrets… Ah ! cher maître, étiez-vous heureux de posséder des admirables chevaux, étiez-vous heureux !

— Mon cher enfant, — reprit Charles Delmare avec un sourire mélancolique, vous voyez ces portraits de Colonel-Thornton et de Miss-Alicia, vous voyez ce nécessaire à écrire, et là, dans ma chambre à coucher, ce nécessaire de toilette en or ciselé ; ajoutez-y cet excellent piano de Pleyel, ces deux fauteuils brodés, ce tapis de Smyrne et quelques menus objets… voilà ce qui me reste d’une fortune de plus de cent mille livres de rente, aussi bêtement (c’est le mot), aussi bêtement dissipée par moi qu’elle a été honorablement gagnée par mon bon et vénérable père, — ajouta Charles Delmare, en montrant le portrait de l’ex-maçon. — Avouez qu’il est parfaitement ridicule de payer du prix de sa ruine le bonheur idéal d’avoir eu douze où quinze chevaux de pur sang dans son écurie, sans compter d’autres bonheurs aussi intelligents et surtout aussi doux à l’esprit et au cœur, tels que festins splendides hébétés par l’orgie, parties de jeu forcenées où le gain vous est de peu et où la perte vous enrage, prodigalités stériles plus stupides encore, si c’est possible, que vaniteuses, dont se moquent les premiers ceux-là qui en profitent. Tenez, voilà en deux mots la vie du dissipateur : opiniâtre rivalité de luxe avec plus riches que soi ; rivalité imbécile aboutissant toujours à une ruine abjecte, souvent au déshonneur, parfois à un lâche suicide ! Et les survivants de se dire : « Vous savez, ce niais, il s’est ruiné, il s’est brûlé la cervelle ; c’est dommage, on mangeait bien chez lui, on lui gagnait facilement son argent… Ses chevaux et sa bourse étaient à notre service… » Encore est-ce là l’oraison funèbre la plus flatteuse, la plus touchante dont on puisse honorer la mémoire du défunt viveur. Ah ! croyez-moi, mon pauvre enfant, lorsque, tout à l’heure, monté sur votre bon poney Petit-Jean, vous arriverez là-haut dans les prés fleuris au milieu des gaies faneuses, pour hâter la rentrée des foins parfumés, vous aurez le cœur plus allègre que je ne l’avais, lorsque, par désœuvrement et pour tuer le temps, je suivais, monté sur Colonel-Thornton, mes cinquante fox-hounds[2] et mes deux huntmen[3], et que je chassais, épuisé de fatigues (sueurs fécondes ! héroïques exploits !), un malheureux renard apporté dans un sac, et fuyant éperdu devant les chiens à travers la bruyère !

— Vivent les prés fleuris et mon brave Petit-Jean, — s’écria gaiement Maurice, frappé du bon sens et des réflexions de l’ex-beau. — Vive votre philosophie pratique, cher maître ! car, dans cette modeste maison de paysan, avec votre bonne Geneviève pour gouvernante… vous vous trouvez aussi heureux, plus heureux que lorsque vous étiez millionnaire et l’un des hommes les plus à la mode, les plus brillants de Paris.

— Heureux ! — reprit Charles Delmare avec un accent de profonde amertume dont fut frappé Maurice, — heureux, mon pauvre enfant ! Non, non, gardez-vous de le croire, ne vous laissez pas séduire… par l’apparente poésie d’une ruine vulgaire, indigne d’intérêt ou même de pitié…

— Quoi !… vous n’êtes pas heureux ?… Quoi, vous regretteriez votre fortune ?

— Oui… cruellement… et, loin d’affaiblir ces regrets, le temps les rend, pour moi, plus douloureux…

— Mais, tout à l’heure encore, vous parliez avec tant d’ironie et de dédain de vos prodigalités passées….

— Je ne regrette pas de sots plaisirs, cher enfant, je regrette l’argent misérablement dissipé.

— Vous, cher maître, dont le caractère est si noble, si élevé, vous attacheriez tant de prix à… ?

— À ce vil métal ?… Hélas ! oui… et il ne se passe pas de jour que je ne maudisse ma pauvreté. Cela vous étonne, Maurice ! Écoutez-moi : vous savez quelle intimité me lie à votre famille, vous savez si je vous suis affectionné ?

— Oui, je le sais… parce que nous jugeons de votre affection pour nous par celle que vous nous inspirez.

— Eh bien, supposez que votre père, au lieu d’être agriculteur, fût industriel : une crise commerciale le frappe… une somme considérable peut le sauver de la ruine, d’une banqueroute forcée ; il n’ignore pas que, hélas ! il m’est impossible de lui venir en aide… mais il confie ses angoisses à mon amitié… Jugez de mon désespoir, de mes remords !… la vingtième partie de ma fortune, si misérablement dissipée… arrachait mon meilleur ami à la ruine, au déshonneur !…

— Ah ! maintenant je comprends vos regrets… — s’écria Maurice ému jusqu’aux larmes des paroles et de l’accent de Charles Delmare, je connais votre cœur… et je sens ce que vous auriez souffert en pareille circonstance…

— Pensez-vous donc qu’il n’est pas de circonstance où j’aie cruellement souffert, mon enfant ?… Tenez… cet hiver, le village de Saint-Maur… a été incendié… incendie nocturne, terrible comme ceux de nos montagnes… où le manque d’eau et de secours organisés ne permet pas de mettre à l’abri du feu une seule maison. Vous avez, mon enfant, au péril de vos jours, sauvé des femmes, des vieillards de ce sinistre…

— En cela, je suivais, et de bien loin, l’exemple de votre courageux dévouement…

— Qu’ai-je fait, après tout ? J’ai risqué ma vie… la seule chose qui me restât… mais, en voyant ces malheureux, hommes, femmes, demi-nus, sanglotant, surpris durant leur sommeil par les flammes qui dévoraient tout… tout… depuis le toit de leur pauvre demeure jusqu’à leur dernier haillon ! et désormais réduits à une misère atroce, sans autre ressource que l’impuissante charité publique… oui, en voyant les victimes éplorées de ce fléau, savez-vous, mon enfant, ce que je pensais : « Combien de fois, dans une nuit d’orgie et de jeu, ou pour satisfaire à quelque somptueux caprice… j’ai prodigué plus qu’il ne faudrait pour transformer ces ruines fumantes en un riant village rebâti à neuf… et changer ainsi en pleurs de joie… les sanglots déchirants de tant d’infortunés ! — Dites, mon enfant, que de bénédictions me suivaient ! que de pures jouissances m’étaient réservées !… quel doux souvenir je gardais de ce bienfait !… tandis que le souvenir des causes de ma ruine ne m’inspire qu’amertume, aversion ou mépris de moi-même !… Ah ! c’est justice… c’est justice… le châtiment suit la faute… En est-il une plus odieuse que de jeter au vent des passions mauvaises un héritage, fruit des labeurs paternels, héritage qui pouvait et devait être si fécond pour nous-même et pour autrui ?

— Mon Dieu ! ― s’écria Maurice, ému, presque effrayé de la navrante expression des traits de Charles Delmare, — vous souffrez !… mais la générosité de vos regrets ennoblit du moins vos souffrances ! Votre ruine est digne et fière ! notre amitié la console peut-être… mais à quel degré d’abaissement, dans quel accès de désespoir, de rage contre eux-mêmes et contre les autres doivent tomber ceux-là qui, après leur ruine, ne conservent ni un sentiment élevé… ni un ami véritable ?

— Pour ceux-là… Maurice, la vie devient un enfer !… les plus braves, les moins dégradés s’engagent soldats ou se tuent… d’autres mendient les jouissances dont la ruine les a déchus, bravent les humiliations, les bassesses, et deviennent les parasites, les vils complaisants de quelque nouveau prodigue ; ils puisent à sa bourse, ils ont place à ses orgies, montent les chevaux qu’il fait courir, ou promènent respectueusement sa maîtresse, à qui un galant homme n’oserait donner le bras… enfin, premiers valets de la maison, ils flagornent celui auquel ils tendent la main, et que, rongés d’envie et de fiel, ils abhorrent !… D’autres, beaux et jeunes encore, ne possédant plus que l’honorable nom de leurs pères, trafiquent de ce nom, le vendent à d’ignobles vieilles femmes enrichies par l’infamie, les épousent, les battent, les volent et les ruinent… D’autres demandent des ressources aux friponneries du jeu ; ils se font escrocs… D’autres tombent plus bas encore ; et tel qui, au temps de sa splendeur, a revêtu pour la chasse l’élégant habit rouge du sportman… traîne au bagne la souquenille rouge du forçat.

— Ah !… c’est affreux ! — s’écria Maurice.

Puis son mâle et beau visage se rassérénant, il ajouta avec expansion et un accent d’ineffable reconnaissance :

— Béni sois-tu, mon Dieu ! Tu m’as fait naître dans ces montagnes où je veux vivre et mourir… tu m’as rendu pour jamais l’existence facile, heureuse, en me douant de goûts rustiques ; tu m’as épargné les tentations auxquelles peut-être j’aurais succombé !… Tu m’as donné des parents tels que les miens… un ami, un maître tel que vous, monsieur Delmare ! Vous de qui la sagesse, l’affection, la douloureuse expérience du monde, suffisaient à m’inspirer une invincible horreur du mal… merci, merci à vous, cher maître ! votre sinistre et effrayant tableau des suites d’une dissipation ruineuse a tout à l’heure navré, serré mon cœur… maintenant il s’épanouit plus radieux encore, à la pensée du bonheur dont je jouis… Oh ! jamais… nos prés, nos bois, nos guérets ne m’auront paru plus riants, plus aimés que lorsque tout à l’heure ils se développeront à mes yeux, à mesure que je m’élèverai vers ces hauts plateaux où m’attendent ma mère et ma cousine Jeane, au milieu de nos gaies faneuses…

— Adieu… à tantôt, mon cher enfant ! répondit Charles Delmare serrant les deux mains de Maurice entre les siennes, — je savais que notre entretien ne serait pas stérile ! Je savais qu’à cette salutaire tristesse que le tableau du mal cause aux nobles cœurs, succéderait dans le vôtre une émotion qui rendrait plus vives encore cette allégresse, cette satisfaction de l’âme que l’on doit à la pratique du bien, à la sécurité de l’avenir !

— Vous dites vrai, cher maître, et, appréciant mieux que jamais le charme de la vie des champs, je vais enfourcher mon bon poney, en répétant avec un redoublement de joie au cœur : Vive mon brave Petit-Jean et les prés en fleurs !

Et Maurice quitta Charles Delmare, après lui avoir adressé un cordial et dernier adieu.

IV

Le Morillon, ainsi que l’on appelait dans le pays le domaine de M. Dumirail, dépendait autrefois d’une riche abbaye de chartreux, située à mi-côte de l’un des versants du Jura, admirable position d’où l’on apercevait, au loin et bornant l’horizon, le mont Blanc la chaîne des glaciers de la Suisse ; de grands bois de sapins et de hêtres, appartenant au domaine, s’étageaient en amphithéâtre jusqu’à un vaste plateau de ces plantureuses prairies alpestres ensevelies pendant six mois sous la neige, et si promptement efflorescentes qu’au mois de juin elles se changent en un tapis de fleurs, dont les plus riches en coloris, en parfum, sont, entre autres, la gentiane printanière, d’un bleu aussi chatoyant que l’azur du cou d’un paon ; l’anémone orange, éclatante comme l’or, et l’orchys vanille, qui exhale à vingt pas de lui son arôme embaumé. Les bâtiments de la métairie et la maison d’habitation du Morillon, bâtis à mi-côte et construits avec ce luxe de solidité si remarquable dans les édifices monastiques, dominaient les pentes adoucies d’une fertile vallée, arrosée par de nombreux cours d’eau provenant des cascades, soigneusement utilisés à l’irrigation des prairies, et servant aussi de force motrice à des moulins à blé ou à des scieries dépendant du domaine ; un jardin planté avec goût s’étendait devant la façade de la maison, antique et irrégulière construction de pierre de taille, à deux étages, étayée à ses angles d’énormes contre-forts à demi cachés sous les rameaux de lierres séculaires, qui envahissaient aussi, presque jusqu’à son faîte, une sorte de donjon carré à toiture aiguë, beaucoup plus élevé que le corps de logis principal, dont il formait l’aile droite ; une vaste orangerie, une serre tempérée, d’origine récente, attenantes aux anciens bâtiments, témoignaient du goût de madame Dumirail pour les fleurs, que l’on voyait élégamment réparties en plusieurs massifs et corbeilles variées dans le voisinage de la maison ; au delà de ce parterre, un double rang d’érables gigantesques ombrageait une terrasse d’où l’on découvrait l’immense horizon limité par les glaciers.

Tout dans la demeure de M. Dumirail annonçait l’aisance, la simplicité, le bon goût ; l’on devinait aisément que la famille qui habitait continuellement cette paisible et riante retraite y concentrait sa vie, ses jouissances et ses désirs. Une allée tournante conduisait du jardin aux vastes et nombreux bâtiments d’exploitation, presque aussi peuplés qu’un petit hameau, séparés de la maison par un superbe verger en plein rapport et par un potager non moins soigneusement entretenu que le parterre ; deux larges routes empierrées, dont l’une descendait dans la vallée et dont l’autre montait, sinueuse, de rampe en rampe, à travers les bois, jusqu’aux plateaux les plus élevés des prairies, aboutissaient à l’hémicycle qui précédait la cour de la ferme ; elle formait un vaste parallélogramme, entouré de bâtiments où se trouvaient la vacherie, la bouverie, la bergerie, l’écurie, la laiterie, le cellier, les granges… L’une de celles-ci attendait la récolte du foin des plateaux ; on la rentrait en hâte, car le ciel orageux se couvrait de nuages de plus en plus sombres ; le vent, précurseur de la pluie, commençait à s’élever ; mais, grâce à la joyeuse activité imprimée aux travaux des faneurs et des faneuses par la présence de madame Dumirail et de Jeane, sa nièce, les derniers chariots traînés par les bœufs venaient de descendre de la montagne et de s’arrêter devant la porte de la grange. Cette scène offrait à l’œil, ainsi que l’avait dit Maurice à Charles Delmare, un tableau d’une grâce rustique.

Chaque attelage de bœufs était garanti des piqûres des mouches par de grandes ramées de hêtre, dont le vert feuillage caressait les flancs robustes des paisibles animaux, ou se balançait au-dessus de leur large front, docilement courbé sous le double joug. Les faneurs, grimpés au faîte des chariots, en dévalaient de haut en bas, sur le sol de la cour, des monceaux de verdure fleurie et parfumée, que les faneuses rentraient gaiement dans la grange. M. et madame Dumirail, assis sur un banc, encourageaient par de cordiales paroles travailleurs et travailleuses. Parmi celles-ci, et s’amusant fort de cette champêtre besogne, Jeane Dumirail maniait de son mieux son râteau de bois blanc, tandis que Maurice, prenant la chose au sérieux, avait mis bas sa blouse, et, grâce à sa vigueur d’athlète, soulevait au bout de sa fourche d’énormes masses d’herbe et, à bras tendu, les lançait dans la grange, apportant à ce travail cette exubérance de force, cette activité violente, inséparable de sa puissante organisation physique. En vain madame Dumirail lui disait :

— Maurice, tu es en nage, tu vas te briser de fatigue… Tu es levé depuis trois heures du matin… repose-toi donc pendant un instant !

Mais l’impétueux jeune homme, sourd aux remontrances de sa mère, redoublait l’activité générale par son exemple, et répondait à madame Dumirail :

— Mère, il faut qu’avant la pluie le foin soit rentré… Il le sera, je le veux.

En prononçant ces mots : « Je le veux, » l’accent de Maurice accusait une telle énergie de volonté, que, renonçant à modérer la fougue de son fils, dont elle connaissait le caractère, madame Dumirail ne renouvela plus ses observations.

Jeane, malgré son bon vouloir, cédant à la fatigue, elle, revint auprès de M. et madame Dumirail, en s’appuyant sur le manche de son râteau d’une main, et de l’autre comprimant les battements de son sein. Elle était ainsi ravissante de grâce et de beauté candide ; son grand chapeau de paille jetait son ombre transparente sur son front d’ivoire, encadré des bandeaux dorés de sa chevelure blonde, et voilait à demi l’éclat de ses grands yeux bleus, animés par l’activité fébrile d’un labeur entrepris sans consulter ses forces ; mais un oblique rayon de soleil perçant les nuages et se projetant sur la partie inférieure de la jeune fille, tandis que son front restait dans l’ombre, éclairait de sa lumière dorée ses joues fraîches et pures, son nez délicat, aux narines roses, sa bouche vermeille, son menton à fossette et la naissance de son col élégant. La taille élancée, svelte, nerveuse de Jeane, au-dessus de la moyenne stature des femmes, admirablement développée par des courses quotidiennes dans la montagne, offrait de rares perfections, et se révélait souple, libre, charmante sous les plis flottants d’une robe à mille raies bleues et blanches, simplement coupée en blouse et serrée à son corsage par une ceinture de maroquin noir ; son petit pied étroit, cambré, chaussé de bottines à semelles assez épaisses pour braver les aspérités du roc, était non moins accompli que sa main aux doigts effilés, un peu brunie par le hâle, ainsi que son teint, aussi diaphane que celui d’un enfant.

— Ah ! chère tante, — dit gaiement, et d’une voix un peu étouffée, Jeane à madame Dumirail, en se rapprochant d’elle, — est-il heureux, ce Maurice ! Sa fourche ne lui pèse pas plus maintenant qu’il y a deux heures… et moi… je l’avoue… je sens mes forces à bout…

— Aussi te répété-je, mon enfant, qu’en prolongeant cet amusement outre mesure, tu te fatiguerais, — reprit madame Dumirail d’un ton de doux reproche.

Et, faisant asseoir sur ses genoux la jeune fille, elle détacha son large chapeau de paille, puis, avec une sollicitude maternelle, elle étancha de son mouchoir le front moite et les joues brûlantes de Jeane, qui lui dit, souriant et l’embrassant tendrement :

— Me voici délassée, chère tante, ma fatigue est oubliée !

— C’est possible… mais tu vas, s’il te plaît, rester là entre nous deux, faneuse effrénée, — reprit M. Dumirail.

Et, d’un geste d’affectueuse autorité, il prit le bras de Jeane et l’obligea de se placer entre lui et sa femme. Tirant ensuite son mouchoir, il essuya la moiteur des épais bandeaux de la blonde chevelure de la jeune fille, en ajoutant :

— Voyez un peu comme elle a chaud !

Et, s’adressant à madame Dumirail :

— Julie, détache ton écharpe et mets-la autour du cou de cette enfant.

— Oh ! mon oncle… c’est inutile, je…

— Certainement… il est inutile de te préserver d’un refroidissement toujours si dangereux dans nos montagnes, imprudente enfant ! dit madame Dumirail en interrompant Jeane.

Et, aidée de son mari, elle enveloppa soigneusement des plis de l’écharpe le cou et les épaules de la jeune fille. Celle-ci prit ensuite, pour les porter à ses lèvres, les mains de son oncle et de sa tante avec un mouvement d’une grâce si touchante, que tous deux échangèrent un regard attendri.

Un autre regard non moins ému suivait cette scène, car elle avait pour témoin muet et attentif Charles Delmare. Celui-ci, se rendant à l’invitation de ses voisins et ne les ayant pas trouvés au logis, venait les rejoindre dans la cour de la ferme. Il s’abrita pendant un instant derrière l’un des chariots, afin de contempler sa fille, assise entre M. et madame Dumirail ; puis il se rapprocha d’eux au moment où Maurice, l’œil étincelant, la joue en feu, le front ruisselant de sueur, accourait triomphant et s’écriait d’une voix haletante, en montrant le ciel orageux, d’où tombaient déjà quelques gouttes de pluie fouettées par le vent :

— Lorsque je veux une chose, rien ne peut m’empêcher de l’accomplir ! J’avais dit que le foin serait rentré avant l’orage… c’est fait !

La physionomie, l’attitude, l’accent de Maurice, exprimaient de nouveau, et plus énergiquement encore, cette opiniâtre puissance de volonté dont avaient été récemment frappés ses parents ; elle parut non moins impressionner Charles Delmare, qui cependant connaissait aussi dès longtemps le caractère de l’impétueux jeune homme.

— Bonjour, cher voisin, — dit M. Dumirail, tendant cordialement la main à Charles Delmare ; — nous vous attendions, et, si vous le voulez, nous allons rentrer au logis, car la pluie ne va pas tarder de tomber.

— Je suis à vos ordres et à ceux de madame Dumirail, — répondit Delmare.

Et, s’adressant à sa fille d’une voix contenue, quoique familièrement affectueuse :

— Eh bien ! mademoiselle Jeane, la fenaison a été rude, ce me semble… et vos forces ont, hélas ! trahi votre brillant courage…

— Ah ! monsieur Charles, — répondit gaiement la jeune fille en désignant Maurice du regard, — ce roi du râteau, ce héros de la fourche, nous donnait vaillamment l’exemple à tous !… Mais je ne le suivais que de bien loin… Donc à lui l’honneur, la gloire de la journée.

Puis, riant, Jeane ajouta :

— Aussi a-t-il héroïquement gagné la couronne dont est orné son front victorieux !

Cette allusion aux nombreux brins d’herbe fleurie entremêlés à l’épaisse et brune chevelure de Maurice durant le déchargement des chars, excita son hilarité ; il dégagea des boucles rebelles de ses cheveux les tiges vertes et les fleurs, les entrelaça en manière de petite couronne, et, l’offrant à Jeane avec un sérieux comique, il ajouta, en mettant un genou en terre :

— Ô noble princesse des bluets… duchesse des primevères… églantines, perce-neiges et autres domaines printaniers… moi… roi des vertes prairies… autocrate des sainfoins, etc., etc., je t’offre de partager ma couronne de trèfle incarnat… et mon trône de luzerne rose…

En prononçant ces derniers mots : « Je t’offre de partager mon trône, » Maurice rougit tout à coup ; son accent, d’abord franchement joyeux, devint embarrassé… Une réflexion soudaine changeait évidemment le cours de sa pensée première, et à une intention d’abord plaisante succédait en lui un sentiment sérieux et tendre ; aussi Maurice, baissant les yeux, se hâta-t-il d’achever la plaisanterie, et, se relevant, d’agenouillé qu’il était, il balbutia, en s’efforçant de sourire :

— Je t’offre ma couronne… parce que personne… plus que toi, Jeane, n’est digne de régner sur mon rustique royaume !

— Je m’enorgueillis d’un si grand honneur, noble sire ; mais mon peu de mérite ne me permet pas d’aspirer à une si belle royauté… — répondit Jeane, non moins rougissante, non moins confuse que Maurice, et qui, ainsi que lui, sentait sa gaieté s’effacer soudain devant une émotion douce et grave à la fois.

Puis, d’une voix légèrement altérée, la jeune fille ajouta, en prenant le petit chapel d’herbes vertes et de fleurs que lui offrait son cousin :

— Je garderai toutefois précieusement, noble sire, cette chère petite couronne… comme un gage du bon vouloir dont vous m’honorez.

Les moindres péripéties de cette scène presque enfantine entre Jeane et Maurice avaient été très-attentivement observées par Charles Delmare, M. et madame Dumirail ; tous trois, ne pouvant en ce moment se communiquer le résultat de leurs observations, parurent également plus charmés encore que surpris de l’offre faite à Jeane par son cousin et du trouble croissant des deux jeunes gens, demeurés silencieux près l’un de l’autre et semblant craindre d’échanger un regard… M. et madame Dumirail s’adressèrent l’un à l’autre un signe d’intelligence et se levèrent du banc où ils étaient assis.

— Mon ami, nous aurions, ma femme et moi, à vous entretenir assez longuement, — dit M. Dumirail à Charles Delmare ; — si vous le voulez, nous rentrerons à la maison.

Charles Delmare, M. et madame Dumirail se dirigèrent vers le Morillon, suivis de Jeane et de Maurice, interdits, presque attristés, essayant, mais en vain, de renouer leur entretien avec leur confiance et leur gaieté habituelles ; tous deux s’empressèrent de regagner leur chambre, afin de songer à loisir au changement qui jetait soudain une sorte de contrainte dans leurs relations, jusque alors si familières, si fraternelles.

V

Nous achèverons en quelques mots de faire connaître au lecteur {{M.|et} madame Dumirail. Celui-ci, âgé d’environ vingt ans de plus que sa femme, qui atteignait alors sa quarantième année, s’était tardivement marié. D’abord résolu à rester célibataire, parce que, aimant passionnément l’agriculture et la vie retirée, il savait qu’un petit nombre de femmes peuvent se résoudre à séjourner constamment à la campagne, et que celles qui acceptent cette situation s’y résignent de si mauvaise grâce, que les continuels ressentiments de leur ennui attristent ou révoltent leur mari, selon la nature de son caractère, et rendent souvent ainsi la vie commune intolérable.

Lors de l’un des voyages qu’il faisait à Genève pour le placement des produits de son domaine, M. Dumirail rencontra plusieurs fois, chez le marchand de bois qui lui achetait les coupes de ses futaies, la nièce de ce négociant, jeune femme de vingt ans à peine, veuve d’un riche cultivateur du pays de Vaud. Elle était sinon belle, du moins très-attrayante ; on lisait sur sa physionomie ouverte, intelligente et douce, la droiture de son esprit, la bonté de son cœur, le charme de son caractère. Cette jeune femme causa une vive impression à M. Dumirail. Elle était orpheline, veuve, sans enfants ; son patrimoine lui assurait une grande aisance. Cette dernière considération influa beaucoup sur les projets de mariage de M. Dumirail, non qu’il fût cupide, tant s’en fallait ; mais il pensait sagement que, si la jeune veuve, malgré la disproportion des âges, consentait à l’épouser, à partager sa retraite et ses goûts, elle saurait à quoi elle s’engageait et agirait librement, puisque les biens qu’elle possédait lui permettaient de choisir un époux à son gré ou de vivre indépendante.

M. Dumirail, homme loyal, pénétré de ses devoirs et certain de les dignement accomplir, adressa ses offres de mariage à la jeune veuve. Celle-ci, appréciant comme elle devait l’être la valeur morale de M. Dumirail et trouvant toutes les garanties de bonheur possible dans la parfaite conformité de leurs vœux, de leurs habitudes et dans leur sympathie mutuelle, accepta les propositions de M. Dumirail. La félicité que tous deux attendaient de cette union dépassa leur espoir ; le plus léger nuage ne l’obscurcit jamais, et, depuis plus de vingt ans qu’elle durait, les seuls chagrins dont M. Dumirail eût ressenti l’atteinte furent d’abord le passager refroidissement de madame San-Privato, sa sœur, très-vivement contrariée de le voir se marier à quarante ans, habituée qu’elle était depuis longtemps à penser qu’il resterait célibataire et à désirer qu’il en fût ainsi pour plusieurs motifs ; mais le temps et surtout la nécessité de s’accommoder d’un événement qu’elle ne pouvait empêcher effacèrent peu à peu (du moins en apparence) les ressentiments de madame San-Privato, et, plus tard, lors des divers séjours qu’elle fit chez son frère, au Morillon, elle vécut en très-bons termes avec sa belle-sœur.

L’autre chagrin dont souffrit longtemps M. Dumirail fut causé par la mort tragique de son frère Ernest, qu’il aimait de la plus vive affection, et qui (selon la croyance générale) avait été tué en duel par le peintre Wagner ; ajoutons enfin que M. Dumirail ne doutait pas que Jeane ne fût véritablement sa nièce, bien qu’il fût instruit de la coupable faiblesse de la mère de la jeune fille.

Charles Delmare, ainsi que nous l’avons dit, accompagna M. et madame Dumirail dans leur appartement, et bientôt l’entretien suivant commença :

— Mon cher voisin, — dit M. Dumirail à Charles Delmare, — depuis trois ans que s’est établie notre intimité, dont ma femme et moi nous nous félicitons chaque jour, nous vous considérons comme l’un des membres de notre famille ; aussi nous désirons vous consulter aujourd’hui sur l’une des plus graves déterminations que nous puissions prendre.

— Et, contre notre habitude, — dit à son tour madame Dumirail, — mon mari et moi, nous différons en quelques points de manière de voir au sujet de la résolution dont il s’agit.

— J’ajouterai, mon cher Delmare, que ma bonne Julie, après m’avoir soumis ses objections, voulant absolument subordonner sa décision à la mienne, je m’y suis refusé, parce que ses objections, je l’avoue, ont ébranlé mon opinion première. Or, dans ce doute, nous sommes convenus de vous soumettre la question.

— Votre confiance m’honore et me touche, j’y répondrai de mon mieux, — dit Charles Delmare d’un ton pénétré ; — de quoi s’agit-il ?

— D’un projet de mariage, — reprit M. Dumirail.

Et sa femme ajouta :

— D’un projet de mariage entre Jeane et Maurice…

— Je ne saurais être votre arbitre, — reprit Charles Delmare en tâchant de sourire, afin de dissimuler sa vive émotion, — mon jugement ne serait pas impartial.

— Pourquoi cela, mon ami ?

— Parce que je crois m’être aperçu depuis quelque temps que Jeane et Maurice éprouvent l’un pour l’autre un sentiment plus tendre que l’affection fraternelle, et, selon moi, leur mariage assurerait leur bonheur à venir… Vous le voyez donc, mes amis, je ne puis être, pour ainsi dire, juge en ma propre cause… car cette union me semblait très-désirable…

— Mon cher monsieur Delmare, votre réponse mettrait à l’instant fin à notre dissentiment, si mon mari et moi différions d’avis au sujet du mariage en lui-même, mais il n’en est pas ainsi.

— Sur quel point, madame, différez-vous donc d’opinion avec M. Dumirail ?

— Faut-il rapprocher ou reculer l’époque de cette union ?… Dans ce dernier cas, devons-nous instruire Jeane et Maurice de notre dessein ? Vaut-il mieux, au contraire le leur laisser ignorer ? Telles sont les questions secondaires, sans doute, mais cependant très-importantes, vous le voyez, qui nous divisent, ma femme et moi. Nous comptons sur les conseils de votre amitié éclairée pour mettre un terme à nos indécisions.

— En ce cas, je vous dirai : Mariez Maurice et Jeane le plus tôt possible. Mon opinion, à ce sujet, est encore renforcée par un incident de cette journée… incident dont j’ai été vivement frappé…

— Voulez-vous parler, mon ami, de l’offre faite à Jeane par Maurice de partager son trône de luzerne ?

— Cette circonstance a sa valeur, mais il s’agit d’une autre remarque.

— Laquelle donc, monsieur Delmare ?

— Madame, lorsque tantôt, après la fenaison, la récolte a été rentrée, grâce à la violente activité de Maurice, vous l’avez entendu, venant à vous, s’écrier : « Lorsque je veux une chose… il faut qu’elle soit… J’avais dit que le foin serait rentré avant la pluie, c’est fait… » Eh bien, je l’avoue, son accent, sa physionomie, son regard… m’ont, en ce moment, profondément impressionné… Je dirai plus…

— Pourquoi vous interrompre, mon cher Delmare ?

— En effet, toute réticence de ma part, en une circonstance aussi grave que celle-ci, aurait de graves inconvénients… vous saurez donc toute ma pensée. Or, tantôt, en voyant éclater sur la belle et virile figure de Maurice, cette indomptable énergie de vouloir qui le caractérise… en le voyant si jeune, si impétueux, je me disais : Si, au lieu d’être élevé sous vos yeux, instruit, formé au bien par vos conseils, par vos exemples, depuis son enfance ; si, au lieu de ressentir un goût décidé pour la vie des champs, d’avoir ainsi, pour ainsi dire, une ligne de conduite tracée d’avance… l’avenir de Maurice devait être livré aux hasards des circonstances imprévues… je serais très-alarmé.

— Cette alarme, mon cher Delmare, me semble naître de l’affection que vous portez à notre fils, — dit M. Dumirail ; — croyez-moi, ses bonnes qualités natives le sauvegarderaient assurément des passions mauvaises.

— Mon ami, je ne partage pas cette confiance absolue, reprit Charles Delmare ; en raison même de son naturel ardent, énergique, passionné, Maurice est accessible aux grands entraînements ; il sera toujours de ceux-là qui restent fidèles tant qu’ils vivent parmi les gens de bien, mais qui, dans un mauvais milieu, peuvent, plus aisément que d’autres, se laisser égarer ; aussi faut-il surtout les préserver des tentations du mal, en un mot, de l’occasion de faillir… tant qu’ils sont dans l’âge de l’effervescence des passions. Aussi, je ne saurais trop le répéter, mariez Maurice le plus tôt possible… son cœur vient de s’éveiller à l’amour. Il aime Jeane, il en est aimé : tous deux sont purs. Cette union, grâce à Dieu, ne sera pas de celles où l’époux apporte à la jeune épouse une âme déjà flétrie, des sens blasés ; le mariage sera pour ces deux jeunes gens le plus doux des liens ; Maurice se passionnera pour sa femme ; plus tard, pour ses enfants et pour ses devoirs de père ; ces devoirs, il les accomplira avec la chaleur de cœur, la puissance de volonté qui le caractérisent ; cette existence paisible, laborieuse, qui lui plaît, déjà tant, lui deviendra plus chère encore partagée par une compagne bien-aimée, entouré d’une jeune famille ; ainsi s’écouleront pour lui, dans l’enchantement prolongé d’un premier amour, la période de vingt à vingt-six ou vingt-huit ans, ces années les plus critiques de l’homme ; dès lors, ainsi qu’on le dit vulgairement, le pli sera pris, la pratique et l’amour des vertus domestiques seront pour jamais enracinés dans l’âme et, qui mieux est, dans les habitudes de Maurice. Ses enfants grandiront, il faudra songer à leur établissement ; de sorte que, les devoirs s’ajoutant aux devoirs, Maurice, sans risquer de faillir, atteindra la maturité de l’âge, au milieu des plus douces joies de la famille et des graves préoccupations qu’elle engendre ; il vivra, il aura vécu, dans cette solitude, aussi heureux que vous et votre douce compagne… Hâtez donc, je vous le répète, le mariage de Maurice et de Jeane… ce mariage contient en germe leur félicité à venir…

Après avoir écouté, ainsi que sa femme, avec une attention profonde, les conseils de leur ami, conseils auxquels son expérience des passions orageuses et sa connaissance des hommes donnaient une irrécusable autorité, M. Dumirail reprit :

Il faut marier Jeane et Maurice le plus tôt possible… tel était, tel est encore mon avis, mon cher Delmare, surtout après vous avoir entendu ; cependant, je diffère avec vous d’opinion, en ceci… que, sans être aveuglé par la tendresse paternelle, je suis persuadé que Maurice, doué comme il l’est par la nature, élevé comme il l’est par sa mère et par moi… enfin, profondément imbu des excellents conseils que vous lui avez souvent donnés, sortirait sans malencontre des épreuves où vous verriez pour lui une occasion possible de défaillance… mais, quoi qu’il en soit, je crois, ainsi que vous, opportun de hâter l’union de ces deux enfants, contre l’opinion de ma chère Julie… beaucoup moins rassurée que moi sur la solidité des principes de notre fils.

― Je l’avoue, malgré les réflexions de M. Delmare, ma connaissance certaine du caractère de Maurice me confirme dans mon opinion, — reprit madame Dumirail ; — plus que jamais je me demande, et je vous le demande à tous deux, est-il prudent de marier si tôt Maurice ? Ne serait-ce pas encourir une grande responsabilité que de lui confier si jeune la destinée de Jeane, notre fille adoptive ? Ne serait-il pas plus sage de retarder ce mariage de quelques années, pendant lesquelles nous pourrions du moins voir réaliser les espérances si bien fondées que nous donne notre fils ? Son caractère, complétement formé, nous offrirait alors des garanties durables pour le bonheur de Jeane.

— Madame, — reprit Charles Delmare, — votre principale objection repose sur l’extrême jeunesse de Maurice… il a vingt ans passés, admettons que vous reculiez l’époque de cette union jusqu’à ce qu’il ait vingt-quatre ans ou vingt-cinq ans ; certes, à cet âge, et ainsi que vous le dites, madame, le caractère d’un homme est désormais formé, trempé, mais à la condition expresse d’avoir été éprouvé… Or, pendant ce laps de temps, à quelles épreuves, à quelles tentations aura donc été exposé Maurice ?… Dieu merci ! à aucune. Telle est la douce uniformité de votre vie, qu’elle sera demain ce qu’elle est aujourd’hui. Cette existence heureusement exempte d’écueils lui suffit, plaît à ses goûts, les satisfait ; il n’en désire pas connaître d’autre. Enfant de nos montagnes, — me disait-il encore ce matin, — je veux y vivre et mourir… » Vous devez vous féliciter de cet attachement passionné au sol natal… l’encourager de tout votre pouvoir, car il n’entre pas, que je sache, dans vos projets de vous séparer de Maurice, de le faire voyager ?

— Non, certes ! — dit vivement madame Dumirail ; — je serais trop inquiète de savoir mon fils éloigné de nous !

— Cette inquiétude, je la partagerais, madame… Ainsi donc, selon toute probabilité, Maurice ne vous ayant jamais quittés, sera, dans quatre ou cinq ans, ce qu’il est aujourd’hui : rempli de tendresse et de vénération pour vous, essentiellement bon et généreux, ingénu, docile, ardent au bien, ignorant le mal et confiant comme toutes les âmes pures et droites… en un mot, plus que personne, capable d’assurer le bonheur de Jeane… Or, si vous admettez ceci, madame, qu’aurez-vous gagné à retarder ce mariage de plusieurs années ?

Madame Dumirail, frappée de la justesse de ce raisonnement, réfléchit, puis reprit :

— Je l’avoue… Si les qualités qui nous rendent mon fils si cher, loin de s’altérer, se raffermissaient encore… le retard du mariage de ces enfants n’aurait d’autre résultat que d’ajourner de quelques années leur bonheur.

— Et il en serait ainsi, ma chère Julie… car enfin je suppose… ce que je ne crois point… que notre fils soit assez faible pour faillir devant l’occasion ? Où est le danger, s’il ne rencontre pas cette occasion ?

— Que sais-je, mon ami !… un hasard ne peut-il pas la faire naître, même dans notre solitude ?

— Savez-vous, madame, ce qui pourrait amener presque fatalement pour Maurice l’occasion de faillir ? — dit gravement Charles Delmare. — Ce ne serait pas le hasard… mais un trop long délai apporté au mariage de ces deux enfants.

— Que voulez-vous dire, mon cher monsieur Delmare ?

— Je vais aborder, madame, un sujet d’une extrême délicatesse… mais, dans les conjonctures où nous sommes, l’on doit tout dire… tout prévoir…

— Parlez, de grâce…

— Le cœur de Maurice s’est éveillé… il ressent maintenant pour Jeane de l’amour… Ce sentiment prendra sur lui un violent et croissant empire ; il aura bientôt tous les caractères d’une ardente passion : il n’est pas de ces hommes qui peuvent aimer froidement, patiemment. Aussi, songez à sa douloureuse impatience s’il voyait beaucoup retarder l’époque de son mariage… Puis il ne s’agit pas seulement de Maurice, il aime… il est aimé enfin !… et j’ose à peine achever… rien n’est plus contagieux que l’effervescence d’un sentiment partagé… Moins que personne, je ne mets en doute les vertus de Jeane et l’honneur de Maurice ; mais ils sʼaiment, madame… ils s’aimeront de jour en jour davantage ; ils sauront que, dans quelques années, ils doivent être unis… les entraînements d’un premier amour sont souvent irrésistibles. Car, ne vous y trompez pas et croyez à la sûreté de mes observations, Jeane, malgré sa candeur, malgré son enjouement, est… d’une nature aussi ardente, aussi impétueuse que Maurice, quoique très-contenue par son éducation et par la réserve de son sexe… Ainsi ces deux enfants, passionnément épris l’un de l’autre, continueront de vivre dans une intimité de tous les instants… au fond de cette retraite… puis l’innocence est aveugle, a-t-on dit… cet aveuglement peut les précipiter à leur perte… ne tremblez-vous pas qu’un jour… ?

Et, s’interrompant, Charles Delmare ajoute avec émotion :

— Ah ! vous tressaillez, madame… vous m’avez compris… vous partagez mes craintes ?…

— Je l’avoue… monsieur Delmare… jusqu’à présent, ces appréhensions ne s’étaient pas présentées à mon esprit…

— Moi, je les ressentais, — ajouta M. Dumirail ; — cette cause, et d’autres encore, me faisaient désirer de hâter l’époque de ce mariage.

— Ce n’est pas tout encore, — reprit Charles Delmare, — et j’hésiterais à poursuivre, si je ne savais qu’une mère telle que vous, madame, peut et doit tout entendre, lorsqu’il s’agit de son fils… Je veux que l’honneur de Maurice domine l’impétuosité de sa passion ou que l’innocence de Jeane l’impose à ce point, qu’il se résigne au lointain ajournement de ses espérances ; mais, hélas ! madame, l’homme, surtout à vingt ans, n’est pas un pur esprit… et dans une organisation aussi puissante que celle de Maurice… le cœur n’est pas seul à s’éveiller…

— Votre pensée n’est que trop juste, mon ami, — reprit M. Dumirail ; — heureusement, la retraite où nous vivons et la délicatesse native de l’âme de Maurice, l’ont préservé, grâce à Dieu, d’une corruption précoce…

— Je le sais ; mais, songez-y, du moment où la passion et ses chaleureux ferments bouillonneront en lui… le calme de son adolescence sera troublé… son cœur restera, je n’en veux pas douter, fidèle à Jeane… mais… et là est encore ma crainte… peut-être cherchera-t-il dans une liaison subalterne, indigne de lui…

— Ah ! monsieur Delmare, — dit madame Dumirail avec dégoût, et interrompant Charles Delmare, — supposer mon fils capable de se dégrader à ce point !

— Ma chère Julie, le langage de notre ami est tel qu’il doit être, sincère, éclairé ; il prévoit tout, parce qu’il faut parer à tout ; il tient sagement compte des infirmités de l’humaine espèce.

— Ce n’est pas tout, cet égarement passager aurait moralement des conséquences funestes, — reprit Charles Delmare ; — car enfin, rien n’est à mes yeux et aux vôtres, sans doute, plus charmant, plus saint… que l’union de deux êtres d’une pureté pareille et, dans leur chaste ignorance, s’éveillant ensemble à des sensations nouvelles… mais, de plus, une union contractée en de telles conditions offre presque toujours une garantie de bonheur assuré… Elle laisse ainsi, dans l’âme des époux, un ineffaçable souvenir d’innocence et d’amour… Ah ! je vous en conjure, ne risquez pas de perdre ou de compromettre une chance de félicité certaine, en ajournant le mariage de ces deux enfants. Retardez-le… je le comprends, jusqu’à l’époque de la majorité de Maurice… c’est-à-dire jusqu’à la fin de l’automne… mais fiancez-les tous deux le plus tôt possible… Un dernier mot… les prévisions, les espérances les mieux fondées, les plus sages, sont quelquefois déjouées par les événements, je le sais ; mais le père et la mère de famille ont du moins accompli leur devoir sacré… lorsqu’après avoir longtemps étudié le caractère, l’esprit, les aptitudes, que dirai-je ? jusqu’à l’organisation physique de leur enfant, ils lui tracent la route qui doit, selon eux, le conduire au bonheur… Ce devoir accompli, si les hasards des événements ruinent les desseins du père de famille, du moins, sa conscience ne lui reproche rien…

— Eh bien ! chère Julie, tu as entendu notre ami… ton opinion est-elle modifiée ?

— Beaucoup. La justesse de plusieurs observations de M. Delmare me frappe. Je crois maintenant qu’il y aurait de graves inconvénients à reculer de beaucoup le mariage de ces enfants, et que nous devrons les instruire de nos projets. Seulement, la question est tellement grave, mon ami, que je désirerais soumettre à l’épreuve de deux ou trois jours de réflexion avec moi-même l’adhésion à peu près complète que je viens de donner à ta manière de voir à propos de cet acte si important.

— À merveille ! ma chère amie, réfléchis à loisir ; une décision immédiate n’est pas indispensable ; mais… — ajouta en soupirant M. Dumirail soudain attristé, — il nous reste à consulter notre ami… sur un sujet bien douloureux… que nous nous efforçons toujours en vain d’éloigner de notre souvenir.

Et, portant sa main à ses yeux humides, M. Dumirail ajouta :

— Ah ! mon pauvre frère… mon pauvre Ernest !

À ces mots, Charles Delmare tressaillit, et, malgré son empire sur lui-même, pâlit légèrement. Il s’agissait de M. Ernest Dumirail, qu’il avait, sous le nom de Wagner, tué autrefois en duel.


VI

M. Dumirail, n’ayant, non plus que sa femme, remarqué l’émotion de Charles Delmare, se recueillit un moment, et, de plus en plus péniblement affecté, reprit :

— Mon cher ami, il est parfois, dans les familles les plus honorables, certains souvenirs cruels et honteux, objets d’un deuil caché, mais éternel : l’un de ces deuils pèse sur nous… Oui… nous vous avions tu jusqu’ici ce secret ; vous saurez tout à l’heure quelle cause nous oblige de sortir de notre réserve.

Et M. Dumirail ajouta d’une voix profondément altérée :

— Mon frère Ernest… le père de Jeane… a été tué en duel… par un misérable spadassin nommé Wagner…

— J’ignorais ce malheur domestique ; je conçois votre chagrin… Cette perte a dû être pour vous irréparable, — reprit Charles Delmare, tâchant de rester maître de soi et cependant sentant l’ignominie du mensonge hypocrite que lui imposait la nécessité ; — vous aimiez sans doute tendrement votre frère ?

— Mon ami, — reprit M. Dumirail d’une voix palpitante d’émotion et de haine contenue, — il y a bientôt dix-huit ans… que ce malheur m’a atteint, et Julie vous dira qu’il ne se passe pas de jour où ce souvenir ne saigne encore dans mon cœur, et maintenant ce sera pour moi une sorte de consolation que de n’être plus forcé de me contraindre envers vous… sur ce pénible sujet, ainsi que par le passé… Pauvre Ernest !… — Et un éclair sinistre brilla dans les yeux humides de M. Dumirail, dont le regard était d’ha- bitude si bienveillant. — J’en jure Dieu ! sans les prières, sans les larmes de ma femme… je partais pour la Suisse… afin d’aller venger la mort de mon frère… ou de périr !

— Grâce à Dieu, j’ai pu détourner mon mari de son funeste dessein ! — ajouta madame Dumirail ; — notre famille aurait eu peut-être deux malheurs à déplorer au lieu d’un !

― Ce qui rendait mon chagrin plus affreux, ma soif de vengeance plus légitime, — reprit M. Dumirail, — c’est que mon frère recevait la mort de la main du séducteur de sa femme ; car, sachez-le bien, mon ami, la mère de Jeane, qui, depuis deux années de mariage, donnait l’exemple des plus touchantes vertus, avait cédé à un inexplicable moment d’égarement : démentant son passé, jusqu’alors irréprochable, elle succombait à une détestable séduction. Mon frère, instruit de son déshonneur, provoqua ce Wagner. Dans ce duel, Ernest fut frappé à mort, après avoir blessé grièvement son adversaire.

— Ah ! malheur à moi !… Si M. Dumirail apprenait que je suis le meurtrier de son frère, je serais à jamais séparé de ma fille, sans espoir, sans moyen de me rapprocher d’elle ! — pensait Charles Delmare avec épouvante.

Et il ajoutait tout haut :

— Espérons, mon ami, qu’un jour l’oubli…

— L’oubli ! — répondit M. Dumirail. — Est-ce que la présence de Jeane, innocente enfant, irresponsable des désordres de sa mère… ne nous rappelle pas sans cesse que cette malheureuse femme a, par son inconduite, causé le meurtre de mon frère ?

— Monsieur Delmare, — reprit madame Dumirail, — nous vous confions ces tristes détails parce que, plus que jamais, nous avons besoin des avis de votre amitié, aussi dévouée qu’éclairée. Telle est la question : Dans l’éventualité d’un mariage, maintenant presque certain, devons-nous instruire Maurice de l’inconduite de la mère de Jeane, ou épargner à notre fils cette pénible révélation ?

— Quoi ! madame, vous hésiteriez à la lui épargner ?

— Permettez, monsieur Delmare, nous lui cacherions ce triste secret si nous avions la certitude que Maurice l’ignorera toujours. Madame Dumirail mérite au moins autant d’être plainte que d’être blâmée… car, du moins, elle a noblement expié sa faute, en vivant jusqu’à la fin de ses jours dans une solitude absolue, sans mériter, dit-on, un seul reproche ; mais, malheureusement, Maurice peut apprendre d’ailleurs ce dont nous lui ferions un secret ; et, s’il épouse sa cousine, n’aura-t-il pas le droit de nous reprocher un jour, comme un manque de confiance, notre silence sur un objet aussi grave que l’inconduite de la mère de sa femme ?

— Mais, madame, qui instruirait Maurice de cette triste aventure ?

— Peut-être ma sœur… car nous l’attendons ce soir, ainsi que son fils, — reprit M. Dumirail ; — et, si Maurice apprenait d’eux ces malheurs de famille, ne vous semble-t-il pas qu’il pourrait se trouver blessé de ce qu’en lui proposant d’épouser sa cousine, nous l’ayons laissé dans l’ignorance d’un fait qui pouvait modifier sa résolution ?

— Lui… votre fils… lui, tel que nous le connaissons, le croyez-vous capable de rendre Jeane solidaire de la faute de sa mère ?

— Non, assurément, mon ami ; mais alors pourquoi craindre de lui confier ce triste secret avant son mariage avec Jeane ?

— Pourquoi ?… Parce qu’il aura nécessairement alors une fâcheuse opinion de la mère de sa femme. Or, à quoi bon causer à Maurice ce chagrin ? à quoi bon le désaffectionner d’une personne de sa famille… d’une personne qu’il est habitué à respecter en entendant chaque jour Jeane parler de sa mère avec autant d’attachement que de vénération ?… À quoi bon créer un désaccord, secret, sans doute, mais regrettable, entre Jeane et Maurice, puisqu’il lui faudra la plaindre d’être ainsi aveuglée sur la valeur morale qu’elle accorde à sa mère ? Vous craignez, dites-vous, que madame San-Privato ou son fils n’instruise Maurice de ce que je vous engage à lui taire ? Soit ; mais, en ce cas, vous seriez du moins innocents de cette révélation fâcheuse, et, de plus, vous pourriez alors atténuer le mal qu’elle produirait en disant à Maurice ce que disait tout à l’heure madame Dumirail : « Que la mère de Jeane était au moins autant à plaindre qu’à blâmer. »

— Qu’en penses-tu, Julie ? — reprit M. Dumirail après un moment de silence et de réflexion ; — peut-être notre ami a-t-il raison… En ce cas, ne vaudrait-il pas mieux garder à ce sujet le silence envers Maurice ?

— Je l’avoue… je ne sais trop maintenant que résoudre, — répondit madame Dumirail au moment où Maurice entra dans le cabinet de son père, en disant :

— Voici ma tante… on aperçoit la voiture qui monte au pas la rampe de la terrasse.

Maurice prononça ces mots avec l’accent d’une sorte de contrariété, dont fut d’autant plus surpris Charles Delmare, que, dans la matinée, le jeune homme avait paru très-joyeux de la prochaine arrivée de sa tante et de son cousin.

— Allons recevoir ma sœur, — reprit M. Dumirail.

Et, s’adressant à Charles Delmare :

— Vous me permettez de vous présenter à ma sœur comme notre meilleur ami ?

— Je suis fort sauvage, et, vous le savez, très-peu désireux de nouvelles connaissances ; mais, madame votre sœur devant passer quelque temps ici… cette présentation est indispensable… Je m’y soumettrai donc de la meilleure grâce du monde.

— Maurice, — dit madame Dumirail au moment de quitter l’appartement, — où est donc Jeane ?

Ces mots, auxquels il eût la veille répondu sans le moindre embarras, firent, malgré lui, rougir Maurice, et, quoiqu’il n’eût pas adressé un mot à sa cousine depuis la scène de la fenaison, incident puéril, mais qui l’avait éclairé sur la nature de son sentiment pour Jeane, il se sentit troublé par la question si naturelle de sa mère, et, croyant que tous les regards attachés sur lui cherchaient à pénétrer son tendre secret, baissa les yeux, rougit davantage, et l’ingénu fut sur le point de répondre comme Caïn : « M’avez-vous donc donné Jeane à garder ?… » mais il balbutia seulement :

— Je n’ai pas vu ma cousine depuis tantôt… après la rentrée des foins… Je… je… crois qu’elle… est allée s’habiller pour dîner.

Ce disant, Maurice essuya de grosses gouttes de sueur qui tombaient de son front empourpré ; puis, pour dissimuler sa confusion, sortit précipitamment en disant :

— Je vais au-devant de ma tante et de mon cousin.

Apparent empressement qui s’accordait mal avec la très-visible contrariété que la venue des San-Privato causait à Maurice, et dont Charles Delmare, très-observateur, s’était seul jusqu’alors aperçu. Il dit en souriant à M. et à madame Dumirail :

— Avez-vous remarqué le trouble, la rougeur de ce pauvre Maurice au seul nom de Jeane ?

— Certainement, répondit M. Dumirail, — et l’embarras de Maurice suffirait à nous éclairer, si nous pouvions douter de…

M. Dumirail fut interrompu par l’arrivée de sa nièce venant de l’intérieur de l’appartement, tandis que Maurice en sortait par la porte extérieure. Le regard le moins attentif eût été frappé du soin minutieux qui avait présidé à la toilette de Jeane, vêtue de sa robe la plus fraîche, portant des bottines toutes neuves, et ayant, pour la première fois, eu l’idée d’entremêler avec goût quelques fleurs de grenadier d’un pourpre éclatant au milieu des tresses de ses magnifiques cheveux blonds dorés ; cette coiffure lui seyait à ravir. Ces symptômes de coquetterie naïve n’échappèrent pas à M. et à madame Dumirail. Ils adressèrent un regard d’intelligence à Charles Delmare, qui contemplait avec un ravissement contenu la beauté de sa fille… Jamais elle ne lui avait semblé plus charmante.

— Mon Dieu ! chère Jeane, comme tu deviens coquette ! — dit affectueusement madame Dumirail ; — c’est la première fois que je te vois coiffée avec des fleurs naturelles… Tu as eu là une excellente idée… cette coiffure te va fort bien !

À son tour, et comme Maurice, la jeune fille baissa les yeux, rougit, se troubla, redoutant d’avoir imprudemment trahi, par la recherche inusitée de sa parure, le secret de son cœur ; aussi commit-elle un énorme mensonge en répondant :

— J’ai eu l’idée de me coiffer ainsi… à cause… à cause… de l’arrivée de ma tante San-Privato…

— Tu as eu raison, c’était une gracieuse manière de fêter sa venue, chère enfant ! Allons donc à sa rencontre et précède-nous, car tu es la plus ingambe, — reprit madame Dumirail.

Puis elle dit à demi-voix à son mari et à Charles Delmare :

— Décidément, je suis bien près d’être tout à fait de votre avis et de dire, comme vous : « Il faut marier ces enfants le plus tôt possible. »


VII

Le jour touchait à sa fin lorsque Charles Delmare, M. et madame Dumirail, Jeane et Maurice, groupés devant la porte principale du Morillon, s’apprêtaient à recevoir madame San-Privato et son fils.

Bientôt s’arrêta devant le perron une vieille calèche attelée de trois chevaux de poste et fermée par des vasistas, espèce de melonnière (selon le langage des postillons gouailleurs) nullement construite pour le voyage et déjà disloquée par les cahots de la route. Ce véhicule avait été loué à Paris pour la circonstance par madame San-Privato. Un domestique, assis sur le siége de la voi- ture, à côté d’une femme de chambre, vint ouvrir la portière de la voiture, d’où descendirent les nouveaux arrivants. Ils furent accueillis avec une simplicité cordiale par leurs parents, qui insistèrent pour les conduire directement à la salle à manger ; mais la Parisienne objecta que ni elle ni son fils n’étaient présentables, et demanda pour tous deux la grâce de se retirer dans leur appartement, afin d’y faire leur toilette du soir.

Les Dumirail, souriant légèrement de cet excès de formalisme, allèrent dans le salon attendre leurs hôtes, qui, après trois quarts d’heure, revinrent, ainsi qu’ils disaient, présentables, à savoir, vêtus avec autant d’élégance et de recherche que s’ils se rendaient à un dîner d’apparat.

La sœur de M. Dumirail atteignait sa cinquantième année ; mais, grâce à sa taille svelte, à sa tournure juvénile et surtout aux mystérieuses ressources qu’une femme, jadis fort jolie, fort galante et résolue de ne point vieillir, trouve dans les arcanes du cosmétique, madame San-Privato semblait, au plus, âgée de trente-huit à quarante ans. Ses cheveux, ses sourcils étaient d’un noir de jais ; une imperceptible couche de carmin animait ses joues ; enfin, ses lèvres, d’un rose beaucoup trop vif pour n’être pas emprunté, laissaient voir des dents d’une blancheur éclatante. Son sourire séducteur, son regard caressant, sa voix insinuante, vestiges indélébiles de ses anciennes habitudes de coquetterie, contrastaient parfois avec une sorte d’étourderie sénile, d’air évaporé, toujours malséant à son âge, rien n’étant plus déplaisant et plus ridicule qu’une vieille linotte avec son gazouillis chevrotant et ses caduques prétentions de gentillesse et de joliesse.

Albert San-Privato, âgé de vingt-quatre ans, de taille moyenne et frêle, de l’extérieur le plus distingué, affectait légèrement la roideur anglaise ; ses traits fins et purs, presque imberbes, d’une délicatesse féminine et d’une pâleur transparente, étaient ravissants ; ses yeux, d’un brun velouté, hardis et pénétrants, se frangeaient de longs cils, plus foncés que sa chevelure châtain clair, naturellement ondée ; son sourire spirituel et imperceptiblement sardonique, son menton fermement accusé, son port de tête un peu altier, familier à ceux qui, selon le terme consacré, regardent de haut, et surtout son regard profond, tempéraient ce que l’on pouvait reprocher de trop joli aux traits d’Albert San-Privato. Vêtu avec une élégance du meilleur goût, irréprochablement chaussé, selon que le voulait la saison d’été, de bas de soie blancs écrus et de souliers vernis qui mettaient en valeur la petitesse de son pied, que plus d’une femme eût enviée, le jeune diplomate, parfumé, recherché, soigné, comme on dit, jusqu’au bout des ongles, portait à la boutonnière de son habit une triple chaînette d’or à laquelle brillaient les insignes de plusieurs ordres étrangers.

En somme, la personne d’Albert San-Privato offrait un ensemble remarquablement attrayant.

Nous insistons sur ces détails, parce que, si puérils qu’ils semblent peut-être, ils avaient une importance dont Charles Delmare, le seul peut-être, saisit tout d’abord la portée, grâce à son esprit observateur, à sa longue expérience des hommes et des choses. En effet, placé à l’écart, au fond du salon, au moment où les San-Privato firent leur entrée, il fut d’abord frappé du contraste saisissant que présentaient l’extérieur et la physionomie des deux cousins ; car, Albert et sa mère étant arrivés à la nuit tombante et ayant aussitôt gagné leur appartement, Charles Delmare, ainsi que Jeane, les rencontrant pour la première fois, ne put d’abord que les entrevoir.

Nous le répétons, l’extérieur de la physionomie des deux cousins présentait un contraste saisissant.

Que l’on se figure Maurice Dumirail, de qui la taille dépassait cinq pieds dix pouces, taillé en hercule adulte, le visage large, mâle, ouvert, haut de couleur, hâlé par la bise, le regard franc, le sourire ingénu, l’attitude simple et dégagée, se mouvant à l’aise dans ses larges vêtements quasi campagnards ; Maurice, en un mot, représentait, au physique, l’image de la force, de la jeunesse et de la santé dans leur vigoureuse plénitude, et, au moral, l’image de la loyauté, de l’énergie, de la candeur et de l’inexpérience, de ce que l’on est convenu d’appeler les façons du monde. Que l’on se figure ainsi Maurice, et qu’on le compare à son cousin, d’une stature au-dessous de la moyenne, frêle, chétif, conséquemment très-mince, et, il faut le dire, d’une tournure remplie de grâce et de distinction ; coquet, pimpant, musqué, décoré de plusieurs ordres, ajusté avec un goût parfait, qui rehausse sa charmante figure fine, délicate et pâle, se présentant dans le salon avec l’aisance un peu hautaine de l’homme du monde accompli.

— Hélas ! combien il en est peu qui sauront préférer la simplicité rustique de l’extérieur de Maurice, sa beauté mâle et douce, à l’extérieur d’Albert San-Privato ! — pensait Charles Delmare examinant avec une attention profonde l’impression que causa sur les divers personnages réunis dans le salon l’aspect du jeune diplomate.

M. Dumirail, homme de sens et de bon jugement, incapable de prévention, trouvait son neveu le plus joli garçon du monde, lui reprochant cependant, à part soi, d’avoir l’air un peu poupée, souriait et se demandait ce qu’il adviendrait de ce frêle et élégant Adonis, s’il entreprenait de vouloir, comme Maurice, chasser pendant six heures les coqs de bruyère ou les chamois, en gravissant les rocs et franchissant les précipices, ou bien encore si Albert essayait de tenir de sa petite main blanche et fluette le manche d’une charrue à six bœufs, ainsi que le faisait parfois Maurice, afin d’enseigner les laboureurs novices.

Cependant, à ces premières critiques d’une innocente malice succéda dans l’esprit de M. Dumirail un sentiment sérieux et d’une source élevée : il éprouvait une considération sincère pour son neveu, qui déjà portait à sa boutonnière plusieurs distinctions honorifiques, récompense méritée, sans doute, de ses brillants débuts dans la carrière diplomatique.

Madame Dumirail (et Charles Delmare lisait avec inquiétude ce secret ressentiment sur les traits de cette femme douée de tant de raison et d’un esprit si droit) madame Dumirail ne put d’abord cependant, ô mystère du cœur maternel ! ne put d’abord cacher l’expression d’une sorte de jalousie involontaire en comparant l’extérieur de son neveu à l’extérieur de son fils. Oui, pour la première fois de sa vie, elle trouva Maurice trop robuste et trop frais. Puis, la rectitude de son esprit reprenant le dessus, cette mère si intelligente se reprocha sévèrement une velléité de préférence injuste, absurde, et conclut sainement que Maurice et Albert étaient tous deux doués d’avantages physiques tellement dissemblables, que l’on ne pouvait établir entre eux de comparaison.

Charles Delmare avait, depuis longtemps, scruté, étudié, approfondi jusqu’au vif le caractère, l’esprit, le cœur, l’organisation de sa fille, et, sachant, grâce à son expérience des femmes, combien une première impression est parfois influente, souvent même décisive, sur les natures nerveuses, passionnées, sensitives, ainsi que l’était Jeane, il redoublait d’attention, s’efforçant de deviner sur la physionomie de celle-ci ce qu’elle éprouverait à l’aspect de San-Privato. Trop sincère, trop candide et ressentant d’ailleurs trop vivement pour rien dissimuler, elle ne dissimula rien.

Jeane, lorsque Albert parut, jeta d’abord sur lui un regard discret, mais empreint d’une certaine curiosité concevable à l’égard d’un proche parent jusqu’alors inconnu ; puis, à mesure qu’elle contemplait son cousin, le regard de la jeune fille, de plus en plus arrêté, se prolongea au delà des bornes d’une simple curiosité. Jeane eut bientôt conscience de cette légère inconvenance, rougit et baissa les yeux ; mais presque aussitôt, et comme si elle eût, contre son gré, obéi à une attraction invincible, elle leva de nouveau les yeux sur Albert, et ils rencontrèrent le regard fixe et profond du jeune diplomate. Soudain, une sorte de frisson électrique donnait à Jeane (nous ne saurions mieux rendre notre pensée que par une trivialité), donnait à Jeane la chair de poule… et, pendant un instant, une secrète angoisse contractait son angélique figure ; puis, redressant le front, elle attachait de nouveau les yeux sur Albert, mais cette fois avec une expression de défi, de dédain et presque d’aversion.

Ces nuances, que nous sommes obligé d’accuser trop fortement peut-être, afin de les rendre sensibles, ces nuances presque insaisissables dans leur rapidité fulgurante, Charles Delmare, cependant, les saisit… Il était père, il idolâtrait sa fille, il la connaissait, nous le répétons, mieux qu’elle ne se connaissait elle-même et mieux que personne de la famille Dumirail ; aussi les remarques qu’il fit lui causèrent une anxiété profonde.

Enfin Maurice, toujours loyal, bienveillant, ouvert, et qui, le matin même (il n’avait pas encore, il est vrai, lu clairement son amour pour Jeane), Maurice, disons-nous, qui, le matin même, parlait affectueusement de son cousin à Charles Delmare, et qui jamais n’avait éprouvé l’ombre du sentiment de l’envie, souriait avec une jalouse amertume en admirant le charmant Parisien, et, regrets cruels, mais, hélas ! tardifs, Maurice regrettait de ne s’être point affublé d’un habillement de drap noir complet qu’il abhorrait et ne consentait à vêtir qu’aux grands jours ; de plus, il gémissait de n’avoir point emprisonné son cou dans une cravate blanche, et, remarquant la fraîcheur des gants paille sous lesquels se dessinait la main effilée de son cousin, il jetait un regard désolé sur ses brunes et robustes mains aux ongles émoussés par les travaux des champs, songeant, stérile remords ! qu’il possédait une paire de gants presque neufs en castor olive, et qu’enfin il aurait pu chausser des escarpins cirés au lieu de ses gros souliers et de ses guêtres de cuir ; aussi Maurice, attristé, écœuré, confus de la rusticité de son extérieur, n’osait lever les yeux sur Jeane.

Ces impressions multiples, causées par la présence d’Albert San-Privato, et si longuement détaillées ici, parce qu’elles ont une importance extrême au point de vue de notre récit, furent presque aussi instantanées que la pensée ; car, quelques moments après l’entrée de sa sœur et de son fils dans le salon, M. Dumirail, prenant le bras de madame San-Privato, lui dit gaiement :

— Je te sais gré de ton ébouriffante toilette et je remercie mon neveu, monsieur l’ambassadeur en herbe, d’avoir fait pour nous l’exhibition de ses décorations, récompense de son mérite ; j’ajoute ceci sérieusement, chère sœur : mais vous mangerez un dîner détestable ! Voilà plus d’une heure qu’il attend, à la grande désolation de notre vieille Fanchon, la cuisinière. Il est donc dit que tu voudras toujours jouer à la grande dame au vis-à-vis de nous autres, bons paysans du Jura ! Et, sur ce, à table, à table !

Albert offrit, avec une courtoisie pleine de déférence, son bras à sa tante, en s’excusant respectueusement d’avoir, ainsi que sa mère, retardé l’heure habituelle du dîner. Charles Delmare, selon sa coutume, donna son bras à Jeane, et Maurice, marchant derrière eux, dit à la jeune fille d’une voix basse, oppressée, presque alarmée :

— Jeane, tu ne connaissais pas notre cousin, tu le connais maintenant : comment le trouves-tu ?

— Moi ? — répondit la jeune fille aussi à demi-voix, — je le déteste !


VIII

Le dîner commença. Le valet de chambre d’Albert avait subi la même transformation de toilette que son maître, et, vêtu de noir, ganté de fil blanc, il vint, une serviette sous le bras, se planter debout derrière la chaise de madame San-Privato, en regardant d’un air quelque peu narquois les deux servantes chargées de veiller aux besoins des convives, M. Dumirail n’ayant d’autres serviteurs qu’un cocher et un palefrenier.

Les premiers moments du dîner furent assez silencieux. Madame San-Privato et son fils, visiblement préoccupés de savoir qui était Charles Delmare, l’observaient avec une attention particulière. Il semblait lié par une étroite intimité aux maîtres de la maison, puisqu’il prenait part à ce dîner de famille ; puis Jeane et Maurice l’appelaient familièrement leur cher maître, et, quoiqu’il fût vêtu sans façon d’une veste de velours lustré par la vétusté, une sorte d’élégance naturelle, la parfaite aisance de ses manières, la rare distinction de ses traits, ses belles mains blanches aux ongles longs, roses et polis, qui attestaient un soin minutieux de sa personne, enfin ce je ne sais quoi qui décèle l’homme du monde, et du meilleur monde, persuadaient à madame San-Privato et à son fils que l’inconnu n’était pas un provincial. Puis il avait plusieurs fois attaché son regard froidement pénétrant sur le jeune diplomate, comme s’il eût voulu le préjuger d’après l’examen attentif de sa physionomie ; Albert, non moins perspicace que son observateur, croyant remarquer que l’examen dont il se sentait l’objet n’était pas dicté par une excessive bienveillance, éprouvait un vague instinct de défiance à l’égard de Charles Delmare. Quant à madame San-Privato, elle n’éprouvait qu’une assez vive curiosité au sujet de l’inconnu ; cette curiosité, M. Dumirail la satisfit en disant à sa sœur :

— Ma chère amie, dans ma hâte de te conduire à la salle à manger, j’ai oublié de te présenter notre meilleur ami… M. Delmare.

— Je suis enchantée, monsieur, de rencontrer ici le meilleur ami de mon frère ; j’ose espérer que, mon fils et moi, nous ne quitterons pas le Morillon sans avoir aussi quelque part à votre amitié, — dit madame San-Privato de sa voix la plus insinuante.

— Je suis très-sensible, madame, au bienveillant désir que vous me faites l’honneur de me témoigner, — répondit poliment Charles Delmare s’inclinant sur sa chaise.

Et il reprit à demi-voix un entretien commencé avec Jeane, auprès de qui il se trouvait placé à table.

— Plus de doute, — pensait Albert San-Privato, ce qui me semblait d’abord très-singulier m’est maintenant révélé. Les manières parfaites, l’extérieur éminemment distingué de ce monsieur si mal vêtu, ne m’étonnent plus… Évidemment ce doit être l’ex-beau Delmare, de qui j’ai souvent entendu parler par les vétérans de l’élégance parisienne, entre autres par Richard d’Otremont, qui, très-jeune alors, a été, pour ainsi dire, le pupille fashionable du beau Delmare. Il sera venu cacher sa ruine au fond du Jura. Mais comment et pourquoi est-il ici, sur un pied d’étroite intimité ? Pour quels motifs, si je ne me trompe, semble-t-il assez contrarié de nous voir arriver céans, ma mère et moi ?

Puis, regardant Charles Delmare à la dérobée, mais avec une attention croissante, Albert se dit, en jetant tour à tour les yeux sur lui et sur Jeane :

— C’est étrange… Mais j’y songe… quel souvenir !

Les réflexions d’Albert San-Privato furent interrompues par sa mère, qui, donnant avec assez d’adresse, et, si cela peut se dire, la réplique à son fils, afin de le mettre en valeur, voulait amener la conversation sur les différents pays où il avait successivement résidé avant d’être secrétaire de l’ambassade de Naples à Paris ; car sa carrière diplomatique l’avait tour à tour conduit en Russie, au Mexique, en Allemagne et en Toscane. Albert essaya de décliner la secrète sollicitation de sa mère et de changer brusquement le cours de l’entretien en disant à M. Dumirail :

— Avant de quitter Paris, mon cher oncle, j’ai rencontré chez M. le ministre des affaires étrangères M. de Morainville ; je lui ai demandé ses commissions pour vous en lui apprenant que je venais passer un mois ici. Il m’a chargé de vous réitérer l’assurance de sa vive et constante amitié, se mettant toujours à votre service. Or, à ce sujet, mon cher oncle, j’ai peut-être commis une indiscrétion.

— Comment cela, mon ami ?

M. de Morainville, par son extrême influence à la chambre et par sa haute position au ministère des affaires étrangères, jouit d’un très-grand crédit. Je me suis permis de m’autoriser auprès M. de Morainville des liens de famille qui m’unissent à vous pour lui recommander très-instamment la prise en considération d’une pétition très-importante relative aux intérêts de plusieurs de mes nationaux.

— Je serais enchanté, mon cher Albert, que, grâce à moi, M. de Morainville pût t’être utile, à toi ou à ceux auxquels tu t’intéresses. Je n’ai ni n’aurai jamais rien à solliciter de lui, personnellement ; use donc à ton gré du peu de crédit que je puis avoir auprès de cet important personnage, à qui j’ai rendu, je l’avoue, quelques services électoraux, d’ailleurs de tout point d’accord avec mes opinions.

Madame San-Privato, devinant que son fils éludait le récit de ses voyages, revint sur ce sujet, et Albert, quoiqu’il eût, soit par modestie, soit par un autre motif, refusé de se rendre au désir de sa mère, qui voulait le faire briller aux yeux des habitants du Morillon en leur racontant ses voyages, non-seulement cette fois s’exécuta de bonne grâce, mais s’efforça de captiver son auditoire. Il y réussit, car il s’exprimait avec une facilité remarquable ; sa parole, toujours choisie, était vive et colorée. Écouté avec un intérêt croissant, il méritait de l’être : il peignait en quelques traits saisissants l’aspect, les mœurs, en un mot, la physionomie des diverses contrées parcourues par lui, abonda en anecdotes piquantes sur les cours de l’Europe qu’il avait fréquentées, disant souvent à ce propos : « L’empereur et l’impératrice de Russie m’ayant fait l’honneur de m’inviter à…, etc., » ou bien : « Son Altesse Monseigneur le grand-duc de Toscane, m’ayant déjà comblé de bontés, voulut bien me… etc., » ou bien encore : « Le roi de Bavière, qui daignait me traiter avec une distinction si particulière que j’en demeurais confondu, m’assurait un jour que… etc., etc. »

Mais, en énumérant un jour les souverains dont il s’était trouvé rapproché, grâce à ses fonctions diplomatiques, et qui, selon lui, le traitaient avec une bonté ou une distinction toute particulière, Albert San-Privato, doué d’infiniment de tact et de savoir-vivre, donnait à son accent une expression de gratitude respectueuse qui ne permettait pas de l’accuser de céder à un sentiment de vanité ridicule en énumérant ainsi ses interlocuteurs couronnés ; puis il fit un tableau éblouissant de plusieurs fêtes de cour auxquelles il avait assisté, citant les noms des beautés les plus à la mode, princesses, duchesses ou marquises, tour à tour reines de ces bals splendides, lesquelles lui avaient aussi fait l’honneur de lui dire ceci ou cela ; il décrivait leurs toilettes merveilleuses, ou bien, abordant des sujets plus graves, mais toujours intéressants, il esquissait le portrait de quelques hommes d’État célèbres en Europe, auxquels il avait aussi l’honneur de dire, etc., etc.

Il racontait encore les délices de Florence la Belle, la ville des fleurs et des plaisirs, ce rendez-vous de tous les voluptueux de l’Europe, où, plongé dans un doux farniente, par la molle tiédeur d’un printemps éternel, on se laisse vivre au milieu du parfum des roses et de l’enchantement des arts.

Puis, à ces riants tableaux, où les grands pins à parasol couvrent de leur ombre les fontaines de marbre blanc, tandis qu’au loin le soleil jette ses reflets vermeils sur les portiques et les statues, succédait, contraste saisissant, l’aspect glacial de la Russie, la neige de ses steppes immenses qui ressemblent au blanc linceul d’un monde : hivers formidables suivis d’étés soudains et sans printemps, où verdure, feuillage, fleurs et fruits surgissaient des frimas aussi subitement qu’une décoration d’opéra.

San-Privato racontait encore son récent voyage au Brésil, la végétation splendide de ses forêts vierges, dont les oiseaux bleus, pourpres, verts, couleur de feu, ont l’éclat des pierreries ; le Brésil avec ses esclaves, leurs mœurs étranges, ses indolentes créoles bercées dans des hamacs aériens, tandis que leurs femmes agitent les grands éventails de plumes de paon ; mais, dans ces récits d’Albert, un trait de mœurs, une anecdote, un fait animait toujours le paysage.

En un mot, nous ne saurions mieux caractériser la conversation de San-Privato qu’en la comparant à ces panoramas mobiles qui se déroulent rapidement sous nos yeux, nous montrent les sites les plus variés ; aussi les campagnards du Morillon, voyageant, si cela se peut dire, sur les ailes du récit de leur jeune hôte, parcoururent, en moins d’une heure, avec lui, une partie des deux mondes. Il avait pu prolonger indéfiniment l’entretien, au grand plaisir de ceux qu’il tenait sous le charme de sa parole ; mais, avec bon goût, il s’excusa de parler si longuement de lui, ou plutôt de ses voyages, ramena la conversation sur son séjour et celui de sa mère au Morillon, dans ces belles montagnes du Jura, établit un parallèle entre l’existence paisible et riante des champs, la contemplation des beautés de la nature, etc., et la vie brillante, mais factice, des cours, etc., etc., lequel parallèle se terminait par l’apologie de la vie rustique.

Tout cela fut dit en excellents termes et avec une telle apparence de conviction, qu’à l’entendre, San-Privato, s’il n’eût obéi au louable désir de parcourir une carrière où il espérait rendre quelques services à son pays, aurait regardé comme le bonheur suprême de vivre à jamais au Morillon, ainsi que son cher cousin Maurice, qu’il engageait, au nom de leur amitié d’enfance, à persévérer dans la simplicité de ses goûts.

Cet entretien, dont nous avons donné une idée sommaire, dura tout le temps du dîner, puis l’on revint au salon. Madame San-Privato, un peu fatiguée du voyage, et sachant que d’habitude son frère et sa famille se retiraient de bonne heure, témoigna le désir de regagner son appartement ; mais, avant de se séparer, l’on convint d’une partie de montagne pour le lendemain. L’on irait, après une légère collation matinale, déjeuner à un chalet situé sur un des plateaux les plus élevés du Jura, mais accessible aux chariots, madame San-Privato étant incapable d’accomplir à pied une pareille ascension. Ces divers arrangements convenus, les habitants du Morillon et leurs hôtes se séparèrent ; Charles Delmare regagna sa demeure.

IX

M. et madame Dumirail, retirés dans leur chambre à coucher, causaient confidentiellement des diverses circonstances de la soirée qui venait de s’écouler. Madame Dumirail semblait pensive, presque soucieuse, tandis que son mari continuait ainsi l’entretien commencé :

— Ma sœur sera toujours la même ! désordre et vanité… Je ne sais rien depuis longtemps de l’état de ses affaires d’intérêt, mais elles doivent aller de mal en pis ; car, au commencement de cette année, je lui ai encore envoyé six mille francs qu’elle me demandait à emprunter, alléguant sa gêne momentanée, et voilà qu’elle débarque ici en poste, avec deux domestiques, au lieu de voyager tout bonnement en diligence avec une fille de chambre… Puis, à peine arrivée, bien qu’elle sache que nous dînons en famille et qu’elle connaisse la simplicité de nos habitudes, elle se pare comme une châsse ! car elle s’imagine toujours n’avoir pas dépassé la trentaine, et elle a cinquante ans bien sonnés. Pauvre Armande ! la raison lui viendra-t-elle jamais ?… Je ne l’espère plus… Son avenir m’inquiète sérieusement ! Elle avait hérité de mon père d’une fortune égale à la mienne, M. San-Privato, consul général de Naples à Paris, jouissait d’appointements considérables, possédait en outre deux cent mille francs de patrimoine ; eh bien, la femme de son côté, le mari du sien, ont tant dépensé, prodigué, gaspillé, qu’il resterait, j’en suis certain, tout au plus, clair et net, à ma sœur, une soixantaine de mille francs, si elle vendait ses dernières propriétés, surchargées d’hypothèques.

Mais, remarquant la distraction et la physionomie soucieuse de sa femme, M. Dumirail ajouta :

— Qu’as-tu, ma chère Julie ? Tu parais absorbée…

— En effet, mon ami, je suis sous l’empire d’une pensée mauvaise, ou plutôt ridiculement absurde.

— Toi ?

— Hélas ! oui ; mais, heureusement, une pensée dont l’on reconnaît soi-même le ridicule, l’absurdité, ne peut être dangereuse, n’est-ce pas, mon ami ?

— Sans doute… Et cette pensée, quelle est-elle ?

Madame Dumirail garda pendant un moment le silence et reprit :

— Avant de répondre à ta question, permets-moi de t’en adresser une autre : Que te semble de notre neveu Albert ?

― Ma foi, c’est le plus joli garçon que l’on puisse voir ; il a des manières excellentes et du grand monde ; il est devenu tout à fait un homme depuis que nous l’avons vu ; il promettait alors déjà beaucoup… et il a tenu ce qu’il promettait. Je ne me lassais pas ce soir de l’écouter. On ne saurait avoir une conversation plus nourrie, plus intéressante et plus spirituelle. Il a tiré un excellent profit de ses voyages ; enfin, sais-tu qu’à son âge, à vingt-quatre ans, il est très-beau d’être secrétaire d’ambassade et décoré de plusieurs ordres ?

― C’est très-beau, — répondit madame Dumirail étouffant un imperceptible soupir, — et ta sœur se montre à bon droit orgueilleuse, très-orgueilleuse de son fils.

— Elle a raison. Ce garçon-là fera brillamment, rapidement son chemin. C’est bien une autre tête que celle de sa pauvre mère ! Elle est le désordre incarné, tandis qu’Albert est l’ordre personnifié, si, du moins, il n’a pas changé depuis son dernier séjour ici. Te souviens-tu… car les petites choses sont significatives… te souviens-tu combien nous étions alors frappés de voir toujours dans sa chambre chaque chose à sa place ? En un mot, il était, ainsi qu’on le dit, réglé comme un papier de musique ; il brossait et pliait lui-même ses habits, toujours enveloppés de serviettes, afin de les garantir de la poussière, et, chose rare à vingt ans, surtout si l’on songe aux exemples de folles prodigalités qu’il recevait de sa mère… il ne dépensait pas le quart de la somme qu’elle lui donnait pour ses menus plaisirs… Aussi, grâce à un pareil esprit de conduite, à sa capacité vraiment hors ligne et à ses agréments extérieurs, qui ne gâtent jamais rien, notre neveu est appelé à parcourir une magnifique carrière.

— Sans doute, et voilà justement ce qui a éveillé en moi cette pensée ridicule, absurde, dont je te parlais tout à l’heure.

— Je ne te comprends pas, chère Julie, explique-toi.

— Eh bien, j’ose à peine te l’avouer, je ne puis me défendre d’un sentiment presque pénible en comparant l’avenir de notre neveu à l’avenir de notre Maurice ; dis, mon ami, est-ce assez absurde !

— Mais non !

— Quoi ! mon ami, tu ne me blâmes pas ?

— Nullement.

Et M. Dumirail ajouta en souriant :

— Mon incroyable indulgence te surprend, chère Julie.

— Beaucoup, je l’avoue…

— De cette indulgence, je t’expliquerai la cause.

— En ce cas, mon ami, j’aurai le courage d’achever ma confession par un aveu encore plus absurde, encore plus ridicule que le premier.

— Voyons l’énormité, j’écoute.

— Eh bien, ce soir, en examinant la charmante figure d’Albert, sa tournure élégante et svelte, sa toilette recherchée, relevée de cette petite chaîne d’or où étaient attachées ses décorations, je le comparais à notre bon Maurice, et, tout en donnant à celui-ci la préférence sur son cousin, je me disais cependant : « Si mon fils n’était pas tel qu’il est, je voudrais qu’il ressemblât à Albert. » Et encore, non… je manque de franchise… j’équivoque : la vérité est que mon cœur s’est serré, parce que, pendant un moment, il m’a paru que Maurice, auprès de son cousin, ressemblait presque à un paysan. Puis le bon sens m’est revenu, et j’ai reconnu que chacun d’eux est doué d’avantages très-différents. Voilà, mon ami, ma confession ; j’ai peine à croire que, malgré ton excessive indulgence, tu ne blâmes pas mon aberration d’esprit en cette circonstance.

— Je ne saurais blâmer ce que j’approuve.

— Tu m’excuses ?

— Mieux que cela, te dis-je, ma chère Julie, j’approuve cette pensée, que tu taxes à tort de ridicule et d’absurde, parce qu’au fond elle est juste. Je ne parle pas, bien entendu, de ta comparaison entre l’extérieur de Maurice et celui de notre neveu ; ce sont là des questions d’innocente coquetterie maternelle, dont la plus sage, la plus éclairée des mères ne saurait se défendre, puisque tu ne t’en défends pas ; mais ta pensée est juste en ce qui touche la comparaison des carrières que notre neveu et notre fils sont appelés à parcourir. Certes, l’existence du propriétaire cultivateur est honorable, utile, et surtout paisible et heureuse, lorsqu’elle correspond parfaitement à nos goûts ; mais la carrière de l’homme qui sert son pays dans l’armée, dans la diplomatie ou dans tout autre emploi public, est, non-seulement aussi honorable, aussi utile que la première, mais plus difficile, plus laborieuse, et partant plus méritante. Or, Albert deviendra certainement un homme très-éminent. Tu te souviens de ce que nous disait, il y a quatre ans, M. de Morainville : « Il y a dans votre neveu l’étoffe d’un homme d’État. » Quelle ligne, au contraire, suivra notre fils ? Mon Dieu, une ligne toute simple, toute droite ! il fera, comme moi, valoir ses terres ; sa vie s’écoulera paisible, obscure ainsi que s’est écoulée la nôtre, et fasse que ses enfants et les enfants de ses enfants suivent son exemple ! Il ne sera pas, ainsi que le sera sans doute un jour son cousin, M. l’ambassadeur, brodé sur toutes les tailles, enrubanné de tous les grands cordons imaginables ; il ne sera pas appelé à décider, dans un congrès, de la destinée des nations ; non, notre fils sera tout uniquement M. Maurice Dumirail, propriétaire cultivateur, et ce titre, ma foi, en vaut bien un autre. De cela, chère Julie, que conclure ? Le voici : selon moi, tu éprouvais un regret légitime en reconnaissant que la condition sociale de notre neveu sera très-supérieure à celle de notre fils, et beaucoup plus méritante, parce que Maurice n’a qu’à se laisser aller au courant de sa vie actuelle pour être heureux… Or, chère Julie, cette appréciation très-équitable des faits n’a rien de commun avec l’envie.

— Tes paroles, mon ami, me soulagent, me rassurent.

Et, après un moment de silence, madame Dumirail ajouta souriante et embarrassée :

― Un mot encore, mon ami, et ne te moque pas trop de moi, quoique ma question participe à la fois de l’orgueil et de la modestie maternelle ?

— Je t’écoute, Julie.

— Crois-tu, mon ami, en toute sincérité, que, placé dans les mêmes conditions que son cousin et embrassant la même carrière que lui, notre fils eût aussi brillamment débuté qu’Albert ?

— En toute sincérité, je le crois.

— Vrai ?… Tu ne me dis pas cela pour me flatter, pour rassurer ce pauvre amour-propre de mère, toujours si ombrageux, toujours si prompt à s’alarmer ?

— En mon âme et conscience, ma chère Julie, Maurice, doué comme il l’est d’une vive intelligence, d’une volonté énergique, persistant à tout ce qu’il entreprend, se serait distingué dans quelque carrière qu’il eût embrassée. Je dirai mieux, et cela non point pour flatter ton amour-propre de mère…

― Certainement ; mais dis vite, dis vite.

— Maurice aurait eu, je crois, sur son cousin, cette supériorité, que, dans l’attrayante franchise de son caractère bienveillant et ouvert, il eût été sympathique à tous, tandis qu’Albert, sans déprécier nullement son mérite…

— À Dieu ne plaise !… Mais achève, tu disais : « Tandis qu’Albert… »

— Tandis qu’Albert, malgré le charme, la distinction de ses manières, que l’on ne saurait lui contester…

— Il faudrait pour cela, mon ami, être aveugle ; mais tu disais : « Tandis qu’Albert… »

— Tandis qu’Albert, malgré le charme, la distinction de ses manières, a, parfois, dans l’expression de son visage, je ne sais quoi de sec, de sardonique, qui semble percer malgré lui et vous inspire soudain une sorte de méfiance.

— Tu as fait cette remarque ? — dit vivement et presque allègrement madame Dumirail. — Moi aussi, je l’ai faite.

— Vraiment ?

— Oui, oui.

— Alors, cette remarque est fondée, puisqu’elle nous a frappés tous deux, — reprit naïvement M. Dumirail, — nous qui rendons si pleinement, si loyalement justice à notre neveu…

— J’ai fait cette observation lorsqu’Albert racontait les fêtes éblouissantes de la cour de Bavière ; et, par parenthèse, un tapissier émérite n’eût pas décrit avec plus de science les meubles et les décors de la salle de bal.

— En effet, notre cher neveu insistait un peu trop sur ces détails, ainsi que sur la description de la toilette des femmes.

— En cela, soit dit à sa louange, il montrait la science d’une marchande de modes.

— Du reste, il faut en convenir, ma chère Julie, ces détails ne nous semblaient superflus que parce qu’ils entravaient un récit des plus intéressants.

— Certainement, il est impossible de mieux raconter, et surtout d’être un plus infatigable conteur ; car, à notre plus grand plaisir d’ailleurs, Albert a gardé presque seul la parole durant tout le dîner. Mais, pour en revenir à cette expression sardonique dont tu as été frappé comme moi, je l’ai surtout remarquée lorsque notre neveu nous a parlé de la distinction toute particulière avec laquelle le traitait le roi de Bavière ; car il est à noter, à l’avantage d’Albert, que tous les souverains… sans la moindre exception… le traitaient avec une distinction particulière. Toujours est-il que les louanges accordées par lui au caractère si facile et si bon du prince dont il parlait, étaient empreintes d’un tel accent d’ironie, que je me disais : « Si notre neveu payait d’ingratitude le flatteur accueil dont il a été honoré par ce souverain, ce serait véritablement bien fâcheux. »

— Très-fâcheux, s’il en était ainsi ; mais rien ne nous autorise, après tout, à prêter un mauvais sentiment à ce pauvre Albert. Seulement, tout en lui rendant justice, il est permis de croire que, chez lui, les qualités de l’esprit sont encore supérieures aux qualités du cœur. Mais qu’importe ! ce n’est pas avec le cœur que l’on réussit dans la diplomatie.

— Malheureusement, non, mon ami, puisque la dissimulation, la ruse, la duplicité, deviennent, dit-on, les qualités presque essentielles d’un diplomate. Ce n’est pas dire, mon Dieu ! que ce cher Albert soit ou devienne jamais faux et dissimulé en sa qualité de diplomate…

— Il serait aussi déraisonnable qu’injuste de le supposer ; mais enfin, il est évident que notre neveu n’acquerra pas sans doute, dans la carrière qu’il a embrassée, certaines qualités du cœur… et qui, sans lui manquer entièrement, ne sont peut-être pas à la hauteur de ses qualités d’esprit… et, néanmoins, il parviendra aux fonctions les plus élevées. Oui, notre neveu sera comblé d’honneurs, de distinctions… tandis que notre brave Maurice, si noblement doué du côté du cœur…

— Allons, mon ami, soyons justes, — reprit madame Dumirail, interrompant son mari ; après tout, si la carrière de notre fils doit être aussi obscure que celle de son cousin doit être éclatante, c’est que, par goût, Maurice préfère l’obscurité à l’éclat ; car, enfin, tu l’as dit toi-même, notre fils, grâce à ses facultés naturelles, eût parcouru avec distinction quelque profession que ce fût… et j’aurais pu, comme ma belle-sœur, être orgueilleuse de mon fils, quoique je sois orgueilleuse de lui à un autre point de vue ; et, certes, s’il avait beaucoup voyagé, il serait tout aussi intéressant à entendre qu’Albert l’a été ce soir…

— Certainement… et, si à notre tour nous voulions faire valoir Maurice, nous n’aurions qu’à lui demander de raconter ses chasses au chamois, ses ascensions à travers les précipices jusqu’aux cimes les plus escarpées de nos montagnes… et ces récits vaudraient, après tout, le récit de fêtes de cour… Dieu merci ! notre fils n’a rien à envier à son cousin…, — dit M. Dumirail.

Et, ainsi que sa femme, il demeura un moment silencieux et pensif sans s’apercevoir, non plus qu’elle, qu’après avoir fait sincèrement un grand éloge de leur neveu, ils en étaient venus, grâce à des transitions insensibles, malgré leur équité naturelle, à le déprécier peu à peu, et très-innocemment d’ailleurs, au profit de leur fils.

M. Dumirail rompit le premier le silence, et dit à sa femme :

— Nous nous entretenons de l’impression que notre neveu a causée sur nous, mais nous ne songeons pas à celle qu’il a dû causer sur Maurice.

— Ton observation est fort juste, mon ami, car notre fils…

Madame Dumirail, en ce moment, interrompue par deux coups légèrement frappés à la porte de sa chambre à coucher, demanda qui était là.

— Moi, ma mère, ― répondit au dehors la voix de Maurice.

— Ce cher enfant n’est pas encore couché ; tant mieux ! il ne pouvait venir plus à propos, — dit M. Dumirail à sa femme.

Et il ajouta :

— Entre, mon ami.

Maurice ouvrit la porte, et, s’arrêtant au seuil :

— Mon père, je ne suis pas seul.

— Qui est donc avec toi ?

— Jeane ; peut-elle entrer aussi ?

— Certainement, — répondit madame Dumirail échangeant avec son mari un regard de surprise.

Maurice, après une absence d’un instant, revint en tenant Jeane par la main.


X

L’embarras, l’inquiétude, se lisaient sur la physionomie de Jeane et de Maurice ; une circonstance grave pouvait seule expliquer leur présence simultanée, à cette heure avancée de la soirée, dans l’appartement de M. et de madame Dumirail. Celle-ci, s’adressant à son fils :

— Tout à l’heure, ton père, en t’entendant frapper à la porte, me disait que tu ne pouvais venir plus à propos, mon ami. En effet, nous parlions de toi. Quant à Jeane, qu’elle soit la bienvenue, comme elle l’est toujours… Et maintenant, que voulez-vous, mes enfants ?

Jeane et Maurice se regardèrent à la dérobée ; les palpitations croissantes du sein de la jeune fille décelaient son trouble, son agitation. Maurice, après un moment de silence, dit à sa cousine, avec un accent de récrimination contre lui-même :

— Pourquoi donc hésitai-je ? Est-ce que nous avons à rougir de notre demande ?

Et, s’avançant vers M. et madame Dumirail, Maurice ajouta d’une voix ferme, en s’efforçant de contenir son émotion :

— Jeane et moi, nous nous aimons ; nous venons vous supplier, toi, mon père, toi, ma mère, de consentir à notre mariage, au nom de notre bonheur à tous deux. Est-ce vrai, Jeane ?

— C’est vrai, Maurice, — répondit la jeune fille d’une voix touchante et les yeux baissés.

Puis, les relevant et attachant sur M. et madame Dumirail son regard légèrement humide, regard limpide où se lisait la candeur, la sincérité de son âme, Jeane ajouta :

— Oui, j’aime Maurice autant qu’il m’aime… et, si vous consentiez à notre mariage, chère tante, cher oncle, je serais, je le crois, je le sens, une compagne digne de Maurice, digne de vous, qui m’avez recueillie orpheline et m’avez pu consoler de la perte de la plus tendre, de la plus vénérée des mères.

La démarche des deux jeunes gens devançait les vœux de leurs parents, et de cette démarche ceux-ci s’applaudissaient, très-surpris toutefois de ce que Jeane et Maurice précipitaient ainsi leur demande au lieu de la remettre au lendemain ; mais M. Dumirail, se réservant de pénétrer durant le cours de l’entretien le secret de cette précipitation, répondit :

— Mes enfants, notre tendresse est trop vigilante dans sa sollicitude pour que nous n’ayons pas observé que, depuis quelque temps, vous éprouviez l’un pour l’autre un sentiment plus vif que l’affection fraternelle… et cela presque à votre insu.

― Oh ! certainement ! — répondit naïvement Maurice, — car c’est tantôt, après la rentrée des foins, lorsque j’ai, en riant, proposé à Jeane de partager mon trône de luzerne, que ce partage de trône… a éveillé en moi une idée de mariage. Alors j’ai senti que je n’aimais plus Jeane comme ma sœur…

— Moi… de ce changement je m’étais aperçu avant toi, Maurice, — reprit Jeane avec une grâce ingénue et touchante. — Dès longtemps, j’avais des accès de tristesse sans cause ; je me les reprochais comme une ingratitude, parce que je n’ai pas le droit d’être triste ici, où l’on me comble de bontés. Puis je devenais de plus en plus embarrassée, troublée, Maurice, en ta présence.

— Quoi ! Jeane, tu m’aimais ? — s’écria impétueusément Maurice, — tu m’aimais… et tu ne m’en disais rien ?

— Je n’osais ; j’ignorais si tes parents consentiraient à notre mariage.

— Tu peux maintenant, chère Jeane, être rassurée à ce sujet, — reprit madame Dumirail, non moins touchée, non moins heureuse que son mari de la sincérité de l’amour des deux jeunes gens ; ton oncle et moi, nous avions déjà songé sérieusement à votre union, mes enfants, persuadés qu’elle vous offrirait toutes les chances de bonheur désirables, et justement tantôt nous nous sommes longuement entretenus de nos projets avec notre excellent ami M. Delmare.

— Que pense ce cher maître ? — dit Maurice ; — approuve-t-il vos projets ?

— Il les approuve de tous points, répondit M. Dumirail ; — le seul objet de notre discussion était la question de savoir s’il fallait, vu votre extrême jeunesse à tous deux, rapprocher ou éloigner l’époque de votre mariage.

— L’éloigner, mon Dieu ! Pourquoi ce retard ? — s’écria Maurice cédant à sa fougue habituelle. — Nous sommes très-jeunes ? Eh ! tant mieux ! nous nous aimerons plus longtemps ! Jeane, Jeane, dis à mon père que ce maudit retard serait…

— Calmez-vous, monsieur l’ouragan, calmez-vous, — reprit M. Dumirail en souriant et en interrompant son fils ; — la question n’est pas tranchée négativement… tant s’en faut ; mais, en attendant qu’elle soit résolue, vous pouvez, mes enfants, vous regarder comme fiancés.

À ces mots, l’expression d’une joie céleste semble rayonner sur les traits des deux jeunes gens ; de douces larmes coulent de leurs yeux, et, trop émus pour parler, s’agenouillant devant M. et madame Dumirail, ils baisent leurs mains dans l’effusion de leur tendre reconnaissance.

— Chers… chers enfants, — dit madame Dumirail, — répondant à leurs caresses et ne pouvant, non plus que son mari, retenir des larmes d’attendrissement, — Dieu bénira votre union comme il a béni la nôtre. Ainsi que nous, vous aimerez toujours cette retraite paisible, où nous avons trouvé, où vous trouverez le bonheur, existence moins brillante que tant d’autres sans doute, mais qui vous donnera la satisfaction de l’âme, l’estime, le contentement de vous-mêmes. Aussi, le jour où vous nous fermerez les paupières, nous vous quitterons sans angoisse ; Dieu vous protégera jusqu’à la fin.

XI

Après quelques instants d’attendrissement causé par les touchantes paroles de madame Dumirail adressées aux deux fiancés, l’émotion de tous se changea en une douce quiétude de cœur ; M. Dumirail reprit :

— Vous le voyez, mes enfants, nos projets s’accordaient avec vos vœux. Dites-nous donc maintenant pourquoi tant de précipitation dans votre démarche de ce soir ? Pourquoi n’avoir pas attendu à demain matin, je suppose, pour nous faire part de vos désirs ?

Maurice et Jeane se regardèrent, semblant s’interroger et se dire : « En effet, pourquoi n’avons-nous pas attendu à demain ? » Mais Maurice, se recueillant, reprit avec l’accent d’une évidente sincérité :

— Je ne saurais, mon père, t’expliquer un fait dont je ne me rends pas clairement compte à moi-même… mais je te dirai par suite de quel enchaînement de pensées j’ai pris cette brusque résolution, après l’avoir soumise à Jeane.

— Nous t’écoutons, mon ami, — reprit M. Dumirail, — et surtout ne crois pas qu’en t’adressant cette question, ta mère et moi cédions à un simple mouvement de curiosité. Notre intention est plus sérieuse.

— J’en suis certain, mon père. Je vais te rapporter les choses ainsi qu’elles se sont présentées à mon esprit. Je te l’ai dit, j’ai soudain, tantôt, après la fenaison, ressenti que j’aimais Jeane autrement que comme une sœur. En revenant à côté d’elle à la maison, j’étais à la fois triste et joyeux ; je n’osais ni parler à Jeane, ni la regarder. Elle restait silencieuse, non moins embarrassée que moi. De retour dans ma chambre, j’ai pleuré sans savoir pourquoi je pleurais ; car parfois mon cœur bondissait d’allégresse : je ne sais quoi me persuadait que Jeane m’aimait… Cependant je pleurais ; ces larmes me soulageaient. J’ai ensuite éprouvé une vive contrariété en songeant à l’arrivée de ma tante et de mon cousin, arrivée dont ce matin encore je me réjouissais.

— D’où venait ce revirement, mon ami ?

— Que sais-je, mon père ! J’aurais voulu rester seul, m’isoler, m’absorber dans mon amour pour Jeane : la présence de ma tante et d’Albert devait forcément me distraire de mes pensées ; il me faudrait m’occuper de nos hôtes ; ils causeraient dans notre maison, ordinairement si tranquille, une animation, un mouvement inaccoutumé ; ce mouvement me serait d’autant plus désagréable que, dans ma disposition d’esprit, je ressentais un inexprimable besoin de solitude et de silence.

― Je partageais, sans les connaître, toutes les impressions de Maurice, — ajouta naïvement Jeane. — Peu de temps avant l’arrivée de ma tante San-Privato, j’ai rencontré Maurice sous le vestibule ; il m’a dit, d’un air tout attristé : « Voici ma tante et mon cousin, on aperçoit leur voiture au bas de la montée ; ils seront tout à l’heure ici. — Quel ennui ! » ai-je répondu à Maurice presque malgré moi, car cela était désobligeant pour nos parents. « Vraiment, reprit Maurice, cette visite te contrarie aussi ? Pourquoi te contrarie-t-elle ?… » Je n’ai pas osé lui répondre que c’est qu’il me semblerait, comme à lui, que nous serions moins seuls…

— Je comprends à merveille votre commun désir de vous isoler dans la douceur de votre nouveau sentiment, — reprit M. Dumirail.

Et, jetant à sa femme un regard d’intelligence, il ajouta :

— Et en suite de l’arrivée de nos parents ici, quelles ont été vos impressions, en outre de cette contrariété que vous causait leur venue ?

— J’ai d’abord oublié cette contrariété en serrant la main d’Albert avec un grand plaisir, — reprit Maurice ; — je n’avais pas vu mon cousin depuis quatre ans ; je l’aimais beaucoup ; je me rappelais notre intimité d’autrefois, quoiqu’il eût l’âge que j’ai maintenant et que je ne fusse alors, auprès de lui, qu’un écolier. J’ai donc d’abord oublié l’impatience chagrine que me causait sa présence ici ; mais, pendant le courant du dîner…

— Achève…

— J’hésite, mon père, parce que j’ai cédé à un instinct mauvais, mais sans doute involontaire.

― Enfin ?

— J’éprouvais toute sorte de sentiments contradictoires ; rien ne me semblait plus attachant que ce que nous racontait Albert de ses voyages, et cependant…

— Et cependant ?

— Que te dirai-je, mon père ? mon cœur se serrait, s’aigrissait ; je devenais injuste envers Albert, je l’accusais de raconter ses voyages, d’énumérer ses relations avec ces souverains dans le seul but de se faire valoir auprès de…

— Auprès de nous ?

— Non…

— Auprès de qui donc ?

— Vraiment, mère, c’est par trop stupide, et, maintenant, j’ai honte de…

— Allons, Maurice, dis-nous toute ta pensée avec ta franchise habituelle.

― Eh bien ! j’accusais Albert de vouloir se faire valoir aux yeux de… Jeane… Aussi, je ne saurais te dire, — ajouta Maurice moitié souriant, moitié ému, — non, je ne saurais te dire combien tu m’as rendu heureux, Jeane, lorsqu’au plus intéressant du récit d’Albert, je t’ai vue porter ta main à tes lèvres, afin de cacher un bâillement. Ce bâillement-là, vois-tu, m’a soulagé d’un poids énorme !

— Il est impoli de bâiller au nez des gens, je l’avoue, — répondit Jeane souriant à demi ; — mais je n’ai pas le courage de regretter mon impolitesse en songeant, Maurice, au plaisir que t’a causé ce fortuné bâillement, nerveux sans doute, car, ainsi que toi, je trouvais notre cousin très-intéressant à entendre, mais j’étais encore sous le coup de l’impression qu’il m’avait causée à la première vue.

— Quelle impression, mon enfant ? demanda M. Dumirail ; — était-elle favorable ou défavorable ?

— Il m’avait paru fat, hautain, sûr de lui-même ; son regard me mettait mal à l’aise. Aussi, durant le dîner, je me sentais chagrine, impatiente. Il me semblait, bien à tort évidemment, que M. San-Privato cherchait à se faire valoir aux dépens… de Maurice, non pas à mes yeux, mais aux vôtres, mon oncle, ma tante. Enfin, que dirai-je ? car, ainsi que Maurice, j’ai honte de ces aveux, j’allais jusqu’à reprocher à notre cousin son élégance, les décorations dont il se parait, comme s’il eût voulu méchamment faire ressortir la simplicité des vêtements de Maurice. Ah ! je vous l’assure, chère tante, ç’a été pour moi un grand soulagement, lorsque vous vous êtes levée de table pour rentrer dans le salon ! Je n’aurais pu, quelques minutes plus tard, résister à l’envie de pleurer qui me gagnait…

— Et moi… était-il rien de plus odieux ! — s’écria Maurice rougissant encore d’une colère rétrospective, — et moi, je me sentais tellement irrité contre ce malheureux Albert, qu’au moment où nous sommes sortis de table, je me tenais à quatre pour ne pas dire à mon cousin : « Ta vanité nous étale des relations avec des princes, des empereurs, des rois, afin de nous humilier ; mais, malgré tes airs d’ambassadeur et ta brochette de décorations, j’aime mieux être un franc laboureur dans nos montagnes qu’un faquin de diplomate, et, si tu n’es pas content, je te propose de… »

— Maurice ! Maurice ! — dit vivement et d’un ton d’affectueux reproche madame Dumirail, à la fois presque effrayée de l’expression menaçante des traits de son fils et cependant intérieurement ravie, ainsi que son mari, de ces mots échappés à l’impétueux jeune homme : « J’aime mieux être un franc laboureur dans nos montagnes qu’un faquin de diplomate comme toi ! »

Ils n’en doutaient plus, et cette conviction, en ce moment, les charmait : leur fils, ainsi qu’ils l’avaient vaguement redouté, n’était nullement ébloui, séduit par la brillante carrière de son cousin et conservait la simplicité de ses goûts.

Maurice, qui venait de céder à un ressentiment de colère purement rétrospective, reprit en souriant et s’adressant à sa mère :

— Jugez la violence de l’injuste et sotte irritation que j’éprouvais par l’émotion qu’elle me cause encore ! Que dire ? sinon qu’en ce moment-là… je n’avais plus la tête à moi, puisqu’il s’en est fallu de peu que je n’aie proposé à ce pauvre Albert, en ce moment-là, d’aller nous battre à coups de fusil… C’était du vertige ; aussi, en quittant la table, mes tempes bourdonnaient, je sentais le sang me monter au cerveau… j’étouffais… Je suis sorti pour prendre l’air, et lorsque, un peu calmé, je suis rentré dans le salon, croyant y retrouver tout le monde, je n’y ai rencontré que Jeane ; elle venait chercher son panier à ouvrage… Soudain elle s’est écriée à ma vue : « Mon Dieu, Maurice, qu’as-tu donc ? Ta figure est bouleversée… tu es pâle comme un mort…

Et Maurice ajouta en souriant avec bonhomie :

— Ce qu’il y a de singulier, c’est que je croyais être très-rouge, parce que je sentais mon front brûlant et baigné de sueur… J’ai regardé Jeane en silence ; les larmes me sont venues aux yeux ; mes lèvres tremblaient si fort, que je pouvais à peine parler… Enfin j’ai dit : « Jeane, je t’aime bien !… Si tu m’aimes bien… veux-tu que nous demandions à mon père et à ma mère de nous marier ? — Oh ! de grand cœur, Maurice ! car, moi aussi, je t’aime bien ! » m’a-t-elle tout de suite répondu en me tendant ses deux mains, tandis que de grosses larmes coulaient sur ses joues. « Puisque tu m’aimes, ai-je dit à Jeane, allons à l’instant demander à mon père et à ma mère de consentir à notre mariage et d’en fixer l’époque… — Pourquoi ne pas attendre à demain ?… Ton père et ta mère sont endormis, m’a répondu Jeane. — Ne crains rien, nous les réveillerons… Ils nous excuseront en faveur du motif qui nous amène ; et puis, vois-tu, Jeane, — ai-je ajouté, — j’ai en ce moment le cœur navré cruellement, et il me semble qu’il s’épanouirait soudain, si mon père et ma mère nous disaient : « Vous vous aimez, mes enfants, nous consentons à votre mariage… »

— « Et moi aussi, j’ai eu le cœur navré… tourmenté, ai-je répondu à Maurice, — reprit Jeane s’adressant à M. et madame Dumirail, de plus en plus attentifs à ces aveux candides. — Il me semble… et ne me demande pas la cause de cette impression… elle est pour moi-même inexplicable… il me semble, en cet instant, qu’un malheur nous menace… et que nous n’aurions plus rien à craindre, si nous devions être unis l’un à l’autre ! Aussi, maintenant, je dis, ainsi que toi, Maurice : Allons trouver nos parents plutôt ce soir que demain… » Voilà pourquoi nous sommes venus vers vous, à une heure si avancée de la soirée, mon bon oncle, ma bonne tante. Grâce à vous, ainsi que le prévoyait Maurice… notre cœur contristé s’est épanoui… — Ah ! — reprit Jeane dans un ravissement ingénu, ― je ne demanderai jamais au ciel de félicité plus grande que celle dont je jouis en ce moment.

— Oh ! ma bonne mère, — ajouta Maurice, — à cette heure où mon âme nage dans la joie, je me demande comment j’ai pu, ce soir, me livrer à d’amers, à d’injustes ressentiments ! De quel vertige étais-je donc possédé ? Pauvre Albert ! s’il était là… ce n’est plus en lui montrant un poing menaçant, mais en lui tendant cordialement la main, que je lui dirais : « Ami, à toi l’éblouissement des fêtes de cour, à toi les faveurs royales, juste récompense de ton mérite, brillant diplomate, et à moi, laboureur, l’éblouissement des fêtes de la nature ; à moi les faveurs de l’amour, récompense de l’amour ! Va, frère, nous n’avons rien à nous envier l’un à l’autre ! Réjouis-toi de mon bonheur comme je me réjouis du tien ! »

― Chers et dignes enfants, — reprit madame Dumirail radieuse et complétement rassurée par les paroles de son fils, ― plus que jamais, nous nous félicitons, et pour vous et pour nous, d’avoir accédé à vos vœux.

— Et maintenant, mon ami, — dit M. Dumirail, — nous nous expliquons parfaitement la cause de ta soudaine résolution de venir, ce soir, nous demander la main de Jeane… Tu as instinctivement obéi aux impatiences, aux anxiétés de la jalousie, presque toujours inséparable du véritable amour, surtout dans un cœur aussi fougueux que le tien ; mais, — ajouta M. Dumirail d’une voix grave et tendre, — mais songe… afin de toujours la vaincre… songe à la dangereuse exaltation de la jalousie ! Rien ne motivait la tienne au sujet de ton cousin, tu le reconnais maintenant, et, de plus, nous te l’affirmons, nous, ton père et ta mère, qui ne saurions être aveuglés par la passion… et cependant tu étais sur le point de provoquer Albert.

— C’était stupide, c’était insensé, je te l’ai avoué, je te l’avoue encore, mon père, et, quoique ce pauvre cousin ignore mes torts envers lui, demain je redoublerai de cordialité avec lui, afin de les expier, sinon à ses yeux, du moins aux vôtres et aux miens.

— Ce sentiment fait ton éloge, — reprit madame Dumirail. — Un dernier mot, mes enfants. Il est convenable que votre tante soit instruite de votre prochain mariage, non par vous, mais par mon mari et par moi…

— Tu as parfaitement raison, Julie, — ajouta M. Dumirail. — Ainsi, mes enfants, gardez votre secret jusqu’à ce que j’aie fait connaître nos projets à votre tante.

— Mon père, — demanda Maurice, — faudra-t-il aussi taire notre secret à notre ami et cher maître ?

— Cela nous serait peut-être bien difficile, — ajouta Jeane en souriant ; — nous avons tant de confiance en M. Delmare ! puis il est si pénétrant… comment lui dissimuler notre joie ?

― Notre ami savait les desseins que nous avions formés avant votre demande, mes enfants ; vous pouvez donc vous ouvrir à lui, — répondit M. Dumirail.

En ce moment, la pendule sonnait minuit.

— Il est très-tard, ― ajouta-t-il, ― va te reposer, Maurice. Il faut, tu le sais, que nous soyons sur pied demain à trois heures et demie, afin d’accomplir notre tournée de surveillance habituelle dans le domaine, avant d’aller déjeuner au chalet de Treserve avec ma sœur et son fils. Ainsi, bonsoir, mon ami.

— Bonsoir, mon père ; bonsoir, mère ; bonsoir, chère Jeane. Je vais me coucher, mais bien certain de ne pas dormir ; et toi, dormiras-tu ?

— Je ne le crois pas. Cependant j’y tâcherai, afin de trouver, à mon réveil, mon bonheur tout frais, tout reposé, — répondit Jeane en souriant.

Puis elle tendit son front à madame Dumirail, qui le baisa tendrement. La jeune fille sortit par une porte conduisant à sa chambre, dépendante de l’appartement de sa tante, tandis que Maurice regagnait le deuxième étage où il logeait.


XII

Madame San-Privato occupait avec son fils, au premier étage, l’appartement d’honneur du Morillon, appartement composé de deux chambres à coucher et de leurs dépendances, séparées par un salon, précédé d’une première pièce, dont la porte s’ouvrait sur l’escalier.

Pendant cette même soirée où avaient lieu les entretiens précédents entre M. et madame Dumirail, Maurice et Jeane, leur cousin San-Privato, retiré dans son appartement et assis dans un fauteuil, disait à Germain, son valet de chambre, qui se tenait debout devant lui :

— Ainsi, vous avez, après souper, fait jaser les gens de la maison sur M. Delmare ?

— J’ai de mon mieux exécuté les ordres que monsieur m’a donnés en sortant de table.

— Depuis combien de temps M. Delmare est-il établi dans le pays ?

— Depuis environ trois ans, à peu près vers l’époque de la mort de la mère de mademoiselle Jeane, m’a dit la cuisinière.

— Et lorsqu’il est venu habiter dans le voisinage du Morillon, M. Delmare connaissait-il mon oncle et ma tante ?

— Cela n’est pas probable, car, selon les domestiques, ce monsieur passait dans le pays pour une espèce d’ours, n’allait chez personne, ne recevait personne ; ce n’est qu’environ au bout de six mois qu’il a commencé de donner des leçons de peinture à M. Maurice et à mademoiselle Jeane.

— Ah ! il s’occupe de peinture ? — fit Albert assez surpris.

Puis il ajouta :

— Ainsi M. Delmare est ce qu’on appelle l’ami de la maison ?

— Oui, monsieur ; il vient chaque jour donner ses leçons de peinture à mademoiselle Jeane, à Maurice, et il dîne au moins deux ou trois fois par semaine…

— Les gens de mon oncle, en vous parlant de M. Delmare, ne vous ont instruit d’aucune particularité à son égard ?

— Non, monsieur ; ils m’ont seulement dit que tout le monde, dans la maison, depuis les domestiques jusqu’aux maîtres, aimait beaucoup M. Delmare.

— Et, à ce sujet, l’on n’a tenu aucun propos… sur lui… et sur ma tante, par exemple ?

— Oh ! pas le moins du monde, monsieur, — répondit M. Germain avec un sourire discret ; — au contraire !

— Qu’est-ce que cela signifie, au contraire ?

— Je veux faire entendre par là, à monsieur, que, si l’on croyait M. Delmare amoureux de quelqu’un, ce n’est pas de madame Dumirail qu’il le serait.

— Expliquez-vous.

— Je parle toujours à monsieur d’après les dires de la cuisinière, qui est, de tous les domestiques d’ici, la plus ancienne, la plus bavarde et celle qui va le plus aisément, lorsqu’on la presse un peu.

— Eh bien, que disait-elle ?

— Elle disait que M. Delmare affectionnait grandement M. Maurice et mademoiselle Jeane, mais que celle-ci était sa préférée en toutes choses et que, bien qu’il tâchât de cacher cette préférence, elle était trop visible.

— Ah ! ah ! dit San-Privato.

Et en suite d’un moment de réflexion :

— Continuez… Ainsi M. Delmare aurait pour mademoiselle Jeane une préférence marquée, quoiqu’il s’efforçât de la dissimuler ?

— Oui, monsieur, et l’une des deux domestiques qui sert ordinairement à table a ajouté que, comme, lorsqu’elle est debout derrière la chaise de ses maîtres attendant leurs ordres, elle n’a rien de mieux à faire, pour passer le temps, que de regarder les uns et les autres, elle a souvent remarqué que M. Delmare, lorsqu’il ne se croyait observé de personne, ne détachait pas sa vue de mademoiselle Jeane ; et la servante ajoutait qu’il n’y a pas longtemps de cela, elle avait vu une larme rouler dans les yeux de M. Delmare, tandis qu’il contemplait à la dérobée mademoiselle Jeane.

— Ainsi, — reprit San-Privato après avoir attentivement écouté son valet de chambre, — on croit ici M. Delmare amoureux de mademoiselle Jeane ?

— Amoureux serait peut-être trop dire, monsieur ; les domestiques ont seulement remarqué sa préférence très-évidente pour mademoiselle. Il est vrai que la cuisinière trouve que M. Delmare est encore très-bel homme, et ne verrait rien d’étonnant à ce qu’il fût amoureux ; mais l’une des servantes et le cocher ont émis l’opinion qu’à son âge M. Delmare ne saurait aimer d’amour une jeune personne dont il pourrait être le père, et que, s’il l’aimait, c’était comme on aime une fille.

— Quelle idée ! — se dit San-Privato tressaillant et se parlant à lui-même.

Puis, se recueillant, tandis que Germain, interrompu par son maître, gardait un respectueux silence, Albert reprit, après quelques instants de réflexion :

— Ainsi… afin de préciser les dates, selon vos renseignements, M. Delmare est, m’avez-vous dit, établi dans ce pays depuis trois ans.

— Oui, monsieur.

— Il donne ici des leçons de peinture ?

— Oui, monsieur.

— Et, lorsqu’il est venu habiter le pays, il était totalement inconnu de M. et de madame Dumirail ?

― Oui, monsieur, puisque ce n’est qu’au bout de six mois de séjour ici qu’il a commencé de donner des leçons à mademoiselle Jeane.

L’entretien d’Albert et de son serviteur fut interrompu par l’entrée de madame San-Privato, qui, s’adressant à son fils :

— Tu n’es pas couché, — dit-elle, — tant mieux ! j’ai à causer avec toi.

Germain se retirait discrètement, lorsque son maître lui dit :

— Vous m’éveillerez demain à six heures.

Le serviteur s’inclina, et Albert resta seul avec sa mère.

XIII

Madame San-Privato et son fils, restés seuls après le départ du domestique, et sachant l’inutilité de se donner la peine de poser l’un devant l’autre, semblèrent ôter un masque en reprenant leur physionomie naturelle ; déjà, d’ailleurs, celle d’Albert, s’entretenant confidemment avec un serviteur éprouvé, sur la discrétion duquel il savait pouvoir compter, n’offrait plus la séduisante apparence dont elle était parée, lorsqu’une heure auparavant il racontait ses voyages aux habitants du Morillon avec un si brillant succès ; l’expression de ses traits était devenue sèche, insidieuse et rogue ; mais, demeuré tête à tête avec sa mère, il ne chercha plus à dissimuler la réaction de ses secrets ressentiments ; le charme factice de sa figure, parfois si attrayante, disparut sous une expression de dureté sardonique, de méchanceté froide, et son visage, naguère encore ravissant, prit un caractère presque redoutable.

Madame San-Privato, non moins métamorphosée que son fils, n’était plus cette femme sur le retour, encore avenante, moyennant les ressources des cosmétiques, et qui, parvenant, à force de coquetteries câlines, de gracieusetés insinuantes et d’étourderies séniles, à dissimuler sa fausseté, sa perfidie, paraissait, aux yeux de son frère abusé, une pauvre femme très-inconsidérée, très-désordonnée dans ses dépenses, courant à sa ruine avec un aveuglement déplorable, mais bonne au fond, et que l’on ne pouvait s’empêcher d’affectionner, tout en la blâmant.

Telle n’était plus madame San-Privato en entrant chez son fils ; la doucereuse apparence de son visage avait disparu en même temps que le fard de ses joues ; les bandeaux relevés de ses cheveux teints ne cachaient plus les rides de son front ; on lisait sur ses traits pâles, crispés, l’envie haineuse que lui inspiraient ceux-là dont elle venait de recevoir un accueil cordial et qui ne soupçonnaient même pas la noirceur de cette femme frivole. Quelques mots achèveront de la peindre.

Mariée fort jeune à M. San-Privato, consul général de Naples, homme d’esprit et de plaisir, joueur, gourmet, libertin, vivant largement, insoucieux de la dépense, la sœur de M. Dumirail, bien dotée, fort jolie, pétrie de vanité, capable des plus folles extravagances de toilettes, loin d’apporter la règle et une sage économie dans la maison de son mari, lutta de profusions avec lui ; cependant la naissance d’Albert, survenue au bout de quelques années de mariage, eût dû la faire songer à assurer l’avenir de cet enfant ; mais, se croyant certaine d’hériter de son frère Louis Dumirail, résolu, disait-il, de rester garçon et de laisser sa fortune à son neveu, madame San-Privato n’ayant, grâce à cet espoir, aucune inquiétude sur le sort de son fils, ne mit nul frein à ses prodigalités. Ce désordre matériel était accompagné d’un profond désordre moral dont, il faut le dire, M. San-Privato lui donnait l’exemple ; il affichait ouvertement pour maîtresse une fille d’Opéra ; madame San-Privato devint plus que galante, et, entre autres liaisons, en contracta une assez durable avec un certain comte de Bellerive, diplomate allemand, d’origine française, son père ayant émigré à Stuttgart, lors de la première révolution.

Ce M. de Bellerive, chargé d’affaires à Paris à la même époque où M. San-Privato était consul général de Naples, fut le père d’Albert, et influença profondément l’éducation de ce jeune homme. Les nombreuses galanteries de madame San-Privato demeurèrent toujours ignorées de son frère ; vivant au milieu des montagnes du Jura, n’ayant aucune relation à Paris, il ignorait complétement l’inconduite de sa sœur. Elle alla d’abord chaque été passer deux mois avec son fils auprès de M. Dumirail, afin de l’affectionner davantage à son neveu, qu’il regardait alors comme son héritier… Mais le tardif mariage de son frère et la naissance de Maurice brisèrent les espérances de madame San-Privato.

Cette femme sans cœur, sans mœurs, sans jugement, sans esprit, aimait cependant son fils, selon qu’elle pouvait aimer ; atterrée, puis révoltée de le voir privé d’un héritage considérable, qu’elle regardait comme la compensation future de ses dissipations présentes, elle ressentit une haine incurable contre sa belle-sœur et contre Maurice, que madame San-Privato, dans les emportements de sa cupidité déçue, accusait d’être le spoliateur d’Albert, de même qu’elle accusait M. Dumirail d’être un frère assez dénaturé pour sacrifier l’avenir de son neveu à un mariage odieusement ridicule ; elle se disposait, en conséquence, à écrire ab irato à M. Dumirail une lettre foudroyante, lorsque M. de Bellerive, resté son ami après avoir été son amant, et qui portait à Albert un intérêt paternel, conseilla à cette méchante écervelée de refréner une colère impuissante et d’accepter de bonne grâce ce à quoi elle ne pouvait s’opposer, lui dicta une épître charmante pour M. Dumirail et pour sa femme, et persuada madame San-Privato qu’elle devait précieusement ménager l’affection de son frère : il ne dépensait pas le tiers de ses revenus, et elle pourrait s’adresser à lui en toute confiance de réussite, pour obtenir, le cas échéant, des prêts d’argent, ressource qu’elle ne devait nullement dédaigner, sa situation pécuniaire pouvant un jour devenir fort gênée. — « Du reste, — ajoutait M. de Bellerive, — rien n’empêchait madame San-Privato de conserver, de nourrir une rancune très-légitime contre sa belle-sœur et contre son fils ; de satisfaire cette animosité, si l’occasion s’en présentait ; mais elle devait, en attendant cette occasion, considérer M. Dumirail uniquement au point de vue des sommes que l’on espérait au besoin tirer de lui… »

Ces conseils furent suivis ; M. et madame Dumirail ne soupçonnèrent jamais la jalousie haineuse dont était possédée à leur égard madame San-Privato ; et, le désordre de ses affaires empirant chaque jour, elle obtint de l’affectueuse générosité de son frère plusieurs prêts ou plutôt plusieurs dons importants. Et M. de Bellerive de dire à son ancienne maîtresse :

— Eh bien, ma chère, avais-je tort de vous déconseiller une rupture ouverte avec votre frère ? N’aurait-ce pas été tuer la poule aux œufs d’or ? Est-ce que vous vous sentez engagée envers lui par l’argent qu’il vous prête ? Est-ce que vous ne conservez pas votre liberté d’action et d’aversion contre votre belle-sœur, en attendant de lui jouer quelque tour sanglant ?

L’on peut, d’après ces honnêtes conseils, juger M. de Bellerive. Il appartenait à cette vieille école de roués diplomatiques, prétendus élèves de M. de Talleyrand, et fut l’éducateur moral d’Albert San-Privato ; cette éducation porta les fruits qu’elle devait porter…

Cela dit pour l’intelligence de ce qui va suivre, nous continuons notre récit.

XIV

Madame San-Privato, restée seule auprès de son fils, lui dit avec une curiosité anxieuse :

— Eh bien !… que penses-tu de notre soirée ?

— Mes avis étaient bons, il fallait les suivre ; vous faites fausse route, — répondit Albert d’une voix incisive et brève ; — Vous manquerez votre but.

— Tu t’abuses…

— Vous manquerez votre but. Nous aurions dû venir ici modestement en diligence, affecter une extrême simplicité, nous mettre autant que possible au diapason des habitudes de ma tante Dumirail, et surtout au niveau de votre situation actuelle. Vous avez pris le parti contraire, c’est une faute.

— Mieux que toi, je connais mon frère et ma belle-sœur. Il était nécessaire, afin d’obtenir ce que je désire, de leur plaire et de leur imposer à la fois ; de les rendre orgueilleux de nous, de toi surtout, voilà pourquoi j’ai insisté à te mettre en valeur. Et, si puéril que cela te semble, tes décorations ont, j’en suis certaine, produit leur effet.

— Loin de gagner la sympathie des Dumirail, vous aurez éveillé leur envie…

— Allons donc ! ces gens-là sont trop bêtement heureux pour être jaloux… et mon odieuse belle-sœur… que je hais à la mort… ne…

— Renoncez donc, ma mère, dans votre intérêt même, à ces intempérances de langage. À quoi bon dire que l’on hait les gens ?

— À soulager sa haine… Tu hausses les épaules ?… Tiens… ton sang-froid me fait bondir ! Est-ce que mon indigne belle-sœur ne m’a pas enlevé l’affection de mon frère, qui, avant son maudit mariage, ne pensait, ne voyait que par moi, était résolu à rester garçon, à te léguer ses biens, sa fortune… qui, à cette heure certainement, s’élève à plus de soixante mille livres de rente, car mon frère économise les deux tiers de ses revenus ? Qu’est-il arrivé ? Confiante dans ses promesses… et n’imaginant pas qu’il se marierait à quarante ans passés, comptant sur son héritage et ainsi rassurée sur ton avenir, je n’ai pas diminué mes dépenses… exagérées… folles… j’y consens… Mais je me disais : « Que m’importe, mon fils un jour sera riche ! » Et je n’enragerais pas à cette pensée, que ce gros butor de Maurice héritera sans doute un jour, soit de son père, soit de sa mère, de plus de quatre-vingt mille livres de rente, tandis que toi…

― Ma mère, souvent déjà, je vous ai priée, je vous prie encore de ne point vous préoccuper de ma fortune, mais de la vôtre, si l’on peut donner ce nom aux débris de votre opulence passée ; vos créanciers vous harcèlent, deviennent intraitables, vous voici réduite à vous adresser encore à la bourse de mon oncle. Vous comptez lui emprunter cinquante mille francs. Probablement, il vous les refusera, trouvant fort singulier que vous veniez en voiture de poste, accompagnée de deux domestiques, lui exposer votre dénûment.

— Et moi, je te répète que, si j’étais venue ici quasi comme une mendiante, je n’avais aucune chance d’obtenir de mon frère ce que j’en obtiendrai, j’en suis certaine, en lui imposant par un certain apparat.

— Mon oncle, en homme de bon sens, vous répondra que, lorsque l’on est dans la nécessité d’emprunter cinquante mille francs, on réduit ses dépenses au lieu de les exagérer.

— Ainsi, — reprit madame San-Privato dans son violent dépit, — ainsi vous vous rangeriez du côté de mon frère contre moi ?

— Ce que vous dites là, ma mère, est parfaitement déraisonnable.

— Oh ! certes vous êtes un prodige de raison ! toujours inflexible et glacé… Notre ami, M. de Bellerive, a fait de vous un élève digne de lui !

— Notre ami, M. de Bellerive, est un esprit positif, logique et surtout pratique ; il m’a, dès mon jeune âge, enseigné à aller droit au fond, au vif, au vrai des choses, sans m’arrêter aux semblants trompeurs que leur donnent nos intérêts, nos passions…

— Les passions ! — reprit madame San-Privato impatientée du flegme de son fils ; — oh ! certes, ce ne sont pas les passions qui vous perdront, vous !

— C’est mon ferme espoir, bien que, comme un autre, plus qu’un autre, j’aie des passions fort tenaces, fort ardentes et fort mauvaises ; mais, grâce à notre ami, j’ai le vouloir et le pouvoir d’étouffer toute passion qui ne peut s’assouvir sans péril ; je couve patiemment celle que j’ai la certitude de satisfaire plus tard en pleine sécurité ; cela devient alors un capital chaque jour augmenté des intérêts composés, ainsi que disent les financiers… Jamais je ne hais à la légère… et sans profit assuré… je sais attendre… « Car la haine, — dit sagement M. de Bellerive, — est, de tous les sentiments, celui qui nous fait commettre le plus de fautes irréparables, si l’on cède à la chaleur de ses premiers bouillonnements ; la haine, en un mot, est l’un de ces mets épicés qui se confectionnent à un feu d’enfer, mais que l’on doit manger froids. »

— Attendre… attendre !… et si votre attente est trompée ?

— J’ai du moins conscience d’avoir agi habilement et si prudemment, que l’objet de ma haine, l’ignorant, ne triomphe point de mon impuissance à lui nuire. Je m’épargne ainsi un ridicule amer ; or, non par faiblesse, mais par justesse d’esprit, j’ai horreur du ridicule, parce que, dans le monde où je vis, le ridicule tue. Je ne veux point mourir de cette mort-là ; je veux vivre longtemps, très-longtemps, fidèle à ce principe de la science humaine : « Ne compte que sur toi… n’agis que pour toi, surtout ne redoute que toi… et tu n’auras rien à craindre des autres… »

Il existait un tel contraste entre la juvénile figure d’Albert et ses paroles empreintes d’une exécrable philosophie (s’il est permis d’ainsi prostituer ce mot), que madame San-Privato, qui cependant connaissait bien son fils et était elle-même d’une grande perversité, frissonna et ne put s’empêcher de dire :

— À vingt-quatre ans à peine, raisonner ainsi ! Tiens, Albert, quelquefois tu me fais peur ; j’en veux à M. de Bellerive de t’avoir élevé dans de pareils principes.

— Qu’avez-vous à me reprocher, ma mère ? répondit Albert toujours impassible ; — suis-je mauvais fils ?

― Non ; mais tu manques de tendresse, d’effusion.

— Effusion, tendresse ! — reprit Albert avec une ironie glaciale ; — à quoi bon ces affectations de sensiblerie à tout propos, lorsque l’attachement est sincère ? Est-il feint ?… Oh ! alors, il est bon de l’exclamer sans cesse, pour y donner créance ; mes actes, à défaut d’effusion, vous ont prouvé mon affection filiale. Je pouvais, à ma majorité, vous réclamer les débris de l’héritage de mon père ; je ne l’ai point fait ; j’ai eu tort, dans votre intérêt même : c’eût été une soixantaine de mille francs mis à l’abri de vos prodigalités. Cette ressource aujourd’hui vous serait utile ; mais j’étais faible alors, j’ai craint de vous chagriner ; je vous ai donc abandonné le peu qui me restait de mon patrimoine ; mes appointements d’attaché payé à l’ambassade de Naples, en Russie, me suffisaient, et, depuis, j’ai continué de me suffire à moi-même ; je suis de tous points, vous le savez, ma mère, ce que vulgairement on appelle un garçon rangé, très-soigneux de ses petites affaires ; aussi élégant que personne, et dépensant moins que personne ; je sais m’ingénier, conserver, ne point gaspiller ; je pousse à l’égal de mon horreur du ridicule ma sainte horreur des dettes. Elles vous tiennent dans une dépendance abjecte, et toujours vient l’heure où les plus altiers courbent un front piteux devant leurs créanciers ; en outre, c’est rarement pour soi-même que l’on s’endette ; ainsi vous êtes tombée dans un abîme de difficultés pécuniaires inextricables ; vous vous êtes obstinée, par orgueil mal entendu, à donner des dîners, des soirées à des gens qui ne vous offriraient point un verre d’eau et se moqueront de vous, lorsque, ainsi que je le prévois, vous serez absolument ruinée. Alors je vous prouverai de nouveau mon attachement filial, non par des effusions de tendresse hors de mes habitudes, mais par des faits, en vous mettant à l’abri du besoin, selon le devoir d’un bon fils et d’un homme qui se respecte.

— Mon Dieu ! — s’écria madame San-Privato, ne pouvant s’habituer au flegme de son fils, — tes paroles devraient réjouir mon cœur, et elles le glacent… Tiens, Albert, j’aimerais cent fois mieux te voir dissipé, joueur, céder enfin aux entraînements de la jeunesse… me bouder, me brusquer même parfois, que de te voir ainsi froid, maître de toi.

― J’entends… ― reprit Albert avec un sourire sardonique, — vous regrettez que je n’aie pas mauvaise tête et bon cœur, comme un sous-lieutenant d’opéra-comique.

— Toujours cette impitoyable raillerie à froid.

— Voulez-vous que je prenne au sérieux votre étrange regret ? Sachez donc qu’après avoir dissipé mon bien et le vôtre dans la fainéantise, et désormais sans carrière, sans avenir, poussé au mal par la misère, je serais peut-être devenu escroc, voleur ou pis encore !

— Albert… ah ! Albert !

— Je dis voleur ou pis encore, reprit San-Privato imperturbable, et jetant sur sa mère un regard dont la profondeur l’effraya — Croyez-vous donc que je sois devenu de prime-saut ce garçon rangé, ordonné que je suis, s’imposant des privations relatives ? Ah ! vous ignorez quelles luttes j’ai encore parfois à soutenir contre moi-même ! vertu ou calcul, peu importe ! pour refréner, pour dompter des entraînements qui me jetteraient hors de la voie que je me suis tracée, voie sûre, directe, dont je ne dévierai point, parce qu’elle me conduira au but de mes vœux, et ils sont nombreux : fortune, honneurs, plaisirs, succès… couronnés de l’estime générale… estime qui donne tant de piquant, de saveur à la vie de ceux-là qui méprisent tout le monde… Mais il est tard… assez philosophé, ma mère, ajouta San-Privato, entendant sonner la pendule. — Allons au fait… Il vous reste pour tout bien votre ferme du Berry, grevée d’hypothèques ; vous êtes expropriée si vous ne payez pas quarante mille francs à la fin de ce mois ; cette propriété vendue à l’encan, votre prêteur soldé, il vous restera au plus de quoi payer vos dettes ; ce sera donc votre ruine complète ; ce cas échéant, je vous assure une pension de cent louis, sur les huit mille francs d’appointements dont je jouis, vous déclarant à l’avance, et vous me croirez, qu’il me sera impossible de payer un sou de vos dettes si vous en contractez de nouvelles. Maintenant, admettons que mon oncle Dumirail consente à vous prêter cinquante mille francs ; une partie de cette somme serait affectée au payement de votre créancier hypothécaire, à donner un à-compte à vos fournisseurs les plus récalcitrants et à prolonger d’une année peut-être cette existence de faux luxe et de gêne qui me serait intolérable et qui vous est si chère ! Mais mon oncle ne vous prêtera point cinquante mille francs ; je vous ai dit pourquoi ; vous espériez raviver la sympathie des Dumirail, vous avez, au contraire, excité leur jalousie à mon endroit, et, malgré mon empire sur moi-même, je vous ai suivie dans la fausse voie où vous vous engagiez.

— Que veux-tu dire ?

— Vous m’avez mis sur le chapitre de mes voyages ; je ne pouvais briller qu’aux dépens de mon cousin Maurice en blessant l’orgueil de son père et de sa mère, ce qui devait les fort mal disposer à accueillir votre demande ; aussi n’ai-je d’abord répondu, dans votre intérêt, qu’avec une extrême réserve à votre désir de me mettre en valeur ; mais, je vous le répète, malgré mon empire sur moi-même, j’ai cédé…

— À quoi ?

— À l’influence étrange, irrésistible des deux plus beaux yeux que j’aie vus de ma vie.

― Jeane !

— J’ai honte de moi-même et me châtie par cet humiliant aveu…

— Je ne te comprends pas.

— Je ne suis plus un écolier en amour, je connais le monde, j’ai une volonté ferme, je me possède, je suis sûr de moi… je le croyais du moins… car j’ai rencontré dans ma vie des femmes bien autrement posées, bien autrement séduisantes que cette petite fille, quoiqu’elle soit, je l’avoue, ravissante, et ces belles dames ne m’ont jamais fait faire ce que je ne voulais pas faire. Or, voilà pourtant que les yeux bleus de mademoiselle Jeane…

San-Privato s’interrompit et reprit avec un accent indéfinissable :

— Quel regard ! quel regard ! oh ! il y a de tout dans ces yeux-là !

Et, pensif, contristé, il garda un moment le silence.


XV

Madame San-Privato, très-étonnée des quelques paroles prononcées par son fils, et frappée de son silence et de l’expression singulière de sa physionomie, reprit :

— Mon cher ami, tu viens de me dire, en me parlant de ta cousine Jeane : « Quel regard elle a ! Il y a de tout dans ces yeux-là ! » Qu’entends-tu par ces paroles : « Il y a de tout dans ces yeux-là ? »

— Je ne saurais, ma mère, vous expliquer ma pensée, vous ne la comprendriez pas, — répondit San-Privato sortant de sa rêverie.

Et il ajouta d’un ton de récrimination sardonique :

— Toujours est-il que ce soir, à dîner, je voulais rester muet, et les yeux bleus de mademoiselle Jeane m’ont fait parler ! je voulais être terne, maussade, et les yeux bleus de mademoiselle Jeane m’ont donné l’envie, pis que cela, le besoin d’être aussi brillant qu’il m’est possible de l’être !

— Tu as été charmant… et…

— Je ne quête point de compliments, ma mère ; loin de là : je m’accuse d’une insigne maladresse, au point de vue de vos intérêts ; je m’accuse, moi qui me croyais fort, d’avoir été d’une faiblesse déplorablement ridicule, moi qui abhorre le ridicule ! N’en suis-je pas venu, pendant un moment, à jalouser ce jeune taureau du Jura, qui a nom Maurice !

— Taureau du Jura est d’une justesse charmante ; mais à propos de quoi ou qui le jalouser ?

— Vous me le demandez ?

— Certes…

— Je vous croyais, ma mère, plus clairvoyante. Jeane et Maurice s’aiment.

— Qui te fait supposer cela ?

— Il ne s’agit pas de suppositions, mais de preuves. J’ai remarqué le dépit croissant de mon cousin, en voyant Jeane s’intéresser à mes récits. Il devenait pourpre d’envie et de rage ; il m’a parfois lancé des regards féroces, que j’avais soin de ne pas remarquer ; enfin, il s’en est fallu de peu qu’il n’éclatât ; quant à Jeane, la meilleure preuve de son amour pour Maurice est la répulsion visible qu’elle ressentait à mon égard.

— Toi, inspirer de la répulsion !… toi, avec ta délicieuse figure, la distinction de tes manières, de ton esprit, lorsque ce portefaix de Maurice…

— Encore une fois, ma mère, épargnez-moi ces compliments ; d’ailleurs, loin de me plaindre de la répulsion que j’inspire à cette fille aux yeux bleus, dont le regard… ah ! que de choses dans ce regard !

— Tu reviens toujours à ce regard. Jeane m’a semblé à moi avoir un regard tout comme une autre.

— Soit ! Je disais donc que la répulsion que Jeane a témoignée à mon sujet, loin de me déplaire, me satisferait profondément, si j’avais la folle pensée de supplanter Maurice auprès de sa future femme.

— Tu crois donc que mon frère songe à les marier ?

— Je n’en doute pas.

— S’il en est ainsi, je suis très-étonnée de t’entendre dire que, si tu pensais à supplanter ce butor de Maurice, tu serais satisfait d’inspirer à Jeane de la répulsion.

— Très-satisfait ; mais je veux oublier, j’oublierai complétement Jeane et ses yeux bleus. Seulement, je me souviendrai toujours avec une amère rancune que, pendant un moment, cette petite fille, dominant ma volonté, m’a fait dévier de la ligne de conduite que je m’étais tracée dans votre intérêt. Ceci, ma mère, nous ramène au sujet de notre entretien ; or, puisque involontairement je vous ai desservie, je tiendrais à réparer ma maladresse, et, dans le cas d’un premier refus de mon oncle, au sujet de ce prêt de cinquante mille francs…

— Tu espérerais triompher de ce refus ?

— Peut-être…

Puis, en suite d’un instant de réflexion, Albert ajoute :

— Dites-moi, ma mère, avez-vous encore bien présents à la mémoire les événements qui ont causé la mort de votre frère, Ernest Dumirail ?

— Sans doute… mais ce moyen de décider ton oncle à me prêter ?…

— Veuillez d’abord répondre à ma question.

— Eh bien ! mon malheureux frère Ernest a été tué en duel par l’amant de sa femme, un peintre allemand.

— Nommé Wagner, ce me semble ?

— Oui… Wagner…

— Il y a de cela combien de temps ?

— Dix-huit ans, l’âge de Jeane, puisqu’elle est une enfant posthume.

— Quant à ma tante Ernest, nous l’avons perdue… à quelle époque ? Précisez-le.

— Il y aura justement trois ans à la fin de ce mois. Je me le rappelle d’autant mieux qu’il m’a fallu prendre le deuil de ma belle-sœur au mois de juillet, ce qui m’a outrée, parce qu’il n’y a pas de toilette possible avec le noir en cette saison-là. L’hiver, c’est différent ; mais, en été, le deuil est intolérable à porter.

– Et voilà ce à quoi les gens qui trépassent ont, les égoïstes, l’impertinence de ne pas songer ! — reprit San-Privato avec sa froide ironie. — Ainsi, il y a trois ans que ma tante Ernest Dumirail est morte, et que Jeane est venue s’établir ici ?

— Sans doute.

— A-t-on toujours été bien persuadé, dans notre famille, que Jeane, enfant posthume, remarquez ceci, enfant posthume, soit véritablement la fille de feu M. Dumirail ?

— On a toujours cru qu’il en était ainsi.

— Avez-vous des détails précis sur ce peintre allemand, sur ce Wagner, qui a tué en duel M. Ernest Dumirail ? Cela, si je m’en souviens, se passait en Suisse ?

— À Lausanne, où ma belle-sœur habitait un cottage sur les bords du lac, tandis que mon frère visitait la Suisse en touriste. J’avais chargé d’une lettre pour lui M. de Bellerive ; il passait à Genève pour se rendre à Turin ; il n’a pas trouvé mon frère à Lausanne, mais il a vu ma belle-sœur. Sans doute, elle ne connaissait pas encore ce Wagner, car elle a parlé de son mari à M. de Bellerive avec la plus extrême affection ; aussi lui aurait-il alors donné, me disait-il depuis, le bon Dieu sans confession. C’était environ trois mois avant ce malheureux duel. J’ajouterai, par parenthèse, et à propos de duel, que M. de Bellerive faillit à cette époque se battre, à Genève, avec un homme fort insolent, qui a été autrefois très à la mode à Paris, et connu sous le nom du beau Delmare… Je n’ai pu que l’entrevoir dans ce temps-là, car il n’était pas de ma société.

— C’est bien cela, mes souvenirs ne me trompaient pas ! — dit soudain San-Privato. — Ainsi M. de Bellerive a rencontré à Genève le beau Delmare à cette époque ?

— À quelle époque ?

— Trois mois environ avant la mort de votre frère Ernest Dumirail.

— Oui, le beau Delmare revenait alors d’Italie et menait toujours grand train ; mais déjà sans doute il touchait à sa ruine, car M. de Bellerive, repassant six semaines après par Genève, apprit la subite disparition du beau Delmare. Il avait fait vendre ses voitures de voyage, renvoyé ses gens, et l’on ne savait ce qu’il était devenu.

— Mon premier soupçon était fondé, — dit San-Privato, — j’en avais la presque certitude.

— De quel soupçon parles-tu ?

— Oh ! ceci est grave, ma mère, très-grave. Résumons les faits et recordons-nous. Ainsi, trois mois avant le duel où est mort mon oncle Ernest, le beau Delmare habitait Genève ?

— Oui, oui… Mais, encore une fois, quel intérêt ?…

— Pour Dieu, ma mère, ne m’interrompez pas ! Ceci, je vous le répète, est grave et peut devenir pour vous d’une importance extrême. Bornez-vous donc à répondre à mes questions et rassemblez soigneusement vos souvenirs. Ainsi, le beau Delmare habitait Genève trois mois avant le duel où mon oncle Ernest a succombé ?

― Oui.

— Six semaines environ avant ce duel, M. de Bellerive, de retour à Genève, apprend que soudain le beau Delmare a disparu, renvoyant ses gens et vendant ses voitures de voyage ?

— Oui.

— Maintenant, interrogez encore vos souvenirs : M. de Bellerive n’a-t-il rien appris au sujet des motifs de la brusque disparition du beau Delmare ?

— Non pas… que je sache.

— N’a-t-il pas circulé au sujet de cette disparition quelques bruits vagues, quelques propos ?

Madame San-Privato se recueillit, garda pendant un moment le silence et reprit :

― Tout ce que je me rappelle, c’est que M. de Bellerive, en me racontant cet événement, me disait qu’il avait produit une certaine sensation à Genève, où se trouvaient alors plusieurs personnes de la bonne compagnie de Paris qui connaissaient directement ou de réputation le beau Delmare ; les uns ont cru à son suicide, d’autres le niaient. Si je ne me trompe, quelqu’un prétendait avoir rencontré, peu de temps après sa disparition, le beau Delmare dans les environs de…

— De Lausanne ?

— Justement.

— C’est cela même, et le cottage habité par ma tante Ernest Dumirail se trouvait aussi dans les environs de Lausanne. Ah ! mes doutes me semblent maintenant bien près d’être éclaircis !

― Albert, qu’as-tu donc ? ― reprit madame San-Privato fort surprise ; — toi, toujours si calme, te voilà dans une agitation extraordinaire.

— C’est vrai, — reprit San-Privato.

Et il se disait mentalement :

— Ah ! je le sens, malgré moi, je cherche à entrevoir dans cette étrange révélation, si elle se confirme, bien d’autres conséquences que celle d’amener mon oncle à prêter à ma mère l’argent dont elle a besoin. Maudits yeux bleus ! maudits yeux bleus ! me laisserai-je dominer à ce point ? Non ! non ! mille fois non !

Madame San-Privato observait son fils avec une surprise croissante, et reprit, complétement déroutée :

— Mon cher ami, tu prétends être la logique en personne, tu me reproches souvent de dévier du sujet primitif de nos entretiens ; or, tu me parais mériter fort ce reproche : il s’agissait du moyen de triompher peut-être des refus de ton oncle au sujet du prêt que je désire, et, sans rime ni raison, tu me presses de questions sur le beau Delmare, probablement défunt à l’heure où nous parlons.

— Vous avez ce soir, ma mère, dîné avec le beau Delmare.

— Quelle plaisanterie !

— Mon oncle ne vous a-t-il pas présenté un M. Delmare ?

— Que dis-tu ? cet étranger serait…

— Celui qui a été autrefois le beau Delmare !

— Grand Dieu ! quelle décadence ! quelle chute ! Est-il possible ! J’étais à mille lieues d’une pareille découverte ! Ce nom de Delmare est tellement répandu, que je ne m’imaginais pas que le monsieur si mal vêtu pût avoir été la fleur des pois de son temps. Cependant, sans parler de sa figure, qui a dû être fort belle, je remarquais en lui certaine distinction fort singulière chez un provincial du Jura. Du reste, je n’aime point cet homme-là… Il a été fort poli, mais seul il ne paraissait pas sous le charme pendant le récit de tes voyages ; il a même souri plusieurs fois d’un air malveillant.

— Malgré sa malveillance à notre égard, c’est pourtant sur lui, ma mère, que je compte, si mes soupçons se confirment tout à fait, pour décider mon oncle, dans le cas d’un premier refus, à…

— À me prêter la somme dont j’ai besoin, — ajouta madame San-Privato avec une surprise profonde. — Est-ce là ta pensée ?

— À peu près.

— Tu parles sérieusement ?

— Très-sérieusement.

— Ce mystère est impénétrable pour moi.

— Ainsi mes questions sur le séjour du beau Delmare à Genève ne vous ont pas mise sur la voie ?

— Sur la voie… de quoi ?

— Décidément, ma mère, la pénétration n’est pas votre qualité dominante, et, puisque vous ne devinez rien, je garderai un secret dont vous pourriez involontairement, si vous le connaissiez, faire un usage nuisible à vos intérêts.

— Tu me prends donc pour une enfant ?

— Je crains qu’un mot imprudent, qu’un regard ne révèle, malgré vous, ce qui doit encore rester caché. J’ajouterai, d’ailleurs, que ce beau Delmare m’a été, non moins qu’à vous, très-antipathique à la première vue, et j’ai ce bonheur que mes antipathies sont généralement payées de retour : cela me prouve que mon instinct est sûr. Aussi, à tout hasard, j’avais chargé Germain de faire jaser les gens de mon oncle sur ce M. Delmare ; il est toujours bon d’être renseigné, autant que possible, à l’endroit des gens qui nous inspirent une certaine méfiance.

— Et qu’as-tu appris ?

— Plusieurs circonstances qui m’ont mis sur la voie de ce que je crois être la vérité. Du reste, dès demain, j’éclaircirai mes doutes. Bonsoir, ma mère, il est fort tard, j’ai une longue lettre à écrire… je ne saurais remettre cette occupation à demain, car je manquerais le courrier.

— Quel empressement ! Je devine, tu vas écrire à madame la marquise de Belcastel, cette ravissante jeune femme qui…

— Demain matin, avant votre lever, nous chercherons la manière la plus favorable de présenter votre demande à mon oncle, — poursuivit San-Privato sans paraître avoir entendu l’indiscrète question de sa mère, — et, si mon oncle vous oppose un refus, nous aviserons, à moins que…

— Achève…

— À moins que je n’use pour moi-même de mon secret ; car ce prêt de cinquante mille francs ne saurait que retarder la ruine complète de ma mère. Ah ! maudits yeux bleus !… — pensait San-Privato.

Et il ajouta tout bas :

— À moins que les circonstances ne viennent traverser un espoir qui me semble à cette heure très-fondé. Bonsoir, ma mère, — reprit Albert se levant ; — demain matin, nous causerons avant de voir mon oncle.

— À demain donc ; mais ta conversation de ce soir, après avoir excité vivement ma curiosité, me laisse dans une pénible incertitude. Enfin, demain, tout s’éclaircira sans doute, selon la réponse de mon frère à ma demande.

San-Privato reconduisit sa mère jusqu’à la porte de la chambre à coucher qu’elle occupait ; puis, de retour chez lui, il s’assit devant une table où était disposé ce qu’il fallait pour écrire, appuya son front dans ses deux mains, réfléchit longtemps, hésitant devant des résolutions diverses ; puis, coordonnant enfin peu à peu son plan qui s’élucidait dans ses yeux, il dit :

— C’est audacieux… mais d’un succès possible… mieux que cela, certain, si Antoinette de Hansfeld consent à me servir. Pourrai-je en douter ? Je lui dirais : « Tue ! » elle tuerait… Ah ! elle est à moi comme je suis à elle. Il existe entre nos âmes tant de mystérieuses affinités, que, quoi qu’il arrive, nos destinées sont à jamais liées l’une à l’autre. C’est en ce moment surtout que je me félicite d’avoir enveloppé d’un profond secret ma liaison avec Antoinette, et détourné tous les soupçons en m’occupant ouvertement de madame de Belcastel.

Et, prenant une plume, San-Privato ajouta :

— Écrivons à Antoinette…

Puis il reprit en souriant amèrement :

— Vanité ! vanité !… Je me croyais fort, je me croyais certain de ma volonté ! Ah ! nous n’avons pas de plus dangereux ennemi que nous-même ! Maudits yeux bleus ! Il y a de tout dans ces yeux-là !

XVI

Charles Delmare, en quittant le Morillon, regagna sa demeure solitaire, profondément absorbé par les réflexions que lui suggérait l’arrivée de madame San-Privato et de son fils chez les Dumirail, et par les divers incidents de cette soirée de famille.

Geneviève, selon son habitude, attendait son fieu, assise dans la cuisine, filant sa quenouille à la clarté de la lampe ; soudain, elle prêta l’oreille du côté de la porte, et, se levant :

— Voilà mon Charles, j’entends son pas, je le reconnaîtrais entre mille !

Elle s’empressa d’aller ouvrir la porte extérieure de la maison, tenant sa lampe à la main, et, la lumière éclairant en plein les traits de Charles Delmare, la nourrice s’écria :

— Ah ! mon Dieu, comme tu as l’air triste ; il t’est donc arrivé quelque chose, mon pauvre fieu ?

— Bonne nourrice, — répondit Charles Delmare touché de la pénétration presque maternelle de Geneviève, — l’instinct de ton attachement est toujours sûr.

— Dame, ce n’est pas bien malin de voir que ta figure est toute changée depuis tantôt : tu étais sorti d’ici content, presque joyeux, et tu me reviens si chagrin, que ça saute aux yeux. Est-ce qu’il serait arrivé un malheur dans cette brave famille Dumirail ? Est-ce que ta fille ?…

— Non, il n’est arrivé malheur ni à ma fille ni à mes amis.

— Ah ! tu me rassures… je respire… Mais qu’est-ce donc qui te chagrine, alors ?

— Viens, nourrice, — répondit Charles Delmare se dirigeant vers le salon. — Tu m’aimes… tu as un grand bon sens, tu connais toutes mes pensées ; en m’épanchant avec toi, il me semble que je lirai plus clairement dans mon esprit troublé par l’inquiétude.

Et, soupirant :

— Ah ! mes pressentiments ! mes pressentiments ! Serait-il donc vrai que notre bonheur est d’autant plus menacé qu’il nous semble plus certain ?

Charles Delmare, entrant dans le salon, se jeta sur un fauteuil avec accablement, et engagea Geneviève à s’asseoir.

— Eh bien, voyons, mon fieu, — dit la nourrice, — qu’est-ce qui t’inquiète ?… Que s’est-il donc passé ?

— La sœur et le neveu de M. Dumirail sont arrivés au Morillon.

— Je le sais bien, je les ai vus.

— Toi, nourrice ? et quand donc… et où cela ?…

— Après ton départ, je suis descendue au bourg pour quelques achats, pendant que la mère Arsène gardait la maison. Je passais devant l’auberge de la Croix d’or, quand la voiture des parents de M. Dumirail s’est arrêtée ; le postillon voulait faire souffler ses chevaux avant la grande montée. Je ne suis point badaude ; mais, toute vieille mère Bobie que je suis, je n’ai pu résister au plaisir de les regarder à trois ou quatre fois.

— Regarder… qui cela ?

— Ce jeune homme qui est descendu de la voiture pendant que les chevaux soufflaient. Ah ! mon Charles, quel joli garçon ! À part toi qui, foi de nourrice, étais dans ta jeunesse ce que l’on pouvait voir au monde de plus beau, je n’ai rien vu de plus mignon, de plus gentil que ce charmant petit monsieur, et…

Mais, s’interrompant à un mouvement de Charles Delmare, Geneviève lui dit :

— C’est vrai, je radote, tu me parles de tes inquiétudes et voilà que je bavarde sur…

— Au contraire, nourrice, je tiens à t’entendre, continue. Ainsi ce jeune homme te paraissait charmant ?…

— Ma foi, oui, j’avais vraiment, je te le répète, plaisir à le regarder ; et puis il était si bien mis, presque aussi bien mis que toi, dans ton beau temps, mon Charles ; et si propret, si muguet, si attifé ! Il avait l’air de sortir d’une boîte, sans compter qu’il flairait bon, mais bon comme un bouquet ; quand il a passé près de moi, les curieux qui regardaient la voiture disaient aussi à qui mieux mieux : « Est-il donc gentil ! On croirait que c’est une jolie fille habillée en monsieur. » Une belle dame restait dans la voiture ; le domestique a dit au postillon que ses maîtres allaient chez M. Dumirail, leur parent ; alors j’ai pensé que c’étaient sa sœur et son neveu, dont ce bon M. Maurice était venu t’annoncer l’arrivée.

— Geneviève, reprit Charles Delmare après un moment de silence, lequel préfères-tu, et, bien entendu, seulement sur ce qui touche l’extérieur de leur personne, lequel préfères-tu, de Maurice ou de son cousin ?

— Quelle drôle de question tu me fais là, mon fieu !

— Enfin réponds, je te prie.

— Ma foi je ne sais quoi te répondre au juste, vu que ça m’est bien égal et que je n’ai plus mes yeux de quinze ans ; mais, ma fine, quand je les avais, je crois que ce joli muguet m’aurait donné davantage dans l’œil que notre bon M. Maurice.

— Vraiment ? reprit Charles Delmare avec une légère et involontaire amertume, toi aussi ?

— Comment, moi aussi ?

— Naturellement, les jugements diffèrent ; or, tu serais aussi de ceux-là qui préféreraient la figure, la personne d’Albert San-Privato, c’est son nom, à celle de son cousin ?

— Un instant ! Je ne veux pas pour cela dire que ce bon M. Maurice ne soit pas, de son côté, un superbe jeune homme, ce qu’on appelle un très-bel et très-fort homme ! Il vous a une taille, une prestance, une poigne, une carrure, faut voir. Mais dame, l’autre est si mignon ! Tiens, mon Charles, je me souviens que, quand j’étais une jeunesse, et que de jolis messieurs de Paris qui avaient des maisons de campagne aux environs de Pierrefitte venaient à la fête de notre village pour nous voir danser, nous autres bonnets ronds, nous trouvions ces muscadins-là bien plus gentils et plus avenants que nos gros gars, toujours pour ce qui est tant seulement du coup d’œil et…

Mais, s’interrompant de nouveau, Geneviève ajouta avec un accent de récrimination contre elle-même :

— Mais, encore une fois, je bavarde… je bavarde et j’oublie ; c’est, du reste, la faute à ta question, j’oublie de te demander la cause de ton chagrin, mon Charles, car j’en reviens là. Tu étais tantôt parti content et tu me reviens quasiment consterné, sans compter qu’en ce moment-ci tu as l’air encore plus chagrin qu’en entrant !

— C’est vrai, parce que si j’avais pu encore douter de ce que je crains, ce doute se dissiperait devant tes paroles, devant l’impression que tu as ressentie à l’aspect d’Albert San-Privato, toi aussi, bonne vieille nourrice.

Et, se parlant à soi-même, pensant pour ainsi dire tout haut, Charles Delmare ajouta avec angoisse :

— Ah ! comment douter de l’action presque irrésistible de certains avantages extérieurs, lorsque cette action s’exerce sur des personnes de condition, de caractère et d’âge si dissemblables ! Geneviève ne ressent-elle pas, au premier aspect de San-Privato, ce qu’a ressenti ma fille, quoiqu’elle se soit révoltée contre cette impression involontaire ?

— Qu’est-ce que tu dis là, mon Charles ? — reprit vivement la nourrice, qui avait attentivement écouté son fieu penser tout haut. — Ta fille ?…

— Ma fille a été non moins vivement frappée que toi du séduisant extérieur d’Albert San-Privato. À son aspect, elle s’est sentie soudain troublée. Je l’observais, et, par trois fois, presque malgré elle, son regard s’est attaché sur ce jeune homme.

— Mademoiselle Jeane ?…

— Cependant elle aime Maurice aussi tendrement qu’elle est aimée de lui ; tantôt, leurs parents, après un long entretien avec moi, se sont résolus à marier ces deux enfants.

— Ah ! quel bonheur ! Voilà donc, comme tu le disais tantôt, l’espoir de toute ta vie réalisé, mon Charles… et tu parais triste à mourir… tandis que ce mariage devrait te rendre si joyeux.

— Ce mariage ! oh ! il aura lieu ! sinon misère de moi, je frémirais d’épouvante à la seule pensée des maux que… Mais non ! non ! Il s’agit du bonheur de ma fille, de Maurice, de mes meilleurs amis ; j’ai l’expérience des hommes et des passions ; ma volonté est ferme ; je triompherai des obstacles.

— Quels obstacles, puisque ta fille et M. Maurice s’aiment, et que leurs parents désirent les unir ?

— Tu oublies, ma pauvre Geneviève, qu’étant jeune fille, toi et tes compagnes, vous préfériez, pour le coup d’œil, les jolis messieurs de Paris aux jeunes paysans. Ah ! nourrice, les conséquences d’une première impression ne sont pas invincibles, je le sais, et j’espère les vaincre chez Jeane. Mais, hélas ! je le prévois, je ne les vaincrai pas sans lutte, sans peine ! Je connais ma fille mieux qu’elle ne se connaît elle-même ; de là mes angoisses.

— Tes angoisses ! — reprit Geneviève haussant les épaules. — Quoi ! parce que ce mirliflore aura donné un brin dans l’œil de mademoiselle Jeane, te voilà tout chagrin, toi, mon Charles, qui as de l’esprit comme un livre, toi, une si bonne tête ! toi qui, à bon droit, te vantes de si bien connaître ta fille ! Ah çà ! mais, mon fieu, il paraît que nous ne nous entendons point.

— Comment cela ?

— Voyons, tu me compares à ta fille, et tu t’autorises contre elle de l’impression, comme tu dis… que m’a faite ce muscadin. Un instant, et, puisque tu parles de mes souvenirs de jeunesse, encore une fois, entendons-nous, mon fieu ! tu verras que tu as tort de t’inquiéter ; écoute-moi bien.

— Je t’écoute, bonne Geneviève.

— S’il s’agit de ce qui est du simple coup d’œil, eh bien ! oui… dans mon jeune temps, un dameret bien attifé me plaisait davantage à regarder pour un moment que nos bons gros gars du village, que mon gros Jean-Louis, par exemple, en ce qui me touche. Mais est-ce que, par hasard, ça m’a empêché de l’aimer, de l’épouser, mon gros Jean-Louis ? de me conduire en honnête femme ? de le pleurer pour de vrai quand il a trépassé, mon pauvre homme ? Et tu vas t’imaginer que ta chère fille… un ange… un trésor… parce que cet oiseau parisien lui aura un brin donné dans l’œil par rapport à son plumage, en aimera moins, en épousera moins son brave cousin Maurice ? Est-ce que ça tombe seulement sous le sens ? Allons donc, mon Charles, il n’y a que les pères et les amoureux pour se fourrer martel en tête à propos de rien du tout. Il ferait beau voir vraiment, vraiment, il ferait beau voir que ta Jeane, éduquée comme elle l’a été, par les plus dignes gens du monde, sans parler de ton concours, aille s’amouracher de ce freluquet ! — que le diable l’emporte à cette heure, puisqu’il t’inquiète ! — aille s’amouracher de ce freluquet et oublier son Maurice, un cœur d’or, un superbe jeune homme qui en mangerait dix… qu’est-ce que je dis ?… qui en mangerait vingt comme son gringalet de cousin ! Car, Dieu me pardonne ! je ne sais pas où j’avais les yeux lorsqu’il m’a paru si joli, da ! il ne l’est point déjà tant joli, ce petit maigriot ; ça ne vous a que le souffle, c’est si chétif… Encore une fois, je ne sais vraiment plus où j’avais les yeux ; et puis, vois-tu, mon Charles, le jour baissait, sans compter qu’avec l’âge, ma vue s’affaiblit, et voilà pourquoi j’ai…

— Pauvre chère nourrice ! tu t’efforces maintenant de me rassurer en dénaturant ta première impression.

— Non, mon Charles, non, je te répète que…

— Je devine ta pensée, te dis-je ; elle me touche, bonne Geneviève ; mais, au lieu d’amoindrir, de se dissimuler le danger, il faut, pour le vaincre, le regarder en face ; et il y a danger pour ma fille, car non-seulement Albert San-Privato est doué d’un esprit remarquable ; sa conversation est remplie de charme et d’intérêt.

— Ah çà ! mais… c’est donc un phénix que ce petit brigand-là ? — s’écria naïvement la vieille nourrice d’un ton de récrimination courroucée. — Et, si tu le juges ainsi, toi qu’il inquiète, il faut bien que ce soit vrai !

— Geneviève, je suis vieux, j’ai beaucoup vécu, je connais le monde, et jamais, entends-tu bien, jamais je n’ai rencontré un homme mieux fait pour plaire qu’Albert San-Privato ; non-seulement il doit toujours plaire, mais souvent il doit captiver, dominer presque de prime abord. Enfin, ce qui augmente mes craintes, c’est que ce jeune homme n’est pas ce qu’il paraît être ; non, sous la grâce attrayante de sa personne et de son langage, j’ai surpris, grâce à mon opiniâtre observation, éveillée par l’impression qu’il causait à Jeane, j’ai surpris par éclairs, dans son regard, dans son sourire, je ne sais quoi de sardonique, de faux, de pernicieux dont j’ai été frappé, puis alarmé… je ne pouvais m’abuser ; Albert produisait un effet profond, non-seulement sur Jeane, mais sur Maurice, mais sur M. et madame Dumirail, eux, cependant, d’une raison si droite et si ferme.

— Qu’éprouvaient-ils donc ?

— J’en jurerais… ils éprouvaient, pour la première fois de leur vie peut-être, un vague sentiment d’envie en comparant leur fils à leur neveu.

— Est-ce possible ?

— J’en suis certain, et les conséquences de cette envie peuvent être funestes pour eux, pour Maurice, pour ma fille bien-aimée. Ah ! Geneviève, Geneviève, je te l’ai souvent dit, crois-moi, sous l’innocente candeur de Jeane couvent des passions non moins ardentes que celles de Maurice, et dont, à cette heure, la pauvre enfant n’a pas conscience ; mais, une fois éveillées, elles seront toutes-puissantes pour le mal ou pour le bien, selon le milieu où elle vivra un jour. Voilà pourquoi je poursuivais de tous mes vœux son mariage avec Maurice ; ainsi fixés pour jamais sans doute dans ce pays qui leur plaît, au milieu d’une famille aussi tendre que sage et de plus en plus attachés à cette existence paisible, jusqu’à présent si conforme à leur goût, tous deux y trouveraient à la fois le bonheur et un sûr abri contre les orages de la vie.

— Tu désespères donc de ce mariage ?

— Non, non ! ah ! j’en jure Dieu, — s’écria Charles Delmare avec un fiévreux emportement, — ce mariage aura lieu ! Tout moyen me sera bon pour conjurer le péril qui menace ma fille. De ce péril, j’ai l’instinct, j’ai le pressentiment certain…

— Hélas ! mon Dieu ! moi tout à l’heure si rassurée, mon Charles, moi qui te reprochais tes craintes, me voilà quasi inquiète autant que toi. Maudit freluquet ! il est cause de tout ! On se trouvait si heureux avant son arrivée ! Mais on ne se laisse pourtant point ainsi couper l’herbe sous le pied ; faut se rebiffer, mon fieu, faut faire quelque chose, toi qui as tant d’esprit, tant de judiciaire, tant de courage, mon Charles, toi qui aimes tant ta petite Jeane, ce bon M. Maurice et ses dignes parents ! Tu laisserais ce méchant freluquet… je dis méchant… il l’est, puisqu’il te tourmente… tu le laisserais mettre à l’envers le bonheur de tant de braves gens ! sans compter le tien et le mien par-dessus le marché ? Jour de Dieu ! je ne suis pas encore manchote, je lui arracherais les yeux, à ce muscadin-là, qui vient faire de la peine à mon fieu !

— Rassure-toi, Geneviève, je ne suis pas tellement brisé par l’âge et par le chagrin que je ne retrouve au besoin mon ancienne énergie. Non, je ne laisserai pas détruire en un seul jour le seul espoir qui maintenant donne un but à ma vie !

Puis, Charles Delmare ajouta d’un ton de regret amer :

— Ah ! malheur à moi ! Maintenant, je suis ruiné, je suis pauvre !

— Allons, mon Charles, ne pense plus à cela… tu as bien d’autres soucis, et l’argent ne pourrait…

— Que sais-je ? Puis-je prévoir les événements ? C’est un si puissant instrument que l’argent ! Il centuple nos ressources, aplanit tant d’obstacles ! Ah ! nourrice, quel juste et terrible châtiment de ma dissipation, si, un jour, le bonheur, le salut de ma fille dépendaient pour moi d’une question d’argent !

— Mon Charles, est-ce que c’est possible ? Est-ce qu’elle n’est pas chez de bons parents ?

— Oui, mais l’avenir… l’avenir, qui peut le prévoir ?

Et, après un moment de réflexion, Charles Delmare reprend :

— Ce sont là d’impuissants remords… Avant tout, je dois songer à conjurer le mal que je redoute… à combattre la dangereuse influence que peut avoir sur l’avenir de ceux que j’aime la présence de ce jeune San-Privato.

— Mais que faire, mon Charles, que faire ?

— Des projets confus se heurtent dans mon esprit bourrelé d’inquiétudes, et je ne puis m’arrêter à aucun !

— Mon Charles, — dit soudain Geneviève en se frappant le front, — une idée… qui me revient à propos du temps où j’étais une jeunesse !

— Quelle idée, nourrice ?

— Dame, vois-tu… c’est tout à la bonne franquette… comme au village.

— Voyons.

— Dis-moi, c’est la présence de ce freluquet qui cause tout ce tintouin chez nos braves voisins, n’est-ce pas ?

— Sans doute.

— Or, m’est avis que si, demain matin, le mirliflore s’en allait dare-dare, aussi vite qu’il est venu… et surtout s’il ne revenait plus, ça serait un fier débarras… hein ! mon Charles ?

— Certes, puisque sa présence prolongée chez nos amis est mon seul souci.

— Eh bien, mon fieu, il faut faire filer le gringalet ; c’est pas plus malin que ça.

— Et par quel moyen ?

— Voilà le moyen. Figure-toi que, quand j’étais une jeunesse, le propriétaire du château de Pierrefitte avait pour fils l’un de ces muscadins parisiens qui venaient aux fêtes du village nous voir danser, souvent même faire les gentils avec nous ; j’étais alors la promise de mon gros Jean-Louis ; je l’aimais de tout mon cœur, ce qui ne m’empêchait pas de regarder avec plaisir, et tant seulement pour le coup d’œil, le gentil Parisien quand il venait à la danse le dimanche, et d’écouter ces babioles qui flattent toujours une jeune fille ; ça m’amusait, mais ça endêvait Jean-Louis. Aussi, un dimanche soir, après la danse, pendant laquelle le muscadin m’avait fait cadeau d’un superbe mirliton tout doré, tout enrubanné, que Jean-Louis m’avait ensuite demandé et que je lui avais donné de bon cœur, voilà qu’il suit le Parisien à pas de loup, le rattrape dans un chemin creux et lui dit : « Vous êtes bien gentil ; mais si vous vous avisez de venir encore folichonner aux alentours de Geneviève et de la gratifier de flûtes à l’oignon comme celles-là… je vous les ferai avaler, vos mirlitons… entendez-vous ? sans compter que je vous flanquerai une fameuse raclée… » Le muscadin n’a plus remis les pieds à la danse, et nous deux Jean-Louis, nous avons fièrement ri ! — Voilà mon idée de jeunesse, mon Charles, ça peut te servir… Tu es courageux comme un lion… tu tires l’épée comme un César… Eh bien, moi, à ta place, je dirais demain matin à mon freluquet, entre quatre yeux : « Vous me déplaisez ici… Faites-moi donc le plaisir de filer et de ne plus revenir, ou sinon !… » Et voilà… Or il filera, mon fieu, sois-en sûr, il filera, et tu en seras pour jamais débarrassé.

— Ma bonne Geneviève, les moyens violents sont les derniers auxquels il faut recourir ; et, d’ailleurs, pour mille raisons, un duel heureux ou malheureux ne pourrait avoir, dans les circonstances présentes, que de funestes résultats.

— À la bonne heure ; ce que j’en disais, tu comprends, c’était pour le bien de la chose. Mais alors que faire ? — reprit la nourrice, soupirant et de nouveau s’attristant ; — que faire, mon Charles ?

— Je l’ignore encore, — répondit Charles Delmare pensif et sombre. — Je vais réfléchir, chercher les moyens de… ou plutôt, — reprit-il avec accablement, — je vais d’abord tâcher de dormir un peu ; je suis brisé, j’ai la tête en feu ; le sommeil, si je puis le trouver, me calmera, et, à mon réveil, mon esprit reposé sera plus lucide. Bonsoir, bonne Geneviève, — ajouta Delmare en tendant affectueusement la main à la nourrice. — Cet entretien avec toi m’a soulagé. Il est si bon de pouvoir épancher son cœur dans un cœur fidèle et dévoué !

— Mon Charles, — reprit Geneviève d’une voix profondément émue et conservant entre les siennes la main que son fieu lui avait tendue, — à défaut de ta pauvre mère morte en te mettant au jour, à défaut de ton brave père, qui t’aimait tant, je suis peut-être la personne qui te chérit le plus au monde ; tu es quasi mon enfant, je suis quasi ta mère, puisque je t’ai nourri.

Et la digne femme ajouta timidement, les yeux pleins de pleurs :

— Il y a bien longtemps que je ne t’ai embrassé, mon Charles. Il me semble qu’en ce jour de grand chagrin, ça nous porterait bonheur à tous deux si tu me permettais de…

— Viens, viens, bonne mère, — dit Charles Delmare attendri et tendant les bras à sa nourrice. — Je souffrais, j’avais le cœur gros de larmes, merci à toi… bonne mère !

Charles Delmare, ne contenant plus les pleurs qui l’oppressaient, embrassa avec une effusion filiale sa vieille nourrice, et bientôt chercha dans le sommeil l’oubli éphémère de ses cruelles appréhensions.


XVII

Lorsque, par une belle matinée d’été qui promettait un jour, splendide, Charles Delmare arriva au Morillon, il aperçut de loin sur la terrasse, Jeane occupée à surveiller les apprêts d’une collation matinale servie à l’ombre d’une tonnelle, cabinet de verdure impénétrable aux rayons du soleil et situé à l’extrémité d’une épaisse charmille, prolongée depuis cet endroit jusqu’au rez-de-chaussée de la maison d’habitation et destinée à abriter la terrasse contre la bise du nord.

Charles Delmare ayant vu s’éloigner les servantes à qui Jeane venait de donner sans doute ses ordres et celle-ci demeurer seule sous la tonnelle, il s’en rapprocha précipitamment, rendant grâce au hasard qui lui ménageait, en ces graves conjonctures, quelques moments d’entretien tête à tête avec sa fille ; à peine fut-il près d’elle, que, d’un regard rapide, furtif, plein d’angoisse, il tâcha de lire sur sa physionomie les traces des impressions qu’elle avait ressenties le jour précédent ; mais, quoique légèrement pâlis par l’action des ressentiments si divers, les traits de la jeune fille étaient alors empreints d’allégresse et de sérénité ; aussi salua-t-elle Delmare de cette joyeuse exclamation :

— Quel bonheur, cher maître, vous voilà, vous voilà !

— Vous paraissez bien joyeuse, ce matin, chère mademoiselle Jeane, — dit Charles Delmare dominant son émotion. — De votre joie je devine la cause : le temps est magnifique et favorise notre partie de montagne.

— Telle n’est pas la cause de ma joie, cher maître.

— Vraiment ! Et cette cause, quelle est-elle donc ?

— Il s’agit d’un secret.

— Un secret ?

— Oui ; mais il ne m’appartient pas à moi seule ; ma tante, mon oncle et Maurice le savent aussi et sont les seuls qui doivent le savoir.

— Eh bien, je l’avoue, je leur envie la connaissance de ce secret qui vous rend si heureuse.

— L’envie est un mauvais sentiment, cher maître, je veux vous l’épargner.

— C’est généreux, mais…

— Oh ! ne craignez rien, je ne commettrai en cela aucune indiscrétion.

— Cependant il s’agit, dites-vous, d’un secret ?

— Certes, mais peut-il exister un secret pour vous, pour vous que moi et Maurice aimons tant ! pour vous, enfin, le meilleur ami de mon oncle et de ma tante ? Aussi m’ont-ils autorisée à tout vous dire… Vous ne devinez pas ?

— De grâce, prenez en pitié mon impatience !

— Maurice et moi, nous nous marions bientôt, — répondit Jeane avec l’accent d’un allégement indicible, comme si, en ce moment encore, elle avait conscience d’échapper par ce mariage à un danger imminent.

Et elle ajouta :

— Le père et la mère de Maurice ont consenti à nous fiancer hier soir, après votre départ.

— Que dites-vous ?… Il serait vrai ! — s’écria Charles Delmare ravi d’apprendre la soudaine résolution de M. et madame Dumirail, résolution qui, selon lui, et dans les circonstances actuelles, était de la plus grande importance et calmait en partie les anxiétés dont il souffrait la veille.

Aussi, dans l’expansion de sa joie, cédant à la force d’attraction qui, en ce moment presque solennel, le poussait vers sa fille, il la serra dans ses bras et la baisa au front en s’écriant d’une voix entrecoupée de larmes :

— Oh ! maintenant, je ne crains plus rien pour votre avenir, chère, chère enfant bien-aimée !

Ces derniers mots : « Chère enfant bien-aimée !… » un père seul pouvait les accentuer comme Charles Delmare les accentua : aussi, l’expression de sa voix, celle de son regard noyé de pleurs attendrirent tellement Jeane, que, loin d’être surprise ou embarrassée de la familiarité qu’il venait de se permettre en la baisant au front et en la serrant dans ses bras, la jeune fille, cédant peut-être à l’attraction mystérieuse de la nature, prit les mains de son père entre les siennes avec un mélange d’affection et de respect, et, les yeux humides, lui dit :

— Je savais combien vous étiez affectionné à Maurice et à moi, je savais quelle part vous prendriez à notre bonheur ; mais vos larmes, votre émotion me disent que ce n’est pas une amitié ordinaire que vous ressentez pour nous, monsieur Delmare.

Puis, s’interrompant, Jeane reprit ingénument :

— Mon Dieu ! qu’est-ce donc que j’éprouve ? Votre joie devrait augmenter ma félicité : cependant elle l’attriste… non, elle ne l’attriste pas, elle la rend plus sérieuse. Je n’ai plus rien à désirer maintenant. Pourquoi donc me semble-t-il que quelque chose me manque, depuis que tout à l’heure vous m’avez avec tant de bonté appelée votre enfant ?

— Ce qu’il vous manque, sans doute, c’est la présence de votre mère en ce jour si heureux pour vous, chère enfant ! hasarda de dire d’une voix tremblante Charles Delmare, éprouvant un charme mélancolique à s’entretenir pour la première fois d’Emmeline avec sa fille, l’enfant de leur amour. Hélas ! ajouta-t-il, rien ne peut remplacer la tendresse d’une mère !

— Oui ; c’est surtout aujourd’hui qu’elle me manque, je le sens plus vivement que jamais. Enfin, je ne sais pourquoi l’accent de votre voix, tout à l’heure si émue, m’a rappelé son accent à elle, lorsqu’elle me disait : « Mon enfant ! »

Et pensive, Jeane reprit en soupirant :

— Ah ! si vous eussiez connu ma mère, monsieur Delmare, combien vous l’auriez aimée !

Ces mots si simples firent tressaillir Charles Delmare et soudain évoquèrent en sa mémoire toutes les phases du dernier amour de sa jeunesse, amour plein d’enivrements, de souffrances, de remords désespérés ; passé si cher et si douloureux à son cœur ; amour d’abord coupable, puis épuré, régénéré par la paternité qui le transformait en la plus sainte des passions personnifiée dans sa fille idolâtrée ; mais il devait lui cacher à elle-même cette idolâtrie sous les dehors d’une affection pâle et froide auprès de celle qu’il ressentait.

Le vœu incessant de Charles Delmare, plus encore, son devoir de père, ce devoir sacré qu’il ne pouvait invoquer même auprès de sa fille qu’en déshonorant la mémoire d’une mère qu’elle adorait et vénérait, ce devoir, enfin, lui commandait de veiller incessamment sur Jeane, d’entourer de la sollicitude la plus tutélaire, la plus éclairée chacun des pas qu’elle ferait un jour dans l’épineuse carrière de sa vie de femme, d’être, en un mot, son ange gardien.

Et Charles Delmare voyait la destinée de son enfant confiée à des mains étrangères, dignes et pures, sans doute, mais qui, un jour, pouvaient errer ou défaillir sans qu’il eût le droit de se plaindre ou d’intervenir.

Enfin, s’il était instruit du prochain mariage de Jeane, il devait uniquement à la bénévole confiance de ses amis la connaissance de ce fait d’une si haute importance dans les circonstances présentes ; ce fait seul pouvait rassurer pleinement Charles Delmare sur ce qu’il redoutait des conséquences de la première entrevue de San-Privato et de Jeane ; cependant, après la soudaine révélation de ces projets de mariage qui dissipèrent d’abord ses appréhensions, Charles Delmare, réfléchissant bientôt à l’inexorable logique des sentiments, observa plus attentivement encore la physionomie de sa fille. Elle lui parut souriante, remplie de confiance, de sérénité ; rien ne trahissait sur ses traits enchanteurs l’ombre même d’une arrière-pensée. Pourtant, et un père seul pouvait concevoir une pareille crainte, pourtant il lui sembla peu convenable que Jeane se fût sitôt soustraite à l’influence de ses impressions de la veille au sujet de son cousin, impressions trop vives, trop diverses, pour être si vite, si absolument oubliées ou dominées.

Un invincible pressentiment disait à Charles Delmare que le calme régnait seulement à la surface de l’âme de sa fille, non qu’elle dissimulât ses pensées ; car ce calme, elle devait en ce moment l’éprouver réellement, surtout en comparant son trouble, sa nerveuse agitation de la veille à la sécurité qu’elle puisait dans la certitude d’être bientôt la femme de Maurice.

— Mais, pensait Charles Delmare, un lac aussi redevient calme et limpide après l’orage ; cependant il suffit d’un nuage, d’un souffle de vent pour obscurcir l’azur de ses ondes et les agiter, les troubler de nouveau dans leurs dernières profondeurs.

Delmare, absorbé par ces pensées, de même que Jeane l’était par le souvenir de sa mère, garda, ainsi que la jeune fille, un silence de quelques instants ; et, dans leur profonde préoccupation, ni l’un ni l’autre ne remarquèrent un bruit provenant du dehors de la tonnelle de charmille, dont le feuillage épais et touffu formait un abri impénétrable aux regards. Ce bruit, presque imperceptible d’ailleurs, et causé par le léger craquement de quelques grains de sable sous un pied qui effleurait le sol avec une extrême précaution, s’était déjà fait entendre, sans être davantage remarqué de Jeane et de Charles Delmare, alors que celui-ci, cédant à un entraînement involontaire, avait baisé sa fille au front en l’appelant son enfant bien-aimée avec un accent qui ne pouvait sortir que des entrailles paternelles.

Mais, nous le répétons, Charles Delmare et sa fille étaient alors trop émus pour remarquer ce bruit, d’ailleurs presque insensible.


XVIII

La silencieuse préoccupation de Jeane et de Charles Delmare dura quelques secondes à peine ; celui-ci sentit bientôt la dangereuse imprudence de son entraînement paternel ; quelqu’un pouvait d’un moment à l’autre entrer dans la tonnelle et s’étonner de la vive émotion qu’il éprouvait, ainsi que Jeane, de qui les yeux s’étaient remplis de larmes au souvenir de sa mère ; il raffermit donc sa voix, et, renouant la conversation, il répondit aux derniers mots de la jeune fille d’un ton presque formaliste :

— Je n’en doute pas, si j’avais eu l’honneur de connaître madame votre mère, je l’aurais appréciée ainsi qu’elle méritait de l’être ; car je me plais à croire que vous avez hérité de ses qualités, chère mademoiselle Jeane.

Cet accent cérémonieux, presque froid, succédant sans transition à la chaleureuse expansion des récentes paroles de Charles Delmare, frappa Jeane ; elle regarda son père avec une surprise chagrine, et elle demanda timidement :

— Est-ce que vous êtes fâché contre moi ?

— Nullement ; mais qui peut vous donner cette pensée, chère mademoiselle Jeane ?

— Voilà encore que vous m’appelez cérémonieusement mademoiselle Jeane, tandis que tout à l’heure vous me disiez : « Ma chère enfant, » et cela d’une voix si bonne, si tendre, que les larmes me sont venues aux yeux. Mes paroles vous semblent étranges, n’est-ce pas ? Comment vous les expliquer ? Tenez, mon oncle Dumirail m’appelle toujours affectueusement sa chère enfant ; cependant je ne ressens pas ce que j’ai éprouvé tout à l’heure lorsque vous m’avez nommée ainsi ; c’était une impression triste et douce à la fois ; puis, je vous l’ai dit, le souvenir de ma mère m’est soudain revenu, plus présent, plus vif que jamais. Pourquoi donc maintenant votre accent est-il si froid ?

— Je vous l’avoue, en apprenant votre mariage avec Maurice, mariage qui assure votre bonheur à tous deux, comble les désirs de vos parents et mes vœux, à moi, en raison de l’amitié qui m’attache à votre famille, je vous l’avoue, dis-je, — reprit Charles Delmare en souriant, — j’ai cédé à un mouvement de joie si vif, que j’ai traité un peu trop en petite fille une grande demoiselle comme vous, mademoiselle Jeane. Je vous ai, ma foi, tout bonnement embrassée, ainsi que je l’aurais fait le jour de votre fête ou au jour de l’an, et, de plus, comme je serai bientôt d’âge à être votre grand-père, je vous ai, sans façon, appelée ma chère enfant ; mais ces familiarités-là ne sauraient persister entre une jeune élève et son vénérable professeur de dessin, — ajouta gaiement Charles Delmare, — car enfin, parce que vous serez bientôt madame Maurice Dumirail, vous oubliez, ce me semble, un peu vite, mademoiselle Jeane, que j’ai été, que je suis et serai encore longtemps, je l’espère, votre professeur. En cette qualité, j’ai droit à vos respects, s’il vous plaît ; aussi je tiens beaucoup à ce titre, à la fois déférent et affectueux, de cher maître, que vous m’octroyez de si bonne grâce.

— Qu’il en soit ainsi, — répondit Jeane avec un doux sourire ; — mais, je vous en avertis, cher maître, lorsque je serai madame Maurice, lui et moi nous saurons vous obliger à nous appeler vos chers enfants.

— En ce cas, chère mademoiselle Jeane, et seul contre vous deux, il faudra me résigner à subir vos volontés ; mais dites-moi, et redevenons sérieux : vos chers parents m’avaient fait part de leurs vues au sujet de votre mariage avec Maurice, sans rien décider, d’ailleurs, quant à l’époque de ce mariage : quel motif les a donc conduits à hâter leur décision ?

— La demande qu’hier soir Maurice et moi leur avons faite.

— Quoi ! hier soir ?

— Maurice et moi sommes allés dire à mon oncle et à ma tante que nous nous aimions, et les prier de nous marier.

— Et de cette démarche, qui a pris l’initiative ?

— Maurice.

— Quelle circonstance a donc précipité sa demande ?

— Il a cédé à la même crainte que moi.

— Quelle crainte ?

— Vous allez, cher maître, vous moquer de vos élèves, — répondit Jeane avec un sourire un peu forcé.

Puis, pensive, elle garda un moment le silence, tandis que Charles Delmare l’observait, appelant à son aide toute sa pénétration. Pour lui, le moment était venu d’éclaircir ses derniers doutes au sujet du calme réel et durable ou apparent et momentané dont Jeane semblait jouir ; aussi remarqua-t-il, non sans inquiétude, qu’un léger nuage obscurcit le front de la jeune fille, jusqu’alors serein, et qu’une nuance d’amertume se mêlait au sourire contraint dont elle accompagna ces mots : « Vous allez, cher maître, vous moquer de vos élèves. » Après quoi elle garda un silence de quelques secondes.

Ce silence, Charles Delmare le rompit, affectant un enjouement contraire à sa pensée secrète.

— Je vais, dites-vous, chère mademoiselle Jeane, me moquer de mes élèves ! Oh ! oh ! je suis, en effet, fort capable de cette énormité-là ; mais il faut au moins que mes chers élèves donnent un texte à ma moquerie, — ajouta Charles Delmare observant sa fille, de qui le front ne se déridait pas. — Vous venez de me dire qu’en précipitant sa demande de mariage auprès de ses parents, Maurice cédait à la même crainte que vous, et que cette crainte devait exciter mes moqueries : or quelle était cette crainte ?

— Une crainte absurde, — répondit Jeane rougissant et s’efforçant de nouveau de sourire.

Puis, sa voix trahissant un imperceptible frissonnement, elle ajouta :

— Il nous semblait qu’un danger nous menaçait…

— Un danger ?

— Mes paroles vous semblent incompréhensibles, cher maître ?

— Non… mais…

— Que voulez-vous, — reprit Jeane avec une sorte d’abattement, — il est naturel que vous ne compreniez pas ce qui nous semblait inexplicable, à Maurice et à moi. En un mot, — ajouta Jeane d’un accent presque précipité, comme si elle avait hâte d’achever cet aveu, — depuis l’arrivée de ma tante San-Privato et de son fils, et surtout depuis la soirée d’hier, Maurice et moi nous avions tous deux le cœur attristé, serré, sans savoir pourquoi, — ajouta vivement Jeane, — oh ! sans savoir pourquoi… En un mot, voyez l’absurdité de notre crainte, il nous semblait avoir conscience d’un danger prochain. Quelle folie !

Jeane, en prononçant ce dernier mot, ne put réprimer un tressaillement significatif : elle dissimulait sa pensée ; ce qu’elle taxait de folie n’était pas, à ses yeux, si fou qu’elle voulait bien le dire, et, malgré son apparente sécurité à l’endroit de ce danger, il était évident qu’elle le redoutait encore.

— Ô mes pressentiments, d’où veniez-vous, mystérieux instincts qui presque jamais ne nous trompent ? Le calme n’est qu’à la surface de l’âme de ma fille ; elle me cache son secret, elle n’a aucune raison de me le confier. Que suis-je à ses yeux ? un étranger !

Puis Delmare répéta tout haut :

— Cette crainte chimérique… cette crainte folle… ainsi que vous le dites si bien, chère mademoiselle Jeane, a, je l’espère, complétement disparu, maintenant que Maurice et vous êtes certains d’être bientôt unis ?

— Oh oui ! Autant nos cœurs étaient hier attristés, serrés, navrés d’appréhensions, autant ils sont aujourd’hui satisfaits, épanouis, rassurés ! Peut-il en être autrement ? Qu’avons-nous à craindre maintenant ? Rien, rien ! Nous ne sommes plus des enfants, nous n’avons pas peur des fantômes ! — reprit Jeane avec une sorte de volubilité fébrile et semblant vouloir s’étourdir et échapper à l’obsession d’une pensée qui intérieurement la dominait malgré elle. — Ah ! cher maître, quel bonheur sera le nôtre ! Je l’aime tant, mon beau Maurice, cette âme d’ange, ce cœur d’or, ce frère chéri !

Et, entraînée par une force plus puissante que sa volonté, Jeane ajouta :

— N’est-ce pas, cher maître, que Maurice est aussi beau que son cousin Albert ?


XIX

Ces mots de Jeane : « N’est-ce pas que Maurice est aussi beau que son cousin Albert ? » ces mots de Jeane, très-insignifiants en apparence, et ingénument adressés à Charles Delmare, auraient, dans les circonstances présentes, été pour lui une révélation complète, si, durant l’entretien, il n’eût déjà commencé de lire dans l’âme de sa fille. Cependant cette question, nous le répétons, très-insignifiante en apparence, devenait en ce moment à ses yeux d’une telle gravité, qu’il en fut atterré.

Évidemment, malgré la sincérité de son amour pour Maurice, malgré son ferme dessein de l’épouser, malgré sa certitude de trouver le bonheur dans ce mariage, enfin malgré la sincérité de sa révolte contre la persistance des sensations mauvaises éveillées en elle par San-Privato, Jeane ne pouvait s’empêcher de le comparer intérieurement à son fiancé, ainsi que le prouvait la question adressée à Charles Delmare. Or cette question, en pareille circonstance, le devait, à bon droit, profondément alarmer ; aussi, afin de conjurer ce nouveau péril, tantôt il songeait à employer contre San-Privato l’arme du ridicule, n’ignorant pas cependant que, si cette arme s’émoussait contre celui qu’elle frappait, il n’en devenait que plus à craindre. Et d’ailleurs la personne de San-Privato semblait, par son charme, défier les atteintes du ridicule ; ne valait-il pas mieux, au lieu de nier l’évidence, la reconnaître, l’affirmer ? Mais cette affirmation, appuyée de l’autorité de la parole de Charles Delmare, en qui Jeane avait une confiance extrême, offrait d’autres dangers ; il se résolut donc à subordonner sa ré- ponse à la question de sa fille aux observations qu’il allait faire durant la suite de l’entretien, et il reprit :

— Vous me demandez, chère mademoiselle Jeane, si Maurice est aussi beau que son cousin Albert ; en d’autres termes, si, à mon avis, les avantages extérieurs de l’un et de l’autre se balancent ?

— Oui.

— Mais vous-même, que pensez-vous à ce sujet ?

— Je ne saurais être bon juge, — reprit Jeane s’efforçant de sourire : — la partialité peut m’aveugler.

— En faveur de qui la partialité vous aveuglerait-elle ?

— Est-il donc si difficile de le deviner, cher maître ?

— Non ; mais moi, qui suis complétement désintéressé dans la question, je vous déclare, ― reprit Charles Delmare pesant chacune de ses paroles et examinant attentivement la physionomie de Jeane, — je vous déclare que, selon moi, M. San-Privato est un charmant jeune homme, de la tournure la plus distinguée, d’une figure ravissante, et dont l’attrait me semble irrésistible.

― Vraiment ! vous trouvez aussi que…

Jeane, oppressée, n’acheva pas ; elle parut et elle était en effet tourmentée des louanges accordées par Charles Delmare à San-Privato : contradiction en apparence incompréhensible et cependant explicable, si l’on réfléchit aux secrètes perplexités de la jeune fille.

Tendrement affectionnée à Maurice, elle luttait sincèrement, vaillamment contre la ténacité d’une impression moins morale que physique qu’elle ne pouvait encore vaincre, cherchant, si cela se peut dire, à se renforcer du jugement d’autrui contre son jugement à elle-même, qu’elle croyait égaré.

Charles Delmare, ainsi qu’il l’avait pressenti, reconnut le danger de son affirmation au sujet du charme de la personne de San-Privato, et, par une transition adroitement ménagée, il poursuivit ainsi, avec un accent d’ironie qui, d’abord imperceptible, alla toujours crescendo.

— Oui sans doute, je trouve que M. San-Privato offre un assemblage des dons les plus rares dont la nature se soit plu à combler l’un de ses plus chers favoris ; enfin M. San-Privato, toujours selon mon humble jugement, est ce que l’on peut voir… que dis-je ?… ce que l’on peut contempler au monde de plus précieux, de plus miraculeux, de plus merveilleux, de plus prodigieux, de plus…

— Allons, cher maître, vous raillez, — reprit Jeane sans cacher une sorte d’allégement, — et, voyez ma crédulité, j’avais pris d’abord vos paroles au sérieux.

— Vraiment ! est-ce possible ?

— D’où vient votre surprise ?

— Vous aviez pris mes paroles au sérieux !

— Sans doute.

— Ah ! mademoiselle Jeane, mademoiselle Jeane, je vous croyais plus clairvoyante. Quoi ! vous me demandez si je trouve Maurice aussi beau que son cousin Albert, et vous voulez que je vous réponde sérieusement à une pareille question ?

— Pourquoi non ?

— Comment, mademoiselle, — reprit Charles Delmare avec un accent de récrimination comique, — comment, depuis bientôt trois ans, je vous ai fait dessiner, d’après l’antique, la tête du Gladiateur, la tête du Discobole, la tête du Bacchus indien, et, d’après Michel-Ange, la tête du Penseroso, du Lutteur, et Dieu sait combien d’autres têtes, où l’expression de la force s’unit à la grâce, la force et la grâce, type souverain de la beauté idéale !… et, après tant de feuilles de papier crayonnées, tant d’estompes usées, j’ai l’horrible douleur de reconnaître la stérilité de mes leçons ! Fi, fi, mademoiselle !

— Bon Dieu ! cher maître, d’où vous vient cette furieuse colère ? — reprit Jeane souriant — Où voyez-vous donc que j’aie si mal profité de vos leçons ?

— Vous me le demandez !

— Mais oui certainement.

— Avec quelle audacieuse assurance elle me répond : « Mais oui certainement, » cette élève indigne de manier désormais l’estompe et le fusain ! Quoi ! mademoiselle, je vous ai appris, hélas ! je le croyais du moins, à admirer le beau dans l’art, et, abomination de la désolation, je vous entends me demander sérieusement : « N’est-ce pas, cher maître, que Maurice est aussi beau que mon cousin Albert ?… » Comme si une pareille question pouvait être seulement posée !

— Si j’ai péché, — reprit Jeane cédant de plus en plus à l’influence de la gaieté factice de Charles Delmare, — absolvez-moi, cher maître !

— Jamais ! votre énormité contre le goût est impardonnable !

— Mais enfin…

— Mais enfin, mademoiselle, à moins d’être aveugle ou complétement dépourvu de goût artistique, on ne compare que des objets d’une valeur à peu près égale ! Or, je vous demande un peu s’il est possible de comparer la beauté de Maurice, digne… (il est absent, je puis convenir de ceci entre nous, et nous parlons d’ailleurs absolument au point de vue de l’art), comparer, dis-je, la beauté de Maurice, beauté digne de la statuaire antique par la noblesse de ses lignes, par son caractère de douceur virile, rare assemblage d’énergie et de grâce dans les traits, de souplesse, d’élégance et de force dans la stature… comparer, dis-je, toujours au point de vue de l’art, ce fier, beau et hardi jeune homme, à qui ? ou plutôt à quoi ? car, en vérité, mademoiselle, sans médire de ce que vous appelez votre cousin Albert, je dis ce que, parce que cela n’offre aucun caractère distinctif, c’est quelque chose de singulièrement indéterminé, ou, si vous préférez, de parfaitement ambigu, que monsieur votre cousin… Vous riez ?

— Je ne vous croyais pas, cher maître, un peintre de portraits si malin.

— Je ne plaisante pas, mademoiselle ! Et, afin de compléter la leçon, j’achèverai, s’il vous plaît, toujours au point de vue de l’art, la difficile et mystérieuse étude de ce que vous appelez votre cousin Albert. D’honneur, je cherche à deviner ce que peut être cette petite créature joliette et fluette, nette et proprette, pâlotte et maigrotte ! Est-ce un homme ? Il se pourrait, car il porte les vêtements masculins et parle au masculin de ses voyages, qu’il récite aussi couramment que s’il savait par cœur tous les Guides des voyageurs des deux mondes. Mais non, ce n’est pas un homme ; cette petite créature n’a rien de viril, de résolu dans son apparence. C’est donc une femme ?… Il se pourrait, car elle a l’afféterie mignarde d’une vieille coquette : elle minaude, elle roucoule en énumérant les têtes couronnées qui lui ont fait l’honneur de la trouver tout simplement adorable. Mais non, non, ce n’est pas une femme ; elle n’a rien de l’attrait, de la séduction de la femme. Qu’est-ce donc que cet être ambigu ? La sécheresse, l’ironie percent à chaque instant sous la grâce fardée de son langage, récits étudiés, impromptus médités, vives saillies préparées à l’avance, et autres soudaines improvisations de la veille ou de l’avant-veille, voilà son bagage. Comment, vous riez encore, mademoiselle ! — ajouta Charles Delmare en s’interrompant, voyant Jeane céder à l’hilarité que lui causait le portrait satirique d’Albert San-Privato. — Vous riez, mademoiselle ! Rien de plus sérieux cependant que ce voyage de ma pensée à la recherche de ce que peut être moralement et physiquement cette créature qui ne ressemble ni à un homme ni à une femme. Je rends, d’ailleurs, un juste hommage aux belles qualités de franchise et de loyauté surtout qui doivent particulièrement décorer un apprenti diplomate, sans parler d’autres décorations dont sa complaisante modestie s’enrubanne, se harnache pour assister à un dîner de famille : touchante attention ! Cet aimable neveu prétend assurément honorer ainsi ses pauvres provinciaux de parents dans sa triomphante petite personne. Eh quoi ! encore des rires, mademoiselle ! — reprit Charles Delmare, car sa fille ne put retenir un nouvel éclat de rire un peu nerveux, dont le retentissement couvrit un léger bruit qui se fit entendre de nouveau en dehors de la tonnelle, et annonçait la présence d’un personnage que l’épaisseur de la charmille rendait absolument invisible aux yeux de Jeane et de Charles Delmare, qui reprit :

— Il est vraiment impossible, mademoiselle mon élève, de causer sérieusement avec vous.

— À qui la faute, cher maître ? Vous conservez un flegme impassible en disant les choses du monde les plus plaisantes ; aussi je crains fort maintenant de ne pouvoir plus regarder sans envie de rire ce malheureux et surtout indéterminé cousin, dont vous venez de tracer un si malin portrait.

Mais, s’interrompant et s’écoutant, pour ainsi dire, penser, Jeane, redevenue sérieuse, reprit :

— Quelle chose étrange cependant !

— Achevez, de grâce !

— Comment comprendre qu’une même personne nous puisse causer, en si peu de temps, des impressions tellement diverses ?

— Cette personne de qui vous parlez, — reprit Charles Delmare redevenu sérieux, — est sans doute votre cousin San-Privato ?

— Oui… et, je vous l’avoue, cher maître, son premier abord m’avait…

— Charmée ?

— Charmée… serait trop dire… et pourtant…

Jeane s’interrompit, rougit, baissa les yeux et reprit vivement, comme si elle eût voulu s’excuser de ses dernières paroles :

— Mais presque aussitôt il m’a déplu… et, malgré tout son esprit, je l’ai détesté… Il m’a fait peur, je l’ai craint jusqu’au moment où les parents de Maurice ont consenti à notre mariage. Oh ! alors, je me suis sentie délivrée d’un grand poids… et, à part moi… je bravais mon terrible cousin, — ajouta Jeane riant encore à demi, mais non plus avec cette expression de franche gaieté qui accueillait naguère le portrait satirique de San-Privato. — Enfin, voici que, grâce à vous, cher maître, je trouve très-ridicule celui qui m’avait fait trembler. Aussi je dis comme vous : quelle est donc cette créature bizarre, inexplicable, qui aujourd’hui vous plaît, demain vous inspire de la répulsion, presque de la terreur, ou bien vous donne l’envie de se moquer d’elle ?

Et, rêveuse, Jeane reprit :

— Savez-vous, cher maître, que, si l’on voulait s’obstiner à pénétrer ce mystérieux personnage, à sonder les nombreux contrastes dont il offre le singulier mélange, on songerait incessamment à lui ? Savez-vous qu’à lui seul il absorberait toutes vos pensées ?

— Ma chère mademoiselle Jeane, vous avez habité Paris ?

— Sans doute, — répondit la jeune fille surprise de cette brusque question ; — c’est de Paris que je suis venue ici.

— Vous avez parfois, le matin, passé dans les rues ?

— Oui, en allant à l’église ; mais, de grâce, que signifie… ?

— Vous avez dû rencontrer souvent, regagnant leur gîte, quelques-uns de ces industriels nocturnes qui, éclairés d’un falot et armés d’un crochet, fouillent, refouillent, çà et là au coin des rues, des tas mystérieux de choses sans nom, offrant aussi entre elles des contrastes non moins frappants que ceux qui résultent des diverses impressions à vous causées par M. San-Privato. Enfin, si les pauvres gens dont nous parlons font, en sondant la fange, un pénible métier, ils y gagnent du moins honnêtement leur pain, le besoin les oblige ; mais que diriez-vous de l’étrange caprice d’une personne de loisir, distinguée par son goût délicat, par ses nobles tendances, qui passerait son temps à fouiller la fange et à deviner quels débris souillés la composent, au lieu d’élever son âme dans la contemplation du beau, du juste et du bien ?

— Vos paroles sont sévères et justes, monsieur Delmare.

— Ah ! si je vous parle ainsi, c’est qu’il est, croyez-moi, certaines âmes qu’il est dangereux et malsain de sonder, parce qu’alors il s’en exhale des miasmes d’une corruption si corrosive, si pénétrante, que la nature la plus saine n’est pas à l’abri de leur contagion.

— Cher maître, merci de la leçon ; elle est vive, frappante et me profitera, — reprit Jeane.

Puis, attachant sur Charles Delmare un regard surpris et reconnaissant :

— Comment, cher maître, pouvez-vous ainsi lire dans ma pensée plus clairement que je n’y lis moi-même ? Oui, tout à l’heure, malgré moi, je cédais à je ne sais quelle curiosité mauvaise au sujet de mon cousin San-Privato ; déjà je sentais mon cœur se serrer, se navrer de nouveau, tandis qu’il se rassure, qu’il s’épanouit lorsque je songe à Maurice ! Ah ! chez lui, aucun de ces contrastes ténébreux qui vous inquiètent ou vous alarment… Tout en lui est franc et ouvert, droit et loyal ! on sait tout d’abord ce qu’il veut, ce qu’il pense… Ô Maurice ! tu m’as toujours inspiré la plus douce affection ! Je t’ai aimé comme le meilleur des frères, je t’aime, je t’aimerai comme le plus tendre des époux ! Maurice ! bon Maurice ! il est de toi ainsi que de ce beau jour d’été : l’on sait d’avance que le midi, que le soir auront la même sérénité que le matin, et, le cœur joyeux, on part confiant dans la durée du beau temps ! — s’écria Jeane cédant à une exaltation inaccoutumée que révélait le tour presque poétique de son langage. — Quelle différence avec ces jours douteux et sombres qui vous attristent, vous laissent dans une incertitude inquiète, parce que l’on se demande toujours s’ils promettent l’éclaircie ou l’orage.

Et, après un instant de silence, la jeune fille reprit avec un éclat de rire plus amer et plus fébrile qu’enjoué :

— Ah ! qu’il est donc ridicule, cet Albert San-Privato ! combien je vous remercie, cher maître, de me l’avoir rendu ridiculement odieux !

Jeane prononçait ces derniers mots, lorsque, entendant Maurice qui de loin l’appelait, elle s’avança jusqu’au seuil de la tonnelle, tandis que, presque au même instant, remarquant enfin ce craquement de sable sous le pied qui déjà s’était fait légèrement entendre, mais, cette fois, devenait très-distinct, Charles Delmare tressaillit, prêta l’oreille vers le fond du cabinet de verdure, s’approcha vivement de ses parois de feuillée touffue, écarta le branchage, et vit disparaître derrière le rideau de charmille, qui s’étendait depuis la maison jusqu’à la tonnelle, Albert San-Privato, marchant sur la pointe du pied avec une extrême précaution.

— Plus de doute, il nous épiait, il nous écoutait ! — pensa Charles Delmare ; — le sable, sous son pied, produisait ce léger bruit qu’une fois j’avais vaguement remarqué sans me rendre compte de sa cause. San-Privato nous épiait ! Il a sans doute surpris notre entretien. Ah ! ce lâche espionnage confirme, augmente mes craintes, justifie mes invincibles pressentiments. Et je me reprochais de leur obéir ! et je me reprochais d’écouter mon impitoyable égoïsme paternel, en voulant à tout prix ruiner l’impression que cet homme a produite sur ma fille, et qui est, hélas ! loin d’être effacée ! Je me reprochais de prêter à ce misérable des sentiments odieux sans autres preuves que la répulsion instinctive qu’il m’inspirait. Je suis épouvanté du parti qu’il peut tirer de cette conversation si perfidement surprise ?

Pendant que Charles Delmare se livrait à ces tristes réflexions, Jeane, à la voix de Maurice, s’étant, nous l’avons dit, avancée jusqu’au seuil de la tonnelle et, tournant ainsi le dos à son père, n’avait pu le voir écarter le feuillage de la charmille et soupçonner ainsi la découverte qu’il venait de faire.

— Jeane, chère Jeane, où es-tu ? — criait de loin et gaiement Maurice en s’approchant. — Mon père demande si le déjeuner est prêt.

— Tout est prêt ; on peut se mettre à table quand on voudra, cher Maurice, — répondit la jeune fille à son fiancé, au moment où il entrait dans le cabinet de verdure.


XX

Maurice entra dans le cabinet de verdure, l’œil brillant, le sourire aux lèvres ; le bonheur donnait à son visage une expression si douce, si attrayante, que Jeane, attendrie, charmée, rassurée, pleine de confiance dans l’heureuse influence de son fiancé, lui tendit les mains avec effusion et jeta un regard significatif à Charles Delmare, en s’écriant, émue, radieuse :

— Ah ! cher maître, j’osais les comparer, pourtant !

— Comparer ! — reprit Maurice conservant dans les siennes les mains de sa cousine et les serrant passionnément. — De quelle comparaison parles-tu, chère Jeane ?

— Oh ! c’est notre secret, à notre cher maître et à moi, — répondit la jeune fille en souriant ; — et, à propos de secret, M. Delmare possède le nôtre, il sait tout, je lui ai annoncé notre mariage.

— Oh ! méchante, tu m’as prévenu ; de quel plaisir tu m’as privé !

Puis Maurice, s’adressant à Charles Delmare :

— Ah ! bon et cher maître, j’ai le ciel dans le cœur, tout resplendit, tout rayonne autour de moi ! Le temps eût été nuageux ce matin, qu’il m’aurait paru éblouissant de soleil. Vous me féli- citez quelquefois d’être bon, et, après tout, c’est vrai, je suis bon ! De quel droit, grand Dieu ! serais-je méchant ? Eh bien, je me sens meilleur encore… Que vous dirais-je ? il me semble que, si j’avais le malheur d’avoir un ennemi, un ennemi acharné, j’irais à lui, et que, malgré l’acharnement de sa haine, je lui dirais de si bonnes paroles, que je le défierais de continuer à me haïr !

— Cher Maurice, — murmurait Jeane les yeux humides, — noble cœur, brave cœur !

— Oh ! oui, le plus noble, le meilleur des cœurs ! — dit à Jeane Charles Delmare d’un ton pénétré. — Voilà pourquoi il vous aime, voilà pourquoi vous l’aimez ; croyez-moi, l’instinct de vos âmes vous rapproche, parce que, à jamais unies, elles puiseront dans votre commun amour la force de rester inaccessibles au mal et de défier les méchants.

— Si vous saviez, cher maître, combien vos paroles sont vraies en ce qui nous concerne ! Oui, depuis que je me sens aimé de Jeane, oui, depuis que je sais qu’elle sera la compagne de ma vie, je défie le malheur ; que dis-je ? je ne crois plus au malheur ! Je ris de ce qui m’avait alarmé, navré, car, enfin, le croiriez-vous ? hier au soir, est-ce que je n’ai pas poussé la stupidité jusqu’à être jaloux d’Albert, mais jaloux jusqu’à la haine ? Ce matin, ma première pensée a été de rire de ma sottise, de me reprocher mon mauvais sentiment au sujet de ce pauvre cousin, et de me promettre de redoubler envers lui de cordialité. Aussi, j’ai monté tout à l’heure à sa chambre, croyant le rencontrer chez lui ; mais il était déjà sorti, et…

Puis, s’interrompant, Maurice ajouta en faisant un pas au dehors de la tonnelle :

— Voici justement ce cher Albert avec mon père, ma mère et ma tante.

En effet, M. et madame Dumirail, madame San-Privato et son fils entrèrent bientôt dans le cabinet de verdure ; les maîtres du logis, après avoir accueilli Charles Delmare avec leur affectuosité habituelle, s’assirent, ainsi que leurs hôtes, autour de la table rustique où l’on avait servi la collation matinale qui devait précéder l’ascension du chalet.

Charles Delmare, dissimulant la profonde anxiété que lui causait la découverte de l’espionnage dont il venait d’être l’objet de la part de San-Privato, examina celui-ci avec un redoublement d’attention : il fut d’abord frappé de la complète métamorphose de la physionomie du jeune diplomate ; cette métamorphose déjouait les effets probables que Charles Delmare attendait du portrait satirique tracé par lui à sa fille quelques instants auparavant ; car la physionomie modifie tellement le caractère des traits, que souvent elle change presque leur apparence ; ainsi, cette délicatesse efféminée, cette grâce mignarde, ce sourire coquet, que l’on pouvait reprocher à la charmante figure d’Albert, et qui justifiaient suffisamment ces épithètes de créature ambiguë, indéterminée, dont Jeane s’était si fort égayée, disparaissaient sous une feinte de mélancolie profonde ; son aisance, son aplomb, semblaient remplacés par la timidité de la douleur ; son regard baissé, sa bouche sérieuse, que contractait parfois un sourire pénible ; son front penché, quelque chose d’accablé, de brisé dans son attitude, devaient inspirer aux esprits les plus prévenus contre San-Privato le touchant intérêt que l’on ressent à l’aspect d’une créature faible, triste et souffrante.

Charles Delmare, en même temps qu’il observait avec angoisse la transfiguration du jeune diplomate, observait, non moins inquiet, l’impression que ce changement inattendu causait à Jeane ; lorsque Maurice, apercevant de loin son cousin, s’était écrié : « Voici Albert ! » un sourire railleur avait effleuré les lèvres de la jeune fille ; mais, bientôt, elle ne souriait plus, et ne songeait pas même à dissimuler la surprise mêlée de compassion et de bienveillante curiosité qu’elle ressentait à l’aspect d’Albert. Elle s’était résolue à le trouver à peu près ressemblant au portrait ridicule tracé par Charles Delmare ; mais la différence saisissante qui existait entre ce qu’elle s’attendait à voir et ce qu’elle voyait tournait à l’avantage de San-Privato ; elle oubliait, dans la bonté candide de son âme, les ridicules d’un homme si cruellement accablé, douloureux accablement qui offrait un autre contraste non moins frappant avec le radieux épanouissement des traits de Maurice assis à côté de son cousin, de sorte que le regard de Jeane les pouvait envisager tous les deux à la fois.

— Cette tristesse langoureuse vient trop à propos pour n’être pas feinte ; elle aurait éveillé mes soupçons si je n’avais la certitude que mon entretien avec Jeane a été surpris par cet homme, — pensait Charles Delmare, tandis que M. Dumirail, non moins étonné que sa femme, de l’abattement d’Albert, lui dit cordialement :

— Qu’as-tu donc, mon ami ? est-ce que tu es souffrant ?

— De grâce, mon oncle, — répondit Albert d’une voix affaiblie, — ne vous occupez pas de moi…

— Mon fils est depuis quelque temps sujet à d’horribles migraines que les médecins attribuent à des excès de travail, — se hâta d’ajouter en soupirant madame San-Privato. Il a eu cette nuit un accès de cette maudite maladie ; elle a sur lui d’autant plus de prise, qu’il est d’une santé très-délicate, ce pauvre enfant.

— Plus de doute, — se dit Charles Delmare, — la comédie est convenue entre le fils et la mère. On va tourner en ridicule la robuste santé de Maurice, je devine.

— Mon cher Albert, — reprit madame Dumirail avec intérêt, — si tu te trouves indisposé, nous remettrons à demain notre course au chalet.

— Pardon, ma mère, — dit Maurice, — mais je crois, au contraire, que l’air vif et pur de la montagne ne saurait être que très-salutaire à Albert.

Puis, s’adressant à son cousin :

— Crois-moi, mon ami, en arrivant là-haut sur les plateaux, ta migraine se dissipera comme par enchantement.

— Je le pense ainsi que toi, mon bon Maurice, le grand air me sera favorable, — répondit San-Privato. — Je suis vraiment aussi confus que reconnaissant de tant de témoignages de bonté ; mais je serais désolé de mettre le moindre obstacle à cette charmante partie, dont je me promettais, dont je me promets encore tant de plaisir… Il est assez pénible de subir les tristes conséquences d’une santé débile sans en faire souffrir les autres : ce serait le comble de l’égoïsme.

— Ah ! chère belle-sœur, — ajouta madame San-Privato s’adressant à madame Dumirail d’une voix doucereuse, — combien vous êtes heureuse d’avoir un fils d’une santé si florissante ; mais regardez-le donc, ce bon Maurice, avec ses belles et fraîches couleurs, est-il gros et gras ! est-il fort ! quelle carrure ! quelle poitrine !… que dis-je ?… quel poitrail ! c’est vraiment un Hercule !

Et, d’une voix plus doucereuse, madame San-Privato reprit :

— Heureuse mère que vous êtes, chère belle-sœur ! Hélas ! j’envie pour mon pauvre petit Albert quelque peu de cet énorme excédant de santé dont n’a que faire, assurément, notre bon gros Maurice. Mais voyez donc, quel contraste entre ces chers enfants ! est-il assez remarquable ?

Madame San-Privato, en prononçant ces derniers mots, jeta les yeux et naturellement tous les regards se portèrent sur les deux cousins assis à côté l’un de l’autre… Albert maudit à part soi l’intempérance de langage et l’étourderie sénile de sa mère ; elle agissait très-malhabilement ; car, ayant un service à demander à M. Dumirail, elle risquait de le blesser, ainsi que sa femme, en exagérant la robuste santé de Maurice jusqu’au ridicule.

En effet, M. et madame Dumirail, sans être précisément choqués, semblaient assez embarrassés des impertinentes affectations de madame San-Privato, tandis que Charles Delmare surprenait le regard de Jeane empreint d’une sorte de regret à l’endroit des trop florissantes couleurs, de la rayonnante figure de Maurice, que faisait encore ressortir le pâle et mélancolique visage d’Albert ; un silence d’un instant avait succédé aux dernières et perfides paroles de madame San-Privato ; ce silence, Charles Delmare le rompit en s’adressant à madame Dumirail :

— Je suis complétement de l’avis de madame votre belle-sœur, — vous devez beaucoup vous féliciter, madame, d’avoir un fils alerte, robuste et d’une vaillante santé ; je ne sais qui a dit cette grande vérité : « Les bienportants sont généralement les bienveillants, et les malportants les malveillants. » C’est tout simple, une santé maladive entraîne avec soi, au moral et au physique, tant de désagréments : l’abattement, la taciturnité, la mélancolie, sans parler des médicaments et de leurs inconvénients, car Dieu sait la fréquence des rapports intimes que ces intéressants mélancoliques sont, hélas ! obligés d’entretenir avec… les apothicaires…

Le sang-froid comique de Charles Delmare et sa plaisanterie d’un goût douteux, il le savait, mais il la croyait opportune, excitèrent l’hilarité de M. et madame Dumirail, de Maurice et même de Jeane, qui, surprise dans sa rêverie par ce sarcasme imprévu, se mit naïvement à rire. Les sourcils de San-Privato se froncèrent imperceptiblement ; sa mère lança un regard venimeux à Charles Delmare, qui, s’adressant à elle d’un ton pénétré :

— Je compatis sincèrement, madame, aux inquiétudes maternelles que vous donne la chétive et souffreteuse santé de monsieur votre fils, et je m’estime très-heureux de pouvoir vous rassurer à ce sujet.

— Comment cela, monsieur ?

— Monsieur votre fils est sujet à de fréquentes migraines ?

— Oui, monsieur.

— Il est un moyen assuré de le guérir.

— J’en doute, monsieur… Nous avons jusqu’ici vainement essayé de…

— Je vous en supplie, ma mère, et je vous le demande en grâce, monsieur, — dit Albert s’adressant à Charles Delmare, — qu’il ne soit plus question de ma santé ; car…

— Vous me permettrez, monsieur, de vous interrompre, — reprit Charles Delmare, — et de vous faire observer que mon intimité avec mes excellents amis, M. et madame Dumirail, me donne presque le droit de m’intéresser à ce qui touche votre santé.

— Je ressens, comme je le dois, la preuve d’intérêt dont vous daignez m’honorer, monsieur, — reprit San-Privato très-contenu ; cependant je vous supplie encore une fois de…

— Mais, mon ami, si M. Delmare connaît un remède assuré contre la migraine, — reprit M. Dumirail, — pourquoi n’essayerais-tu pas de ce remède, puisque tous les moyens tentés par toi jusqu’ici ont été impuissants à te guérir ?

— Cet essai, mon cher oncle, serait absolument inutile, — répondit San-Privato ; — tous les médecins que j’ai consultés sont d’accord sur ce point, que la migraine est incurable.

— Soit, mon pauvre Albert, — reprit Maurice avec l’accent d’une compassion sincère ; — mais qui sait si, malgré l’affirmation des savants docteurs, le moyen de guérison dont parle notre cher maître ne te soulagera pas ? Que risques-tu de tenter du moins l’essai ?

San-Privato, se débattant pour ainsi dire contre ceux qui voulaient absolument le guérir malgré lui, commençait à perdre aux yeux de Jeane le prestige de sa mélodie, grâce à la situation ridicule où le plaçait Charles Delmare. Celui-ci reprit, s’adressant de préférence à madame San-Privato, suffoquée de dépit et de colère à peine dissimulés :

— Je vais, je l’espère, madame, avoir l’honneur et le bonheur de vous convaincre par la citation d’un fait, de vous convaincre, dis-je, qu’heureusement vous pouvez compter sur la guérison infaillible et radicale de monsieur votre fils.

— Je vous répète, monsieur, que je n’ai aucune confiance dans le charlatanisme des empiriques.

— Ma chère Armande, — dit M. Dumirail interrompant sa sœur, — permets donc à notre ami de citer le fait qu’il invoque à l’appui de son affirmation.

— Ce fait… le voici, — poursuivit Charles Delmare. — J’habitais alors Florence… Un certain marquis Appiani était en proie, depuis longues années, à des migraines atroces et à leurs conséquences habituelles, dont monsieur votre fils, madame, n’est malheureusement pas à l’abri, — ajouta Charles Delmare s’adressant à madame San-Privato ; — à savoir : insomnie… puisqu’il n’a pas fermé l’œil de la nuit ; perte d’appétit… puisqu’il ne prend aucune part à cette collation ; abattement, pesanteur de tête, ainsi qu’il appert de son visible accablement ; enfin, pendant cette espèce d’accès de fièvre, la langue devient jaunâtre, l’haleine fétide, et…

— Mais pas du tout, monsieur ! — s’écria madame San-Privato exaspérée ; — jamais mon fils, avant, durant ou après ses migraines, n’a eu l’abominable haleine que vous dites.

— C’est bien extraordinaire, — repartit Charles Delmare en hochant la tête avec une feinte bonhomie, tandis qu’une rage sourde faisait perler la sueur au front blême de San-Privato. — Je visitais souvent le marquis Appiani durant ses accès de migraine, et, ainsi que j’ai eu, madame, l’honneur de vous le dire, son haleine était véritablement…

— Eh ! monsieur, encore une fois, mon fils n’a aucune ressemblance avec votre marquis !

— Mon plus vif désir, madame, est, au contraire, que votre fils ait avec le marquis Appiani cette ressemblance ; qu’il soit guéri, ainsi que l’a été le marquis, par les moyens fort simples que voici : des laxatifs, en d’autres termes, des purgatifs hebdomadaires et un petit cautère au bras, soigneusement entretenu.

— Mais, monsieur, nous ne sommes point ici dans un hôpital ! — s’écria madame San-Privato outrée, révoltée. — Cette conversation est répugnante au suprême degré !

— Ne sommes-nous pas, chère Armande, ici en famille ? — dit M. Dumirail, prenant fort au sérieux cette consultation improvisée. — Or si, en effet, ton fils, grâce à ces remèdes, assez désagréables, j’en conviens, pour un jeune élégant, mais d’un succès assuré, peut se débarrasser de sa maudite migraine et recouvrer la santé, que tu as tant raison de lui souhaiter, pourquoi ne les emploierait-il pas ?

— Par une raison fort simple, mon cher oncle, — reprit San-Privato, parvenant, grâce à des efforts surhumains, à rester impassible : — c’est que M. Delmare, qui me fait l’honneur de s’intéresser si vivement à ma santé, ne…

— Pardon, monsieur, si je vous interromps, mais je prévois votre objection et j’ai hâte de vous rassurer, — reprit Charles Delmare. — La science a, de nos jours, tout perfectionné ; aussi je me permettrai de vous recommander particulièrement, si toutefois les annonces des journaux ne sont point trompeuses, un certain taffetas Le Perdriel, qui semble posséder l’avantage de suffisamment dissimuler les principaux désagréments du petit exutoire dont il est question.

— On ne saurait, monsieur, pousser l’obligeance plus loin que vous ne la poussez, en voulant bien me renseigner si minutieusement sur les moyens de guérir ma migraine, et je profiterai certainement de vos excellents conseils, — répondit San-Privato toujours maître de lui. — Puis-je espérer que l’assurance que je vous donne, monsieur, mettra un terme à cet entretien sur ma santé, entretien beaucoup trop prolongé, je le crains ?

— J’insistais autant sur ce sujet, monsieur, parce que nous sommes absolument en famille, ainsi que l’a fait observer M. Dumirail, — répondit Charles Delmare ; j’avais été, d’ailleurs, très-touché du désir exprimé par madame votre mère, qui, dans la tendre jalousie de son affection maternelle, regrettait que vous ne fussiez pas doué de l’excédant de santé dont jouit notre cher Maurice.

— Et moi, je suis certain que, lorsque nous serons là-haut sur les plateaux, l’air de la montagne, s’il ne guérit pas complétement ta migraine, mon cher Albert, la soulagera du moins beaucoup, — dit Maurice ; — et, si ma tante et ma mère le veulent, nous allons partir.

— Soit ! — répondit madame Dumirail ; — si toutefois, mon ami, — ajouta-t-elle s’adressant à Albert, — tu ne crains pas la fatigue de cette promenade. Tu pourras, d’ailleurs, venir en chariot avec ta mère, ta cousine et moi.

— Je préfère, si vous le permettez, ma tante, aller à pied, tout en regrettant de ne pas faire la route avec vous. Je suis de l’avis de Maurice : cette promenade me sera salutaire.

— En ce cas, je vais m’assurer que le chariot est prêt, — dit Maurice en se levant.

Et il reprit gaiement :

— Ce sera, chère tante, un attelage des temps mérovingiens : nos deux plus beaux bœufs, Atlas et Hercule, traîneront le char rustique ; car, tu le sais, nos chevaux ne pourraient gravir la pente escarpée des plateaux.

— Me crois-tu donc si novice en excursion de montagnes, mon gros Maurice ? N’avons-nous pas ainsi monté au chalet, lors de mon dernier séjour au Morillon ?

Et, profitant du moment où elle pouvait être entendue de Charles Delmare, qui sortait du cabinet de verdure avec ses amis, madame San-Privato dit à sa nièce, en lui désignant du regard Maurice, qui s’éloignait :

— Vois donc, Jeane, est-il solidement bâti, ce bon gros Maurice ! Quel cou de taureau ! et ces épaules !… Je gage qu’à l’instar du plus fameux fort de la Halle de Paris, il porterait aisément un sac de farine sur son dos !

— Avec mon petit cousin Albert par-dessus le marché, — repartit Jeane d’un ton railleur, dont madame San-Privato fut d’autant plus piquée, qu’elle reconnut à la réponse de sa nièce l’insuccès de la comédie mélancolique jouée par son fils et complétement ridiculisée par la consultation médicale de Charles Delmare.

Aussi madame San-Privato reprit-elle aigrement :

— Au risque de contrarier un peu ton admiration pour ton cousin, je te ferai remarquer, ma chère, que si fort, que si bœuf qu’il soit, ce gros Maurice aura toujours le désagrément de se voir primer, éclipser par un véritable bœuf, ce qui doit, hélas ! singulièrement le blesser dans son ambition, ce tant robuste garçon !

— Oh ! rassurez-vous, chère et bonne tante, — répondit Jeane en souriant finement, — Maurice n’est pas possédé de l’ambition… comment dirai-je ? de l’ambition un peu… bovine que vous lui supposez : il est satisfait de la force qu’il possède.

— Certainement, il y a bien de quoi, en effet, être fier !

— Oui, ma tante, il y a de quoi être fier, très-fier ! — reprit gravement Jeane renonçant à l’ironie.

Et, d’une voix généreusement émue, elle poursuivit :

— Cet hiver, pendant la nuit, l’incendie dévorait un hameau voisin de notre hameau ; Maurice, au péril de sa vie, s’est élancé au milieu des flammes ; il a pu emporter sur ses épaules un vieillard infirme qui allait périr. Vous le voyez, ma tante, si bœuf que l’on soit, on peut à bon droit être fier de sa force, quand on l’emploie à de tels actes.

Et la jeune fille ajouta ces mots, d’une raillerie acérée :

— Je n’en doute pas, s’il s’agissait, en pareille occasion, de sauver la vie de son semblable, mon cousin Albert regretterait cruellement d’être si chétif, en songeant que la force physique dont il est déshérité trahit son bon vouloir et son courage ; mais espérons que la santé de mon pauvre cousin, déjà si délicate et encore altérée par sa maudite migraine, se raffermira, s’il suit exactement, ainsi qu’il l’a promis, les excellents conseils de notre ami M. Delmare.

Cette maligne allusion à la consultation médicale qui venait de porter un coup mortel aux affectations mélancoliques de San-Privato exaspéra sa mère. Elle allait céder à son irritation, lorsque M. Dumirail, rentrant dans la tonnelle, dit gaiement :

— Allons donc, ma sœur, nous t’attendons ! Ta bravoure reculerait-elle au moment de commencer l’ascension du chalet ?

Ce disant, M. Dumirail prit le bras de madame San-Privato, et, peu d’instants après, les habitants du Morillon commencèrent à gravir les pentes qui conduisaient aux prairies.


XXI

La famille Dumirail continuait son ascension vers les plateaux supérieurs de la montagne. Madame Dumirail, sa belle-sœur et Jeane, montées dans l’un de ces chars de côté où l’on prend place parallèlement au timon, voitures découvertes, solides et légères, parfaitement appropriées aux chemins escarpés ; M. Dumirail et madame San-Privato, assis côte à côte, à droite du char, tournaient le dos à madame Dumirail et à Jeane, assises à gauche ; l’arrière-train du véhicule, très-prolongé en forme de caisson, contenait les provisions du déjeuner ; enfin, précédant de beaucoup le chariot, qui s’avançait lentement au pas mesuré des bœufs, marchaient de compagnie Charles Delmare, San-Privato et Maurice. Celui-ci, nageant dans la joie de son cœur et de son amour, aspirant à pleins poumons l’air embaumé de cette belle matinée d’été, se livrait parfois à des élans de gaieté folle. Le bonheur rend les cœurs généreux meilleurs encore ; aussi Maurice, s’efforçant d’expier à ses propres yeux son accès de jalousie de la veille, redoublait d’affectuosité envers San-Privato, lui demandait de temps à autre, avec l’expression d’un vif intérêt, si sa migraine diminuait, et, lorsque la montée de la route devenait rude, il offrait fraternellement l’appui de son bras robuste à Albert. Celui-ci paraissait touché de ces preuves de cordialité ; il assurait que sa migraine se dissipait peu à peu, selon les prévisions de son cousin, et ajoutait en souriant, afin de témoigner de son peu de rancune contre Charles Delmare, que l’atmosphère du Jura était, pour la guérison des maux de tête, infiniment préférable à toutes les pharmacopées du monde et surtout à l’affreux taffetas Le Perdriel, pour lequel il avouait, en toute sincérité, ressentir une sainte horreur, et priait, en plaisantant, son docteur improvisé de le relever de sa promesse à l’endroit de l’exécution de son ordonnance médicale.

Ces semblants n’abusaient en rien Charles Delmare ; il avait blessé à vif et au sang l’amour-propre de San-Privato, et n’ignorait pas que ces blessures, surtout cruelles à ceux-là qui se devraient croire à l’abri du ridicule, leur sont d’autant plus douloureuses qu’ils les dissimulent et qu’elles saignent, si cela se peut dire, en dedans. Charles Delmare voyait donc avec raison un ennemi mortel dans San-Privato : sa froide dissimulation, le puissant empire qu’il possédait sur lui-même, son esprit insidieux, le charme incontestable de sa personne et jusqu’à l’ignoble espionnage auquel il s’était livré dans la matinée, preuve flagrante de sa ténébreuse perversité, le rendaient redoutable aux yeux de Charles Delmare. Loin de dédaigner ce dangereux adversaire, il se tenait attentivement sur la défensive, et, rendant feinte pour feinte à Albert, il le félicitait avec une apparente bonhomie de l’apaisement de sa migraine.

L’entretien durait depuis quelques moments sur un sujet insignifiant, lorsque, s’arrêtant à l’un des tournants du chemin montueux d’où l’on découvrait un immense panorama éclairé par les rayons de soleil matinal, et offrant aux yeux ravis de merveilleux effets d’ombre et de lumière, San-Privato, affectant d’être soudain frappé à l’aspect des magnificences de cette nature grandiose, dit à Maurice :

— Quel admirable coup d’œil ! c’est splendide ! Ah ! combien il est dommage, et tu dois savoir cela cent fois mieux que moi, cher Maurice, toi, un véritable artiste, grâce aux excellentes leçons de M. Delmare… combien il est dommage que la peinture soit impuissante à reproduire l’immensité de ces plaines, de ces coteaux, de ces vallons, de ces bois, qui s’étendent à perte de vue jusqu’aux lointains horizons !

— Ah ! mon cher Albert, à qui adresses-tu cette observation ? À un malheureux rapin rustique ! toujours plongé dans l’abomination de la désolation de son incapacité, lorsqu’il s’agit de fonds. Les ciels vont encore, tant bien que mal, et, le blaireau aidant, je parviens à masser des nuages, à leur donner un certain fuyant ; enfin, je réussis mieux encore mes premiers plans ; mais les fonds… ah ! les fonds sont mon désespoir ; et ils ne désespèrent pas que moi seul, n’est-ce pas, cher maître ? — ajouta Maurice s’adressant à Charles Delmare.

Celui-ci, se tenant, nous l’avons dit, sur la défensive à l’égard de son adversaire, et trouvant singulier que San-Privato, dans la disposition d’esprit où il devait être, songeât beaucoup à admirer les merveilles de la nature, cherchait à part soi, mais en vain, le but secret de ce prétendu enthousiasme artistique, tout en répondant à Maurice :

— En effet, la reproduction de l’immensité est l’un des plus grands et des plus difficiles problèmes de la peinture ; or, après Claude Lorrain, le seul peintre-poëte qui sache, à mon avis, renfermer vingt lieues de pays dans une toile de six pieds, est Corot.

— Corot, il est vrai, est un grand peintre rempli d’imagination et de poésie, tel, du moins, je le jugeais dans mon humble ignorance, — reprit San-Privato. — Je me félicite de voir mon jugement confirmé par une personne aussi éclairée que l’est M. Delmare sur les choses de l’art ; et, puisque nous parlons de paysagistes, j’ai remarqué dernièrement, en passant à Munich, d’admirables tableaux, toujours selon mon modeste jugement et mon humble ignorance… d’admirables tableaux, dis-je ; ils représentaient des vues du Tyrol, prises presque à vol d’oiseau : c’étaient des chaînes de montagnes bornant des horizons de quinze à vingt lieues d’étendue… et, je l’avoue, par la couleur, l’harmonie, le style, la poésie de ses compositions, l’artiste égalait, s’il ne surpassait pas, le célèbre Corot, suivant l’appréciation des connaisseurs ; aussi proclamaient-ils l’artiste allemand le premier paysagiste de ces temps-ci et l’heureux rival des plus grands paysagistes des écoles anciennes.

— C’est beaucoup dire, assurément, — reprit Charles Delmare, éprouvant, sans se rendre compte du motif de cette impression, un vague sentiment de défiance, depuis le commencement de cet entretien avec San-Privato.

Et il ajouta presque machinalement :

— Quel est, monsieur, le nom de ce célèbre artiste allemand ?

— Il s’appelle Wagner, — répondit simplement San-Privato regardant Charles Delmare sans aucune affectation, mais le regardant bien en face.

Ce coup imprévu était foudroyant pour le père de Jeane. Mais de même que, pendant une nuit d’orage, l’éclair montre parfois au voyageur égaré l’abîme béant au fond duquel il va se briser s’il cède au vertige et fait un pas mal assuré, Charles Delmare, grâce à un prodige de contention de soi-même dont l’amour paternel est seul capable, Charles Delmare ne pâlit pas, ne rougit pas, ne tressaillit même pas. Cependant, malgré cette impassibilité, un fait unique, et inappréciable à tout autre qu’à un observateur de qui la haine redouble la perspicacité, pouvait trahir Charles Delmare. En causant avec San-Privato, il s’appuyait sur une canne de bois de houx assez grosse, à laquelle un effort excessif pouvait seul imprimer un léger mouvement de flexion ; or, on le sait, certaines émotions, en atteignant leur paroxysme, réagissent du moral sur le physique et se traduisent souvent par un acte matériel, presque toujours indépendant de notre volonté ; ainsi, l’on se crispera les poings, on frappera du pied, on s’enfoncera les ongles dans la chair.

Charles Delmare, entendant soudain le nom de Wagner prononcé par San-Privato avec une intention évidente, le crut maître de son secret ; il songeait aux terribles conséquences de la possession de ce secret par un ennemi mortel, et que trahir son émotion, c’était se perdre à coup sûr : il voulut demeurer impassible ; son impassibilité eût été, en effet, complète, si son épouvante intérieure ne se fût révélée malgré lui par une contraction musculaire du poignet dont il s’appuyait sur sa canne, contraction si puissante, que sa main, ordinairement très-blanche et presque exsangue, devint violette, tant le sang afflua violemment dans les veines gonflées à se rompre ; enfin, telle fut la pression subie par la canne, que ce lourd bâton de houx plia légèrement. Cet unique symptôme, n’échappant pas à la profonde perspicacité de San-Privato, trahit à son insu Charles Delmare ; car, à ces derniers mots d’Albert : « Ce peintre s’appelle Wagner, » Charles Delmare, imperturbable, regardant d’abord fixement son interlocuteur, répondit sans la moindre altération dans l’accent de sa voix :

— Ce nom m’est absolument inconnu.

Puis, levant les yeux, ainsi que l’on fait lorsqu’on interroge ses souvenirs, Charles Delmare ajouta :

— Wagner ?… Le nom de cet artiste, selon vous, monsieur, si célèbre, n’est jamais parvenu jusqu’à moi.

— Vraiment ? — reprit San-Privato. — C’est singulier, car le nom de ce grand artiste est très-répandu en Allemagne.

— Je n’en veux pas douter, monsieur, puisque vous l’affirmez, — dit Charles Delmare, toujours impassible. — Cependant, très-amateur des arts, je me suis pendant longtemps tenu à peu près au courant des écoles française et étrangères… et je n’ai vu mentionné nulle part ce nom de Wagner.

— Peut-être, cher maître, est-ce un artiste jeune encore, — dit Maurice, — et sa renommée aura grandi en Allemagne depuis votre séjour dans nos montagnes.

San-Privato, ayant acquis la connaissance du secret qu’il soupçonnait depuis la veille, trouva utile pour ses projets de faire croire à l’existence de la prétendue célébrité artistique dont il parlait ; il voulait ainsi rassurer complétement Charles Delmare, et le persuader qu’il ne s’agissait nullement d’une redoutable allusion à son ancien pseudonyme, mais d’une similitude de nom d’ailleurs très-vraisemblable, celui de Wagner étant fort répandu en Allemagne ; aussi dit-il à Maurice :

— Ce grand peintre n’est plus un jeune homme ; je l’ai vu dernièrement lors de mon passage à Munich ; c’est un homme de cinquante ans environ, chétif et malingre, et, chose singulière chez un peintre qui réunit les plus éminentes qualités du coloriste, Wagner est borgne de l’œil droit.

— En effet, c’est étrange ! — reprit Maurice. — Ne jouir qu’à demi de la vue, et rendre avec une merveilleuse fidélité les grands aspects de la nature ! si toutefois le talent de cet artiste étranger est à la hauteur de tes éloges ; car il me semble qu’un peintre borgne doit éprouver de grandes difficultés dans l’exécution de son art.

— Cette difficulté est plus apparente que réelle, mon cher enfant, — dit Charles Delmare, non moins attentif à dissimuler l’ineffable espérance à laquelle il cédait qu’il n’avait été naguère attentif à dissimuler son épouvante. — Grâce aux ressources inépuisables de la nature, souvent il arrive que la perte d’un œil est presque compensée, en cela que les facultés visuelles de celui qui nous reste semblent doublées de puissance.

Et Charles Delmare ajoutait mentalement :

— Je suis sauvé, j’en suis maintenant presque certain ; une simple similitude de nom due au hasard avait causé mon effroi. San-Privato ignore que c’est moi qui, sous le nom de Wagner, ai tué M. Ernest Dumirail.

En ce moment, les trois promeneurs furent rejoints par madame Dumirail et par Jeane, habituées aux promenades de montagne, et, désirant parcourir à pied une partie de la route, elles étaient descendues du chariot, où restait M. Dumirail, tenant compagnie à sa sœur, incapable de monter à pied les dernières pentes assez rapides qui conduisaient aux prairies du chalet.

XXII

Madame San-Privato, restée seule dans le chariot à côté de M. Dumirail, se recueillit pendant un moment, prit son masque le plus doucereux, soupira, et, de sa voix la plus insinuante, dit à son frère :

— Mon ami, je profite d’un moment où nous sommes seuls pour aborder un sujet qui me pèse et dont j’ai hâte de t’entretenir ; je serai ainsi délivrée d’une assez pénible préoccupation… en m’épanchant avec toi…

— De quoi s’agit-il, Armande ? Tu sais combien tu peux et dois compter sur mon affection ?

— Mon ami, — reprit madame San-Privato avec un nouveau et profond soupir, tu n’ignores pas que mon mari a laissé des affaires assez embarrassées…

M. Dumirail, à ces mots de sa sœur, ne put dissimuler un mouvement de surprise chagrine ; il s’était plu à croire que l’affection seule amenait sa sœur près de lui, et il pressentait le but sans doute intéressé de cette visite ; déçu de son espérance, il s’attrista et répondit :

— Je n’ignore malheureusement pas que ton mari a toujours mené une vie fort dissipée ; de plus… et ceci a toujours été le sujet de notre grande querelle… ton laisser aller, ton habitude de dépenser sans compter, ta prodigalité, généreuse sans doute, mais irréfléchie, ont aggravé les conséquences du désordre de ton mari.

— C’est vrai, j’ai toujours été d’une incurie, d’une faiblesse déplorable en ce qui touche les affaires d’intérêt.

— Tu t’accuses de si bonne grâce, pauvre sœur, que je profite de l’occasion pour t’adresser un reproche. Je te demande à quoi bon louer une voiture et voyager en poste, pour te rendre ici… chez moi… ton frère ?

— J’ai pris la poste, parce que j’ai toujours eu en horreur les voitures publiques, où l’on est exposé à se trouver avec toutes sortes de gens souvent très-grossiers.

— N’avais-tu pas ton fils avec toi ? n’était-ce pas là le meilleur des porte-respect ? Mais laissons cela, ce qui est fait est fait ; venons à cette confidence qui, dis-tu, te pèse… Quelle est-elle ?

— J’ai à te demander un conseil.

— Simplement un conseil ?

— Oui, mon frère.

M. Dumirail se sentit allégé d’une appréhension pénible à son cœur ; il regretta d’avoir soupçonné madame San-Privato d’être venue le voir uniquement guidée par un intérêt personnel, et reprit avec bonne humeur :

— Je t’écoute, chère Armande, et ne suis point, tu le sais, avare de conseils ; souvent je t’en donne alors même que tu ne m’en demandes pas ; il est vrai que, généralement, tu ne les suis guère, de sorte qu’il y a compensation. Eh bien, ce conseil ?

— Je dois d’abord t’avouer que les dernières propriétés qui me restent sont hypothéquées ; l’échéance de payement est fixée à la fin de ce mois, et, si je ne puis opérer ces remboursements, je serai expropriée, mes biens seront vendus, sans doute, à vil prix !

— Je devais depuis longtemps m’attendre à cette catastrophe, cependant elle me cause une cruelle surprise ! — s’écria M. Dumirail péniblement affecté. — Voilà donc le résultat de ton incurable faiblesse : la ruine ! la ruine !

— Ah ! sage et tendre frère, — reprit madame San-Privato appelant à son aide des larmes hypocrites et portant son mouchoir à ses yeux, — maintenant, hélas ! je reconnais la justesse des sévères remontrances que tu m’as tant de fois adressées dans mon intérêt…

— Il est bien temps !

— Mes regrets sont inutiles, je le sens ; je subirai la position que m’a faite mon imprévoyance ; mais il me faut tâcher d’échapper à l’expropriation dont je suis menacée ; c’est à ce sujet que j’ai besoin de ton conseil.

— Eh ! quel conseil veux-tu que je te donne ? Il n’est qu’un moyen d’échapper à l’expropriation : rembourser tes créances hypothécaires.

— C’est à quoi je suis résolue.

— Et les fonds de ce remboursement ?

— Je trouve à emprunter à sept pour cent d’intérêt ; c’est à ce sujet, mon frère, que je voudrais avoir ton avis. Le taux de l’intérêt te paraît-il trop élevé ? me conseilles-tu d’accepter cette offre ?

— Mais tu es ruinée ! comment trouves-tu à emprunter ?

— Sous la garantie de ma signature.

— Ta signature ou rien, c’est tout un, dans la position où tu te trouves. Il est impossible, il est incroyable que l’on t’offre le prêt d’une somme, considérable sans doute…

— Cinquante mille francs.

— Tu ne me feras jamais croire que l’on te prête cinquante mille francs sans autre garantie que ta seule signature.

— Ma seule signature, non ; l’on m’en demande une seconde.

— C’est-à-dire une caution sérieuse, solvable. J’en étais certain, car ta signature n’a aucune valeur. Et quel est le fou assez bénévole pour te cautionner ?

— Ah ! mon frère, taxer la générosité de folie !

— Il faudrait, je le répète, être fou à lier pour te cautionner, toi, dans ta position, et telle que je te connais, malheureusement !

— Mon Dieu, mon Dieu ! murmura madame San-Privato faisant semblant de sangloter dans son mouchoir, je n’avais plus d’espérance qu’en toi, mon frère, et il me faut renoncer à cette suprême espérance.

— Quelle espérance ?

— J’avais cru qu’en implorant tes conseils et en t’exposant ma cruelle situation, tu consentirais, toi, si bon, et qui déjà m’as donné tant de preuves d’attachement, tu consentirais, dis-je, à me…

— À te cautionner ! Tel était donc le conseil que tu attendais de moi ?

— Je n’osais, je ne savais comment te demander ce nouveau service.

— Armande, écoute-moi, reprit d’un ton ferme et grave M. Dumirail après un moment de recueillement. Je t’ai déjà prêté, à diverses reprises, environ vingt mille francs. Ce n’est point un reproche que je t’adresse, je devrais plutôt me l’adresser à moi-même, car je savais parfaitement que ces sommes iraient s’engloutir dans le gouffre de tes folles prodigalités ; mais je ne retomberai plus dans une pareille faute, et, à cette heure, je te déclare ceci : Oui, si ton infortune était imméritée, je regarderais comme un devoir sacré de partager avec toi, ma sœur, jusqu’au dernier morceau de pain qui me resterait ; mais, quant à encourager tes incurables habitudes de désordre en te procurant de nouveau le moyen de les satisfaire, non, non, jamais !

À ces derniers mots, prononcés par M. Dumirail avec l’accent d’une inébranlable volonté, madame San-Privato poussa un soupir de résignation doucereuse, mais jeta en même temps sur son frère un regard furtif et oblique, où se lisaient l’humiliation, la colère et la haine qu’elle ressentait de ce refus ; puis, d’une voix plaintive, elle reprit :

― Perdue, ruinée, hélas ! Pourtant, si tu l’avais voulu, cher frère, il t’aurait été si facile de…

— De te cautionner, en d’autres termes, de te prêter, ou mieux, de te donner cinquante mille francs ? Certes, rien de plus facile à tes yeux, mais point aux miens. Ce don même ne changerait en quoi que ce soit ta déplorable position.

— Ah ! mon frère !

— De deux choses l’une : ou je te confierais la somme, me remettant à toi du soin de payer tes créances hypothécaires ; or, au lieu de les solder, tu dépenserais l’argent.

— Quoi ! tu me croirais capable d’abuser ainsi de tes bontés ?

— Parfaitement. Il me resterait donc le moyen de dégager moi-même la portion de tes biens encore libre.

— Qui t’empêche d’agir ainsi, mon frère ?

— La conviction où je suis que, le lendemain de leur libération, tu engagerais de nouveau tes propriétés.

— Moi, grand Dieu ! Ah ! je te jure que…

— Tous les serments du monde échoueront devant ma résolution.

— Ainsi, plus d’espoir, tu me refuses ?

— Positivement, absolument ! reprit M. Dumirail d’une voix ferme.

Puis, changeant soudain d’accent et ses traits exprimant alors une sorte de compassion paternelle et de tendre pitié, il reprit :

— Oui, j’oppose à ta demande un refus positif, absolu ; mais j’ajoute : Pauvre chère Armande, tu es ma sœur, j’ai conservé, je conserverai toujours pour toi, malgré tes folies, un attachement sincère, et, tant que je vivrai, et même après moi, si tu me survis, non-seulement tu ne connaîtras jamais ni le besoin ni la gêne, mais jamais tu ne seras exposée à la privation de ce qui constitue la vie aisée, confortable, dans la plus large extension du mot.

— Que dis-tu ? Ah ! cher frère, ton premier refus était donc une épreuve ?

— Nullement. Ce refus, je le maintiens.

— Mais alors ?

— J’entends que tu jouisses réellement de cette vie aisée, confortable que je veux t’assurer, et qu’il te soit matériellement impossible de sacrifier ce bien-être à la folle manie de briller, dont tu as toujours été victime ; en un mot, lorsque tu seras complétement ruinée, expropriée, ce qui ne saurait tarder d’arriver, tu auras ici ton appartement, tu seras défrayée de tout ; je mettrai à ta disposition mille écus par an pour ta toilette et tes menus plaisirs ; tu seras entourée d’égards, de prévenances, de soins, et, d’ailleurs, qu’ajouterai-je ? tu nous connais, ma femme et moi, tu dois enfin comprendre et sentir qu’en t’offrant ce que je t’offre, j’accomplis le devoir cher et sacré que m’imposent mon affection pour toi, ma qualité de frère, le respect de moi-même et la vénération due à la mémoire de nos parents. Ainsi donc, Armande, autant tu me trouveras inflexible au sujet de tout ce qui pourrait favoriser ta folle dissipation, autant tu me trouveras tendre et dévoué lorsqu’il s’agira de t’assurer, au milieu de nous, la satisfaction de tous tes désirs raisonnables.

Madame San-Privato, loin d’être touchée de l’excessive bonté de son frère, vit dans ces offres si sages une tutelle humiliante, révoltante pour son orgueil, et une sorte d’exil dans un pays sauvage. Telle fut l’amertume des ressentiments que cependant elle contenait de son mieux, qu’au lieu de répondre à la touchante sollicitude de son frère par quelques paroles cordiales et reconnaissantes, elle murmura d’un ton lamentable :

— Ah ! pauvre malheureuse veuve que je suis !

— Allons, Armande, une pauvre veuve qui voyage en poste avec deux domestiques…

— C’en est fait, je serai expropriée !

— Des propriétés qui ne t’appartiennent plus, — reprit M. Dumirail en souriant avec mansuétude ; — voilà un grand malheur !

— Obligée de quitter Paris !

— Où tu vis dans la gêne et toujours harcelée, assiégée par les créanciers.

— Forcée de renoncer à mes amis !

— Excellents amis, qui mangent tes dîners en se moquant de toi !

— Enfin, me retirer du monde, à mon âge !

— Il est vrai… tu as toujours vingt ans quant à l’étourderie, pauvre Armande, — répondit M. Dumirail, de qui la bienveillance et la patience ne se démentaient pas ; — mais, en vérité, si pauvre veuve que tu te dises, je ne saurais te plaindre de venir vivre ici, au milieu de nous autres, qui t’aimons et t’aimerons, non point à la mode de Paris, mais de tout notre cœur. Eh ! mon Dieu, je le sais, les premiers temps de ton séjour ici te sembleront pesants ; mais, crois-moi, chère sœur, peu à peu, et malgré toi, tu subiras la salutaire influence du bonheur dont nous jouissons, et, au bout de quelques mois, loin de regretter ton Paris, tu t’applaudiras d’être sortie de cet enfer, et tu béniras le jour où tu seras venue près de nous, car de ce jour dateront ton repos dans le présent et ta sécurité pour l’avenir.

Madame San-Privato, selon son habitude, posant en pauvre veuve aux yeux de son frère, s’était efforcée de le faire dévier de sa ferme et sage résolution ; mais, le trouvant inflexible, quoique, pour l’apitoyer, elle eût employé les séductions d’un langage tour à tour doucereux, suppliant, plaintif ou résigné, cachant ainsi les inexorables rancunes de son orgueil, de son égoïsme et de sa cupidité blessée, cette méchante femme ne songea qu’à satisfaire sa haine, n’ayant plus rien à ménager ni à espérer, son fils lui ayant déclaré, le matin même, qu’après mûre réflexion, il resterait neutre dans la question du prêt de cinquante mille francs, madame San-Privato, servie par le profond instinct de sa méchanceté, commença donc sur l’heure son œuvre de vengeance.


XXIII

La haine parfois inspire merveilleusement les méchants et leur donne, malgré la médiocrité de leur intelligence, une sorte de faculté d’intuition en leur indiquant, avec une effrayante certitude, le coup qu’ils doivent porter, l’endroit où il faut frapper.

Certes, rien de plus étroit, de plus obtus, et conséquemment de moins pénétrant que l’esprit de madame San-Privato. Son frère, sans parler de ses qualités de cœur, et en admettant même que l’on pût comparer deux personnalités si dissemblables, son frère valait cent fois, par l’intelligence, par le jugement, par le bon sens, cette vieille et haineuse écervelée. Cependant, sans autre force que l’instinct de sa méchanceté, elle devait triompher dans la lutte qu’elle allait engager, parce que cet instinct lui signalait le seul point vulnérable peut-être chez M. Dumirail, à savoir : l’orgueil paternel. Sans doute, madame San-Privato n’avait et ne pouvait avoir clairement conscience de la portée presque incalculable du coup qu’elle se préparait à frapper ; mais elle pressentait confusément que ce coup serait funeste à la tranquillité, au bonheur de M. et madame Dumirail, de Maurice et de Jeane.

Madame San-Privato, sentant, pour le succès de sa vengeance, la nécessité de feindre des sentiments contraires à ceux dont elle était possédée, parut se recueillir, et, après quelques moments de silence seulement interrompu par la solennité du pas lent et mesuré des bœufs ferrés qui continuaient de gravir sur le roc les dernières rampes de la montagne, madame San-Privato reprit d’une voix attendrie :

— Sais-tu, mon ami, à quoi je songeais ?

— Non.

— Je me disais qu’après tout, tu es le meilleur des frères.

— Le meilleur… je ne sais… mais ce dont je suis certain, c’est que j’ai pour toi, Armande, une affection sincère… et par cela même… un peu sévère…

— C’est vrai ; mais, grâce à ta sévérité, je commence à croire que tu me rendras heureuse malgré moi. En réfléchissant davantage à tes offres, je suis forcée de reconnaître…

— Qu’elles ont du bon ?

— Beaucoup…

— Et tu les acceptes ?

— Mon cœur dit oui… la nécessité dit oui… comment pourrais-je dire non ?

— Enfin, tu écoutes la voix de la raison, la voix de notre tendresse, tu es sauvée de toi-même ! — s’écria M. Dumirail serrant avec effusion les mains de sa sœur et complétement dupe de sa fausseté. — Si tu savais, Armande, combien en ce moment tu me rends heureux ?

— Seulement, je t’avoue que…

— Hum ! — fit M. Dumirail en souriant, — une réticence ?

— Voudrais-tu que je dissimule quelque chose ?

— À Dieu ne plaise !

— Eh bien ! tout en reconnaissant que tes offres généreuses et ton désir de me voir vivre désormais ici en famille, au milieu de vous, sont, au point de vue de la raison, ce qu’il y a de plus convenable, je ne m’abuse pas ; il y aura pour moi un tel contraste entre l’existence paisible que l’on mène ici et la vie de Paris, que, pendant les premiers temps de mon séjour au Morillon, j’éprouverai certainement des moments…

— D’ennui ? — reprit en souriant M. Dumirail ; — n’est-ce pas là ta pensée ?

— Hélas ! oui.

— Je m’attends bien à cela, pauvre Armande. On ne renonce pas impunément aux habitudes de toute sa vie ; mais je compte aussi sur notre tendresse à tous pour te rendre moins sensible la transition d’une vie bruyante au calme que l’on goûte dans notre retraite… Et, d’ailleurs, — ajouta gaiement M. Dumirail, — si tu persistes à regretter le bruit, l’animation, le mouvement, il est fort probable que, dans une année environ, le bruit, le mouvement ne te feront pas faute au Morillon, au contraire… et que cette animation ira toujours croissant.

— Qu’est-ce à dire, cher frère ?

— Est-ce que les enfants ne font pas un tapage infernal ?

— De quels enfants parles— tu ?

— De mes petits-enfants, de tes futurs petits-neveux, vu que bientôt je serai grand-père et toi grand’tante, j’en demande pardon à tes cheveux toujours noirs.

— Je devine… tu songes à marier Maurice ?

— Très-prochainement.

— Avec notre nièce Jeane, je parie ?

— Justement.

— Je m’en doutais. Hier à dîner, ce matin à déjeuner, ces deux chers enfants ne se quittaient pas des yeux.

— Depuis quelques mois, et dans la candeur de leur âme, ils s’aimaient sans avoir trop conscience de ce sentiment, nouveau pour eux ; mais, hier, une étincelle mis le feu aux poudres : ils ont vu clair dans leur cœur, et le soir, après souper, ils sont venus nous demander de les marier. Nous avons d’autant plus volontiers acquiescé à leur désir, que ce mariage entrait complétement dans nos vues.

— Je suis ravie, mon frère, de ce que tu m’apprends là, — répondit madame San-Privato d’une voix émue ; — le bonheur de Maurice et de Jeane est désormais assuré.

— C’est notre plus douce conviction.

— Et cette conviction, plus j’y réfléchis, plus je la partage : ce mariage, surtout pour Maurice, me paraît venir merveilleusement à point ; car sais-tu, cher ami, en venant ici, quelle était ma crainte ?

— Non.

— J’avais laissé, il y a quatre ans, Maurice adolescent, parfaitement satisfait de son existence campagnarde et montagnarde. Rien de plus simple à seize ans ; mais je me disais : « Peut-être, lorsqu’il deviendra jeune homme, ce qui lui plaisait quelques années auparavant ne lui plaira plus. »

— Tu te trompais, chère Armande.

— Évidemment… Ce n’était, d’ailleurs, qu’une supposition ; mais je me disais : « Si, par hasard, comme tant d’autres jeunes gens, ce pauvre Maurice venait à prendre en dégoût sa vie campagnarde et montagnarde, à trouver son apprentissage d’agriculteur atrocement ennuyeux, ce serait véritablement grand dommage ! »

— Certes… mais, grâce à Dieu, il n’en est point ainsi : Maurice se trouve plus que jamais satisfait de l’existence qu’il a embrassée par goût. « Je suis né paysan, nous disait-il encore hier, je mourrai paysan… »

— Ah ! mon frère, que de bon sens, que de rare bon sens dans ces simples paroles de ce cher enfant : « Paysan je suis né, paysan je mourrai !… » C’est qu’en effet ce pauvre gros Maurice est si bien né, si bien taillé, si bien charpenté, si bien organisé pour la vie de paysan, comme il dit, que cette vie seule lui peut convenir… par cette excellente raison que ce brave garçon, qui tuerait un bœuf d’un coup de poing, serait déplacé partout ailleurs qu’au milieu de ses charrues, de ses fromageries et de ses étables. Aussi dit-il avec une humilité charmante, en toute conscience et en connaissance de cause : « Paysan je suis né, paysan je mourrai… »

— Je te remercie de la bonne opinion que tu as du jugement de Maurice, — reprit M. Dumirail cachant le léger dépit de son orgueil paternel ; — il suit en effet sa vocation en se consacrant, comme moi, à l’agriculture. Cependant, sans me laisser aveugler en rien par mon amour-propre de père, je te certifie que, si son goût lui eût fait préférer une tout autre carrière que celle qui lui plaît, son excellente éducation, son intelligence, ses talents, l’énergie de sa volonté, son ardeur à tout ce qu’il entreprend, enfin la solidité de ses principes lui eussent permis, tout gros paysan qu’il te semble, de parcourir brillamment n’importe quelle carrière, et il n’aurait été déplacé dans aucune.

— Allons, cher frère, c’est trop dire !

— Je le répète, mon fils n’eût été déplacé dans aucune carrière.

— Tu admettras bien pourtant quelques exceptions.

— Pourquoi en admettrais-je ?

— Pourquoi ? Eh ! mon Dieu, parce que, soit dit sans blesser ton amour-propre de père, il est certaines carrières pour lesquelles, moralement et physiquement, ce bon gros Maurice n’est pas fait, n’est pas né…

— Cette exclusion, ma sœur, me semble au moins étrange.

— Et à moi, elle me semble fort naturelle.

— Et quelles sont, de grâce, ces carrières dont mon fils se trouve naturellement exclu ?

— Que sais-je ? il en est plusieurs…

— Soit ! précise-les, du moins.

— Je n’ai pas besoin de te dire que je suis la première à reconnaître les qualités de cet excellent Maurice ; mais cependant, cher frère, tu avoueras… et je te cite ceci comme exemple… parce qu’il nous crève, comme on dit, les yeux… tu m’avoueras, dis-je, que si, par impossible, ton fils s’était imaginé de… de…

Madame San-Privato, s’interrompant, feignit de contenir d’abord et à grand’peine un violent accès d’hilarité, auquel cependant elle parut céder en poursuivant ainsi :

— Je dis… que… si ce… pauvre Maurice… ah ! ah ! ah ! s’était mis… d’aventure, dans la cervelle… ah ! ah ! ah ! d’embrasser la carrière diplomatique, ah ! ah ! ah !…

Et, affectant d’être surprise de ce que M. Dumirail conservait son sérieux, madame San-Privato ajouta :

— Comment, mon frère, tu ne ris pas ?

— De quoi rirais-je ?

— De cette idée saugrenue.

— Quelle idée ?

— Ton fils… diplomate ?

— Pourquoi pas ?

— Tu me le demandes ?

— Certes…

— Allons, mon frère, tu plaisantes.

— Je parle très-sérieusement, au contraire.

— Quoi ! Maurice… si simple, si bon enfant ?…

— Ah çà ! ma chère Armande, est-ce qu’à Paris l’on confondrait par hasard la bonté du cœur avec la stupidité, la simplicité des habitudes avec la grossièreté ?

— Non, sans doute ; mais enfin, un homme aussi sensé que toi, mon frère, conviendra que certaines personnes sont aptes à certaines carrières et non point à d’autres ; or, tu te moquerais de moi fort judicieusement si je prétendais qu’Albert, avec sa nature élégante et délicate, est né pour cette vie montagnarde et campagnarde si justement affectionnée par notre bon gros Maurice.

— Ce bon gros Maurice… toujours ce bon gros Maurice !… — reprit impatiemment M. Dumirail. — Est-ce qu’en parlant de ton fils je répète incessamment : ce maigre petit Albert ?

— D’abord, mon fils n’est pas petit… il est de taille moyenne, ― répliqua madame San-Privato ; — ensuite, il n’est pas maigre… il est mince. Distinguons, s’il te plaît !

— Et mon fils, est-ce qu’il est gros ? est-ce qu’il est obèse ? — riposta M. Dumirail ; — il est robuste et vigoureux comme un enfant des montagnes, et je ne conseillerais pas à Albert d’entreprendre de suivre son cousin à la chasse, ne fût-ce que pendant une heure.

— Mon Dieu ! mon frère, nous sommes d’accord : Albert serait tout aussi embarrassé de suivre ton fils à la chasse, que ton gros Maurice serait embarrassé de paraître dans un salon diplomatique à côté de mon fils.

— Je n’admets point cela du tout.

— Comment ! tu prétends ?…

— Je prétends qu’habillé par le tailleur à la mode, mon fils serait tout aussi présentable que le tien dans tous les salons imaginables, tandis que je défierais Albert de chasser en montagne.

— Mais, mon pauvre frère, sache donc, toi qui n’as jamais quitté ton Jura, que le phénix des tailleurs serait impuissant à métamorphoser en homme du monde ce bon… Maurice (je ne dis plus gros, puisque cela te choque). Est-ce que l’on achète avec l’habit cette aisance, cette distinction des manières que l’on ne peut acquérir qu’en fréquentant, dès l’adolescence, une société d’élite ? Non ; erreur, cher frère, profonde erreur ! À chacun de nos enfants son lot : à notre bon Maurice, la blouse et la veste de chasse, les souliers ferrés, les guêtres de cuir ; à lui le fusil, la charrue, l’écurie, la fromagerie, la bouverie ; à lui les simples et utiles travaux des champs. Créé et mis au monde pour la vie campagnarde, qu’il se conforme à sa destinée, qu’il ne s’avise point de vouloir sortir de sa sphère, tout sera pour le mieux ; mais la destinée de mon fils est toute autre… À lui l’élégance raffinée, les succès de salon, les relations les plus flatteuses avec les têtes couronnées, les distinctions honorifiques, et, un jour, mieux que cela… car il doit prétendre à tout… étant, à vingt-quatre ans, second secrétaire d’ambassade et doué d’une capacité hors ligne. Oui, grâce à cette capacité, grâce à la faveur du roi de Naples, qui le protège particulièrement, mon fils, tôt ou tard certainement ambassadeur, peut aspirer à être ministre des affaires étrangères… et qui sait ?… président du conseil… et de la sorte, à gouverner, pour ainsi dire, son pays. Tu me répondras, je le sais, que notre bon Maurice, propriétaire cultivateur au Morillon, engraissant ses bœufs et ses porcs, vendant son blé, ses foins, ses bois et ses fromages, sera sans doute, au fond, aussi heureux, sinon plus heureux que mon fils, devenu président du conseil des ministres… d’accord ; mais enfin, je le répète, mon frère, à chacun son lot, et tout ira pour le mieux, pourvu que chacun ne sorte pas de sa condition.

Les paroles de madame San-Privato, qui, servie par l’instinct de sa méchanceté, atteignait au comble de la plus habile de la plus dangereuse perfidie, furent silencieusement écoutées par M. Dumirail.

Or, sauf quelques exagérations ou brutalités de détail, sauf quelques affirmations trop absolues, ces paroles résumaient à peu près la pensée constante de M. Dumirail, encore exprimée, la veille, dans sa conversation avec sa femme, alors qu’il comparait les carrières si différentes que Maurice et Albert devaient parcourir, l’une plus brillante et plus laborieuse, l’autre plus modeste, mais plus facile. Cependant, contradiction surprenante, mystère incompréhensible de l’âme ! ces paroles, au fond si sensées, semblaient à M. Dumirail complétement dénaturées en passant par la bouche de sa sœur ; elles devenaient, selon lui, impertinentes, absurdes, blessantes pour son fils, tant il est vrai que, souvent, l’on n’accepte pas d’autrui les conseils que l’on se donne à soi-même ; enfin, cet imperceptible sentiment d’envie qui, la veille, avait commencé à germer dans son cœur, au sujet de San-Privato, se développa peu à peu, mais encore à l’état latent et presque à l’insu de M. Dumirail ; aussi reprit-il avec une impatience croissante :

— Ma foi, ma sœur, si je t’ai écoutée sans t’interrompre, c’est que la surprise, je devrais dire la stupeur, m’a coupé la parole.

— Je ne croyais pas avoir été si… stupéfiante.

— En un mot, je trouve inconcevable ta prétention de vouloir parquer celui-ci ou celui-là… dans telle ou telle profession. Et d’où te vient, s’il te plaît, cette belle découverte, à savoir que mon fils n’est bon qu’à engraisser des bœufs et des porcs ? Certes, il aime, ainsi que moi, passionnément l’agriculture ; c’est sa vocation actuelle, elle sera toujours la sienne, grâce à Dieu ! Seulement, au nom du plus simple bon sens, je te prie de croire que, tout gros paysan qu’il est, Maurice, je le répète, n’eût été déplacé dans aucune profession ; je n’imiterai pas ton outrecuidance. Je n’affirmerai pas qu’il aurait pu un jour gouverner son pays, insigne honneur réservé, selon toi, à monsieur ton fils ; mais j’affirme que Maurice eût fait son chemin brillamment tout comme un autre.

— Tout comme un autre, soit ; mais, en conscience, tu n’iras pas, je l’espère, comparer ton fils à Albert ?

— Pourquoi donc cette comparaison me serait-elle interdite ?

— Parce que l’amour-propre paternel t’aveugle, mon pauvre frère, ainsi que souvent, d’ailleurs, il aveugle les meilleurs esprits.

— Je suis aveugle, moi ?

— Complétement… Et de ceci veux-tu la preuve ?

— Voyons la preuve.

— Suppose que demain ton fils vienne te dire : « Mon père, la vie campagnarde m’ennuie ; je voudrais, ainsi que mon cousin Albert, entrer dans la carrière diplomatique. »

— Eh bien ?

— Eh bien, tu répondrais tout simplement à ton fils : « Mon pauvre enfant, tu n’as pas le sens commun, et je… je… »

— Pardon, ma sœur, tu t’abuses : je ne répondrais point du tout cela à mon fils, le désir qu’il m’exprimerait n’ayant rien de choquant pour le sens commun ; puis il n’est jamais entré dans ma pensée de contrarier la vocation de Maurice ; s’il eût voulu être artiste, avocat, soldat, médecin, s’il avait même poussé l’audace, la fatuité, l’outrecuidance jusqu’à la prétention énorme, insensée, d’embrasser la carrière diplomatique, ainsi que son cousin, j’aurais dit encore à Maurice : « Suis ta vocation. »

— En vérité, mon pauvre frère, tu es charmant ! il est très-facile de dire « Suis ta vocation ; » mais il faut pouvoir la suivre, et, lorsque les aptitudes vous manquent absolument, c’est impossible, matériellement impossible !

— Ainsi, de par ton jugement souverain, de par ton appréciation infaillible, — reprit ironiquement M. Dumirail, — mon infortuné fils manque des aptitudes dont le tien est si glorieusement, si miraculeusement doué ?

— Il n’y a, mon frère, aucun miracle là dedans. Albert a des aptitudes que ton fils n’a point et n’aura jamais, voilà tout ; et je suis si certaine de ce que j’avance, que, si la chose était possible, je mettrais ce pauvre Maurice au défi de pouvoir seulement se faire nommer simple attaché d’ambassade.

— Un défi ?

— Oui, et tu n’oserais, mon frère, l’accepter… le cas échéant.

— Je ne l’oserais ?

— Non, mon frère !

— Moi, je n’oserais ?

— Non, encore une fois.

— Morbleu ! si la vocation de Maurice n’était pas aussi prononcée qu’elle l’est pour la vie rustique, je te prouverais…

— Quoi !

M. Dumirail se tut, et, après un moment de silence réfléchi, pendant lequel son bon sens naturel reprit son empire, il dit en souriant à demi :

— Ma sœur, j’ai d’humbles excuses à t’adresser.

— À propos de quoi, ces excuses ?

— Je t’ai souvent reproché d’être une tête sans cervelle, et voilà que je déraisonne complétement. Tu as le droit de te moquer de moi, uses-en largement.

— Me moquer de toi ?

— À très-juste titre ! car tout à l’heure, entraîné par l’ardeur de la discussion, j’aurais, je le crois, Dieu me pardonne, fini par regretter que Maurice fût devenu, par goût, agriculteur, tant je tenais à te prouver qu’il eût été tout aussi bien diplomate que monsieur ton fils. Étais-je assez fou ? Hélas ! hélas ! pauvres pères que nous sommes ! les plus sages d’entre nous déraisonnent lorsque notre amour-propre paternel nous emporte et nous fait perdre le sens commun !

— Quel aveu ! Ah ! ah ! mon cher frère ! tu en conviens donc : l’amour-propre paternel t’aveuglait à ce point, que tu plaçais au même niveau ton fils et le mien ; tandis qu’au contraire, tu le reconnais toi-même, jamais ce pauvre gros Maurice ne pourrait…

— Un instant ! je n’avoue pas cela du tout, car je maintiens que…

Mais M. Dumirail, s’interrompant, et moitié souriant, moitié fâché :

— Va-t’en au diable ! Décidément, la déraison est, il y paraît, contagieuse lorsque l’on se trouve côte à côte avec une créature déraisonnable. Dieu merci, le charme va se rompre, car nous allons descendre de chariot. Nous voici arrivés au chalet.

M. Dumirail descendit de la voiture, qui devait encore parcourir la distance d’une vingtaine de pas.

— Non, non ! le charme ne sera pas rompu, — pensait madame San-Privato s’abandonnant à sa joie haineuse ; — le coup a porté, tu envies mon fils, et, j’en ai le pressentiment, cette envie, je ne sais encore ni quand ni comment, troublera ton insolent et stupide bonheur. Frère indigne ! toi qui, en te mariant à quarante ans, as, par ton égoïsme, dépouillé mon Albert de ton héritage ; toi dont la crasse avarice me laisse exproprier ; toi qui, avec tes semblants de générosité fraternelle, n’as pas d’autre but que de m’humilier outrageusement en m’offrant de vivre dans ta maison, où je serais traitée comme une espèce de vieille folle que l’on recueille avec une dédaigneuse pitié ! Oui, j’en ai l’invincible pressentiment, votre bonheur à tous sera bientôt troublé ! Quelle joie ! quelle joie ! Va, je suis vengée maintenant !

Pendant que madame San-Privato se réjouissait ainsi du mal qu’elle espérait faire, le chariot était arrivé en face du chalet, où se trouvaient réunis Albert San-Privato, Maurice, Charles Delmare, madame Dumirail et Jeane. Les provisions contenues dans le caisson du char furent déballées par les gens du chalet, et bientôt la famille Dumirail prit place autour d’une table dressée sous le porche de l’habitation rustique.


XXIV

Cette partie de montagne, si allégrement projetée la veille, était loin d’offrir l’animation, la gaieté habituelle de ces sortes d’ascensions, car la plupart de nos personnages cédaient à des préoccupations à peine dissimulées par le savoir-vivre.

Charles Delmare, encore sous le coup de l’épouvante où l’avait plongé l’appréhension de voir le secret de sa vie au pouvoir de San-Privato, éprouvait cependant, quoique à peu près rassuré, une sourde inquiétude pour l’avenir. Le jeune diplomate affirmait sans doute la réalité de l’existence du célèbre peintre allemand Wagner ; mais cette affirmation, malgré son apparente sincérité, pouvait n’être qu’un mensonge, cacher un piège et de méchants desseins, se disait Charles Delmare. Ces craintes vagues étaient, d’ailleurs, compensées par une observation où il puisait d’heureuses espérances. Jeane, enfin triomphante dans sa lutte contre la funeste influence de San-Privato, qu’elle subissait involontairement, semblait être revenue tout entière (et sans arrière-pensée de comparaison) à Maurice, de qui elle s’était empressée de pren- dre le bras en descendant du chariot, afin de gravir à pied les dernières pentes de la montagne.

Durant ce trajet assez long, la jeune fille, se montrant d’une tendresse charmante envers son fiancé, avait adressé quelques innocentes et fines moqueries à Albert, ayant, d’ailleurs, instruit Charles Delmare de la vive et caustique réponse faite par elle à madame San-Privato, lorsque celle-ci, après la collation du matin, avait presque grossièrement raillé les forces physiques de Maurice.

M. Dumirail, affecté de la ruine de sa sœur et toujours résolu de lui refuser un prêt stérile, mais de la recevoir fraternellement chez lui, où elle trouverait une honorable et cordiale hospitalité, se sentait malcontent, agité, indécis ; sa conversation avec madame San-Privato portait déjà ses fruits amers ; il attendait avec impatience le moment de confier ses impuissantes agitations à Charles Delmare, comptant sur sa sagesse, sur ses conseils et même sur la sévérité de ses reproches pour combattre les pensées mauvaises dont il était tourmenté.

Madame Dumirail, ignorant l’entretien de madame San-Privato et de son frère, n’éprouvait pas les mêmes anxiétés que celui-ci ; son excellent sens avait complétement repris sur elle son empire, et, si parfois encore elle comparait l’avenir de Maurice et d’Albert, elle n’éprouvait plus l’ombre d’un regret en songeant à l’obscurité de l’existence de son fils, car cette obscurité même assurerait son bonheur.

Madame San-Privato avait, durant les préparatifs du déjeuner, raconté en peu de mots à son fils le refus de M. Dumirail au sujet du prêt de cinquante mille francs, et l’offre qu’il lui faisait de venir se retirer au Morillon ; elle avait enfin fait part à Albert de la certitude où elle était d’avoir fait germer l’envie dans le cœur de son frère, en citant à ce sujet quelques mots saillants de leur entretien. San-Privato, frappé de ces derniers faits et de leurs conséquences possibles, inaperçues de l’esprit borné de sa mère, se promit d’accomplir l’œuvre ébauchée par elle, en agissant directement sur Jeane et sur Maurice le plus promptement possible. Le hasard le servit à souhait.

L’entretien, nous l’avons dit, se ressentait des secrètes préoccupations de plusieurs des convives et se traînait aussi languissant que leur appétit. Maurice lui-même, rassasié par le bonheur, regardait Jeane et oubliait sa faim. Cependant, faisant à lui seul presque tous les frais de la conversation, il vint à parler de la fameuse grotte de Tréserve, située dans le voisinage des plateaux sur le revers de la montagne, et célèbre par ses stalactites, ses cristaux de roche et une petite pièce d’eau qui se trouvait au fond de cette caverne. San-Privato témoigna le désir de la visiter, — si toutefois, ajouta-t-il, elle était abordable à une espèce de Parisien aussi peu montagnard que lui.

Jeane le railla gaiement de sa frayeur anticipée ; mais Maurice rassura son cousin en affirmant (et il parlait très-sincèrement, en cela qu’il jugeait la chose en homme dès longtemps habitué à braver les abîmes), en affirmant, disons-nous, que l’abord de la grotte de Tréserve n’offrait pas le moindre danger, puisque Jeane l’avait déjà visitée plusieurs fois avec lui et les métayers du chalet.

Il fut donc convenu, selon le secret espoir de San-Privato, qu’ensuite du déjeuner, les trois jeunes gens se rendraient à la grotte. Charles Delmare, craignant pour Jeane et pour Maurice, en ce moment si complétement revenus l’un à l’autre, la funeste influence d’Albert, s’il demeurait seul en tiers avec eux, demanda d’être de la partie ; mais M. Dumirail, impatient de s’ouvrir en toute confiance à un ami sur le moral duquel il comptait pour vaincre les vagues défaillances qu’il pressentait, le pria de laisser les trois jeunes gens aller seuls, parce qu’il désirait causer avec lui pendant que madame Dumirail ferait visiter en détail à sa belle-sœur la laiterie du chalet et autres dépendances ; assez inquiet de l’expression assombrie des traits de M. Dumirail et de son anxiété à peine dissimulée, Charles Delmare dut renoncer à son projet, ne voulant pas laisser pénétrer le motif qui l’engageait à accompagner Jeane et ses deux cousins à la grotte de Tréserve ; tous trois s’y rendirent à l’issue du déjeuner, tandis que M. Dumirail, laissant ensemble sa femme et madame San-Privato, s’éloignait avec Charles Delmare, sous le prétexte d’aller admirer le magnifique panorama que l’on découvre du haut des plateaux gazonnés du col de Tréserve. Mais bientôt, par un revirement d’esprit en apparence très-étrange, et cependant très-explicable, M. Dumirail, au moment de s’ouvrir à son ami, dont il appréciait le ferme bon sens, recula devant cette confidence, craignant, par amour-propre, de paraître faible et déraisonnable aux yeux de son ami ; de sorte qu’après un entretien fort insignifiant qui trompa l’attente de Charles Delmare, celui-ci, quittant M. Dumirail, se dirigea rapidement vers la grotte de Tréserve, dans l’espoir de rejoindre San-Privato et les deux fiancés.

XXV

Maurice, Jeane et Albert s’étaient dirigés vers la grotte de Tréserve en suivant un sentier tracé à travers les prairies du chalet.

La jeune fille marchait entre ses deux cousins et s’appuyait sur le bras de son fiancé ; elle sentait son âme, si souvent troublée depuis la veille, se rasséréner de plus en plus ; elle était parvenue à trouver San-Privato ridicule, malgré les séductions de sa personne, et à lui préférer la mâle beauté de Maurice ; enfin, résistant à l’attrait d’une curiosité fatale, sa pensée ne se préoccupait plus incessamment d’Albert en cherchant à pénétrer par quel mystère cet homme étrange lui inspirait des sentiments si divers. Maurice, certain d’être aimé autant qu’il aimait, ne soupçonnant pas même la lutte douloureuse qui avait fréquemment agité le cœur de Jeane, oubliait à ce point ses premières velléités de jalousie contre son cousin, que, lorsque la jeune fille prit son bras en sortant du chalet, il lui dit tout bas :

— Tu devrais donner le bras à ce pauvre Albert, afin de lui prouver que tes petites malices de ce matin étaient, comme on dit, de bonne amitié. Il croit peut-être que tu as réellement de l’antipathie pour lui. Vois donc comme il a l’air triste.

— Bon ! c’est l’effet de sa migraine… et notre ami Charles Delmare lui a enseigné le moyen certain de la guérir… Qu’il se guérisse !… — répondit en souriant Jeane, avec la cruauté naïve d’une femme qui se venge de l’influence qu’elle a subie malgré elle, et dont elle se croit à jamais délivrée.

La tristesse de San-Privato paraissait, en effet, redoubler depuis qu’il se trouvait seul avec les deux fiancés, marchant lentement à leur côté, le front penché, le regard pensif ; il répondait à peine et d’un air péniblement distrait aux affectueuses paroles que, de temps à autre, lui adressait Maurice ; enfin, semblant prendre une brusque résolution, il s’arrêta et dit à son cousin d’une voix émue :

— Nous sommes parents, nous sommes amis d’enfance, la dissimulation entre nous est impossible… Je ne veux ni ne puis te cacher plus longtemps, Maurice, que je suis profondément affligé de ta conduite envers moi.

— Que dis-tu, Albert ?

— Il faut, vois-tu, briser la glace avant qu’elle soit devenue assez dure, assez épaisse, pour refroidir, séparer à jamais, peut-être, des personnes faites pour s’aimer, pour s’estimer, ― reprit San-Privato d’un ton pénétré. — Aussi, je te le dis en toute sincérité, Maurice, j’ai à t’adresser un reproche.

— Un reproche, à moi ?

— Oui. Et ce reproche vous atteindra aussi, ma cousine, — répondit San-Privato jetant à la jeune fille, sans être remarqué de Maurice, un regard à la fois si menaçant et si passionné, qu’elle tressaillit.

Son cœur de nouveau se serra, ses angoisses, naguère calmées, se réveillèrent ; elle ne trouva plus Albert ridicule, il lui parut redoutable.

Elle s’efforça néanmoins de dominer son émotion, et répondit, affectant l’ironie :

— Vraiment, vous avez à m’adresser un reproche, mon cher cousin ?… Mon Dieu, que je suis donc confuse, navrée, désolée, désespérée d’avoir eu le malheur d’encourir votre mécontentement !

— Vous raillez, ma cousine… et c’est à tort, — dit San-Privato. — On doit toujours regretter le chagrin immérité que l’on cause, même aux indifférents, et, croyez-moi, je ne suis, je ne serai jamais indifférent à ce qui vous intéresse : aussi ai-je été péniblement affecté de voir Maurice et vous, ma cousine, me garder le secret de votre bonheur, manquer ainsi de confiance envers moi, me traiter en étranger ; oui, dites… pourquoi m’avez-vous caché votre prochain mariage ?

— Notre mariage ! — reprit Maurice avec un sourire de doux orgueil, — d’où sais-tu ?…

— Ma mère m’a tout à l’heure instruit de cet heureux événement, dont mon oncle lui a fait part en montant au chalet.

— Cher Albert, — reprit cordialement Maurice, — ne crois pas que nous ayons manqué de confiance envers toi ; notre discrétion nous était commandée par nos parents ; ils se réservaient d’instruire ta mère de notre prochaine union.

— Merci de cette assurance, mon ami ; je suis heureux de croire que ton silence envers moi, au sujet d’un acte si important, avait pour cause une réserve nécessaire dont mon amitié se blessait sans raison, — répondit Albert serrant la main de son cousin. — Crois aussi que mon reproche ne cachait pas la déconvenue d’une vaine curiosité ; non… votre cher secret, je l’avais dès hier deviné.

— Oh ! oh ! monsieur notre cher cousin est d’une rare pénétration ! — dit Jeane, d’autant plus ironique et agressive, qu’elle se sentait de nouveau dominée par Albert, et avertie par de vagues pressentiments qu’en donnant à la conversation le tour qu’il avait choisi, il méditait une perfidie. — Très-pénétrant vous êtes, en effet, notre cher cousin ! vous avez, ô miracle ! deviné ce que Maurice et moi ne cherchions nullement à cacher : notre amour ! — Vous avez deviné, ô prodige ! que j’aimais, que j’aime Maurice de toute la force de mon âme, parce qu’à mes yeux nul ne l’égale par la bonté, par l’esprit, par le courage, par la beauté !

— Jeane, — reprit vivement Maurice, heureux et confus des paroles de la jeune fille, — ton cœur t’abuse ; mon seul mérite est mon amour !

— Je ne songe pas à te flatter, mais à être très-agréable à notre cher cousin, en lui prouvant que sa merveilleuse divination n’était pas en défaut, et que notre tendresse… Mais, qu’ajouterais-je ?… — reprit Jeane ; — à quoi bon dire que notre incomparable sorcier lit sans doute dans notre pensée ?

— J’y lis, en effet clairement… ma cousine… très-clairement dans votre pensée… — répondit lentement San-Privato.

La projection du coup d’œil d’Albert, coup d’œil, si cela peut se dire, plongeant, fut ressenti par Jeane presque physiquement ; il alla au cœur, elle se sentit pénétrée, elle frissonna.

San-Privato, l’observant d’un regard oblique, poursuivit :

— Oui, je lis si clairement dans votre pensée, ma cousine, et dans la tienne aussi, cher Maurice… que je pourrais vous dire à tous deux vos plus secrètes pensées depuis hier.

— Voyez l’outrecuidance de ces diplomates ! reprit gaiement Maurice. — Ah ! seigneur devin, si nous te prenions au mot, quel serait ton embarras !

— Maurice, — ajouta vivement Jeane en proie à une anxiété croissante et éprouvant ce qu’éprouverait un coupable menacé d’une dangereuse révélation, — mon ami, ne vois-tu pas que notre cousin se raille de nous ! Puis, en causant, nous nous arrêtons à chaque instant, nous n’arriverons jamais à la grotte de Tréserve avant le coucher du soleil, et…

— Ma cousine…, ne croyez pas que je raille, — reprit amèrement San-Privato ; — j’ai lu dans votre pensée à tous deux… et rien de plus affligeant que la conviction d’inspirer l’éloignement… je dirais presque l’aversion, lorsque rien dans notre conduite n’a motivé la répulsion dont on se voit l’objet.

— En vérité, Albert, je ne te comprends pas, — dit Maurice surpris de l’accent de son cousin ; — à quel propos parles-tu de répulsion ?

— Écoute-moi : ce matin, votre M. Delmare s’est moqué de moi, fort spirituellement, d’ailleurs, à propos de ma chétive santé, de ma migraine ; il m’a conseillé les moyens de guérison les plus saugrenus ; ces sarcasmes, je les méritais, parce que je mentais, oui, ma prétendue migraine était un prétexte, ou plutôt une excuse à la tristesse dont j’étais accablé depuis hier au soir, et qu’en ce moment j’éprouve encore ; aussi, ma cousine, vous l’ai-je dit tout à l’heure, je suis dans une disposition d’esprit peu portée à la moquerie.

— Mais, de cette tristesse, mon ami, quelle est la cause ? — demanda Maurice discontinuant de marcher, sans remarquer un mouvement d’impatience et de crainte échappé à sa fiancée. — T’aurions-nous, Jeane ou moi, blessé à notre insu ?

— Non, non ! ce qui cause ma tristesse est cette faculté de divination dont ma cousine plaisantait si spirituellement tout à l’heure ; en un mot, je suis triste, Maurice, parce que je lis dans votre pensée à tous deux… et mon seul espoir est que, grâce à notre sincérité mutuelle, vos fâcheuses préventions à mon égard se dissiperont bientôt.

Maurice, ne sachant encore s’il devait répondre plaisamment ou sérieusement aux paroles de son cousin, car il commençait de remarquer l’expression de plus en plus soucieuse et contractée des traits de Jeane, quoiqu’elle tâchât de dissimuler ses appréhensions, Maurice reprit :

— En admettant que tu sois un véritable sorcier, toi qui devines si bien toutes nos pensées, en quoi peuvent-elles te chagriner ?

— En quoi ?… En cela, par exemple, qu’hier au soir, notre arrivée, à ma mère et à moi, qui venions ici heureux de nous retrouver en famille… notre arrivée, dis-je, t’a causé, ainsi qu’à ma cousine, une très-vive contrariété.

— Albert, — dit Maurice en rougissant légèrement, — peux-tu croire ?…

— Et pourquoi donc cacherions-nous la vérité ? — reprit Jeane essayant encore de braver San-Privato. — Eh bien, oui… Maurice et moi, nous éprouvions l’un et l’autre le besoin de nous isoler, de nous recueillir dans la douceur d’un sentiment nouveau pour nous, et nous craignions d’être distraits de ce recueillement par votre présence et celle de notre tante !

— Malheureusement pour moi, ma cousine, cette contrariété a bientôt pris, chez Maurice, tous les caractères de l’aversion. Hélas ! n’ai-je pas vu l’heure où, cédant à sa sourde colère, il allait me chercher querelle ! Et…

— N’achève pas, Albert… tu me fais rougir de honte !

— Et de ta haine contre moi, quel était le motif, mon pauvre ami ? — poursuivit San-Privato d’un ton d’affectueux reproche. — Tu m’accusais secrètement de vouloir plaire à notre cousine Jeane, tu étais jaloux de moi.

— C’est vrai… et ta pénétration me confond, — reprit Maurice avec un ébahissement ingénu ; — mais toi qui lis au fond de mon cœur, tu dois savoir que je me suis sévèrement reproché cette jalousie stupide… que…

— Mon Dieu ! Maurice, à quoi bon réveiller des souvenirs inutiles ou pénibles ? — reprit Jeane ; — à quoi bon un pareil entretien ?… Nous n’arriverons jamais à la grotte de Tréserve.

— À quoi bon un pareil entretien ? — dit Albert sans s’arrêter aux observations de la jeune fille. — Ah ! ma cousine, cet entretien, je l’ai provoqué dans l’espoir de vous prouver que je ne mérite pas votre aversion… aversion soudaine et bien étrange pourtant ! puisqu’elle s’est déclarée chez vous quelques instants après que j’ai eu l’honneur de vous voir pour la première fois, et avant que je vous eusse même adressé la parole.

— Vous vous trompez, — répondit Jeane de plus en plus frappée de la pénétration de San-Privato.

Et, renonçant à le braver dans la crainte de l’irriter, elle ajouta timidement :

— Je n’ai ressenti, je vous l’assure, aucune aversion contre vous ;… nous étions seulement contrariés de votre arrivée et de celle de ma tante, ainsi que vous l’a dit Maurice.

— Pardon, ma chère cousine, vos souvenirs vous trompent, ou bien je lis dans votre pensée plus clairement que vous n’y lisez vous-même.

San-Privato, en prononçant ces mots, couvait des yeux la jeune fille ; elle pressentit l’approche d’une révélation funeste, car il ajouta, s’adressant à Maurice :

— Sais-tu la cause de la répulsion de notre cousine à mon égard ? Elle est véritablement étrange, cette cause !… elle touche à l’un des mystères les plus inexplicables du cœur humain ! Ainsi, notre cousine ne m’avait jamais vu ; elle t’aimait tendrement, passionnément, ainsi qu’elle t’aime encore et t’aimera toujours. Cependant, malgré son profond amour pour toi, je lui inspire… et de ce sentiment involontaire elle se révolte… je lui inspire, dis-je… un…

— Monsieur ! — s’écria Jeane d’un ton suppliant, — assez, de grâce !… pas un mot de plus !

Et la jeune fille, pâle, frémissante, s’interrompit, bouleversée à ce point, qu’au lieu de nier simplement les prétendues divinations de San-Privato, elle leur donnait créance par son trouble et par la prière qu’elle semblait adresser à son cousin pour obtenir de lui le silence.

Maurice, stupéfait de l’émotion de sa fiancée, jeta tour à tour sur elle et sur San-Privato un regard inquiet, presque soupçonneux, et dit d’une voix altérée :

— Jeane, pourquoi donc interrompre Albert ? En vérité, ton émotion, ton accent, donneraient à croire qu’il possède un secret dangereux pour nous.

— Je l’avoue… j’étais loin de m’attendre à ce que ma cousine s’émût autant de mes paroles, — répondit San-Privato feignant la surprise, et jetant à Jeane un coup d’œil significatif qui semblait lui dire : « Ne craignez rien, je sais la cause de vos alarmes, je garderai notre secret, je vais calmer les inquiétudes de Maurice. »

Et Albert ajouta :

— L’interprétation que vous donnez, ma cousine, à la fin d’une phrase que vous n’avez pas entendue, l’espèce de crainte que vous témoignez en m’interrompant et me suppliant de ne pas achever, tout me prouve que je ne me trompais pas… non, non ! Oh ! j’ai bien deviné le fond de votre pensée.

— Soit ! — reprit impatiemment Maurice ; — mais cette pensée, quelle est-elle ?

— Je disais tout à l’heure que notre cousine t’aimait passionnément, ainsi qu’elle t’aime encore et t’aimera toujours, et que cependant, par un mystère inexplicable dont se révolte la loyauté de son âme, je lui ai inspiré… moi qui ne peux avoir, ni en bien ni en mal, la plus légère action sur vos amours… je lui ai inspiré, sans être connu d’elle, et par ma seule présence, une de ces antipathies invincibles dont l’on n’est pas maître. Mais, trop loyale pour ne pas se reprocher son injustice à mon égard, notre cousine m’a supplié de ne pas insister sur un fait qui était pour elle presque un remords… et, j’en suis certain, elle ne me démentira pas.

— Non, — répondit Jeane baissant les yeux, navrée de se rendre complice du mensonge de San-Privato.

Mais pouvait-elle lui laisser dire qu’elle ressentait pour lui ce mélange inexprimable de répulsion morale et d’attraction physique presque irrésistible contre lequel, depuis la veille, elle luttait de tout son pouvoir, et qui, cependant, n’altérait en rien son amour pour son fiancé ?


XXVI

Maurice, rassuré par les paroles de San-Privato et par l’adhésion que leur donnait Jeane, qu’il ne pouvait soupçonner de mensonge, crut qu’en effet, dans la crainte de se voir accusée d’une aversion sans motif, et dont elle reconnaissait elle-même l’injustice, elle avait interrompu Albert.

Celui-ci, venant d’atteindre l’un des buts qu’il se proposait, il existait désormais un secret important entre Jeane et lui ; enfin, l’attraction qu’il inspirait à la jeune fille était si véritable, qu’elle en redoutait la révélation en présence de son fiancé.

— Si j’étais mieux connu de vous, ma cousine, — poursuivit San-Privato, — vous seriez persuadée que votre prévention contre moi m’attristait beaucoup, il est vrai… mais je ne vous la reprochais pas… car elle avait presque forcément sa raison d’être.

— Comment cela ? — demanda Maurice surpris ; — pour quelle raison Jeane ressentirait-elle à ton égard cet éloignement invincible dont tu parles ?

— Eh ! mon Dieu, parce qu’elle t’aime passionnément, mon ami, et le véritable amour est hostile, agressif à tout ce que n’est pas ou n’a pas l’objet aimé ; ainsi, par exemple, tu n’as jamais voyagé, ma cousine ne me pardonne pas d’avoir raconté mes voyages ; tu ne jouis d’aucune distinction honorifique, ma cousine ne me pardonne pas les ordres dont je suis décoré ; tu n’es pas secrétaire d’ambassade, ma cousine ne me pardonne pas d’être diplomate… Que sais-je ! tu es grand et robuste, elle ne me pardonne pas d’être petit et frêle.

— Jeane, sais-tu qu’Albert serait le démon en personne, qu’il ne posséderait pas une pénétration plus diabolique, — dit Maurice souriant à demi, car il se sentait vaguement inquiet.

Mais la jeune fille, rêveuse, garda un silence embarrassé. Maurice ajouta :

— L’explication que donne notre cousin de ton éloignement pour lui doit être parfaitement vraie, si j’en juge d’après moi-même ; car enfin, hier, ne me disais-je pas avec amertume : « Maudite soit l’arrivée d’Albert ! j’aurai l’air, auprès de lui, d’un paysan. Il a visité plusieurs pays… je ne suis qu’un laboureur, je mourrai obscur, et Albert deviendra sans doute ambassadeur ! » En un mot, j’étais, et j’en ai honte, j’étais envieux, hideusement envieux.

― Non, non, mon bon Maurice, — reprit San-Privato, — tu cédais moins à l’envie qu’à un sentiment de généreuse émulation.

— Albert, tu veux me flatter ou te moquer de moi.

— Non, te dis-je ! tu t’occupais beaucoup plus de notre cousine que de toi, en regrettant de t’être enterré dans ces montagnes où ta valeur restera toujours ignorée, au lieu d’avoir choisi une carrière brillante où tu pouvais, aussi bien que moi, mieux que moi, réussir… Cette carrière, pourquoi l’ambitionnais-tu ? Parce que tu y voyais le moyen de rendre un jour ta femme orgueilleuse de toi, fière de ton nom, et plus heureuse encore que fière des honneurs accordés à ton mérite. « Ah ! te disais-tu dans ta noble ambition, si, de même que mon cousin Albert, j’avais, par exemple, embrassé la carrière diplomatique, ma Jeane bien-aimée serait un jour madame l’ambassadrice… et, par son esprit, par sa grâce, par sa beauté, elle deviendrait la reine d’une société d’élite, l’idole des cours où elle paraîtrait. » Ce n’est pas tout : au milieu de ces succès, de ces enivrements, rêve secret ou avoué… — j’insiste là-dessus, Maurice… — rêve secret ou avoué de toutes les femmes aussi merveilleusement douées que notre cousine… Jeane se dirait avec une reconnaissance qui doublerait son amour : « Ces succès dont je suis enivrée, je les dois à mon Maurice bien-aimé ; il m’a ouvert les portes de ce monde enchanteur où je suis accueillie avec tant de faveur. Les hommages dont je suis entourée s’adressent moins à moi-même qu’à son rare mérite, qu’à l’élévation de son caractère. » Oui, mon ami, ajouta San-Privato voyant le poison subtil, que filtraient ses paroles, pénétrer peu à peu l’esprit de Maurice devenu triste et rêveur, — telle était la cause de l’envie que je t’inspirais, louable envie s’il en est. Ah ! je le comprends, tu t’affligeais de penser que les trésors de dons naturels qui, crois-en mon expérience, rendent notre cousine l’une des femmes les plus remarquables que l’on puisse rencontrer… tu t’affligeais, dis-je, de penser que tant de trésors seraient pour toujours ensevelis dans la solitude de ces montagnes, comme le diamant ignoré au fond de la mine où il demeure à jamais enfoui. Cher et bon Maurice, ce qui augmentait encore tes regrets, c’est que tu savais notre cousine douée d’une âme trop délicate, trop tendre et trop haute pour laisser seulement soupçonner combien lui pèserait la morne et obscure existence à laquelle vous condamnait tous deux la modestie de tes goûts… ou plutôt, l’ignorance absolue de ta propre valeur, Maurice ; car, ainsi que notre cousine, tu n’as pas conscience de toi-même… et, si tu le voulais fermement, tu pourrais prétendre à tout.

— Maurice ! — s’écria Jeane alarmée de voir son fiancé, de plus en plus attristé, garder un silence pensif, — notre cousin se trompe. Crois-moi, crois-moi, jamais je n’ambitionnerai une existence autre que celle qui a été jusqu’ici la nôtre.

— Maurice ne doute pas de vos paroles, chère cousine, — se hâta de dire Albert. — Ne sait-il pas, d’ailleurs, qu’eussiez-vous pour lui l’ambition la plus généreuse, vous la cacheriez, vous la nieriez courageusement, de crainte de contrarier ses goûts.

— Cette supposition est fausse, je n’ai ni n’aurai d’autre ambition que celle de contribuer au bonheur de Maurice ; et, pour lui et pour moi, le bonheur est de continuer de vivre ici comme par le passé, — reprit Jeane.

Puis, s’adressant à son fiancé d’un ton d’affectueux reproche :

— Quoi ! mon ami, pas un mot ? Pourrais-tu douter de la sincérité de mes paroles ? Je te le répète et te le jure, mes goûts seront toujours les tiens.

— Jeane, — reprit Maurice d’une voix grave, après quelques moments de recueillement, — excuse mon silence prolongé ; les paroles d’Albert m’ont fait profondément réfléchir. J’agissais en égoïste, je ne songeais qu’à moi.

Et, répondant à un mouvement négatif de sa fiancée, le jeune homme ajouta :

— Je connais ta sincérité, mais je connais aussi ta rare délicatesse. Albert dit vrai ; oui, de crainte de me causer un moment de chagrin ou de contrariété, tu renoncerais au plus vif désir de ta vie. Aussi, je t’en conjure, ne me cache rien, ma Jeane bien-aimée, quels que soient mes penchants, j’y renoncerai, s’ils ne s’accordent pas avec les tiens. Oui, si, comme l’assure Albert, le vœu secret ou avoué de toutes les femmes aussi merveilleusement douées que toi est de vivre dans un milieu où elles puissent rayonner de tout leur éclat, dis un mot, et…

— Je ne peux, Maurice, que te répéter : Mon unique vœu est de passer mes jours près de toi, ainsi que par le passé, — répondit Jeane. — Je n’ai jamais menti, pourquoi mentirais-je à cette heure ?

— Je te crois, je te crois, et cependant…

Puis, étouffant un soupir, Maurice ajouta :

— Mon Dieu ! Jeane, dois-je donc désormais vivre dans une perplexité continuelle ? tâcher de lire sur ton visage si ton consentement apparent ne cache pas un regret ? si la douceur de ton sourire n’est pas celle de la résignation à une obscure destinée que tu subis uniquement par amour de moi ?

La jeune fille allait de nouveau protester de sa sincérité, lorsque, satisfait, quant au présent, d’avoir jeté dans l’âme des deux fiancés des germes de trouble ou d’indécision sur l’avenir, et certains ferments d’ambition qui, l’heure venue, devaient, selon lui, se développer, San-Privato, voulant rassurer momentanément Maurice, reprit :

— Ah ! mon ami, l’accent de la vérité est irrésistible. Il est impossible d’en douter… notre cousine Jeane, ainsi qu’elle l’affirme, n’a pas d’autre désir que de vivre obscurément près de toi, et de ceci elle vient de me persuader complétement, moi qui, tout à l’heure encore, hésitais à la croire. Ah ! maintenant, combien je rends grâce à cette pénétration qui m’a permis de lire au fond de votre cœur à tous deux, et de provoquer ainsi des explications si favorables pour nous tous. Ainsi, toi, Maurice, tu acquiers la douce conviction que la future compagne de ta vie ne désire, n’ambitionne, ni pour elle ni pour toi, rien en dehors du cercle restreint où se sont jusqu’ici passés vos jours. Et vous, chère cousine, vous avez acquis une nouvelle preuve de la tendresse de Maurice, prêt, disait-il, à sacrifier aux vôtres ses habitudes et ses penchants, si jamais vous désiriez briller de tout l’éclat qui est en vous. Enfin, s’il m’est permis de parler de moi, j’ai tout lieu d’espérer que vous n’éprouverez plus à mon égard cette vive répulsion dont la cause était, à vos yeux, chère cousine, ma prétendue supériorité sur Maurice. Or, fût-elle réelle au lieu d’être imaginaire, il n’aurait rien à redouter de la comparaison, puisque vous l’aimez tel qu’il est, et que vos humbles vœux à tous deux sont et seront comblés. Ainsi donc, mes amis, la glace est brisée, nous voici remis en toute confiance et sécurité les uns envers les autres ; ma tristesse se dissipe, mon cœur est soulagé, je respire à pleins poumons ce bon air du Jura, et je marcherai, je le sens, d’un pas sinon montagnard, du moins allègre et ferme, vers cette fameuse grotte de Treserve, dont nous ne devons pas être très-éloignés, si j’en juge d’après le temps qui a dû s’écouler depuis notre départ du chalet.

Maurice et Jeane, moins soucieux, mais toujours profondément pensifs, semblèrent acquiescer par leur silence à l’espoir exprimé par leur cousin ; bientôt, tous trois arrivèrent à l’extrémité des plateaux de prairies qui conduisaient au col de Treserve.


XXVII

Le col de Treserve, auquel on arrivait en gravissant la pente doucement inclinée des derniers plateaux de prairies, formait l’un des points culminants du Jura, d’où l’on découvrait un immense panorama ; mais Jeane et Maurice, encore absorbés par les pensées diverses éveillées dans leur esprit ensuite de l’entretien précédent, ne songèrent pas à admirer les merveilleux points de vue offerts à leurs regards, et restèrent silencieux.

San-Privato, se gardant bien de relever la conversation, précéda de quelques pas les deux fiancés, atteignit bientôt un monticule verdoyant se découpant sur l’azur du ciel, et qui, de ce côté, masquant l’horizon, limitait les prairies ; mais, par un brusque contraste, le revers de la montagne offrait une espèce de muraille de calcaire de douze à quinze cents pieds d’élévation et taillée presque à pic, de sorte que San-Privato, arrivant à l’extrême limite des plateaux gazonnés, recula de surprise et de frayeur en voyant à ses pieds l’abîme, et, à une profondeur énorme, les noires cimes d’une forêt de sapins, et, plus bas et plus au loin, des guérets, des hameaux, des villages, des bourgs disséminés dans une immense vallée dont les confins, échappant à la vue, se perdaient déjà dans la brume du couchant.

San-Privato, revenant sur ses pas, rejoignit Maurice et Jeane, et leur dit :

— Nous nous sommes trompés de route, la montagne est à pic au delà de ce monticule où se termine la prairie ; il n’y a pas de chemin pour aller à la grotte.

— Non, non, nous ne nous sommes pas trompés, — répondit Maurice ; — marche toujours, nous prendrons le premier sentier à gauche.

— Marche toujours ! — répéta San-Privato en haussant les épaules ; — tu rêves éveillé, mon bon Maurice… à dix pas d’ici, c’est l’abîme.

— En apparence, oui, mais non pas en réalité ; tu vas t’en convaincre, suis-moi. Seulement, sois bien attentif à poser tes pieds où tu me verras poser les miens ; le sentier de la grotte est, d’ailleurs, très-aisément praticable, les chèvres y passent.

Maurice, laissant Albert peu suffisamment renseigné sur la nature du sentier en question par cette réponse, « qu’il était d’un facile accès, puisque les chèvres y passaient ; » Maurice, disons-nous, redevenu pensif, précéda son cousin avec cette assurance machinale que donne l’habitude journalière des passages les plus périlleux : il arriva bientôt à la limite des prairies, coupée à pic par la muraille calcaire de douze à quinze cents pieds d’élévation, dont la crête offrait une sorte de corniche très-resserrée ; d’abord horizontale, elle descendait ensuite vers l’entrée de la grotte, présentant ainsi sur le flanc escarpé de la montagne une sorte d’escalier naturel dont les anfractuosités du roc formaient les gradins irréguliers qui surplombaient l’abîme.

Tel était le sentier où, d’un pied leste et ferme, s’engagea Maurice après avoir dit à son cousin de le suivre, sentier très-périlleux pour ceux qui ne peuvent se défendre du vertige. San-Privato était de ceux-là : aussi, lorsque son regard plongea sur l’étroite corniche, il s’arrêta net ; une sueur froide inonda son front, le cœur lui manqua, et au moment où, vaincu par la frayeur, il allait retourner sur ses pas, il entendit derrière lui la voix de Jeane, disant :

— Ne vous arrêtez pas pour me laisser passer, mon cousin ; j’ai toujours l’habitude, en montagne, de marcher la dernière.

Jeane, en agissant ainsi, obéissait à un sentiment de convenance pudique partagé par presque toutes les femmes qui tentent des ascensions. L’alternative où se trouvait placé San-Privato était atroce ; il lui fallait risquer, au moindre faux pas, d’être lancé dans l’espace, ou bien témoigner d’une lâcheté si grande, qu’il n’osait accomplir ce qu’une jeune fille entreprenait sans la moindre hésitation.

Le jeune diplomate, froid, calme, positif, toujours parfaitement maître de soi, ainsi qu’on le connaît, aurait dû, selon la logique de son caractère, dire simplement à Maurice ou à sa cousine :

— Vous avez le pied montagnard, je ne l’ai point ; je trouve parfaitement absurde d’aventurer ma vie pour un motif aussi stupide que celui de faire le crâne ; donc, je n’essayerai pas de passer là ; je renonce à visiter la grotte de Treserve.

Mais les caractères les plus entiers, les plus tout d’une pièce, sont souvent illogiques avec eux-mêmes : San-Privato avait été, le matin, persiflé par Charles Delmare aux yeux de Maurice et de Jeane avec une ironie sanglante ; il avait vu la jeune fille rire des sarcasmes dont il était l’objet ; en un mot, il avait été déjà ridicule. Or, le ridicule, qu’il redoutait par-dessus toutes choses, parce que presque toujours il tue, pouvait aussi tuer ses projets.

Il était parvenu, dans l’entretien précédent, à effacer ce ridicule du souvenir de Jeane en l’effrayant par la profondeur de sa pénétration à l’endroit de certaine attraction physique que la jeune fille ne s’avouait qu’avec honte et révolte contre elle-même, et dont la révélation, faite à Maurice par San-Privato, l’eût désespérée. Cette révélation, il l’avait tue, à la prière de Jeane, en donnant le change à son fiancé, dans l’espoir de la lier à lui par un secret commun et s’assurer à l’avenir quelque action sur elle. Il lui faudrait donc renoncer aux bénéfices de cette habile perfidie, paraître de nouveau et plus que jamais ridicule, et d’un ridicule que rien ne lave aux yeux des femmes, la peur ; donner enfin à Maurice, son rival, un nouvel et immense avantage sur lui, avantage décisif peut-être, et qui mettrait fin à la lutte que, depuis la veille, Jeane soutenait tour à tour, si cela se peut dire, contre son bon et contre son mauvais génie.

San-Privato ne voulut point qu’il en fût ainsi ; doué d’une volonté de fer, habitué à réprimer, à subjuguer, à briser en lui-même les instincts, les penchants, les passions qui parfois se rebellaient contre l’impitoyable logique de son intérêt, il se dit :

— J’ai dominé bien d’autres vertiges plus redoutables que celui de l’abîme ; ma raison, mon ferme vouloir, dompteront une fois de plus l’absurde rébellion de mes sens ; je peux passer par là où Maurice a passé. Marchons !

Ces réflexions se présentèrent à l’esprit d’Albert avec la rapidité de la pensée, car à peine Jeane lui eut-elle dit : « Ne vous arrêtez point, mon cousin, pour me céder le pas, j’ai toujours l’habitude, en montagne, de marcher la dernière. »

— Soit, ma cousine, — répondit San-Privato après un moment d’hésitation que nous avons exprimé ; — excusez-moi seulement si je n’avance pas aussi vite que je le voudrais. Je n’ai pas, vous le savez, le pied très-montagnard.

Albert, s’efforçant de détourner sa vue du précipice béant à sa droite, jeta les yeux sur le flanc de la montagne et précéda Jeane dans le sentier qui conduisait à la grotte de Treserve.


XXVIII

Maurice, pendant qu’Albert hésitait à le suivre, avait continué sa marche avec l’agilité hardie d’un chasseur de chamois ; il disparut bientôt derrière une saillie du roc, rétrécissant tellement en cet endroit l’escalier naturel, qu’il offrait à peine la place suffisante pour y poser les deux pieds à la fois.

San-Privato, avant d’arriver à cet endroit dangereux, était parvenu, grâce à un prodigieux effort de volonté, à dominer le vertige et à précéder Jeane d’un pas à peu près ferme. Le sentier, assez large jusque-là, étant d’ailleurs bordé de quelques touffes de daphnés sauvages, ou suffisamment encaissé, sinon pour conjurer le péril mortel d’un faux pas, du moins pour rassurer l’œil par un semblant de parapet.

Mais, lorsque San-Privato aperçut à quelques pas au-dessus de lui l’effrayant rétrécissement de la corniche où il allait s’aventurer, le vertige contre lequel il luttait vaillamment depuis quelques minutes le saisit, une sueur glacée ruisselle de ses tempes. Elles tintent et bourdonnent ; ses jambes flageolent, sa vue se trouble, s’égare ; il lui semble que les bois, les prés, les champs, les villages, les collines, qu’il entrevoit vaguement au-dessous de lui, noyés dans la vapeur d’une profondeur énorme, commencent de tourner lentement d’abord, puis avec une rapidité croissante ; bientôt l’horizon, les cieux, les nuages, lui semblent aussi emportés dans un mouvement de rotation vertigineuse ; le sol même paraît fuir et rouler sous les pieds de San-Privato. Il défaille, le cœur lui manque, il trébuche, étourdi comme un homme ivre, tombe d’abord sur l’un de ses genoux en criant d’une voix pantelante : « À moi !… à moi !… » puis il s’affaisse renversé sur le côté ; sa chute va le faire rouler à l’abîme, lorsque, par un suprême effort, non plus de sa volonté, elle expirait, mais de son instinct vital, il se cramponne convulsivement des deux mains et des dents à une touffe de daphnés sauvages poussés dans une crevasse, et reste ainsi étendu en travers du sentier, le menton, la poitrine, le ventre, les bras collés au sol, tandis que ses cuisses et ses jambes s’agitent, se roidissent dans l’espace ; car, au bout de ses pieds crispés, il cherche sur la pente presque perpendiculaire du roc une aspérité qui lui serve de point d’appui. Vains efforts, il halète, il écume, ses traits deviennent d’une lividité cadavéreuse ; sa prunelle fixe est cerclée de blanc par l’écartement des paupières ; ses mâchoires, contractées par la terreur, ne démordent pas le brin ligneux de la touffe de daphnés qu’il tient entre ses dents, tandis que ses doigts, tendus comme des ressorts d’acier, étreignent les plus grosses branches de l’arbuste ; mais, trop superficiellement enracinés dans une fissure du roc pour soutenir le poids d’un corps agité par des soubresauts spasmodiques, déjà les premiers filaments des racines de l’arbrisseau cèdent lentement à la pesanteur qui les entraîne, et se rompent. San-Privato s’en aperçoit, son épouvante redouble ; il serre si violemment les dents, qu’il coupe la tige qu’il mordait ; la secousse rejette brusquement sa tête en arrière, et il exclame d’une voix strangulée :

— À moi !… miséricorde !… à moi !…

Ce que nous venons de décrire si longuement s’était passé en quelques secondes à peine. Jeane, un moment immobile de saisissement à la vue du danger de mort qui menace San-Privato, obéit sans réflexion au premier élan d’un généreux courage, se jette à genoux, saisit de ses deux mains le collet de l’habit d’Albert, se cambre violemment, afin d’augmenter sa force d’attraction, et s’écrie :

— Maurice !… au secours !… au secours !

Maurice, déjà loin, avait environ vingt-cinq pas à parcourir afin de revenir au lieu du sinistre, et le passage, dont le seul aspect avait causé le vertige de San-Privato, offrait assez de difficultés pour que notre jeune montagnard lui-même ne le traversât qu’avec précaution. Les vingt-cinq ou trente secondes qui s’écoulèrent, entre le premier appel de Jeane et l’arrivée de son fiancé, furent pour elle un siècle d’angoisses ; douée de cette énergie fébrile qui peut suppléer pendant un moment chez les personnes à la vigueur physique dont elles sont dépourvues, Jeane sentait que, si le danger se prolongeait quelques secondes encore, ses forces factices allaient lui manquer, car les touffes de daphnés sauvages étant complétement déracinées, elle soutenait presque seule le poids du corps de San-Privato. Celui-ci était parvenu, en tâtonnant du bout des pieds dans le vide, à introduire l’un d’eux dans une fissure du roc ; mais, sauf ce précaire et insuffisant point d’appui, il ne restait maintenant au bord du précipice que par la tension du collet de son habit, auquel Jeane se cramponnait énergiquement. Bientôt, elle le sent craquer, se découdre ; elle veut alors tenter de saisir l’habit par les plis qu’il formait à la hauteur des épaules, et, oublieuse de toute réserve en ce moment terrible, elle se penche tellement en avant, que son visage effleure celui de San-Privato ; elle sent la chaleur de son souffle haletant, leurs fronts se touchent, elle entend soudain la voix de Maurice qui, de loin, témoin du péril que courait son cousin, s’approchait aussi promptement que le lui permettaient les difficultés du chemin, en criant :

— Jeane, me voilà ! Courage ! tâche de soutenir encore Albert pendant une minute, nous le sauverons !

Rien de plus réconfortant, de plus entraînant que l’espoir du salut lorsque l’on touche à son heure dernière. San-Privato, ranimé par les paroles et l’approche de Maurice, se crut d’autant plus assurément sauvé, que son pied droit, longtemps çà et là vacillant au milieu de l’espace, trouva fortuitement à s’appuyer aussi solidement que le pied gauche sur une proéminence rocailleuse. Certain alors d’être, jusqu’à l’arrivée de Maurice, à l’abri du péril, San-Privato eut l’incroyable présence d’esprit, eut le courage de mettre à profit pour ses noirs projets l’effrayante occurrence où il se trouvait, et, nous le répétons, presque certain de son salut, il simula, au contraire, la résignation du désespoir, et, d’une voix palpitante, passionnée, s’adressant à la jeune fille, de qui le front touchait presque le sien :

— Jeane, tes forces sont à bout… les miennes aussi… Je le sens… je vais rouler à l’abîme… Ne me plains pas… la mort me sera douce… je t’aurai dit : Je t’aime !…

Et les lèvres de San-Privato, encore glacées par la terreur, s’appuyèrent aux lèvres de la jeune fille, tellement courbée vers lui, que leurs fronts se touchaient.

Jeane fut dupe de cette infernale comédie.

Cet aveu d’amour murmuré à l’heure suprême du trépas, ce baiser funèbre donné au-dessus du gouffre où elle voyait déjà San-Privato précipité, blessèrent la pudeur de la jeune fille, mais lui parurent chevaleresques, héroïques, et, bouleversée par la sensation de ce baiser, glacé pourtant, mais le premier qui eût jamais effleuré ses lèvres virginales, elle rejeta vivement sa tête en arrière, afin de se soustraire à un nouveau baiser, puis pâlit, défaillit ; ses yeux se fermèrent à demi, la langueur, la lassitude semblèrent briser ses bras si longtemps convulsivement tendus, et elle laissa involontairement, peu à peu, glisser entre ses doigts engourdis, inertes, les plis du vêtement de San-Privato, qu’elle avait jusqu’à ce moment si puissamment aidé à se soutenir au-dessus des abîmes.

Le fourbe vit alors avec une nouvelle épouvante l’aide de Jeane lui manquer tout à coup, et, ne doutant plus cette fois de sa perte imminente, les points d’appui qu’avaient rencontrés ses pieds ne suffisant pas seuls à le préserver de sa chute, il poussa un cri affreux, et, s’adressant à la jeune fille, presque fou de terreur et écumant de rage :

— Tu m’abandonnes, je ne mourrai pas seul !

Et San-Privato, éperdu, au risque d’entraîner avec lui Jeane défaillante, agenouillée, repliée sur elle-même, se pend à son cou et l’étreint si violemment, que ses ongles pénètrent la chair de la jeune fille, qui se sent glisser vers l’abîme.

— À moi, Maurice ! — cria-t-elle au moment où, d’un bond, le jeune montagnard se rapprochait d’elle.

Il juge d’un coup d’œil prompt et sûr ce qu’il doit faire pour tenter d’arracher sa fiancée à la mort, et, conservant son sang-froid, il arc-boute fermement son pied gauche aux parois du roc qui, d’un côté, surplombe le sentier, avance son pied droit jusqu’au bord du précipice où allaient rouler la jeune fille et Albert, puis se baisse, et, de sa main d’hercule, il saisit son cousin par les cheveux, le soutient, le hisse, l’attire ainsi à soi, et, de l’autre main, lui serrant les poignets à les briser, le force d’ouvrir les doigts et délivre de leur pression convulsive Jeane, déjà presque suffoquée.

Albert, tout à coup, pousse un cri de douleur : une poignée de ses cheveux venait de rester entre les mains de son sauveur, qui n’avait pu le saisir que par sa chevelure.

— Vite, enlace tes bras à ma jambe, — dit Maurice à son cousin ; — tiens-moi ferme, ne crains rien, j’ai le jarret solide.

Et, s’adressant à sa fiancée à demi privée de connaissance et la saisissant par la ceinture de maroquin qui serrait sa robe à la taille :

— Jeane, chère Jeane, tu es sauvée !… Ferme les yeux, afin de ne pas voir la profondeur du précipice, et tâche de te relever avec mon aide.

La présence de Maurice, sa voix bien-aimée, la confiance que la jeune fille avait dans la force, dans l’adresse, dans le courage de son fiancé, la raniment, et, grâce à l’appui qu’il lui prête, elle se relève, et, d’affaissée qu’elle était, s’agenouille ; puis, fermant les yeux afin d’échapper au vertige que pouvait, dans son état de faiblesse, lui causer l’aspect du vide, elle se lève debout, s’appuie aux parois du roc et reprend peu à peu complétement ses esprits.

San-Privato, toujours cramponné à la jambe de Maurice, aussi inflexiblement tendue que l’eût été une jambe de bronze, fut à son tour mis hors de danger par son cousin, qui, ignorant encore la lâche scélératesse de ce misérable, le saisit par-dessous les bras en lui disant :

— Maintenant, abandonne ma jambe, ne te roidis pas, laisse-toi enlever !

Albert obéit, et son sauveur, se renversant lentement en arrière, cambré sur ses reins d’athlète, souleva et attira devers lui son cousin, jusqu’à ce que ses genoux fussent au niveau du sentier.

— Maintenant, — ajouta Maurice, — demeure un moment agenouillé, le dos tourné au précipice ; tu essayeras ensuite de te tenir debout et de marcher. Si tu n’en as pas la force, je te porterai sur mon dos pendant une cinquantaine de pas, au delà desquels nous retrouverons les prairies. Excuse-moi, mon pauvre Albert, de t’avoir engagé dans ce maudit chemin ; j’aurais dû réfléchir que, sans danger pour nous autres montagnards, ce passage était périlleux pour qui n’a pas, comme nous, la tête solide et le pied sûr.

Maurice prononçait ces mots lorsque Jeane, complétement redevenue maîtresse d’elle-même, rajusta de son mieux le désordre de ses vêtements et de sa chevelure, et dit :

— Maurice, mon bien-aimé Maurice… à toi je dois la vie… car sans toi… notre vaillant et généreux cousin que voici… à genoux, suant encore la peur, la face collée au roc… tout à l’heure m’étranglait et m’entraînait avec lui dans le précipice… au moment où je…

Mais Jeane, s’interrompant et frémissant encore de secrète indignation, ajouta, souriant avec amertume :

— J’aurai plus tard à te raconter des choses étranges… oh ! bien étranges, sur l’événement qui vient de se passer.

— Je tremble encore à la seule pensée du péril où je t’ai vue exposée, Jeane, — reprit Maurice, ne pouvant supposer le motif des réticences de sa fiancée. — Notre malheureux cousin avait perdu la tête… Hélas ! la peur ne raisonne pas, et l’homme qui se noie cause souvent la perte de celui qui tente de le secourir. Merci Dieu ! chère Jeane, nous n’avons plus rien à redouter ; tu as repris ton assurance, tu connais ce chemin où tu as déjà passé deux fois sans le moindre risque ; précède-nous, je pourrai veiller sur toi. Surtout, marche doucement et avec précaution ; dans deux minutes, nous aurons atteint les prairies.

La jeune fille jeta un regard de mépris et d’aversion sur San-Privato, qui semblait étranger à ce qui se passait autour de lui, et elle commença de gravir lentement, mais d’un pied sûr, les gradins abruptes qui côtoyaient l’abîme et remontaient vers le col de Treserve.

— Maintenant, — dit Maurice à son cousin, — si tu te sens capable de marcher, tu t’appuieras sur mon bras, et, en te guidant, je m’effacerai de manière à te cacher la vue des précipices.

— Mon cher Maurice, — balbutia San-Privato, toujours agenouillé, la face tournée du côté du roc et n’osant bouger, encore abasourdi, presque hébété par la peur, — je suis rompu, brisé ; le vertige me reprend à la seule pensée de remonter aux prairies, même avec l’appui de ton bras.

— En ce cas, je vais te prendre sur mon dos à califourchon, comme on porte les enfants ; tu fermeras les yeux, tu t’abstiendras de tout mouvement ; sans quoi, tu me ferais perdre l’équilibre, et dans dix minutes nous serons au col de Treserve…

— Et comment veux-tu que je monte sur tes épaules ? Je n’ose me retourner crainte d’être de nouveau saisi de vertige, et c’est à peine si j’aurais la force de me tenir debout.

— Écoute-moi bien : je vais me baisser autant que possible et t’offrir mon dos ; tu passeras tes bras autour de mon cou, je prendrai tes jambes sous mon bras… Mon pied est léger… tu tiendras les yeux toujours fermés, afin de n’être pas troublé par la vue des précipices, et bientôt nous arriverons là-haut sans encombre. Allons, du courage, Albert, et à dada !… — reprit en souriant le bon Maurice, afin de rassurer son cousin par cette plaisanterie.

San-Privato, malgré l’effroi que lui causait le singulier moyen de locomotion proposé par son cousin, dut se résigner à l’accepter ; il ferma donc les yeux, et, selon la manière convenue entre eux, il enfourcha Maurice. Celui-ci, se levant sans broncher sous son fardeau, continua de gravir la montée escarpée, suivant, à quelque distance de lui et d’un regard rempli de tendre sollicitude, Jeane, qui lui semblait encore plus chère depuis qu’il l’avait arrachée à la mort ; Jeane, qui, retrouvant son agilité hardie, déployait dans son ascension les trésors de sa taille accomplie, si svelte, si souple, si libre sous les plis ondoyants de sa robe légère. Pendant un moment surtout, l’attitude de cette créature charmante eut quelque chose d’aérien, d’idéal. L’étroite corniche, à l’un de ses tournants, surplombant le vide à une profondeur immense, paraissait offrir en cet endroit si peu de surface, que Jeane, debout sur cette pointe de roc, semblait invisiblement soutenue entre l’abîme et le ciel, fond d’éclatant azur où se profilait sa forme blanche et pure. La jeune fille, à ce moment, se retourna vers Maurice, et, de cette cime élevée, lui envoya, par un geste plein de grâce, un baiser, puis disparut au premier détour du sentier, ainsi que s’évanouit une apparition fantastique.

Maurice, transporté d’amour et voulant rejoindre plus promptement sa fiancée, s’élança, et d’un bond vigoureux, sauta légèrement de l’un à l’autre des gradins du roc sans trébucher sous le fardeau qu’il portait.

— Maurice, ― balbutia d’une voix tremblante et effarée San-Privato, les yeux toujours fermés, — pourquoi cette secousse ?… Courons-nous quelque danger ?

– Un danger ?…… Non, non, — répondit Maurice. — Rassure-toi… c’est un regard de ma Jeane bien-aimée qui m’a fait bondir d’allégresse.

Au bout de quelques minutes, le jeune montagnard atteignit la limite des prairies, portant toujours sur son dos son cousin, qui, de crainte du vertige, persistait à fermer les yeux ; aussi ne s’aperçut-il pas tout d’abord de la présence de Charles Delmare. Celui-ci s’était mis à la recherche des trois jeunes gens, après son entretien avec M. Dumirail, et venait de rencontrer Jeane. Il échangeait quelques mots avec elle, lorsqu’il aperçut Maurice enfourché par San-Privato, de qui la figure et l’attitude étaient en ce moment si grotesques, que la jeune fille ne put contenir un fol éclat de rire sardonique. Charles Delmare céda de son côté à la contagion de l’exemple, et ce fut au milieu de cet accès de bruyante hilarité que le jeune diplomate, ouvrant enfin et soudain les yeux, se vit complétement en sûreté dans le pré du col de Treserve.

XXIX

Pour se rendre compte de l’hilarité de Charles Delmare et de sa fille au premier aspect de San-Privato, il faut se souvenir qu’une poignée de ses cheveux était restée dans la robuste main de son cousin lorsque celui-ci l’avait soutenu au-dessus de l’abîme ; le crâne d’Albert offrait donc, du côté gauche, une assez large place dénudée complétement, et le reste de la chevelure, naguère si lustrée, si correctement frisée, mais alors roidie par la sueur séchée, se hérissait, s’ébouriffait, et sa charmante figure, en ce moment décomposée, livide, avait une expression piteuse, rendue presque grotesque par la contraction de ses paupières obstinément fermées ; enfin, sa cravate tordue, ses habits en désordre, sa position à califourchon sur le dos de Maurice, duquel il entourait le cou de ses deux bras, tandis que ses jambes fluettes ballottaient de ci de là, sortant de son pantalon, qui, remonté presque jusqu’au genou, laissait voir un caleçon aux cordons dénoués. En un mot, la personne du jeune diplomate offrait un ensemble si complétement ridicule, qu’il justifiait l’accès de sardonique hilarité de Jeane et de son père, hilarité bruyante, aux éclats de laquelle San-Privato ouvrit soudain les yeux.

— Nous voici dans les prés ; tu n’as plus rien à craindre, mon ami, — dit cordialement Maurice.

Puis, desserrant les bras et redressant sa grande taille, il fit glisser debout sur le gazon Albert, de qui les jambes engourdies flageolèrent d’abord quelque peu ; puis il reprit son équilibre, tandis que Maurice, s’adressant affectueusement à Charles Delmare :

— Vous riez, cher maître ; mais cette autre charmante rieuse, que voilà, vous dira que, tout à l’heure, rien n’était moins plaisant que notre position à tous trois.

Envisageant alors son cousin, qui, malgré sa présence d’esprit, son audace, sentait le ridicule atroce de sa position, Maurice ajouta, se sentant aussi gagné par l’envie de rire :

— Le fait est, mon cher Albert, que te voici fièrement défrisé, tu es à moitié chauve d’un côté ; mais, heureusement, tes cheveux repousseront. Il n’en sera pas de même, hélas ! du collet de ta redingote… absent pour le quart d’heure… Tout cela te donne un air… si drôle… que, pardon… mon Albert… mais, maintenant que le danger est passé… je ris… malgré moi… de… ah ! ah ! ah !

Et Maurice de rire de tout son cœur, non point méchamment et afin d’humilier son cousin, mais parce que celui-ci était réellement en ce moment fort risible. Il le sentait, et le ressentiment haineux de son ridicule donna soudain à ses traits une expression si saisissante, quoique fugitive, que Charles Delmare la surprit et se dit :

— C’est trop d’humiliation pour un homme ; il voudra se venger cruellement. Je regrette d’avoir partagé, malgré moi, l’hilarité de ma fille.

Puis, redevenant sérieux, Charles Delmare, s’adressant à San-Privato, lui dit :

— J’ai, monsieur, à m’excuser près de vous d’avoir, à mon âge, cédé à l’entraînement d’un fou rire, dont cette chère mademoiselle Jeane m’a donné le fâcheux exemple : mon hilarité était, je l’avoue, d’autant plus inopportune, que j’aurais dû réfléchir que vous aviez sans doute failli être victime de quelque accident causé par votre inexpérience des courses dans la montagne.

— Il est vrai, monsieur, j’ai failli rouler dans un précipice, — dit Albert reprenant son sang-froid et redevenant parfaitement maître de soi-même.

Puis, répondant à un mouvement de compassion de Charles Delmare, mouvement dicté par la courtoisie, le jeune diplomate ajouta en souriant :

— De grâce, monsieur, n’ayez, non plus que mon aimable cousine, aucun remords de votre hilarité ; le péril est passé, mon niais amour-propre a justement mérité l’innocente punition qui lui est infligée en famille. Je n’ai pas le pied montagnard, ainsi que l’a montré Maurice, mon sauveur, mon intrépide sauveur, car il m’a sauvé la vie, monsieur Delmare ; mais la grandeur du service rendu n’alarme en rien ma reconnaissance, elle saura s’élever à la hauteur qu’il faut, — ajouta San-Privato simulant une touchante émotion. — Je devais donc, en face du danger, dire simplement à Maurice : « Mon ami, le chemin est trop périlleux, je ne pourrais te suivre sans être saisi de vertige… je n’irai pas à cette grotte… » Mais, non, mon sot amour-propre a étouffé la voix de ma raison ; j’ai craint de passer pour un poltron aux yeux de ma cousine… et ce que j’aurais dû prévoir est arrivé… la tête m’a tourné, j’ai vu la mort de près ; mais, le péril disparu, la moquerie est de bonne guerre, car, franchement, monsieur Delmare, comment résister à l’envie de rire, lorsque, perché à califourchon sur le dos de mon brave Maurice, je vous suis apparu hérissé, ahuri, dépenaillé comme je le suis… Et, ma foi… je l’avoue… la contagion du rire me gagne à mon tour, — ajouta San-Privato en jetant un regard de pitié comique sur le désordre de ses vêtements et partant d’un éclat de rire en apparence si sincère, que Maurice se prit à rire de nouveau.

Cette hilarité ne fut partagée ni par Jeane ni par Charles Delmare, qui se disait :

— L’empire de cet homme sur soi-même et son incroyable dissimulation m’inquiètent peut-être encore plus que l’expression de haine que j’ai tout à l’heure surprise sur sa physionomie.

Le premier accès d’hilarité de Jeane à la vue de San-Privato avait été nerveux, sardonique : elle avait cédé, non à un sentiment de gaieté, mais de vengeance ; aussi ses traits reprirent-ils bientôt une expression pensive, attristée : le front penché, elle paraissait lutter depuis quelques moments contre une résolution intérieure, lorsque Albert lui dit :

— Allons, chère cousine, ne vous gênez pas, je fais, vous le voyez, bon marché de moi-même : riez donc, de grâce ; le rire vous sied si bien !

À ces mots, Jeane redressa fièrement la tête, toisa soudain San-Privato d’un regard de mépris écrasant ; puis sa physionomie trahit de si douloureux ressentiments, que Charles Delmare et Maurice s’interrogèrent d’un coup d’œil surpris et inquiet.

— Maurice, — dit la jeune fille d’une voix ferme après un moment de recueillement, — j’ai à te faire un aveu…

— Quel aveu, Jeane ?

— Un aveu pénible, bien pénible.

— Achève !

— Je t’ai trompé.

— Toi ? Non, non, c’est impossible !

— Je t’ai trompé, Maurice… je t’ai menti, menti indignement ! ou plutôt j’ai été volontairement complice d’un mensonge indigne.

Puis, d’un geste dédaigneux, elle désigna San-Privato en ajoutant :

— De ce mensonge, voilà l’auteur !

— Albert ! — reprit Maurice stupéfait ; — mais ce mensonge, quel est-il ?

— Écoute-moi, Maurice, — reprit Jeane d’un ton pénétré ; — depuis hier au soir, vois-tu, quelque bonheur que m’ait causé la certitude de notre prochain mariage, quelque tendresse que je t’aie témoignée, mon cœur a été toujours oppressé, j’ai toujours été mécontente de moi-même, mal à l’aise avec toi, parce que je te cachais quelque chose. Cette dissimulation est au-dessus de mes forces… elle me pèse… elle me navre… elle est un crime envers toi. J’ai honte de m’être tue si longtemps ; tu vas tout savoir, je serai sincère, tu seras indulgent.

— Prenez garde ! — dit vivement Charles Delmare, pénétrant l’intention de sa fille et redoutant l’inopportunité de la révélation qu’il prévoyait ; — ah ! prenez garde !…

— Ne craignez rien… cher maître, — reprit Jeane ; — l’instinct de mon cœur me guide, il est sûr.

— Encore une fois, — répéta Charles Delmare avec insistance, — je vous en conjure… prenez garde à ce que vous allez dire…

— Regardez cet homme… — ajouta Jeane en montrant du geste San-Privato, dont le trouble devenait visible, — regardez cet homme ; ma franchise l’effraye malgré son audace… Vous voyez donc bien que j’ai raison de m’ouvrir à Maurice dans toute la sincérité de mon âme.

— Jeane, je ne sais si je veille ou si je rêve, — reprit Maurice d’une voix pleine d’angoisse ; ― tu t’accuses de mensonge envers moi ; tu me signales Albert comme ton complice ; tu réclames mon indulgence : mon Dieu ! que signifie tout cela ? Par pitié, explique-toi !

— Te souviens-tu que, tantôt, en traversant les prés de Treserve, nous nous entretenions, toi et moi, avec M. San-Privato ? Il prétendait lire le secret de nos pensées, il est venu à parler de l’impression qu’il avait causée sur moi au premier abord.

— Sans doute, et tu l’as interrompu, le suppliant de ne pas ajouter un mot de plus, parce que m’as-tu dit, plus tard, tu rougissais de voir devinée par lui l’injuste répulsion qu’il t’inspirait.

— Eh bien ! Maurice, je mentais…

— Jeane !

— Je mentais, te dis-je, je mentais.

— Mais alors, — balbutia Maurice d’une voix altérée, — si tu mentais, si ce n’était pas de la répulsion que t’inspirait Albert, mon Dieu ! qu’était— ce donc ?

À cette question de Maurice, sa fiancée, malgré la fermeté de sa première résolution, éprouva un moment d’hésitation, sentant la gravité de la réponse qu’elle allait faire, et pendant un moment garda le silence ; mais, puisant dans son irréprochable pureté, dans la plénitude de son amour, la force d’accomplir à tout risque ce qu’elle regardait comme un devoir sacré :

— Tu me demandes ce que cet homme m’inspirait… Je vais, devant lui, te le dire en toute sincérité ; mais promets-moi de m’écouter sans m’interrompre, si étranges que te paraîtront peut-être mes premières paroles… de ne pas m’accuser avant de m’avoir entendue jusqu’à la fin.

— Je te le promets.

— Maintenant, Maurice, devant Dieu, qui me voit et m’entend, voici la vérité : au premier abord, M. San-Privato m’a causé une vive impression ; sa figure m’a charmée, son regard m’a frappée… m’a donné froid… puis j’ai senti mon front rougir, ma joue brûler… Cette sensation a duré quelques secondes. Bientôt, j’en ai eu honte… De l’attrait inexplicable que m’inspirait M. San-Privato, j’ai ressenti du dépit, de la colère contre lui : je l’accusais de me distraire de mon amour pour toi, Maurice ; je l’accusais de me plaire, sinon plus que toi, du moins autrement que toi. Mes paroles sont obscures, je le sais ; mais elles rendent, autant que possible, ma pensée. Hier, vers la fin du dîner, M. San-Privato a raconté ses voyages ; ils m’ont émerveillée : je n’étais plus au Morillon, j’étais partout où ces récits me conduisaient : le tableau de ces brillantes fêtes de cour m’a éblouie ; j’y assistais, belle, parée, entourée d’hommages… Je te dis tout, Maurice… je te dis tout.

— Continue.

— J’ai alors compris ce que pouvait être l’enivrement du luxe, des fêtes, de la parure, pour une femme jeune, belle, riche, élégante et recherchée dans le grand monde ; M. San-Privato m’a tenue sous le charme tant qu’il a parlé. Le dîner terminé, nos parents se sont retirés. Restée seule au salon, je suis devenue profondément triste ; j’avais vu tant de choses merveilleuses en imagination, qu’ensuite de ce rêve éblouissant, où je m’étais jusque alors tant plu… me parut pour la première fois morne, pesante… Je te dis tout, Maurice… le bien et le mal…

— Achève… achève.

— Je me révoltais contre moi-même, contre la mauvaise influence de M. San-Privato ; je lui reprochais de m’avoir ainsi transformée. Tu es rentré au salon… ta vue bienfaisante a soudain, comme un doux rayon de soleil, pénétré, réchauffé mon cœur assombri, refroidi ; tu m’as proposé de faire sur l’heure même notre demande en mariage à nos parents : j’ai accepté avec l’entraînement du bonheur, de la reconnaissance ; je me suis crue sauvée, délivrée du souvenir de M. San-Privato, qui m’obsédait encore malgré moi… mais, je te le jure, Maurice, mon amour pour toi était sinon plus passionné, du moins plus sérieux… j’y voyais mon salut. Cependant, mystère inexplicable ! parfois je te comparais involontairement à M. San-Privato, et mon dépit contre lui s’exaspérait, lorsque parfois cette comparaison ne tournait plus à ton avantage. Puis, cet homme étrange, tour à tour, à mes yeux, séduisant, ridicule ou redoutable, était pour moi une sorte d’énigme vivante, je m’efforçais de le deviner ; de sorte que je pensais plus souvent à lui qu’à toi, sans pour cela t’aimer moins, Maurice… je l’affirme… tu dois me croire.

— Je veux te croire… Jeane… je te crois.

— Cette chère et adorable fille se serait concertée avec moi qu’elle ne servirait pas mieux mes projets, — pensait Albert, tandis que la fiancée de Maurice poursuivait ainsi son vaillant et loyal aveu :

— Nous nous sommes mis en route pour la grotte de Treserve. M. San-Privato, lisant, disait-il, nos pensées secrètes… et il les lisait, a été sur le point de te révéler le mélange d’attrait et de crainte qu’il m’inspirait. Cette révélation pouvait te faire douter de mon cœur… j’ai été lâche… dissimulée… La peur de te causer un grand chagrin m’a rendue complice du mensonge de M. San-Privato… j’ai feint devant toi de n’avoir jamais ressenti pour lui que de la répulsion.

Puis, se recueillant pendant un moment, la jeune fille reprit :

— Deux mots encore : je termine en te suppliant de rester maître de toi. Me le promets-tu ?

— Je te le promets.

— Tu nous as précédés dans le sentier de la grotte… M. San-Privato marchait devant moi… je l’ai vu bientôt trébucher, tomber, étourdi par le vertige ; mon premier mouvement a été de le secourir, ainsi que j’aurais secouru toute autre personne en péril ; je l’ai retenu, soutenu de toutes mes forces, au moment où il allait rouler à l’abîme, et je t’ai appelé à mon aide ; tu approchais, lorsque, soudain, cet homme que voilà, attachant sur moi un regard brûlant, me dit : « Jeane, tes forces sont à bout… les miennes aussi. Je suis perdu… ne me plains pas, la mort me sera douce… je t’aurai dit : Je t’aime ! » Au moment où il prononçait ces mots, je me penchai vers lui afin de le soutenir. Nos visages se touchaient presque ; les lèvres de cet homme se sont appuyées sur les miennes.

— Maurice ! — s’écria Charles Delmare saisissant le bras du jeune homme, qui, emporté par la jalousie et la colère, allait s’élancer sur San-Privato, toujours imperturbable ; — Maurice, songez à votre promesse de rester maître de vous.

— Ah ! maudite soit l’heure où je l’ai faite, cette promesse !

— Ami, calme-toi, — reprit Jeane ; — tout à l’heure, tu seras vengé. J’achève cette révélation pénible… bien pénible… Oui, je l’avoue, cet aveu d’amour murmuré au bord de l’abîme, ce baiser ravi en face de la mort, ont blessé ma pudeur, et pourtant m’ont paru… chevaleresques… héroïques. Oh ! mais rassure-toi, Maurice : j’étais dupe d’une comédie infâme. Cet homme, te voyant accourir à son secours, se croyait déjà sauvé, et feignait, au contraire, d’avoir perdu toute espérance ; il voulait frapper mon imagination par l’héroïsme de son aveu. Cette ignoble comédie te révolte, Maurice ! Écoute encore, et à ta colère succédera le dégoût. Bouleversée par l’aveu de ce fourbe, je sentis mes forces, déjà presque épuisées, défaillir tout à fait. Il s’aperçut que mon soutien allait lui manquer avant ton arrivée ; alors, ce lâche, devenu plus féroce par la terreur de la mort, s’écria : « Tu m’abandonnes… je ne mourrai pas seul ! » Il se cramponna à mon cou, au risque de m’entraîner avec lui dans l’abîme…

— Mon Dieu ! — murmura Charles Delmare frémissant du danger qu’avait couru sa fille, tandis que Maurice, en proie au paroxysme de la colère, saisissant de chacune de ses mains ses bras croisés fortement appuyés sur sa poitrine, comme s’il eût voulu se contenir physiquement lui-même, baissait la tête et les yeux, craignant de céder à la violence de ses ressentiments, à son emportement, si son regard rencontrait celui de San-Privato.

Celui-ci, profitant de l’inattention des autres personnages, s’occupait depuis quelques instants, avec un sang-froid imperturbable, de réparer, autant que possible, le désordre de ses habits et de sa chevelure. Elle était fine, soyeuse, assez longue, et, en la ramenant, en l’étalant à l’endroit de son crâne où manquait une poignée de cheveux, il parvint à masquer ce vide ; puis il rajusta sa cravate, tira son pantalon, boutonna sa redingote, dissimulant ainsi la perte du collet de ce vêtement, et, bientôt, les causes matérielles qui avaient contribué à rendre récemment le jeune diplomate très-ridicule disparurent complétement : il redevint très-présentable. Alors, la physionomie assurée, le regard presque hautain, il rompit le silence qui succédait aux aveux de Jeane et reprit froidement :

— Je pourrais, je crois, en quelques mots fort simples, fort nets, fort clairs, mettre fin à un malentendu dont je suis aux regrets ; mais, sous le coup d’une menace de la part de mon cousin, à qui, d’ailleurs, je le répète haut, et très-haut, je dois la vie… dette sacrée qui m’impose et m’oblige… il est de mon devoir de me borner à répondre aux questions qui pourraient m’être adressées, à moins toutefois que ma dignité ne me commande le silence.

Ces mots de San-Privato, un moment oublié, attirèrent sur lui les regards, et chacun des personnages de cette scène fut profondément frappé de la subite métamorphose du jeune diplomate, naguère encore si dépenaillé, si grotesque, et actuellement d’un extérieur presque irréprochable, et de qui la ravissante figure, calme et reposée, reprenait, comme par enchantement, son charme séducteur. Cette sorte de renaissance de son rival redoubla la colère de Maurice. Elle allait éclater, lorsque Jeane, sans daigner répondre ou faire même allusion aux dernières paroles de San-Privato, reprit d’une voix touchante :

— Maintenant, Maurice, tu sais la vérité, toute la vérité ; maintenant, devant Dieu, qui me voit et m’entend, je te le jure, non-seulement l’inconcevable attrait que cet homme m’inspirait s’est évanoui, mais je me demande, à cette heure, avec un mélange de surprise et de honte, comment un tel attrait a pu exister… car je n’éprouve plus que mépris et horreur pour celui dont la noire perfidie peut seule égaler la lâcheté.

— Allons… tu es à moi, Jeane ! Ce n’est plus qu’une question de temps ; oui, tu es à moi, bel ange aux yeux bleus !… quels yeux !… Ah ! plus que jamais et depuis que je t’ai vue pâlir sous mon baiser… je dis : Il y a de tout dans ces yeux-là ! — répondit mentalement San-Privato à la véhémente apostrophe de la jeune fille.

Celle-ci, tournant ensuite son visage enchanteur vers son fiancé, lui tendit la main et ajouta d’une voix grave :

— Tu sais la vérité, Maurice ; maintenant, je te rends ta parole de fiancé.

― Que dit-elle ? — s’écria le jeune homme stupéfait s’adressant à Charles Delmare, — Jeane, qu’entends-je ?

— Je te rends ta parole de fiancé ; tu n’as plus aucun engagement envers moi, tu es libre ; mais, moi, je reste… et resterai à jamais engagée envers toi… — ajouta la jeune fille les yeux humides et d’un accent navré. — Je ne m’appartiens plus ; mon cœur est à toi… pour toujours à toi… À nul autre il ne sera jamais, entends-tu, Maurice ? Et si, quelque jour… qu’importe l’époque !… tu peux me pardonner d’avoir… malgré moi… durant quelques heures à peine, ressenti pour un homme méprisable et haïssable un vague attrait qu’en ce moment je ne puis plus même m’expliquer, ce jour-là, Maurice, tu me trouveras aussi fière de porter ton nom, aussi heureuse d’être ta compagne… que je l’aurais été si, selon nos vœux et ceux de ton père et de ta mère…

La jeune fille n’acheva pas, l’émotion la suffoquait ; elle cacha dans son mouchoir son visage baigné de larmes. Maurice, attendri, éperdu, se jeta aux pieds de la jeune fille, et, saisissant une de ses mains, qu’il couvrit de pleurs et de baisers :

— Jeane ! tu es ma femme… tu seras la compagne de ma vie ! Je t’aime plus que je ne t’ai jamais aimée !… Si mon estime, mon respect pour toi pouvaient augmenter, la noble sincérité de ton aveu les augmenterait encore. Moi, reprendre ma parole ! retarder le jour de notre union ! moi, te reprocher… une préférence d’un moment, préférence presque involontaire, avouée si loyalement et à cette heure remplacée par un sentiment de mépris écrasant et de légitime aversion !

— Excellent et naïf cousin ! — se disait San-Privato, tandis que Maurice continuait avec une exaltation croissante, encouragé par les regards attendris de Charles Delmare :

— Crois-tu donc, ma Jeane bien-aimée, crois-tu donc mon amour assez peu profond pour être arraché de mon cœur au moindre souffle contraire ? Est-ce que cet amour n’a pas ses racines jusque dans notre adolescence, alors que tu étais pour moi la plus tendre des sœurs ? Est-ce que, depuis trois ans, cette affection, grandissant avec nous, n’est pas devenue plus vive encore en se transformant ? Et, pour la briser, il suffirait d’un accès de jalousie aveugle, d’un mouvement de stupide amour-propre ?

— Bien, bien, cher enfant ! — dit Charles Delmare ravi des conséquences de l’aveu de Jeane, aveu dont il s’était d’abord alarmé. — Ah ! Maurice, vous serez digne du bonheur qui vous attend !

— Jeane…, — reprit Maurice, — si, dans l’ombrageuse délicatesse de ton âme, tu persistes à te reprocher ce que je n’ai pas même à excuser… si tu crois me devoir une réparation… tu peux m’en accorder une… la plus chère… la plus précieuse de toutes !

— Laquelle ? — demanda la jeune fille tenant dans ses mains les mains de son fiancé toujours agenouillé devant elle, la contemplant avec ivresse ; quelle réparation puis-je t’accorder, mon Maurice ?

— Joins-toi à moi pour prier mon père et ma mère de hâter le moment de notre mariage.

— Ah ! tu dis vrai, et je le sens maintenant… je n’ai pas été coupable ! Ma conscience est pure, car elle ne trouble pas ma voix lorsque je dis comme toi : Hâtons l’époque de notre mariage, — répondit la jeune fille.

Et, les traits rayonnants de sérénité, cédant à un mouvement d’effusion charmante, elle tendit les deux bras à son fiancé ; tous deux s’enlacèrent d’une chaste étreinte. Puis, Maurice faisant deux pas au-devant de San-Privato :

— Allez, monsieur, je vous pardonne vos perfidies, vos lâchetés… Le bonheur dont mon cœur déborde ne laisse pas de place à la haine. Je suis si heureux… que je ne peux que vous plaindre d’être perfide et méchant. Allez, monsieur… je suis assez vengé !

— Moi, non, et mon tour est arrivé ! — se dit San-Privato.

Et il reprit tout haut avec un accent de dignité blessée :

— Mon cousin, les coupables, seuls, acceptent qu’on leur pardonne : je repousse un pardon qui m’offense. J’ai été l’objet de cruelles… de bien cruelles accusations ; j’ai cru devoir d’abord les subir avec la silencieuse résignation de l’honnête homme outragé, attendant, fort de sa conscience, l’heure de se défendre ; cette heure est pour moi venue… veuillez m’entendre, j’ai le droit d’être entendu, j’ai le droit de me justifier ; je m’adresse à vous, ma cousine, et…

— Assez, monsieur, assez, — dit durement Charles Delmare redoutant la perfidie du langage de San-Privato, et craignant qu’il ne détruisît les excellents effets du loyal aveu de Jeane.

Et redoublant de hauteur et de dureté :

— Vous êtes, monsieur, jugé sur vos actes et flétri par eux ; toute justification est inutile.

San-Privato regarda fixement Charles Delmare, réfléchit durant quelques secondes et se dit :

— Mieux vaut maintenant que plus tard. Le Delmare gênerait, contrarierait singulièrement ma réplique.

Et le jeune diplomate reprit tout haut, affectant une parfaite urbanité :

— J’aurai l’honneur de faire observer à M. Charles Delmare qu’il manque absolument de politesse à mon égard ; il est peu séant d’interrompre ainsi les gens.

— Je veux bien répondre à M. San-Privato, — reprit Charles Delmare avec un suprême dédain, — et M. San-Privato se le tiendra, je l’espère, pour dit : qu’il est des personnes que leurs actes mettent en dehors des convenances que l’on se doit entre honnêtes gens…

— Je me permettrai de faire observer à M. Charles Delmare qu’il est peut-être imprudent de parler très-haut lorsque notre passé nous commande de parler fort bas, en d’autres termes, fort humblement, — riposta San-Privato. — Ceci, M. Charles Delmare voudra bien à son tour, je l’espère, se le tenir pour dit… et se garder désormais de m’interrompre.

Charles Delmare, d’abord abasourdi d’une allusion dont il ne comprenait encore ni le sens ni la portée, resta un moment silencieux, cherchant à deviner ce que prétendait dire San-Privato ; puis, voyant Jeane et Maurice se regarder avec surprise, en entendant reprocher à leur ami un passé qui, disait-on, l’obligeait à parler fort humblement, il s’écria, emporté par l’indignation :

— Monsieur San-Privato, je ne souffrirai de personne, et de vous moins que de tout autre, d’insolentes allusions, et, si méprisable que soit leur auteur… je…

— Pardon, monsieur, ― reprit le jeune diplomate, — les gros mots ne sont point de bonnes raisons. J’ai avancé, je maintiens, sans plus recourir à l’allusion, qu’il est imprudent à vous, monsieur, de vous montrer… hautain… j’emploie le terme poli… lorsqu’une humilité extrême vous est commandée par un passé…

— Achevez ! — s’écria Charles Delmare pouvant à peine se contenir ; pourquoi cette réticence ? Achevez donc !

— Vous m’excuserez, monsieur, si je décline cette intimation, — répondit froidement San-Privato ; — la courtoisie, plus qu’exagérée, sans doute, dont je ne veux point me départir à votre endroit, le respect que je dois à mademoiselle Dumirail, m’interdisent de qualifier devant vous et devant elle ce passé, dont vous devriez du moins garder toujours présent le souvenir, je ne voudrais pas dire le remords.

— Ciel et terre ! quelle audace ! — s’écria Charles Delmare hors de lui et faisant un pas menaçant à l’encontre de San-Privato, impassible et sardonique, tandis que Jeane et Maurice, de plus en plus surpris de la mystérieuse accusation qui pesait sur leur ami, mais hésitant à la croire, s’interposèrent vivement entre lui et Albert.

— Calmez-vous, cher maître, — disait Maurice ; — que vous importe la calomnie !

— Ne connaissez-vous pas assez la fourberie de cet homme, méprisez donc ses paroles ! ajouta Jeane.

Et elle reprit avec amertume :

— Ah ! cet homme est fatal ! Nous nagions tout à l’heure dans la joie, et voilà déjà qu’il nous attriste !

— Mes amis, reprit Charles Delmare douloureusement ému, il m’est impossible de rester à vos yeux, à vous… à vous de qui l’affection m’est si chère… non, il m’est impossible de rester à vos yeux sous le coup d’une accusation d’autant plus odieuse qu’elle est plus vague… et, si indigne que soit l’accusateur, je veux qu’il s’explique.

S’adressant à San-Privato :

— Si, à l’instant même, vous ne formulez pas, du moins, votre odieuse calomnie… je…

— Épargnez-vous, monsieur, de ridicules menaces… bonnes au plus à effrayer des enfants, — reprit San-Privato. — Je vais donc, puisque vous m’y obligez, m’expliquer clairement… Mais prenez garde !…

— Parlez.

— Je cédais à une sorte de compassion pour vous, — dit en soupirant San-Privato ; — mais, puisque vous voulez absolument que je parle…

— Ah ! c’est trop de patience ! parlez, misérable ! je vous mets au défi !

― J’accepte le défi, — dit San-Privato.

Et il ajouta lentement :

— Il y a dix-huit ans de cela. Un jour, à Lausanne… un homme se disant peintre et se faisant appeler…

— Pas un mot de plus ! — s’écria Charles Delmare devenant pâle comme un spectre. — Oh ! pas un mot de plus, monsieur !


XXX

Maurice et Jeane ne pouvaient croire à ce qu’ils voyaient, à ce qu’ils entendaient : leur maître, leur ami, qu’ils aimaient autant qu’ils l’estimaient, pâlissant soudain et accablé comme s’il eût fléchi sous le poids de ses remords, et interrompant avec l’accent de la prière son accusateur, et semblant lui demander grâce, en s’écriant : « Pas un mot de plus, monsieur !… Oh ! pas un mot de plus ! »

— Je vous avais, à plusieurs reprises, monsieur, charitablement engagé à ne point insister sur des éclaircissements qui devaient être pour vous très-regrettables, — répondit San-Privato ; — je serai non moins charitable en accédant à votre humble supplique : je consens à me taire.

Charles Delmare vit Maurice et Jeane échanger des regards de douloureux étonnements ; il devina leur pensée secrète ; l’homme qu’ils avaient jusqu’alors entouré de tant d’affection et de respect, celui enfin qu’ils considéraient comme leur ami, leur mentor, s’abaissait à demander grâce à leur cousin, de qui la perfidie et la méchanceté les indignaient. Ne devaient-ils pas augurer et ils auguraient de l’abaissement de leur mentor, que son passé était sans doute entaché d’une action coupable, honteuse, dont Albert possédait le secret ? En lisant ces soupçons, affreux pour lui, sur les traits attristés de sa fille, Charles Delmare sentit son cœur se briser ; une larme roula dans ses yeux, et, à tout hasard, il dit à Albert d’une voix altérée :

— Monsieur… un mot encore : Je vous ai tout à l’heure interrompu… parce qu’il ne me convenait pas de vous voir divulguer un secret très-important, qui ne me concerne pas seul… et remonte au temps de ma jeunesse… Puis-je attendre de votre équité (cet appel à l’équité de cet abominable fourbe sembla brûler les lèvres de Charles Delmare)… que vous reconnaîtrez du moins que le secret dont il s’agit n’entache en rien mon honneur ?

San-Privato parut réfléchir et garda le silence, tandis que les deux fiancés attendaient sa réponse avec autant d’impatience que d’angoisse.

— Mon Dieu ! se disait Jeane avec un redoublement d’amertume et de sombre curiosité, — quelle est donc la puissance infernale de cet homme ? Il flétrit les joies les plus pures ; il fait douter du bonheur le plus certain ; il courbe à ses pieds les caractères les plus nobles, les plus fiers. Hélas ! voilà-t-il pas l’ami que nous vénérions, que nous chérissions, réduit à demander humblement sa réhabilitation à ce menteur, à ce lâche, à ce méchant, que nous méprisons peut-être plus encore que nous ne le haïssons ! Encore une fois, quelle est donc l’infernale puissance de cet homme ?

— Monsieur, — reprit Charles Delmare contenant à peine son indignation courroucée, — votre hésitation à me répondre, lorsque je vous somme de…

Mais, de crainte d’irriter San-Privato par cette formule impérative, le père de Jeane reprit :

— Lorsque je vous adjure d’affirmer que le secret que vous possédez n’entache en rien mon honneur, cette hésitation, monsieur, me surprend et me blesse.

— Votre susceptibilité, monsieur, est trop respectable pour que je ne m’empresse pas de la calmer, — répondit San-Privato d’un ton de déférence marquée pour Charles Delmare, qui cherchait en vain la cause de ce soudain revirement, car il devait cacher une nouvelle perfidie. — Je n’hésitais pas, monsieur… mais je tardais à vous répondre, parce que, lorsqu’il s’agit d’affirmer l’honorabilité d’un parfait galant homme, l’on ne saurait trop peser ses paroles, afin de leur donner tout leur poids ; je le déclare donc très-hautement, et en toute sincérité : Non, le secret qui vous touche, monsieur, n’entache… ne peut entacher en rien votre honneur, à l’abri, d’ailleurs, du plus léger soupçon pour quiconque a l’avantage, monsieur, de vous connaître, même très-superficiellement.

Ces paroles, prononcées par le jeune diplomate de la meilleure grâce du monde et avec l’apparence d’une intime conviction, soulagèrent Charles Delmare d’une cruelle appréhension ; il jeta un regard humide vers les deux fiancés, regard qui, s’adressant surtout à Jeane, semblait lui dire : « Doutez-vous encore de moi ? »

— Ah ! cher maître, noble ami ! — répondit vivement la jeune fille comprenant la secrète pensée de son père, — croyez-vous qu’un instant nous ayons pu vous soupçonner ?

— Non, grâce à Dieu ! — ajouta Maurice en serrant la main de Charles Delmare ; seulement, cher maître, je l’avoue, en entendant dire que votre passé vous commandait une attitude plus humble…

— Oui, reprit San-Privato, interrompant son cousin et expliquant habilement les contradictions de ses premières paroles, — oui, quelle que soit l’excessive honorabilité de M. Charles Delmare, à laquelle je me plais à rendre de nouveau un éclatant hommage, certain acte de sa vie passée devait le rendre, sinon plus humble… cette expression, je la retire, elle a mal traduit ma pensée… certain acte de la vie passée de M. Charles Delmare devait, dis-je, le rendre, non pas plus humble, mais plus soigneux d’éviter toute allure hautaine et provoquante, puisqu’il ne sait que trop combien peuvent être parfois terribles les suites de certaines provocations. Or, depuis cette matinée, il est trop loyal pour me contredire, M. Charles Delmare ne m’a épargné ni les railleries ni les sarcasmes, et tout à l’heure encore, il m’a coupé la parole de la façon la plus dure. Or, je l’avoue, malgré ma modération, la patience m’a échappé, et, afin d’engager M. Charles Delmare à se montrer moins provoquant, moins agressif envers moi, j’ai cru devoir lui rappeler son passé regrettable… Et maintenant, — ajouta San-Privato lançant un regard significatif au père de Jeane, — j’ose espérer, monsieur, que vous voudrez bien ne plus m’interrompre et me laisser répondre aux graves accusations dont je suis l’objet de la part de mademoiselle Jeane.

Un moment de silence succéda aux dernières paroles de San-Privato ; leur sens caché disait nettement à Delmare : « Je vous ordonne de me laisser à mon gré filtrer mon venin et empoisonner le cœur des deux fiancés, en ce moment pleins d’une heureuse confiance dans l’avenir, et rassurés sur le passé, grâce à la loyauté des aveux de Jeane ; or, si vous gênez nos maléfices, si vous tentez de réparer ou d’atténuer le mal que je vais faire, je vous sépare à jamais de votre fille en révélant à M. Dumirail que, sous le faux nom de Wagner, vous avez tué son frère en duel. »

Devant une pareille menace, que pouvait faire Charles Delmare ? Se résigner à devenir, par son silence forcé, presque le complice des noires machinations de San-Privato envers Jeane et Maurice, complétement certains, d’ailleurs, de l’honorabilité de leur ami, soupçonnant vaguement, selon les prévisions d’Albert, que le secret dont il était en possession se rattachait à quelque terrible duel de Charles Delmare.

San-Privato, certain de la neutralité du père de Jeane, reprit :

— Avant de continuer notre entretien, je crois, et M. Delmare sera sans doute de mon avis, je crois, dis-je, devoir faire observer à mon cousin et à ma cousine qu’il n’est pas nécessaire d’instruire mon oncle et ma tante de ce qui vient de se passer entre nous, relativement au secret dont le hasard m’a rendu maître… secret qui, je ne saurais trop le répéter… n’entache, en quoi que ce soit, l’honneur de M. Charles Delmare.

— Nous ne songions pas plus à instruire mon père et ma mère de cet incident que du malheur qui a failli arriver près de la grotte de Treserve, — répondit sèchement Maurice à son cousin ; — c’eût été inutilement attrister nos parents ; n’est-ce pas ton avis, Jeane, et le vôtre, cher maître ?

— Certainement, dit Jeane, tandis que son père répondait par un signe de tête affirmatif.

Puis la jeune fille, ressentant, ainsi que son fiancé, une vague appréhension de l’entretien que San-Privato s’opiniâtrait à poursuivre, ajouta, en se remettant en marche à travers les prairies qui conduisaient au chalet :

— Le soleil va bientôt se coucher ; mon oncle et ma tante doivent être inquiets de notre absence prolongée ; hâtons le pas pour les rejoindre.

— Soit, ma cousine, — dit Albert se plaçant aux côtés de la jeune fille ; — on peut très-bien causer en marchant.

— Monsieur, — dit Jeane d’une voix ferme et regardant San-Privato en face, — toute conversation entre nous, désormais, serait vaine. Maurice et moi, nous vous avons sauvé la vie, et de plus, pardonné le mal que vous nous avez fait ; que voulez-vous de plus ?

— Je veux, ma cousine, répondre aux injustes accusations portées contre moi…, — répondit San-Privato d’une voix douce et pénétrante. — Il m’est cruel d’être méconnu de vous.

— Méconnu ?… — dit Jeane avec amertume. — Non, non… nous ne vous connaissons que trop et trop bien !

— Tenez, monsieur notre cousin, croyez-moi, ne lassez pas ma patience ; elle a été jusqu’ici excessive, et je ne jurerais plus maintenant de rester maître de moi, — ajouta Maurice sentant son indignation réveillée par l’audacieuse persistance du jeune diplomate.

Cependant, se contenant, il reprit avec ironie :

— Je devine votre honnête intention ; nous sommes, Jeane et moi, heureux, confiants l’un dans l’autre ; ce bonheur, cette confiance, vous enragent ; c’est tout simple : vous éprouvez naturellement le besoin de jeter dans notre cœur la défiance et le chagrin, comptant, pour ce bel exploit, sur le fiel de vos paroles. Avouez que nous serions dignes d’être les stupides jouets de votre méchanceté, si nous consentions à vous écouter ; donc, bonsoir, monsieur notre cousin !

Et Maurice, offrant son bras à sa fiancée :

— Viens, Jeane.

Tous deux hâtèrent le pas, devançant pendant quelques instants San-Privato ; celui-ci restant ainsi en arrière avec Charles Delmare, lui dit :

— Mon cher monsieur, vous avez sur ces deux enfants une influence extrême et méritée ; faites donc, s’il vous plaît, qu’ils daignent m’écouter en place ; car d’honneur, je ne saurais, sans m’essouffler, entreprendre une conversation qui ressemble fort à l’une de ces courses au clocher dont vous étiez le héros souvent vainqueur au temps de votre belle jeunesse.

— Monsieur, — reprit Charles Delmare, — je ne puis forcer Maurice et sa cousine à vous écouter ; ils vous ont dit pourquoi ils redoutaient cet entretien.

— Parbleu ! c’est justement pour cela que je veux qu’ils m’entendent et qu’il faut à cela les engager.

— Encore une fois, monsieur, je ne puis les forcer de vous écouter.

— Allons, mon cher, vous êtes trop modeste. Ces tourtereaux ne céderaient pas à votre désir, à vous, leur ami, leur cher maître ? Ne prenez donc pas, de grâce, ces airs penchés d’humble et timide violette cachée sous la mousse. On sait ce que vous valez, ce que vous pouvez ; aussi serez-vous, sur l’heure et désormais, un instrument entre mes mains.

— Misère de moi ! quand je songe à l’avenir ; cet homme me ferait, je crois, comprendre le meurtre, — pensait Charles Delmare, épouvanté des conséquences incalculables que pouvait avoir sur son avenir et sur celui de sa fille, l’espèce de domination que devait exercer désormais sur lui San-Privato.

Et il reprit tout haut :

— Vous vous trompez, monsieur. Si vous espérez faire de moi un instrument aveugle de vos volontés… je…

— Ah ! que de paroles ! que de lenteurs ! — reprit San-Privato haussant les épaules ; — le temps presse, je veux entretenir à l’instant ces deux bons jeunes gens ; leurs impressions sont encore toutes chaudes, ils n’en seront que plus malléables… Donc, dépêchons… élevez la voix… appelez-les… obéissez…

— Mort et furie ! — s’écria Charles Delmare serrant les poings et attachant sur San-Privato un regard flamboyant, — je te…

— Hein ? fit le jeune diplomate toisant son interlocuteur ; — plaît-il ? On se rebelle, ce me semble !

— Mon Dieu, mon Dieu ! — murmura Charles Delmare, — ah ! c’est trop souffrir !

— Pour mettre un terme à ces souffrances-là, mon cher, je me permettrai de vous recommander votre fameuse ordonnance contre la migraine… vous savez ? Vous étiez, d’honneur, fort spirituel, fort en gaieté ce matin. À chacun son heure ! Moi, je suis, ce soir, fort joyeux… et je vous trouve réjouissant… Ah çà ! hâtons-nous… appelez ces jeunes gens.

— Non…

— Non ?…

— Non ! et mille fois non ! Je devine le piège que tu vas leur tendre, misérable !

— Monsieur Charles Delmare, — reprit San-Privato d’une voix tranchante, — avant une heure, mon oncle Dumirail saura par moi que…

— Malheur à moi ! — murmura Charles Delmare en cachant son visage entre ses mains. — Oh ! ma fille… ma fille !

— Voilà qui est fort paternel, assurément ; mais ceci n’avance point du tout mes affaires, — reprit en ricanant San-Privato. — Au lieu de soupirer tout bas en égoïste et pour votre satisfaction personnelle : « Ma fille, ma fille ! » criez donc, mon cher, d’une bonne voix pleine et sonore : « Jeane ! Maurice ! arrêtez —vous ! — Voyons… dépêchons, ou sinon…

— Jeane… Maurice !… — cria faiblement Charles Delmare, suffoqué par la douleur, vaincu par une inexorable fatalité ; — attendez-moi, mes enfants !

— Ah çà ! mon cher, vous vous moquez décidément du monde… Qu’est-ce que ce timbre rouillé, fêlé, brisé ? Est-ce que ces jeunes gens, déjà loin de nous, peuvent vous entendre ? Plus haut donc, morbleu !… plus haut…

— Jeane ! — cria le malheureux père avec effort, — Maurice !… attendez-moi.

— C’est déjà mieux… mais encore insuffisant… Recommençons cela, mon cher… allons… ferme !…

— Maurice… Jeane… attendez—moi, mes enfants !

— À merveille ! Stentor, cette fois, eût été jaloux de vous, mon cher, — reprit San-Privato. — Nos heureux fiancés s’arrêtent, se retournent vers nous… Rejoignons-les… Vous allez voir quelque chose de curieux, à quoi, malgré vos vilaines et injustes préventions contre moi, vous ne vous attendez point, mon cher.


XXXI

Maurice et Jeane, à l’appel de leur ami, s’arrêtèrent ; ils furent bientôt rejoints par San-Privato et par Charles Delmare. Celui-ci n’avait plus qu’un espoir : détruire plus tard, grâce à son influence sur les deux fiancés, l’œuvre perverse qu’allait entreprendre le jeune diplomate.

— Cher maître, — dit Maurice, — vous nous avez appelés ?

— Oui, mon ami.

— Pourquoi ?

— Il m’a semblé que, contrairement à votre opinion et à la vôtre, mademoiselle Jeane, vous devriez peut-être écouter les explications que désire vous donner M. San-Privato, — répondit avec effort Charles Delmare ; — quels que soient vos justes griefs contre votre cousin, vous pourriez du moins entendre la justification qu’il veut tenter.

Les deux fiancés regardèrent Charles Delmare avec une extrême surprise, et Jeane dit vivement :

— Comment, cher maître, vous nous conseillez de renouer un entretien si pénible pour nous à tant de titres ?

— Oui, mes enfants… je vous le conseille.

— Mais, cher maître, — ajouta Maurice non moins étonné que Jeane, — vous le savez aussi bien que nous, il est impossible à notre cousin de justifier sa perfidie, sa méchanceté à notre égard.

— Sans doute…, — répondit Charles Delmare, de qui la torture allait croissant ; — mais les plus grands coupables ont le droit d’essayer de prouver leur innocence.

— L’innocence de M. San-Privato ? — reprit amèrement Maurice. — Est-ce bien sérieusement que vous nous parlez, cher maître ? Vous savez la cause de notre invincible répugnance à reprendre un entretien qui peut…

― Maurice, — dit Jeane interrompant son fiancé, — n’oublions pas que nous avons toujours tiré profit des excellents avis de notre ami ; il doit, en cette circonstance, agir encore dans nos intérêts… écoutons-le donc.

— Soit ! — dit tristement Maurice. — Puisse notre cher maître ne pas se tromper cette fois dans le conseil qu’il nous donne.

— Soyez assurée, mademoiselle, que je n’abuserai pas longtemps de votre attention, — dit d’un ton contenu San-Privato s’adressant à la jeune fille. — J’ose seulement réclamer de vous la grâce de n’être pas interrompu, et j’espère que votre ami, M. Delmare, — ajouta San-Privato jetant un coup d’œil significatif au père de Jeane, — voudra bien se joindre à moi, afin d’obtenir de vous la faveur que je sollicite ?

— En effet, — reprit Charles Delmare obéissant à l’injonction du jeune diplomate, — par cela même que cet entretien est pénible pour vous, chère demoiselle Jeane, le seul moyen de l’abréger est de lui laisser son libre cours.

— Ni moi ni Maurice n’avons, à Dieu ne plaise ! le désir de changer en discussion ce que M. San-Privato a la singulière outrecuidance d’appeler sa justification, — dit Jeane ; — nous nous résignons à l’entendre, uniquement par déférence pour vos avis, cher maître. Il peut être certain de ne pas être interrompu.

— Ceci convenu, mademoiselle, j’aurai en peu de mots terminé ce que je persiste à appeler ma justification, — reprit San-Privato. — Et, d’abord, vous me reprochez l’espèce d’attrait involontaire que je vous ai inspiré, attrait dont vous rougissez, contre lequel vous luttiez et dont enfin vous avez triomphé, puisqu’à cette heure j’ai le malheur de vous inspirer autant de mépris que d’horreur. Ce sont vos propres paroles.

— Oui, monsieur, ce sont mes paroles ; elles sont parfaitement conformes à ma pensée.

― Je vous crois, mademoiselle, et cette croyance me navre, car de ce mépris, de cette horreur, je me demande, hélas ! quelle est la cause.

— Ah ! — dit vivement Jeane, — c’est trop d’audace !… Vous osez…

— Chère mademoiselle Jeane, — dit Charles Delmare obéissant à un coup d’œil impératif de San-Privato, — de grâce… permettez que monsieur achève…

— Pardon, cher maître, l’indignation me faisait oublier ma promesse.

La jeune fille baissa la tête, garda le silence. San-Privato poursuivit :

— Oui, de cette aversion dont je suis l’objet, quelle est la cause, mademoiselle ? Me feriez-vous un crime de cet attrait que je vous ai aussi involontairement inspiré que vous l’avez involontairement éprouvé ? — reprit avec insistance San-Privato, observant d’un regard oblique les traits de Maurice de plus en plus assombris, et où se lisait le réveil de sa jalousie à peine assoupie. — Mon Dieu ! est-ce donc ma faute si la comparaison établie par vous entre mon cousin et moi m’a été momentanément trop favorable ? Est-ce ma faute si, au récit de mes voyages et de ces fêtes brillantes où j’assistais, vous avez, pour la première fois, senti le vide, l’ennui de la morne existence à laquelle vous êtes à jamais condamnée ? Je suis encore en ceci l’écho de vos paroles… au besoin, j’en appellerais à la mémoire de mon cousin.

— Oui, — dit Maurice d’une voix sourde, sans cacher l’expression de ses regrets, — Jeane a dit cela.

— Il est vrai, — reprit vivement Charles Delmare, devinant la pénible pensée de Maurice ; — mais mademoiselle Jeane s’est empressée d’ajouter que…

— Ah ! monsieur Delmare, monsieur Delmare ! — reprit d’une voix doucereuse San-Privato, coupant la parole au père de Jeane, — vous oubliez nos conventions… Vous m’interrompez, cela n’est pas bien…

Charles Delmare, accablé, se tut, et Albert continua, prévenant une objection qu’il vit Jeane prête à lui faire :

— Oh ! sans doute, mademoiselle, votre regret poignant de vivre ici, ensevelie comme dans un sépulcre, afin de vous conformer aux goûts rustiques de votre fiancé… ce regret a été éphémère, vous l’avez du moins affirmé. Je suis trop poli pour douter de vos paroles, pour croire que, par excès de délicatesse et par un courageux renoncement à vos vœux les plus chers, vous vous résigniez à vivre dans l’isolement, dans l’obscurité… vous… — ajouta San-Privato, donnant à sa voix l’accent le plus flatteur et le plus insinuant, — vous… appelée plus que personne à briller dans le monde choisi… dont vous seriez le charme divin… l’ornement enchanteur… la reine idolâtre…

— Cher maître, — dit soudain Jeane avec anxiété, presque avec remords, car l’accent séduisant de son tentateur l’impressionnait plus qu’elle ne l’aurait voulu, et elle remarquait la tristesse croissante de Maurice, — cher maître, je l’avoue, cet entretien m’est odieux, me fait mal. Mon Dieu ! le jugez-vous donc si nécessaire qu’il nous faille le subir ?

M. Delmare sera certainement conséquent avec lui-même, — dit San-Privato, remarquant l’embarras mortel du père de Jeane ; — ne connaissait-il pas, tout à l’heure, la légitimité de ma justification ?… Il ne saurait avoir changé ď’avis…

— Je n’en ai pas changé, — balbutia Charles Delmare, écrasé de confusion et ne sachant, aux yeux des fiancés, quel prétexte donner à sa condescendance aux volontés de l’homme qui le dominait. — Encore un peu de patience, chère mademoiselle Jeane.

— Ce n’est pas de la patience, c’est du courage dont j’ai besoin, cher maître, pour suivre votre avis, si inconcevable qu’il me semble, — répondit Jeane chagrine et troublée ; — je me résigne donc, et, je l’avoue, la foi qu’en ce moment j’ai en vous est aveugle… c’est le mot.

— Ah ! jamais, plus qu’en ce moment, nous ne vous aurons donné preuve plus grande d’affection, de gratitude et de déférence, — ajouta Maurice avec un léger accent de récrimination contre Charles Delmare, l’accusant de l’exposer à une souffrance morale dont lui, Maurice, ne comprenait ni le but ni la nécessité.

— De quoi suis-je donc encore accusé par mademoiselle Jeane ? — poursuivit San-Privato ; — d’avoir tantôt donné le change à mon cousin sur la nature de l’impression que j’avais causée à sa fiancée ? Peut-on m’adresser un tel reproche ? Quel était mon but ? Respecter le repos de Maurice en lui cachant la préférence dont j’étais l’objet, préférence aussi flatteuse que fugitive, je ne le sais que trop, mais dont cependant Maurice a été plus blessé qu’il ne le veut paraître… ou plutôt qu’il ne croit l’être. Ah ! de ceci je m’afflige et m’effraye. Hélas ! il en sera de cette préférence éphémère, insignifiante… je le répète, il en sera, dis-je, ce qu’il advient souvent d’une écorchure légère : certes, rien n’est d’abord plus insignifiant, à la condition qu’on l’oublie, que l’on n’y touche point ; oh ! alors, elle est bientôt cicatrisée… Mais si, chaque jour à toute heure, on porte la main à cette écorchure, si on l’irrite, si on l’envenime par un prurit incessant, elle grandit, se creuse, s’aggrave, s’enflamme, devient une véritable plaie, cuisante, ulcérée, hideuse, et le fer ou le feu peut seul arrêter les progrès mortels de la gangrène !

À ces mots, d’une âpre énergie et d’une réalité terrible, les deux fiancés frissonnèrent et n’eurent pas la force d’interrompre San-Privato. Il poursuivit :

— Hélas ! ainsi doit s’ulcérer peu à peu, et incurablement peut-être, le cœur de mon cousin Maurice, au souvenir incessant et corrosif de l’insignifiante préférence que m’a accordée sa fiancée… cette chère petite préférence d’un jour, d’une heure. Loin de l’oublier, Maurice se la rappellera constamment… Cela est fatal. Oui, malgré lui, lors même qu’il sera l’heureux époux de son adorable fiancée, par cela même qu’il sera son trop heureux époux… il se dira : « Jeane m’aimait tendrement ; elle n’avait jamais vu Albert ; cependant, durant un moment, elle me l’a préféré… De cette infidélité vénielle, Jeane m’a fait l’aveu loyal… Mais qui me prouve que le souvenir d’Albert est à jamais éteint dans son âme ? Qui pourrait jamais prétendre jeter un regard clairvoyant dans cet abîme impénétrable, le cœur d’une femme ! abîme que parfois elles-mêmes n’osent sonder, de peur de reculer épouvantées ?… »

— Misérable ! — s’écria Maurice, dominant enfin l’espèce d’objurgation qu’exerçait sur lui la parole de San-Privato, parole acérée, brûlante, sous laquelle venaient de se tordre les fibres les plus douloureusement sensibles du cœur de notre candide adolescent ; — misérable ! — répéta-t-il d’une voix haletante, — tu mens ! par ta gorge, tu mens ! Je te méprise trop pour jamais t’honorer de ma jalousie ! On ne jalouse que ceux que l’on craint ou que l’on envie… Tu es trop lâche pour être à craindre, trop méchant pour être envié ! Non, non, Jeane s’abuse elle-même en croyant t’avoir, pendant un instant, préféré à moi… et…

— Viens, Maurice, — s’écria Jeane ; — fuyons cet homme, non parce qu’il est redoutable, mais parce qu’il inspire le dégoût que provoque l’aspect d’un reptile.

Et, s’adressant à Charles Delmare d’un ton pénétré :

— Ah ! pour la première fois, votre amitié, toujours sage et éclairée, nous a donné un conseil funeste… Cet exécrable entretien n’a que trop duré !

— Non ! — s’écria Charles Delmare tremblant de voir son secret révélé par San-Privato.

Et, cédant soudain à une inspiration secrète :

— Non, — reprit-il avec un accent d’affectueuse autorité dont Jeane fut profondément frappée, non, mes enfants, non, cela n’a pas assez duré ; je vous conjure d’entendre votre cousin jusqu’à la fin, il le faut… c’est pour vous un devoir… et son accomplissement, si pénible qu’il soit, sera fécond pour vous… croyez-moi.

— L’accent de ce Delmare n’est plus embarrassé ainsi qu’il l’était tout à l’heure ; il parle sincèrement en adjurant Jeane et Maurice de m’écouter jusqu’à la fin. Quel est son projet ?… Il ne peut songer à me servir… Enfin, nous verrons bien… — pensait San-Privato, tandis que Maurice, irrité contre Charles Delmare, lui disait d’un ton brusque et résolu :

— Monsieur, vous trouverez bon que, cette fois, je diffère d’opinion avec vous… il nous en a déjà trop coûté d’avoir suivi vos avis. Allons, Jeane, — ajouta le jeune homme avec angoisse, — et, s’il le faut, nous fuirons à toutes jambes ce démon qui s’acharne à nous torturer… Viens…

— Monsieur Delmare, — dit San-Privato d’un ton significatif, — rappelez-vous votre promesse… sinon…

— Maurice, mon enfant, mon cher enfant, — dit Charles Delmare saisissant la main de Maurice, qui s’éloignait avec Jeane, — si étrange, si cruelle que doive vous paraître mon insistance en ce moment, je vous en supplie, croyez à mes conseils. Vous êtes-vous jamais repenti de les avoir suivis ? Ne suis-je pas votre ami ? Ne vous ai-je pas, de cette amitié, donné bien des preuves depuis trois ans ? Pouvez-vous, mes amis, me supposer capable de vouloir vous égarer ? La continuation de cet entretien vous semble pénible, odieuse, je le sais : il en doit être ainsi ; mais, voyez-vous, Maurice, certains breuvages sont d’autant plus salutaires que leur amertume est plus grande.

— Ce roué de Delmare m’embarrasse ; il est définitivement par trop de mon avis… Encore une fois, qu’espère-t-il ? Je ne puis le deviner. Enfin, il n’importe, achevons l’entretien ; semons, afin de récolter… Jeane, Jeane, combien tu es belle ! quels regards tu me jettes ! Ah ! il en est d’eux ainsi que de tes yeux bleus ! Il y a de tout dans ces regards-là ! Serions-nous séparés demain… vivrais-tu cent ans… Jeane, je te défie maintenant de m’oublier ! — pensait San-Privato.


XXXII

Maurice, si longtemps affectionné à Charles Delmare, de qui tant de fois déjà il avait pu apprécier l’excellent jugement, réfléchit qu’en la circonstance actuelle, circonstance si grave sous tant de rapports, son cher maître ne pouvait s’égarer dans les conseils qu’il lui donnait ; aussi sa fugitive irritation s’apaisa-t-elle, et, non moins par conviction que par habitude de déférence, Maurice se résigna, de même que Jeane, à vider jusqu’à la lie cette coupe d’angoisses, breuvage salutaire peut-être, mais dont les deux fiancés ne ressentaient jusqu’alors que l’âcre amertume.

— En deux mots, je termine, — reprit San-Privato. — Une dernière accusation, la plus grave de toutes, pèse sur moi. Quel est mon crime ? Je me croyais perdu, et, au bord de la tombe, j’ai osé, je l’avoue… Jeane… pardonnez l’audace, non, la sincérité d’un sentiment irrésistible que ni ma raison, ni mon respect pour vous, ni vos dédains ne sauraient vaincre ; j’ai osé vous dire : « Je t’aime ! »

En prononçant ces mots d’une voix douce, vibrante, passionnée, San-Privato se transfigura ; sa physionomie, jusqu’alors glaciale, sardonique ou hautaine, redevint ravissante et exprima l’émotion la plus tendre, la plus vive.

— Mais, hélas ! — ajouta-t-il, et une larme touchante doubla le charme de son regard, ― lorsque l’aveu de cet amour qui allait finir avec ma vie… que je ne comptais plus que par secondes… amour… qui maintenant durera autant que ma vie, si longue qu’elle puisse être… lorsque cet aveu a, malgré moi, monté de mon cœur à mes lèvres, je me croyais sauvé… dites-vous, Jeane ? Je jouais alors, n’est-ce pas, une lâche, une infâme comédie ?… Qu’en savez-vous pourtant, dites, vous, si loyale ? qu’en savez-vous… dites, Jeane, vous si généreuse ?… D’une telle indignité m’accuser, moi, mon Dieu ! Mais la preuve… la preuve ? Comment avez-vous pénétré le fond de ma pensée, à cette heure où, éperdue, bouleversée, vos forces trahissaient votre courage, qui, seul, m’avait jusqu’alors soutenu au-dessus de l’abîme, à cette heure où je sentais que votre faible soutien allait me manquer ? Oh ! alors… oui… en ce moment suprême… cela, je ne le nie pas… et cela est affreux à dire… oui, quand je me suis vu perdu, perdu sans retour… j’ai voulu vous entraîner avec moi et mourir avec vous… Ce baiser ravi à votre bouche m’avait enivré… Ce que je ressentais, voyez-vous, Jeane, aucun langage humain ne pourra jamais l’exprimer ! L’exaltation de l’amour… une volupté céleste… la jalousie, la haine me rendaient fou… j’avais entrevu le ciel !… Un moment vous m’aviez préféré !… Je vous avais dit : « Je t’aime ! » nos lèvres s’étaient rencontrées… Que me restait-il ? À mourir avec vous !… Mort chérie ! mort ineffable ! tous deux enlacés, emportés dans l’espace !… Ah ! je l’aurais payé au prix d’une longue vie, ce divin bonheur de vous tenir embrassée cœur contre cœur… pendant l’insaisissable durée de notre chute, plus rapide que l’éclair… Puis, de nos corps brisés, nos âmes s’exhalaient ensemble… et ensemble remontaient vers Dieu, désormais unies pour l’éternité !

Nous renonçons à rendre l’accent entraînant des paroles de San-Privato, nous renonçons à peindre l’ardeur de son regard, l’enivrante volupté de son sourire, en parlant de ce baiser surpris aux chastes lèvres de Jeane, et de cet embrassement suprême, cœur contre cœur, à travers l’espace ! Que dirons-nous enfin ?… Telle fut la séduction, la magie de la voix, de la physionomie, du regard de ce fourbe, que Charles Delmare, Maurice et Jeane, subissant une sorte de fascination, n’eurent ni le vouloir ni le courage de la secouer en interrompant San-Privato.

Charles Delmare domina le premier cette funeste obsession. N’ayant pas quitté sa fille des yeux, il l’avait vue, d’abord dédaigneuse, puis irritée de l’audace des aveux réitérés de San-Privato, pâlir, trembler, rougir, et, le sein palpitant, le regard troublé, subir peu à peu, et plus dangereusement que jamais, le charme pernicieux de cet homme. Aussi Charles Delmare, sans réfléchir aux cruelles conséquences que pouvait avoir pour lui sa résolution, allait s’efforcer de combattre la détestable influence de San-Privato, lorsqu’il vit de loin un courrier, vêtu d’une livrée rouge galonnée d’or, s’avancer rapidement, au galop de son cheval, à travers les prairies du chalet, et, à quelque distance de ce cavalier, madame San-Privato, précédant d’un pas précipité M. et madame Dumirail.

L’arrivée du courrier rompit le charme qui tenait immobiles, sous le coup de tant d’émotions diverses, Jeane et Maurice. Celui-ci, furieux de l’audacieuse persistance de San-Privato, et songeant que pas un mot de Jeane n’avait repoussé cet insolent amour, doutait pour la première fois de l’affection de sa fiancée. Éperdu de chagrin ou de rage, l’esprit troublé par l’effervescence du sang qui affluait violemment à son cerveau, incapable de raisonner, ne sachant que résoudre, anéanti, presque hébété par des souffrances morales, si nouvelles pour lui, le malheureux poussa un cri déchirant, chancela comme un homme ivre, et, redevenant presque enfant, se jeta sur le gazon : accès de douleur puérile dans son expression, mais atroce dans ses ressentiments ; et, les poings crispés, la face contre terre, Maurice poussa des gémissements étouffés.

Jeane, non moins bouleversée que son fiancé, obéit de nouveau à l’appel mystérieux de la nature qui l’attirait invinciblement vers Charles Delmare, se jeta dans ses bras, fondit en larmes et balbutia :

— Secourez-moi, secourez-moi… je me sens perdue !… et pourtant je le hais, cet homme infernal, et j’aime Maurice !

Tandis que Charles Delmare, afin de pouvoir, sans témoin, consoler, réconforter sa fille, l’entraînait presque défaillante à quelques pas de San-Privato, celui-ci, redevenu parfaitement calme, recevait du courrier, descendu de cheval, une dépêche qu’il lut avec une surprise et une joie évidentes.

Madame San-Privato, toujours courant, s’approchait de plus en plus, criant d’une voix essoufflée, mais triomphante d’orgueil :

— Albert, mon Albert, tu es nommé… chargé… d’affaires… à Paris !… On vient te chercher… en voiture… à quatre chevaux, avec un courrier… Nous allons partir… mon Albert, chargé d’affaires !… Tu es… chargé d’affaires !

À ces mots de madame San-Privato : « Albert, tu es nommé chargé d’affaires… Nous allons partir ! » Charles Delmare, d’abord, si cela se peut dire, ébloui par le rayonnement soudain d’une espérance aussi imprévue que radieuse, se recueillit un moment ; puis, dans un élan de reconnaissance indicible, il éleva son âme vers cette volonté mystérieuse qui semble régir les destinées humaines, et, les yeux noyés de larmes, serrant passionnément contre sa poitrine Jeane éplorée, il baissa la voix, de crainte d’être entendu de San-Privato, et tout bas, bien bas, avec un accent ravi, mais contenu, et où vibrait encore l’écho de ses terribles angoisses, il murmura à l’oreille de sa fille :

— Il part ! nous sommes sauvés… tous sauvés !

— Que dites-vous ? il part ?… — balbutia Jeane. — Oh ! oui, sauvés, tous sauvés, délivrés. Oh ! Maurice… mon Maurice… je…

Mais ce violent contraste entre la renaissance d’un bonheur qu’elle croyait perdu et son désespoir récent brise les ressorts de l’âme de la jeune fille, sa voix expire sur ses lèvres ; son père la voit pâlir et s’affaisser entre ses bras : elle perd connaissance.

— Maurice ! — s’écria Charles Delmare, soutenant sa fille dans ses bras ; — Jeane s’évanouit ! Venez à mon aide, transportons-la au chalet.

Maurice, aussi, malgré l’égarement de son esprit, avait entendu ces mots de madame San-Privato : « Albert, tu es nommé chargé d’affaires… Nous allons partir, » et Maurice, ainsi que Charles Delmare, ainsi que Jeane, avait vu dans le départ de San-Privato un gage de salut certain, et, levant brusquement ses yeux, secs et rouges de larmes, il court à Charles Delmare, et, d’un air sombre :

— Enfin, il part !… Ah ! que ce démon retourne à l’enfer qui l’a vomi… Puissions-nous retrouver notre bonheur perdu !

— Non, non, ce bonheur n’est pas perdu, pauvre enfant ! Un funeste mirage l’a un moment voilé, obscurci à vos yeux… à ceux de Jeane, — dit à demi-voix Charles Delmare ; — courage, courage ! Lorsque, tout à l’heure, elle reprendra ses esprits, son premier regard vous cherchera, et dans ce loyal et tendre regard vous lirez, croyez-moi, le plus sincère amour ! Courage ! mon enfant, transportons Jeane au chalet ; votre père et votre mère s’approchent, ne les attristez pas du récit de vos larmes, dont vous reconnaîtrez bientôt le néant. Nous attribuerons votre émotion et la défaillance de Jeane aux suites du danger qu’elle a couru en allant à la grotte de Treserve.

Au moment où Charles Delmare et Maurice, transportant Jeane évanouie, s’éloignaient de San-Privato, qui, en apparence absorbé par la lecture de la dépêche, avait d’un œil oblique attentivement suivi les diverses péripéties de la scène précédente, madame San-Privato, sans même s’informer de la cause de l’évanouissement de la jeune fille qu’elle voyait emporter, se jeta essoufflée au cou d’Albert en répétant :

— Chargé d’affaires ! mon Albert… Nous allons partir en voiture à quatre chevaux… Le courrier est venu te chercher au chalet et nous a appris que tu étais nommé chargé d’affaires, en l’absence du prince de Serra-Nova, rappelé subitement à Naples… de sorte que tu vas représenter ton souverain à la cour de France… Te voilà quasi ambassadeur ! Mon pingre de frère et mon odieuse belle-sœur sont capables de crever de dépit et d’envie !

— Eux mourir ?… Non, non, ma mère… ils feront mieux que cela pour votre haine… ils vivront ! — répondit San-Privato avec un sourire affreux.

Et, après avoir froidement répondu à l’expansion de l’orgueil maternel, il réfléchit et dit :

— Ce brusque départ contrarie fort mes projets… et risquerait de les compromettre… de les ruiner peut-être… si heureusement je ne laissais ici ce Charles Delmare… pour mon chargé d’affaires… à moi.


XXXIII

Charles Delmare et Maurice, selon leur convention, cachèrent à M. et madame Dumirail, qu’ils rencontrèrent bientôt, la véritable cause de l’évanouissement de Jeane, l’attribuant à la réaction de l’effroi où l’avait jetée le péril couru par elle et par Albert en voulant se rendre à la grotte de Treserve.

Le chalet était voisin ; Jeane y fut transportée, puis couchée sur le lit des métayers. Madame Dumirail resta près d’elle, afin de lui donner ses soins, et son mari, instruit déjà par sa sœur de son départ subit, se chargea de la reconduire, ainsi que son fils, au Morillon ; Jeane, encore trop faible et trop souffrante pour descendre du chalet, y passerait la nuit avec madame Dumirail.

Maurice déclara ne vouloir pas quitter la montagne sans être rassuré sur les suites de l’indisposition de sa fiancée ; puis, afin de s’épargner les adieux et surtout la vue de San-Privato, il ga- gna un bois de sapins, d’où il épia le départ de son cousin et de sa tante, qui vinrent s’informer des nouvelles de Jeane et prendre congé de madame Dumirail.

Bientôt les San-Privato montèrent dans le char avec M. Dumirail. Le courrier, les devançant au galop, fut chargé d’aller prévenir le valet de chambre d’Albert de tout préparer pour son départ immédiat.

Charles Delmare, sentant l’urgence de sa présence auprès de Jeane et de Maurice, se hâtait de retourner au chalet après avoir accompagné M. Dumirail jusqu’au char, lorsque San-Privato lui dit avec courtoisie :

— Est-ce que nous aurons le plaisir de redescendre au Morillon avec M. Delmare ?

— En effet, — ajouta M. Dumirail s’adressant au père de Jeane, — voici bientôt le soleil couché… la lune se lève très-tard, et, si vous attendez ici la fin du jour, vous serez obligé de redescendre au Morillon en pleine nuit, car il n’y a pas de lit pour vous au chalet.

— Vous le voyez, monsieur Delmare, — ajouta San-Privato en souriant, — il faut vous résigner à la nécessité… Nous aurons donc, ainsi que je l’espérais, l’agrément de faire la route avec vous, et, je l’avoue, il m’en eût trop coûté de renoncer à l’honneur de votre compagnie.

Charles Delmare comprit la menace cachée sous la politesse de San-Privato et monta près de lui dans le chariot, tournant ainsi le dos à M. Dumirail et à sa sœur, assis de l’autre côté de la voiture, qui commença de descendre, au pas mesuré des bœufs, les pentes sinueuses de la route du Morillon.

Madame San-Privato ne tarissait pas de triomphantes exclamations au sujet de la nomination de son fils au poste éminent auquel il venait d’être appelé. Elle cédait en cela, non moins à la vanité qu’au désir d’exaspérer l’envie de son frère et de se venger de ce qu’elle appelait sa sordide avarice ; aussi, presque à chaque instant elle répétait :

— Mon fils chargé d’affaires ! quasi ambassadeur à vingt-quatre ans ! car il remplace son ambassadeur… et représente son souverain auprès du gouvernement français, et va être en rapport direct avec le roi ! avec le ministre des affaires étrangères ! Remplir de si hautes fonctions à vingt-quatre ans, avoue, mon frère, que c’est superbe !

— Superbe !… répéta sèchement M. Dumirail, triste, rêveur et étouffant un soupir ; — superbe !

— Voilà mon fils lancé… Il ira loin, aussi loin que l’on peut aller !…

— Tant mieux pour lui !…

— Certainement, tant mieux pour lui !… cher frère… car cet avancement si rapide lui présage les plus hautes destinées !

— Grand bien lui fasse !

— Le voilà quasi ambassadeur… et ce que tu ne sais peut-être pas, mon cher frère, c’est qu’en sa qualité de chargé d’affaires, mon fils a droit au titre d’Excellence…

— Vraiment ?

— Cela paraît te surprendre, mon frère !

— Quoi ?

— Le titre d’Excellence accordé à mon fils !

— Pas du tout… Va pour Son Excellence !…

— Mon frère ?

— Eh bien ?

— Décidément, tu parais soucieux, contrarié… triste…

— C’est tout simple… je comptais te garder ici quelque temps, toi et ton fils, et vous partez le lendemain de votre arrivée.

— Combien je suis touchée, cher frère, de ton chagrin de nous voir partir si tôt ! mais tu nous excuseras : mon fils, représentant son souverain près de la cour de France, ne pouvait prolonger son séjour ici.

— Évidemment.

— Il aura, dès son arrivée, à conférer avec les ministres… avec le roi… tu entends… avec le roi…

— Je ne suis pas sourd.

— Tiens, mon frère, il faut que je te dise quelque chose… que j’ai sur le cœur.

— Dis.

— Tu ne te formaliseras pas ?

— Non…

— Tu me réponds presque toujours par monosyllabes… et d’un ton si brusque, que l’on te croirait fâché.

— Fâché de quoi ?

— De ce que mon fils a obtenu un si brillant avancement.

— En quoi cela peut-il me fâcher ?

— C’est ce que je me demande.

— Si ton fils a obtenu cet avancement, c’est qu’il le mérite, je suppose.

— Assurément… mais, je l’avoue, mon frère… je m’attendais de ta part à quelques mots de félicitation.

― Tu me parais si parfaitement satisfaite, — répondit M. Dumirail avec une aigreur à peine contenue, — tu te félicites si complaisamment toi-même, qu’il me semblait superflu de faire chorus avec toi.

— S’il en est ainsi, c’est différent… mais je pensais que peut-être, mon cher frère, tu éprouvais… mon Dieu ! comment dirai-je ? car je serais au désespoir de te blesser…

— Je n’en doute point.

— Je pensais que, peut-être… tu étais… malgré toi… jaloux de mon fils…

— Moi ?

— Non pas jaloux personnellement, bien entendu, mais jaloux pour ton fils.

— C’est absurde !

— Pardon, mon frère… c’est que je me rappelais…

— Achève…

— Tu prétendais tantôt que ce pauvre gros Maurice, si, par impossible, il eût embrassé la carrière diplomatique, s’y serait aussi brillamment distingué que mon fils ?

— Je maintiens ce que j’ai dit.

— Libre à toi, mon frère ; mais enfin, tu ne feras pas que ton fils soit jamais chargé d’affaires, à vingt-quatre ans… Il aura sans doute, à cet âge-là, engraissé beaucoup d’estimables bœufs, beaucoup de porcs délectables, et surveillé l’intéressante confection d’une infinité de délicieux fromages ; mais…

— Ma sœur, — dit brusquement M. Dumirail, — qui vivra verra !

— Que verra-t-on, mon frère ?

— On verra, ma sœur… ce qu’on verra !

— Mais encore ?

— On verra peut-être des choses auxquelles on est loin, et très-loin de s’attendre.

— Ton fils ambassadeur, peut-être ?

Et madame San-Privato éclata de rire ; puis, cette sardonique hilarité calmée :

— Je serais désolée de t’avoir blessé involontairement, mon frère ; mais, à cette idée bouffonne de Maurice ambassadeur, le fou rire m’a prise… Mon frère, tu ne me réponds pas ?

— Je réfléchis.

— À quoi ?

— À la brillante destinée de Son Excellence monsieur ton fils. Tu pardonneras, je l’espère, mon silence en faveur du motif qui le cause, — répondit ironiquement M. Dumirail, voulant sans doute mettre fin à un entretien déplaisant pour lui, et auquel Charles Delmare et San-Privato, assis dos à dos de M. Dumirail et de sa sœur, avaient prêté une oreille attentive, chacun d’eux attachant, à son point de vue particulier, une grave importance à cette conversation.

Le jeune diplomate, remarquant le silence de M. Dumirail, dit, au bout de quelques instants, à Charles Delmare en affectant toujours une extrême urbanité :

— Je sens mes jambes un peu engourdies, je désirerais marcher ; c’est vous dire, monsieur, combien je m’estimerais heureux s’il pouvait, par hasard, vous convenir de faire aussi une partie de la route à pied.

Les chars de côté sont des voitures tellement près de terre, que leur caisse effleure presque le sol ; aussi Charles Delmare, obéissant au désir exprimé par San-Privato, descendit, ainsi que lui, du char, sans que leur absence fût remarquée de M. Dumirail absorbé dans ses pensées.


XXXIV

San-Privato et Charles Delmare, précédant de quelques pas le char où restaient assis M. Dumirail et sa sœur, avaient ensemble l’entretien suivant :

— Mon cher monsieur Delmare, — dit le jeune diplomate avec une sardonique affectation de cordialité, ― je vais en peu de mots… car je connais votre extrême et pénétrante intelligence… je vais en peu de mots vous donner mes instructions, certain de votre zèle et de votre exactitude à les remplir en mon absence.

— Quelles instructions ?

— Celles que vous aurez à exécuter après mon départ.

— Puisque enfin nous voici seuls, — reprit Charles Delmare luttant de sang-froid avec San-Privato, — je saisis cette occasion de vous dire que vous êtes un infâme…

— Vous trouvez ?

— Oui, je trouve cela… et à cela j’ajouterai ceci… méditez ces paroles : Vous possédez mon secret ; l’empire qu’il vous a jusqu’ici donné sur moi vous prouve que je ne vis au monde que pour ma fille et par ma fille.

— Je sais cela ; aussi je compte user, cher monsieur Delmare, et même cruellement abuser de votre tendre paternité. Elle est l’axe autour duquel gravitent tous mes desseins.

— Vos calculs pourraient être trompés.

— Comment donc, de grâce ?

— Voici : ne vivant que pour ma fille, il suit de là que, si je la perdais… or, pour moi, la perdre, c’est être séparé d’elle… il suit de là, dis-je, que, si je la perdais, ma vie, n’ayant plus de but, me deviendrait insupportable ; mais je ne la quitterais pas sans me donner la satisfaction grande de vous tuer comme un chien… après quoi…

— Vous vous brûleriez galamment la cervelle ?

— Probablement.

— Monsieur Charles Delmare, vous êtes homme d’esprit, de cœur et de résolution… je vous rends cet hommage… vrai ! Si j’avais eu le choix d’un ennemi mortel, digne de moi, c’est vous qu’entre mille j’aurais désigné… Cela convenu, et sans m’arrêter à votre menace de me tuer comme un chien, l’actualité primant les futurs contingents, je m’empresse de vous déclarer que, quant à présent du moins, il dépend de vous de n’être point séparé de Jeane, si vous exécutez fidèlement mes instructions. Or, pour vous, rien de plus facile. Les voici : mon oncle et ma tante ont en vous une confiance absolue ; cette confiance, Jeane et Maurice la partagent. Or, il faut… vous entendez bien… il faut… que cela soit, car je le veux… il faut, premièrement, que le mariage de Maurice et de Jeane soit indéfiniment ajourné.

— Et puis ?

— Il faut, secondement, que, avant un mois, pour tout délai, Maurice, accompagné de son père ou de sa mère, vienne à Paris, ne fût-ce que pour y résider huit jours… J’ajouterai que, selon toute probabilité, les circonstances faciliteront tellement votre tâche, que, si vous ne l’accomplissiez point, il y aurait évidemment, de votre part, plus que du mauvais vouloir.

— Est-ce tout ?

— Oui, cher monsieur Delmare, c’est, quant à présent, tout ce que j’exige de vous.

— C’est modeste !

— N’est-ce pas ?

— C’est modeste, mais c’est très-bête !

— Ah bah ! cher monsieur Delmare !

— Oui, il est parfaitement stupide de s’exposer, non-seulement à ne pas obtenir ce que l’on exige, mais à voir arriver justement le contraire de ce que l’on ordonne.

— Le mot de la charade, s’il vous plaît, cher monsieur Delmare ? Vous m’intriguez beaucoup.

— Maurice aura épousé Jeane avant la fin du mois, et ni lui ni elle ne quitteront leur chère retraite du Jura.

— Peste ! c’est de cette façon-là que vous entendez exécuter mes instructions ? Fi ! l’ingrat ! moi qui vous avais nommé in petto mon chargé d’affaires au Morillon ! Ainsi vous refusez de m’obéir ?

Le père de Jeane haussa dédaigneusement les épaules.

— Vous êtes, mon cher, véritablement stoïque et même héroïque en ce moment, — reprit San-Privato ; — mais je serai généreux, je vous donnerai le loisir de cuver le bel héroïsme qui, en ce moment, trouble votre judiciaire… Je vous déclare donc que, si Maurice épouse Jeane et ne vient pas à Paris avant la fin du mois pour tout délai, mon oncle Dumirail et ma cousine Jeane recevront de moi une lettre très-détaillée, très-circonstanciée, dans laquelle je leur révèle et leur prouve que vous êtes le meurtrier de M. Ernest Dumirail.

— Je m’attendais à cette menace.

— Il ne vous fallait point, pour la prévoir, être un grand sorcier, cher monsieur Dumirail, non plus que pour prévoir les conséquences de cette révélation. Reconnaissant en vous le meurtrier d’un frère qu’il adorait, et de qui la mémoire lui est restée si chère, mon oncle vous haïra autant qu’il vous affectionnait. À son aversion se joindra le plus outrageant mépris, car il vous reprochera très-justement l’abominable hypocrisie de votre conduite. Infamie ! s’introduire dans une famille où l’on a porté le déshonneur et la mort ! Vos relations avec les Dumirail seront donc à jamais rompues, et à jamais aussi vous serez séparé de votre fille, car, veuillez remarquer ceci : Jeane, vous croyant le meurtrier de son père, partagera l’horreur que vous inspirerez à M. Dumirail. Il vous restera, je le sais, le moyen de détromper Jeane ; mais, en ce cas, il faudra que vous l’instruisiez du déshonneur de sa mère, votre complice. Or, vous reculerez devant une pareille révélation. Vous le voyez, de toute façon, votre fille sera perdue pour vous. À ceci, vous m’objecterez que, le cas échéant, vous me tuerez comme un chien ? C’est là, pour moi, une question de détail dont je n’ai, quant à présent, nul souci.

— Le moment viendra, je l’espère, où cette simple question de détail vous semblera capitale.

— Le mot est joli, cher monsieur Delmare, extrêmement joli !

— Le mot est vrai, voilà tout. Mais, pour en finir avec vos menaces, vous achèverez, sans doute, votre œuvre en révélant aussi à M. Dumirail que je suis le père de Jeane ?

— Ah ! monsieur Delmare, pour qui me prenez-vous ?

— Comment !… des scrupules ?

— Moi ! des scrupules ?… de mieux en mieux… Décidément, vous avez, mon cher, une triste opinion de votre serviteur.

— D’où vient que vous ne révéleriez pas que Jeane… ?

— Est votre fille… et, conséquemment, étrangère à la famille Dumirail ? Mais, cher monsieur Delmare, cette révélation serait actuellement, de ma part, une faute énorme…

— Pourquoi ?

— Vous jouez l’innocence à ravir ! Vous savez à merveille que, si M. Dumirail apprenait que Jeane n’est pour lui qu’une étrangère, et que le père de cette fille adultérine est le meurtrier de son frère, à lui, Dumirail, mon brave oncle serait capable, dans le premier mouvement de sa douleur et de sa colère, de chasser de chez lui cette pauvre Jeane. Vos bras lui seraient ouverts, et j’aurais ainsi perdu sur vous tout empire, puisque je ne vous tiens que par la crainte d’être séparé de votre fille. Mon petit raisonnement vous frappe, cher monsieur Délmare ?

— Oui, vous êtes un homme d’autant plus dangereux que vous êtes malheureusement doué d’une remarquable intelligence ; vos charmantes scélératesses vous rendent, par les effrayantes conséquences qu’elles peuvent entraîner, aussi criminel peut-être que le misérable qui vole et qui tue pour cacher son vol. À ceux-là, le bagne ou l’échafaud ; à vous, la considération publique, les honneurs, jusqu’à ce que, cependant, un pauvre vieux homme, aussi las de la vie que de l’insolente impunité de vos forfaits à l’eau de rose, vous tue !

— Ah !… encore !

— Je me répète… n’est-ce pas ?

— Un peu, mon cher !

— C’est le défaut de l’âge ; mais, voyons, raisonnons. Par cela même que, dans l’ordre moral de la scélératesse, vous primez beaucoup ; je le reconnais sans conteste, ces coquins vulgaires qui crochètent les coffres-forts ou qui, au besoin, assassinent, vous ne faites pas, que diable ! le mal uniquement pour le mal… pour l’honneur… comme on dit ?…

— Eh bien ! cher monsieur Delmare, je suis en cela, je vous l’assure, souvent bien plus désintéressé qu’il n’y paraît.

— Non !… vous vous vantez… vous n’êtes pas homme à perdre comme cela… pour l’amour du bon Dieu, votre précieux et subtil venin, ni plus ni moins qu’une vipère étourdie et follette ! Vous agissez toujours patiemment ; les larmes que vous faites verser doivent être une rosée féconde pour vos projets ?

— Eh ! eh ! ce cher Delmare possède la phrase imagée, poétique !

— Vous êtes trop bon ! Mais, tenez, aujourd’hui, par exemple, vous avez empoisonné, déchiré, torturé l’âme innocente de deux enfants candides, aimants, généreux, inoffensifs. Dans quel but avez-vous fait cela ?

— Qui sait ? peut-être une expérience in animâ vili.

— Allons… l’amour de la science du cœur humain ne vous possède pas à ce point : vous êtes pratique et non spéculatif ; aussi, dans quel but encore avez-vous feint d’être amoureux de Jeane ? enfin, dans quel but voulez-vous l’ajournement du mariage de Maurice, et désirez-vous sa présence à Paris ?

— Vous ne devinez pas ?

— Non…

— Vous jouez au fin avec moi, cher monsieur Delmare ; en tout cas, de deux choses l’une : ou vous devinez mes projets, alors, à quoi bon vous les dire ? ou bien vous ne les devinez pas, et je serais un niais de vous en instruire.

— Quoi qu’il en soit, vous ne pouvez songer à épouser Jeane ; elle est pauvre, et la logique veut que vous épousiez, pour des écus, quelque laide héritière. Quant à songer à faire de Jeane votre maîtresse, vous sentez bien que cela vous serait aussi impossible que de l’épouser… parce que…

— Parce que ?

— Vraiment… je n’ose…

— Ce cher Delmare est d’une timidité…

— Non… mais enfin chacun a, voyez-vous, son petit amour propre… on n’aime point à s’entendre reprocher sans cesse…

— Quoi donc ?

— Dame ! que l’on rabâche.

— Ah ! très-bien !

— Vous comprenez ?

— À merveille.

— C’est plaisir que de causer avec les gens qui entendent à demi-mot.

— Ainsi, mon cher, dans le cas où j’aurais la fantaisie d’épouser Jeane ou d’en faire ma maîtresse… ?

— Je me chargerais de vous guérir radicalement de cette fantaisie-là.

— Toujours par ce même petit moyen que vous dites, cher monsieur Delmare ?

— Toujours.

— C’est vulgaire !

— Oui, mais c’est d’un effet très-sûr ; voilà pourquoi ma fille ne sera jamais ni votre femme… parce que ce serait le malheur de sa vie… ni votre…

― Ni ma maîtresse… achevez donc !… Vous êtes, mon cher, d’une pruderie de rosière.

— Il suffit, nous nous entendons.

— À merveille !… Et, afin de nous résumer, de nous recorder, cher monsieur Delmare, il est convenu, entendu, arrêté, que vous userez de votre influence sur la famille Dumirail pour faire ajourner indéfiniment le mariage de Jeane et de Maurice, et que, pour un motif quelconque, dont j’abandonne le choix à votre fertile imagination, Maurice viendra visiter Paris à la fin de ce mois ; faute de quoi Jeane et mon oncle sauront que vous êtes le meurtrier de M. Ernest Dumirail… Et, sur ce, cher monsieur Delmare, remontons en voiture, car nous voici bientôt arrivés au Morillon.

En effet, le chariot, où San-Privato et Charles Delmare reprirent leur place, descendait la dernière pente qui conduisait à la maison d’habitation ; la nuit était presque venue, lorsque M. Dumirail et ses hôtes arrivèrent au Morillon. Un élégant coupé de voyage, attelé de quatre chevaux de poste, attendait dans la cour le jeune diplomate, à qui l’ambassadeur de Naples envoyait une de ses voitures, ignorant quel mode de transport il avait employé pour se rendre dans le Jura. Les bagages étaient déjà chargés dans la voiture, sauf un rechange complet de vêtements pour San-Privato, qui, après un quart d’heure consacré à sa toilette, prit congé de son oncle, auquel il exprima ses regrets d’être obligé de le quitter si brusquement.

Madame San-Privato, triomphante d’orgueil, fit ses adieux à son frère, qui lui donna la main pour l’accompagner ; mais, au moment de la quitter, il voulut témoigner à la fois de sa persistance à accomplir un devoir sacré à ses yeux et se venger quelque peu de l’évidente malveillance de sa sœur, car elle jouissait moins encore de l’élévation de son fils que du dépit que cette élévation pouvait causer aux parents de Maurice ; aussi M. Dumirail, s’adressant à madame San-Privato :

— N’oublie pas, ma sœur, que, lorsque tu seras expropriée, complétement ruinée… ce qui ne saurait beaucoup tarder… tu trouveras ici un accueil fraternel, les égards qui te sont dus, et une existence sinon brillante, du moins paisible, et, je l’espère, aussi heureuse que tu pourras le désirer, si enfin, et j’y compte, la raison t’est venue… avec l’âge, car il est plus que temps, ma pauvre Armande, de songer à tes cinquante ans bien sonnés !… — ajouta tout bas M. Dumirail en aidant madame San-Privato à monter en voiture.

Celle-ci reprit, avançant ensuite sa tête à la portière :

— Adieu, cher frère, je n’oublierai jamais ton excellent accueil, tes dernières et sages paroles, ainsi que tes offres pour l’avenir ; si j’en profite, j’espère retrouver ton fils ce qu’il est aujourd’hui, crevant de santé, fort comme ses bœufs et toujours Gros-Jean comme devant… Ah ! j’oubliais… Si tu désires m’écrire, adresse tes lettres tout simplement à l’ambassade de Naples, à Paris ; car, mon fils et moi, nous habiterons probablement l’hôtel en l’absence de M. l’ambassadeur.

— Adieu, cher oncle, — ajouta San-Privato se penchant aussi à la portière de la voiture.

Puis, s’adressant à Charles Delmare, debout sur le perron, à côté de M. Dumirail :

— Adieu, cher monsieur ! Soyez assez bon pour ne point oublier le petit service que j’attends de votre toute gracieuse obligeance.

Charles Delmare s’inclina.

— Mon neveu, — dit M. Dumirail d’un ton contenu, — si tu vois M. de Morainville au ministère, tu lui diras mille choses de ma part, et que je lui écrirai très-prochainement.

— Oui, mon oncle.

— Adieu, mon garçon ! adieu, ma sœur ! — reprit M. Dumirail ; — bon voyage !

En ce moment, le courrier, enfourchant son bidet, s’approcha de la portière de la voiture, sa casquette galonnée à la main, et dit à San-Privato :

— Son Excellence s’arrête-t-elle en route ?

— Non, et vous payerez largement les guides ; je veux arriver le plus promptement possible à Paris.

— Son Excellence sera obéie, — dit le courrier.

Puis, s’adressant aux postillons :

— En route et bon train !… Cent sous de guides !

Le courrier partit au galop en faisant bruyamment claquer son fouet. Les deux postillons l’imitèrent, et M. Dumirail, debout, à côté de Charles Delmare, sur la dernière marche du perron de la maison, suivait, d’un regard pensif et triste, la voiture qui s’éloignait rapidement, tandis qu’il répétait à voix basse, avec une sorte d’amertume :

— Votre Excellence !… Votre Excellence !…

— Mon ami, — dit Charles Delmare à M. Dumirail, — excusez-moi si, ce soir, je ne vous tiens pas compagnie… je me sens un peu souffrant… j’ai hâte d’être de retour chez moi…

— Qu’avez-vous, mon cher Delmare ? Vous ne vous sentez pas, je l’espère, gravement indisposé ? — demanda M. Dumirail avec l’accent d’un intérêt cordial.

Et cependant, pour la première fois peut-être depuis leur intimité, il se sentait embarrassé de la présence de son ami.

Celui-ci répondit :

— J’éprouve une fatigue extrême, j’ai seulement besoin de repos… Demain matin, je viendrai savoir des nouvelles de Jeane.

— Vous la trouverez ici… probablement, car, dans la matinée, je l’enverrai chercher au chalet, ainsi que ma femme. Adieu donc, mon cher ami, bonne nuit je vous souhaite ! Demain, sans doute, vous ne ressentirez plus votre fatigue.

— À demain donc, — reprit Charles Delmare, enfin frappé de l’évidente contrainte de M. Dumirail, qui, chose étrange dans les circonstances actuelles, ne prononça pas un mot relatif au brusque départ de madame San-Privato et au poste éminent auquel Albert venait d’être appelé ; — à demain donc, — reprit Charles Delmare en s’éloignant, — bonsoir !

— Bonsoir, — répondit avec discrétion M. Dumirail, prêtant l’oreille aux tintements des grelots des chevaux de poste qu’il entendait encore dans le lointain.

Et il répéta en soupirant :

— Votre Excellence ! Votre Excellence !…

XXXV

Charles Delmare, depuis quelques heures de retour chez lui, pâle, défait, le regard fixe, les yeux secs, ardents, mais rougis par des larmes récentes, est assis, à demi ployé sur lui-même, dans un fauteuil, au dossier duquel la vieille Geneviève, debout et pleurant, appuie son front vénérable.

Le morne silence qui règne dans ce salon, faiblement éclairé par une lampe à abat-jour, est troublé par le bruit du timbre de l’horloge rustique de la cuisine. Minuit sonne.

— Minuit ! — dit la nourrice essuyant ses pleurs. — Il faut te coucher, mon Charles, tâcher de dormir… tu as tant besoin de repos ! Bonté divine ! quelle journée !

Puis Geneviève, se reprenant à pleurer, ajouta :

— Ah ! oui, quelle journée terrible !… Et toi qui disais hier, ne croyant pas, hélas ! si bien dire : « Il faut toujours se défier d’être trop heureux, parce que, bien souvent, c’est signe que l’on est menacé de quelque malheur… » Miséricorde ! il n’a pas tardé d’arriver, ce malheur ; tu m’as tout dit en rentrant ici… et j’en ai encore la chair de poule… Ton secret au pouvoir de ce…

Un sanglot de douleur et de rage coupa la parole de Geneviève.

— Lui… oser te menacer de… de…

Un nouveau sanglot étouffa la voix de la pauvre nourrice ; puis, peu à peu, à l’expression de cette douleur déchirante succède un tel paroxysme de fureur, de haine, que les traits ordinairement si débonnaires de Geneviève deviennent presque effrayants. Elle se recueille, ses larmes se tarissent, ses yeux lancent un éclair ; elle se redresse, et, laissant lentement tomber sa main osseuse sur l’épaule de Charles Delmare, toujours assis, brisé dans son fauteuil :

— Dis donc, fieu ?

— Quoi, nourrice ? — demanda Charles Delmare, surpris de l’étrange accent de Geneviève et se retournant machinalement sur son siège pour la regarder. — Qu’as-tu donc ? — reprit-il soudain, frappé du caractère sinistre de la physionomie de la vieille paysanne ; — qu’as-tu donc, Geneviève ?

— Sais-tu, mon fieu, que j’aurai soixante et un ans, vienne la Saint-Martin ?

— Eh bien ?

— Eh bien !… je n’ai plus guère d’années à vivre, moi…

— Puisses-tu te tromper, nourrice !

— Veux-tu que je te dise une chose ?

— Achève, tu m’inquiètes… Tes sourcils froncés… ton air sombre… je ne t’ai jamais vue ainsi.

— Ni moi non plus, je ne me suis jamais vue ainsi, puisque, d’ordinaire, rien que de voir tuer un poulet, ça me saigne le cœur !… Et pourtant veux-tu que je te dise une chose, à présent ?

— Parle…

— Jour de Dieu !… tiens… en ce moment-ci… je me moquerais pas mal de la guillotine… moi… pourvu que le muscadin y passe !

— Geneviève ! — s’écrie Charles Delmare effrayé de la résolution sinistre dont est empreint le visage de sa nourrice, — tu es folle !

— Voyez-vous ça ! Tu es donc fou… toi qui l’as menacé de le tuer comme un chien… s’il osait… ?

— Jeane est ma fille.

— Et toi, est-ce que tu n’es pas mon fieu, dis donc ?

— Nourrice, reprit Charles Delmare, aussi alarmé que touché du dévouement farouche de la bonne femme, — pauvre chère créature, reviens à toi… Ton affection pour moi t’égare… tu ne réfléchis pas à tes paroles.

— Que si fait, que si fait, je sais bien ce que je dis… ce que je pense… Et pourquoi donc que je ne te vengerais pas comme tu veux venger ta Jeane ?

— Les méchants sont toujours lâches ; je voulais effrayer ce misérable… Ah ! une fois dans ma vie, et en cas de légitime défense, j’ai tué un homme, je l’ai vu mourir… je sais quels remords m’a causés, me cause encore ce meurtre ! Non, non, quelle que soit la scélératesse de San-Privato, ma main ne se rougira plus du sang d’un homme désarmé… Je pourrais, peut-être, poussé à bout par ce misérable, rêver, en un moment de délire, l’assassinat… mais le commettre, jamais je n’aurais ce courage.

— Ah ! ah ! ah ! est-il donc délicat, mon pauvre fieu ! Fait-il la petite bouche ! — s’écria Geneviève avec un regard farouche ; — vous allez voir qu’il faudrait prendre des mitaines pour tordre le cou au freluquet s’il te rendait malheureux comme les pierres ! Et ça commence bien ! vous en a-t-il assez fait de mal ? vous en a-t-il assez fait, à toi, à ta fille, à ce pauvre M. Maurice ?

Et la nourrice, éclatant, ajouta avec une fureur croissante :

— Scélérat de muscadin !… lâche, traître, espion ! langue de vipère ! méchant comme un âne rouge ! vous en a-t-il assez fait de mal ?

Et la nourrice, s’exaspérant à mesure qu’elle énumérait les défauts de San-Privato, s’écria en serrant les poings avec une énergie sauvage : — Jour de Dieu ! te séparer de ta fille… toi qui ne vis que pour elle ! Est-ce que ce n’est pas vouloir te porter le coup de la mort ? Va, je te connais bien, mon Charles, le chagrin te tuerait ! Et, toi mort, vois-tu, toi mort… que le diable m’emporte si je ne m’en irais pas dare-dare… faire passer le goût du pain au muscadin…

— Geneviève !…

— Laisse-moi tranquille ! Tu ne peux pas savoir ce que c’est qu’une mère dont on a tué le petit… vois-tu !… Je te dis que j’aurais la tête sous le couperet, que je crierais encore : « Oui, j’ai bien fait de faire passer le goût du pain à un scélérat !… Tiens ! est-ce que c’est ma faute, à moi, si le bon Dieu roupille et me laisse sa besogne ? Oui, j’ai bien fait de venger mon pauvre fieu, qui de chagrin a trépassé !… »

Cette dernière et funèbre pensée changea en attendrissement la fureur éphémère de la vieille nourrice, inoffensive et excellente créature, qui ne pouvait, disait-elle, voir tuer un poulet ; elle fondit de nouveau en larmes, se jeta au cou de Charles Delmare avec une effusion maternelle, en murmurant d’une voix entrecoupée de sanglots :

— Eh bien ! oui, oui, tu as raison, il faut laisser le ciel punir les méchants, ne pas nous occuper de ça… Mais enfin, mon Charles, est-ce qu’il est jamais Dieu possible que je me fasse à l’idée que tu mourras avant moi ? Il y aurait de quoi me rendre folle ! Qu’est-ce que tu voudrais que maintenant, sans toi, je devienne ? Dis un peu… mon enfant ? Moi qui, depuis trois ans, ne t’ai pas quitté d’un jour, je serais comme un pauvre chien qui a perdu son maître et qui s’en va mourir sur sa fosse.

La nourrice, tombant aux pieds de Charles Delmare, qui pleurait, ajouta, suppliante :

— Je t’en supplie, mon Charles, ne te laisse pas abattre ! Ne désespère pas ! reprends courage ! Tu en as tant de courage, et tant d’esprit ! Comment ne sortirais-tu pas de ce maudit guêpier ? Voyons, cherchons, avisons… Tu m’as dit souvent que ça te soulageait, que même ça t’éclairait parfois de penser tout haut avec moi ; tu m’as déjà, ce soir, en rentrant, raconté ta désolation ; cherchons le moyen d’échapper aux malheurs que tu crains. Ce moyen, nous le trouverons, mon Charles, tu verras, nous le trouverons ! Je ne suis qu’une paysanne, je n’ai point grand entendement, mais tu es mon fieu, et l’esprit vient toujours aux mères quand il faut consoler, sauver leur enfant ! Tu es pour moi ce que ta fille est pour toi ; sois tranquille, à nous deux nous réussirons… Allons, hardi, mon Charles ! va, au fond, le bon Dieu est pour les bonnes gens !

Charles Delmare se pencha vers Geneviève, agenouillée devant lui, serra entre ses mains la tête vénérable de sa nourrice, la baisa pieusement au front, et, levant les yeux vers le ciel :

— Merci, Dieu ! dans ma détresse, il me reste une mère !

Et, contemplant Geneviève avec une expression d’allégement ineffable :

— Oh ! dévouement naïf et sublime !… baume divin répandu sur les blessures de l’âme, bénie soit ta sainte affection ! bénie sois-tu, nourrice ! Tu m’apaises, tu me réconfortes, tu me relèves de mon stérile abattement, tu me donnes le courage d’envisager sur-le-champ la réalité en face, au lieu de perdre un temps précieux en vaines espérances ! Allons, Geneviève, tu l’as dit, ta maternelle tendresse pour moi, ma tendresse pour ma fille, nous viendront en aide ! Oui, à nous deux, nous trouverons le salut de mon enfant. Assieds-toi là, bonne mère, et cherchons comment conjurer tant de maux !


XXXVI

Charles Delmare, plus calme, se recueillait pendant un moment ; puis, s’adressant à Geneviève :

— Résumons les faits. Telles ont été les dernières paroles de San-Privato : « Si vous n’usez pas de votre influence sur M. et madame Dumirail, afin d’amener l’ajournement indéfini du mariage de Jeane… si, avant la fin de ce mois, Maurice n’est pas venu à Paris… ne fût-ce que pour y passer huit jours… je révèle et prouve à M. Dumirail que vous êtes le prétendu Wagner ; vous devenez un objet d’horreur pour la famille Dumirail et vous êtes ainsi sé- paré de votre fille, qui vous croit le meurtrier de son père !… » Telle est donc la menace de cet homme.

— Bon, — reprend Geneviève avec un accent cogitatif et ne songeant plus à vitupérer contre San-Privato ; — mais cette menace, peut-il l’exécuter ?

— Il le peut.

— Bon ! et quand je dis bon, à propos de ce qui est si mauvais, tu comprends, mon Charles, que je dis cela par manière d’acquit, et…

— Certainement… continue.

— Ah çà ! pourtant, voyons donc un peu ! On apprend à M. Dumirail que tu es le prétendu Wagner, bon ; mais qui affirme cela ? Le muscadin. Or, si tu niais la chose ?

— De deux choses l’une : ou M. Dumirail ajoutera pleinement foi à la révélation de San-Privato, et, sans vouloir même me revoir, me fermera sa porte en me signifiant le motif de notre rupture ; ou bien, ce qui est plus probable, hésitant à croire à cette révélation, il s’adressera cordialement à ma loyauté, à mon honneur, afin de savoir de moi la vérité.

— Bon !… et dans le premier cas ?

En admettant que M. Dumirail, persuadé que je suis le meurtrier de son frère, consente à me recevoir, il me faudrait donc nier effrontément la vérité ; je me sens incapable d’un aussi audacieux mensonge.

— Et dans le second cas ?

— Que répondre à M. Dumirail me disant : « On vous accuse d’être le meurtrier de mon frère… Je ne veux pas ajouter foi à cette horrible révélation ; donnez-moi votre parole d’honnête homme que le fait est faux, et je vous croirai… » Dis, nourrice, puis-je commettre un pareil parjure ?

— C’est vrai, mon Charles, tu ne peux pas nier le fait. Voilà donc M. Dumirail instruit sans rémission que tu es le prétendu Wagner. Bon !… Maintenant, crois-tu que cette découverte éteindra tout d’un coup la grande amitié que M. Dumirail a pour toi ?

— Cela n’est pas douteux : il chérissait son frère ; le souvenir de sa fin tragique saigne toujours dans son cœur… Hier encore, en me parlant de cette mort, lui, ordinairement inoffensif et doux, m’a surpris par la violence de ses haineux ressentiments contre le séducteur de sa belle-sœur. Non, non ! jamais son ancienne amitié pour moi ne prévaudra sur l’aversion que je lui inspirerai désormais ; et si, par impossible… je dis, Geneviève, par impossible… notre ancienne amitié pouvait balancer dans le cœur de M. Dumirail sa récente aversion, le respect de lui-même et les plus simples convenances lui interdiraient tous rapports avec moi, qui ai tué son frère après avoir séduit sa femme ! Je ne m’abuse donc pas, cette révélation aurait pour conséquence la rupture absolue, éternelle de mes relations avec la famille Dumirail.

— Il s’ensuit, mon Charles, que, ne pouvant plus remettre le pied chez eux, tu es ainsi séparé de ta fille ?

— À jamais séparé, puisqu’elle me croira le meurtrier de son père, et que, par égard pour une famille dans laquelle j’ai porté le déshonneur et le deuil, je ne devrais pas même rester plus longtemps dans le voisinage de ces personnes, ce voisinage leur rappelant sans cesse de cruels souvenirs. Il me faudrait donc quitter cette maison, ce pays… renoncer à la consolation d’habiter les mêmes lieux que Jeane… à l’espérance de l’apercevoir quelquefois de loin, malgré l’aversion que je lui inspirerai désormais… Mon Dieu, mon Dieu ! — ajouta Charles Delmare frissonnant à cette pensée.

Puis, se dominant :

— Pas de faiblesse !… envisageons résolûment la réalité… supposons que Jeane soit perdue pour moi !

— Or, comme tu ne vis que pour elle, mon pauvre fieu, cette cruelle séparation sera pour toi…

Et, tressaillant, Geneviève s’interrompit, porta sa main à ses yeux, redevenus humides ; puis, à l’exemple de Charles Delmare, elle domina son émotion et reprit brusquement avec une sourde amertume : — Tu es donc séparé de ta Jeane… le désespoir te prend… bon !… et, tôt ou tard, à ce chagrin… tu ne survis pas.

— Peut-être, — reprit Charles Delmare, de crainte de trop affliger Geneviève ; — je ne sais…

— Oh ! je le sais, moi, tu mourrais à la peine… et…

Mais la nourrice, se contenant encore, ajouta :

— Voilà donc, mon Charles… si ce… scélérat exécute sa menace, voilà donc ce qui arrivera ?

— Oui.

— Et pour que cela n’arrive pas, que faire ?

— User de mon influence sur M. et madame Dumirail pour les engager à ajourner indéfiniment le mariage de Jeane et de Maurice.

— Bon !… et maintenant, raisonnons… Voyons, mon Charles, est-il possible de reculer indéfiniment ce mariage, et, surtout, demandons-nous s’il serait bon, s’il serait juste de le faire ?

Charles Delmare réfléchit, et, après un moment de silence, reprit d’une voix grave, presque solennelle :

— Écoute-moi attentivement, Geneviève : les événements d’hier et ceux de cette journée, en confirmant tout ce que je pressentais du caractère, des penchants, de l’organisation de ma fille, me donnent la conviction absolue… tu m’entends, absolue… que, si Jeane épouse Maurice et vit avec lui, loin du monde, selon le désir qu’ils ont témoigné tant de fois, et que, grâce à Dieu, ils éprouvent encore, malgré les dangereux ferments que la perfidie infernale de San-Privato a jetés dans leur âme, ces deux nobles enfants sont certains d’être heureux, à jamais heureux.

— Bon !… Mais, si leur mariage est de beaucoup reculé, ou bien s’ils ne se marient pas ; enfin, si Maurice va à Paris ?

— En ce cas, Geneviève, ma fille est perdue ! — répondit Charles Delmare avec une angoisse inexprimable ; — Maurice aussi est perdu !

— Perdue… ta Jeane ? — s’écria la nourrice effrayée de l’accent et de la physionomie de Charles Delmare ; — est-il Dieu possible ! perdue ! ta Jeane ?… Cet ange… ce trésor de grâce, de beauté, de vertu… ainsi que tu l’appelles…

— Ce trésor de grâce, de beauté, de vertu, cet ange… s’il sort de son paradis… entends-tu, Geneviève ? et son paradis… est le milieu où elle vit ici, cet ange tombera dans un enfer d’exécrables passions… oui, et cet ange déchu effrayera peut-être un jour les démons !

Charles Delmare prononça cette sinistre prophétie avec une si douloureuse et si effrayante conviction, que Geneviève, atterrée, stupéfaite, le regarda, et ne put que joindre les mains en poussant une exclamation de surprise et d’effroi.


XXXVII

Un silence de quelques minutes a succédé au terrible pronostic porté par Charles Delmare sur l’avenir de Jeane dans le cas où elle n’épouserait pas Maurice ; ce silence, Geneviève le rompt la première, et, encore palpitante de frayeur :

— Charles… lorsqu’un père… et un père tel que toi… ose se livrer à de pareils présages au sujet d’une fille qu’il chérit plus que tout, il faut bien qu’à ses yeux ces présages soient fondés sur quelque chose. Aussi, je te crois ; mais que veux-tu que je te dise !… Je suis comme au temps de mon catéchisme… je crois en aveugle… sans rien comprendre… parce qu’enfin… Jeane…

— Tiens !… je vais te faire un aveu dont je suis épouvanté… un aveu… qu’à toi seule au monde j’ose et je peux faire… car, vois-tu, nourrice, à chacun des mots que tu vas entendre, je souffrirai autant… je souffrirai plus que si un coup de poignard me frappait en plein cœur.

— Que vas-tu donc m’apprendre, mon Dieu ?… Je n’ai pas une goutte de sang dans les veines.

— Tel que je te l’ai dépeint, San-Privato, n’est-ce pas… est un infâme ?

— Tu me le demandes ?

— Eh bien ! cet infâme…

— Achève…

— Misère de moi !… misère de moi !…

— Charles, tu me fais peur…

— Ma fille l’aime !

— Hein !… ta fille… elle aime ?… qui ?… qui cela aime-t-elle… ta fille ?

— San-Privato.

— Miséricorde ! — murmure Geneviève abasourdie, frissonnant et pâlissant.

Puis, secouant la tête comme une personne qui se réveille en sursaut, elle reprend, cherchant à se rassurer par une supposition dont elle reconnaît presque l’absurdité :

— Pour sûr, la fatigue m’aura engourdie. Dame, il est si tard… une heure du matin… et puis, sans m’en apercevoir, je me serai endormie ; c’est ça, pour sûr, mon Charles ; il y a un moment, je sommeillais, n’est-ce pas ? et j’aurai rêvé que tu me parlais de ta fille, me disant qu’elle aimait… ce… ce… enfin, tu sais… cet homme !

— Je l’ai dit, nourrice, je l’ai dit…

— C’est donc vrai !… je ne rêvais pas ! Bonté divine, j’avais bien entendu !

Et, l’esprit troublé par cette incroyable révélation, la nourrice balbutie :

— Faut m’excuser, mon Charles ; ma pauvre vieille tête n’était pas déjà très-forte, je crois qu’elle déménage tout à fait… J’ai des éblouissements, je ne vois plus clair dans mon idée. C’est ma faute, à coup sûr… et non la tienne. Mais enfin, tout à l’heure… tu me disais : « Jeane et Maurice sont certains d’être heureux s’ils se marient bientôt… » Bon !… Et voilà que tu me dis maintenant que ta fille aime ce… Ah ! Jésus ! mon Dieu !… c’est à en devenir folle !

— Pauvre bonne mère, calme-toi, le mal est grand, mais loin d’être désespéré.

— Pourtant, si Jeane aime ce…

— La malheureuse enfant a vaillamment lutté, lutte encore contre ce fatal entraînement ; aussi, je te le répète… rien n’est désespéré.

— Elle… elle… aimer cet homme-là !

— Écoute-moi, et peut-être tu comprendras ce qui te semble inexplicable.

— Parle, mon Charles, je vais t’écouter de toutes mes forces.

— Et, d’abord, il est évident, n’est-ce pas ? qu’il y a en nous, en toi, en moi, dans tout le monde enfin, du bon et du mauvais, des défauts et des qualités ?

— C’est tout simple.

— Jeane est comme tout le monde, il y a en elle du bon et du mauvais.

— S’il y a en elle du mauvais, il n’y en a pas beaucoup, d’après ce que tu m’as dit d’elle si souvent.

— Non ; mais enfin, ses mauvais instincts sommeillaient. Ils ne se seraient sans doute jamais éveillés ; ils seraient morts, faute d’aliments, sans la présence fatale de cet homme. En un mot, Geneviève, pour te rendre ma pensée aussi simple, aussi claire que possible, San-Privato, par ce qu’il y a de mauvais en lui, correspond à ce qu’il y a de mauvais dans Jeane ; de même que Maurice correspond à ce qu’il y a d’excellent dans ma fille. Comprends-tu cela, bonne mère ?

— Attends… Voyons, oui, il me semble, si je saisis bien, que c’est comme si tu disais que Jeane aime Maurice pour son bon cœur… et ce… enfin, l’autre… pour sa scélératesse ?

— C’est cela même.

— Est-ce que c’est possible ?

– Malheureusement, oui, cela est possible !

— Mon Dieu, mon Dieu !

— Cela est possible, surtout lorsque la scélératesse revêt des dehors aussi séduisants que ceux de San-Privato ; puis, de même que l’abîme, dont nous sondons les périls mortels, nous attire souvent malgré nous, la perversité a un attrait irrésistible, un charme fatal pour certains caractères pervers.

— Jeane… pervertie !… Que dis-tu là ?

— Pervertie… non, pas encore, grâce à Dieu ; mais il existe en elle de dangereux penchants dont elle a hérité de moi, mystérieux et funeste héritage, le seul, hélas ! qu’une destinée vengeresse m’ait permis de léguer à mon enfant ! De ces fâcheux penchants, à peine elle a conscience ; aussi elle se révolte, elle se débat sincèrement contre la pernicieuse influence de San-Privato ; mais il tient Jeane par son mauvais côté, qui n’avait pu, quoique voilé, échapper à mon œil de père, et il n’a pas échappé non plus à la diabolique pénétration de San-Privato.

— En vérité, mon Charles, je n’en reviens pas ; je devrais avoir peur… et, malgré moi, en t’écoutant… je me sens rassurée.

— Que dis-tu ?

— Dame, oui ; comment ! voilà tout ce que tu reproches à ta fille ? De te ressembler par le caractère, à toi si bon, si généreux !

— Pauvre nourrice, tu n’oublies qu’une chose.

— Quoi donc que j’oublie ?

— C’est que je suis homme, et que Jeane est femme ! Tu oublies encore que, sans parler de mon désordre égoïste, stupide, coupable, qui, en dissipant l’héritage paternel, m’a conduit à une ruine abjecte et devait me pousser à un lâche suicide, j’ai, malgré la bonté, la générosité de mon caractère, porté le déshonneur et la mort dans une famille ; que j’y ai introduit l’enfant de l’adultère !… Oh ! certes, les hommes, si tolérants parce qu’ils ont tant besoin de pardon pour eux-mêmes, témoignent d’une fraternelle indulgence pour certains vices, certains crimes qu’ils commettent ou regrettent de ne pouvoir commettre ! que dis-je ? ils les glorifient, ces crimes ! Corrompre et séduire une épouse jusqu’alors irréprochable, tuer son mari en duel, c’est ravissant ! Cela vous pose en crâne, en roué, en don Juan, en héros de roman de cape et d’épée ! Mais qu’une femme jeune, belle, spirituelle, hardie, elle aussi, se livre à la fougue de ses passions ; qu’elle aussi cède sans honte à l’ardeur de son sang ; qu’elle aussi se joue de l’adultère, du repos des familles ; qu’elle aussi fasse couler sans pitié les larmes et le sang, horreur, anathème sur elle ! Grand est le nombre de ceux qui la maudissent : ce sont ses victimes, ce sont les dédaignés, les délaissés, les envieux de sa beauté ; c’est la foule, enfin, et la malheureuse femme tombe, aux cris de malédiction de tous, dans un abîme d’opprobre !

— Ah ! oui, maintenant j’ai peur. Charles, mon Dieu ! soupçonnerais-tu Jeane de devenir jamais… ?

— Ma fille a hérité de mon amour effréné du luxe et des plaisirs ; ma fille a hérité de l’ardeur de mon sang.

— Mais cela, qui te le prouve ? qui te le dit ?

— Qui me le dit ? Ah ! c’est que j’ai vu ma fille… elle, encore si candide, se troubler, pâlir, rougir, palpiter sous le regard sensuel et effronté du séduisant San-Privato ; et cependant elle aimait, elle aime noblement, tendrement Maurice ! Ah ! c’est que j’ai vu les yeux de ma fille étinceler, son front se redresser fier, rayonnant, comme s’il était déjà couvert du diadème des fêtes éblouissantes dont elle se voyait la reine, alors qu’elle écoutait d’une oreille avide les récits de San-Privato. Ah ! c’est que j’ai vu ma fille… et cela surtout m’épouvante… c’est que je l’ai vue, malgré le mépris, malgré la sincère indignation que lui causaient la lâcheté, la perfidie, le mensonge de cet homme, éprouver cependant une sorte d’admiration mêlée d’effroi pour sa rouerie, son audace, lorsque, par un prodige de présence d’esprit et d’adresse, sortant triomphant d’une situation d’un ridicule mortel pour tout autre que pour lui, il osait, en présence de Maurice, réitérer à Jeane l’aveu de son amour en termes passionnés, brûlants, qui la bouleversaient, portaient le feu dans ses veines ! Aussi, confuse, effrayée de ces sensations si nouvelles pour son innocence, j’ai vu ma fille se jeter dans mes bras en me criant : « Sauvez-moi, je suis perdue ! »

— Hélas ! mon Dieu, c’est déjà terrible ; mais il y a bien loin de là, mon Charles, à cet abîme d’opprobre dont tu parlais.

— Pauvre nourrice, tu ignores combien est rapide la pente du mal. San-Privato est, aux yeux de ma fille, le type du roué, séduisant, sensuel, libertin, sceptique, hardi, insolent et railleur. Il exerce sur elle une sorte de fascination dont se révolte, dont s’effraye encore Jeane, parce que ses mauvais instincts sont à peine éveillés ; mais, crois-moi, Geneviève, s’ils s’éveillaient tout à fait, s’ils se déchaînaient dans leur fougue… oh ! malheur à moi ! malheur à moi ! ma fille me dépasserait de bien loin dans la carrière du vice. Oui, tout me le dit, elle primerait un jour San-Privato lui-même ; elle deviendrait une sorte de don Juan féminin, semblable à cette créature dont le portrait te faisait tout à l’heure frissonner : dehors ravissants, âme implacable, riant des larmes, riant du sang qu’elle fait couler, ayant pour but unique de sa vie l’assouvissement de ses passions, pour règle leur désir, pour frein leur lassitude.

— Miséricorde ! mais ta fille serait un monstre, et ce monstre, c’est ta frayeur qui se le figure, mon pauvre fieu !

— Tiens, nourrice, — s’écrie Charles Delmare en proie à une sorte d’hallucination prophétique, — on l’a dit : les mères et les pères sont parfois doués de la seconde vue… eh bien ! j’en jurerais Dieu… Jeane, à cette heure où tout se tait, où l’on s’écoute penser, Jeane, brisée par les émotions du jour, et agitée par une fiévreuse insomnie, flotte indécise entre l’appel du bien et du mal, entre son bon et son mauvais génie ; tour à tour elle songe à Maurice et à San-Privato. Tantôt le bien l’emporte : alors à ma fille apparaît un avenir riant et pur ; épouse chérie, mère honorée, elle se voit vieillir avec Maurice, entourés de leurs enfants bien-aimés, et atteindre le soir de leur heureuse vie, qui s’est écoulée sereine, comme un beau jour d’été ; alors le cœur de Jeane s’allège, s’épanouit, elle espère. Tantôt, songeant, au contraire, à San-Privato, elle sent palpiter son sein, ses joues s’enflammer, rougir, et pourtant elle est seule dans l’obscurité ; mais le souvenir de cet homme de malheur l’obsède, la domine. Trop innocente encore pour soupçonner où l’entraîneraient ses dangereux penchants, dont à peine elle a conscience, et seulement éblouie, fascinée par le mirage enchanteur d’une vie de fêtes, de plaisirs, de voluptés, elle dédaigne, elle maudit le passé si calme, si prospère, et s’élance dans un étincelant tourbillon, guidée par San-Privato, qui cependant, à ses yeux, est encore pour elle moins un époux, moins un amant qu’un complice.

— Charles, si ta fille en est encore à hésiter entre l’ange et le démon, elle n’est pas perdue, tu le dis toi-même ; s’il y a en elle du mauvais, il y a aussi du bon, beaucoup de bon. Pourquoi, avec ton aide, le bien ne l’emporterait-il pas sur le mal ? Pourquoi, enfin, puisque sa famille et toi désirez ce mariage et que Jeane elle-même, malgré tout, le désire aussi, pourquoi n’épouserait-elle pas Maurice ?

— Là est le salut peut-être, là est mon unique espoir ; car, si le mariage est prochain, la présence de Maurice, la sincère affection que Jeane ressent pour lui, et dans laquelle se concentreront désormais toutes les forces de sa nature passionnée ; enfin la paix, le contentement intérieur dont elle jouira ensuite de tant de luttes, de tant de secrètes angoisses, effaceront peu à peu de son esprit le souvenir irritant, corrosif, de San-Privato ; chaque jour, le charme de ses devoirs prendra sur elle un plus doux empire. Et si elle devient mère… ah ! Geneviève, Geneviève, l’ombre même du mal disparaît de son cœur devant le rayonnement divin de la maternité ; le désir de briller, cette soif de plaisir, si dangereuse dans un milieu qui l’exciterait encore, s’apaiserait, s’éteindrait ici, faute d’aliment, faute d’occasions ! Ah ! l’occasion ! l’occasion, entremetteuse infâme ! combien d’âmes n’a-t-elle pas prostituées au vice et au crime !

— Tu as raison, mon pauvre fieu, il y a bien longtemps qu’on l’a dit : « L’occasion fait le larron. »

— Et Maurice serait, en face de l’occasion, non moins sujet à faillir que Jeane : sa nature impétueuse, énergique, s’il se trouvait dans une voie mauvaise, le pousserait aux plus grands désordres. Est-ce donc dans cette infernale prévision que San-Privato exige de moi que j’use de mon influence sur la famille Dumirail, afin qu’elle envoie Maurice à Paris ?

— Ah ! mon Dieu, Charles, tu me rappelles…

— Quoi, nourrice ?

— Ce que j’avais oublié, ce que tu oublies, les menaces de ce monstre : il veut te forcer de décider M. Maurice à aller à Paris ; il veut te forcer à faire ajourner le mariage de ta fille. Et plus nous parlons d’elle, plus il nous saute aux yeux, à nous deux, qu’elle est perdue si elle n’épouse pas son cousin, et sauvée si elle l’épouse.

— Geneviève, il faut qu’elle soit sauvée ! — répond Charles Delmare se recueillant. — Cet entretien approfondi m’a prouvé qu’il n’est au monde qu’un moyen de salut pour Jeane.

— J’entends… ce mariage…

— Il faut qu’il ait lieu… Il aura lieu avant la fin du mois.

— Mais alors, bonté divine ! ce qui sauve ta fille fait ton malheur, te désespère… te tue, mon Charles ; car, si ce mariage a lieu, ce démon de San-Privato…

— Me dénonce à M. Dumirail comme le meurtrier de son frère, et à Jeane comme le meurtrier de son père.

— Et tu es pour toujours séparé d’elle !

— Mais elle est sauvée, Geneviève ! — s’écrie Charles Delmare avec un accent de dévouement sublime ; — elle est sauvée : l’ange reste dans son paradis, le démon perd sa proie.

— Mais toi… mais toi ?… Il te faudra renoncer à voir ta Jeane, mon Charles, puisqu’elle croira que tu as tué son père, et qu’alors elle aura pour toi autant d’horreur qu’elle a maintenant d’attachement ; il te faudra quitter le pays, aller vivre loin d’elle, ne pas seulement être témoin de son bonheur, que tu auras payé si cher !

— Ah ! je l’avoue, cette pensée est affreuse ! — reprend Charles Delmare avec accablement et les yeux noyés de larmes. — Je te dis tout, nourrice… eh bien ! je suis faible, je suis lâche… oui, je le sens… cette pensée, que mon cruel sacrifice aura du moins assuré le bonheur de Jeane, ne suffira pas à me consoler de notre séparation, hélas ! éternelle. J’aurai, je le prévois, à lutter contre des accès de douloureuse défaillance, de désespoir atroce ; je ne trouverai pas, dans l’accomplissement du plus sacré des devoirs, dans la satisfaction de moi-même, cette puissance de résignation qui fait le calme des âmes fortes ; non, il ne se passera pas un jour, pas un instant sans qu’au fond de ma nouvelle solitude, solitude morne, désolée, comme mon cœur, je me dise : « Quand j’étais là-bas, à cette heure-ci, j’attendais le moment de voir ma Jeane ; » ou bien : « Je la voyais ; » ou bien : « Je l’avais vue. »

Et, étouffant ses sanglots, Charles Delmare ajoute :

— J’accomplirai mon devoir jusqu’à la fin, j’en jure Dieu ! mais je serai bien malheureux… oh ! bien malheureux !

— C’est vrai, — reprit Geneviève, — c’est vrai, tu es bien malheureux ; mais tu peux te dire qu’il y a quelqu’un de plus à plaindre que toi : c’est moi. Ah ! si tu savais quelle est ma peine de te voir tant souffrir et de ne pouvoir que pleurer avec toi !

— Pardon, bonne mère ! — reprit Charles Delmare plus calme ; — oui, pardon pour mon injustice, pardon pour mon ingratitude ; non, je ne suis pas le plus malheureux des hommes ! Je le serais si je ne t’avais près de moi, toujours dévouée, toujours compatissante à mes afflictions ; non, non, je ne suis pas le plus malheureux des hommes, car, lorsque viendra le jour où je devrai pour jamais me séparer de ma fille, je pourrai du moins te parler d’elle.

Et Charles Delmare, entendant sonner deux heures du matin, ajoute :

— La nuit s’avance, va te reposer, nourrice. Je vais tâcher de m’endormir ; le sommeil réparera mes forces, car demain j’en aurai besoin : je prévois une journée de vives et pénibles émotions. Dans quel état moral retrouverai-je Jeane et Maurice ? Ah ! ces pauvres enfants ne causent pas seuls mes inquiétudes. M. Dumirail lui-même, ce soir…

Et, s’interrompant :

— Cherchons d’abord le sommeil, raffermissons-nous pour une nouvelle lutte peut-être ! Bonsoir, nourrice ! bonsoir, bonne mère ! à demain !

Geneviève regagna la cuisine, où elle couchait ; Charles Delmare s’étendit sur son lit. Bientôt la nourrice et son fieu trouvèrent dans le sommeil l’oubli momentané de leurs peines.

XXXVIII

Le lendemain matin de la journée précédente, journée si féconde en incidents, M. Dumirail, après une nuit fort agitée, passée presque tout entière à réfléchir, se rendit au chalet du col de Treserve, afin d’y aller chercher lui-même son fils, madame Dumirail et Jeane. Il donna l’ordre à ses domestiques, dans le cas où M. Charles Delmare se présenterait au Morillon, de lui dire que la famille serait de retour et l’attendait à dîner le soir, mais qu’on le priait de ne point se donner la peine de monter au chalet, M. Dumirail ignorant à quelle heure il en descendrait. Maurice et Jeane, ainsi qu’on le pense, dormirent peu ; levé dès l’aube, le jeune homme attendit avec impatience l’heure présumable à laquelle sa fiancée, toujours matinale, sortirait de la chambre où elle avait passé la nuit avec madame Dumirail.

Peu de temps après que le tintement mélancolique des grosses clochettes que les vaches portent au cou dans les montagnes eut annoncé qu’elles sortaient de l’écurie du chalet, afin d’aller paître dans les hautes prairies, Jeane parut au seuil de la maison rustique, laissant au lit madame Dumirail, et l’ayant assurée qu’une promenade la rétablirait complétement de son indisposition de la veille ; la jeune fille devinait que Maurice, avec qui elle n’avait pu, depuis son évanouissement, s’entretenir confidentiellement, désirait se trouver seul avec elle.

À cent pas du chalet commençait un bois de hêtres et de sapins. Les deux fiancés s’y rendirent : un vieux tronc couvert de mousse, renversé près d’un épais taillis, leur offrait une sorte de banc naturel ; ils y prirent place. Jeane, calme et déjà presque rassurée, l’influence que San-Privato avait exercée sur elle étant, si cela peut se dire, plus actuelle, plus immédiate que persistante et réfléchie, en un mot, plus physique que morale, perdait une grande partie de son pouvoir, grâce à l’absence de celui qui la produisait ; enfin, la présence de Maurice devait distraire la jeune fille de ces souvenirs que l’isolement seul pouvait rendre d’une ténacité dangereuse.

L’influence de San-Privato sur Maurice avait été tout autre ; il avait blessé, envenimé des sentiments irritables tels que l’amour-propre et la jalousie, égaré des aspirations généreuses, telles que l’émulation et l’ambition de parvenir à une position élevée par un mérite éclatant ; aussi cette influence devait-elle être durable et durait encore, malgré l’absence de celui de qui elle émanait.

— Jeane, — dit Maurice d’une voix grave et émue, — nous avons à causer sérieusement, très-sérieusement ; je te demande de me répondre avec ta franchise habituelle.

— Jamais je n’ai manqué de sincérité envers toi, jamais je n’en manquerai, — reprit Jeane, attristée de voir son fiancé soucieux, abattu, malgré le départ de leur mauvais génie ; — parle, je t’en prie ; l’accent de tes paroles m’inquiète.

— Avant tout et d’abord, Jeane, m’aimes-tu toujours ?

Cette question, l’angoisse peinte sur les traits navrés de Maurice, surprirent péniblement la jeune fille, et elle le contempla d’un air si candide, si navré, que le jeune homme, profondément attendri, s’écria :

— Oh ! tu m’aimes encore ! je le vois, je le sens !… tu m’aimes toujours !

— Tu en doutais ?

— Non, non ! pardonne-moi !

Et Maurice ajouta, en portant la main à ses yeux humides :

— Ah ! c’est qu’hier, c’est que cette nuit, Jeane, si tu savais, j’ai tant souffert ! Hélas ! si je doute encore, ce n’est plus de toi, c’est de moi-même !

— Douter de toi… et pourquoi ?

— Parce que, maintenant, j’ai conscience du peu que je suis, et, plus que jamais, j’ai conscience de tout ce que tu vaux par le cœur, par la beauté, par l’esprit, par ce trésor de charmes qui ont…

Maurice s’interrompit et acheva ainsi mentalement sa pensée.

— Qui ont enflammé cet exécrable San-Privato, et il a pu cependant comparer Jeane aux femmes les plus séduisantes !

La jeune fille, étonnée de la brusque réticence de son fiancé, lui dit :

— De grâce, achève ta pensée… puis, — ajouta Jeane avec un demi-sourire, — je ferai bonne justice de tes flatteries.

Maurice se recueillit pendant un instant et reprit :

— Jeane, si cette conscience du peu que je suis me donnait le désir de sortir de mon obscurité, si je devais un jour, par mon mérite, conquérir une position aussi brillante, plus brillante peut-être que celle de mon cousin, si surtout l’unique mobile de mon ambition était mon vœu ardent de me rendre encore plus digne de toi, Jeane, m’aimerais-tu davantage ?

— Je serai sincère, — répondit la jeune fille, alarmée des velléités ambitieuses de Maurice : — je ne saurais t’aimer davantage.

— Quoi ! Jeane, mes efforts, ma persévérance à m’élever par toi et pour toi te laisseraient indifférente ?

— Indifférente, non sans doute ; je serais, au contraire, touchée, heureuse et fière de ce que ton amour t’eût inspiré une généreuse ambition ; je t’admirerais, je te glorifierais peut-être, mais mon amour pour toi ne saurait s’accroître, car, à cette heure, crois-moi, Maurice, je t’aime autant que l’on peut aimer.

— Jeane, si, à cette heure, je te disais : Nous sommes fiancés ; tu as ma foi, j’ai la tienne, nous pouvons compter l’un sur l’autre, notre affection est inaltérable, mais je souffre de ne pouvoir t’offrir qu’une position peu digne de toi. Je veux sortir de cette obscurité : encourage ma louable émulation… Nous sommes bien jeunes encore, résignons-nous à retarder notre mariage jusqu’à ce que…

— Maurice, — écoute-moi, — reprit Jeane d’une voix tremblant d’inquiétude et interrompant son fiancé ; — il ne s’agit ici, selon toi, que d’une supposition ; mais s’il s’agissait de ta part d’un projet réel, c’est à mains jointes, entends-tu ? à mains jointes, c’est à genoux que je te supplierais d’oublier ces rêves ambitieux et de demander à nos parents de hâter notre mariage ; et, devenue ta femme, c’est encore à mains jointes, c’est encore à genoux que je te supplierais de ne pas quitter la maison paternelle, de continuer de vivre près de moi, paisible, heureux, ainsi que par le passé. Ton amour, ta présence, nos goûts simples, nos occupations rustiques comblent mes vœux, je te jure ; car, à genoux encore, je te supplie de me laisser étrangère à ce monde où tu rêves de m’introduire ; je ne veux pas le connaître ! — ajouta Jeane avec une sorte de mystérieuse et involontaire appréhension, — non, je ne veux pas le connaître !

— D’où te vient une si vive répugnance, Jeane ? Tu parais troublée, effrayée !…

— En effet, j’ai peur.

— Peur ! et de quoi ?

— Je t’ai promis d’être sincère ; tu sauras, Maurice, ma pensée entière. Eh bien ! vivant ici, près de toi, je suis sûre de moimême ; je répondrais de notre bonheur à tous deux jusqu’à notre heure dernière.

— De sorte que, si notre condition nous plaçait dans un monde brillant dont tu serais la reine, tu douterais de toi, de notre bonheur ?

— Oui.

— Jeane, que dis-tu ?

— La vérité. Tiens, vois-tu, je ne sais quel instinct de conservation, quelle voix secrète de l’âme me dit : « Reste ici près de Maurice, ton époux bien-aimé ; à cette condition, votre bonheur à tous deux est assuré ; mais, si tu mets le pied dans le tourbillon du monde, tu seras entraînée malgré toi, tu seras malheureuse, tu regretteras ta chère retraite du Jura. » Maurice, mon ami, ne bravons pas l’inconnu, ne tentons pas la destinée ; soyons reconnaissants envers la Providence : elle nous a sauvés peut-être de nous-mêmes par le brusque départ de cet homme, qui déjà nous a fait tant de mal, et dont, à cette heure encore, tu subis à ton insu l’influence. Je te le répète, nous sommes perdus peut-être si nous cherchons le bonheur ailleurs qu’ici.

— Ah ! je voudrais croire à tes paroles !

— Pourquoi en douter ?

— Et tes aveux, les oublies-tu, Jeane ? Oublies-tu donc ton enivrement soudain causé par le seul récit de ces fêtes que racontait notre cousin ?

— S’il a suffi d’un récit pour m’enivrer, juge donc, d’après cela, ce que serait pour moi la réalité ! — s’écria la jeune fille dans un élan de franchise d’une naïveté presque effrayante qui frappa Maurice d’une sorte de stupeur, car il ne trouva pas un mot à répondre à sa fiancée, qui poursuivit : — Me croiras-tu maintenant ? me croiras-tu ?

— Oh ! oui, je te crois, Jeane.

— Et vous ne sauriez mieux faire, Maurice, car jamais la vérité n’a parlé langage plus saisissant, — dit Charles Delmare, qui, en venant à la rencontre des deux fiancés, avait entendu les dernières paroles de Jeane.

XXXIX

Maurice et Jeane, à l’aspect de leur ami, se levèrent et l’accueillirent avec leur cordialité habituelle. La jeune fille lui dit :

— Venez, venez, cher maître, car je vous aurai certainement pour auxiliaire dans ma lutte contre les projets ambitieux de Maurice.

— N’en doutez pas, chère mademoiselle Jeane.

— Ainsi, cher maître, — reprit Maurice, — j’agis sagement en renonçant à la généreuse ambition que m’inspirait mon amour pour Jeane ?

— Je vous adresserai une question, mon enfant, avant de vous répondre. Vous rappelez-vous qu’hier, au risque de vous faire momentanément douter de mon amitié, je vous engageais instamment à écouter les paroles de votre cousin, si pénible, si odieux que fût pour vous cet entretien ?

— Il est vrai, — reprit Maurice ; — je me suis d’abord révolté contre vos avis, dont je ne voyais pas le but, cher maître, quoique vous disiez à ce sujet que les breuvages salubres sont souvent amers.

— Cette comparaison était juste, car maintenant se manifestent les effets salutaires de cette coupe d’angoisse vidée par vous jusqu’à la lie ; oui, sans doute, — ajouta Charles Delmare, comprenant le regard interrogatif des deux fiancés. — Ainsi, chère demoiselle Jeane, avouez qu’en écoutant San-Privato et laissant ainsi libre cours à son audace, vous avez été effrayée ; avouez encore que l’effroi a éveillé en vous cet instinct de conservation morale qui vous faisait vous écrier, en vous jetant dans mes bras : « Sauvez-moi ! »

— Vous ne vous trompez pas, — répondit Jeane tressaillant et après un instant de réflexion ; — non, vous ne vous trompez pas, cher maître.

— Enfin, quant à vous, Maurice, — ajouta Charles Delmare, — hier, durant cet entretien dont vous étiez révolté, cet homme n’essayait-il pas, avec son astuce habituelle, de vous persuader que Jeane, possédée du désir secret de briller dans le monde, se résignerait à regret, par déférence pour vous, à une existence obscure ? Aussi, qu’arrivait-il ? Vous cédiez à un sentiment généreux en soi ; vous vouliez parvenir à une position élevée, afin d’offrir un jour à Jeane un nom digne d’elle. Ce projet, comment pouvait-il s’accomplir ? D’abord, à la condition d’ajourner votre mariage ; puis, pour embrasser une nouvelle carrière, il fallait vous séparer de Jeane, aller à Paris : là vous attendaient mille tentations, mille occasions de faillir, rendues plus dangereuses encore par votre inexpérience des hommes, par votre candeur loyale, par la fougue de votre naturel. Alors, qui sait ? pauvre enfant, oubliant les austères principes de votre jeunesse, la foi promise à votre fiancée, les enseignements de votre famille et plus tard mes remontrances ; entraîné, égaré, vous vous précipitiez peut-être dans un abîme de malheur, et ainsi vous tombiez dans le piège que vous tendait San-Privato, jaloux de votre bonheur ; il les tuait tous deux, l’un par l’autre, faisant de vous-même l’artisan de votre perte, et cet homme triomphait dans sa haine assouvie !

— Mon Dieu ! serait-ce possible, cher maître ?… Croyez-vous un homme, si méchant qu’il soit, capable d’une si infernale machination ? — dit Maurice avec un accent de doute et d’effroi. — Cependant ainsi s’éclaircirait le mystère de sa conduite. Mais quel mal lui ai-je donc fait, à ce démon ?

— Un ange vous aime, vous préfère à ce démon : de là sa haine et sa rage ; mais l’ange veillait. Jeane, en tremblant pour elle, tremblait aussi pour vous ; alarmée de vos projets ambitieux, y voyant votre perte à tous deux, elle a trouvé dans sa ferme raison, dans son cœur et surtout dans son amour, la force, le pouvoir de vous convaincre.

— Oh ! oui, elle m’a convaincu à jamais, convaincu que chercher le bonheur ailleurs qu’ici et près d’elle, ma compagne chérie, c’était folie ! — s’écria Maurice avec l’expansion d’une ineffable conviction ; — je la crois maintenant. Jeane, mon bon ange, notre cher maître l’a dit, tu veillais sur moi.

— Ah ! mon bien-aimé Maurice ! — reprit Jeane, non moins radieuse que son fiancé, — je ne regrette plus maintenant ce que nous avons souffert depuis trois jours. Qui sait si nous n’aurons pas acquis la sagesse à ce prix ?

— Parvenir à la sagesse en passant par la folie, ah ! cher maître, quelle école ! Et quand je pense qu’il y a trois jours…

— Il y a trois jours, — reprit Charles Delmare en souriant, — vous étiez chez moi, et, me parlant de votre cousin, attaché-payé d’ambassade à l’âge de vingt ans : « Attaché sent trop le servage, et payé sent trop le gage, me disiez-vous gaiement. Je ne serai jamais attaché qu’à nos montagnes et payé de mes travaux que par les fruits de la terre, notre bonne nourricière… »

— C’est pourtant vrai, cher maître ; alors je disais cela, je pensais cela. — Et tout à l’heure, vous rêviez d’être apprenti diplomate.

— Hélas ! oui ; mais ce qui rend ma faute excusable, c’est qu’elle n’avait d’autre mobile que l’espérance de voir un jour ma Jeane appelée madame l’ambassadrice.

— Fi donc ! — reprit gaiement la jeune fille, renaissant, ainsi que son fiancé, à la confiance, à la certitude de leur bonheur prochain ; — fi donc qu’est-ce pour moi que ce titre mesquin d’ambassadrice, pour moi, princesse des bluets, duchesse des primevères, églantines et autres domaines printaniers ? Fi donc ! ambassadeur, ambassadrice… pour qui nous prend-on, s’il vous plaît ? Moi ! bientôt la royale épousée de mon bien-aimé souverain, le roi des vertes prairies, autocrate des blés en fleurs ! N’est-ce pas nous, au contraire, qui, couronnés de trèfle incarnat et assis sur notre trône de luzerne rose, recevrons ambassadrices et ambassadeurs, à nous envoyés par nos voisins, rois de leurs guérets, afin de traiter d’un échange de brebis contre des chevreaux, de semences pour la moisson prochaine, ou d’une terrible guerre contre les loups ravisseurs. Ainsi donc, ô mon noble sire, — ajouta la jeune fille souriant et tendant la main à son fiancé, — ne dérogeons pas jusqu’à l’ambassade, restons heureux et fiers de notre royauté rustique !

Il est impossible de rendre la grâce enchanteresse déployée par Jeane en prononçant ces paroles avec une gaieté charmante, qui témoignait du calme renaissant dans son cœur et de sa foi dans l’avenir.

Maurice, sentant aussi les derniers troubles de son âme se dissiper sous la douce influence de sa fiancée, se mit à ses genoux, et, la contemplant avec adoration :

— Ange, ô bon ange de ma vie ! tu dis vrai, restons heureux et fiers de notre royauté rustique ; ton amour m’a couronné, m’a fait roi… plus que roi, ton amant, ton époux !

Puis, se levant, palpitant d’ivresse et prenant Jeane par la main :

— Viens, viens ; mon père est au chalet, allons le prier de hâter notre union.

Et, s’adressant à Charles Delmare, Maurice ajouta :

— Ah ! cher maître, bénis soient aussi vos conseils ! Je reviens à mon refrain favori : « Vivent les prés fleuris et ma femme tant aimée !… Laboureur je suis né, laboureur je mourrai ! »

Les deux jeunes gens, se tenant par la main, cédèrent à l’élan d’une joie folle, et, ainsi que l’on dit, ne touchant pas la terre, effleurant à peine l’herbe des prés, se dirigèrent en courant vers le chalet, afin de prier M. et madame Dumirail de rapprocher l’époque de leur union. Charles Delmare les suivit d’un regard attendri, se disant avec ravissement :

— Enfin, ces chers enfants, ils sont sauvés…

Puis, étouffant un soupir de douloureuse angoisse :

— Hélas ! bientôt San-Privato tiendra sa promesse, révélera mon fatal secret à M. Dumirail ; alors ma fille sera perdue pour moi ; à ses yeux, je serai le meurtrier de son père… elle ne ressentira plus pour moi que de l’aversion, que de l’horreur !

M. Dumirail, préoccupé, soucieux et depuis peu arrivé au chalet, s’entretenait avec sa femme et lui disait :


XL

— Avoue que tu es aussi dépitée que moi de voir notre neveu, à son âge, chargé d’affaires avec le titre d’Excellence, puisqu’on l’appelle Votre Excellence !

Et, soupirant, M. Dumirail ajouta avec amertume :

— Son Excellence, Son Excellence, tandis que notre fils…

Madame Dumirail, voyant son mari redevenir silencieux, reprit :

— Non-seulement, mon ami, je n’éprouve aucun dépit de l’avancement d’Albert, mais j’ai fini, grâce à Dieu, par vaincre certains mauvais sentiments d’envie ou de jalousie maternelle qui s’étaient éveillés en moi depuis l’arrivée de ma belle-sœur et de notre neveu.

— Ma chère Julie, ce que tu éprouvais, ce que j’éprouve moi-même, n’a aucun rapport avec la jalousie ou l’envie : c’est le regret très-louable de voir notre fils, qui s’est peut-être abusé sur sa véritable vocation, végéter ici obscurément, tandis que, grâce à son intelligence, il aurait pu, autant et mieux que personne, prétendre à une haute position sociale.

— C’est possible, mais…

— Non-seulement cela est possible, mais c’est plus que probable.

— D’accord, mon ami. Il est donc probable que…

— Tu pourrais même dire : « Il est certain que Maurice, doué comme il l’est, aurait pu et peut prétendre à tout. »

— J’y consens ; mais enfin, par goût, il a préféré suivre ton exemple, mon ami, et…

— Il a préféré, il a préféré, c’est bientôt dit ; quelles preuves avons-nous de cette préférence ?

— Ne l’entendons-nous pas répéter, chaque jour, qu’il ne veut jamais quitter nos montagnes ?

— Parce qu’il ne connaît rien au delà de notre horizon borné.

— Qu’importe ! mon ami, puisque cet horizon, si restreint qu’il soit, convient à Maurice ?

— Cela lui convient aujourd’hui ; qui sait si demain cela lui conviendra ?

— Tout fait supposer que…

— Une supposition, ma chère Julie, n’est pas une certitude…

— Non sans doute ; cependant je…

— Enfin, il ne t’est jamais venu, non plus qu’à moi, la pensée de contrarier la vocation de notre fils, n’est-ce pas ?

— À Dieu ne plaise !

— S’il avait voulu embrasser quelque carrière que ce fût, nous n’eussions mis à ce désir aucun empêchement.

— Aucun ; mais…

— Ainsi, admettons qu’il veuille, comme son cousin, embrasser la carrière diplomatique, t’y opposerais-tu ?

— En vérité, mon ami, cette question est tellement en dehors de nos prévisions, de nos espérances, qu’elle me surprend profondément.

— Enfin… réponds à ma question…

— Eh bien ! mon ami, je ne m’opposerais pas à la nouvelle vocation de mon fils si elle était véritable ; mais je tâcherais de l’en détourner.

— Pour quelle raison ?

— Parce que tous nos projets seraient bouleversés ; il faudrait peut-être nous séparer de Maurice, ajourner l’époque de son mariage avec Jeane…

— Hier, ne trouvais-tu pas toi-même Maurice et Jeane trop jeunes pour se marier ?

— Oui… mais, me rendant aux sages observations de notre ami M. Delmare, j’ai changé d’avis.

— Mon Dieu, ma chère Julie, — dit M. Dumirail interrompant sa femme avec une croissante impatience, — certes, notre voisin Delmare est un homme d’esprit et d’expérience ; il connaît les hommes, et s’il a un défaut, c’est de les connaître trop bien…

— Ce défaut-là me paraît ressembler fort à une qualité.

— Tu es dans l’erreur, ma chère Julie, car notre voisin, connaissant trop bien les hommes, a conçu la plus triste opinion de l’espèce humaine : ainsi, parce que, prodigue et dissipateur, il a jadis follement dépensé sa fortune et s’est ruiné, il croit que tout le monde devra être aussi fou que lui, à commencer par notre fils. La politesse m’a toujours empêché de faire observer à notre voisin qu’élevé par un père d’une faiblesse aveugle et quasi stupide, il avait malheureusement dû porter les fruits déplorables de cette belle éducation-là, et qu’il n’y avait aucune comparaison à établir entre lui et notre fils, élevé par nous ainsi qu’il l’a été. Aussi le verrais-je sans l’ombre d’appréhension se séparer de nous, dût-il être exposé à toutes ces occasions de faillir dont notre très-sceptique voisin s’alarme avec une exagération que je taxerais de ridicule, si elle n’avait sa source dans l’affection qu’il paraît, d’ailleurs, nous témoigner.

— Il me semble… et à tort, je l’espère, mon ami… que tu ne parles plus de M. Delmare avec ta bienveillance, ta cordialité accoutumées ?

— Moi ? Tu te trompes !

— Non, je te l’assure, et, à ton insu, bien certainement, tu te montres ironique, presque acerbe à l’égard d’un homme excellent, qui, depuis trois ans, nous a donné tant de gages d’affection, de dévouement, et qui nous a rendu enfin d’inappréciables services en concourant surtout l’éducation morale de nos enfants.

— Je ne crois en rien manquer aux devoirs de la reconnaissance et de l’amitié, ma chère Julie, en signalant quelques exagérations dans la manière de voir de notre voisin ; il n’est point, que je sache, impeccable et à l’abri des faiblesses de l’esprit humain, — répondit sèchement M. Dumirail. — Je crois enfin pouvoir et devoir combattre la fort peu rassurante opinion que M. Charles Delmare voudrait nous imposer à l’endroit de notre fils.

— Quant à moi, mon ami, chaque jour je remercie Dieu d’avoir, ainsi que l’on dit, délivré Maurice de la tentation du mal, puisque ses goûts modestes et sa prochaine union avec sa cousine le fixeront pour toujours près de nous.

— Voilà ce dont nous ne pouvons nullement répondre, ma chère amie, non ! Je suis, au contraire, presque certain qu’il s’est opéré ou qu’il va s’opérer un changement radical dans les tendances de notre fils ; son avenir pourra être très-modifié. Or, entre nous, je serais loin de regretter ce changement. Je vais te confier toute ma pensée à ce sujet.

— Ah ! puissent mes pressentiments me tromper ! — pensait madame Dumirail avec une anxiété mortelle. — Grand Dieu ! l’orgueil paternel mal compris pourrait-il troubler, égarer un esprit aussi lucide, aussi ferme, aussi sage que celui de mon mari !


XLI

M. Dumirail, après quelques moments de recueillement, dit à sa femme :

— N’as-tu pas été frappée de l’air soucieux, pensif, presque sombre de Maurice depuis hier au soir, que ce courrier galonné d’or est venu annoncer à notre neveu qu’il était nommé chargé d’affaires ?

— Durant la soirée d’hier, qu’il a passée ici, au chalet, avec moi, alors que Jeane, revenue de son évanouissement, sommeillait, notre fils, en effet, m’a semblé triste, préoccupé ; mais rien ne me donne à penser, mon ami, que la tristesse de Maurice fût causée par la nomination de son cousin au poste qu’il va remplir.

— À quelle cause, alors, attribuer les soucis de notre fils ?

— Peut-être au sentiment de jalousie auquel il avait un moment cédé avant-hier.

— C’est impossible… il est maintenant fiancé à Jeane, et Albert est parti ; notre fils n’a donc même plus le prétexte d’être jaloux. Or, évidemment, sa tristesse, ses préoccupations doivent avoir et ont d’autres causes.

— Lesquelles, mon ami ?

— Maurice, j’en suis convaincu, éprouve, non de l’envie, ce serait le calomnier, mais une généreuse émulation en songeant à la brillante carrière ouverte à son cousin ; aussi notre fils éprouve-t-il une sorte de découragement en se disant qu’il consacrera sa vie à engraisser des bœufs et des porcs ou à surveiller la confection des fromages du Jura, ainsi que le répétait ma sœur avec un ricanement sardonique qui finissait par m’exaspérer. Aussi, morbleu ! ne fût-ce que pour lui donner une bonne leçon de modestie maternelle, à madame ma chère sœur, je voudrais lui prouver que, si gros paysan qu’il soit, notre fils a autant, sinon plus, de capacité que notre neveu ; cela serait démontré de reste dans le cas où Maurice, ainsi que j’ai tout lieu de le croire, éprouverait une louable ambition. Nous saurons d’ailleurs bientôt à quoi nous en tenir là-dessus.

— Comment ?

— En interrogeant Maurice à ce sujet ; car il se pourrait que, de crainte de nous contrarier ou d’être mal accueilli de nous, ce cher enfant nous dissimulât son secret désir. En ce cas, c’est à nous d’aller au-devant de sa pensée, dans l’intérêt de son avenir.

— Mon ami, plus je t’écoute, plus mes inquiétudes augmentent…

— À propos de quoi ?

— À propos de la seule possibilité de ce changement de vocation chez mon fils. Les conséquences de ce changement seraient incalculables.

— Incalculables ?… Il me semble, au contraire, très-facile de les calculer.

— Sans doute, rien n’est malheureusement plus facile ; il faudrait d’abord ajourner de beaucoup le mariage de notre fils et de Jeane.

— Ils sont si jeunes !

— Il faudrait ensuite… et à cela je ne saurai jamais me résoudre… il faudrait peut-être nous séparer de Maurice !

— Ma chère Julie, les parents doivent aimer leur enfant pour lui, non pour eux-mêmes, et courageusement sacrifier leurs goûts, leurs habitudes, lorsque ce sacrifice est nécessaire.

— Mon ami, tu n’y penses pas ? Maurice, à son âge, inexpérimenté, ardent, impétueux ainsi que nous le connaissons, abandonné à lui-même dans une grande ville, à Paris peut-être, grand Dieu ! souviens-toi donc des craintes si justes exprimées à ce sujet par notre ami.

— Encore une fois, Julie, notre voisin, ayant failli, croit tout le monde faillible, et tu me permettras d’avoir, lorsqu’il s’agit de mon fils, meilleure créance en moi qu’au jugement d’un étranger. D’ailleurs, s’il te coûtait de te séparer de Maurice, dans le cas où il serait obligé d’aller étudier à Paris, pourquoi ne l’accompagnerais-tu pas ?

— Mais, alors, c’est de toi qu’il me faudrait me séparer ?

— Hésiterais-tu, si cette séparation momentanée était utile à ton fils ?

— Tiens, mon ami, puisque, après tout, il ne s’agit heureusement que de suppositions, de grâce, épargne-les-moi ; elles m’attristent, elles m’alarment, à tort sans doute, oh ! bien à tort, je le sais. Est-ce qu’il est possible de raisonnablement admettre que notre existence puisse être ainsi, du jour au lendemain, transformée, bouleversée de fond en comble, parce que notre fils, cédant à un caprice ou à de folles suggestions, voudrait changer de carrière, au risque de compromettre son bonheur, son avenir ? Ah ! mon ami, à cette seule pensée, les plus noirs pressentiments m’accablent.

— Je croyais, Julie, ton caractère plus ferme…

— Mon ami, je témoigne, au contraire, de quelque fermeté de caractère en m’efforçant de ne pas dévier de la voie que nous suivons depuis vingt ans pour le bonheur de notre fils et pour le nôtre.

— D’où il suit que… moi, je suis d’un caractère faible ? — reprit M. Dumirail avec un accent de brusquerie et d’aigreur jusqu’alors à peine contenu et qui devait aller croissant ; — de sorte que j’abandonne la bonne voie où nous avons marché jusqu’ici, et que, sciemment, j’en prends une mauvaise ?

— Mon ami, je t’en conjure, ne…

— Ces reproches de faiblesse et d’imprudence, en quoi les méritai-je, s’il vous plaît ?

— Encore une fois, mon ami, ces reproches, ce n’est pas moi qui te les adresse.

— Ainsi, parce que je regarderais comme un devoir sacré de respecter le choix de mon fils, s’il voulait embrasser une nouvelle carrière, je suis un homme faible ! Ainsi, je suis un homme imprudent, inconsidéré, parce que j’aurais le courage de sacrifier mes goûts à l’intérêt de mon fils, au lieu de me renfermer dans un égoïsme d’ailleurs fort commode, en repoussant tout changement qui porterait la moindre atteinte à l’agréable existence dont je jouis !

— Mon ami, — reprit madame Dumirail les yeux humides de larmes, — depuis vingt ans de mariage, voilà le premier mot dur et injuste que vous m’ayez adressé.

— Parce que, pour la première fois depuis notre mariage, je découvre, avec autant de surprise que de chagrin, qu’en certaines circonstances vous oublieriez peut-être l’intérêt de votre fils pour ne songer qu’à vos convenances personnelles.

— Puisse l’avenir ne pas cruellement démontrer qui de vous ou de moi parle en ce moment le langage d’une tendresse éclairée !… Ah ! mon ami, — ajouta madame Dumirail d’une voix altérée, — vous qui d’ordinaire témoignez d’un esprit si prudent et si sage, pouvez-vous ?…

— En d’autres termes, ma sagesse a tourné en folie, et je déraisonne, Madame, il m’est pénible de vous le déclarer… ce reproche touche à l’injure et me blesse profondément.

— Ah ! votre injustice est révoltante… et je…

— Achevez, madame.

Madame Dumirail, trop émue pour répondre avec calme, se tut pendant quelques moments, se recueillit, et reprit avec un accent rempli de déférence et de tendresse :

— Mon ami, ce qui vient de se passer entre nous est un enseignement ; Dieu veuille qu’il ne soit pas inutile ! Tout à l’heure tu me disais : « Nous qualifions faussement d’envie notre regret de ce que la carrière de notre fils ne sera pas aussi brillante que celle de son cousin ; d’honnêtes gens comme nous, aimant leur fils comme nous l’aimons, sont incapables de céder à de mauvais sentiments. » Hélas ! pourtant, si l’on doit juger d’un sentiment par la bonne ou mauvaise influence qu’il exerce sur nous… Vois donc !… pendant vingt ans, nous n’avons jamais été désunis par un désaccord sérieux ; nos rapports ont toujours été affectueux, dignes de notre estime mutuelle, et voici que, pour la première fois de notre vie, nous échangeons des paroles aigres, chagrines, qui, de ma part, dis-tu, vont jusqu’à l’injure. T’injurier… moi, grand Dieu ! qui ai pour toi autant de tendresse que de respect ! Mon ami, je le demande à ta droiture, à ta raison, un sentiment généreux en principe aurait-il ces funestes conséquences ? nous diviserait-il ainsi, nous qui chérissons notre fils ? Va, crois-moi, mon ami, ne nous abusons pas ! ce que nous avons éprouvé, car, moi aussi, pendant un moment je l’ai ressenti, c’est de l’envie, la haineuse, la hideuse envie !… Elle a pris, pour nous égarer, le masque d’un généreux orgueil paternel, mais elle se trahit par ses œuvres : je la reconnais à la discorde qu’elle sème déjà entre nous ! Ah ! contre cette exécrable passion, je lutterai de toutes mes forces d’épouse et de mère. Oui, à cette lutte, mon ami, je suis résolue, parce que, en luttant, je défends mon fils !

— Défendre votre fils, madame… et contre qui ? — s’écrie M. Dumirail, d’abord quelque peu apaisé, sinon convaincu par les premières paroles de sa femme.

Puis, s’irritant de nouveau :

— Contre qui voulez-vous défendre votre fils ?

— Contre sa propre faiblesse, mon ami, — répondit d’une voix ferme madame Dumirail, reconnaissant avec douleur la vanité de sa tentative conciliatrice ; — oui, je défendrai mon fils contre sa faiblesse, et, s’il le fallait, contre la vôtre.

— Madame, cette audace… !

— Cette audace… au besoin… je l’aurai.

— C’en est trop ! Et qui donc, ici, madame, a le droit de décider de l’avenir de mon fils ?

— Ah ! fasse le ciel que, de cet avenir, ce ne soit pas vous, monsieur, qui décidiez, dans l’aberration d’esprit où je vous vois ! Et, puisque vous ne voulez pas écouter la voix de la raison, je dois enfin vous dire ce que j’ai eu vingt fois sur les lèvres depuis le commencement de ce pénible entretien.

— Je suis curieux de vous entendre.

— Eh bien ! monsieur, vous prêtez à notre fils une vocation qu’il n’a pas, d’ambitieux désirs qu’il n’a pas. C’est vous, oui, vous seul, qui, égaré par l’égoïsme de l’orgueil paternel, voulez pousser Maurice dans une voie nouvelle ; car je vous défie d’affirmer qu’il vous ait dit un mot, un seul mot, de cette vocation qu’il vous plaît de lui supposer.

— Et quand cela serait, madame ?

— Ainsi, vous l’avouez, c’est à l’insu de Maurice que…

— Et qu’ai-je donc à cacher, madame ? Quoi donc de plus légitime, de plus respectable, que le sentiment d’un père qui, mettant son ambition, sa fierté dans le succès que son fils peut obtenir par son mérite, serait désireux de voir la carrière de son enfant éclatante et considérée ? Ainsi je déraisonne, je risque de compromettre l’avenir de Maurice, parce que je suis résolu, non de provoquer, mais de favoriser la vocation de mon fils, s’il voulait servir son pays dans l’une des plus nobles professions qu’il soit donné à un citoyen d’embrasser ? Est-ce qu’en cela je suis en contradiction avec mes principes ? Est-ce qu’avant-hier encore, madame, je ne vous disais pas : « Nous ne saurions, certes, désirer pour Maurice une condition plus douce, plus paisible, plus heureuse que celle qu’il a choisie ; mais il en est de plus brillantes et de plus honorées, par cela qu’elles sont plus difficiles, plus laborieuses ? »

— Ah ! croyez-moi, au nom du ciel, croyez-moi ! — reprit avec une croissante et douloureuse angoisse madame Dumirail ; — malgré vous, ou à votre insu, et c’est là votre excuse, car vous êtes homme de bien, homme de cœur, vous cédez à l’égoïsme de la jalousie paternelle. Vous enviez votre sœur, de qui le fils est aujourd’hui décoré du titre d’Excellence ; ce titre vous a tourné la tête, voilà le vrai. Vous rêvez maintenant pour Maurice le titre d’Excellence… et à cette vanité, d’une réalisation si douteuse, vous sacrifieriez aveuglément aujourd’hui le bonheur de notre fils ; non, non, cent fois non ! Comme mère, comme épouse, je protesterai, je lutterai contre votre funeste ambition, tant que me restera la force ou le pouvoir de protester, de lutter.

— Eh bien ! nous verrons, madame, dans cette lutte, à qui restera l’avantage. Mais, d’abord, retenez ceci : Dans le cas où, ainsi que cela est possible, Maurice désirerait entrer dans la diplomatie, il partirait pour Paris, afin d’y suivre son cours de droit et d’aller travailler au ministère des affaires étrangères, puisque le bonheur veut que j’aie rendu d’assez grands services à M. de Morainville pour pouvoir tout attendre de sa protection en faveur de mon fils, dont il facilitera les débuts diplomatiques. J’ai écrit ce matin même à ce sujet à M. de Morainville, le priant de me répondre courrier par courrier. Enfin, madame, mon égoïsme, mon imprévoyance, mon insanité d’esprit me laissent heureusement assez de judiciaire pour reconnaître que Maurice ne peut être abandonné seul à lui-même, à Paris, malgré la sollicitude tutélaire dont l’entourerait certainement M. de Morainville. Je vous propose donc d’accompagner notre fils à Paris, et, si vous refusiez d’accomplir ce devoir sacré… je l’accomplirais moi-même, après avoir affermé le Morillon, opération prompte, facile et avantageuse, car nos terres sont maintenant tellement mises en valeur, que je reçois chaque jour, de la part de personnes les plus solvables, l’offre de prendre à bail le Morillon pour trente mille francs par année. Voilà, madame, à quoi, le cas échéant, je suis décidé. Engagez maintenant, si cela vous plaît, une lutte impuissante contre moi, rien ne pourra ébranler ma volonté.

M. Dumirail fut interrompu par l’entrée de Jeane et de Maurice, accompagnés de Charles Delmare.

XLII

M. Dumirail se tut et parut embarrassé à la vue de Jeane, de Maurice et de Charles Delmare. Celui-ci, remarquant l’animation des traits de son ami, sa physionomie empreinte d’une colère contenue, pressentit qu’une discussion orageuse venait d’éclater entre les deux époux, discussion dont il s’alarma d’autant plus qu’elle était absolument contraire à leurs habitudes et annonçait chez M. Dumirail une profonde perturbation morale.

Les deux fiancés, absorbés par la pensée de la démarche qu’ils venaient tenter auprès de leurs parents avec la presque certitude de réussir, ne firent pas la même observation que leur cher maître ; mais tous deux ne purent cacher leur surprise lorsque M. Dumirail, toujours si affectueux, leur dit brusquement, presque durement :

— Que voulez-vous ? Vous voyez bien que je suis occupé à causer avec ma femme.

Et, s’adressant à Charles Delmare d’une voix moins brusque, mais dont l’accent témoignait d’une certaine impatience imprévue, M. Dumirail ajouta :

— Je ne comptais pas, mon cher voisin, avoir le plaisir de vous voir ce matin. Vous n’êtes donc pas allé au Morillon avant de venir ici ?

— Non, mon ami, j’ai monté directement au chalet. Aviez-vous laissé chez vous quelque recommandation à mon adresse ?

— On devait vous dire que nous vous attendions pour dîner, mais qu’il était inutile de vous donner la peine de monter au chalet, où nous désirions passer la journée absolument en famille.

Ces derniers mots : « Absolument en famille, » frappèrent Charles Delmare d’un profond et douloureux étonnement ; il se voyait, pour la première fois depuis trois ans, exclu de l’intimité de ses amis ; la froideur soudaine et très-visible de M. Dumirail envers lui le persuadait qu’il était, ainsi que l’on dit, de trop ; mais la circonstance était à ses yeux assez grave pour qu’il n’écoutât pas le ressentiment de la susceptibilité blessée ; il résolut donc de ne point paraître s’apercevoir de la froideur de son ami, remarquant, d’ailleurs, que madame Dumirail, de qui la figure triste et altérée le frappa, semblait l’engager du regard à rester, il resta.

— Mon père, — dit Maurice à M. Dumirail, — avant-hier au soir, toi et ma mère, vous nous avez fiancés, nous promettant de hâter autant que possible l’époque de notre mariage. Nous venons, Jeane et moi, te rappeler, ainsi qu’à ma mère, votre promesse.

— Et dans cette promesse nous mettons tout notre espoir, — ajouta Jeane ; — car cette promesse doit assurer le bonheur de notre vie.

— Béni soit Dieu ! — pensait madame Dumirail jetant un regard expressif à Charles Delmare, qui en comprit la signification, — béni soit Dieu ! Maintenant, je ne redoute plus les suites de ma lutte contre l’aberration de mon mari ; mon fils lui-même est mon auxiliaire, qu’ai-je à craindre ?

M. Dumirail, malgré la contrariété, le désappointement que lui causait la démarche des deux fiancés, se domina, et répondit à son fils d’une voix affectueuse et grave :

— Ta mère et moi, mon cher Maurice, serons fidèles à notre promesse, puisque ton union avec ta cousine comble nos vœux. Seulement, quant à ce qui est de hâter l’époque de votre mariage, je te demande instamment de mûrement réfléchir ; Jeane et toi, vous êtes encore très-jeunes. Or, telle ou telle circonstance imprévue pourrait te faire regretter trop de précipitation à contracter si jeune un engagement indissoluble.

— Mon père, nous avons mûrement réfléchi, Jeane et moi ; nous sommes certains, elle te l’a dit, de trouver le bonheur dans ce mariage et dans notre résolution de passer ici nos jours près de vous.

— Jamais vous n’avez été mieux inspirés, mes enfants, — dit vivement madame Dumirail, — et, ainsi que vous, nous hâtons de tous nos désirs le jour de votre union.

— Sans doute, — reprit M. Dumirail, contenant son impatience et son irritation. — Ainsi, mon fils, tu es bien résolu à rester cultivateur ?

— Oui, mon père.

— Te crois-tu certain… aussi certain toutefois que l’on peut l’être… qu’à ton goût pour l’agriculture ne succédera pas une autre vocation ?

— Je ne le pense pas.

— Ah ! Maurice, quelle douce joie tu me causes en parlant ainsi ! — dit madame Dumirail. — Je n’ai point, d’ailleurs, lieu de m’étonner ; combien de fois ne nous as-tu pas dit : « Laboureur je suis né, laboureur je mourrai ! »

— Ainsi, — reprit M. Dumirail, parvenant à dominer la colère croissante que lui causait l’intervention de sa femme, — ainsi, mon ami, tu ne vois rien de désirable au delà de la modeste et obscure condition qui t’est réservée ? Ainsi, tu ne regrettes et tu ne regretteras jamais… je te cite ce fait parce que nous l’avons sous les yeux… tu ne regretteras jamais, dis-je, de n’avoir pas, par exemple, élevé ton ambition, très-louable d’ailleurs, jusqu’à une carrière aussi brillante que celle de ton cousin San-Privato ?

— S’il faut te dire la vérité, mon père, certaines velléités ambitieuses s’étaient éveillées en moi depuis l’arrivée de mon cousin, — répondit Maurice ; — mais cette ambition a été éphémère.

— J’en étais sûr ! mes pressentiments ne me trompaient pas ! — se dit M. Dumirail triomphant et plus que jamais décidé à persévérer dans ses projets.

Puis il reprit tout haut, s’adressant à Maurice :

— Ce que tu viens de m’apprendre là, mon cher enfant, est un aveu de la plus haute importance. Et d’où vient que tu nous avais caché jusqu’ici cette velléité d’ambition, des plus louables, je te le répète ?

— Maurice vous l’avait cachée par cette raison fort simple, mon ami, que l’ambitieuse velléité de ce cher enfant a été, grâce à Dieu ! aussi éphémère que soudaine, — reprit Charles Delmare, — et, tout à l’heure encore, il nous disait…

— Mon cher voisin, — reprit froidement M. Dumirail, — la question dont il s’agit a, selon moi, une telle gravité, que vous trouverez bon que mon fils me réponde librement et en dehors de toute influence, si bien intentionnée d’ailleurs qu’elle puisse être.

— La réponse de Maurice est à ce point conforme à sa pensée, qu’en entrant ici, sa première parole a été de nous dire qu’il ne voulait jamais nous quitter, — ajouta madame Dumirail. — Il est donc hors de doute que…

— Pardon si je t’interromps, ma chère amie, — dit M. Dumirail, s’efforçant de donner à son accent, à sa physionomie l’affectuosité dont il témoignait habituellement envers sa femme, ne voulant pas laisser soupçonner leur récent discord aux deux fiancés ; — je te ferai la même observation qu’à notre cher voisin : notre fils doit nous dire, librement et sans réticence, sa pensée… sa pensée tout entière… en une conjoncture si grave.

Et, s’adressant à Maurice :

— Tu me disais, mon ami, que, depuis l’arrivée de ton cousin, certaines velléités ambitieuses s’étaient éveillées en toi ?

— Il est vrai, mon père ; mais cette ambition ne m’était pas, à bien dire, personnelle ; ce n’est pas pour moi que j’étais ambitieux.

— Pour qui donc l’étais-tu, mon fils ?

— Pour Jeane ; j’aurais voulu lui sacrifier mes goûts rustiques, si ses goûts, à elle, eussent été différents des miens ; j’eusse été heureux de lui apporter un nom dont elle aurait pu s’enorgueillir !

— Mais j’ai répondu à Maurice que mon unique désir au monde était de devenir sa femme et de continuer de vivre parmi vous, chère tante, cher oncle, qui déjà me donniez le doux nom de fille ! — dit Jeane. — Aussi ai-je supplié Maurice de renoncer à une ambition dont j’étais le seul mobile.

— En cela, ma chère Jeane, tu as eu tort, — reprit presque sévèrement M. Dumirail, — tu as eu grand tort.

— Selon moi, au contraire, chère enfant, tu as fait preuve d’un excellent esprit, d’une sage et prévoyante tendresse pour Maurice ; aussi je te félicite du fond de l’âme, — reprit madame Dumirail. — Notre ami, M. Delmare, est, je n’en doute pas, de mon avis sur la conduite de notre chère Jeane en cette occasion.

— Vous n’en pouvez douter, madame, et j’ajouterai que…

— Ma chère Julie, et vous, mon cher voisin, vous êtes, soit dit sans reproche, de terribles interrupteurs, — reprit M. Dumirail s’efforçant de sourire. — Vraiment, si vous m’interrompez encore, je serai obligé d’aller me chambrer seul avec nos deux enfants, afin d’échapper à vos interruptions. Je te reprochais, Jeane, d’avoir cherché à éteindre la généreuse émulation de Maurice au lieu de l’exciter. Crois-moi, je songe autant à son intérêt qu’au tien en t’adressant ce reproche. Qui sait, ma chère enfant, si toi-même, un jour, tu ne serais pas glorieuse d’appartenir à un homme qui devrait sa haute position à son mérite ? Et cette haute position, Maurice pourrait la conquérir, soutenu, encouragé par toi : puisses-tu ne jamais regretter de l’avoir détourné d’un si noble but, et, un jour, ne pas te trouver humiliée de n’être que la femme d’un cultivateur !

— Ah ! voilà quelle est ma crainte ! — reprit Maurice, qui, plein d’une confiante déférence dans le jugement et la sagesse de M. Dumirail, sentait faiblir ses dernières résolutions. — Cette crainte, tu la réveilles, mon père… hélas ! plus vive que jamais !

— Maurice, je t’en supplie, — dit Jeane, — rappelle-toi notre entretien de ce matin !

— Je me le rappelle, et cependant je sens renaître mes doutes, — répondit Maurice avec anxiété. — Ah ! combien est pénible cette indécision !

— Je ne veux peser en rien sur ta détermination, — reprit M. Dumirail ; — tu réfléchiras. J’ajouterai seulement que, dans le cas où tu voudrais embrasser la carrière diplomatique, aucun sacrifice ne me coûterait pour te mettre à même de la parcourir convenablement. Tu partirais le plus tôt possible avec ta mère et Jeane pour Paris ; notre ami, M. de Morainville, dirigerait le cours de tes travaux ; j’affermerais le Morillon, et bientôt j’irais vous rejoindre ; enfin, lorsque tu serais attaché à quelque ambassade, nous voyagerions avec toi. Je ne suis, comme on dit, jamais sorti de mon village, je ne pourrais désirer plus agréable occasion de voir du pays. Jeane et toi seriez toujours fiancés ; votre mariage aurait lieu lorsque, grâce à ton intelligence, à ton zèle et à l’appui de M. de Morainville, tu n’aurais plus rien à envier à ton cousin Albert ; alors, sois-en persuadé, notre chère Jeane serait ravie de te voir parvenu si haut, et elle t’en aimerait davantage.

— Ainsi, mon père, ni vous, ni ma mère, ni Jeane ne me quitteriez dans le cas où j’irais à Paris ou en pays étranger ? — reprit Maurice, de plus en plus ébranlé, séduit par cette riante perspective.

Et, cédant à la faiblesse et à l’irrésolution de son caractère, puis s’adressant à sa fiancée :

— Jeane, c’est bien tentant !

— Si séduisante que soit cette tentation, résistes-y, Maurice, résistes-y, je t’en conjure ! — dit Jeane d’un ton suppliant. — Je te le répète, je n’ai pour toi aucune ambition, et…

— Ma chère Jeane, — reprit très-sévèrement M. Dumirail, — il m’est pénible de remarquer ta persistance à jeter le désaccord entre moi et Maurice, à cette heure où il partage absolument ma manière de voir.

— Mon oncle, permettez-moi de…

— Non, je ne te permettrai pas de te mettre ainsi toujours en opposition formelle avec mes désirs, alors qu’ils n’ont d’autre but que le bien de mon fils.

— Je me tais, mon oncle, — répondit Jeane profondément attristée ; — excusez-moi, je me tais.

— Cependant, mon ami, — reprit madame Dumirail, — Jeane est assez intéressée dans la résolution dont il s’agit pour exprimer son opinion.

— Ma chère Julie, il est inutile d’entamer une discussion ; Maurice aura le temps de réfléchir, de se décider librement, car, je le répète, je ne prétends en rien l’influencer.

— Mon cher ami, — dit Charles Delmare cachant sous un affectueux sourire ses mortelles angoisses, — une amitié déjà ancienne a ses droits, et sans doute vous me permettrez de vous demander comment il se fait qu’avant l’arrivée de M. San-Privato ici, vous vous montriez profondément satisfait de ce que Maurice, suivant votre exemple, cultiverait les champs paternels… tandis que maintenant, au contraire, vous…

— Pardon, mon cher monsieur Delmare, — dit sèchement M. Dumirail ; — je vous ferai observer que j’ai soixante ans passés, quelque bon sens, le sentiment de mes devoirs de père de famille, une tendresse éclairée pour mon fils et une volonté inébranlable ; c’est vous dire que, tout en appréciant, comme je le dois, l’excellente intention qui vous guide, vous trouverez bon que je ne tienne pas compte de vos objections, et surtout que je m’abstienne de répondre à une question dont ma juste susceptibilité pourrait se blesser.

— J’en serais désolé, mon ami, car rien n’est plus éloigné de ma pensée que de vous blesser…, — répondit Charles Delmare. N’accusez que ma franchise… vous y avez tant de fois fait appel, que j’avais cru pouvoir, ou plutôt devoir aujourd’hui vous parler en toute sincérité.

— Mille remercîments de votre bon vouloir ; mais je n’accepte les conseils que lorsque je crois bon de les demander

— Cependant les circonstances dans lesquelles vous avez fait appel à la sincérité de mon amitié étaient moins graves peut-être que celle dont il s’agit à cette heure.

— En vérité, — reprit impatiemment M. Dumirail, — il est inconcevable que l’on s’obstine à conseiller les gens quoi qu’ils en aient !

— Cette obstination, croyez-le, mon ami, a sa source dans une affection si vraie, que…

— Monsieur ! s’écria M. Dumirail perdant toute mesure, — savez-vous que votre persistance… devient intolérable ?

Charles Delmare, ne doutant plus, depuis quelques moments surtout, du désir de M. Dumirail de provoquer entre eux une rupture, s’était efforcé de la conjurer, ne paraissant pas remarquer la sécheresse et l’aigreur croissantes des paroles de son interlocuteur ; il tenta un dernier effort et reprit :

— Nous sommes de trop vieux amis, mon cher Dumirail, pour qu’une vivacité de votre part puisse jamais me choquer. Je connais, Dieu merci, depuis longtemps vos sentiments à mon égard…

— Eh ! monsieur, la nature de ces sentiments ne peut-elle pas avoir changé ?

— De grâce, que voulez-vous dire ?

— Je veux dire, monsieur, puisqu’il faut parler net, qu’un véritable ami ne cherche pas, ainsi que vous le faites aujourd’hui, à jeter la discorde entre le père et le fils, entre l’épouse et le mari.

— Moi, grand Dieu !

— Vous, monsieur !

— Ah ! mon ami ! — s’écria madame Dumirail, — pouvez-vous adresser un pareil reproche à M. Delmare ! Vous n’y songez pas ! Non ! non, ce serait le comble de l’ingratitude.

— Vous voyez, monsieur, vous voyez le fruit de votre intervention obstinée dans nos plus chers intérêts de famille ! — dit amèrement M. Dumirail à Charles Delmare ; — ma femme m’accuse d’ingratitude en présence de mes enfants, et il n’a pas tenu à vous que mon fils ne m’accusât de déraison ; peut-être comprendrez-vous enfin, monsieur, que…

— Il suffit, monsieur, je me retire, — répondit Charles Delmare avec une dignité triste. — Vous regretterez bientôt un moment d’emportement dont je suis, non pas blessé… mais cruellement affligé… parce que de cet emportement je connais la cause, après tout, honorable. Adieu, monsieur ; soyez-en certain, je ne me souviendrai jamais que de la douce cordialité de nos relations pendant les trois années que j’ai eu l’honneur d’être reçu dans votre famille.

Et, s’adressant à madame Dumirail et aux deux fiancés, Charles Delmare quitta la chambre en disant :

— Adieu, madame ; adieu, mademoiselle Jeane ; adieu, mon cher Maurice !


XLIII

M. Dumirail, après la sortie de Charles Delmare et pendant le moment de stupeur douloureuse où une rupture si imprévue je- tait sa femme et les deux jeunes gens, dit à Jeane, en lui faisant signe de le suivre :

— Viens, mon enfant, j’ai à t’entretenir d’un sujet qui te concerne exclusivement… Tu reviendras ensuite auprès de ta tante et de Maurice.

La jeune fille suivit M. Dumirail. Il la fit asseoir et s’assit près d’elle sous la galerie rustique dont était précédé le chalet, et dit :

— Mon enfant, tu aimes tendrement Maurice, n’est-ce pas ?

— De toute mon âme.

— Tu désires l’épouser ?

— C’est le plus cher de mes vœux.

— Ce mariage comble aussi nos vœux ; il ne saurait donc rencontrer d’autres obstacles que ceux que tu y apporterais toi-même.

— Moi, grand Dieu !

— Je m’explique. Tu exerces sur l’esprit de Maurice une grande influence.

— Il a foi dans mon amour et confiance dans mon dévouement… voilà tout !

— Quelle qu’en soit la cause, cette influence existe. Ainsi tu étais le mobile de la louable ambition de Maurice, et cette ambition, inspirée par toi, a été momentanément étouffée par toi.

— Je la croyais, je la crois dangereuse pour le repos, pour le bonheur de Maurice.

— Je pense absolument le contraire, et tu m’accorderas, j’imagine, un certain discernement en ce qui touche les véritables intérêts de mon fils ? Il suit de là que, si, malgré mes instances, tu persistes à détourner Maurice d’une ligne de conduite que, pour mille raisons, je veux lui faire suivre, il me sera démontré que tu agis sciemment ou plutôt aveuglément contre ses intérêts bien entendus. En ce cas, je te le déclare, Jeane, je te le déclare formellement, si pénible que me soit la pensée de chagriner mon fils, et de t’affliger aussi… tu ne seras jamais sa femme ! Si, au contraire, tu le ramènes à ses premiers projets, il dépendra de toi de hâter l’époque de votre union, en stimulant la généreuse émulation de ton fiancé, afin qu’il parvienne le plus tôt possible à une position dont nous serons tous justement enorgueillis.

— Ainsi, mon oncle, — balbutia Jeane d’une voix altérée, — telle est votre résolution ?

— Telle est ma résolution inébranlable.

— De grâce, écoutez-moi !

— Veux-tu, oui ou non, partager, favoriser mes vues au sujet de Maurice ?

— Mon Dieu !… laissez-moi vous dire…

— Inutiles paroles !… Est-ce oui ?… est-ce non ?

— Eh bien, non ! — s’écria Jeane, les yeux pleins de larmes et vaillamment fidèle à sa conviction ; — non… non… cent fois non ! Je mourrai fille, mais je n’aurai pas concouru à faire volontairement le malheur de Maurice et le mien. Ah ! mon oncle ! si vous saviez, si vous saviez…

— Ce que je sais me suffit, ma pauvre enfant, — reprit M. Dumirail, qui, malgré son aberration passagère, se sentait ému de la courageuse abnégation de la jeune fille, à laquelle il était sincèrement affectionné ; — tu le vois, et, ainsi que je te l’ai dit… toi… toi seule devais mettre un invincible obstacle à un mariage qui comblait nos vœux… Qu’il en soit donc ainsi ! Je déplore ta funeste obstination ; mais tu ne perds rien dans mon estime, tant s’en faut. Seulement, je dois te dire qu’en tout état de cause, soit que mon fils reste ici, soit qu’il suive une autre carrière, il n’est plus convenable, il n’est plus possible, tu le comprends toi-même, que, nos projets de mariage étant rompus, tu continues d’habiter avec nous ; j’aviserai, d’ailleurs, aux moyens de te caser de façon à ce que tu regrettes le moins qu’il se pourra notre maison, devenue pour toi, chère fille, la maison paternelle, — ajouta M. Dumirail attendri. — Mais je veux croire que la réflexion t’éclairera ; j’attendrai jusqu’à demain ta réponse définitive. Je ne te demande d’ailleurs nullement de garder envers Maurice le secret de notre entretien. Agis à ce sujet comme bon te semblera. Je t’en adjure de nouveau, chère Jeane, réfléchis mûrement, et j’espère encore que ta résolution sera telle que je la souhaite pour notre bonheur à tous.


XLIV

Quatre jours après que s’étaient passées les scènes précédentes, Geneviève filait son rouet dans la cuisine et se disait, essuyant ses yeux rougis par des larmes récentes :

— Ah ! que de malheurs ! que de malheurs ! Mon pauvre Charles, brouillé avec M. Dumirail, n’ose pas retourner ouvertement au Morillon. Il est allé depuis deux jours rôder sous la terrasse, dans l’espoir d’apercevoir sa fille, M. Maurice ou sa digne mère ; au moins, ceux-là sont du parti de mon fieu ! Il a écrit hier une lettre que j’ai portée à M. Dumirail. Celui-ci a fait répondre qu’il enverrait la réponse… Qu’est-ce que tout cela va devenir, mon Dieu ? qu’est-ce que tout cela va devenir ?… Voilà donc mon Charles séparé de sa fille, ni plus ni moins que si l’on savait qu’il est le prétendu Wagner… Scélérat de muscadin !… c’est lui qui a causé tout le mal… Jour de Dieu ! quand je pense à cela !… il me prend, à moi qui ne tuerais pas un poulet… il me prend des rages… des rages !

Une expression sinistre assombrit la figure débonnaire de la vieille nourrice ; sa main, tremblante de colère, imprimait à son rouet un mouvement rapide et saccadé ; soudain, prêtant l’oreille du côté du jardin :

— J’entends des pas… Qui vient là ?

Geneviève se lève, et, ouvrant entièrement la porte entrebâillée, elle ajoute :

— C’est Josette, une des servantes du Morillon. Elle tient une lettre à la main ; c’est sans doute la réponse de M. Dumirail.

La servante, en effet, s’approche, entre dans la cuisine, et, s’adressant à la nourrice :

— Bonjour, mère Geneviève !

— Bonjour, Josette !

— Voilà une lettre de notre maître pour ce brave M. Delmare.

— Bonne Josette… vous aimez aussi mon fieu, vous ?

— Dame… il est toujours si avenant pour un chacun… aussi, tout le monde l’aime au Morillon.

— Et quoi de nouveau chez vous ?

— Oh ! bien du nouveau, mère Geneviève, tout est depuis hier au soir sens dessus dessous à la maison, depuis que monsieur a reçu une lettre de Paris, qu’il attendait avec impatience.

— Comment donc cela ?

— On fait des malles… des préparatifs de voyage.

— Qui est-ce donc qui s’en va en voyage, Josette ?

— Notre maîtresse, ainsi que mademoiselle Jeane et M. Maurice.

— Bonté divine ! ils partent !… Et où vont-ils ?

— À Paris, la grande ville, et je crois bien qu’ils m’emmèneront.

— Ils vont à Paris, miséricorde ! — murmura la nourrice joignant les mains avec angoisse ; — ah ! mon pauvre fieu !

— Qu’avez-vous donc, mère Geneviève ?

— Rien… rien… Mais, dites-moi, est-ce que M. Dumirail est aussi du voyage ?

— Non, il reste au Morillon ; il ira rejoindre plus tard madame à Paris.

— Et la famille… quand part-elle ?

— Dans deux heures.

— Dans deux heures ?

— Au plus tard. On est allé chercher des chevaux de poste à Nantua. Madame voulait prendre la diligence… mais j’ai entendu monsieur lui dire : « Mon fils peut bien voyager en poste comme mon neveu ; on reconduira ainsi la calèche que ma sœur a laissée. »

— Josette, est-ce que madame, M. Maurice et mademoiselle Jeane ont l’air content de quitter le pays ?

— Tant s’en faut ! Madame a pleuré toute la nuit, et elle a eu une espèce d’attaque de nerfs, m’a dit Mercienne…

— Et mademoiselle Jeane ?

— Elle a l’air triste à mourir.

— Et M. Maurice ?

— Lui ?… Il n’a pas l’air si malcontent que sa mère et mademoiselle Jeane. Il a dit à Gervais, qui l’aidait à faire sa malle : « Je vais donc enfin le voir, ce fameux Paris !… Je ne le désirais pas, tant s’en faut ! je préférais nos montagnes ; mais une fois que l’on y est, ce doit être curieux à voir, cette grande ville… seulement, je regrette de partir si vite, je n’ai pas d’autre habit de ville que mon costume noir qui date de dix-huit mois. — Oh ! monsieur Maurice, les tailleurs ne vous manqueront pas à Paris, a répondu Gervais ; votre papa a fièrement de quoi les payer… les tailleurs ! — Je me ferai certainement habiller à neuf en arrivant, a ajouté M. Maurice. Je ne veux pas avoir l’air trop provincial… »

Et, s’interrompant, Josette ajouta, pensive et attristée :

— Savez-vous une chose, mère Geneviève ?

— Qu’est-ce ?…

— Tout le monde, au Morillon, a le cœur gros, bien gros, en voyant s’en aller madame, M. Maurice et mademoiselle Jeane… parce que, d’abord, faute d’eux, la maison va paraître bien ennuyeuse à ceux qui y restent… et puis…

— Et puis… Josette ?

— Mère Geneviève… croyez-vous aux présages ?

— Assurément…

— Eh bien, il semble, à cause des présages, que l’on ne reverra plus au Morillon, ni madame, ni son fils, ni mademoiselle Jeane… car… Mais vous allez rire de moi, mère Geneviève…

— Je n’ai pas le cœur à la risée… Allez… Josette continuez.

— Figurez-vous donc que les chouettes nichées dans le vieux donjon du Morillon se sont, toute la nuit durant, mises à crier, à gémir, tandis que nos chiens de garde hurlaient à la mort !… Non, jamais, voyez-vous, mère Geneviève, on n’entendra hurler la mort d’une manière si terrible ; aussi le vieux Gervais nous disait ce matin : « Mauvais présage pour nos maîtres, qui s’en vont à Paris… mauvais présage pour eux et pour nous !… Qui sait si nous les reverrons ? »

— Ah ! Josette, « Chien qui hurle à la mort, annonce le mauvais sort, » dit le proverbe en mon pays, — répondit Geneviève en frissonnant ; — et ils n’ont jamais tort les proverbes.

— Adieu, mère Geneviève !… Voilà votre brave fieu, comme vous dites, — reprit Josette voyant s’approcher rapidement Charles Delmare, à qui elle fit sa plus belle révérence.

Puis elle traversa l’allée du jardin et s’éloigna.


XLV

Charles Delmare, douloureusement préoccupé, s’aperçut à peine de la présence de Josette, et se laissa tomber sur l’un des escabeaux de la cuisine, en disant avec accablement :

— Je n’ai pu entrevoir, depuis trois jours, ni madame Dumirail… ni Maurice… ni ma fille… personne !

— Mon Charles… du courage !… — dit la nourrice tâchant de raffermir sa voix ; — il t’en faut, du courage… Josette, en m’apportant pour toi cette lettre de M. Dumirail, m’a dit ce qui se passe au Morillon… Ils partent pour Paris.

— Qui cela ?

M. Maurice, sa mère et ta Jeane !

— Ils partent ?…

— Dans deux heures…

— Je devais m’attendre, je m’attendais à ce nouveau coup, et pourtant il m’abat !… — murmura Charles Delmare. — Ainsi… le sort en est jeté… plus d’espoir… ils partent !

— Oui, sauf M. Dumirail ; ils vont se mettre en route ; ils doivent voyager en poste dans la voiture du muscadin.

— Ah ! la vanité !… la vanité !… Avant-hier, M. Dumirail blâmait sa sœur de voyager ainsi.

— Toute la maison a la mort dans l’âme ; il leur semble, à ces bonnes gens, mon pauvre fieu, qu’ils ne reverront plus leurs maîtres. Les chouettes, toute la nuit, ont gémi, les chiens ont hurlé la mort !…

— Oh ! gardiens fidèles du foyer domestique, votre instinct ne vous trompe pas ! Vous vous réaliserez, funestes prophéties ! — dit Charles Delmare cédant malgré lui à une sorte d’appréhension superstitieuse. — Perdus… peut-être… perdus ! Jeane, ma fille… Maurice !… Ah ! pour vous… quel avenir je prévois… puissiez-vous démentir mes prévisions ! À quelle fatalité obéit donc cette malheureuse famille ? Que Maurice et Jeane, habitués à respecter l’autorité de M. Dumirail, aient subi son influence, si contraire à leur première impulsion et à mes avis, à la rigueur, je le comprends… Mais madame Dumirail, elle, douée d’un caractère ferme et d’une haute raison ; elle, mère pénétrée des dangers que va courir son fils, comment a-t-elle pu consentir à ce voyage ?… Hélas !… pauvre femme !… je l’accuse à tort… Incapable de triompher de l’opiniâtreté de son mari, que pouvait-elle faire, sinon de deux maux choisir le moindre, et accompagner son fils à Paris ?

— Si tu lisais la lettre de M. Dumirail, mon Charles, tu apprendrais peut-être quelque chose, — dit Geneviève navrée en présentant la lettre à Charles Delmare ; — lis donc tout de suite sa réponse.

— Ah !… sa réponse, je la devine. L’orgueil paternel a troublé la raison de cet homme ordinairement plein de sagesse.

Et Charles Delmare, brisant le cachet de l’enveloppe, lut ce qui suit :

« Monsieur,

« Tout en appréciant la nature du sentiment qui vous a déterminé à m’écrire, malgré la vivacité de notre dernière explication et la rupture qui s’en est suivie, je ne peux cependant vous le cacher, monsieur, il m’a paru blessant, pour ma dignité de père de famille, de recevoir de vous, sous la forme épistolaire, une sorte de leçon qu’il ne m’avait pas convenu de recevoir verbalement il y a deux jours.

« J’ai, monsieur, plus que personne conscience et connaissance de mes devoirs envers mon fils et ma pupille, que je considère comme ma fille.

« L’avenir prouvera qui de vous ou de moi est aujourd’hui dans l’erreur. La vôtre, monsieur, a sa source dans les funestes conséquences de votre orageuse jeunesse ; vous n’avez pas su résister à de coupables égarements ; vous jugez autrui d’après votre propre faiblesse, sans tenir compte de la différence essentielle des éducations.

« J’ai une foi plus ferme, et surtout plus éclairée que la vôtre dans la solidité des principes dont, ma femme et moi, nous avons nourri mon fils ; grâce à ces principes, il saura éviter ces terribles écueils que vous semblez vous plaire à signaler avec une regrettable exagération. Heureusement, je ne suis plus d’un âge à appréhender les fantômes.

« J’ajouterai, monsieur, que j’ai été surpris, et, il faut le dire, indigné des craintes à la fois inexplicables et offensantes que vous manifestez au sujet de l’avenir de ma nièce, par cela seulement que son mariage est ajourné de quelque temps, et qu’elle doit accompagner madame Dumirail à Paris.

« Il se peut, monsieur, que les dangereux succès de votre jeunesse vous aient donné le droit de douter de certaines femmes ; mais il en est d’autres que leur pureté native, que leurs angéliques vertus auraient dû sauvegarder de vos soupçons ; ma nièce était de celles-là, monsieur, et je m’aperçois avec douleur, et trop tardivement, que son innocence et sa candeur, que mieux que personne vous auriez dû apprécier en vivant parmi nous, ne lui ont pas mérité grâce à vos yeux.

« Je vous le demanderai, enfin, monsieur, de quel droit vous prétendez vous immiscer dans la direction future d’une jeune personne qui vous est absolument étrangère ?

« Vous paraissez, monsieur, me rendre responsable de je ne sais quels malheurs imaginaires dont ma nièce pourrait être victime. Sachez que j’accepte la responsabilité de mes actes ; ils ne relèvent que de ma conscience : elle est pure et tranquille.

« Un mot encore, monsieur. Croyez-le bien, loin de redouter les conséquences de la généreuse ambition que je ressens pour mon fils, et qu’il partage, je m’enorgueillis, je m’enorgueillirai toujours de cette ambition, parce qu’elle sera couronnée d’un succès mérité, j’en ai la ferme espérance : mon excellent ami, M. de Morainville, m’écrit à l’instant de Paris qu’il facilitera de tout son pouvoir l’entrée de la carrière diplomatique à mon fils, et que son avancement est certain, grâce à la rare intelligence que, lors de son dernier séjour ici, M. de Morainville a remarquée dans Maurice. Vous le voyez, monsieur, tout le monde ne partage pas vos craintes, si désobligeantes à son égard.

« Vous m’objectez que, complétement inexpérimentés de la vie de Paris, ma femme et moi, nous serons hors d’état de guider sagement mon fils et de faire raisonnablement la part de la jeunesse, puisque nous l’exposons à une foule de tentations… Rassurez-vous, monsieur ; Maurice respectera l’autorité paternelle tout aussi bien à Paris qu’il la respectait au Morillon.

« En terminant, vous m’engagez, monsieur, dans le cas où vos avis ne prévaudraient pas auprès de moi, à conserver cette lettre, parce que, dites-vous, les malheurs de famille que vous redoutez pouvant nous rapprocher un jour, je ferai peut-être alors appel à vos conseils, et qu’ainsi leur autorité, quant à l’avenir, sera constatée par vos prévisions actuelles. Votre vœu sera satisfait, monsieur, je conserverai soigneusement votre lettre ; mais j’ajouterai, à regret, que je la conserverai comme un regrettable témoignage de l’aberration où a pu tomber un homme que longtemps j’avais cru doué d’un esprit juste, d’un sens droit, d’un caractère généreux et bienveillant, tandis qu’il est dominé par l’impérieuse et aveugle prétention de se poser et surtout de s’imposer en censeur, en directeur de la conduite d’autrui.

« Quant à vos insinuations au sujet de ma sœur et de mon neveu, qui, selon vous, désiraient méchamment la rupture du mariage de Maurice et de Jeane, ces insinuations sont tellement vagues, quoique fort malveillantes, que je n’ai pas dû m’y arrêter sérieusement.

« Soyez donc assuré, monsieur, qu’il m’en coûte extrêmement de voir se rompre de la sorte des relations jadis amicales, commencées et continuées sous de si heureux auspices ; je n’oublierai jamais les services que vous avez rendus à mes enfants.

« Pourquoi faut-il que vous ayez malheureusement oublié que la plus étroite intimité n’autorise jamais un étranger à s’ériger en dominateur d’une famille dont le chef, grâce à Dieu, n’a besoin des avis de personne pour comprendre et pratiquer ses devoirs.

« Agréez, monsieur, l’assurance de mes sentiments les plus distingués.

« Dumirail.

« P.-S. Je crois, monsieur, devoir vous prévenir que toute tentative de rapprochement ou de correspondance avec moi resterait sans succès. Épargnez-moi donc le véritable chagrin que j’aurais de laisser vos lettres désormais sans réponse. »


XLVI

Charles Delmare lut cette lettre avec l’accent d’une tristesse profonde, mais sans amertume, sans colère ; puis, douloureusement accablé, il dit :

— Telle est donc la réponse de M. Dumirail à une lettre dont chaque mot partait du cœur ! une lettre où l’amitié la plus éclairée, la plus vive, respirait dans tous les conseils que me pouvait suggérer ma longue et cruelle expérience des choses de la vie ! Mais à cette réponse je devais m’attendre ; l’erreur de cet homme de bien est d’autant plus dangereuse qu’elle procède d’un sentiment généreux en soi : voir son fils parcourir une brillante carrière et s’élever par son mérite. Hélas ! mon pauvre père obéissait aussi à un sentiment généreux, en se disant : « Je mets mon luxe, mon orgueil dans mon fils ; mon unique joie est de le voir jouir du fruit de mes longs et pénibles labeurs. » Ô mystères insondables de la destinée ! L’avenir de cette famille était compromis par la funeste influence de San-Privato ! Un concours de circonstances inespérées éloigne cet homme fatal ! le danger disparaît avec lui. La confiance, l’espoir renaissent dans le cœur de Jeane et de Maurice ; leur instinct les guide dans la voie qui devait les conduire à un bonheur assuré ; ils pressent M. Dumirail de les marier ; leur vœu le plus sincère est de continuer de vivre ici… où ils n’auront ni l’occasion ni la tentation de faillir… et c’est lui… lui, ce père de famille, ordinairement si intelligent, si sage, qui les pousse peut-être à leur perte, malgré mes avertissements, mes instances, mes prières !… Mon Dieu ! ma fille aussi va peut-être courir à sa perte ! Et cet homme ose me demander de quel droit je m’intéresse à mon enfant… Misère de moi !… je le…

Mais, refrénant cet emportement, Charles Delmare ajoute :

— Hélas ! M. Dumirail dit ce qu’il doit dire. À ses yeux, aux yeux du monde, que suis-je pour Jeane ?… Un étranger ! Malheur !… malheur !… voir son enfant en péril et rester là, cloué, inerte, immobile, impuissant à secourir, à sauver cet être adoré par qui seul, pour qui seul vous vivez… N’est-ce pas à se croire sous l’obsession d’un crime horrible ! Ah ! Providence, hasard ou fatalité, le crime a souvent des châtiments terribles. M’est-il donc réservé de subir la peine vengeresse de la dissipation, de l’adultère et du meurtre dans la personne de ma fille ?…

Geneviève n’osait interrompre Charles Delmare, sentant la vanité des consolations qu’elle pouvait lui offrir ; elle le contemplait en sanglotant. Il reste pendant quelques instants replié, affaissé sur lui-même ; puis soudain il se redresse, se lève brusquement, et, prenant dans ses mains les mains de la nourrice, il lui dit d’une voix altérée :

— Bonne mère… tu m’as déjà donné bien des preuves de dévouement. Ce n’est pas assez, j’attends de toi davantage encore !

— Ah ! mon Charles, est-il possible ! — s’écria la nourrice, moitié ravie, moitié pleurant. — Bonté divine ! si je pouvais… mon Dieu… tu sèches mes larmes… Je suis navrée… pourtant tu me mets presque la joie au cœur, en me disant que je peux quelque chose pour toi. Oh ! dis vite, dis vite ; que faut-il faire ?

— Partir pour Paris.

— Ça ne pèsera pas une once, mon fieu, — répond résolûment Geneviève. — Deux chemises et deux paires de bas dans un mouchoir… et en route ! Quand faut-il partir ?

— Demain.

— Aujourd’hui, si tu veux… Mais toi ?

— Je t’accompagne.

— À Paris ?

— Oui.

— Jésus, mon Dieu ! mais tu veux donc me rendre tout à fait heureuse, malgré le chagrin où je te vois, mon Charles ? Quoi ! je ne te quitterai pas ?… C’est vrai ! bien vrai ! je ne te quitterai pas ?

— Me quitter, nourrice ! me quitter, bonne mère, vivre sans toi dans cette ville maudite ; ne t’avoir pas là pour me consoler, me réconforter au milieu des malheurs que je prévois ?

— Mais, mon Charles, — reprend soudain Geneviève avec appréhension, — pour aller à Paris, pour y vivre, il faut de l’argent.

— N’en avons-nous pas ?

— Si… mais pas beaucoup. Il reste onze cents francs sur les quinze cents que tu m’as remis au mois de janvier pour les dépenses de l’année, sans compter mes économies de la rente de cinq cents francs que m’a laissée ton brave homme de père ; jusqu’ici, grâce à toi, je n’ai à payer que mon entretien. J’ai donc amassé, depuis trois ans, près de quatorze cents francs ; je les ai cachés, avec ton argent, à toi, dans ma paillasse.

— Ce qui me reste des quinze cents francs nous suffit.

— Mais, mon Charles, tu n’y penses pas.

— Comment ?

— Ton reliquat et mon épargne, ça fait tout au plus deux mille cinq cents francs.

— L’argent que j’ai, bonne mère, me suffira, te dis-je.

— Bonté divine ! toi, mon Charles, vivre de si peu dans ce Paris où tu brillais jadis ; est-ce que c’est possible !

— Deux mansardes voisines l’une de l’autre, deux lits de sangle, une table, quelques chaises, voilà notre mobilier, bonne mère ; du pain, du lait, des fruits, voilà ma nourriture.

— Toi… qui autrefois…

— Est-ce que je m’apercevrai seulement des privations, si je peux arracher ma fille aux dangers que je redoute ? Allons, nourrice, du courage ; hâtons-nous et songeons à tout. Connais-tu quelqu’un qui puisse garder cette maison ?… Notre loyer se trouve encore payé d’avance pour dix-huit mois. Peut-être reviendrons-nous ici ; on ne saurait prévoir les événements.

— La mère Arsène, brave et honnête femme, gardera la maison.

— Bien… Maintenant, il nous faut un messager pour aller aujourd’hui à Nantua ; il y arrêtera pour demain nos places à la diligence… une place d’intérieur pour toi, bonne mère, et une place d’impériale pour moi, c’est moins cher ; il faut ménager nos ressources.

— Toi, sur l’impériale ! toi qui voyageais toujours à quatre chevaux avec un courrier !

— Ô luxe passé, maudit sois-tu ! — murmura Charles Delmare en frissonnant. — Peut-être, un jour, verrai-je ma fille manquer de pain…

— Manquer de pain, bonté divine ! et ma petite rente… est-ce qu’elle ne t’appartient pas, mon Charles, puisqu’elle vient de ton brave père ? est-ce que je n’ai pas encore bon pied, bon œil ? est-ce que je ne trouverai pas à gagner mon pain, quand ça serait comme balayeuse des rues ?

— Bonne et chère créature !… je n’ai jamais douté de ton cœur… mais…

Puis, s’interrompant, Charles Delmare ajoute :

— Songeons au présent, il est assez triste…

Et, réfléchissant, il se dirige vers le salon, s’assoit devant la table où est déposé son nécessaire à écrire, en or ciselé, puis il trace à la hâte ces mots :

« Madame,

« Je serai à Paris presque en même temps que vous y serez vous-même ; je vous en conjure, dès votre arrivée, faites-moi connaître votre demeure, et adressez votre lettre bureau restant, à M. Delmare. Dieu fasse que je puisse vous aider à conjurer les malheurs que vous pressentez ainsi que moi !

« Agréez, etc.

« Ch. Delmare. »

Le père de Jeane plie la lettre et la remet à Geneviève, en lui disant :

— Écoute-moi, nourrice, tu vas aller au Morillon.

— Bon.

— Tu tâcheras d’approcher de quelque domestique de la maison.

— Très-bien.

— Tu feras en sorte que ma lettre soit remise à madame Dumirail en personne.

— Sois tranquille.

— Et, autant que possible, sans que M. Dumirail sache que j’écris à sa femme.

— Je comprends… Je m’adresserai à Josette, qui, ce matin, paraissait si triste du départ de ses maîtres ; je passerai en même temps au bourg, afin d’envoyer quelqu’un à Nantua pour arrêter nos places à la diligence… Je verrai aussi la mère Arsène… Tu n’as pas d’autre commission ?

— Il faudra que ton messager s’informe du meilleur orfèvre de Nantua.

— Un orfévre ?

— Demain, en passant, je lui proposerai d’acheter mes deux nécessaires de voyage. Ils valent, ne comptât-on que le poids de l’or, quatre ou cinq mille francs. Cette somme peut nous être d’une utile ressource.

— Pourquoi vendre ces nécessaires, mon fieu ? Tu y tiens beaucoup ! c’est tout ce qui te reste du temps de ta jeunesse et de ta richesse… Vends plutôt ma petite rente…

— Te dépouiller, pauvre bonne mère !… peux-tu croire que jamais ?…

Et, répondant à un geste suppliant de Geneviève :

— Jamais ! te dis-je, — ajouta Charles Delmare. — Mais le temps passe… Il faut absolument que tu tâches de remettre ma lettre à madame Dumirail avant son départ… Va, nourrice, va et reviens vite.

— Je n’oublierai rien, — répondit Geneviève en prenant à la hâte sa mante et sortant précipitamment ; — avant une heure, je serai de retour ici.

 

Madame Dumirail reçut la lettre de Charles Delmare au moment où elle allait quitter le Morillon avec sa nièce et Maurice.

Le lendemain, le père de Jeane, abandonnant une solitude qui lui avait été si chère, se mit, à son tour, en route pour Paris, dans l’espoir d’y retrouver sa fille.


XLVII

Antoinette Godinot, née Renard, à peine âgée de dix-sept ans, avait, au bout de quelques mois de mariage, abandonné son mari, M. Godinot, avoué en province, et suivi un beau garçon assez riche et chef d’escadron, en garnison dans la petite ville où M. Godinot exerçait son office. Sa femme, trouvant son nom conjugal trop vulgaire, se fit, en arrivant à Paris, appeler d’abord madame de Montrésor.

Cette créature était et devait être surtout plus tard une femme hors ligne, puisqu’il est des phénomènes de toute sorte. Douée d’une beauté incomparable, d’un esprit naturel, vif, brillant, hardi, d’un caractère inflexible dans le mal, mais qu’au besoin elle savait plier avec une incroyable souplesse à tous les faux de- hors de la dissimulation, à toutes les exigences du paraître, ainsi que dit Montaigne ; suprêmement intelligente, très-fine, très-adroite, avec la ruse, l’inexorable rapidité de la bête de proie, et surtout l’instinctive prévoyance du lendemain qui distingue quelques espèces supérieures ; prédisposée à tous les vices, à toutes les perversités par une éducation détestable et les scandaleux exemples d’une mère de mœurs éhontées, Antoinette fut bientôt, selon le terme consacré, lancée par le chef d’escadron, son amant, roué accompli, housardant ses amours ; en peu de temps, et grâce aux prodigieuses dispositions qu’elle montra, il fit de la provinciale gauche et inexpérimentée l’une des Phrynés les plus effrontées qui aient jamais chanté l’hymne de Vénus Aphrodite ; buvant sec et dru, fumant, jurant, sacrant, tirant le pistolet à ravir, intrépide à cheval, elle conquit bientôt dans le milieu exclusivement militaire, et d’ailleurs restreint où elle vivait, une éclatante renommée, due à la crânerie de sa beauté, à ses joyeusetés de taverne et à ses saillies de caserne.

Somme toute, en moins de dix-huit mois, Antoinette ruina son chef d’escadron. Elle avait conservé de son éducation première certaines pratiques d’économie et de prévoyance ; ces habitudes, combinées avec sa rapacité naturelle et sa froide et ferme volonté de s’enrichir, lui permirent, malgré ses folles dépenses, d’épargner environ soixante mille francs.

Le successeur du chef d’escadron fut un étranger dont il avait fait connaissance au camp de manœuvres de Compiègne. Cet étranger, lord Fitz-Gerald, capitaine aux horse-guards, très-grand seigneur, riche à millions et d’excellente compagnie, demandait certaines illusions aux maîtresses, qu’il gageait, d’ailleurs, magnifiquement ; il voulait trouver en elles les dehors décents, la réserve apparente des femmes bien élevées. Il lui parut piquant, dans son désœuvrement d’homme blasé, de transformer Antoinette, dont il admirait et prisait fort les charmes incontestables ; il commença d’abord, afin de la dépayser, par la faire voyager avec lui en Italie et entreprit la seconde éducation de sa maîtresse.

Celle-ci trouva non moins piquant de se métamorphoser ; très-intelligente, très-malléable, elle se rechercha, s’observa, s’étudia, et, aidée des conseils et des exemples de lord Fitz-Gerald, homme éminemment distingué, elle parvint à jouer merveilleusement son rôle de femme du monde, et, contraste précieux pour un libertin, elle retrouvait dans l’intimité et au gré de son lord cet entrain bachique, cette crânerie, cette verve licencieuse qu’elle devait à son premier éducateur.

Antoinette manquait de l’instruction la plus vulgaire ; elle eut des professeurs de toute sorte, et elle profita tellement de leurs leçons, qu’en moins de deux ans elle parlait irréprochablement sa langue, l’écrivait avec goût, possédait, en histoire, en géographie, en littérature, des notions suffisantes pour prendre part à toute conversation sérieuse et souvent y briller ; enfin, grâce au développement de son goût naturel pour la musique et l’étude, elle devint très-bonne musicienne.

Ces succès enchantèrent lord Fitz-Gerald ; il les paya royalement d’une inscription de vingt mille livres de rente, qui vint se joindre aux épargnes d’Antoinette, déjà considérables. Elle rencontra aux eaux d’Ems, où son lord l’avait conduite, un prince régnant d’Allemagne, vieillard usé par la débauche. La rare beauté d’Antoinette l’éblouit, ses excellentes manières, sa bonne grâce, son talent de musicienne, son esprit, achevèrent la séduction, et le grand-duc s’affola de la maîtresse de lord Fitz-Gerald. Celui-ci commençait à s’ennuyer de sa liaison. L’éducation d’Antoinette était achevée ; les incitants d’une métamorphose à accomplir ne le stimulaient plus ; aussi la folle passion du grand-duc lui parut-elle venir très à point pour caser superbement Antoinette. Il lui traça, en homme d’expérience et en ami, la ligne de conduite à tenir avec son quasi royal adorateur, et la quitta dans les meilleurs termes, la laissant riche d’environ quarante mille livres de rente.

Le grand-duc, enchanté de sa conquête, emmena Antoinette dans ses États, et, afin de lui donner entrée à sa cour, il créa bel et bien, en vertu de son omnipotence, Antoinette, femme Godinot, née Renard, baronne de Hansfeld. Elle joua non moins habilement son rôle de femme de cour que naguère son rôle de femme du monde.

Ce contraste de haute distinction au dehors et de licencieuse effronterie dans le tête-à-tête, ce mélange de grande dame et de fille dressée à la housarde tournèrent complétement la cervelle du grand-duc : il combla de biens madame de Hansfeld, lui donna scandaleusement au palais le logement de feu la grande-duchesse madame sa femme, et, abrégeant sa vie par des excès funestes aux vieillards, il mourut un an après avoir rencontré Antoinette. Celle-ci, aussitôt après le décès du grand-duc, reçut, de la part de son héritier présomptif, l’ordre de quitter le grand-duché dans les vingt-quatre heures.

Antoinette revint donc en France, titrée baronne de Hansfeld, riche de plus de soixante mille livres de rente, sans compter des pierreries magnifiques. Alors âgée de vingt-quatre ans et dans toute la splendeur de sa beauté, elle était depuis environ sept années absente de Paris, où l’on ne se souvenait guère de la Montrésor, de qui le renom n’avait guère dépassé les limites de la caserne de son premier protecteur. Antoinette revit à Paris l’ambassadeur de Naples, le prince de Serra-Nova, qu’elle avait connu en Italie au temps de lord Fitz-Gerald.

L’ambassadeur, non moins grand seigneur, non moins magnifique que le lord, songea qu’il ne pouvait choisir une maîtresse plus convenante à sa position que madame la baronne de Hansfeld, déjà millionnaire, femme charmante et spirituelle, façonnée aux habitudes de la meilleure compagnie, et chez laquelle il pourrait, avec une douce satisfaction d’amour-propre, recevoir en garçon ses amis ou ses collègues du corps diplomatique.

Le luxe appelle le luxe ; peut-être, malgré sa magnificence, M. l’ambassadeur eût-il relativement lésiné avec une fille entretenue de bas étage ; mais, lorsque l’on prend, à soixante ans, pour maîtresse une femme possédant déjà l’opulence, on est obligé à des dépenses proportionnelles, en d’autres termes, énormes.

Le prince de Serra-Nova, maître d’ailleurs d’une fortune colossale, fit donc présent à madame de Hansfeld d’un ravissant hôtel, situé dans le faubourg du Roule, et meublé avec un faste inouï, et monta et défraya sa maison sur un très-grand pied. Elle eut deux cochers, six chevaux dans son écurie, quatre valets de pied, deux valets de chambre, un maître d’hôtel et l’un des meilleurs cuisiniers de Paris. Le prince de Serra-Nova aimait fort la bonne chère, et, sauf ses réceptions d’apparat et ses galas officiels, il recevait son intimité chez madame de Hansfeld, fort peu jaloux d’ailleurs, en homme bien appris et bien avisé, ne demandant à Antoinette que de sauvegarder les convenances et aussi de s’abstenir de recevoir des femmes, puisqu’elle ne pouvait recevoir qu’une société féminine équivoque ou tarée ; il donna seulement à Antoinette une dame de compagnie d’un âge respectable, et, afin de ne pas être obsédé sans cesse de la présence de cette duègne, il l’appointa largement et la logea très à proximité de l’hôtel de madame de Hansfeld. Celle-ci envoyait quérir cette espèce de chaperon, afin de n’être pas esseulée lorsqu’elle allait se promener en voiture ou qu’elle assistait dans sa loge aux représentations de l’Opéra.

Tel était donc, à l’époque de ce récit, le passé d’Antoinette Godinot, née Renard, et, par surcroît, baronne de Hansfeld. Ses relations avec l’ambassadeur de Naples duraient depuis huit mois environ, et elle atteignait sa vingt-sixième année.

XLVIII

Ce jour-là, vers les trois heures de l’après-midi, la baronne de Hansfeld devisait dans son boudoir avec un homme jeune encore, très-élégant, très-agréable, M. Richard d’Otremont.

Nous l’avons dit, la rare beauté d’Antoinette, alors dans son complet épanouissement, brillait d’un luxe incomparable ; son épaisse et fine chevelure, d’un noir de jais comme ses sourcils, et ses yeux d’une grandeur presque démesurée, contrastaient avec sa carnation, d’une blancheur fraîche et rosée ; sa taille, svelte et souple, était admirablement proportionnée, malgré son léger embonpoint, qui devenait un charme de plus ; sa main accomplie valait son pied : le goût exquis de sa toilette complétait le séduisant ensemble de sa personne ; mais l’attrait principal et singulier de cette dangereuse créature consistait en une sorte de rayonnement sensuel, de radiation voluptueuse qui émanait d’elle, de même que le fluide électrique se dégage de certaines organisations animales.

L’action pour ainsi dire magnétique de l’atmosphère de sensualité qui semblait entourer, baigner Antoinette était telle, que les gens même les plus calmes, les plus froids, ressentaient, à divers degrés d’intensité, d’irrésistibles enivrements.

Ce phénomène, très-indépendant de la beauté, puisqu’il se produit souvent chez des femmes laides ; ce phénomène, encore inexpliqué quant à son principe, mais flagrant quant à ses effets, et plus fréquent qu’il ne le semble au premier abord, fait parfaitement comprendre le pourquoi de ces égarements, de ces entraînements, de ces passions invincibles et en apparence inconcevables causés par certaines femmes, belles ou laides, sottes ou spirituelles, et à quelque condition sociale qu’elles appartiennent, et répond péremptoirement à cette question maintes fois formulée : « Comment se fait-il, comment est-il possible et croyable que cet homme soit à ce point affolé de cette femme, de qui la laideur, ou les vices, ou la sottise, ou l’ignominie devraient exciter d’insurmontables répulsions ? » Madame de Hansfeld devisait donc, ce jour-là, dans son boudoir, avec M. Richard d’Otremont, qui, depuis longtemps, lui faisait, ainsi que l’on dit, la cour.

— Non, — répétait-il, — non, vous ne me persuaderez jamais que vous n’aimez personne ; c’est une consolation banale que vous me donnez là.

— Consolation… ou espérance… qui sait ?…

— Vous seule le savez, cruelle !…

— Peut-être… Il est souvent si difficile de lire clairement dans notre propre cœur.

— Vous aimez quelqu’un, vous dis-je !

— Une pareille persistance à affirmer ce que je nie, mon cher Richard, n’est pas sans cause ?

— Certes…

— Vous soupçonnez quelqu’un de me plaire ?

— Oui.

— Qui cela ?

— Eh bien !…

— Voyons… achevez…

— San-Privato.

— Quelle folie ! — répondit madame de Hansfeld haussant les épaules ; — le prince de Serra-Nova, qui raffole de son secrétaire d’ambassade et qui vient de le faire nommer en son absence chargé d’affaires, me l’a présenté, il y a plus d’un an de cela, et, depuis lors, M. San-Privato, sans doute fort occupé ailleurs, et il doit l’être, car il est charmant, n’a jamais remis les pieds chez moi.

— Raison de plus !

— Comment !… parce que je ne vois jamais M. San-Privato, il s’ensuit conséquemment que je dois l’aimer ?

— Le mystère est si doux !

— Pourquoi le mystère ? le prince ne me connaît-il pas assez ?… N’est-il pas homme de trop bonne compagnie pour être jaloux ?

— Certes… mais…

— Mais… quoi ?

— Tenez, Antoinette, San-Privato a auprès de M. Serra-Nova une position tellement intime, qu’il est incroyable, impossible que vous soyez restés jusqu’ici étrangers l’un à l’autre et que vous ne l’ayez pas remarqué.

— Je l’ai remarqué, au contraire : ne vous ai-je pas dit que je l’ai trouvé charmant ? Je ne connais personne qui m’aurait plu davantage, sinon vous peut-être.

— Allons, ne vous contentez pas de me désespérer, raillez-moi. Maudit soit le jour où je vous ai connue !

— Que voilà une galante manière de répondre à mes bontés… à moi… qui, ce matin, vous ai écrit un charmant billet pour vous prier de passer chez moi cette après-midi !

— Vous vouliez être certaine de pouvoir, à heure fixe, torturer notre victime ?

— Non, Richard, non ; je voulais vous donner l’occasion de me prouver cet amour passionné dont vous m’entretenez souvent, et auquel je voudrais croire, parce que, si j’y croyais…

— Que feriez-vous ?

— Fi ! l’indiscret, le curieux, il veut me forcer de rougir ! — reprit madame de Hansfeld avec un accent de coquetterie provocatrice dont Richard fut transporté. — Vous demander une preuve d’amour… n’est-ce point déjà trop significatif ?

— Ah ! si je pouvais ajouter foi à vos paroles, combien je serais heureux !…

— Soyez donc heureux, Richard ! car je parle sérieusement, très-sérieusement.

— Tenez, au risque de passer à vos yeux pour un niais… j’admets que vos paroles sont sérieuses… Cette preuve d’amour, quelle est-elle ?… dites… oh ! dites !

— En vérité… Richard, j’hésite…

— J’en étais certain… vous vous moquiez de moi.

— Vous vous méprenez sur la cause de mon hésitation.

— Cette cause ?

— Mon ami, il me serait pénible de vous voir, par votre refus, déchoir de la haute opinion que j’ai de votre courage.

— Antoinette, ce seul doute est pour moi une offense. Richard d’Otremont est de ceux-là qui ne reculent devant qui que ce soit ou devant quoi que ce soit

— Vous êtes d’une bravoure éprouvée, je le reconnais ; vos nombreux duels vous ont rendu redoutable, et, chez un homme, la vaillance est auprès des femmes une puissante séduction. Je le sais mieux que personne.

— Ah ! si vous disiez vrai ! — s’écria Richard, troublé par le regard enchanteur dont Antoinette accompagna ses dernières paroles, — si vous disiez vrai !

— N’en doutez pas… Mais aussi j’ajouterai que les plus intrépides, l’épée à la main, manquent parfois de courage moral.

— C’est donc une preuve de courage moral que vous attendez de moi ?

— Oui, Richard… et cette preuve, si vous me la donnez…

Madame de Hansfeld s’interrompit ; mais son silence, l’expression de ses traits ravissants, le coup d’œil fixe et hardi qu’elle jeta sur M. d’Otremont, complétèrent la pensée qu’elle n’avait émise qu’à demi, et l’ardent amoureux, enivré, palpitant, s’écria :

— Antoinette, je vous le jure ! tout ce qu’il est humainement possible à un homme de faire, je le ferai ! Ordonnez ! je suis à vous, tête et bras, âme et sang !

— Ah ! Richard, Richard ! plus que jamais je comprends maintenant vos succès auprès des femmes ! Quel dévouement, quel cœur intrépide que le vôtre !

— De ce cœur, de ce dévouement, disposez en souveraine ! Je suis à vous, je ne m’appartiens plus ! Dieu me damne ! vous m’avez ensorcelé !

— Le secret de ma sorcellerie est bien simple, je vous…

— Achevez… oh ! achevez !

— Non, soyons sages… parlons raison…

— Est-ce possible quand vous me rendez fou ?

— Allons, Richard, encore une fois, soyez raisonnable ! Revenons à cette preuve d’amour que j’attends de vous.

— Je vous écoute.

— Il est bientôt trois heures. Il va venir ici… un jeune homme… un très-jeune homme.

— Quel est-il ?

— Vous le saurez, puisque je vous le présenterai, mon cher Richard.

— À moi ?… Et dans quel but ?

— Afin que vous soyez charmant pour lui.

— Et pourquoi voulez-vous que je sois charmant pour ce petit jeune homme ?

— Ce petit jeune homme a près de six pieds.

— Qu’importe sa taille ! Et, encore une fois, pourquoi voulez-vous que je me mette en frais d’amabilité envers un inconnu ?

— Parce que cela me plaît, apparemment.

— Mais enfin, ma chère Antoinette, je…

— Voyez… déjà vous hésitez à m’obéir… mon pauvre Richard, et vous prétendez m’aimer !…

— Quoi ! cette preuve d’amour que vous me demandez consiste à me montrer aimable pour cet inconnu ?

— Oui, d’abord ; mais j’exigerai tout à l’heure davantage.

— Toujours au sujet de ce monsieur ?

— Toujours.

— Je m’y perds, — reprit M. d’Otremont abasourdi ; — continuez, de grâce… et, puisque vous le désirez, je me montrerai fort aimable pour votre petit jeune homme de six pieds.

— Il arrive de sa province.

— Bien obligé.

— Vous me ferez donc le plaisir de ressentir pour mon protégé une sorte de sympathie subite, et, afin de le produire tout de suite à Paris dans un milieu élégant et choisi, vous lui proposerez de le présenter à votre club.

— Mais vous savez, ma chère Antoinette, que le premier venu n’est pas admis à mon club.

— Les parents de ce jeune homme sont fort riches ; il est bien élevé ; il a, ainsi que l’on dit, l’un de ces noms neutres qui ne peuvent soulever aucune objection sérieuse. Vous présidez le comité d’admission de votre club ; or, si vous le voulez fermement, mon jeune provincial sera reçu parmi vous, grâce à votre influence.

— Votre jeune provincial ? Ah çà ! Antoinette, est-ce que, par hasard, vous voudriez me faire jouer le singulier rôle de… ?

— Au revoir, Richard !

— De grâce… ne vous fâchez pas !

— À chaque mot, vous élevez une difficulté ou une supposition plus ou moins désobligeante. Est-ce ainsi que vous pensez me convaincre de votre dévouement à mes volontés ?… Non, non… Ainsi donc, au revoir, mon pauvre Richard.

— Allons… c’est dit, votre jeune homme sera reçu à mon club.

— C’est fort heureux !… Enfin, pour avoir l’occasion de présenter notre candidat aux membres de votre comité d’admission, vous les engagerez, eux et lui, à souper après-demain au café Anglais.

— Soit… En un mot, si je comprends votre pensée, il s’agit de lancer votre provincial parmi la jeunesse dorée de Paris.

— C’est cela même, mon cher Richard.

— Une question… et ne voyez là, de grâce, nulle indiscrétion.

— Parlez.

— Si vous vous intéressez à ce monsieur, je n’ai pas besoin de vous faire observer qu’inexpérimenté comme doit l’être un jeune homme qui, peut-être, n’est jamais venu à Paris…

— Jamais… il sort tout frais, tout battant neuf, de ses montagnes.

— En ce cas, il y a fort à parier que, lancé dans le monde, votre jeune homme, s’il est riche, se ruinera comme tant d’autres.

— Il ne faut pas qu’il se ruine… ou plutôt, — ajouta madame de Hansfeld avec une expression indéfinissable, — il ne faut pas laisser à mon jeune provincial le loisir de se ruiner.

— Comment ?

— Cela dépend de vous, mon cher Richard.

— Je peux empêcher ce monsieur de se ruiner… moi ?…

— Oui… vous.

— Et comment cela ?

— Mon cher Richard, tout à l’heure je vous disais que les plus intrépides… vous, par exemple, si brave l’épée à la main, vous pourriez manquer de courage moral.

— En quoi… à propos de qui… pourrais-je manquer de courage moral ? En vérité, vous parlez en énigmes !

— Richard, — répondit Antoinette en attachant son noir et brûlant regard sur M. d’Otremont, — je suis femme de parole ; vous savez quelle est ma promesse… si vous me donnez la preuve d’amour que je veux !

— Antoinette ! — s’écria M. d’Otremont bondissant au choc presque électrique de ce coup d’œil chargé d’enivrante volupté, — oh ! ne me regardez pas ainsi !… ou je perds le peu de raison qui me reste… Je suis à vous… je vous l’ai dit… corps et âme… Que faut-il faire ?

— Ne pas laisser à notre jeune homme le temps de se ruiner.

— Et comment puis-je l’empêcher de se ruiner ?

— En abrégeant infiniment ses jours…

— Vous dites ?

— Je dis que, si vous tuez en duel mon jeune homme, et cela… le plus tôt possible… je suis à vous, Richard ! — répondit madame de Hansfeld sans sourciller, sans que la moindre émotion se trahît sur son masque de marbre.

— Richard d’Otremont était ce que l’on appelle (locution d’ailleurs assez élastique) un galant homme. Aussi, à cette abominable proposition de tuer en duel un très-jeune homme, presque un enfant peut-être, il pâlit, fit un brusque mouvement pour s’éloigner de madame de Hansfeld, comme s’il eût été mordu par une vipère, et, quoique spadassin endurci, son honneur se révolta ; aussi, après un moment de stupeur, il s’écria indigné :

— Madame !… ah ! madame, c’est affreux !

Il est impossible de peindre le regard de froid dédain, le sourire de sinistre raillerie dont Antoinette accabla M. d’Otremont, à qui elle dit d’un ton sardonique :

— Vous m’excuserez, mon cher monsieur, je suis obligée de me priver du plaisir de votre excellente compagnie ; votre présence n’ayant plus ici de but, je préfère recevoir mon jeune provincial tête à tête.

— Mais, madame, reprit M. d’Otremont de plus en plus indigné, vous n’y songez pas !

— À quoi… est-ce que je ne songe pas ?

— Ce que vous me proposez là, madame… ce que vous me proposez là…

— Eh bien ?…

— Mais, madame… c’est un assassinat !

— Monsieur… un mot… s’il vous plaît ?

— Je vous dis, madame, que ce que vous me proposez là… est un lâche assassinat…

— Est-ce tout, monsieur ? Voulez-vous maintenant m’entendre ?

— Vous m’épouvantez !…

— Est-ce que par hasard, monsieur, lorsque vous avez tué en duel le jeune de Monbreuil, vous l’avez assassiné ?

— Il m’avait insulté, provoqué, madame.

— Et qui vous dit, de grâce, monsieur, que mon provincial ne vous provoquera pas, ne vous insultera pas ? Et alors… que ferez-vous, s’il vous plaît ?

— En ce cas, — balbutia M. d’Otremont avec embarras, car la question était en effet embarrassante, — je… je… ne sais…

— Votre honneur, si chatouilleux d’ordinaire, monsieur, subira donc piteusement, cette fois, un outrage… une provocation ?…

— Si ce jeune homme m’outrageait, je… je…

— Il vous outragera… et cela, de la façon la plus sanglante… je vous en donne ma parole. Ainsi, — poursuivit madame de Hansfeld avec un redoublement d’ironie, — ainsi, vous endurerez honteusement une offense… par cela seulement qu’en la vengeant vaillamment, loyalement, l’épée à la main, vous seriez certain d’être aimé de moi !

M. Maurice Dumirail, — dit à haute voix un valet de chambre vêtu de noir, qui, après avoir discrètement frappé à la porte du boudoir de madame de Hansfeld, annonçait et introduisait le jeune provincial.

XLIX

Maurice n’avait jamais quitté la maison paternelle, dont la simplicité égalait le confortable, et, depuis son arrivée à Paris, il logeait, avec sa mère et Jeane, dans une modeste maison garnie du faubourg Saint-Germain ; il ne pouvait donc même soupçonner le luxe incroyable dont il fut ébloui en entrant dans l’hôtel de madame de Hansfeld et en traversant la salle d’attente et les trois salons, meublés avec une splendeur inouïe, qui précédaient le boudoir ; aussi le croissant émerveillement du jeune provincial devint-il une sorte d’étourdissement lorsqu’il mit le pied sur le tapis d’hermine de ce boudoir, où l’or, le satin, les dentelles, les voluptueuses peintures des panneaux, des portes et du plafond, les porcelaines les plus rares, les cristaux, les glaces, mariaient leur éclat au frais coloris des masses de fleurs dont le parfum pénétrant embaumait l’atmosphère.

Enfin, lorsqu’au milieu de ces merveilles, qui semblaient le cadre, l’auréole de l’incomparable beauté de madame de Hansfeld, Maurice vit cette ravissante jeune femme assise sur un divan, dans une attitude pleine de grâce et d’abandon, il resta pendant un moment pétrifié, cloué au seuil de la porte, l’œil fixe, la poitrine oppressée, n’osant faire un pas ; il oubliait même en ce moment que, n’ayant pas encore eu le temps de se faire habiller de neuf, il était vêtu d’un habit, d’un gilet et d’un pantalon noirs déjà vieux, et que sa taille athlétique, encore développée depuis leur confection, menaçait de faire crever en divers endroits ; sa cravate blanche, assez lâche, se roulait en corde autour de son cou, et l’embarras, la timidité faisaient ruisseler la sueur de son front et de ses joues empourprées.

Richard d’Otremont contemplait avec une sorte de curiosité mêlée de compassion ce jeune provincial, de qui d’abord il devait faire son ami, et ensuite sa victime, s’il voulait mériter les bonnes grâces d’Antoinette, et, malgré la gaucherie de Maurice, il se sentit presque touché de l’expression loyale et candide de son mâle et doux visage, tandis que madame de Hansfeld, toisant l’ingénu d’un coup d’œil rapide, pénétrant et sûr, souriait d’un air de satisfaction cruelle.

Ces divers incidents de l’introduction de Maurice auprès de madame de Hansfeld, incidents qu’il nous faut si longuement décrire, se produisirent presque instantanément ; car, au bout de quelques secondes à peine, Maurice eut d’autant plus conscience de son ridicule embarras, que, dans le premier éblouissement, causé par l’aspect du boudoir et de la personne d’Antoinette, il n’avait pas remarqué la présence de M. d’Otremont. La crainte de prêter à rire à un étranger rappelant Maurice à lui-même, son amour-propre, sa fierté se révoltèrent. Il fit un violent effort sur lui-même, salua madame de Hansfeld le plus gauchement du monde, sans bouger du seuil de la porte, et dit d’une voix strangulée par la confusion :

— Madame la baronne, j’ai reçu la lettre que… que… vous… je… je…

Mais la parole expira sur les lèvres de Maurice, suffoqué par la timidité ; le ressentiment d’une humiliation atroce poigna son cœur ; il sentit avec effroi des larmes de honte lui monter aux yeux, et il se dit, avec une amère désespérance :

— Ô mes montagnes, mes pauvres montagnes, pourquoi vous ai-je quittées !…

Soudain, madame de Hansfeld se leva, s’approcha de Maurice, le prit par la main, et lui dit avec un doux sourire et une cordialité charmante en l’amenant vers le divan, où elle le fit asseoir près d’elle :

— Permettez-moi, mon cher monsieur Maurice, de vous traiter en ancienne connaissance ; car, quoique j’aie le plaisir de vous voir aujourd’hui pour la première fois, nous ne sommes pas aussi étrangers l’un à l’autre que vous pourriez le croire. Je comprends à merveille qu’un intrépide chasseur de chamois, quittant pour la première fois ses bois et ses rochers, se sente un peu dépaysé dans notre Paris ; mais je tiens à vous prouver, mon cher monsieur Maurice, qu’à Paris même l’on rencontre autant de franchise et de bienveillance que dans vos belles montagnes, et qu’ici nous savons apprécier les gens de cœur, vinssent-ils du fond du Jura. M. d’Otremont, l’un de mes amis, que j’ai l’honneur de vous présenter, partage mon opinion, — ajouta madame de Hansfeld, jetant un regard significatif à Richard ; — il tâchera, ainsi que moi, de ne pas vous donner trop mauvaise opinion de nous autres Parisiens.

— Monsieur, — reprit cordialement Richard s’adressant à Maurice, à qui le gracieux accueil d’Antoinette rendait quelque assurance, — on fait vite connaissance entre chasseurs. Ce titre est le seul que j’aie à faire valoir auprès de vous… et encore j’ose à peine l’invoquer ; car que sommes-nous, nous autres batteurs de plaines, auprès de vous, agiles montagnards, qui, bondissant de pic en pic, bravez les précipices pour atteindre le chamois, l’ours ou l’isard à l’affût ; mais, quel que soit leur mérite, tous les fils de saint Hubert sont de la même confrérie : c’est donc au nom de cette confraternité, monsieur, que je me mets à vos ordres. Je m’estimerais très-heureux de vous être bon à quelque chose… et j’aurais le plus grand plaisir à vous faire les honneurs de Paris ; j’ajouterai, si vous le permettez, que voici bientôt l’ouverture de la chasse, et, si vous vouliez me faire la grâce de venir passer quelques jours chez moi, à Otremont, vous y trouveriez, non pas, malheureusement, des isards et des chamois, mais d’assez nombreuses compagnies de perdreaux, du faisan, du lièvre, du chevreuil, et vous seriez, je n’en doute pas, proclamé roi de la chasse.

— À merveille, Richard, je suis contente de vous ! — telle fut la signification du regard que madame de Hansfeld jeta au nouvel ami de Maurice.

Celui-ci, aussi surpris que charmé de l’affectueuse courtoisie de M. d’Otremont, reprenait un peu d’assurance, et, de plus en plus frappé de l’éblouissante beauté d’Antoinette, il commençait déjà de subir l’action de l’espèce d’électricité sensuelle que dégageait cette dangereuse sirène, qu’il comparait mentalement à sa fiancée, se disant :

— Ah ! si je n’aimais pour la vie ma chère et douce Jeane, j’aurais peut-être un jour été assez fou pour devenir amoureux de cette dame, qui m’accueille avec tant de bonne grâce et de qui la beauté m’éblouit, me trouble. Mon Dieu, ce que j’éprouve est étrange ! Jamais la présence de ma Jeane bien-aimée ne m’a fait ainsi monter la chaleur au front… j’ai la fièvre !… Mon regard n’a pas rencontré le regard de cette dame… et il me semble que je le sens peser sur moi.

L

D’Otremont et madame de Hansfeld savaient trop le monde pour ne pas laisser au candide provincial le temps de savourer à loisir son heureuse déconvenue, car il ne pouvait encore trouver une parole pour exprimer à tous deux sa gratitude. Aussi Antoinette se hâta-t-elle d’ajouter :

— Cher monsieur Maurice, nous nous entretiendrons tout à l’heure de l’objet de la lettre que j’ai eu le plaisir de vous écrire, et à laquelle je dois votre aimable visite ; permettez-moi, en attendant, de vous nommer à M. d’Otremont, puisque sa courtoisie a devancé votre présentation officielle, — ajouta en souriant madame de Hansfeld.

Puis, s’adressant à Richard, qui s’inclina devant le jeune montagnard :

— Je vous présente M. Maurice Dumirail ; il est le fils de l’un des plus grands et des plus riches propriétaires du Jura, et il a les titres les plus particuliers à mon amitié et à la bienveillance de mes amis.

Maurice, abasourdi d’apprendre qu’il possédait des titres particuliers à l’amitié de la baronne de Hansfeld, surmonta cependant son embarras, et reprit d’une voix émue :

— Madame et vous, monsieur, voudrez bien m’excuser si j’exprime mal ma reconnaissance pour un accueil auquel j’étais si loin de m’attendre.

Et Maurice, offrant sa robuste main à Richard, lui dit, avec un accent de confiance et de loyauté si candide, que son nouvel ami en fut touché :

— Laissez-moi, monsieur, vous serrer la main ; c’est de bon cœur et de tout cœur…

— Et c’est aussi de bon cœur et de tout cœur, monsieur, que je vous serre la main, — répondit Richard, se disant à part soi : — Jamais je n’aurai la barbarie de tuer cet hercule ingénu ; c’est un enfant, ce serait pitié !…

— Et moi, j’affirme que tu le tueras ! — se disait aussi à part soi madame de Hansfeld, remarquant l’expression compatissante des traits de Richard et pénétrant le secret de sa pensée.

Puis elle reprit tout haut :

— Puisque vous voici en excellents termes avec M. d’Otremont, cher Maurice, il se fera un plaisir de vous faire recevoir au club dont il est membre ; c’est la réunion des hommes les plus distingués de Paris… Je vous dirai tout à l’heure, lorsque nous serons seuls, pour quelle raison très-sérieuse je veux que vous soyez admis à ce club. J’ai dit : « Je veux, » ajouta madame de Hansfeld en souriant. — Il doit vous sembler très-surprenant que je me permette de vous dicter ainsi mes volontés ?

— Madame…

— Vous croyez m’être absolument inconnu, mon cher monsieur Maurice ; il n’en est rien.

— Quoi ! madame ?…

— Avouez que je vous étonnerais fort si je vous parlais avec beaucoup de détails de votre domaine du Morillon, de votre chalet de Treserve… et surtout de votre adorable fiancée, mademoiselle Jeane ?

— Comment, madame, vous savez ?

Maurice ne put achever, suffoqué de stupeur. Il croyait rêver en entendant madame de Hansfeld lui parler du Morillon et de Jeane.

— Je veux donc, dis-je, — reprit Antoinette, — en raison de l’intérêt que je vous porte, vous voir admis au club de M. d’Otremont.

— Madame, — répondit Maurice avec embarras, — inconnu ainsi que je le suis, je n’ose prétendre à une pareille faveur… Puis… je ne sais si mes parents…

— Oh ! rassurez-vous, monsieur, — repartit Richard, — je suis président du comité d’admission, sur lequel j’exerce une certaine influence… et si, après-demain, vous voulez accepter sans façon à souper à la Maison-d’Or, avec mes amis du comité, j’aurai l’honneur de vous présenter à eux : ils vous accueilleront comme vous méritez de l’être, monsieur, et, lorsqu’ils auront le plaisir de vous connaître, votre admission au club sera chose faite.

— Je ne sais, en vérité, comment vous remercier, monsieur, de votre obligeance, — répondit Maurice ; — mais, je l’avoue, nouveau venu que je suis à Paris, je crains de paraître déplacé parmi tant de gens élégants.

— Un homme comme vous, monsieur Dumirail, n’est déplacé nulle part, — dit madame de Hansfeld d’un ton pénétré. — Le bon goût et la bonne grâce, la loyauté, le courage et l’esprit sont partout à leur place, et ils sont doublement bien venus lorsque la modestie leur prête un charme de plus ; aussi, dans le cas où, par ma présence, je pourrais, moi qui sais vous apprécier à votre juste valeur, mon cher monsieur Maurice, dans le cas où je pourrais, dis-je, vous aider à vaincre une défiance de vous-même que rien ne justifie, je serais très-capable de m’inviter, ainsi qu’une ou deux femmes de mes amies, au souper que vous offre M. d’Otremont…

— Ah ! madame, — reprit Richard, — je n’osais compter sur cette bonne fortune !

— Eh bien ! c’est convenu… après-demain soir, M. Dumirail voudra bien venir me prendre chez moi, et si, d’aventure, chose d’ailleurs plus qu’improbable, quelques récalcitrants se rencontraient parmi ces messieurs de votre comité, j’ai la prétention, peut-être outrecuidante, de les convaincre qu’ils devront s’empresser d’admettre parmi eux M. Dumirail.

Ce disant, madame de Hansfeld, d’un coup d’œil expressif, engagea M. d’Otremont à se retirer. Il se leva, et, tendant la main à Maurice :

— Au revoir, monsieur ! Je suis enchanté d’avoir eu l’honneur de faire connaissance avec vous, et, quoique nos relations soient toutes nouvelles, je vous prie de me compter au nombre de vos amis.

— Si peu de droits que j’aie à cette amitié si flatteuse pour moi, je l’accepte, monsieur, et vous en remercie du fond de l’âme, — repartit le candide Maurice, répondant avec effusion à l’étreinte de Richard.

Celui-ci baisa galamment la main de madame de Hansfeld et quitta le boudoir en songeant à part soi :

— Non, jamais je ne tuerai ce pauvre garçon-là !… Mais quel est ce mystère ?… Pourquoi Antoinette veut-elle sa mort ?… Ah ! démon !… jamais elle ne m’a paru plus attrayante qu’aujourd’hui. Qu’elle est belle ! qu’elle est belle !… Dieu me damne ! si elle ne m’avait instruit de ses projets, je serais, je crois, jaloux de cet hercule… et alors, ma foi ! chacun pour soi, et le champ clos pour tous !

LI

Maurice, subissant de plus en plus l’irrésistible attrait de madame de Hansfeld, attrait dont il ne s’expliquait encore ni la nature ni la puissance, car il n’altérait en rien son tendre amour pour sa fiancée, Maurice se croyait le jouet d’un rêve : il ignorait, et, dans son inexpérience, il ne pouvait supposer quelle était la position sociale de cette femme enchanteresse, entourée de tous les prestiges d’une grande opulence, qui, disant s’intéresser autant à Jeane qu’à lui-même, s’emparait soudain de sa destinée, lui dictait ses ordres, lui adressait les flatteries les plus câlines, lui proposait de l’accompagner à un souper où se devait trouver l’élite de la jeunesse dorée de Paris ; en vain il cherchait le mot de cette énigme, se rappelant les termes de la lettre qui l’amenait chez Antoinette, lettre reçue par lui le matin même, et ainsi conçue :

« Madame la baronne de Hansfeld prie M. Maurice Dumirail de vouloir bien se donner la peine de passer chez elle, aujourd’hui, de deux à trois heures. Elle désire lui faire une communication importante pour sa famille et pour lui, et lui offre l’assurance de sa considération la plus distinguée. »

Un valet de pied, poudré, vêtu d’une livrée splendide, aux boutons armoriés, avait demandé au concierge de l’hôtel des Étrangers à remettre cette lettre à M. Maurice Dumirail en personne, et rempli cette mission en présence de madame Dumirail et de Jeane, aussi surprises que l’on peut se l’imaginer, et, il faut le dire, quelque peu troublées par la livrée du messager.

Cependant, madame Dumirail, ombrageuse, défiante comme une mère, hasarda de demander au valet de pied qui était sa maîtresse ; ce à quoi le serviteur, sans cacher le léger étonnement que lui causait la question, répondit respectueusement que sa maîtresse était madame la baronne de Hansfeld, et il ajouta, non sans un certain orgueil et en manière de renseignements complémentaires, que madame la baronne était une des dames les plus élégantes de Paris, qu’elle avait dix domestiques à son service, six chevaux dans son écurie, et qu’elle occupait son hôtel, rue du Faubourg-du-Roule.

Madame Dumirail, aussi ignorante que son fils à l’endroit de la vie de Paris, et ne soupçonnant pas qu’une femme titrée, ayant un hôtel, dix domestiques à son service et six chevaux dans son écurie, pût être une aventurière, et pensant qu’il s’agissait, selon la lettre, d’une communication importante pour Maurice et pour sa famille, l’engagea, quoiqu’elle ressentît une involontaire et vague inquiétude, à se rendre chez madame de Hansfeld, songeant d’abord, par excès de précaution, à accompagner son fils en fiacre jusqu’à la porte de l’hôtel de cette dame, l’une des plus élégantes de Paris. Or, dans l’esprit de madame Dumirail, l’idée de l’élégance étant inséparable de la jeunesse et de la beauté, elle concevait une sorte d’inquiétude de l’entrevue de son fils avec une femme jeune et belle ; mais elle renonça au projet d’accompagner Maurice, craignant de l’humilier par un excès de surveillance. Il partit donc seul, et, au moment où il passait devant la loge du concierge, celui-ci remit d’un air mystérieux au jeune provincial une seconde lettre, suivant cette recommandation du porteur de la missive, recommandation appuyée d’un écu de cinq francs glissé dans la main du concierge :

— Vous remettrez cette lettre à M. Maurice Dumirail, à l’insu de ses parents.

Le lecteur aura plus tard l’explication de ce fait.


LII

Lorsque M. d’Otremont eut quitté le boudoir, madame de Hansfeld, s’adressant à Maurice, qui s’était levé du divan, afin de prendre congé de son nouvel ami, lui dit avec un accent d’allégement et de douce satisfaction :

— Enfin, nous voici seuls… causons !

Et, faisant signe à l’ingénu de s’asseoir près d’elle :

— Oh ! combien j’ai de choses à vous raconter, cher monsieur Maurice !… Et, d’abord, j’ai des excuses à vous demander.

— À moi, madame ?

— La communication que j’ai à vous faire, et pour laquelle je vous ai écrit, quoique existant réellement, n’était qu’un prétexte pour vous prier de passer chez moi, afin de pouvoir vous dire que vous m’intéressez extrêmement… Me pardonnez-vous ma ruse innocente en faveur du motif qui m’a guidée ?

— Sans doute, madame… Mais, de grâce, d’où me connaissez-vous, et en quoi ai-je pu mériter… ?

— L’intérêt que vous m’inspirez ?

— Oui, madame.

— C’est que je vous connais…

— Moi… madame ?

— Je vous connais beaucoup, mais moralement, s’entend, car je vous vois aujourd’hui pour la première fois, et votre personne répond merveilleusement à l’idée que je m’en étais faite. Cette espèce de divination du physique par le moral vous étonne ? Rien de plus simple cependant. Voici mon procédé : il s’agit, je suppose… non… ce n’est pas une supposition, cela est… il s’agit donc d’un jeune homme d’un noble et vaillant cœur, d’un esprit élevé, d’une âme candide, délicate et sensible, d’une loyauté chevaleresque, d’un courage à toute épreuve, d’un caractère énergique. Maintenant, d’après cette connaissance approfondie du moral de notre héros, il faut se représenter l’aspect de ses traits, que l’on ignore ; que doit-on faire afin de réussir à se le figurer ? Donner autant que possible à ses traits la mâle et douce beauté de son âme. Ainsi ai-je fait… et je vous trouve très-ressemblant au portrait que j’ai rêvé, tant de fois rêvé, en songeant à vous, alors que je ne vous connaissais pas… Maurice. Excusez-moi de vous appeler ainsi familièrement… Je trouve insupportable, entre amis, ce vocabulaire de cher monsieur, chère madame ; souffrez donc que je vous appelle Maurice ; vous m’appellerez Antoinette. Est-ce convenu ?

— Madame, — balbutia l’ingénu, — le respect… je…

— Eh bien ! que voulez-vous ? j’aurai en ceci le malheur, moi, de vous manquer de respect, — reprit madame de Hansfeld avec un sourire enchanteur. — Je me permettrai de vous appeler très-irrévérencieusement Maurice, parfois même mon cher Maurice… Vous pourrez, il est vrai, vous venger de mon irrévérence en m’appelant Antoinette, votre chère Antoinette.

— Je n’oserai jamais, madame… me…

— Si, Maurice, vous oserez me donner la preuve d’affection que je sollicite de vous, lorsque vous serez persuadé que je suis votre amie, votre meilleure amie, et que j’éprouve pour votre charmante fiancée autant de sympathie que pour vous-même.

— Quoi, madame ! il serait vrai… Jeane aussi ?…

— Décidément, vous ne voulez pas m’appeler Antoinette ? — reprit madame de Hansfeld avec un sourire de doux reproche, — vous ne voulez pas… dites ?

— Mon Dieu… je…

— Enfin, essayez, faites cela pour moi, Maurice, et, si mon nom vous est trop pénible à prononcer, eh bien ! je n’exigerai plus de vous ce sacrifice ; mais, au moins… essayez… Voyons, je vous en prie, dites : Antoinette…

— Antoinette… — murmura Maurice d’une voix tremblante — sentant malgré lui l’ivresse le gagner.

Aussi, dans sa détresse, invoquant le souvenir de sa fiancée, il se disait :

— Non, non, je n’aime que toi, ma Jeane !… Ce trouble brûlant que j’éprouve… auprès de cette dame… que je vois aujourd’hui pour la première fois… ce n’est pas de l’amour… c’est une sorte de vertige… Ah ! pourquoi suis-je venu ici !

Madame de Hansfeld ne trouva pas opportun de pousser l’ivresse de Maurice à son comble, et, voulant plutôt quelque peu la calmer, elle reprit d’une voix douce et grave :

— Maintenant, mon ami, parlons sérieusement… appelez-moi ou ne m’appelez pas familièrement Antoinette, peu m’importe ! pourvu que vous soyez persuadé que la plus tendre des sœurs n’aurait pas pour vous un attachement plus vrai, plus dévoué que celui que j’ai pour vous.

Maurice, à ces fraternelles paroles, sentit son embarras décroître, le trouble de ses sens peu à peu s’apaiser ; puis, une inconcevable curiosité le dominant, il reprit timidement :

— Madame, vous voulez bien m’assurer que vous m’aimez en sœur… et cependant vous me voyez aujourd’hui pour la première fois… vous ne me connaissez pas…

— Vous vous trompez, Maurice, je vous connais depuis longtemps ; je vous l’ai prouvé tout à l’heure en vous montrant qu’aucune des qualités de votre caractère, de votre esprit ou de votre cœur ne m’était étrangère, et, bien plus, je n’ignore rien de ce qui vous touche, non, rien absolument ! Je sais combien votre chère retraite du Morillon vous était chère, combien vous aimez votre digne père, votre excellente mère et votre cousine Jeane, votre heureuse fiancée… Je sais qu’après avoir eu un goût très-vif pour la vie rustique, vous venez à Paris, afin de suivre un cours de droit et d’entrer dans la carrière diplomatique. Que vous dirai-je ?… et, ne souriez pas de ces détails… je sais jusqu’au nom de votre brave poney Petit-Jean, et aussi les noms de vos bœufs favoris, Hercule et Atlas…

— Je reste confondu, — dit Maurice abasourdi ; — mais, de grâce, comment savez-vous… ?

— Cette question, Maurice, est la seule à laquelle je ne puisse répondre.

— Pourquoi cela ?

— Un serment me lie…

— Un serment ?

— Oui, Maurice ; j’ai juré par la mémoire de ma mère de ne jamais vous révéler par quel mystère je suis si bien informée de ce qui vous touche.

— Mais encore… ?

— Maurice, mon ami, je vous le demande en grâce, ne m’interrogez jamais à ce sujet ; épargnez-moi le chagrin de ne pouvoir satisfaire votre curiosité. Elle doit être vive, je le comprends ; mais que vous importe le secret que j’ai juré de garder, pourvu que vous soyez convaincu que mon inaltérable amitié pour vous a des racines profondes dans le passé ? Elle est sainte, allez, cette affection ; j’espère vous le témoigner de jour en jour davantage : aussi, savez-vous, mon ami, quel serait mon orgueil, mon plus cher orgueil ? Ce serait de prendre sur vous, grâce à mon dévouement sans bornes, une heureuse et salutaire influence ; mon plus vif désir serait de vous préserver des dangereux écueils que la vie de Paris offre à chaque pas à ceux-là qui, comme vous, sont confiants, parce qu’ils sont purs, généreux et pleins de foi dans le bien ; mais dites-moi d’abord, et j’attache une extrême importance à votre réponse, quelle impression vous ont causée jusqu’ici l’aspect et le séjour de Paris ?

— Ah ! madame, j’ose à peine vous le dire.

— Achevez, de grâce, Maurice ! Croyez-moi, la question que je vous adresse est de la dernière importance.

— Eh bien ! vous ne pouvez vous imaginer l’espèce d’étourdissement mêlé de pénible angoisse que m’a causé l’aspect de Paris. Je me suis senti tout autre ; mille pensées nouvelles, mille désirs inconnus se sont soudain éveillés en moi. Tenez, hier, je suis allé avec ma mère et Jeane, ma fiancée, me promener aux Champs-Élysées, selon le conseil de notre hôtelier ; nous verrions là, disaitil, le beau monde de Paris. Comment vous peindre l’impression que m’a causée l’aspect de cette immense avenue, sillonnée de voitures brillantes, où se tenaient, paresseusement bercées, des femmes charmantes, vêtues avec un goût, une élégance dont je n’avais pas même l’idée ; des jeunes gens, montés sur de magnifiques chevaux de race (je suis un peu connaisseur), se penchaient aux portières de ces voitures, causant et riant familièrement avec ces jolies dames, à demi-étendues sur les coussins de leur calèche. Cette atmosphère d’élégance, de luxe, de richesse, dont j’étais entouré, m’enivrait ; mais…

— Ne craignez pas d’être sincère, Maurice ; dites-moi tout…

— Hélas ! l’ivresse que je ressentais était remplie de fiel, de jalouse amertume. J’enviais ces jeunes gens, leur bonne grâce, les paroles que leur adressaient ces belles dames ; je me sentais isolé, perdu au milieu de ces heureux du jour, moi, pauvre provincial, marchant dans la poussière des allées, vêtu ridiculement ; que vous dirai-je ? vous allez sourire de pitié : j’avais envie de pleurer. En vain, pour me consoler, pour me réconforter, je faisais appel au souvenir de ces années paisibles, riantes, où s’était écoulée jusqu’alors ma vie ; ces souvenirs m’apparaissaient mornes, glacés, décolorés, par l’éblouissante comparaison de ce que je voyais ; je pressentais que l’envie des jouissances auxquelles je ne pouvais prétendre me rendrait le séjour de Paris insupportable. Enfin, que vous dirai-je ? j’oubliais complétement ma mère, ma fiancée, à qui je donnais le bras. Un seul fait, aussi puéril qu’absurde, vous montrera l’aberration d’esprit et de cœur où me jetait la folle envie dont j’étais dévoré. Nous revenions à notre hôtel en suivant les boulevards ; je vis s’arrêter à la porte d’un restaurant, sans doute en renom, une calèche attelée de quatre superbes chevaux ; deux jeunes gens et deux très-jolies femmes descendirent gaiement de ce fringant équipage ; ils entrèrent dans ce café pour y dîner sans doute. Eh bien ! ceux-là aussi, je les enviais avec un redoublement d’amertume ; je me figurais ce joyeux repas, animé par les saillies des convives, par leur désir de plaire à leurs belles compagnes ; aussi, dans mon injuste et méchante humeur, je prenais en pitié le modeste repas de famille où j’allais assister avec ma Jeane et ma bonne mère. En vain celle-ci, me voyant soucieux, me demandait la cause de mon souci ; je ne répondais pas et je me disais : « Maudit soit le jour où j’ai quitté nos montagnes ! j’y vivais heureux, à l’abri de l’envie, parce que je n’avais rien à envier… Mais, ici, entouré de tentations et forcé d’y résister, ma vie deviendra un enfer ! »

— Pauvre Maurice ! je vous ai écouté avec une attention profonde ; je bénis Dieu de m’avoir placée sur votre route, afin de vous préserver de bien des périls. L’envie que vous ressentez n’a rien qui me surprenne ; elle est légitime, et vous pouvez aspirer à la satisfaire dans une certaine mesure… en usant, mais n’abusant pas… des plaisirs de votre âge, en restant fidèle aux excellents principes dans lesquels vous avez été élevé, Maurice, et…

Puis, s’interrompant, madame de Hansfeld ajouta :

— Vous me trouvez sans doute trop moraliste pour une femme de vingt-cinq ans, mon ami ; mais…

— Oh ! parlez, madame, parlez ! Ces conseils donnés par vous sont pour moi précieux ! Il me sera si doux de les suivre !

— Cher et bon Maurice, merci, merci… vous m’encouragez… Ah ! c’est que, voyez-vous, rien n’est plus timide, plus défiant de soi-même que le véritable am…

Madame de Hansfeld n’acheva pas le mot amour, mais un tressaillement de Maurice et la rougeur dont se couvrit son visage témoignèrent qu’il avait compris la signification du mot inachevé, ainsi que la cause de la réticence d’Antoinette. Elle reprit en baissant les yeux :

— Rien, dis-je, de plus timide, de plus défiant de soi-même que la véritable amitié : elle craint parfois de choquer, d’ennuyer, parce qu’elle est sérieuse, parce qu’elle est prévoyante, parce qu’elle doit souvent emprunter le langage austère de la raison. Ainsi donc, Maurice, écoutez-moi ; si vous suivez mes avis, vous ferez deux parts de votre vie : l’une appartient de droit à votre excellente mère, que vous ne pouvez trop respecter, trop adorer…

— Ah ! madame, je l’aime tant ! — dit Maurice s’efforçant de se rattacher à la pensée de sa mère, afin de dominer le trouble où le jetait le demi-aveu d’amour qui paraissait avoir échappé à Antoinette ; — je suis heureux de vous entendre parler ainsi de ma mère !

— Ne suis-je pas votre sœur, mon ami, et, à ce titre, n’ai-je pas le droit aussi d’exprimer mon respect pour celle que vous chérissez à tant de titres ? Ainsi donc, vous disais-je, la part la plus considérable de votre vie doit être consacrée à votre mère, à votre fiancée, qui sera si fière un jour de porter votre nom, et encore plus heureuse, selon moi, qu’elle ne sera fière… — ajouta madame de Hansfeld étouffant un soupir.

Puis elle reprit, comme si elle eût voulu échapper à une pensée pénible :

— La plus grande part de votre temps sera donc consacrée à vos devoirs de famille, à vos études, à vos travaux ; c’est à ce prix, mon ami, que vous deviendrez un homme éminent, que j’espère voir, que je verrai grandir, s’élever chaque jour par son mérite.

— Ah ! ces nobles et encourageantes paroles me prouvent combien l’intérêt que vous me portez est sincère ; mais, encore une fois, la cause de cet intérêt ?…

— Maurice, vous oubliez déjà ma prière… ne vous ai-je pas dit qu’un serment sacré ?…

— Pardon, pardon !

— Vous êtes pardonné. Je continue. Certes, je vous engagerai toujours à vous efforcer de conquérir une haute position par votre mérite ; mais je n’ignore pas que les délassements, les distractions, les plaisirs sont un besoin impérieux pour un homme de votre âge. Seulement, mon ami, il est un choix dans les plaisirs : il en est de décents, d’honorables, qui seuls forment le cœur et l’esprit ; mais il est des plaisirs dégradants, honteux, qui ne laissent après eux qu’amertume et dégoût. C’est de ceux-là surtout, si dangereux à Paris, que je voudrais, en sœur vigilante, en bon ange tutélaire, vous préserver, Maurice, dans votre intérêt et dans celui de votre fiancée, afin que vous restiez digne d’elle ; aussi, mon ambition serait… Mais, non, je n’ose…

— Oh ! de grâce, achevez !

— Eh bien ! je voudrais disposer en souveraine, oh ! mais en souveraine absolue, d’une partie du temps que vous consacrerez à vos distractions, à vos plaisirs… et peut-être n’auriez-vous pas à vous repentir de ma tyrannie…

— Mon Dieu ! est-ce que je rêve ? est-ce que je rêve ? Qui m’a donc mérité tant de bonté de votre part ?

— On mérite toujours le sentiment que l’on inspire, mon ami, et d’ailleurs, m’occuper de vos plaisirs, n’est-ce pas encore m’occuper des miens ? Et, à ce sujet, revenons à mon programme : j’ai d’excellentes loges à l’Opéra et aux Italiens ; je suis quelque peu musicienne, j’adore la musique, et je trouverais charmant de vous faire quelquefois partager mon admiration pour les chefs-d’œuvre des maîtres. Je dis quelquefois, car je n’ose être exigeante. Mon seul espoir est qu’un jour ou deux par semaine vous me consacrerez, à moi, votre amie, votre sœur, l’une de ces soirées qui, je le sais, appartiennent à votre mère, à votre fiancée ; mais une sœur a aussi ses droits, Maurice. Après l’Opéra, je vous reconduirai impitoyablement chez vous dans ma voiture, de peur que votre absence prolongée n’inquiète votre excellente mère. Elles s’alarment si facilement, les mères ! et, par cela même qu’à votre âge, mon ami, vous devez jouir d’une certaine liberté d’action, il ne faut jamais en abuser.

— Combien vos conseils me touchent ! Ah ! vous dites vrai, la plus tendre des sœurs ne me parlerait pas autrement !

— Un mot encore. J’ai voulu que vous fussiez admis au club de M. d’Otremont, parce que, là, vous vous trouverez de prime-saut en relations avec l’élite des jeunes gens du monde. Or, voyez-vous, Maurice, souvent un jeune homme s’adonne à de mauvaises relations ou se perd faute d’occasions de fréquenter la bonne compagnie. À Paris, tout dépend, mon ami, de la nature des premières liaisons que l’on forme. M. d’Otremont est un galant homme dans toute l’acception du terme, vous pouvez être en toute confiance avec lui.

— La franchise, la cordialité de son accueil m’ont touché ; mais cet accueil, c’est bien moins à moi qu’à vous, madame, que je le dois… M. d’Otremont est de vos amis, il a voulu vous être agréable en me témoignant tant de courtoisie.

— Disons la vérité : il a été enchanté de vous, Maurice, et votre conquête est d’autant plus flatteuse, que M. d’Otremont, naturellement froid et réservé, se livre peu et se montre très-difficile dans le choix de ses relations. Je termine par une remarque peut-être puérile à vos yeux, cependant elle a son importance, puisqu’il nous faut accepter tel quel le monde où nous vivons. Souffrez donc qu’une sœur entre dans le détail de ces questions économiques. Je vous enverrai demain matin les fournisseurs à la mode, depuis le joaillier jusqu’au tailleur. Il n’en coûte guère davantage d’être vêtu avec une élégance de bon goût que de subir les modes ridicules dont vous affublent certains marchands. Enfin, sans exagérer la recherche de soi-même jusqu’à la fatuité, il est bon de mettre en valeur les avantages physiques dont on est heureusement doué. Or, mon cher Maurice, et ces mots d’une sœur à un frère n’ont rien d’exorbitant, vous avez une belle et noble figure, votre taille est admirablement bien prise… et…

— Madame, — dit Maurice rougissant de confusion, — épargnez-moi, par pitié !

— Demandez à votre chère et digne mère ou à votre charmante fiancée si elles ne sont pas de mon avis… Vous gardez le silence ? Je m’y attendais… vous n’avez rien à répondre à cela. Donc, je reprends. Le tailleur à la mode vous mettra physiquement fort en valeur, et vous n’aurez plus rien à envier à ces jeunes gens de qui l’élégance vous désespérait hier, lors de votre promenade aux Champs-Élysées, et, par parenthèse, retenez, mon ami, cette invariable loi en ce qui touche la toilette, et à quoi se reconnaît généralement l’homme distingué : il porte toujours le soir des bas de soie, des souliers et un habit ; la toilette du matin est livrée à la fantaisie. D’ailleurs, afin de vous rendre plus facile l’observance des diverses règles de ce que le monde appelle le savoir-vivre, je chargerai tout à l’heure mon maître d’hôtel de vous trouver et de vous envoyer, dès demain, s’il se peut, un valet de chambre de très-bonne maison ; vous le laisserez faire : il préparera, comme il convient, vos toilettes du soir et du matin, vous coiffera avec goût, et, si vous m’en croyez, il rasera cette barbe naissante, à laquelle vous tenez peut-être beaucoup, mais qui, je vous l’assure, ne vous sied point du tout. Il respectera cependant vos petites moustaches brunes, qui rendent encore plus éclatant l’émail de vos dents ; j’autorise même de légers favoris à l’anglaise, mais tout le reste de cette barbe fine et soyeuse sera impitoyablement supprimé. D’ailleurs, consultez sur ce sujet important votre aimable Jeane ; elle sera certainement de mon avis. Enfin, pour compléter la métamorphose, je vous ferai envoyer, demain matin, le célèbre M. Peau ; il soignera, comme il convient, votre main, donnera à vos ongles la forme, le poli qui leur manquent, et maintiendra surtout fort long l’ongle du petit doigt, puisqu’elle est revenue, cette mode dont parlait Molière, en disant :

Est-ce par l’ongle long qu’il porte au petit doigt ?

Peut-être, mon cher Maurice, ces recommandations vous sembleront futiles ; cependant elles ne le sont pas. Les hommes (je ne dois, je ne veux pas vous parler des femmes), les hommes les plus sérieux ne sont pas insensibles à cette réunion de mille petits détails qui constituent, en somme, un extérieur éminemment distingué. Or, la distinction est une des qualités essentielles, presque indispensables que l’on exige, surtout de ceux-là qui, ainsi que vous, mon ami, embrassent la carrière diplomatique ; aussi, croyez-moi, des manières parfaites, l’usage du monde, une toilette de bon goût, sont au moins pour moitié dans la valeur des diplomates appelés à se trouver en rapports constants avec l’élite de la meilleure compagnie de l’Europe. Peut-être, mon ami, mes conseils ne vous paraîtront-ils pas maintenant aussi puérils qu’ils le semblent.

— Que vous dirai-je ? — reprit Maurice de plus en plus sous le charme d’Antoinette. — Soit que vos conseils s’élèvent à ce qu’il y a de plus noble dans les sentiments, soit qu’ils descendent à d’apparentes minuties, dont je comprends cependant l’importance, ils m’inspirent pour vous la plus vive reconnaissance, car ils me prouvent votre sollicitude, votre affection ; et, plus que jamais, je me demande qui m’a valu, qui me vaut ce tendre et subit intérêt dont vous me donnez tant de preuves.

— Ce mystère est, je vous l’ai dit, l’unique secret que j’aurai jamais pour vous, Maurice ; d’ailleurs, peu vous importe la cause de mon affection, de mon dévouement passionné.

Mais madame de Hansfeld, se reprenant et baissant les yeux, ajouta :

— Oui, passionné, entendez-vous, Maurice ? saintement passionné… comme peut l’être l’amour de la mère pour son fils, de la sœur pour son frère. Ah ! mon ami, je vous le répète, mon vœu, mon espoir le plus cher, est à la fois de mettre en valeur, moralement et physiquement, tout ce qu’il y a en vous de beau, de bon, de bien, et de vous inspirer le goût des plaisirs honnêtes, afin de vous sauvegarder de ces écueils si dangereux pour les jeunes gens inexpérimentés de la vie de Paris. Résumons-nous donc : vos journées seront consacrées à l’étude jusqu’à quatre heures, alors le studieux élève en diplomatie se transforme et devient un jeune élégant ; vous allez passer une demi-heure à votre club, puis vous faites une promenade à cheval aux Champs-Élysées. Vos parents, dans la position de fortune où ils sont, ne sauraient raisonnablement vous refuser deux chevaux de selle, un groom pour vous suivre et un palefrenier ; votre valet de chambre suffira à votre service personnel. Je chargerai mon premier cocher d’aller choisir vos deux chevaux chez le marchand en vogue et de vous chercher des gens d’écurie.

— Madame, — dit Maurice, très-tenté du programme exposé par Antoinette, mais songeant à la dépense, — je ne sais si mes parents…

— Vos parents, mon cher Maurice, jouissent d’une trop grande fortune et ils sont trop justes pour vous refuser le nécessaire. Vous montez donc à cheval de cinq à six heures, vous allez aux Champs-Élysées, où vous me rencontrez dans ma calèche, et là, ainsi que ces élégants si enviés par vous hier, vous vous penchez à ma portière et nous causons familièrement, très-familièrement.

— Ah ! combien je serais fier, heureux d’être ainsi, aux yeux de tous, distingué par vous ! — reprit Maurice cédant de plus en plus à un invincible entraînement. — Ce n’est plus moi qui envierai, c’est moi qui exciterai l’envie !

— Enfin, lorsque vous pourrez me consacrer une de vos soirées, vous viendrez dîner avec moi en excellente compagnie, et nous irons ensemble à l’Opéra ou aux Italiens. Je compte aussi sur quelques visites de vous, lorsque le temps ne vous permettra pas de monter à cheval. Tel est, en somme, sauf quelques menus détails de circonstance, mon programme, cher Maurice… L’acceptez-vous ?

— Avec bonheur ! Oh ! cette vie ainsi partagée entre ma fiancée, ma mère et vous, ma sœur… cette vie tour à tour occupée par l’étude et par des distractions, des plaisirs de bon goût, n’est-ce pas l’idéal du bonheur ? et ce bonheur, c’est à vos conseils que je le devrai !

L’un des valets de chambre de madame de Hansfeld entra dans le boudoir après avoir discrètement frappé, et annonça :

— La voiture de madame la baronne.

Cela dit, le serviteur disparut.

— Déjà cinq heures !… est-ce croyable ? — dit Antoinette ; — avec quelle rapidité le temps se passe près de vous, mon cher Maurice !

— Je vous laisse, — dit l’ingénu se levant ; — vous allez sortir ?

— Je le devais ; mais, toute réflexion faite, je ne sortirai pas.

— Pourquoi cela, de grâce ?

— Je préfère rester ici seule, me souvenir et rêver, — répondit madame de Hansfeld en lançant à Maurice un regard noyé de voluptueuse langueur.

Puis, ensuite d’un moment de silence :

— Maurice, je vous attends demain à deux heures ; ma porte sera fermée à tout le monde : nous serons seuls, et j’ai encore tant de choses, tant de choses à vous dire ! Vous viendrez, n’est-ce pas, mon ami ?

— Pouvez-vous en douter ?

— Ah !… j’oubliais une recommandation ; madame votre mère a sans doute lu mon billet de ce matin ?

— Oui, elle l’a lu…

— Elle vous demandera naturellement quelle espèce de communication j’avais à vous faire, Maurice. Vous lui répondrez qu’ayant entendu dire que monsieur votre père désirait vendre son domaine du Morillon, je désirerais l’acheter.

— Parfaitement, et ce prétexte…

— Ce n’est nullement un prétexte, mon ami, c’est la vérité.

— Quoi !… réellement… vous songeriez à… ?

— À acquérir ce domaine, cette maison où votre enfance et votre première jeunesse se sont écoulées ? Oui, Maurice, je songe à cela ; c’est mon désir le plus cher. Un caprice de cœur, direz-vous ; soit, mais ce caprice, je suis résolue de le satisfaire à tout prix, à moins cependant que monsieur votre père ne refuse absolument de vendre le Morillon. Ah ! mon ami, qu’il me sera doux de promener mes pensées mélancoliques, oh ! bien mélancoliques, peut-être, sous ces ombrages où, enfant, vous avez joué, où, adolescent, vous avez rêvé ; ce sera ma seule, ma dernière consolation, si un jour…

Madame de Hansfeld parut accablée par l’émotion et s’interrompit ; puis, tendant la main à l’ingénu :

— Adieu, Maurice ! à demain, n’est-ce pas ?

— Oui, madame.

— Encore et toujours ce mot madame, ce mot si sec et si froid ! reprit madame de Hansfeld d’un ton de tendre reproche. — Vous ne voulez donc pas, décidément, m’appeler Antoinette, même pour m’adresser vos adieux ? Maurice, je vous en prie, accordez-moi cette grâce ! Dites-moi : « Adieu, Antoinette. »

— Adieu, Antoinette ! — répéta Maurice fasciné par sa tentatrice, sentant la chaleur du sang monter à son cerveau et troubler sa raison, tandis que madame de Hansfeld, le faisant rasseoir près d’elle :

— Combien j’aime à vous entendre prononcer mon nom ! combien me plaît le son de votre voix ! Elle est douce et mâle comme votre figure ! Mais vous baissez les yeux, Maurice. Je vous en prie, levez-les sur moi en prononçant mon nom ! Soyez indulgent pour ce caprice, ce sera le dernier, je vous l’assure. Voyons, dites : « Antoinette ! » en me regardant.

Maurice, éperdu, enivré, obéit. Ses yeux rencontrèrent les yeux noirs, avides et brûlants de madame de Hansfeld, penchée vers lui, si près de lui, qu’il sentit son souffle. Il éprouva une commotion profonde. Cette nature vierge, énergique, ardente, déjà bouleversée par les séductions de cette femme dangereuse, défaillit sous la violence de ces sensations fulgurantes ; une sueur froide baigna son front, il pâlit ; une invincible morbidezza l’alanguit, le brisa ; son esprit s’égarait, ses forces l’abandonnaient ; il balbutia d’une voix éteinte :

— Pardon, madame, je crois… que… je vais me trouver mal…

— Maurice, mon ami, vous m’inquiétez… Grand Dieu ! qu’avez-vous ?

— Je ne sais… il me semble que… je… je… vais mourir…

Maurice, les yeux demi clos, laissa tomber sa tête inerte sur l’un des coussins, n’ayant plus qu’à demi la perception de ce qui se passait autour de lui. Cependant il sentit que la sueur dont ruisselait son front était étanchée par madame de Hansfeld à l’aide de son mouchoir parfumé de senteurs, et qui, certaine d’être entendue de sa victime, disait à demi-voix, feignant l’accent du plus tendre intérêt :

— Pauvre enfant, l’émotion l’accable… Qu’il est beau ainsi ! Combien il va être adoré, idolâtré ! Combien de femmes qui, mieux que moi, lui plairont, vont se disputer son cœur ! Pour elles, bientôt il oubliera Jeane, sa charmante fiancée. Va, noble fille ! ne crains rien de moi ; je cacherai sous les dehors de l’amitié mon amour insensé pour Maurice ! Être ton amie, ta meilleure amie ! ô Maurice, n’est-ce pas encore un sort digne d’envie ? Oui, je serai ta sœur, et du moins tu me tendras toujours fraternellement ta noble et loyale main.

Et Antoinette, qui tenait cette main entre les siennes, l’effleura timidement de ses lèvres. Ne paraissant pas s’apercevoir d’un frissonnement échappé à Maurice, qui, plongé dans un état analogue à celui où notre esprit flotte incertain entre la veille et le sommeil, percevait cependant toutes les paroles de la terrible sirène, elle ajouta :

— Mais ma raison s’égare ! Tais-toi, mon cœur ! apaisez-vous, ardeurs dévorantes ! jamais Maurice ne daignera m’aimer ! Mon Dieu ! son évanouissement ne cesse pas ; que faire ? que faire ?… Ah ! ce flacon de sels…

Madame de Hansfeld, semblant alors seulement songer à ce réconfortant, alla prendre sur une table voisine un flacon d’or constellé de pierreries, revint, s’agenouilla sur le divan, fit aspirer à Maurice les sels, dont la subtilité pénétrante le ranima tout à fait. Il ouvrit languissamment les yeux et vit, courbée vers lui, Antoinette, les traits empreints d’une tendre sollicitude et disant :

— Maurice, Maurice, mon ami, revenez à vous !… C’est moi, Antoinette, votre amie ; ne me reconnaissez-vous pas ?

LIII

Maurice, à l’accent de la voix de madame de Hansfeld, voix qui semblait palpiter d’émotion et d’amour contenu, Maurice ouvrit les yeux et contempla sa tentatrice plongée dans une muette extase ; son esprit, un moment obscurci, redevenait lucide, et avec lui sa mémoire.

Non, ce c’était point un songe : quelques minutes auparavant, il avait entendu cette femme enchanteresse lui prodiguer des aveux passionnés, délirants, à lui, qu’elle voyait pour la première fois !

Non, ce n’était point un songe : le dernier écho de ces aveux enivrants vibrait encore dans son cœur. Cette femme, jeune, riche, élégante, titrée, belle à éblouir, l’avait dit avec un accent de regret navrant : elle ne se croyait pas digne de lui plaire, à lui, Maurice, le rustique provincial, débarqué de la veille à Paris ; il allait tourner la tête de toutes les femmes, et, pour elles, peut-être oublier Jeane, sa fiancée !

Mais cet amour soudain, violent, irrésistible, qui l’avait fait naître dans le cœur de la baronne de Hansfeld ? Comment avait-elle été instruite de la récente arrivée de Maurice à Paris ? Comment avait-elle pu découvrir sa demeure ? Comment, enfin, possédait-elle depuis longtemps une connaissance si approfondie, si vraie de son caractère et de ses sentiments, à lui, qu’à leur aide, elle s’était efforcée de se le représenter en personne ? Vainement il cherchait à pénétrer ce mystère, mais déjà se glissaient dans son cœur les enivrements de l’orgueil. Il se savait aimé de madame de Hansfeld ; elle lui prédisait des succès étourdissants : comment ne l’eût-il pas cru, le pauvre ingénu ? À peine à Paris depuis la veille, il voyait se jeter à sa tête (que l’on nous pardonne cette vulgarité) une femme qui, par sa rare beauté, son charme séducteur et son esprit, pouvait et devait passionner des hommes du goût le plus difficile. Maurice se crut donc adoré ; mais, dans sa candeur, il regarda comme un devoir d’honneur de ne pas paraître instruit du secret qu’il venait de surprendre pendant son évanouissement, et d’ailleurs, chose étrange, inexplicable à ses yeux, mais rassurante, son amour pour sa fiancée n’était en rien altéré ; aussi, rempli d’une sorte de compassion pour la pauvre Jeane, compassion à la fois tendre et vaniteuse, il se promit fermement de ne jamais abuser du secret d’Antoinette, de résister à tout entraînement et de n’accepter que l’amitié dévouée qu’elle lui offrait.

Madame de Hansfeld, lorsque Maurice eut complétement recouvré ses esprits, se transfigura ; une mélancolie touchante voila le brûlant éclat de ses grands yeux noirs, car, loin de songer à provoquer de nouveau l’ivresse sensuelle du jeune provincial, elle voulait au contraire, cette fois encore, la calmer. Elle reprit donc d’une voix attristée :

— Je tremble encore de l’effroi que vous m’avez causé, mon ami. Êtes-vous moins souffrant à cette heure ?

— Oui, ce malaise subit, dont je ne puis m’expliquer la cause, a cédé à vos bons soins, Antoinette, — répondit cette fois familièrement Maurice, puisant son assurance dans sa connaissance du secret de madame de Hansfeld.

Et il se disait en toute sincérité :

— Pauvre femme ! puisque je ne saurais répondre à sa folle passion, montrons-nous pour elle aussi affectueux que le meilleur des frères !

Et Maurice ajouta tout haut :

— Merci encore, ma chère Antoinette, des bons soins de votre excellente amitié…

— Ah ! Maurice, vous ne pouvez vous imaginer quel bonheur vous me causez en me parlant ainsi ! Vous me regardez toujours, n’est-ce pas, comme votre amie, votre sœur… n’est-ce pas ?

— Oh oui, la meilleure des sœurs, et je serai pour vous le plus dévoué des frères…

— Cher et bon Maurice, cette assurance de votre part me console, me donne du courage. Ah ! il m’en faut, du courage, car vous ne saurez jamais à quel point… je…

Madame de Hansfeld s’interrompit, porta son mouchoir à ses yeux, et, cachant ainsi à demi son visage, elle tendit une de ses mains à l’ingénu, en disant d’une voix altérée :

— Adieu, Maurice ! à demain, deux heures, n’est-ce pas ?

— Grand Dieu ! — s’écria Maurice aussi surpris qu’alarmé ; — qu’avez-vous, Antoinette ?… vous pleurez ?…

— Laissez-moi seule, mon ami ; je suis faible, je suis lâche, je suis folle : je devrais m’estimer si heureuse de compter sur votre amitié ; mais non, je suis insatiable, et…

Un sanglot étouffé coupa la voix de madame de Hansfeld, qui cachait toujours son visage dans son mouchoir.

Maurice, profondément attendri en songeant que la passion sans espoir qu’il inspirait à Antoinette causait les larmes qu’elle versait, sentit ses yeux se noyer de pleurs.

À ce moment, la porte du boudoir s’ouvrant de nouveau, le serviteur vint dire à sa maîtresse :

— La femme de chambre de madame la baronne demande ses ordres pour sa toilette.

Madame de Hansfeld, feignant de vouloir cacher ses larmes, se leva brusquement, et, tournant le dos au domestique, lui dit, en se dirigeant vers l’une des portes du boudoir :

— Je ne sortirai pas ; faites dételer ma voiture !

Puis Antoinette ajouta d’une voix altérée, sans regarder Maurice :

— À demain deux heures, monsieur Dumirail !

Et elle entra précipitamment dans un appartement voisin, dont elle referma la porte derrière elle.

— Pauvre femme ! — pensait Maurice, éprouvant une naïve et tendre commisération mêlée de surprise et d’orgueil ; — pauvre femme ! elle va donner un libre cours à ses larmes ; l’émotion la gagnait, ses forces sont à bout ; elle ne peut lutter contre la folle passion que je lui inspire, moi, moi pauvre provincial ! Est-ce possible ? est-ce croyable ? Hélas ! il faut bien le croire, ce n’est pas un rêve. Ce que j’ai entendu, ce que j’ai vu, ce ne sont pas des illusions, des songes. Oh ! Jeane, ma bien-aimée, tu ignoreras toujours le sacrifice que je fais à notre amour !… car elle est belle, oh ! bien belle, Antoinette de Hansfeld !…

Maurice, bien que livré à ces préoccupations en quittant le boudoir, observa plus attentivement qu’à son entrée le luxe princier des salons qu’il traversa, précédé du valet de chambre. Celui-ci, en serviteur bien appris, ouvrait avec fracas les deux battants des portes devant le jeune provincial, et, lorsque celui-ci arriva dans le salon d’attente, trois autres valets de chambre se levèrent respectueusement à son passage ; il en fut de même de six valets de pied, poudrés et en grande livrée, qui se tenaient dans l’antichambre.

Maurice descendit fièrement le perron, au bas duquel attendait la berline de madame de Hansfeld, équipage d’un goût irréprochable et attelé de deux admirables chevaux noirs, dont un gros cocher anglais à perruque, immobile sur son siège à housse largement armoriée, pouvait à peine contenir la fougueuse impatience. Maurice, après avoir jeté un regard admiratif sur cette voiture, traversa la cour de l’hôtel en redressant sa grande taille, se cambrant triomphalement sur ses hanches et se disant, l’ingénu :

— Cette adorable femme, entourée de tous les prestiges d’une opulence presque royale, m’aime passionnément, follement ! Mais je suis et serai fidèle à Jeane, ma fiancée !


LIV

Maurice, en quittant l’hôtel de madame de Hansfeld, marcha d’abord, — ainsi que l’on dit, — sur les nues ; il ne touchait pas terre ; il regardait parfois les passants avec une expression d’autorité ou de supériorité singulière ; ses larges poumons, épanouis, dilatés, aspiraient à pleines bouffées l’air parisien ; il se rappelait les moindres circonstances de son entretien avec cette enchanteresse, dont la ravissante image semblait voltiger devant lui et lui sourire. Cependant, loin d’oublier sa fiancée, il évoquait de nouveau son souvenir et se disait :

— Ô ma Jeane bien-aimée, je crois que je t’aime davantage encore ; cette sensation de trouble brûlant, ce vertige, cette ivresse que, pendant quelques instants, m’a causés la beauté d’Antoinette, redouble, par la puissance même du contraste, cette sensation suave, sereine, qui semble rafraîchir, embaumer ma pensée lorsque je songe à toi !… Ô ma Jeane ! dis, qu’a de commun la rose avec le diamant ? Ne peut-on admirer le scintillement de l’un et aspirer le doux parfum de l’autre ? Aimer Jeane comme la future compagne de ma vie, être aimé d’Antoinette avec la tendresse d’une sœur, est-il un sort plus digne d’envie ? Voir, pour ainsi dire, à mes pieds, à moi, rustique montagnard, cette femme charmante qui me donne des conseils si sages, si sérieux, si tutélaires, qu’on les croirait dictés par ma mère, ma mère, de qui Antoinette me parle toujours avec tant de respect ; enfin, ne pense-t-elle pas à acheter le Morillon, où, disait-elle, consolation dernière, elle pourra promener ses rêveries mélancoliques en songeant que ces lieux ont abrité mon enfance et ma première jeunesse ! Oh ! que de douce résignation dans l’amour d’Antoinette ! Et pourquoi tant d’amour ? en quoi l’ai-je mérité ? En vain j’interroge ce mystère impénétrable. Eh ! qu’importe la cause secrète de la touchante affection d’Antoinette ! jouissons de cette affection, suivons ses avis. Oh ! oui, faisons deux parts de ma vie : la plus considérable appartient à l’étude, à ma mère, à Jeane ; l’autre à Antoinette. Ma mère et Jeane pourraient-elles être jalouses de mon amie, alors qu’elles-mêmes ne me conseilleraient pas d’une manière plus sensée qu’elle me conseille ? Oh ! les ravissantes journées ! L’étude jusqu’à quatre heures, et, comme l’a dit Antoinette, à cette heure, le studieux élève diplomate se transforme en élégant ; mon valet de chambre m’a préparé ma toilette, je monte à cheval et vais à mon club suivi de mon groom ; puis je me rends aux Champs-Élysées pour y rejoindre madame de Hansfeld ; elle est dans sa voiture, et là, envié de tous, je…

Mais, tressaillant et tombant soudain de la sphère de ses brillants désirs dans la froide réalité, Maurice se dit avec amertume :

— Mon valet de chambre, mes chevaux, mon groom ! Mais de l’argent pour gager ces serviteurs, mais de l’argent pour payer les chevaux, mais de l’argent pour payer ces fournisseurs les plus en vogue de Paris, qui, demain matin, vont arriver à notre hôtel, adressés chez moi par madame de Hansfeld ? Misérable fou que je suis ! où trouver de l’argent ? Mon père me donnait cent francs par mois pour mes menus plaisirs, et, la plupart du temps, je faisais de cet argent largesse à nos bonnes gens du Jura. À quoi l’aurais-je dépensé dans notre retraite du Morillon ? Mais supposons qu’à Paris, mon père double ou triple cette somme, que ferais-je avec deux ou trois cents francs par mois ? Et, j’y songe, que dira ma mère en voyant demain se présenter chez nous cette nuée de marchands les plus en vogue de Paris, ma mère qui, aujourd’hui, a demandé à notre hôtelier l’adresse d’un modeste tailleur… pas trop cher… qui donne du bon et du solide ? Je le vois d’ici, cet affreux tailleur ; il doit ressembler à celui de Nantua, qui m’a affublé de ces exécrables habits, et je me laisserais, sans mot dire, accoutrer de la sorte, moi, moi qui dois accompagner quelquefois à la promenade, à l’Opéra, madame la baronne de Hansfeld, l’une des femmes les plus à la mode de Paris ! moi, reçu au club de M. d’Otremont, rendez-vous des élégants ! Non ! cent fois non !… Mon père est riche, et, sans rien exiger de superflu, je peux bien attendre de lui qu’il satisfasse à des dépenses raisonnables. Il est si bon, si équitable ! N’est-ce pas enfin lui qui m’a instamment sollicité de venir à Paris ? Oh ! ce voyage, je ne le regrette pas maintenant, malgré les sinistres prophéties de notre cher maître ; aussi, mon père comprendra qu’il doit me fournir les moyens de vivre honorablement à Paris. J’hésitais à quitter nos montagnes, je voulais rester cultivateur ; mon père a insisté, j’ai obéi. C’est à lui maintenant de faire ce qu’il doit. Cependant, s’il se refusait à mes désirs, s’il voyait le superflu là où je ne vois que le nécessaire ? Quelle honte ! je n’oserais jamais retourner chez madame de Hansfeld. Non, non ! mon père et ma mère se montreront équitables, généreux ; mais, s’ils ne l’étaient pas, que faire ?… que faire ?…

Le cours des pensées de Maurice fut soudain interrompu par ces mots, que lui adressait courtoisement un inconnu :

— Monsieur, je suis étranger, auriez-vous l’obligeance de m’indiquer la rue Royale ?

Maurice, rappelé à lui-même par cette question, se souvint de la seconde lettre à lui confidentiellement remise par le portier de l’hôtel, et il répondit à l’inconnu :

— Monsieur, je suis étranger moi-même, et ne saurais vous renseigner ; mais j’ai justement besoin de savoir aussi où est la rue Royale, et nous allons nous en informer.

Maurice se trouvait alors presque à l’extrémité de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, près de la place de la Madeleine. Il apprit bientôt qu’il était tout proche de la rue Royale, et tira de sa poche la lettre qu’il avait reçue du concierge de son hôtel garni. Elle contenait ces lignes :

« Monsieur,

« Je crois pouvoir être assez heureux pour pouvoir vous rendre l’un de ces petits services toujours agréables aux fils de famille ; si vous voulez m’honorer de votre confiance et savoir ce dont il s’agit, vous me trouverez demain, de quatre à six heures, au café qui fait le coin de la rue Royale et de la place de la Madeleine. Vous demanderez au comptoir M. Léon.

« Agréez, etc., etc. »

Maurice, après la lecture de cette lettre, chercha des yeux, et à quelques pas de là, reconnut le café signalé, où il entra en se disant :

— Quel est ce M. Léon ? Quel est ce service toujours agréable aux fils de famille ? Je ne sais pourquoi ces mots piquent vivement ma curiosité. Voyons ce monsieur ; après tout, que risqué-je ?


LV

Maurice entra dans le café, se dirigea vers le comptoir, où il demanda M. Léon. Celui-ci, sans doute aux aguets, s’approcha presque aussitôt qu’il eut entendu prononcer son nom, et, s’adressant au jeune provincial d’un air souriant et empressé :

— C’est à monsieur Dumirail que j’ai l’honneur de parler ?

— Oui, monsieur ; vous êtes sans doute monsieur Léon ?

— Pour vous servir, monsieur.

Et, avisant l’un des garçons de café, M. Léon ajouta :

— Julien, y a-t-il quelqu’un au billard ?

— Non, monsieur.

— Montez-nous deux verres d’absinthe.

M. Léon, se tournant ensuite vers Maurice, lui dit :

— Nous serons seuls dans la salle de billard ; nous pourrons causer tranquillement… Pardon si je passe devant vous ; je vais vous montrer le chemin.

M. Léon précéda Maurice dans un escalier tournant, conduisant du café à la salle de billard, en ce moment solitaire. M. Léon était un homme de trente ans, vêtu avec goût, d’une apparence distinguée ; sa physionomie ouverte et avenante plut tout d’abord à Maurice, qui lui dit :

— Puis-je savoir, monsieur, quel est l’objet de la lettre que vous m’avez écrite ?

— En deux mots, monsieur, le voici : vous êtes fils unique, vos parents sont fort riches ; ils possèdent l’une de ces solides fortunes en biens-fonds ou en placements hypothécaires toujours à l’abri du hasard des événements ; ils ont toujours vécu, ils vivent avec économie, quoique fort honorablement d’ailleurs, d’où il suit qu’à cette heure monsieur votre père possède, soit en propriétés territoriales, soit en excellents placements sur première hypothèque, possède, dis-je, au moins, car je table au plus bas chiffre, quinze ou seize cent mille francs !

— Quinze cent mille francs ! — répéta Maurice ébahi, car jamais il ne lui était venu à la pensée de supputer le chiffre de la fortune paternelle, n’ayant aucun motif de se livrer à cette évaluation toujours quelque peu parricide.

La simplicité des goûts du jeune montagnard les rendait très-faciles à satisfaire alors qu’il était au Morillon, et, nous l’avons dit, il ne trouvait même pas l’emploi des cent francs que son père lui allouait mensuellement pour ses menus plaisirs. Maurice fut donc véritablement stupéfait du chiffre, à ses yeux énorme, auquel M. Léon faisait monter la fortune de M. Dumirail, et il répéta d’un air incrédule :

— Vous êtes dans l’erreur, monsieur ; il est impossible que la fortune de mon père soit aussi considérable que vous le dites.

— Je vous assure, monsieur, que le chiffre est encore au-dessous de la réalité ; nous sommes trop intéressés à être exactement renseignés pour n’avoir pas pris nos informations aux meilleures sources.

L’affirmation de M. Léon persuada Maurice. Il ne demandait d’ailleurs pas mieux que d’être persuadé, car, pensif, il se disait :

— Puisque mon père est si énormément riche, il ne pourra me refuser sans injustice, et ainsi qu’il me l’a promis, de quoi vivre honorablement à Paris. Antoinette avait donc cent fois raison en me disant que, pour moi, le nécessaire raisonnable était deux chevaux de selle, un groom, un palefrenier et un valet de chambre. Elle m’aime trop pour me conseiller des folies ; j’en aurais maintenant les preuves, si j’avais pu douter de la sagesse de ses avis. Elle est, par je ne sais quel mystère, si bien informée de tout ce qui me concerne, qu’elle connaissait sans doute le chiffre de la fortune de mon père ; sans cela, elle ne m’eût pas conseillé ces dépenses, qu’elle regarde comme nécessaires.

M. Léon, remarquant le silence du jeune provincial, reprit :

— Il paraît, monsieur, que la découverte du chiffre réel de la fortune de votre père vous surprend beaucoup ?

— Je l’avoue.

— En ce cas, vous hésiterez d’autant moins à accepter mes propositions.

— Quelles propositions, monsieur ?

— Pardon, je suis à vous dans l’instant.

M. Léon, se levant, alla vers le palier tournant du billard et cria :

— Garçon, du papier, une plume et de l’encre !

Le garçon revint bientôt, et M. Léon, muni de tout ce qu’il lui fallait pour écrire, s’attabla de nouveau près de Maurice, et, tirant de sa poche un portefeuille, il y prit un paquet de billets de banque, les compta lentement un à un et dit ensuite, en les offrant au jeune provincial :

— Voilà vingt mille francs ; veuillez, je vous prie, compter à votre tour les billets.

— Compter ces billets… et pourquoi ?

Pour vous assurer que je vous remets bien, en effet, vingt mille francs.

— À moi ?

— À vous-même.

— Et que voulez-vous, monsieur, que je fasse de vos vingt mille francs ?

— Ma foi, monsieur, vous en ferez ce que vous voudrez… le meilleur et le plus joyeux usage… probablement.

— Monsieur… est-ce une plaisanterie ?

— Diable ! on ne plaisante jamais avec des billets de mille francs !

— Mais enfin, monsieur, vous ne pensez pas que je croie que vous me donniez vingt mille francs, et vous pensez encore moins que je veuille les accepter ?

— Vous les donner ?… Non point ! Je vous les prête… ou plutôt la personne de qui je suis l’agent vous les prête.

— Elle me les prête… et pourquoi ?

— Pour placer avantageusement ses capitaux à six pour cent, pas un centime de plus, qui n’en est pas moins un excellent placement par le temps qui court ; du reste, le compte des intérêts se réglera plus tard, et, si vous acceptez ce prêt, vous voudrez bien m’écrire un simple récépissé ainsi conçu : « Je reconnais avoir reçu de M. Léon la somme de vingt mille francs, dont les intérêts, convenus plus tard de gré à gré, commenceront à valoir de ce jour. » Vous daterez, vous signerez, vous empocherez vos vingt mille francs, et si, plus tard, bientôt peut-être, vous avez encore besoin d’argent, ne vous gênez pas, voici mon adresse (M. Léon donna sa carte à Maurice). Jetez à la poste une lettre dans laquelle vous m’indiquerez le chiffre de la somme qu’il vous faut, et le lendemain elle sera mise à votre disposition ; lors de notre première entrevue, prochaine, je l’espère, nous réglerons notre compte d’intérêts.

— Monsieur, je comprends tout maintenant ! — s’écria naïvement Maurice, se levant avec une sorte d’effroi et se rappelant ses entrevues avec Charles Delmare, — vous êtes un usurier !

— Hélas ! monsieur… je n’ai point cet honneur. Qui dit usurier dit capitaliste ; or, je n’ai pas, je n’ai plus de capitaux. J’en possédais quelques-uns ; mais Paris est tentant, et le diable est bien fin. En un mot, je suis modestement le courtier d’un capitaliste, tout à votre service.

— Monsieur, je ne veux pas de votre argent.

— Voilà qui est véritablement surprenant, très-surprenant !

— Non, je ne veux pas de votre argent, monsieur ; plusieurs motifs dictent mon refus.

— De grâce !… lesquels ?

— D’abord, je commettrais un acte dont mon père et ma mère seraient profondément blessés !

— Ce scrupule est des plus honorables ; cependant, je…

— Ensuite, monsieur, lorsque l’on emprunte il faut rendre, et je ne possède pas un sou à moi.

— Permettez…

— Enfin, monsieur, j’ai trop de confiance dans la bonté, dans l’équité de mon père, maintenant surtout que le hasard m’a instruit du chiffre de sa fortune, pour ne pas être certain qu’il me fournira les moyens de vivre honorablement à Paris. Ce serait donc de ma part un témoignage de défiance indigne envers ma famille que d’emprunter, à son insu, une somme considérable, qu’il me serait d’ailleurs, je vous le répète, impossible de jamais rembourser ?

— Sont-ce là, monsieur, toutes vos objections ?

— Oui.

— Je ne me permettrai pas de discuter avec vous le noble sentiment d’amour filial auquel vous obéissez, monsieur, en refusant ce prêt ; je vous ferai seulement observer, quant au point capital, à savoir le remboursement… que vous serez un jour à même de rembourser la somme en question, et bien d’autres encore.

— Comment cela, monsieur ?

— Hélas ! lorsque vous aurez le malheur, l’irréparable malheur de perdre l’auteur de vos jours, — reprit avec un soupir de componction le courtier d’usure, — vous hériterez, monsieur, d’une fortune considérable.

— Qu’osez-vous dire ?… Ah ! c’est horrible ! spéculer sur la mort de…

Maurice n’acheva pas ; l’indignation, la douleur étouffèrent sa voix ; une larme brilla dans ses yeux ; il reprit en se levant :

— Cet entretien révoltant a trop duré, monsieur.

— Je suis désolé de vous avoir blessé ou affligé, monsieur, par une réflexion fort innocente. Nous sommes malheureusement tous mortels, tous soumis, riches et pauvres, aux lois inexorables de la nature ! Or, en prévoyant le terme aussi éloigné que possible, mais enfin fatalement certain, de la vie de monsieur votre père, je ne croyais en rien vous choquer ; je voulais uniquement vous persuader de ceci : que le prêteur attendrait aussi longtemps qu’il le faudrait le remboursement de la somme qu’il vous offre, puisqu’il est certain d’être un jour parfaitement payé du capital et des intérêts.

— Il suffit, monsieur. Je vous le répète, je ne veux pas de votre argent, il me ferait horreur !

— Je regrette, monsieur, d’être si mal compris de vous ; ne parlons plus de cette affaire ; mes billets vont rentrer dans mon portefeuille. Seulement, daignerez-vous me permettre une seule et dernière observation ?

Soit ! — reprit impatiemment Maurice, — je vous écoute.

— Maintenant que le hasard vous a instruit du chiffre de la fortune de monsieur votre père, vous êtes certain, dites-vous, qu’il fournira largement à vos besoins ?

— Oui, monsieur, j’en suis convaincu.

— Vous m’accorderez cependant que c’est là une probabilité, probabilité presque certaine, j’y consens… oui, il y a quatre-vingt-dix-neuf à parier contre un que monsieur votre père se montrera libéral envers vous… mais enfin, il reste une chance contraire.

— Eh bien ! monsieur, quand cela serait ?

— De deux choses l’une : ou monsieur votre père satisfera vos désirs ou il ne les satisfera point, et, dans ce dernier cas, vous regretterez d’avoir refusé cette somme.

— Et s’il fournit raisonnablement à mes besoins ?

— Eh bien ! monsieur, cette somme vous devenant complétement inutile, vous me la rendez ; mais commencez par vous en nantir, c’est plus prudent !

— Monsieur, encore une fois, je…

— Un dernier mot : pensez-vous franchement que, si généreux que soit monsieur votre père, il vous remettra vingt beaux billets de mille francs pour vos frais de premier établissement à Paris ?

— Cette somme est considérable, je l’avoue, et…

— Et vous doutez que monsieur votre père vous l’accorde, n’est-ce pas ? Moi, je ne veux pas en douter ; j’irai plus loin : j’admets qu’il vous accordera même davantage ; alors, j’en reviens toujours là, vous me rendrez ces vingt mille francs dès qu’il vous sera prouvé qu’ils vous sont inutiles, grâce à la générosité de monsieur votre père ; mais commencez par les accepter… Que risquez-vous ? Tout ceci demeurera secret entre nous.

— En admettant, monsieur, que vous disiez vrai, — répondit Maurice, enfin ébranlé par l’astucieuse logique de son tentateur, — il sera toujours temps pour moi de recourir à vous.

— Pardon, c’est une erreur.

— Comment cela ?

— Le capitaliste dont je suis le courtier a appris par l’un de ses amis, banquier à Nantua (avec un homme comme vous, monsieur, l’on doit jouer cartes sur table), mon patron, dis-je, a appris par l’un de ses correspondants que M. Dumirail et sa famille venaient habiter Paris. Or, mon patron a prévu cette éventualité fort probable, à savoir : que, vu les notables habitudes d’économie de monsieur son père, M. Dumirail fils pourrait avoir besoin de quelques avances, maintenant et plus tard ; mon patron, dans cette supposition, a consacré à ce placement environ cinquante mille écus (il pourra vous ouvrir un crédit montant à cette somme) ; or, si votre refus persiste, ou si vous différez d’accepter les offres, mon patron n’est pas homme à laisser ses fonds improductifs, même pendant un jour ; il en disposera pour une autre opération qu’il a en vue, et, si vous n’acceptez pas aujourd’hui mes propositions, il a dès demain l’emploi assuré de ses capitaux. Encore un mot, monsieur. Il vous semble peut-être extraordinaire que nous avons été si promptement et si exactement instruits de votre arrivée à Paris et de votre demeure ?

— Il est vrai.

— Rien ne vous paraîtrait plus simple si vous saviez que, chaque jour, les propriétaires d’hôtels garnis envoient, à qui de droit, le nom des voyageurs descendus chez eux. C’est ainsi que mon patron, informé de votre arrivée, m’a chargé de vous faire ses offres de service ; mais, je dois vous le répéter, il vous faut à l’instant prendre une décision, sinon, en cas de refus de votre part, mon patron disposera demain de ses fonds.

— En vérité, monsieur, c’est me mettre le pistolet sur la gorge. Mon père doit prochainement arriver à Paris ; je suis certain qu’il m’accordera…

— Tout ce que vous pouvez raisonnablement souhaiter, je n’en doute pas ; en ce cas, j’insiste de nouveau là-dessus : que vous importe d’emprunter ces vingt mille francs ? Vous me les restituerez s’ils vous sont inutiles. Cet emprunt sera resté secret ; mais vous vous serez du moins prudemment nanti d’une somme suffisante pour parer à toutes les éventualités.

— Quoi ! — dit Maurice cédant de plus en plus à la tentation, — vous ne pouvez pas, du moins, m’accorder quelques jours de réflexion ?

— Mon patron m’attend à six heures pour connaître votre réponse : il est cinq heures et demie. Il faut donc, monsieur, qu’avant un quart d’heure vous vous soyez prononcé par oui ou par non. Or, je vous le déclare, votre refus non-seulement rompra cette affaire, mais rendra impossibles celles qui auraient succédé à la première. Croyez-moi, je connais la place de Paris ; vous trouverez difficilement, ou plutôt vous ne trouverez pas de longtemps des offres aussi avantageuses que celles que j’ai l’honneur de vous faire, monsieur, et pour le présent et pour l’avenir.


LVI

Maurice, en proie à une cruelle perplexité, hésitait à profiter des offres usuraires qu’on lui faisait ; tantôt subissant encore l’influence des bons principes de sa jeunesse, se rappelant l’ineffable bonté de son père et de sa mère, les sages conseils de Charles Delmare, ses saisissantes peintures des terribles suites de la dissipation, Maurice sentait que son avenir dépendait de son premier pas dans la voie ruineuse et fatale à lui si complaisamment ouverte par l’usure.

Alors, effrayé, il voulait résister à la tentation.

Mais soudain il songeait que, le lendemain matin, arriveraient chez lui des fournisseurs de toute sorte, depuis le tailleur jusqu’au joaillier, sans compter un valet de chambre d’excellente maison, envoyé par le maître d’hôtel de madame de Hansfeld, et peut-être même deux chevaux de selle choisis par son cocher, Maurice, n’ayant pas osé, par un sot amour-propre, refuser ces offres, malgré l’embarras inextricable où cette acceptation devait le jeter, tandis que tout s’aplanissait, grâce au prêt usuraire, et Maurice inclinait à accepter les vingt mille francs.

Cependant, un dernier scrupule le retenait ; il ne se le dissimulait plus : il spéculait par son emprunt sur la vie de son père ; il escomptait à l’avance cette mort, dont la seule pensée avait jusqu’alors éveillé en lui les plus tristes, les plus pieux sentiments de la tendresse et de la vénération filiales !

Ce malheureux enfant, essentiellement bon et chérissant son père et sa mère, eût, certes, reculé devant cette idée, nous le répétons, presque parricide, si M. Léon, avec une très-adroite perfidie, n’eût posé ce dilemme au jeune provincial :

— Ou votre père sera pour vous libéral ainsi qu’il doit l’être, — en ce cas, n’ayant pas besoin de recourir à la somme empruntée, vous me la rendrez, — ou bien, votre père, malgré sa grande fortune, se montrera envers vous d’une parcimonie injuste, alors vous aurez le droit d’user de votre emprunt.

Ce raisonnement absurde, mais très-spécieux, flattait trop les désirs de Maurice pour ne point prévaloir, et, finalement, il prévalut à ses yeux ; cependant, voulant encore, par un reste de pudeur morale, de respect humain, se tromper, s’abuser lui-même sur la gravité de l’acte qu’il commettait, il dit à M. Léon, ensuite de quelques moments de réflexion :

— Il est bien convenu que, si, comme j’en suis certain, je n’ai pas besoin de cette somme, je pourrai vous la rendre, car j’espère bien n’en être que le dépositaire.

— Soit, monsieur, vous me remettrez les vingt mille francs, et je vous rendrai votre reçu.

— Vous me le promettez sur l’honneur ?

— Sur l’honneur ! de même que, si cette somme ne vous suffit pas… je…

— Cette somme me suffira d’autant mieux, que je suis sûr d’avance de n’en avoir pas besoin, — se hâta de répondre Maurice tâchant de s’étourdir sur le remords qui poignait son cœur ; — je vous écrirai aussitôt que je voudrai opérer entre vos mains la restitution de cet argent.

— En attendant, voici, monsieur, vos vingt mille francs.

— Il est, encore une fois, bien convenu, monsieur, que je pourrai vous les remettre dès que je le voudrai ? — dit Maurice, de qui la main tremblait en approchant des billets, qu’une suprême hésitation l’empêchait encore d’accepter. — Je ne contracte cet emprunt qu’à cette condition absolue.

— C’est entendu, monsieur, — répondit M. Léon présentant toujours les billets à Maurice ; — mais, du moins, pour pouvoir me rendre la somme, commencez par la prendre.

Maurice reçut enfin des mains de son tentateur les billets de banque, et, au moment où il prenait la plume afin d’écrire le reçu de la somme, une remémorance à la fois puérile, sinistre, traversa l’esprit de Maurice.

Il se rappela ces légendes, le charme et l’effroi de ses premières années ; ces légendes racontées le soir, au coin du foyer paternel, et dans lesquelles un personnage mystérieux, étrange, aux yeux flamboyants, au sourire diabolique, évoqué dans un carrefour de la forêt par quelque désespéré, lui faisait signer de son sang un pacte où il vendait son âme pour des pièces d’or.

Mais le jeune provincial, se reprochant bientôt sa niaise faiblesse, haussa les épaules et signa le reçu.

Ô Maurice ! pauvre enfant ! bientôt déchu de tes mâles vertus, de ta noble candeur, elle est d’une terrible vérité, cette comparaison puisée aux naïfs souvenirs de ton enfance ; le pacte infernal est signé ! Tu as vendu ton âme, Maurice ! de ce jour, elle est à jamais vendue au démon des passions mauvaises, effrénées, criminelles peut-être !

Oui, elle est vendue, ton âme, elle ne t’appartient plus !


LVII

Madame Dumirail occupait une partie de l’entre-sol de l’hôtel des Étrangers, situé dans la rue de l’Université ; quelques détails sur la distribution de ce logis seront nécessaires à l’intelligence de plusieurs scènes de notre récit.

Une petite antichambre fermée, donnant sur l’escalier principal de la maison, précédait l’appartement et était percée de trois portes. Celle de droite conduisait à la chambre de Maurice, complétement séparée de celle de sa mère, et attenante à une pièce destinée à son père, laquelle avait une sortie sur l’escalier en dehors de l’antichambre ; la porte gauche était celle d’un cabinet où couchait Jeane, cabinet attenant à la chambre de madame Dumirail. Enfin, la porte du fond communiquait à un salon servant aussi de salle à manger. — Le couvert était mis. Six heures du soir venaient de sonner.

Madame Dumirail et Jeane, assises dans l’embrasure de l’une des fenêtres qui s’ouvraient sur la rue, s’occupaient d’un travail de broderie ; toutes deux semblaient soucieuses.

— Ainsi, ma pauvre Jeane, — disait madame Dumirail en soupirant, — jusqu’à présent, Paris ne te séduit pas plus qu’il ne m’a séduite moi-même ?

— Tenez, ma bonne tante, hier, en revenant de promenade aux Champs-Élysées, j’avais la mort dans l’âme.

— La mort dans l’âme ! c’est beaucoup dire, car rien n’était plus brillant que cette promenade : ces belles dames, ces cavaliers, ces voitures ; certes, j’aurais cent fois préféré à ce spectacle, à ce tumulte étourdissant, une tranquille promenade au milieu des fleurs de notre terrasse du Morillon, d’où l’on découvre un si admirable horizon, nos Alpes, nos glaciers. Hélas ! quand les reverrons-nous, nos chères montagnes !

Et, soupirant encore, madame Dumirail ajouta :

— Mais, enfin, il faut avouer qu’hier, le spectacle des Champs-Élysées…

— Était pour moi navrant, m’attristait, que vous dirai-je ? me révoltait.

— Te révoltait, Jeane, et contre qui ?

— Contre tout ce beau monde.

— En vérité, chère enfant, je ne comprends pas ce que tu veux dire.

— Que voulez-vous, ma tante ! c’est à peine si je comprends moi-même ce que je ressens, — répondit la jeune fille avec une impatience nerveuse ; et, après un moment de silence, elle reprit :

— Ah ! pourquoi mon oncle nous a-t-il fait quitter le Morillon ! Vous le verrez, ma tante, notre séjour à Paris nous sera funeste.

— Allons, Jeane, du courage ; ne nous effrayons pas à l’avance ; j’ai reconnu l’impossibilité de lutter contre l’inébranlable volonté de mon mari ; je t’ai suppliée de céder aussi à la nécessité ; tu as consenti à nous accompagner ici, je compte sur ta bonne influence sur Maurice.

Et, regardant la pendule, madame Dumirail ajouta :

— Déjà six heures ! mon fils ne peut maintenant tarder de rentrer. Certes, — reprit-elle, — je vois notre séjour à Paris avec une certaine appréhension ; mais par cela même, chère enfant, que les circonstances sont graves, sont difficiles, nous ne devons pas nous laisser abattre ; peut-être, après tout, le mal sera-t-il moins grand que je ne le craignais.M. de Morainville, je te l’ai dit, nous a hier accueillis, Maurice et moi, de la manière la plus aimable ; grâce à sa protection et à celle de ses amis, mon fils, sans aller à l’École de droit, ce que je redoutais surtout à cause des connaissances qu’il aurait pu faire là, mon fils, ensuite d’un stage d’un an dans les bureaux du ministère des affaires étrangères, sera nommé attaché d’ambassade ; c’est donc seulement une année à passer ; après quoi, nous partirons tous ensemble pour le pays dans lequel il devra résider ; d’ici là, moi et mon mari, qui va bientôt venir nous rejoindre, nous veillerons sur Maurice avec un redoublement de tendre sollicitude et de vigilance. Ce qu’il y a de plus à craindre, dit-on, à Paris, ce sont les mauvaises liaisons ; or, mon fils, n’allant pas à l’École de droit, doit échapper à ce danger ; il ne connaît personne ici ; son temps sera partagé entre son bureau, où il restera jusqu’à cinq heures, et nous autres qui le gardons avec nous jusqu’au moment de son coucher ; il n’aura donc ni le loisir, ni l’occasion, ni le goût de se lier avec personne ; notre affection lui suffira. Je te l’atteste, chère enfant. Il nous aime tant ! ses habitudes sont comme les nôtres, si simples !

— Puisse-t-il, ma tante, conserver cette simplicité !

— D’où te vient ce doute ?

— Vous allez trouver cette observation ridicule ; mais, ce matin, lorsqu’en présence de Maurice, vous avez demandé au maître de cet hôtel l’adresse d’un modeste tailleur, qui songeât moins à la mode qu’à donner de bonnes fournitures, Maurice a paru contrarié, il vous a répondu qu’il ne voulait plus être vêtu comme un provincial.

— C’est un enfantillage.

— Enfin, hier, à chaque instant, aux Champs-Élysées, il s’écriait, l’œil brillant d’admiration et d’envie : « Jeane, vois donc le bel attelage, la belle calèche… et ces jeunes gens à cheval, quelle tournure élégante !… sont-ils heureux !… sont-ils heureux !… »

— Mon Dieu, mon enfant, je suis la première à reconnaître maintenant, et plus que jamais la vérité de ces paroles de notre ami M. Delmare : « Maurice est une de ces organisations ardentes, mais faibles, qu’il ne faut pas exposer aux tentations ; tout pour lui dépendra de la nature du milieu où il devra vivre… » M. Delmare avait raison, cent fois raison ; il connaissait mon fils mieux que son père ne le connaît.

— Et, cependant, ma bonne tante, vous n’avez pas encore envoyé votre adresse à notre cher maître, dit Jeane d’un ton de doux reproche… — Il est sans doute à Paris, selon qu’il vous l’a promis dans sa lettre, et vous hésitez à le mander près de vous, lui qui, par dévouement pour nous, a renoncé à sa solitude et entrepris ce voyage si coûteux à sa pauvreté ; lui enfin, de qui, en ce moment surtout, les conseils, l’expérience, le soutien seraient si utiles à Maurice.

— Mon enfant, je te l’ai dit, il répugne à ma droiture de recevoir M. Delmare à l’insu de mon mari ; jamais je ne lui ai caché une de mes pensées, une de mes actions : le mensonge ou la dissimulation me sont impossibles. Si je croyais devoir, en un cas extrême, recourir aux avis de notre ancien ami, je le ferais ouvertement ; mais alors, je blesserais M. Dumirail, qui, à tort ou à raison, à tort, à grand tort selon moi, a rompu tous rapports avec un homme excellent, qui nous a donné tant de preuves d’intérêt. Or, pour me résoudre à causer à mon mari un chagrin réel, il faudrait me trouver en face de circonstances qui, je l’espère, ne se produiront pas.

— Puissiez-vous, ma tante, ne pas regretter votre résolution ! Quelle doit être l’inquiétude, la tristesse de M. Charles Delmare en reconnaissant l’inutilité d’un voyage dont le but était si généreux ?

— Sans doute ; mais je t’ai dit ma répugnance à cacher à ton oncle la plus insignifiante de mes actions ; ainsi, par exemple, il m’avait recommandé d’aller, dès le lendemain de notre arrivée, voir ma belle-sœur, afin de lui apprendre que Maurice entrait dans la carrière diplomatique ainsi qu’Albert, et…

Mais madame Dumirail, s’interrompant en voyant Jeane tressaillir involontairement :

— Qu’as-tu, mon enfant ? — dit-elle.

— Rien, ma tante, — répondit la jeune fille n’osant, ne voulant exprimer l’effroi que lui inspirait la seule pensée de revoir San-Privato, à l’influence de qui elle croyait échapper pour toujours lorsqu’il avait quitté le Morillon.

— Je disais donc que, si j’ai cru devoir ajourner ma visite à ma belle-sœur, malgré les recommandations de mon mari, je l’en ai prévenu, parce que j’ai l’habitude de ne lui rien cacher.

L’un des domestiques de l’hôtel entra, et dit à madame Dumirail :

— Madame avait commandé son dîner à cinq heures, il en est six. Peut-on servir ?

— Pas encore, attendez le retour de mon fils, — répondit madame Dumirail au domestique, qui sortit.


LVIII

Madame Dumirail, après la sortie du domestique, dit à sa nièce avec l’accent d’une légère inquiétude :

— Mon Dieu ! comme Maurice tarde à rentrer ! voilà plus de trois grandes heures qu’il est parti. Il se peut, du reste, que, ne connaissant pas Paris, il se soit égaré.

— Vous oubliez, ma tante, qu’il est sorti en fiacre.

— C’est vrai. Il faut alors qu’on lui ait fait faire longtemps antichambre chez cette madame la baronne de… de…

— De Hansfeld, — reprit Jeane d’un ton brusque et en rougissant ; — elle s’appelle madame de Hansfeld.

— Comment as-tu retenu si facilement ce nom étranger, chère Jeane ?

— Je l’ai retenu parce qu’il m’a frappée autant peut-être que m’a frappée l’inconcevable démarche de cette dame, — ajouta la jeune fille non sans une sorte d’amertume ; — car elle a écrit avec une singulière familiarité à un jeune homme qu’elle n’a jamais vu.

— Il n’y avait rien, ce me semble, de trop familier dans la lettre de cette dame, mon enfant ; elle priait simplement Maurice de passer chez elle pour lui faire une communication relative à des intérêts de famille.

— Soit ! — répondit Jeane sèchement. — Je me trompe. Cette personne, l’une des femmes les plus riches, les plus élégantes de Paris, selon ce que dit son domestique, doit mieux que moi, pauvre fille de province, connaître les usages du grand monde.

— Jeane, ta réponse est contrainte, tu ne dis pas toute ta pensée.

— Ma tante…

— Chère enfant, n’avons-nous pas besoin de nous ouvrir en toute sincérité l’une à l’autre ? Est-ce que notre devoir, notre but ne sont pas les mêmes, à moi, la mère de Maurice, à toi qui seras sa femme ? N’est-ce pas à nous deux de veiller sur lui, de nous concerter, de nous entr’aider pour cela ? Or, comment réussir, mon enfant, si nous manquons de confiance l’une envers l’autre ?

— Chère et bonne tante, — reprit Jeane attendrie, — excusez un moment de vivacité, je souffre…

— Que veux-tu dire ?

— Depuis tantôt je suis assaillie de pressentiments absurdes, insensés… mais plus forts que ma raison ; contre eux, je lutte en vain ; ils augmentent d’heure en heure, de minute en minute.

— De ces pressentiments, pauvre enfant, quel est donc l’objet ?

— Cette dame… la baronne de Hansfeld.

— Explique-toi.

— Tout me paraît extraordinaire dans sa démarche.

— Mais encore ?

— D’abord, ma tante, comment cette dame a-t-elle su notre adresse, à nous si inconnus à Paris ?

— Je l’avoue, je n’avais point songé à cela.

— Ensuite, s’il s’agit réellement d’affaires de famille, n’est-ce pas à vous, en l’absence de mon oncle, que cette dame devait s’adresser, au lieu de mander près d’elle Maurice, lui… presque un enfant ?

— C’est encore vrai ! Cela maintenant me fait réfléchir… et mon fils ne revient pas ; il m’avait promis de rentrer avant quatre heures.

— Et voilà qu’il est bientôt six heures et demie. Dites, ma tante, que penser… s’il est resté tout ce temps-là chez cette dame ?

— Mon Dieu, Jeane, tu m’effrayes ! J’avais aussi vaguement l’instinct de l’étrangeté de la démarche de cette personne, puisque d’abord je voulais accompagner Maurice jusqu’à la porte de l’hôtel de cette baronne. Elle est, dit-on, l’une des femmes les plus élégantes de Paris ; donc, elle doit être jeune et belle, ce me semble…

— Hélas ! oui, ma tante… et je…

Mais Jeane s’interrompit et cacha son visage entre ses mains. Madame Dumirail, inquiète, reprit :

— Chère enfant, je t’en conjure, dis-moi tout !… Tu te tais, tu rougis, tes yeux se remplissent de larmes.

— Ah ! si je rougis, c’est de moi-même… si je pleure… c’est de honte ! — répondit Jeane.

Et elle s’écria d’une voix déchirante :

— Cette femme est jeune et belle, j’en ai le pressentiment ; je suis jalouse… je suis folle !

Puis, fondant en larmes, la jeune fille se jeta au cou de madame Dumirail en murmurant :

— Pardon, ma tante ! maudit voyage… maudit voyage !

En ce moment, la porte s’ouvrit, et Maurice entra dans l’appartement.


LIX

Les traits de Maurice, altérés, fatigués par la violence des sensations si imprévues, si nouvelles, si diverses, qui venaient de le bouleverser, s’étaient, depuis quelques heures, presque transfigurés ; on y lisait un singulier mélange d’orgueil, d’assurance et de mécontentement de lui-même. Cette sorte de transfiguration, qui donnait à sa physionomie une expression saisissante dont l’observateur le moins attentif eût été frappé, ne put échapper à madame Dumirail. Elle fit vivement quelques pas vers son fils, puis elle s’arrêta, le contemplant avec une curiosité anxieuse, tandis que Jeane s’efforçait de faire disparaître les traces de ses larmes.

— Mon Dieu, cher enfant, — dit soudain madame Dumirail, — que t’est-il donc arrivé ?

— Que veux-tu dire, ma mère ?… Il ne m’est rien arrivé.

— C’est impossible.

— Je t’assure.

— Encore une fois, il est impossible qu’il ne te soit rien arrivé, ta pauvre figure est toute changée. Je ne saurais préciser en quoi consiste ce changement, et cependant il m’inquiète. Jeane, n’es-tu pas de mon avis ? Regarde Maurice, regarde-le donc !

La jeune fille, dominant son émotion, leva les yeux sur son fiancé, à la fois interdit et embarrassé de la pénétration maternelle.

Jeane, on l’a dit, avait été jusqu’alors agitée de pressentiments, dont elle reconnaissait elle-même la déraison, puisqu’elle ne savait pas encore réellement si madame de Hansfeld était jeune ou vieille, belle ou laide. Cependant la jeune fille subissait l’empire de ces pressentiments, qui sembleraient incompréhensibles si l’on n’avait tant de preuves analogues de cette sorte de seconde vue particulière au véritable amour, intuition surtout fréquente chez les personnes passionnées, douées d’une extrême sensibilité nerveuse, ainsi que l’était Jeane.

Maurice, de plus en plus confus, baissa les yeux, et sa cousine, le contemplant avec une attention silencieuse, ressentit au cœur une douleur poignante. Elle fut persuadée, sans pouvoir s’expliquer cette conviction, que ce changement saisissant, si remarquable, dans la physionomie de son fiancé, était dû à l’influence de la baronne de Hansfeld, et murmura tout bas :

— Oh ! les angoisses de mon cœur ne me trompaient pas.

Le domestique de l’hôtel, entrant pour servir le dîner, selon les ordres de madame Dumirail, délivra momentanément Maurice de son croissant embarras. Il n’en doutait plus : sa mère et sa fiancée, grâce à une incroyable perspicacité, devinaient qu’une grave révolution venait de s’accomplir dans sa destinée. Il regretta de nouveau son emprunt usuraire, mais il ne se reprocha nullement sa soudaine et fraternelle affection pour Antoinette. Ne s’était-elle pas exprimée, sur madame Dumirail et sur Jeane, avec autant de bienveillance que de déférence ?

Le résultat de cet examen de conscience fut pour Maurice que, sauf l’emprunt usuraire, et encore était-il conditionnel, il n’avait à rougir d’aucun tort.

Madame Dumirail et les deux fiancés prirent place à table, et, gênés par la présence du domestique qui les servait, les convives gardèrent d’abord le silence.

Rien n’échappe à l’attention d’une mère en émoi et en éveil. Madame Dumirail remarqua que Maurice but coup sur coup plusieurs verres d’eau, et qu’il touchait à peine aux mets qu’on lui servait, lui de qui l’appétit était d’ordinaire si robuste.

Jeane s’absorbait dans les amères préoccupations de la jalousie qui envahissait son âme, ressentiment dont le terrible empire devait subjuguer cette nature valeureuse et loyale, mais ardente, susceptible et fière à l’excès.

— Mon Dieu ! Maurice, combien tu es altéré ! dit soudain madame Dumirail à son fils, qui venait de demander au domestique une seconde carafe d’eau ; — est-ce que tu as la fièvre ?

— Non, ma mère ; mais il fait chaud, et j’ai très-soif.

— Tu ne manges absolument rien, — ajouta madame Dumirail voyant son fils encore refuser un mets qu’on lui offrait ; — tu te sens donc indisposé, mon enfant ?

— Non, ma mère… seulement, le changement d’air m’aura fait perdre l’appétit.

Le domestique étant alors sorti pour les besoins de son service, madame Dumirail reprit, sans dissimuler ses angoisses :

— Nous voici seuls, mon ami ; je t’en supplie, dis-nous la cause de ce changement si visible en toi, et dont, Jeane et moi, nous sommes profondément inquiètes ; tu ne nous persuaderas jamais qu’il ne te soit pas arrivé quelque chose ?

— Ma bonne mère, je te répète et te répéterai à satiété qu’il ne m’est rien arrivé.

— Mon enfant…

— Tu m’adresserais vingt fois la même question, ma chère mère, que tu recevrais vingt fois la même réponse, puisque je n’en ai pas d’autre à te faire.

— Si c’est un parti pris, mon ami, je n’essayerai pas de lutter d’obstination avec toi.

— Je serais désolé de te blesser, ma mère, mais je ne puis que te répondre la vérité…

— La vérité !… — reprit madame Dumirail d’un air de doute ; — enfin, je n’insiste plus…

Et, après une pause, elle reprit :

— Tu ne nous dis rien de ta visite chez cette dame ?

— J’attendais que nous fussions seuls.

— Quelle est donc cette communication si… importante…, — reprit madame Dumirail appuyant sur ce dernier mot, — que cette dame avait à te faire ?

— Madame la baronne de Hansfeld…

Maurice accentua ce titre avec une certaine complaisance.

— Madame la baronne de Hansfeld, ayant appris que mon père était dans l’intention de vendre le Morillon, désire acquérir cette propriété.

— Voilà tout, mon fils ?…

— Oui, ma mère…

— Ainsi, cette dame, pour te demander simplement si ton père voulait ou non vendre ce domaine, t’a gardé chez elle pendant trois grandes heures ?

— Ma tante, cela s’explique à merveille, — reprit Jeane avec une ironie fébrile, — Maurice, afin de donner à cette personne une idée nette de l’acquisition qu’elle devait faire, aura sans doute dessiné devant elle différentes vues du Morillon… et détaillé par écrit la maison depuis la cave jusqu’au grenier. Il ne lui aura pas fallu moins de trois grandes heures pour donner de pareils renseignements.

— Nous n’avons pas uniquement parlé de cette acquisition, — reprit Maurice légèrement piqué de l’accent sardonique de Jeane ; — madame de Hansfeld et moi, nous avons causé de choses et d’autres.

— Sa conversation doit être fort spirituelle, assurément, car cela t’a fait oublier que ta mère t’attendait à cinq heures pour dîner.

— Ma chère Jeane, madame de Hansfeld a, en effet, infiniment d’esprit, et, de plus, elle est douée d’un excellent cœur et d’un noble caractère.

— Vraiment ! — répondit la jeune fille, les lèvres contractées par un sourire forcé ; — c’est à ravir. Et, pour compléter le portrait de ce phénix parisien, il va sans dire que cette dame est sans doute d’une beauté miraculeuse et dans la fleur de la jeunesse ?

Jeane attendit avec une cruelle angoisse la réponse de Maurice, quoiqu’elle la pressentît.

— Madame de Hansfeld a vingt-cinq ans, et elle est, en effet, remarquablement belle, — reprit Maurice de plus en plus piqué de ce qu’il regardait comme des plaisanteries très-inopportunes, les attribuant à une malséante envie de railler, mais ne pouvant soupçonner la jalousie dont était possédée Jeane.

L’ombrageuse enfant, voyant ses pressentiments justifiés, en cela, du moins, qu’elle apprenait que madame de Hansfeld, riche, titrée, était jeune, remarquablement belle et douée de toutes les qualités de l’esprit et du cœur, la malheureuse enfant, disons-nous, cédant à la vivacité de son imagination vive et ardente, doutant de soi-même, de Maurice, de l’avenir, et cela sans cause sérieuse, réelle, dévora les larmes que sa fierté contenait, le fiel où se noyait son cœur, et, quittant brusquement la table, alla se mettre à la fenêtre, sous prétexte de respirer l’air du soir, mais, au vrai, afin de cacher les déchirements de son âme.

Madame Dumirail, de son côté, déjà mise en défiance à l’endroit de madame de Hansfeld, par son instinct maternel, non moins soupçonneux que l’amour de Jeane, trouvait singulier, malgré son inexpérience du monde parisien, mais guidée par son bon sens, qu’à propos de la vente d’une propriété, madame de Hansfeld, dans un entretien de trois heures durant avec Maurice, eût jugé à propos de lui dévoiler les trésors de son cœur, de son caractère et de son intelligence ; aussi, posant à son fils une question qui devait, à ses yeux, l’aider à éclaircir les doutes qu’elle ressentait, elle lui dit :

— Le mari de cette belle dame assistait-il à votre conversation, mon ami ?

Cette question, que Maurice ne s’était pas faite à lui-même dans la promptitude de ses divers entraînements de l’après-dînée, lui causa une sorte de stupeur, puis le fit réfléchir, et, se demandant si, en effet, le baron était mort ou vivant, il lui parut singulier que, parmi tant de touchantes et cordiales confidences, Antoinette ne lui eût pas appris si elle était ou non veuve.

Absorbé par cette pensée soudaine, Maurice garda un silence de quelques instants, qui augmenta les soupçons de madame Dumirail.

Jeane, étant parvenue à vaincre ou plutôt à dissimuler ses émotions, revint près de son fiancé. Elle était pâle et, ainsi que lui, hélas ! déjà presque transfigurée ! La riante candeur de son visage angélique avait disparu devant une expression hautaine, sardonique, irritée ; le léger froncement de ses sourcils, le gonflement de ses narines roses, palpitantes comme son sein, le port altier, presque impérieux de sa tête, disaient assez combien sa fierté s’efforçait de se révolter contre les mortelles douleurs qu’elle se reprochait comme une lâcheté.

Madame Dumirail, très-étonnée du silence de son fils, lui dit :

— Je t’ai demandé, mon ami, si le mari de cette dame assistait à votre conversation ?

— Non, ma mère.

— Ordinairement, les acquisitions de propriétés sont cependant du ressort du mari ? Cette dame est veuve, apparemment ?

— Je n’en sais rien.

— Comment ! Maurice, — dit Jeane redoublant de sarcasme et sentant pourtant qu’elle s’engageait dans une voie de plus en plus funeste, — comment ! parmi les délicieux épanchements qui t’ont révélé les rares trésors de vertu que renferme le cœur de cette inestimable personne, rien n’a pu te faire deviner si elle était loyalement à son mari, ainsi que doit l’être toute honnête femme ?

— Tout ce que je sais, Jeane, et de ceci je réponds comme de moi-même, c’est que madame la baronne de Hansfeld, veuve ou non, n’a rien à envier à qui que ce soit pour les qualités de l’esprit et du cœur, — répondit presque aigrement Maurice, ne pouvant s’expliquer encore la cause de l’évidente malveillance de sa mère et de Jeane au sujet de madame de Hansfeld.

— Je ne connais pas cette dame… et je ne puis savoir si, en effet, elle est douée de toutes les qualités de l’âme, — reprit madame Dumirail. — Cependant, mon ami, je trouve, ainsi que Jeane, assez singulier que, durant une conversation de trois heures, elle n’ait pas fait allusion à son mari ou à son veuvage.

— C’est que probablement elle est veuve depuis quelques années, — répondit Maurice.

Puis, voulant rompre un entretien qui le mettait au supplice et craignant de voir la patience lui échapper, il reprit :

— Ma bonne mère et toi, Jeane, parlons, si vous le voulez bien, d’un sujet qui vous intéresse autant que moi, de mes travaux, de mes études, de l’emploi de mes journées, enfin de l’organisation de notre existence à Paris.

— Soit, mon enfant, — dit madame Dumirail sentant qu’il lui serait sans doute en ce moment impossible de pénétrer le secret que voulait garder Maurice au sujet de sa longue entrevue avec madame de Hansfeld, — soit, mon enfant ; aucun entretien ne saurait nous être plus agréable que celui que tu me proposes.

— Eh bien ! donc, mère, commençons par l’emploi de ma journée : le matin, à neuf heures, je me rends au ministère des affaires étrangères, où je travaille, dans le bureau de M. de Morainville, jusqu’à quatre heures.

— À merveille, mon ami ; tu le sais, tant que je l’ai pu, j’ai lutté, ainsi que notre chère Jeane et toi-même, contre les idées de ton père au sujet de la nouvelle carrière qu’il désirait te voir embrasser ; ces idées, tu as fini par les partager : c’est un fait accompli ; il faut donc maintenant tirer tout le parti possible de la situation ; mes encouragements ne te manqueront pas.

— Je compte sur tes bontés, chère mère ; j’espère que tu seras satisfaite de moi ; je suis résolu à travailler assidûment, à m’élever par mon mérite et à rapprocher ainsi l’époque de mon mariage avec toi, ma bien-aimée Jeane !… — ajouta Maurice cherchant du regard celui de la jeune fille et espérant apaiser sa méchante humeur au sujet de madame de Hansfeld.

Mais Jeane tint ses yeux baissés ; un sourire douloureux erra sur ses lèvres, et elle répondit :

— Que de choses se passeront d’ici là, Maurice !

— Sans doute, chère Jeane ; mais chaque jour me rapprochera de cette époque fortunée ; le temps s’écoulera donc plus vite que nous ne le pensons, bonne mère ; or, afin d’en revenir à l’emploi de mes journées, je vais travailler dans le bureau de M. de Morainville depuis neuf heures du matin jusqu’à quatre…

— Très-bien, mon enfant ; à quatre heures tu reviens ici, et, si le temps le permet, nous allons faire une longue promenade jusqu’au dîner ; ensuite, Jeane et moi, nous prenons notre panier à ouvrage, tandis que toi, selon les recommandations de M. de Morainville, tu étudies les traités de ce qu’il appelle le droit international et autres ouvrages très-sérieux dont il nous a donné la liste ; cela nous mène jusqu’à dix heures, et nous nous couchons, afin que tu puisses te lever de très-bon matin pour étudier ton droit international avant de te rendre à ton bureau. Après tout, mes enfants, bien que je regrette toujours notre heureuse existence du Morillon, nous trouverons encore moyen de vivre ainsi entre nous d’une manière très-agréable, n’est-il pas vrai ?

Ce programme, exposé par madame Dumirail avec une confiance naïve, différait tellement de l’attrayant programme formulé par madame de Hansfeld, que Maurice tressaillit et entrevit l’abîme qui existait entre ses secrets désirs et les vues de sa mère. Cependant il ne perdit pas l’espoir de la ramener à des intentions plus concordantes avec les espérances qu’il formait.


LX

Ainsi se justifiaient déjà les prévisions de Charles Delmare, alors qu’il écrivait à M. Dumirail après leur rupture :

« Votre femme et vous, dans l’excès de votre tendresse, de votre ombrageuse sollicitude, vous méconnaîtrez presque assurément les besoins, les exigences qu’engendrera forcément, chez votre fils, l’influence de ce qu’on appelle la vie de Paris.

« Parfaits éducateurs au Morillon, parce que vous êtes là dans votre centre, dans votre véritable milieu, sur votre propre terrain ; forts de votre expérience, ayant sagement accoutumé Maurice à partager, à aimer la simplicité de vos goûts, de vos habitudes, vous n’aviez qu’à développer ses excellentes qualités natives, jusqu’à ce qu’il fût homme fait et complétement affermi dans le bien, rien autour de vous ne pouvant éveiller, solliciter ses mauvais instincts, et engager une lutte entre ses devoirs et ses passions, lutte funeste, parce qu’il est d’un caractère ardent et faible.

« Mais, à Paris, l’expérience vous fera complétement défaut. Trop raisonnables, trop fermes, trop avancés en âge pour céder aux mille enivrements de la grande ville, vous attendrez la même imperturbable sagesse de la part de Maurice ; vous ne tiendrez compte ni de ses vingt ans, ni de son organisation physique, ni de la nature de son caractère, ni de l’irrésistible puissance des tentations qu’il devra subir à chaque pas.

« Vous exigerez de votre fils, et cela dans d’excellentes intentions dictées par votre tendresse, vous exigerez, dis-je, de votre fils, des renoncements au-dessus de ses forces ; vous lui demanderez de fermer les yeux et les oreilles aux séductions de toutes sortes dont il sera entouré, parce que ces séductions vous trouveront sourds et aveugles.

« Il vous accusera d’égoïsme, de dureté ; vous lui reprocherez son dérèglement.

« La froideur, la discorde se glisseront entre vous et lui, et un jour, il vous échappera… Cela est fatal !…

« Ah ! prenez garde !… L’atmosphère de Paris est presque toujours mortelle aux caractères impétueux et faibles, lorsqu’ils ne sont pas soutenus, maintenus, guidés par un mentor doué d’une expérience consommée dans la pratique des hommes et des choses… Et vous qui devez le guider à travers tant d’écueils, vous n’avez jamais, non plus que lui, quitté vos montagnes !… »


LXI

Maurice, ensuite de l’exposition du programme de sa mère, se recueillit pendant un instant, et reprit en souriant :

— Bonne et chère mère, je ne trouve rien absolument à reprendre dans la manière dont tu distribues mes journées.

— Je n’en doutais pas, mon enfant, et…

— Pardon, laisse-moi achever. Je comprends la nécessité de l’étude ; aussi je suis, ainsi que tu me le conseilles, résolu à me lever dès cinq heures du matin, afin de travailler jusqu’au moment d’aller au ministère des affaires étrangères, où je resterai jusqu’à quatre heures. C’est seulement à partir de ce moment de la journée que je diffère avec toi sur quelques points, quant à l’emploi du reste de mon temps.

— Explique-toi, mon ami ; nous ne pouvons manquer de tomber d’accord.

— J’en suis convaincu d’avance, ma bonne mère ; aussi vais-je te parler en toute sincérité. J’ai bientôt vingt et un ans, tu es trop juste pour ne pas convenir qu’à mon âge, lorsqu’on a travaillé depuis cinq heures du matin jusqu’à quatre heures de l’après-midi, l’on a besoin de quelques distractions ?

— Certes, mon pauvre enfant ; aussi ai-je été la première à te dire que, chaque jour, lorsque le temps le permettra…

— Nous ferons une promenade avec toi et Jeane, c’est fort bien… mais…

— Oh ! ce n’est pas tout ! Mon cher enfant, j’ai autant que toi souci de tes plaisirs et de tes distractions ; ainsi, par exemple, tu es habitué presque depuis l’enfance au violent exercice de la chasse ou à des excursions dans nos montagnes ; il serait donc très-nuisible à ta santé de rester trop sédentaire ; aussi, mon ami, et, ma foi ! tant pis pour le droit international, tes distractions et ta santé passent avant tout !… Tu feras, deux ou trois fois par semaine, de cinq à neuf heures du matin, une longue promenade hors des murs de Paris.

— Tu m’avoueras cependant, ma bonne mère, qu’une promenade matinale, hors des murs de Paris, ne peut pas être absolument considérée comme un plaisir… Je t’en fais juge, ma chère Jeane.

— Excuse-moi, Maurice, je serais en cela mauvais juge, car il me semble, à moi, qu’une longue promenade du matin, occupée par une douce pensée, est mieux encore qu’un plaisir…

— Je suis loin, chère Jeanne, de nier le charme d’une promenade tête à tête avec une douce pensée, lorsque l’on parcourt nos vallons, nos montagnes du Jura… mais lorsqu’on est réduit à arpenter ces plaines monotones, dont l’aspect nous a si fort attristés lorsque nous sommes arrivés aux environs de Paris, tu conviendras que…

— Oh ! j’en conviens, — reprit Jeane avec amertume ; — lorsque la pensée à laquelle vous vous livrez a pour vous si peu de charme et d’empire, qu’elle est subordonnée à l’aspect des objets extérieurs, une pareille promenade est pitoyable !

— Jeane, — reprit Maurice, — je ne sais ce que tu as aujourd’hui, mais tes paroles sont parfois d’une sécheresse…

— Tu me demandes mon avis, je te le donne ; si je t’ai fâché, excuse-moi.

— De grâce, mes enfants, pas d’aigreur entre vous, sinon vous m’affligerez beaucoup, — dit madame Dumirail. — Quant à ton objection, Maurice, je répondrai que, lorsque nous vivions au Morillon, tu trouvais tes plaisirs, tes distractions dans notre vie de famille, dans le dessin, la lecture, la promenade, la chasse ; or, à l’exception de la chasse, je ne vois pas pourquoi les distractions qui te suffisaient au Morillon ne te suffiraient pas à Paris, mon ami.

— C’est que Paris, bonne mère, n’est pas le Morillon.

— Cela va sans dire.

— C’est qu’à Paris, une foule de plaisirs vous sollicitent, et en cela, chère mère, — ajouta Maurice se rappelant les paroles de madame de Hansfeld, — je parle des plaisirs décents, honorables, qui satisfont le cœur et l’esprit, et non de ces plaisirs dangereux, dégradants, dont Paris fourmille ; ceux-là, je les fuirai toujours avec dégoût ; mais tu trouveras bien naturel que je désire les plaisirs que goûtent les gens bien élevés.

— De quels plaisirs veux-tu donc parler, mon ami ?

— Que sais-je ?… l’Opéra… les Italiens… une promenade à cheval aux Champs-Élysées…

— L’Opéra !… les Italiens ! — répéta madame Dumirail avec un ébahissement naïf ; — ah çà ! mon pauvre enfant, est-ce qu’au Morillon nous avions l’Opéra, les Italiens, les Champs-Élysées ?

— Mais, encore une fois, chère mère, nous ne sommes plus au Morillon, nous sommes à Paris.

— Eh bien ! est-ce que, moi et Jeane, nous sentons le besoin d’aller à l’Opéra ou aux Italiens pour passer nos soirées ?

— Que voulez-vous, ma tante ! nous avons le malheur de n’être pas initiées, comme paraît l’avoir été récemment, tout récemment, Maurice, aux brillantes nécessités de la vie parisienne, — reprit Jeane avec une amertume croissante, car elle pressentait l’influence de madame de Hansfeld dans l’expression des désirs mondains manifestés par Maurice.

Celui-ci, impatienté, irrité de la pénétration et des sarcasmes de sa fiancée, se contint cependant, et madame Dumirail, s’adressant à lui avec l’accent d’une sérieuse et ferme tendresse :

— Mon cher enfant, parlons raison. Tu connais les habitudes d’ordre, d’économie dont ton père et moi ne nous sommes jamais départis et ne nous départirons jamais ; nous ne t’avons rien refusé, nous ne te refuserons rien, dans la limite du juste et du possible, bien entendu… Seulement, réfléchis à ceci : notre voyage et notre séjour à Paris, tout cela a été, est et sera fort dispendieux. Je n’ai amené qu’une servante ; nous sommes descendus dans un modeste hôtel, et je suis vraiment effrayée quand je pense que nous dépensons, pour nous trois et Josette, près de quarante francs par jour. Tu entends, mon ami, quarante francs par jour ! et cela seulement pour la table et le logement, sans compter les autres frais ; de sorte que, lorsque ton père nous aura rejoints ici, je suis certaine que nous dépenserons, y compris notre entretien et le reste, cinquante à soixante francs par jour. Or, sais-tu, mon pauvre enfant, combien cela fait à la fin du mois, soixante francs par jour ?… Cela fait plus de dix-huit cents francs par mois ! C’est énorme ! Et quand je pense qu’au Morillon, où nous vivions très-largement, avec plusieurs domestiques, la dépense mensuelle de la maison ne s’élevait jamais au-dessus de six à sept cents francs ! Ainsi donc, mon cher enfant, tu as trop de bon sens, trop de cœur, pour ne pas reconnaître la nécessité où nous sommes de vivre à Paris avec la plus sévère économie. Il va sans dire que nous ne retrancherons rien des cent francs par mois que ton père t’alloue pour tes menus plaisirs. Cette somme, dont tu ne trouvais pas l’emploi au Morillon, tu me l’as souvent dit toi-même, te sera plus que suffisante à Paris ; c’est un sacrifice que nous nous imposons, vu l’énorme accroissement de nos dépenses. Mais enfin, mon ami, nous voulons que rien ne te manque, rien, pas même le superflu, puisqu’en outre de cette somme destinée à tes menus plaisirs, tu seras défrayé de tout. J’ai déjà, tu le sais, demandé à notre hôtelier, non pas un tailleur à la mode, mais un tailleur qui donne du beau et surtout du solide. J’irai demain acheter de très-belle toile pour te confectionner, avec l’aide de Jeane et de Josette, une douzaine de chemises fines. Je ferai, enfin, tout ce qui dépendra humainement de moi, afin que tu n’aies rien à désirer, mais toujours dans les limites du raisonnable, car, mon cher enfant, persuade-toi bien de ceci : c’est que nous devons, je le répète, vivre à Paris avec une rigoureuse économie. Laissons donc à ceux-là qui sont assez riches pour se permettre ce luxe, l’Opéra, les Italiens, les promenades à cheval aux Champs-Élysées. Quant à nous, cherchons nos distractions, nos plaisirs dans notre douce intimité, et, grâce à Dieu, en cela du moins, mes enfants, nous pourrons nous croire encore dans notre chère retraite du Morillon.


LXII

Maurice avait écouté madame Dumirail avec une attention morne et un profond découragement ; il ne songea même pas à tenter de discuter les raisons dont sa mère appuyait les nécessités de cette sévère économie qu’il taxait d’exagérée, presque de sordide, depuis qu’il connaissait le chiffre de la fortune paternelle. Avant cette découverte, et surtout avant son entrevue avec madame de Hansfeld, il aurait peut-être reconnu la justesse des observations de sa mère, justes à son point de vue de bonne et prévoyante ménagère, mais incapable de comprendre, par cela qu’elle ne pouvait le ressentir (ainsi que l’avait dit Charles Delmare), le danger des irrésistibles tentations offertes par la vie de Paris.

Maurice était sincèrement résolu d’annuler cet emprunt que, de bonne foi, il aurait encore regardé comme conditionnel, s’il eût entrevu la possibilité d’obtenir quelques concessions de la part de sa mère ; mais quelle entente possible avec elle, qui voyait presque du superflu dans ces cent francs accordés chaque mois à Maurice pour ses menus plaisirs, et lui, qui voyait presque le nécessaire dans ce valet de chambre, ce groom, ce palefrenier, ces deux chevaux de selle, cette mise élégante due au concours des fournisseurs les plus en vogue de Paris.

Le malheureux enfant éprouva, pour la première fois de sa vie, de mauvais ressentiments contre son père et sa mère, jusqu’alors l’objet de son idolâtrie : il les accusa d’égoïsme, de dureté, d’avarice, eux qui, après tout (son père du moins), avaient insisté pour qu’il vînt à Paris, et qui, possesseurs d’une fortune de plus de quinze cent mille francs, lui refusaient ce à quoi, en toute conscience, il croyait avoir droit. Combien madame de Hansfeld lui semblait être davantage dans le vrai en lui préconisant le travail, l’affection, la déférence pour ses parents, l’éloignement des plaisirs vulgaires ou dégradants, mais réclamant pour lui la satisfaction de ses désirs légitimes et honorables. Aussi, même sans parler de l’attrait sensuel sur lequel il s’efforçait encore de se faire illusion, Maurice se sentait rapproché de madame de Hansfeld de toute la distance qui le séparait des projets de sa mère ; il résolut donc de ne pas annuler son emprunt usuraire, se félicitant, au contraire, de l’avoir contracté, rejetant sur l’aveugle lésinerie de ses parents la faute qu’il avait commise et celles de la même nature qu’il pourrait encore commettre. Il se sentait enfin de plus en plus aigri contre Jeane, qui, non-seulement par ses allusions sardoniques et jalouses à l’adresse de madame de Hansfeld, mais par son approbation très-expressive, quoique muette, à l’exposé des principes économiques de sa tante, avait de plus en plus indisposé contre elle son fiancé.

Hélas ! la jeune fille était justement ulcérée de voir Maurice chercher déjà ses plaisirs en dehors de la douce intimité de leur amour, de le voir manquer du courage dont elle se sentait capable, le courage de résister à l’entraînement des séductions de Paris. Elle aussi avait, la veille, amèrement envié ce luxe déployé à leurs yeux lors de leur promenade aux Champs-Élysées ; mais, trouvant la force du renoncement dans la sincérité de son amour, elle aurait oublié ces privations relatives, si elle eût trouvé son fiancé résolu, comme elle, à s’absorber, à concentrer leur vie dans la plénitude de leur amour, et à échapper ainsi l’un par l’autre aux séductions du dehors. Mais il subissait déjà la pernicieuse influence d’une femme que Jeane considérait comme sa rivale, et qu’elle haïssait de toutes les tortures de la jalousie dont elle éprouvait, pour la première fois, les terribles atteintes.

Un moment de silence suivit ces dernières paroles de madame Dumirail.

— Cherchons nos distractions, nos plaisirs, dans notre douce intimité à tous trois, et, grâce à Dieu, et en cela du moins, mes enfants, nous pourrons encore nous croire dans notre chère retraite du Morillon.

Maurice, abattu, plongé dans les réflexions que nous avons exposées, ne répondit rien ; mais Jeane, devinant la cause du silence qu’il gardait, reprit avec amertume :

— Comment croire, chère tante, que Maurice puisse chercher ailleurs que dans notre intimité ses distractions et ses plaisirs ? Il nous aimerait donc moins que nous ne l’aimons ? Il se détacherait donc déjà de nous ? L’affection de sa mère, de sa fiancée ne lui suffirait donc déjà plus ? Son séjour à Paris aurait donc soudain transformé son esprit et son cœur ? Cet impérieux besoin de promenade à cheval et d’Opéra lui serait donc subitement survenu depuis hier, que dis-je ! depuis tantôt ?… Cette étrange métamorphose de la simplicité de ses goûts se serait donc réalisée aujourd’hui même, entre trois et six heures ?

— Jeane, — dit vivement Maurice, cédant enfin à un courroux longtemps contenu, je te l’avoue, je trouve aussi déplacées qu’intolérables ces continuelles et méchantes allusions à une dame qui mérite l’estime de tout le monde, à commencer par la tienne.

— Maurice, — s’écria fièrement la jeune fille, — de si peu de valeur que soit mon estime, je ne l’accorde qu’aux personnes qui en sont dignes !

— Madame la baronne de Hansfeld est digne de ton estime, j’ajouterai qu’elle est digne aussi de votre estime, ma mère.

— Mon fils, cette dame m’est étrangère, et je ne saurais…

— Et de quel droit cette femme eût-elle donc osé parler de votre mère et de moi autrement qu’avec le respect qui nous est dû ? — repartit Jeane redressant la tête, l’œil brillant, les narines frémissantes, son adorable visage empourpré des rougeurs de la jalousie, de l’indignation et de la douleur, car elle ne se méprenait pas sur la cause de l’animation de son fiancé à défendre madame de Hansfeld ; aussi celui-ci reprit-il, de plus en plus irrité :

— Cette femme, pour me servir de vos termes méprisants, cette femme est à votre hauteur, entendez-vous, Jeane, par l’élévation du caractère, et, de plus, elle a sur vous cet avantage inestimable, qu’elle rend loyalement justice aux qualités des autres, au lieu de se laisser emporter par une aveugle jalousie.

— Moi, jalouse de vous, maintenant ! Rassurez —vous, Maurice, — reprit Jeane d’une voix navrante et les yeux baignés de larmes, — vous ne me connaissez pas… Vous n’avez, je le vois, jamais connu mon cœur et ma fierté !

— Jeane ! Maurice ! — dit madame Dumirail désolée de ce débat ; — mes enfants… je vous en conjure, ne vous irritez pas l’un contre l’autre ! Il s’agit, j’en suis certaine, d’une méprise…

À ce moment, Josette, la servante, entra dans le salon, tenant une petite enveloppe largement scellée d’un cachet de cire mordorée, laquelle enveloppe Josette flairait avec délices, car elle répandait un doux parfum ; ajoutons que Maurice, sa mère et Jeane, absorbés par leur discussion, n’avaient pas entendu le roulement d’une voiture qui venait de s’arrêter devant la porte de l’hôtel des Étrangers.

— Ah ! que cela sent bon ! que cela sent donc bon ! — répétait Josette en aspirant la senteur de la lettre, qu’elle remit enfin à son jeune maître, lui disant :

— Voilà une lettre pour vous, monsieur Maurice ; c’est de la part du grand laquais poudré, galonné sur toutes les coutures, qui est déjà venu ce matin.

Maurice prit la lettre, la décacheta vivement, la lut, devint pourpre et parut indécis. La lettre était ainsi conçue :

« Mon cher Maurice, j’aurais deux mots à vous dire. Je vous attends dans ma voiture. De grâce, ne me refusez pas un entretien de cinq minutes : il s’agit pour moi d’un intérêt fort grave. « Votre meilleure amie,

« A. de H. »

Madame Dumirail et Jeane échangèrent un coup d’œil expressif pendant que Maurice lisait le billet qu’il venait de recevoir, et bientôt, l’attention de la jeune fille étant attirée par le piaffement de l’attelage qui venait de s’arrêter devant l’hôtel des Étrangers, elle courut à la croisée qui s’ouvrait sur la rue, et aperçut, stationnaire, un élégant coupé, attelé de deux magnifiques chevaux splendidement harnachés.

Jeane avançait la tête en dehors, cédant à une curiosité remplie d’angoisse, lorsque, au même instant, madame de Hansfeld (à qui appartenait ce coupé), se penchant à la portière, leva les yeux vers l’entre-sol.

Les regards des deux femmes se rencontrèrent, et presque aussitôt Antoinette se retira dans le fond de sa voiture, tandis que Jeane, éblouie de la beauté de sa rivale, restait pétrifiée.

Elle fut rappelée à elle-même par un éclat de voix de madame Dumirail, s’écriant :

— Mon fils, quelle est cette lettre ?… Où vas-tu ?

— Ma mère, les lettres que je reçois ne concernent que moi, — répondit Maurice au moment où Jeane se retourna ; — je sors pour un moment, je serai bientôt de retour, je te l’assure.

— Il ment ! — s’écria Jeane éperdue de douleur, de désespoir ; — cette femme est là, dans sa voiture, à la porte, elle l’attend !

Et, s’adressant à son fiancé d’un ton solennel :

— Maurice, prenez garde ! tout est à jamais rompu entre nous… si…

— Il ne sortira pas ! Je le lui défends ! — s’écria madame Dumirail, cédant à l’espèce de panique dont Jeane lui donnait l’exemple. — Mon fils, je vous défends de sortir !

— Ma mère… de grâce !…

— Vous ne sortirez pas !

— Je t’en prie, ma mère ! Réfléchis que je ne suis plus un enfant.

— À tout âge, vous devez m’obéir.

— Lorsque tes ordres seront équitables, je les respecterai toujours, ma mère ; mais, en cette circonstance, il n’en est pas ainsi.

— Vous osez…

— Je désire m’absenter pendant quelques instants ; je reviendrai bientôt, je te le promets.

— Quoi ! malgré ma défense ? — s’écria madame Dumirail exaspérée, voyant son fils prendre son chapeau et se diriger vers la porte. — Malheureux enfant ! arrêtez !… je…

Elle n’acheva pas. Maurice sortit brusquement, et sa mère, portant sa main à ses yeux, murmura d’une voix éplorée :

— Mon fils est perdu !

Jeane, devenue pâle comme une morte et se sentant défaillir, se rapprocha lentement de la fenêtre, vit son fiancé monter précipitamment dans la voiture, qui bientôt s’éloigna rapidement, et, le suivant d’un regard morne et sombre, la jeune fille dit sourdement :

— Adieu, Maurice ! et pour toujours, adieu ! Je t’ai aimé fidèlement, loyalement ; mais je ne suis pas de celles qui supportent le mépris ! Tu viens de tuer mon amour, c’est fait de lui ! Adieu, Maurice, et pour jamais, adieu !


LXIII

Le lendemain de cette soirée où madame de Hansfeld vint, pour ainsi dire, enlever Maurice sous les yeux de sa mère et de sa fiancée, qui l’attendirent durant toute la nuit, en proie à d’inexprimables angoisses, il regagnait en fiacre, vers neuf heures du matin, l’hôtel des Étrangers.

 

Maurice, ainsi engagé dans la voie qui conduit à leur perte tant de fils de famille, avait pris pour maîtresse une femme galante et contracté sa première dette usuraire.

La courtisane (de haut ou de bas étage) et l’usurier, ces deux types presque inséparables, se trouvent toujours comme deux symboles de ruine à l’entrée de cette voie fatale où, égarés par leurs passions, se précipitent aveuglément tant de jeunes gens.

Les uns, selon les circonstances ou la trempe de leur caractère, ne s’avancent dans cette route de perdition que pas à pas, timidement et par intermittences.

D’autres, au contraire, ainsi que Maurice, s’y élancent brusquement, de prime-saut et en plein, sans transition, emportés par la fougue de leur âge, de leur sang, et surtout subjugués, entraînés par l’irrésistible puissance de l’occasion.

Ajoutons que Jeane, en accablant madame de Hansfeld de sarcarmes mérités, avait aigri, irrité son fiancé, qui regarda dès lors Antoinette comme l’innocente victime d’injustes préventions.

Enfin, madame Dumirail, dans l’exagération de sa sollicitude maternelle, avait découragé, rebuté son fils en voulant lui imposer une sorte de claustration au milieu de Paris, et révolté son amour-propre en lui défendant d’aller rejoindre madame de Hansfeld, qui l’attendait devant la porte de l’hôtel. Il ne tint compte de l’ordre de sa mère, et se rendit auprès d’Antoinette ; celle-ci, au lieu de se borner à l’entrevue de quelques minutes qu’elle demandait à Maurice, le fit monter en voiture à ses côtés, le conduisit chez elle, sut exaspérer, exploiter avec une habile perfidie les colères du jeune homme contre sa mère et contre sa fiancée, se montra tendre, passionnée, folle d’amour…

On devine le reste.

Le caractère, les antécédents et surtout l’organisation de Maurice étant connus, on comprendra l’influence, pour ainsi dire physique, que prit soudain sur cette nature neuve, énergique, effervescente, une femme telle qu’Antoinette. L’attrait violent et grossier qu’elle lui inspirait ne ressemblait en rien à sa chaste passion pour sa fiancée, passion qui n’était pas d’ailleurs éteinte en lui ; mais il devait d’autant plus céder aux séductions de sa tentatrice, qu’elle différait en tout de Jeane, car il ne l’eût jamais délaissée pour aimer une autre jeune fille douée d’une candeur égale.

Telle est souvent la réaction du physique sur le moral, que l’ardent sensualisme dont Maurice subissait l’empire jetait le trouble, l’égarement dans son esprit, dans son cœur, y confondait les notions du bien et du mal en subordonnant toutes ses pensées, tous ses désirs, tous ses devoirs à la possession de madame de Hansfeld ; ainsi devait s’opérer en lui une métamorphose subite, presque foudroyante qui le lançait sans transition dans une voie funeste.

— Antoinette est à moi, — pensait Maurice dans son extase en regagnant la demeure où l’attendaient sa mère et Jeane en proie à une inquiétude mortelle. — Oui, elle est à moi, cette femme enivrante… Ce souvenir embrase mon sang… Ah ! c’est à devenir fou ! Je le deviendrais sans la certitude de la revoir tantôt, à deux heures. Combien le temps va me durer jusque-là !… Mon Dieu ! quel bonheur est le mien ! est-il croyable ? être aimé d’elle ! si passionnément, qu’à cet amour elle a sacrifié sa vertu, la mémoire de son mari, qu’elle chérissait et vénérait ! Elle est fière, elle est heureuse de mon amour ! Elle veut, dit-elle, s’en parer, en m’emmenant tantôt à la promenade dans sa voiture ! Que d’envieux ! que de jaloux je vais faire ! Mais demain, c’est à cheval que je l’accompagnerai ! Son cocher a été hier choisir pour moi deux charmants chevaux de race ; on me les amènera ce matin à notre hôtel, où doivent m’attendre aussi les fournisseurs de renom… Est-il rien de trop beau, de trop élégant pour l’amant de la baronne de Hansfeld ? Oh ! l’or, la jeunesse, l’amour, trinité divine, radieuse, indivisible ! Qu’est-ce que la jeunesse sans l’amour ? qu’est-ce que l’amour sans le luxe qui le couronne ? Bonheur ! bonheur ! Je suis jeune, je suis riche, puisque mon père est riche ! On m’a prêté vingt mille francs, on m’en prêtera cinquante mille, cent mille, s’il me les faut, pour figurer dignement à côté d’Antoinette, la femme la plus à la mode de Paris ; d’Antoinette, ma maîtresse, ma maîtresse adorée !… Ah ! je suis à elle comme elle est à moi… Aucune puissance ne pourra nous désunir, ni mon père ni ma mère !

Le souvenir de son père et de sa mère rappela quelque peu Maurice à la réalité des faits et éveilla dans son cœur quelques tardifs remords. Il se dit :

— Bonne mère ! quelle aura été son inquiétude durant cette nuit ? J’aurais dû hier au soir, du moins, afin de la tranquilliser, lui écrire que je ne rentrerais pas à la maison ; mais hier au soir, je délirais, je n’avais plus la tête à moi. Combien, ce matin, l’accueil de ma mère va être sévère, irrité… Puis, j’y songe, ces marchands qui sans doute m’attendent, si elle les voit, que dira-t-elle ? Je crains plus ses larmes que son courroux… Et Jeane… hier ne m’a-t-elle pas juré que tout serait rompu entre nous si j’allais rejoindre Antoinette, qui m’attendait dans sa voiture. Pauvre Jeane ! elle m’avait poussé à bout par ses mordantes railleries contre madame de Hansfeld, dont elle était jalouse. Et pourtant, chère et innocente fille, je t’aime, je t’aimerai toujours comme une sœur, mais d’un autre amour que celui dont je suis possédé pour Antoinette… Mon Dieu ! quel chaos que ma pensée !

 

Pendant ces réflexions de Maurice, le fiacre qui le conduisait se rapprochait de plus en plus de l’hôtel des Étrangers.


LXIV

Les divers fournisseurs envoyés à Maurice par M. d’Otremont arrivèrent ponctuellement à l’hôtel des Étrangers vers huit heures du matin. Plusieurs d’entre eux, tels que le chemisier, le joaillier, le marchand de cannes (à cette époque on portait le soir des cannes d’un grand prix), se munirent des échantillons de leur industrie ; ils demandèrent M. Maurice Dumirail, apprirent qu’il n’était pas rentré à l’hôtel depuis la veille, mais que son retour ne pouvait tarder de beaucoup, et, sur l’invitation de l’hôtelier, ils allèrent attendre leur nouveau client dans la chambre destinée à son père et alors inoccupée ; la principale entrée, complétement indépendante de l’appartement de madame Dumirail, donnait sur l’escalier ; mais une porte intérieure communiquait au salon.

Ces divers marchands ayant presque tous, chacun selon son commerce, la même clientèle parmi le monde élégant, se connaissaient, et, en attendant le jeune provincial, ils s’entretenaient de la sorte :

— Messieurs, ne serait-ce pas M. d’Otremont qui vous aurait, ainsi qu’à moi, recommandé le client que nous attendons ?

— Oui, oui.

— M. d’Otremont, étant excellent au point de vue de l’acquit de ses factures, n’a pu évidemment nous recommander que quelqu’un de très-solvable ?

— Certainement, et, d’ailleurs, M. d’Otremont m’a fait dire par son valet de chambre que je pouvais en toute sécurité livrer mes fournitures à notre client, qui est un fils de famille.

— Or, un fils de famille recommandé, peut-être même lancé par M. d’Otremont, est une pratique sérieuse.

— Surtout lorsque ladite pratique est encore à ses débuts, ainsi que le jeune homme chez qui nous sommes ; les fils de famille soldent toujours exactement leurs factures tant qu’ils sont à leur aurore.

— À leur aurore… est très-joli !

— Ah çà ! messieurs, en attendant M. Maurice Dumirail, si nous faisions une exposition de l’industrie en miniature. Il n’aurait plus qu’à choisir parmi les objets que nous lui apportons.

— C’est une bonne idée.

— Ce sera un véritable petit bazar.

Les marchands se mirent à l’œuvre, et à l’envi étalèrent, ainsi qu’ils disaient, leurs articles. Ici, des chemises de batiste brodée à cinquante louis la douzaine, un choix ravissant de cravates de fantaisie ; plus loin, des nécessaires de toilette en argent et en vermeil ; ailleurs, des montres et leurs chaînes garnies de pierres dures, des boutons de gilet et des épingles de cravate en perles, en rubis, en émeraudes, entourées de brillants ; des cannes de soirée ornées de pommes en onyx, en lapis-lazuli ou en émail rehaussé de pierreries, des cravaches montées en or ciselé ; enfin, tous ces produits de l’industrie de luxe, et d’autres encore, furent groupés, mis en valeur avec cet art séducteur de l’étalage, cette science d’exhibition particulière aux marchands parisiens.

Pendant qu’ils s’occupaient de disposer ainsi leur exposition improvisée, on entendit dans la rue le piaffement impatient de chevaux que l’on promenait, et l’un des exposants, s’étant approché de la fenêtre, aperçut deux charmants hacks[4] de pur sang ; un bai doré, l’autre noir zain, enveloppés de leurs couvertures et de leurs camails, tenus en main par deux palefreniers ; M. Moïse, l’un des plus célèbres maquignons des Champs-Élysées, descendait en même temps de son tilbury ; bientôt il rejoignit les fournisseurs dans l’appartement de l’entre-sol, et, remarquant leur exposition, il leur dit gaiement :

— Allons, mes maîtres, il n’est pas que les marchands de chevaux qui sachent habilement parer leur marchandise.

— Vous venez sans doute ici comme nous, mon cher Moïse, à la recommandation de M. d’Otremont ?

— Non, messieurs. Tom Brown, le premier cocher de la baronne de Hansfeld, est venu ce matin, dans mon écurie, choisir, en fin connaisseur, mes deux plus beaux chevaux de selle. Je les lui ai laissés au prix de neuf mille cinq cents francs les deux : c’est marché fait. Tom Brown m’a dit de les conduire ici à M. Maurice Dumirail, en qui je pouvais avoir toute confiance, me chargeant en même temps de trouver, pour ce monsieur, un groom pour suivre à cheval et un homme d’écurie, les chevaux devant rester chez moi en pension jusqu’à ce que M. Maurice Dumirail ait monté sa maison. Quelqu’un de vous connaît-il ce monsieur ?

— Il nous est recommandé par M. d’Otremont comme très-solvable ; mais nous ne le connaissons pas autrement.

— Tenez, voici sans doute son nouveau valet de chambre, M. Simon… Il était dernièrement au service du marquis de Bellecombe.

À ce moment entrait, en effet, M. Simon, homme d’un âge mûr, connu de la plupart des marchands ; l’un d’eux lui dit :

— Eh ! bonjour, monsieur Simon ; ne seriez-vous pas maintenant au service de M. Dumirail ?

— En effet, monsieur, j’ai reçu hier au soir, du maître d’hôtel de madame la baronne de Hansfeld, mon vieil ami, deux louis de denier à Dieu, et j’entre ce matin chez mon nouveau maître.

— Ainsi, vous ne le connaissez pas ?

— Je ne l’ai jamais vu, — répondit M. Simon ; — cependant, je crois que le voici, — ajouta-t-il à voix basse au moment où Maurice paraissait dans la chambre, — car on m’a dit que monsieur avait près de six pieds.

Le jeune provincial fut salué, puis entouré par les fournisseurs avec l’empressement que l’on conçoit et qui rappelait assez l’inimitable scène du tailleur de M. Jourdain, dans le Bourgeois gentilhomme.

— Monsieur ne saurait choisir des chemises d’un meilleur goût, disait le chemisier à Maurice ; — M. le duc de Boinville a acheté les pareilles.

— M. le marquis de Bellecombe, au service de qui était le valet de chambre de M. Dumirail, m’a dernièrement commandé deux épingles, l’une perle et rubis, l’autre émeraude et diamant, absolument semblables à celles-ci.

— Ces cannes à pomme de lapis-lazuli, d’onyx ou d’émail sont des mieux portées par nos élégants, et M. Dumirail ne saurait s’en passer.

— Lorsque monsieur aura terminé ses achats, — dit à son tour le maquignon, — je ferai ôter leur couverture aux chevaux de selle que je lui amène, et je défie que l’on trouve aux Champs-Élysées deux hacks ayant plus de sang et plus de chic. Il n’y a que le cheval entier de l’ambassadeur d’Angleterre qui puisse être comparé au cheval bai doré que monsieur va voir et qui sera l’ornement de ses écuries.

— J’allais envoyer à M. le comte de Bailleul, à son château de Bailleul, un complet assortiment d’habits, — dit le tailleur ; — M. le comte a l’avantage d’avoir une aussi riche taille que celle de monsieur, pour qui les habits semblent avoir été coupés ; il se trouvera ainsi provisoirement fourni. Ma foi ! tant pis pour M. le comte, il attendra !

— Je prendrai la liberté d’affirmer à monsieur que ces habits lui iront aussi bien que s’ils étaient confectionnés pour lui, — ajouta respectueusement Simon, le valet de chambre. — J’ai l’honneur de connaître de vue M. le comte de Bailleul, et sa taille est la même que celle de monsieur, quoique celle de monsieur soit beaucoup mieux prise.

Maurice, séduit par ce concert de flatteuses paroles, ébloui par l’aspect de tant d’objets d’une élégance d’excellent goût, se préparait à acheter tout ce qu’on lui offrait, afin de s’épargner l’embarras du choix, lorsque soudain il vit entrer sa mère, madame Dumirail.


LXV

Après une nuit d’insomnie passée dans d’inexprimables angoisses et dans les suppositions les plus sinistres sur la cause de l’absence prolongée de Maurice, madame Dumirail avait épié son retour. Dès l’aube et accoudée à sa fenêtre, jetant au loin des regards remplis d’anxiété, longtemps elle l’attendit. Elle le vit enfin descendre d’un fiacre qui s’arrêta devant l’hôtel. Soulagée du poids de ses appréhensions par la présence de son fils, elle oublia d’abord ses justes griefs contre lui. Puis, songeant qu’en une circonstance si grave l’indulgence serait coupable et d’un funeste précédent, madame Dumirail résolut de l’accueillir avec une sévérité méritée. Cependant, ne le voyant pas paraître et envoyant Josette s’enquérir de lui, elle apprit ainsi qu’il était occupé à recevoir divers fournisseurs dans la chambre de l’appartement restée jusqu’alors inoccupée.

Madame Dumirail ouvrit la porte de communication donnant dans son salon, apparut soudain aux yeux de son fils et aperçut, disposés sur les meubles, les produits de l’industrie des marchands.

Maurice, à l’aspect de sa mère, tressaillit ; son cœur se serra, ses sentiments habituels de tendresse et de déférence filiale reprirent d’abord sur lui leur empire, et, confus, attristé, il baissa les yeux, n’osant s’approcher de madame Dumirail. Celle-ci, s’adressant vivement aux fournisseurs d’un ton de reproche :

— Il n’est pas honnête à vous, messieurs, de venir provoquer un jeune homme à de folles dépenses, d’abuser ainsi de sa faiblesse et de son inexpérience ! Allez, messieurs, vous devriez rougir de votre conduite !

— Madame, — reprit l’un des marchands, blessé des reproches de madame Dumirail, — apprenez que nous ne sommes pas de ceux-là qui abusent de la confiance des jeunes gens.

— Nous sommes d’honorables commerçants, madame.

— Si nous sommes venus ici, c’est que l’on nous y a envoyés, — reprit un autre fournisseur, tandis que Maurice, devenant pourpre de honte et de colère, accusait intérieurement sa mère de le placer dans une situation aussi humiliante que ridicule.

— Et qui donc, messieurs, s’est permis de vous envoyer ici ? — demanda madame Dumirail avec une animation croissante ; — qui donc ose ainsi pousser mon fils à des achats qu’il est hors d’état de payer ?

— Nous nous sommes présentés ici, madame, à la recommandation de l’un de nos plus respectables clients, M. le vicomte Richard d’Otremont.

— Et moi, — ajouta brusquement le marchand de chevaux, — c’est à la recommandation de madame la baronne de Hansfeld que j’ai conduit ici les deux plus beaux chevaux de mon écurie.

— Quoi ! s’écria madame Dumiral indignée, — vous n’avez pas honte de vous rendre ainsi les complices d’une femme qui, non contente de débaucher mon fils, l’engage à contracter des dettes ? Mais cette horrible créature a donc juré la perte de mon malheureux enfant !

— Ma mère… oh ! ma mère, assez ! — s’écria Maurice, de plus en plus blessé, irrité, pouvant à peine se contenir en entendant madame Dumirail traiter Antoinette avec autant de mépris devant des étrangers ; — ménagez vos expressions au sujet d’une personne qui…

— Silence, mon fils !

— Eh ! ma mère… je…

— Silence, vous dis-je !… Vous ne vous oublierez pas jusqu’à prendre contre moi la défense de cette mauvaise femme.

Et, s’adressant aux marchands pendant que Maurice restait muet, suffoqué par le courroux et par la confusion, madame Dumirail ajouta :

— Messieurs, remportez vos marchandises, et ne venez plus à l’avenir tenter mon fils. Il ne peut rien vous acheter ; il est encore, grâce à Dieu, en puissance de père et de mère ; or, si vous lui vendez quelque chose à crédit, tant pis pour vous, ce sera à vos risques et périls, car il n’a pas de quoi vous payer.

— C’était bien la peine de nous déranger pour nous exposer à une pareille algarade ! dit le joaillier en remettant ses bijoux dans leur écrin.

Le marchand de chevaux, moins accommodant, reprit brutalement, en s’approchant de madame Dumirail :

— Moi, je n’ai pas l’habitude d’être fait au même, je vous en avertis, madame. Le cocher de la baronne de Hansfeld est venu hier choisir dans mes écuries deux chevaux de selle pour votre fils. Le prix a été débattu et convenu : onze mille cinq cents francs, dont six mille francs pour le cheval bai doré et cinq mille cinq cents francs pour le cheval noir. Je pouvais vendre celui-ci ce matin, j’ai refusé, le croyant acheté… Or, si le marché est rompu, j’exige une indemnité…

— Deux chevaux ! plus de onze mille francs ! reprit madame Dumirail avec stupeur, ignorant à quel prix les chevaux anglais se vendaient à Paris et trouvant la somme exorbitante.

Puis, faisant allusion à ce qu’elle regardait comme une connivence de la part de madame de Hansfeld à l’endroit de ce trafic, elle ajouta :

— Mais, mon Dieu ! cette femme s’entend donc avec tous ces gens-là pour voler mon fils !

Ces paroles, échappées aux maternelles alarmes de madame Dumirail, firent bondir Maurice. Il allait peut-être manquer de respect à sa mère, s’il n’eût entendu les marchands, furieux de l’accusation portée contre eux par la mère du jeune provincial, éclater contre elle en récriminations injurieuses.

— Nous traiter de voleurs !

— Il paraît que c’est de la politesse à la mode de province.

— A-t-on vu cette vieille avare ! — s’écria M. Moïse, — cette vieille folle !

Maurice, malgré son irritation contre sa mère, fut révolté de la grossièreté du marchand de chevaux, et, d’un geste menaçant, lui indiquant la porte :

— Sortez, monsieur, sortez à l’instant… J’irai chez vous, afin de vous indemniser.

— À la bonne heure ! sinon, en avant l’assignation ! — reprit M. Moïse.

Et, s’adressant aux fournisseurs, qui s’empressaient de sortir après avoir remballé leurs marchandises :

— Eh bien ! mes très-chers, en voilà de drôles de pratiques !… Décidément, il paraît que maman ne veut pas que nous montions ȧ dada.

— Messieurs, — reprit Maurice écrasé de confusion et s’adressant tout bas à ceux des fournisseurs qui s’éloignaient les derniers, — je suis désolé de ce qui vient d’arriver… Je vous prie de me laisser vos adresses, je passerai tantôt chez vous…

— Ma foi, monsieur, bien obligé de la préférence ! Votre mère nous a dit que vous étiez hors d’état de nous payer ; nous nous souviendrons de l’avertissement… — répondit le marchand en sortant sur les pas de ses confrères et échangeant avec eux, en descendant l’escalier, des quolibets et de bruyants éclats de rire qui exaspérèrent Maurice.

Son valet de chambre, Simon, demeurait impassible dans un coin de la chambre, lorsque madame Dumirail, l’avisant :

— Qui êtes-vous ?… Pourquoi restez-vous là ?

— J’ai l’honneur d’être au service de monsieur.

Et Simon fit un profond salut en s’inclinant du côté de Maurice.

— J’attends les ordres de monsieur.

— Allez-vous-en et ne revenez plus, — répondit brusquement madame Dumirail ; — mon fils n’a point besoin de domestique… notre servante Josette nous suffit.

— Puisque mademoiselle Josette suffit au service de madame et de monsieur, j’ai l’honneur de présenter à madame et à monsieur mes humbles révérences, — répondit Simon d’un ton à la fois formaliste et narquois.

Puis il laissa seuls Maurice et sa mère.


LXVI

Madame Dumirail garda pendant assez longtemps un silence que Maurice, agité de sentiments aussi pénibles que contradictoires, n’osait interrompre. Il vit sa mère, d’abord accablée par le chagrin, se laisser tomber presque anéantie dans un fauteuil, puis cacher son visage entre ses mains, se recueillir profondément, et, ensuite de cette longue méditation, il l’entendit se parler ainsi à elle-même à demi-voix :

— Il faut s’y résoudre ! il n’y a pas d’autre parti à prendre… non… en mon âme et conscience… non !… Devant Dieu qui me voit et m’entend, il n’y a pas d’autre parti à prendre… il le faut !

Maurice, frappé de l’accent solennel des paroles prononcées par sa mère, cherchait à pénétrer leur sens, lorsqu’il la vit se lever en répétant :

— Il le faut !… il le faut !…

Madame Dumirail, s’approchant de la cheminée, agita vivement le cordon d’une sonnette. Bientôt Josette parut ; sa maîtresse lui dit :

— Priez le maître de l’hôtel de monter.

— Oui, madame, — répondit la servante.

Elle sortit.

Le même silence continua de régner entre Maurice et sa mère pendant les quelques moments que dura l’absence de Josette, qui bientôt revint avec l’hôtelier. Madame Dumirail, s’adressant à lui :

— Monsieur, avez-vous fait reconduire chez ma belle-sœur, à l’ambassade de Naples, la voiture qui nous a amenés ici ?

— Non, madame ; cette voiture est encore sous les remises.

— Tant mieux…

Et, regardant la pendule, madame Dumirail ajouta :

— Il est dix heures… Vous voudrez bien faire demander des chevaux de poste pour midi précis.

— Madame, ils seront ici à l’heure dite.

— Je vous prie de m’envoyer tout à l’heure le compte de ce que je vous dois pour nos dépenses depuis notre arrivée dans l’hôtel.

— Madame va donc déjà quitter Paris ?

— Oui, monsieur.

— Madame aura sa note dans un quart d’heure, — répondit l’hôtelier en sortant.

Maurice, muet de stupeur en entendant les paroles de sa mère, ne savait s’il veillait ou s’il rêvait.

— Josette, — poursuivit madame Dumirail, — vous allez tout de suite vous occuper des préparatifs de notre départ ; mademoiselle Jeane vous aidera…

— Faire vos malles ?… Serait-il Dieu possible ! — balbutia Josette, à qui la surprise et la joie coupèrent un moment la parole. — Pardon, madame, j’étouffe de plaisir !… Quoi ! nous retournerions au Morillon !… Quel bonheur !… Le temps me dure déjà fièrement dans la grand’ville !… Vraiment, madame… nous partons ?

— Oui, ma bonne Josette.

— Eh bien ! madame, cela ne devrait pas m’étonner. Figurez-vous que j’avais rêvé que…

Le tintement de la sonnette de la porte extérieure de l’appartement interrompit la servante.

— On sonne, — dit madame Dumirail ; — Josette, allez ouvrir et si, par hasard, c’était une visite pour moi, peut-être M. de Morainville, — pensait la mère de Maurice, — priez mademoiselle Jeane de recevoir cette personne ; j’irai tout à l’heure rejoindre ma nièce :

La servante quitta la chambre afin d’obéir aux ordres de sa maîtresse, et celle-ci se recueillit pendant un moment avant d’avoir avec son fils un entretien dont elle pressentait l’extrême gravité.

LXVII

Maurice, abasourdi de la soudaine résolution de madame Dumirail, lui dit avec un accent de surprise profonde :

— L’ai-je bien entendu, ma mère, vous songeriez à déjà quitter Paris ?

— Mon fils, écoutez-moi, — reprit madame Dumirail d’une voix grave et émue, sans répondre à l’interrogation de Maurice. — Je ne vous demanderai pas où vous avez passé la nuit, je ne vous parlerai pas de vos projets de folle dissipation, entre autres de cet achat de deux chevaux du prix de onze mille francs et plus. Non, je me tairai, je ne vous ferai aucun reproche. Je vous dirai seulement et simplement ceci : Mon fils, vous êtes malade, dangereusement malade ; il faut avant tout et au plus tôt vous guérir ; vous enlever à une atmosphère malsaine, corrompue, mortelle peut-être. Voilà pourquoi, avant deux heures, nous aurons quitté Paris.

— Si je vous comprends bien, ma mère, vous et Jeane vous voulez retourner au Morillon ?

— Oui, nous retournons dès aujourd’hui au Morillon, moi, Jeane et vous.

— Moi ?

— Vous.

— La volonté de mon père est formelle ; il désire que j’embrasse la carrière diplomatique, et…

— Vous renoncerez à la carrière diplomatique, voilà tout ; il n’y aura pas grand mal à cela.

— Pardon, mon père désire que je suive cette vocation.

— Nous trouverons votre père au Morillon ; il approuvera le parti que je prends.

— Mais, encore une fois, je…

— Vos objections, mon fils, sont complétement inutiles ; je ne leur accorderai pas la moindre attention, parce que vous ne jouissez pas, quant à présent, de la plénitude de votre raison.

— Permettez, ma mère, je…

— Vous ne jouissez pas, quant à présent, de la plénitude de votre raison, je vous le répète ; voilà pourquoi mon indignation fait place à la pitié, voilà pourquoi je vous plains, voilà pourquoi je veux vous guérir de votre aberration passagère ; et, grâce à Dieu, après un mois de séjour dans nos montagnes, vous aurez recouvré votre bon sens.

— Je possède toute ma raison, ma mère ; je vous le prouve en avouant mes torts, en vous demandant pardon, mille fois pardon, de la cruelle inquiétude où je vous ai jetée en demeurant absent toute la nuit. Je regrette d’avoir songé à des dépenses exagérées ; il faut excuser un moment d’entraînement. Je me contenterai des cent francs par mois que vous m’accordez, je me bornerai à des désirs raisonnables, je me livrerai assidûment aux travaux de ma nouvelle carrière, je m’efforcerai, en un mot, de vous faire oublier les seuls chagrins que je vous ai causés jusqu’à présent ; je vous demande seulement de m’accorder la liberté dont doit jouir un jeune homme de mon âge, et de cette liberté je vous promets de ne pas abuser.

— Est-ce tout ce que vous avez à me dire là-dessus ?

— Oui, ma mère.

— Eh bien ! je vous engage à vous occuper de vos préparatifs de voyage. Rappelez-vous que nous partons à midi.

— Ainsi, ma mère, telle est votre inflexible réponse à l’aveu de mes torts, à ma promesse de vous épargner à l’avenir tout sujet de plainte à mon égard ?

— Je ne puis ajouter aucune foi à vos promesses. Il est un seul moyen de vous sauver de vous-même, c’est de vous soustraire aux tentations mauvaises. Aussi allons-nous quitter Paris sur-le-champ.

— Ma mère, il m’en coûte de vous désobéir ; mais je suis résolu à attendre ici l’arrivée de mon père, et à me soumettre à sa décision.

— Mon fils !… mon fils !… prenez garde !…

— Je vous le répète, je suis résolu à attendre ici l’arrivée de mon père ; rien ne pourra changer ma volonté.

— Malheureux enfant ! vous voulez donc me pousser à bout ? — s’écria madame Dumirail exaspérée par la douleur ; — vous ne comprenez donc pas qu’il est des reproches devant lesquels reculent la dignité, la pudeur d’une mère ? Il me faut donc encore prononcer un nom qui jamais n’aurait dû souiller mes lèvres !… le nom de cette abominable créature !…

— Ma mère !… cet outrage !…

— Répondez : avant-hier, la connaissiez-vous, cette madame de Hansfeld ?

— Non sans doute.

— Et d’où sortez-vous ce matin ?

— Ma mère, je…

— Je vous demande d’où vous sortez ce matin, mon fils ?

— Je ne saurais… vous… je…

— Vous sortez de chez cette femme, osez le nier !… Non, non, votre silence est un aveu. Ainsi, avant-hier, cette femme vous était inconnue, et, ce matin, vous quittez sa demeure. Peut-on pousser plus loin le cynisme de la corruption, l’audace des mauvaises mœurs ?

Maurice, atterré par ces dernières paroles, baissa la tête, et, pour la première fois, malgré son inexpérience, il réfléchit à l’étrange facilité de sa conquête.

Madame Dumirail, guidée par son bon sens, poursuivit ainsi :

— Oh ! je le sais, cette femme est riche, titrée ; il n’importe ! car, je vous défie de sortir de cette odieuse alternative, ou bien cette créature, en se livrant ainsi à vous, se montre profondément méprisable, ou bien elle veut, dans je ne sais quel méchant dessein, faire de vous son jouet, sa victime peut-être ! Ah ! l’instinct de ma tendresse pour vous ne me trompe pas, malheureux enfant ! Oui, oui… ou vous êtes épris d’une femme aussi éhontée que la plus vile des courtisanes, ou vous êtes la dupe de quelque dangereuse machination !

Un éclair de raison se fit jour à travers le trouble de l’esprit de Maurice ; sa candeur égalait encore sa modestie ; frappé du dilemme de sa mère, il se demanda de nouveau, non plus avec curiosité, mais avec une sorte de crainte, comment, en effet, une femme telle que madame de Hansfeld avait pu tomber subitement amoureuse de lui, rustique campagnard. Il se souvint du refus opiniâtre qu’elle lui avait opposé lorsqu’il lui demandait d’expliquer par quel moyen elle se trouvait si exactement informée de ce qui le concernait. Antoinette lui inspira donc, pour la première fois, un vague sentiment de défiance et d’appréhension ; puis, durant ce retour passager à la raison, il songeait à ces projets d’achat aux fournisseurs, à ces chevaux, à ces domestiques et autres ruineuses dépenses auxquelles l’engageait madame de Hansfeld, sous prétexte de nécessaire, et qu’il devait solder grâce à son emprunt usuraire, remboursable à la mort de son père.

Ces pensées diverses, ces regrets, ces frayeurs, joints à l’influence maternelle pendant si longtemps toute-puissante sur Maurice, éveillèrent en lui quelques remords ; ils se trahirent sur ses traits assombris.

Madame Dumirail, remarquant ce symptôme, en conçut un vif espoir ; la sévérité de sa physionomie fit place à la plus tendre émotion, et, les yeux noyés de pleurs, elle s’écria en se jetant au cou de son fils :

— Mon enfant, je te le jure, crois-en mes pressentiments, je te sauve d’un grand danger en t’enlevant d’ici.

— Hélas ! peut-être avez-vous raison, ma mère !

— Sois-en certain, car je ne suis pas seule à trembler. Jeane partage mes craintes, comme elle a partagé mes larmes ! Si tu savais quelle nuit nous avons passée ! La pauvre enfant a tant pleuré, tant pleuré, qu’elle est aussi changée que je le suis… Enfin, mon ami, je n’ajouterai qu’un mot… Regarde-moi… regarde-moi bien…

Maurice, depuis son retour au logis et sous le coup d’impressions diverses, avait, pour ainsi dire, à peine osé envisager sa mère en face ; il leva donc et arrêta longtemps ses yeux sur madame Dumirail. Bientôt il fut étonné, attendri et alarmé de l’incroyable changement survenu, depuis vingt-quatre heures à peine, dans la physionomie de sa mère ; sa pâleur, ses joues creusées, marbrées, ses yeux caves, rougis par les larmes, par l’insomnie, révélaient déjà les rapides progrès d’un profond chagrin. L’émotion de Maurice fut si vive, si poignante, qu’il fondit en larmes et s’écria :

— Oh ! pardon, ma mère… pardon ! c’est maintenant seulement que j’ai conscience de la peine que je t’ai causée !

— Hélas ! mon ami, la souffrance réagit d’autant plus cruellement sur moi, que, pendant vingt ans, ma vie a été aussi paisible qu’heureuse. Aussi, je te le demande, si mes angoisses d’hier, de cette nuit, de ce matin devaient se renouveler souvent, dis, crois-tu qu’il me resterait beaucoup de jours à vivre ?

— Grand Dieu ! ma mère !

— Mon pauvre enfant, avant trois mois, tu conduirais mon cercueil au cimetière !

Ces simples et navrantes paroles allèrent si douloureusement au cœur de Maurice, que, se jetant éperdu dans les bras de madame Dumirail, il s’écria :

— Ah ! tu dis vrai, ma mère, fuyons Paris, j’ai peur. Oh ! passer ma vie auprès de toi, de mon père et de Jeane, voilà mon seul vœu maintenant !

— Dans une heure nous serons en route pour nos montagnes, cher enfant bien-aimé. Tu n’étais qu’égaré, te voici revenu à nous pour toujours ! — répondit madame Dumirail avec effusion, en couvrant son fils de caresses.

Puis elle ajouta :

— Tiens, la voilà, ta Jeane, ta fiancée, le ciel l’envoie ; elle a partagé mon chagrin, elle va partager mon bonheur ; elle sera trop heureuse pour ne te pas pardonner ce qu’elle a souffert !

La jeune fille entrait, en effet, à ce moment, et Maurice, encore sous l’empire de ses bonnes résolutions, s’élançait au-devant de sa fiancée afin de tomber à ses genoux et d’implorer son pardon ; mais il resta pétrifié à l’aspect et aux premières paroles de la jeune fille.

Ces paroles furent celles-ci :

— Notre cher et aimable cousin San-Privato, avec qui j’ai eu l’extrême plaisir de m’entretenir tête à tête depuis son arrivée, désirerait vous voir, ma bonne tante.


LXVIII

Jeane, en s’empressant d’apprendre à Maurice qu’elle venait d’avoir le plaisir d’entretenir tête à tête son cher et aimable cousin San-Privato, avait médité, pesé, accentué chacune de ses paroles, afin que chacune d’elles fît au cœur ou à l’orgueil de son fiancé une cruelle blessure. Il en fut ainsi.

Maurice, malgré l’enivrement sensuel provoqué en lui par madame de Hansfeld, éprouvait toujours pour Jeane ce chaste et premier amour que rien ne pouvait faire oublier, que rien n’égale ni ne remplace, et dont presque toujours le pur et doux souvenir survit à toutes les corruptions, surnage à tous les désordres ; aussi cet amour s’était-il réveillé plus vif, plus tendre que jamais, lorsque le jeune homme avait pris la ferme résolution de fuir Paris, ses entraînements, et de regagner le Morillon, ne doutant pas d’obtenir de Jeane le pardon d’un moment d’égarement. Or, que l’on imagine sa jalousie, son désespoir, lorsqu’il entendit soudain Jeane s’exprimer en termes si affectueux, si coquets, à l’é- gard de San-Privato, qu’il redoutait, qu’il exécrait à tant de titres.

Ce n’est pas tout.

Maurice, en songeant aux alarmes, au mortel chagrin que son absence nocturne et son infidélité devaient causer à Jeane, s’attendait à la trouver pâle, éplorée, abattue par l’inquiétude, par la jalousie. Loin de là : la jeune fille lui apparaissait plus belle que jamais, parce que, trop peu observateur pour pénétrer au delà de l’épiderme, au delà de l’apparence, et ne pouvant sonder l’âme de la jeune fille, il n’était frappé que des dehors. En effet, ses démarches, son attitude, le port altier de sa tête, l’insolente ironie de son sourire, ne ressemblaient en rien à l’accablement de la douleur que, selon Maurice, elle devait éprouver. Un coloris fébrile remplaçait la fraîcheur rosée de son teint ; ses yeux bleus, dont le riant azur semblait assombri, étincelaient des joies d’un triomphe cruel ; car ignorant encore les sages résolutions de Maurice, elle lui rendait coup pour coup. San-Privato la vengeait de madame de Hansfeld.

Hélas ! la douleur accomplit aussi de subites métamorphoses !

Jeane n’était plus la candide enfant, la gaie faneuse du Jura ou la vaillante fiancée luttant contre l’attrait éphémère que lui inspirait San-Privato, et victorieuse dans cette lutte, redoublant de tendresse, d’amour pour Maurice ; non, Jeane, exaspérée par les tortures de la jalousie, par l’indignation de sa fierté blessée, par les dédains outrageants, par la noire ingratitude de son fiancé, qu’au fond de l’âme elle ne pouvait encore désaimer, Jeane sentait soudain s’éveiller par la souffrance et sourdre en elle ces mauvais instincts devinés par Charles Delmare ; à savoir : un orgueil inexorable, lorsqu’on l’avait blessée méchamment ; un ardent besoin de vengeance assouvie à tout prix, sans scrupule, sans souci des moyens, lorsque cette vengeance pouvait être comme une juste représaille, quoiqu’elle pût devenir ainsi le prétexte des plus funestes écarts ; une déplorable tendance à rendre la généralité solidaire du mal que quelques-uns nous ont fait, de sorte que l’on se montre aussi impitoyable pour les bons que pour les méchants ; enfin, Jeane devait surtout céder à cette défaillance qui, à la première épreuve, nous porte à dire : « J’ai pratiqué le juste et le bien ; j’ai accompli loyalement, vaillamment mes devoirs ; je me suis dévoué, sacrifié ; tous les maux se sont appesantis sur moi ; j’ai été payé de la plus noire ingratitude ! Je ne tomberai plus dans cette niaise erreur ! Il faut choisir en ce monde : être dupe ou fripon, victime ou bourreau. Soyons bourreau ! »

Telles devaient de plus en plus visiblement se manifester, chez Jeane, les conséquences de sa jalousie et de ses justes griefs contre Maurice. Certaine de ne pouvoir plus cruellement se venger de lui qu’en affectant de subir de nouveau l’attrayante influence de San-Privato, elle ne luttait plus contre le penchant fatal, se croyant toujours maîtresse de le refréner à temps.

La vengeance de Jeane devait dépasser ses prévisions. Elle ignorait, nous l’avons dit, le revirement salutaire opéré dans l’esprit de Maurice à la voix de sa mère et à la pensée du chagrin mortel où son inconduite plongeait sa fiancée. Mais, lorsqu’il la vit apparaître souriante, ironique et dédaigneuse ; mais, lorsqu’il l’entendit se féliciter du plaisir extrême qu’elle venait d’avoir à entretenir tête à tête son cousin San-Privato, les bonnes résolutions de Maurice s’évanouirent ; il se révolta contre l’idée d’aller dans la retraite vivre avec Jeane, qui osait lui avouer le retour de sa sympathie pour un homme qu’elle écrasait naguère de ses mépris, après avoir ressenti pour lui un attrait dont elle rougissait comme d’une honte. Le sort en fut jeté.

Maurice, un moment encore indécis entre le bien et le mal, entre l’influence de sa mère et l’influence de madame de Hansfeld, s’abandonna aveuglément, sans réserve, à cette dernière, et par entraînement sensuel, et dans l’espoir de porter à Jeane un coup aussi affreux que celui dont elle le frappait lui-même.


LXIX

« Notre cher et aimable cousin San-Privato, avec qui j’ai eu le plaisir de m’entretenir depuis son arrivée, désirerait vous voir ma bonne tante. »

Telles avaient été les paroles de Jeane à madame Dumirail. Celle-ci les entendit à peine, absorbée qu’elle était par la pensée de l’heureux revirement opéré dans les projets de son fils ; aussi s’écria-t-elle :

— Jeane, réjouis-toi ! nous partons tout à l’heure, avec Mau- rice, pour le Morillon, et, grâce à Dieu, nous ne quitterons plus notre chère retraite ! Réjouis-toi, mon enfant.

— Ma mère, vous réjouissez fort peu mademoiselle Jeane en lui annonçant notre départ de Paris : elle serait ainsi trop privée du charme infini de ses entretiens et de ses tête-à-tête avec notre aimable cousin San-Privato, — reprit Maurice, pâle de rage et avec un accent d’ironie amère ; — or, comme il m’est impossible, à moi, de renoncer, de mon côté, au charme infini de mes entretiens et de mes tête-à-tête avec madame de Hansfeld, vous trouverez bon, ma mère, que, décidément, je reste à Paris.

— Maurice ! — s’écria madame Dumirail, suffoquée de stupeur, ne voulant pas croire à ce qu’elle entendait ; — que signifie… ?

— Cela signifie, ma tante, que Maurice n’a jamais eu sérieusement l’intention de retourner au Morillon, — reprit Jeane. — M. Maurice vous sacrifie… je ne parle pas de moi… il n’a plus, Dieu merci, le droit ou le pouvoir de me sacrifier à personne. M. Maurice vous sacrifie indignement, ma tante, à l’estimable créature que vous savez.

— Tais-toi, Jeane ; il n’y a qu’un instant, avant ta venue, Maurice était décidé à partir… Tu es un porte-malheur ! — s’écria madame Dumirail éperdue d’angoisse.

Puis, s’adressant à son fils, suppliante, désolée :

— Mon enfant, rappelle-toi ta promesse, rappelle-toi ce que je t’ai dit. Je ne pourrai longtemps résister à tant de secousses, à tant d’angoisses, je mourrai à petit feu… et, avant trois mois, tu conduiras mon cercueil au cimetière.

En ce moment, Albert San-Privato parut à la porte de la chambre, laissée ouverte par Jeane, et entra en disant à madame Dumirail :

— Je suis peut-être indiscret, ma chère tante ; mais, dans mon empressement à vous voir, je…

— Ah ! la vue de cet homme m’est affreuse, je ne pourrais rester maître de moi ! s’écria Maurice exaspéré par la présence de son cousin.

Et il sortit précipitamment de la chambre, suivi de sa mère, qui, presque folle de douleur en voyant la ruine de ses dernières espérances, courut sur les pas de son fils, en criant :

— Maurice, Maurice ! écoute-moi !

Jeane et Albert restèrent seuls.

LXX

San-Privato, en rival habile, ne parut pas se réjouir de la déception dont Jeane se voyait victime, car il eût ainsi semblé lui dire : « Au Morillon, mon seul crime a été de vous aimer ; vous m’avez accablé de votre mépris, vous m’avez outrageusement sacrifié à Maurice… Aujourd’hui, jugez entre lui et moi. » Non, San-Privato ne commit pas cette faute ; il possédait une trop grande connaissance du cœur humain, et il ne supposait pas que l’amour de Jeane pour Maurice fût subitement éteint dans l’âme de la jeune fille ; sa jalouse exaspération, la cruauté même de sa conduite ; sa sympathie affectée, exagérée pour Albert, témoignaient, au contraire, de la vitalité du sentiment qu’elle éprouvait, de même que les déchirements de la douleur témoignent de la vitalité du corps.

San-Privato savait aussi que les personnes d’une nature aussi nerveuse, aussi passionnée, aussi violente que celle de Jeane, sont exposées fatalement à des surprises de plusieurs sortes ; il n’ignorait pas la singulière attraction qu’il exerçait sur elle. Il ne voulut rien livrer aux chances du hasard et joua, ainsi que l’on dit vulgairement, son jeu serré.

La charmante figure du jeune diplomate, lorsqu’il demeura seul avec Jeane, se voila de tristesse, et, d’une voix touchante, il dit à sa cousine :

— Si vous saviez combien je suis désolé de ce que tout à l’heure vous m’avez appris, dans la première explosion de votre juste indignation !… Serait-il vrai ? Maurice, à peine arrivé à Paris, Maurice vous aurait déjà oubliée ? Non… non… c’est impossible, Jeane ; il vous aime toujours, il cède à un entraînement passager, il vous reviendra lorsque…

— Oui, lorsqu’il sera honteusement dupé ou chassé par cette femme, — reprit amèrement Jeane. — Mais assez parlé de lui… cela me fait mal… Parlons de vous, cher cousin ; j’ai été, je le reconnais maintenant, j’ai été, au Morillon, injuste, dure, cruelle à votre égard ; je veux obtenir de vous le pardon de tant d’iniquités ; vous viendrez nous voir souvent, n’est-ce pas ? bien souvent, afin que Maurice vous rencontre… il sera furieux !

— Je me garderai bien, au contraire, ma chère Jeane, de vous faire de fréquentes visites.

— Pourquoi cela ?

— Parce que je désire éviter autant que possible les occasions de me rapprocher de vous, trop dangereuse cousine…

— C’est peu galant.

— Mais c’est fort sage… à quoi bon vous voir ? À réveiller en moi une passion absurde, folle, dont je suis parvenu à grand’peine à triompher ?

— Vraiment… déjà ?…

— Oui, Jeane.

— C’est bien prompt, cher cousin. J’ai du malheur ; j’aurai été oubliée par vous presque aussitôt que par Maurice.

— Que voulez-vous ! je n’ai pas l’habitude de me heurter longtemps aux impossibilités. La douleur du premier choc me rappelle à moi-même.

— Ainsi, cette passion irrésistible, fatale, qui, disiez-vous, ne devait finir qu’avec votre vie… ?

— De cette passion, ma chère Jeane, le bon sens a eu raison. La mémoire de ce que j’ai souffert me préservera de souffrances nouvelles.

— Certaines souffrances sont, cependant, dit-on, parfois fécondes, mon cher cousin… elles peuvent éveiller la compassion dans les âmes généreuses.

— Être aimé par pitié me semble le comble de l’humiliation.

— Et être aimé par vengeance ?

— Je n’ai, ma cousine, à me venger de personne.

— Pas même de Maurice ?…

— Il vous méconnaît, Jeane, il dédaigne un trésor ; je suis assez vengé.

— Vous êtes véritablement un modèle de charité évangélique mon cousin ; vous pratiquez, avec une humilité toute chrétienne, l’oubli des plus sanglants outrages, reprit Jeane avec amertume.

Puis, s’efforçant de prendre un accent de coquetterie provocante :

— Je vous croyais plus audacieux ; certains souvenirs que je devrais fuir au lieu de me les rappeler trop complaisamment, peut-être, me donnaient à penser que la hardiesse de votre esprit égalait…

— Tenez, Jeane, — reprit San-Privato interrompant sa cousine, — parmi vos qualités, il en est une que j’admire entre toutes c’est votre franchise ; soyez donc sincère… Je vous ai inspiré un attrait passager ; vous l’avez dominé ; il n’existe plus, vous ne m’aimez pas, vous ne pouvez m’aimer, vous ne m’aimerez jamais ; à quoi bon ces adorables coquetteries, chère cousine ? À m’abuser par une fausse espérance ? à me faire croire qu’un jour vous pourrez m’aimer ? Non, non, et, selon mon habitude, je lis dans votre cœur plus clairement que vous n’y lisez vous-même.

— Et que lisez-vous, s’il vous plaît, dans mon cœur ?

— Vous aimez toujours Maurice.

— Juste ciel !

— Vous aimez toujours Maurice, ma pauvre Jeane !

— Vous me croyez donc bien lâche ?

— Je vous crois aussi lâche qu’il est possible de l’être en amour… aussi lâche que je l’étais, moi qui vous aimais malgré moi, malgré les dédains, les outrages dont vous m’accabliez au Morillon.

— Je vous le répète, Albert, — reprit Jeane pouvant à peine se contenir, — je serais la dernière des femmes si j’aimais encore Maurice.

— Eh bien, pour parler votre langage, ma pauvre cousine, vous êtes la dernière des femmes.

— Moi, l’aimer encore ! s’écria Jeane poussée à bout par les contradictions calculées d’Albert ; — mais vous ne savez donc pas de quoi je serais capable pour me venger si…

Jeane se tut, reculant d’épouvante devant la pensée qui surgissait dans son esprit. Madame Dumirail, en ce moment, rentrait éperdue, sanglotant et s’écriant :

— Plus d’espoir ! plus d’espoir !

LXXI

Madame Dumirail se laissa tomber presque anéantie dans un fauteuil, et, continuant de pleurer, murmura d’une voix presque défaillante :

— En vain j’ai suivi mon fils jusque dans la rue, en vain je l’ai supplié de m’écouter, il a disparu. Il est maintenant perdu pour moi, à jamais perdu ! Il va de nouveau subir l’empire de cette indigne créature.

— Ma tante, dit Jeane touchée de l’affliction de madame Dumirail ! et se rapprochant d’elle, de grâce, calmez-vous, croyez à mon dévouement, à ma tendresse.

— Laissez-moi !… c’est votre faute, à vous, s’il a renoncé au projet de quitter Paris ! c’est votre faute, à vous, s’il est perdu ! — s’écria madame Dumirail exaspérée jusqu’à l’injustice par le désespoir, et repoussant Jeane d’un geste courroucé. — Mon fils était revenu complétement à moi ; vous paraissez… vous parlez, il m’échappe. Ah ! quelle fatale influence est donc la vôtre ? C’est depuis que mon malheureux enfant a songé à vous épouser que nos chagrins ont commencé. Et pourtant, nous vous avons toujours traitée comme notre propre fille ! Est-ce là, grand Dieu, la récompense qui nous était réservée !

— Ma tante, oh ! ma tante ! — s’écria Jeane, pâle et frémissante de douleur et d’indignation, — voilà de cruelles paroles, jamais je ne…

La jeune fille n’acheva pas ; les sanglots la suffoquèrent. En vain son indomptable fierté se révoltait contre les larmes que lui arrachaient les reproches injustes et humiliants que lui adressait madame Dumirail ; et, aigrie, ulcérée par la douleur, elle cacha sa figure dans son mouchoir, tandis que San-Privato, tressaillant d’une joie sinistre en remarquant ce premier germe de discorde semé entre madame Dumirail et sa nièce, s’empressa de lui dire d’une voix doucereuse :

— Ma chère cousine, ne vous affligez point ainsi sans raison ; ma tante n’a pu avoir, n’a pas eu un seul instant l’intention de vous humilier cruellement en semblant se faire un mérite des soins qu’elle a pris de votre première jeunesse ; ce n’est pas un service que l’on vous a rendu, non, non ; l’on a accompli envers vous l’un des devoirs les plus sacrés de la famille : ma chère tante ne me démentira pas. Et, d’ailleurs, ce devoir, si les circonstances l’eussent voulu, ma mère l’aurait rempli avec autant d’empressement que de bonheur ; au besoin, elle le remplirait encore, ajouta San-Privato en appuyant sur ces derniers mots ; — et, si jamais vous quittez cette maison, nous nous estimerions très-heureux, ma mère et moi, de pouvoir vous offrir une modeste hospitalité.

Jeane, pour la première fois, blessée dans sa dignité par les injustes récriminations de madame Dumirail, essuya les traces des larmes dont elle avait honte, et, d’un regard touchant, remercia San-Privato de son offre hospitalière. Madame Dumirail, absorbée par le redoublement de craintes que lui inspirait son fils, n’avait prêté qu’une oreille distraite aux dernières paroles de San-Privato, et, revenant bientôt à ses sentiments d’équité ordinaire, elle dit à sa nièce en lui tendant la main :

— Ma pauvre enfant, j’ai été envers toi brusque, injuste tout à l’heure, n’est-ce pas ?

— Oui, ma tante, — reprit Jeane d’une voix altérée, redressant son fier et beau visage. — Vous m’avez cruellement blessée…

— Pardonne-moi.

— Je vous pardonne, ma tante ; mais, malgré moi, je ressentirai longtemps la blessure.

— J’ai eu tort… je m’accuse… mais si tu savais, mon Dieu, ce que je souffre !

Et, s’interrompant, madame Dumirail, après un moment, reprit avec un accent de douloureuse révolte contre la fatalité des faits :

Mais c’est impossible ! mais je ne veux pas laisser mon fils ainsi courir à sa perte ! mais il doit y avoir des lois pour empêcher les mauvaises femmes, quoiqu’elles soient riches et baronnes, de débaucher les jeunes gens, de les pousser à leur ruine ! Il doit exister une autorité, des magistrats à qui m’adresser ! il y a bien, enfin, une justice au monde ! On ne peut pas laisser une mère désarmée contre les désordres de son fils !… Je lui défends de sortir, il sort ; je le supplie de rester près de moi, il ne m’écoute pas ! Qu’est-ce que je peux faire à cela, moi ? Réponds-moi donc, toi, Albert ; tu connais Paris ; conseille-moi donc. Mes prières, mes ordres, mes larmes sont inutiles ; quel pouvoir invoquer ?… Mon Dieu ! mon Dieu !… Faut-il donc que j’aille supplier à genoux cette madame de Hansfeld de me rendre mon fils !

— Quoi ! ma tante, — dit San-Privato feignant la surprise, — la femme dont il s’agit est la baronne de Hansfeld ?

— Oui… la connais-tu ?

— De renom, seulement ; mais, juste ciel ! quel renom !

— Tu m’effrayes !

— Cette femme sans mœurs, avide, enrichie par le vice, et d’une beauté merveilleuse, est l’une des plus dangereuses courtisanes de Paris.

— Hélas ! mon Dieu, cela m’explique l’entraînement de mon malheureux enfant.

— Plaignez-le, ma tante, — reprit Jeane avec une ironie amère. — Il faut excuser en lui, n’est-ce pas ?… l’erreur du jeune âge, d’un tendre cœur.

— Tiens, Jeane, tu es impitoyable ! — reprit madame Dumirail ; — crois-tu que c’est ainsi que nous ramènerons Maurice à nous ?

— Le ramener à nous ?… — dit la jeune fille. — Ah ! je ne…

— Mais, ma tante, se hâta de reprendre San-Privato en interrompant Jeane, comment Maurice a-t-il fait connaissance avec madame de Hansfeld ?

— Elle lui a écrit sous le prétexte d’acquérir notre domaine du Morillon.

— Comment donc a-t-elle été instruite de votre arrivée à Paris ?

— Je l’ignore. Il y a certainement là-dessous quelque perfide machination, reprit madame Dumirail avec une anxiété croissante. Encore une fois, que faire ? mon fils court à sa perte avec une effrayante rapidité. Je vais écrire à mon mari de hâter son arrivée ; mais il ne peut être ici que dans deux ou trois jours, à moins qu’il ne soit déjà en route, ce qui n’est pas probable. Mais, jusqu’au moment de la venue de mon mari, à qui recourir, pour exercer sur mon fils une influence efficace, puisque la mienne est impuissante ?

Et, réfléchissant, madame Dumirail ajouta :

— Il n’y a plus à hésiter ; seul, M. Charles Delmare peut encore avoir peut-être quelque action sur mon fils ; je vais mander sur l’heure notre excellent ami, au risque de déplaire à mon mari.

— Que dites-vous, ma tante ? — s’écria San-Privato frappé de stupeur ; — M. Charles Delmare est à Paris ?

— Oui ; guidé par son affection pour nous, et ne prévoyant que trop les dangers auxquels pouvait être exposé Maurice, il est venu à Paris dans l’espoir de nous être utile. Ah ! Jeane, tu avais raison, j’ai trop tardé à lui écrire.

— Et maintenant, à quoi bon cette démarche ? — reprit la jeune fille, qui, sans se rendre clairement compte de la cause de ce changement, redoutait presque la présence de son cher maître. — Où votre influence a échoué, ma tante, l’influence de M. Charles Delmare échouera.

— Mon Dieu, Jeane, tu n’as que de mauvais présages à annoncer ! — dit impatiemment madame Dumirail. — Il me reste une chance, je veux la tenter… Je vais prier M. Charles Delmare de passer ici sur-le-champ.

— Ah ! ma tante, gardez-vous-en bien ! — reprit San-Privato d’un ton mystérieux et pénétré ; — vous ne pouvez, vous ne devez plus avoir le moindre rapport avec M. Charles Delmare ?

— Pourquoi cela ?

— Je venais, hélas ! vous faire part d’une bien importante et bien triste découverte ; mais votre affliction, vos alarmes à l’égard de Maurice, m’ont distrait de ce que j’avais à vous apprendre au sujet de M. Delmare…

— Mais encore, de quoi s’agit-il ?

M. Delmare doit être désormais pour vous, ma tante, et surtout pour vous, Jeane, un objet d’éloignement, d’aversion invincible.

— Que dis-tu ? et quelle est la cause de cette aversion que nous devons avoir pour M. Delmare ?

San-Privato soupira, parut se recueillir un moment et reprit :

— Ma tante, vous savez quelle a été la fin tragique du père de Jeane, notre oncle Ernest ?

Et, s’interrompant à un geste expressif de madame Dumirail, qui lui imposait vivement silence, geste dont il feignit de ne pas comprendre la signification, San-Privato reprit :

— Plaît-il, ma tante ?

— Mon Dieu, — s’écria Jeane avec inquiétude, regardant tour à tour Albert et sa tante, — vous me cachez quelque chose !

— Quoi ! Jeane, tu ignorais que ton malheureux père, — reprit San-Privato affectant une surprise extrême.

Puis, se reprenant et s’adressant d’un air contrit à madame Dumirail :

— Ah ! ma tante, quelle fatale indiscrétion je viens de commettre sans le savoir !

— Quels souvenirs ! — murmura soudain Jeane en portant ses deux mains à son front. — Ma mère semblait toujours embarrassée, attristée, lorsque je lui parlais de mon père ; souvent elle ne répondait que par ses larmes. Ma tante, et vous, mon cousin, je vous le demande en grâce, ne me cachez rien ; quel est ce douloureux secret ?

— Jeane, ma pauvre enfant… à quoi bon ?

— Ah ! ne craignez rien, — reprit la jeune fille avec un sourire navrant ; — je suis aujourd’hui dans un jour de malheur !

— Aussi, chère enfant, je ne veux pas augmenter ton chagrin.

— Pourtant, ma tante, si pénible que soit cette révélation, — reprit San-Privato, elle devient indispensable. N’allez-vous pas mander près de vous M. Charles Delmare ?

— Je n’ai plus d’espoir qu’en lui, en attendant l’arrivée de mon mari.

— Eh bien, je vous le répète, ma tante, il est maintenant impossible que vous receviez M. Charles Delmare ; tout se révolte en moi à la seule pensée de voir Jeane en présence de cet homme, maintenant que je sais…

— Achevez, Albert, — dit vivement Jeane, — achevez…

— Il le faut, malheureusement, le devoir m’y oblige. Apprenez donc la vérité. Vous le savez, ma tante, le père de Jeane est mort… tué en duel.

— Tel était donc le funeste secret que me cachait ma mère ! — reprit Jeane péniblement émue. — Ah ! je comprends maintenant la cause de son triste embarras, de ses larmes, lorsque je l’interrogeais sur mon père.

— Hélas ! oui telle a été sa fin tragique, pauvre enfant !

Puis, adressant un regard significatif à San-Privato, madame Dumirail ajouta :

— Cette triste fin a été d’autant plus déplorable, que la cause de ce duel était frivole.

La secrète pensée de madame Dumirail, en attribuant à une cause frivole le duel dont avait été victime le père de Jeane, était de cacher à celle-ci le déshonneur de sa mère. San-Privato, n’ayant actuellement aucun intérêt à révéler à Jeane ce que sa tante voulait lui dissimuler, reprit :

— Rien de plus frivole, en effet, que la cause de ce malheureux duel…

— Mais enfin, — demanda madame Dumirail, — quel rapport peut-il y avoir entre ce duel et M. Charles Delmare ?

— Quel rapport ? Ah ! ma pauvre cousine, du courage !…

— Achevez.

— Cet homme que vous appeliez votre cher maître, à qui vous témoigniez autant d’estime que d’affection, cet homme…

— Cet homme ?

— C’était, Jeane, le meurtrier de votre père !

— Grand Dieu ! — s’écria la jeune fille en frémissant. — Ah ! c’est affreux !… Oh ! l’affection que j’ai témoignée à cet homme me pèse, me pèsera toujours comme un remords !

— Mais c’est une erreur, — reprit vivement madame Dumirail ; — mon beau-frère a été tué en duel par un étranger, par un peintre allemand nommé Wagner.

— Sans doute, ma tante, mais ce prétendu Wagner n’était autre que M. Charles Delmare. Il avait alors pris ce faux nom à propos de je ne sais plus quelle intrigue amoureuse.

— Est-il possible ! — reprit madame Dumirail abasourdie ; — es-tu bien certain, Albert, de ce que tu avances ?

— Je l’affirme.

— Cependant cela me semble à peine croyable, — reprit madame Dumirail d’un air de doute. — Quoi ! M. Delmare, ayant la conscience chargée du remords de ce meurtre… le meurtre du frère de mon mari… et, qui pis est… du père de Jeane, aurait osé s’introduire chez nous, vivre dans notre intimité, sans qu’à chaque instant le souvenir de sa victime s’offrît à sa pensée ? Non, non, c’est impossible !… M. Delmare est l’honneur, la loyauté même ; il est incapable d’une pareille hypocrisie, elle serait horrible !

— Horrible ! — reprit Jeane en tressaillant. — Lui, lui… le meurtrier de mon père… Ah ! cette hypocrisie redouble l’aversion, l’effroi que m’inspire maintenant cet homme !

— Mais, encore une fois, Albert, as-tu la preuve de ce que tu affirmes ? — reprit madame Dumirail ; — une preuve évidente, palpable ?

— Ma tante, la circonstance est trop grave pour que je veuille laisser subsister l’ombre d’un doute dans votre esprit. Or, je ne pense pas que ce doute persiste si M. Charles Delmare vous avoue lui-même qu’il a tué en duel notre oncle Ernest Dumirail.

— Certes… un pareil aveu détruirait tous les doutes.

— Cet aveu, ma tante, il le fera.

— Mais comment ?

— Vous êtes certaine que M. Delmare est à Paris ?

— Je le crois, car il m’a écrit qu’il serait ici presque en même temps que nous.

— Où demeure-t-il ?

— Je l’ignore. Il m’a prié de lui adresser mes lettres poste restante.

— Écrivez-lui sur l’heure ; engagez-le à se rendre chez vous le plus tôt possible, et, lorsqu’il sera en votre présence, dites-lui soudain, sans transition, en le regardant en face : « Monsieur Charles Delmare, on vous accuse d’avoir tué en duel mon beau-frère, alors que vous portiez le nom de Wagner. Jurez-moi votre parole d’honneur que le fait est faux, je vous croirai. » Or, ma tante, vous entendrez la réponse de M. Delmare, il n’osera nier ce dont je l’accuse.

— S’il en est ainsi, de ma vie je ne reverrai cet homme, coupable d’une si opiniâtre et si noire hypocrisie !

— Un mot encore, ma tante : si M. Delmare avait l’audace… car tout est possible… s’il avait, dis-je, l’audace de nier ce que j’affirme, je vous prouverais de la manière la plus évidente qu’il ment effrontément, et qu’il est bien, hélas ! Jeane, le meurtrier de votre père.

— Je vais écrire sur-le-champ à M. Charles Delmare, — dit madame Dumirail en se levant ; — je mettais en lui ma dernière espérance pour le salut de mon fils. S’il me faut y renoncer, j’y renoncerai ; mais alors que faire, que devenir en attendant l’arrivée de mon mari ? Ah ! je le sens, je n’aurai jamais la force, le courage de lutter contre tant d’angoisses ; je n’y survivrai pas !

Madame Dumirail sortit en proie à une douloureuse agitation, laissant Jeane seule avec San-Privato.

fin de la première partie et du tome premier.

EUGÈNE SUE

LES
FILS DE FAMILLE
II

NOUVELLE ÉDITION


PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
15, BOULEVARD MONTMARTRE

A. LACROIX, VERBOECKHOVEN & C°, ÉDITEURS
À Bruxelles, à Leipzig et à Livourne.

1869
Tous droits de traduction et de reproduction réservés



DEUXIÈME PARTIE

I

San-Privato, observant attentivement Jeane, lui dit, après le départ de madame Dumirail :

— Vous devez être bien affligée d’apprendre que ce M. Delmare, pour qui vous aviez tant d’affection et de confiance, est le meurtrier de votre père ?

— Si j’avais connu mon père, ce n’est pas seulement l’invincible éloignement que doit maintenant m’inspirer M. Delmare que je ressentirais pour lui, ce serait de l’horreur, — répondit Jeane pensive. — Il fut un temps où la rupture de mes relations avec M. Delmare m’eût été très-pénible ; mais, au risque de paraître ingrate, je l’avoue, cette rupture me laisse aujourd’hui presque indifférente.

— D’où vient ce changement, chère cousine ?

— Peut-être de ce que je ne partage plus l’aversion dont vous poursuivait M. Delmare.

— Vraiment ?

— Oui, ce qui, autrefois, en vous me déplaisait, Albert, me plaît maintenant.

— Fi ! la moqueuse !

— Je suis sincère.

— Voulez-vous me forcer de vous rappeler vos dédains altiers, vos sarcasmes sanglants ?

— Tenez, mon cousin, — reprit la jeune fille après un moment d’hésitation, — il existe entre nous un malentendu.

— Lequel ?

— Vous croyez avoir en votre présence la Jeane du Morillon, la fiancée de Maurice ; c’est une erreur.

— Comment ?

— Cette Jeane-là est morte.

— Qu’est-ce à dire ?

— Oui, — reprit la jeune fille d’un ton sardonique et amer, — oui, cette Jeane-là est morte, morte subitement en un jour et en une nuit de douleur ! Pauvre créature ! on peut, sinon la regretter, du moins la plaindre. Elle était fidèle, dévouée, loyale et fière. Elle avait, par instinct, l’horreur du mal, à ce point qu’elle le devinait sous les dehors les plus séducteurs ; voilà pourquoi vous lui causiez, Albert, autant de crainte que de répulsion, à cette pauvre Jeane ! voilà pourquoi elle luttait de toutes ses forces contre l’inexplicable attrait que vous lui inspiriez !… Épouse de Maurice, elle eût vécu, vieilli, heureuse et paisible, près de lui, dans leur chère retraite ; mais, un jour, cette Jeane s’est vue indignement oubliée, trahie, sacrifiée. Alors, tout ce qu’il y avait en elle de bon, d’élevé, de généreux, s’est soudain flétri. Ainsi que, dans nos montagnes, il suffit d’une nuit de gelée précoce pour que les fleurs d’automne se dessèchent et meurent, oui, ainsi elle est morte subitement, cette pauvre Jeane, à qui vous causiez tant d’aversion et de crainte, mon cher cousin.

— Et quelle est donc cette autre Jeane qui est là devant moi ? — reprit en souriant San-Privato. — Elle me semble peut-être plus belle que la défunte !

— Oh ! cette Jeane-là est ou sera bientôt digne de vous apprécier selon vos mérites, Albert. Elle sourit de pitié en songeant à l’effroi que vous inspiriez à l’autre Jeane, qu’elle regarde à peu près comme une sotte, car elle fuyait ce qui devait l’attirer.

— Voilà une prompte et inconcevable métamorphose !

— Prompte, oui ; inconcevable, non.

— Pourtant, chère cousine…

— Faut-il donc beaucoup de temps, beaucoup de réflexion pour se dire : « À mon dévouement, à ma fidélité, l’on a répondu par la trahison, par le dédain, par l’outrage ! Eh bien ! je rendrai trahison pour trahison, dédain pour dédain, outrage pour outrage ! La méchante Jeane vengera sa sœur morte, parce qu’elle a été fidèle et loyale. Que tant de candeur ou de niaiserie lui soit légère ! car enfin, en songeant à quelle indigne créature elle a été sacrifiée, ne croirait-on pas que l’insolence, l’audace, le vice donnent à la femme un empire que jamais elle n’obtiendra par la modestie, la résignation et la vertu !… S’il en est ainsi, assurons avant tout notre empire, soyons reine ! Et, au lieu d’être esclave du bien, régnons, s’il le faut, par le mal ! »

— C’est hardi !

— Mon langage vous étonne, Albert ?

— Beaucoup.

— Moi aussi, je suis étonnée de ces étranges pensées ainsi que de bien d’autres, qui, depuis la trahison de Maurice, naissent en mon esprit. D’où me viennent-elles ? Je ne sais ; mais du moins elles vous prouveront, je l’espère, que maintenant vous devez m’inspirer plus de sympathie que d’éloignement.

— Ah ! Jeane, Jeane ! il me faut appeler toute ma raison à mon aide pour ne pas me laisser prendre au piège enchanteur de vos coquetteries !

— Moi… coquette ?

— Quoi que vous disiez, je ne vous suis ni sympathique, ni odieux, ni indifférent.

— Que m’êtes-vous donc alors ?

— Je peux vous être utile.

— À quoi ?

— À vous venger de Maurice… Aussi vous efforcerez-vous de me tourner la tête en vous montrant à moi sous le piquant aspect de cette méchante Jeane, le plus ravissant démon qui puisse damner un honnête homme ! Vous voulez me persuader que vous m’aimerez un jour peut-être, et ainsi m’attirer souvent ici, afin d’exaspérer la jalousie de Maurice…

— Un pareil calcul…

— Est fort simple, chère cousine ; il faut seulement m’amener à continuer de jouer ce rôle de rival commencé au Morillon. Vous m’avez, si cela se peut dire, sous la main. Enfin, en raison des circonstances et de la haine qu’il me porte, la jalousie de Maurice peut devenir pour lui une torture atroce.

— Il ne m’aime plus. Il serait donc absurde à moi de songer à lui inspirer de la jalousie.

— Si désaffectionnés ou si infidèles qu’ils soient, les hommes souffrent toujours dans leur orgueil lorsque la femme qu’ils ont dédaignée les dédaigne à son tour. Maurice, quoiqu’il vous ait sacrifice à madame de Hansfeld, n’en ressentira pas moins les tortures de la jalousie, surtout s’il me croit son rival, ainsi que vous voulez le lui donner à penser, dans l’espoir de le ramener à vous, car vous l’aimez encore, ma pauvre Jeane !

La jeune fille haussa légèrement les épaules, se recueillit pendant quelques moments, et dit à San-Privato, en attachant sur lui un regard profond et scrutateur :

— Albert, si vous m’aviez encore aimée, auriez-vous voulu de moi pour votre femme ?


II

San-Privato, entendant Jeane lui demander soudainement s’il voulait d’elle pour sa femme, parut d’abord stupéfait, puis très-ému ; mais bientôt, souriant, il se dit tout haut d’un ton de reproche :

— Sot que je suis, de prendre au sérieux cette méchante raillerie…

— Rien de plus sérieux que mes paroles, je vous le jure !

— Vous voulez que je croie ?…

— Je veux que vous croyiez à mon serment, et, je vous le jure, je parle sérieusement, très-sérieusement en vous demandant si, dans le cas où vous m’auriez encore aimée, vous auriez voulu de moi pour votre femme ?

— Ah ! vous donner mon nom, vous consacrer ma vie, — reprit Albert avec entraînement, — c’eût été le plus ardent de mes vœux ! mais…

— Mais j’ai aimé Maurice, et vous voulez un cœur qui vous ait appartenu et vous appartienne sans partage… et puis, enfin, vous ne m’aimez plus.

— Vous vous trompez, Jeane.

— Vous m’aimez encore ?

— Je répondais à la première de vos objections : que je voulais un cœur qui m’eût appartenu sans partage, et, à ce sujet, je vous disais : Vous vous trompez.

— Comment ?

— S’il m’eût été permis d’opter entre ces deux bonheurs, Jeane : vous plaire tout d’abord et devenir l’objet de votre premier amour, ou bien vous déplaire d’abord et ensuite chasser de votre cœur un rival, j’aurais préféré ce dernier bonheur.

— Pourquoi cette préférence ?

— Parce qu’il est plus facile, mais moins flatteur, de séduire un cœur innocent de tout amour que de triompher d’une passion déjà profondément enracinée.

— Ainsi, l’amour que j’ai éprouvé pour Maurice n’eût pas été un obstacle à votre désir de m’épouser si vous eussiez été encore épris de moi ?

— Loin de là, Jeane, ce mariage eût à la fois comblé mon amour et mon orgueil.

— Voyez un peu pourtant !… Si cette passion irrésistible dont vous me faisiez l’aveu l’autre jour, entre le ciel et l’abîme, en un péril de mort ; si cette passion qui devait vous survivre et lier nos âmes pour l’éternité devant Dieu… si cette passion sans fin, dis-je, eût seulement duré ce qu’il faut de temps à une rose pour naître, vivre et mourir, je pouvais espérer devenir madame San-Privato.

— Vous raillez… mais, que voulez-vous, Jeane ? à qui éteint le foyer, cendres froides !

— Et à qui le rallume, flamme ardente, n’est-il pas vrai, Albert ?

— Certes…

— De sorte que, si je vous aimais, votre passion pour moi renaîtrait ?

— À quoi bon cette question ? Vous ne m’aimerez jamais.

— Qui sait ?

— Moi, Jeane, je ne le sais que trop.

— Et si, quelque jour, je vous prouvais votre erreur ?

— Je vous l’ai dit, vous ne me prendrez pas au piège de votre coquetterie, si enchanteur qu’il soit.

— Enfin, Albert, si de cet amour je vous donnais une preuve…

— Laquelle ?

— L’offre de ma main…

— Oh ! alors, Jeane, je croirais à votre amour, j’y croirais aveuglément, parce que vous êtes de ces femmes qui ne sauraient se donner âme et corps sans amour.

— Tenez, Albert, entre autres idées étranges qui me viennent de… je ne sais d’où… de vous… peut-être… il me semble que notre mariage n’eût pas été un mariage vulgaire.

— Oh ! combien de fois ce rêve…

— Achevez !

— Eh bien ! oui, Jeane, il fut un jour, le premier jour que je vous vis, et où, sentant l’action, bien éphémère, hélas ! que j’exerçais sur vous, je conçus le fol espoir de mériter votre amour, d’évincer Maurice et de m’unir à vous. Mais, vous allez sourire, ce n’était pas la modeste et candide Jeane du Morillon qui me séduisait alors… non, non : c’était une autre Jeane qui s’ignorait elle-même et qui, soudain, à son insu, se révélait par un symptôme.

— Quel symptôme ?

— Cet attrait que je vous ai tout d’abord inspiré, dont vous avez rougi et triomphé ; oui, ce penchant trahissait la Jeane qui, aujourd’hui, se révèle à moi, hardiment et sans feinte ; ce fut alors que je rêvai ce mariage… Ah ! vous l’avez dit, il n’eût pas été un mariage vulgaire : je vous introduisais dans ce monde brillant dont vous êtes née l’une des reines et dont vous deveniez l’idole, plus redoutée peut-être encore qu’adorée… car, Jeane, vous êtes de ces femmes qui ne sont rien à demi… Oui, faute d’air, d’espace, de lumière, vous eussiez vécu, vieilli ou plutôt végété obscurément au Morillon, annihilée par une sorte d’honnête engourdissement de l’esprit et des sens, de tous points ressemblant à la vertu ; mais, placée dans votre véritable milieu, votre puissance devait éclater irrésistible, presque effrayante pour tout autre que pour moi ; aussi, de là mes rêves de mariage…

— Et pourquoi eussiez-vous été seul à l’abri de cette puissance presque effrayante, que, par moquerie, vous vous plaisez à m’attribuer ?

— Je ne raille pas, croyez-moi, Jeane ; lorsque vous aurez atteint votre libre essor, votre complet développement, vous prendrez une terrible influence sur tous ceux qui vous approcheront, et elle sera d’autant plus effrayante que vous serez aimée davantage.

— J’admets, Albert, que vous parliez sérieusement : comment eussiez-vous seul échappé à cette influence, selon vous, si redoutable ?

— Parce que le feu n’agit pas sur le feu, l’aimant sur l’aimant, parce que nous nous ressemblons tellement et nous tenons si étroitement par certains côtés, que nous pouvons être complices, mais jamais victimes l’un de l’autre.

— Vous parlez en énigmes ; mais ce qui est plus clair pour moi, c’est le sens de ces paroles prononcées par vous tout à l’heure : « L’influence que je prendrai sur ceux qui m’approcheront sera d’autant plus effrayante, que je serai aimée davantage. »

— Oui, j’ai dit cela, et je le répète…

— Albert, je serai donc, selon vous, beaucoup aimée ?

— Il vous sera difficile de nombrer vos adorateurs.

— Et moi… aimerai-je ?

— Dites-moi, Jeane, avez-vous entendu parler de don Juan ?

— C’est, je crois, le type du séducteur inconstant.

— Et vous pouvez ajouter le type de l’homme possédé de la furie du plaisir. Eh bien !…

— Eh bien ?

— Il est d’étranges similitudes de noms : ce type de la séduction, de la grâce, de l’inconstance et de la furie du plaisir, s’appelle don Juan, et vous, chère cousine, vous vous appelez…

— Jeane.

— En espagnol doña Juana… Comprenez-vous ?

— C’est une allusion.

— Mieux que cela.

— C’est une insolence, alors ?

— Au contraire, c’est un éloge, puisque j’aurais épousé doña Juana avec bonheur, avec ivresse…

— Quoi ! Albert, vous auriez épousé avec bonheur, avec ivresse doña Juana… ce type féminin de l’inconstance et de la furie du plaisir ?

— Ces mots : la furie du plaisir, trop accentués parce qu’ils se rapportent à une femme, changez-les en coquetterie effrénée, et, je le répète, j’aurais épousé avec ivresse, vous dis-je, et, de plus, avec confiance et sécurité, doña Juana.

— De la confiance… de la sécurité envers une doña Juana !… c’est pousser loin l’amour du paradoxe, cher cousin !

— Non ; car au charme séducteur et à l’inconstance de don Juan, elle joignait ses mâles vertus.

— Quoi ! lui, des vertus ?…

— Nombreuses ! Et d’abord, la bonté. Peut-on se montrer plus indulgent qu’il ne se montre envers son fripon de valet ? Puis le courage… N’accepte-t-il pas, dédaigneux d’une vaine superstition, la redoutable invitation du convive de Pierre ? Ensuite la charité, lorsqu’il vide sa bourse dans le bonnet du mendiant, au nom de la sainte humanité ! Enfin, la grandeur d’âme, lorsqu’il se jette, l’épée à la main, du côté d’un inconnu assailli par plusieurs adversaires ! Oui, courage, charité, bonté, grandeur d’âme, telles étaient les mâles qualités de don Juan… telles seraient les mâles qualités de doña Juana.

— Mais ses défauts, et entre autres sa coquetterie effrénée ?

— Ce défaut-là surtout, je l’aurais cultivé avec amour et développé avec reconnaissance !

— Vous, le mari de doña Juana ?

— Son mari, mais, plus encore, son amant, son confident le plus intime. Aussi, que de folles et railleuses confidences échangées entre elle et moi au sujet de cette foule de marionnettes vivantes qu’aurait fait grimacer ou sourire le fil invisible de sa coquetterie ! Un mot, une œillade de doña Juana, un léger serrement de sa main, une fleur détachée de son bouquet, et voilà des hommes épanouis, rayonnants, transportés, superbes et surtout contents d’eux-mêmes, et sûrs d’avoir touché le cœur de doña Juana ; mais soudain son insolent sourcil s’est froncé, l’ironie a plissé sa lèvre moqueuse ; ou bien, à d’autres, elle a audacieusement prodigué mines engageantes, câlineries amoureuses, regards séducteurs, et voilà mes enivrés de la veille, les désespérés, les furieux du lendemain ; le regret, le dépit, la jalousie, la rage, la haine impuissante les mord secrètement ; leur âme est noyée de fiel ; ils dévorent leurs larmes par orgueil, et poursuivent de leurs malédictions étouffées la terrible et souriante doña Juana, qui venge ainsi sur l’homme la pauvre Jeane du Morillon !

— Oh ! Albert, taisez-vous, démon tentateur, taisez-vous !… — murmura la jeune fille, l’œil brillant, la joue en feu et de qui tous les instincts pervers semblaient se formuler et grandir à la voix de San-Privato.

Il poursuivit :

— Et les femmes… ne fallait-il pas aussi que la pauvre Jeane du Morillon fût vengée de madame de Hansfeld par doña Juana sur les autres filles d’Ève ? Voyez-la… elle paraît dans un salon ; toutes les femmes la suivent d’un regard d’envie, de crainte ou de haine ; si courte que soit la laisse dont elles tiennent, à la longueur de leur jupe leur fils, leur mari ou leur amant, elles la raccourcissent encore ! et la roidissent à la briser… elle se brise. Les fils, les amants, les maris s’échappent et sont emportés dans le tourbillon de la terrible doña Juana ! car elle possède la beauté : l’irrésistible attrait d’une coquetterie effrénée ; là est sa force, sa souveraineté ; chacun croit triompher d’elle ; les victimes appellent les victimes… Infernale puissance de la femme qui, adorée de tous, n’appartient à personne, et de tous se rit dans son dédain superbe ! Elle voit à ses pieds, palpitants d’amour, d’espoir ou d’angoisses, mais émus, inquiets, tremblants comme des jouvenceaux, les hommes les plus séduisants par les grâces de leur personne, ou les plus puissants par l’intelligence, par le courage, par la richesse, par le rang ! de beaux jeunes gens, cités par leurs succès, d’intrépides capitaines, de profonds politiques, des Crésus vingt fois millionnaires, des grands seigneurs, des rois ! des poëtes illustres ! et pourtant, ô doña Juana ! doña Juana ! ces fronts cicatrisés par les batailles, couronnés par la royauté ou sacrés par le génie, tu les tiens servilement courbés sous le satin de ta bottine, parce que ces hommes sont à toi et que tu n’es pas à eux, parce que rien ne peut troubler l’inexorable sérénité de ton mépris pour tes adorateurs. Ces grands esprits, ces grands cœurs sont à tes pieds, tu les foules ; ils souffrent, ils saignent, et tu passes, effeuillant ton bouquet d’un air distrait ; tu passes insatiable de triomphes, et rêvant la conquête de ces inconnus qui n’ont pas encore subi ton redoutable empire !

— Oh ! mystère étrange ! — murmura Jeane écoutant avidement les paroles de San-Privato ; — vous dévoilez les plus secrètes aspirations de mon âme, celles-là dont j’avais à peine conscience et que je craignais de m’avouer à moi-même ; oui, ces triomphes d’une coquetterie infernale, je les rêvais… vaguement… depuis que j’ai tant souffert. Ah ! régner ainsi en souveraine, pendant un jour, me venger du mépris qui a brisé mon cœur, et mourir ensuite !

— Mourir ? Non, non ! mieux vaut vivre, Jeane, et vivre longtemps, tour à tour idolâtrée, haïe et redoutée ; vivre auprès d’un mari, à la fois ton amant, ton ami, le confident et peut être le complice de tes vengeances ! Oh ! dis, entre vous deux, quels adorables épanchements, quelles inépuisables railleries sur les victimes, dont vous comptiez le nombre passé, présent et à venir ! Que de rires pour tant de larmes versées par tes esclaves ou tes rivales ! quelle confiance, quelle sécurité vous auriez eue, ton mari et toi, l’un envers l’autre, parce qu’il eût été le seul homme digne de toi, et toi, la seule femme digne de lui ! vous auriez été pour d’autres un objet d’épouvante ! N’ayant jamais de secrets l’un pour l’autre, vous seuls pouviez pousser l’inexorable audace d’une confiance réciproque jusqu’à ces limites devant lesquelles les plus hardis avaient reculé. C’est ainsi que, forts de votre double force, cuirassés par le dédain, inaccessibles à la pitié, vous braviez et dominiez ce monde brillant et choisi dont les portes s’ouvraient devant toi ! Dis, Jeane, était-il un sort plus digne d’envie ? — ajouta San-Privato de sa voix la plus tendre, la plus pénétrante, tandis que ses traits enchanteurs exprimaient un amour passionné. — Oh ! si tu m’avais aimé, pourtant, telle aurait été notre vie, ô ma belle doña Juana ! ange pour moi, démon pour tous !…

— Albert, — reprit la jeune fille palpitant sous le brûlant regard de San-Privato, — je serai sincère ; je ne ressens pas pour vous ce que j’ai éprouvé pour Maurice. Je ne vous aime pas comme je l’ai aimé, non ; cet amour-là est mort avec la pauvre Jeane que vous savez ; mais je vous aime selon l’étrange attrait que vous m’avez inspiré la première fois que je vous ai vu. Peut-être cet amour est-il le véritable, peut-être est-il celui qu’il faut à votre doña Juana…

— Je te crois ! Joies du ciel… tu m’aimes ! s’écria San-Privato transporté, délirant, et serrant dans ses mains caressantes les mains fiévreuses de Jeane, qui, à cette pression, se troubla. — Tu m’aimes, je te crois ! — répéta Albert.

Mais soudain, tressaillant à une pensée soudaine, il abandonna les mains de Jeane, et murmura d’une voix accablée :

— Misérable fou que je suis ! tout à l’heure encore, je signalais le piége, et j’y tombe ; je suis dupe de ton infernale coquetterie…

— Albert… vous m’avez dit : J’aurais foi à votre amour si vous m’offriez votre main… » Je vous l’offre…

— Et demain, doña Juana, vous vous jouerez de votre promesse et du sot qui l’a crue.

— Je vous jure… et les serments que je fais, je les tiens… car j’ai aimé Maurice jusqu’à la fin ; je vous jure, Albert, que ma main est à vous.

— Ah ! si je pouvais vous croire !…

— Quoi !… douter de ma parole ?

— Vous avez eu pour moi, Jeane, de si sanglants mépris.

— Ces temps-là sont loin, Albert.

— Mais leur souvenir m’est toujours présent, et, quoi que vous disiez, malgré moi la défiance… Ah ! la déception serait pour moi si horrible !…

— Mon Dieu ! c’est à devenir folle. Il n’est donc aucun moyen de vous convaincre ?…

— Il en serait un, Jeane ; mais…

— Achevez…

— Oui, il est un moyen irrésistible, irrécusable, de me convaincre que vous m’aimez, Jeane, autant que je vous aime, que l’offre de votre main est sincère et qu’avant un mois nous serons mariés.

— Ce moyen, quel est-il ?

— Non, il est trop hardi, vous n’oseriez.

— Mais encore…

— Vous n’oseriez, vous dis-je.

— Vous devez cependant, Albert, être convaincu que maintenant l’audace ne manque pas à la nouvelle Jeane.

— Ah ! si vous aviez cette vaillance… oh ! alors, oui, je croirais à votre amour, je ne douterais plus de notre prochain mariage, et bientôt doña Juana compterait ses jours par ses succès, ses plaisirs et ses vengeances !

— Ce moyen, ce moyen ?

— Il faudrait d’abord quitter votre tante.

— Quitter ma tante… elle qui a pris soin de ma première jeunesse, et m’a traitée comme sa fille.

— En effet, tout à l’heure elle vous a rappelé ses bienfaits en des termes…

— Qui m’ont profondément humiliée, blessée, je l’avoue, et il me sera impossible maintenant d’oublier cet outrage ; une invincible froideur régnera désormais entre moi et la mère de Maurice, — répondit Jeane avec amertume.

Puis elle ajouta, pensive :

— Quitter ma tante… Et où irais-je ?

— Chez ma mère, — reprit San Privato d’une voix pressante. Ma mère serait si heureuse de vous accueillir ! Puis…

San-Privato fut soudain interrompu par Josette, qui entra vivement dans la chambre, en s’écriant :

— Mademoiselle, mademoiselle, quel bonheur ! c’est ce digne M. Delmare ; il demande à vous voir, ainsi que madame.

— Priez M. Delmare d’entrer, — répondit San-Privato à la servante, — et allez prier madame Dumirail de venir ici à l’instant.

Josette sortit pour exécuter les ordres d’Albert, qui, s’adressant à Jeane :

— Nous continuerons notre entretien après le départ de M. Delmare ; mais votre tante ne lui a pas écrit, il ignorait votre adresse, comment l’a-t-il découverte ?

— Je ne sais ; mais sa présence me serait désormais odieuse, intolérable, — répondit Jeane cédant encore moins peut-être à l’horreur que devait lui causer la présence de l’homme qu’elle regardait comme le meurtrier de son père, qu’au remords de sa conscience, lui reprochant d’oublier si tôt les sages et paternels conseils de son cher maître, et la légitime répulsion qu’il lui avait inspirée au sujet de San-Privato.

En ce moment, Charles Delmare et madame Dumirail entrèrent presque simultanément dans la chambre, par deux portes différentes.

Le premier regard de Delmare chercha Jeane et s’arrêta sur elle avec une expression de tendresse ineffable ; mais bientôt il tressaillit de surprise et son cœur se brisa en remarquant l’impression profondément répulsive que sa présence causait à sa fille ; cette évidente répulsion se manifestant aussi, quoique moins prononcée, chez madame Dumirail, Charles Delmare, à la vue de San-Privato, ne douta pas d’une nouvelle perfidie de ce dernier.

— Monsieur, dit à Delmare madame Dumirail d’un ton glacial, je n’ai pas eu l’honneur de vous écrire ; je suis donc très-étonnée de vous voir chez moi.

— Ma tante, — dit vivement Jeane au moment où son père s’apprêtait à répondre, — vous devez comprendre qu’il m’est impossible de rester un moment de plus ici.

La jeune fille se dirigea rapidement vers la porte communiquant au salon, et détourna brusquement la tête en passant devant Charles Delmare, qui, d’un regard navrant, tâchant de rencontrer les yeux de sa fille, lui dit d’une voix altérée :

— Mademoiselle Jeane, je…

— Ah ! laissez-moi, votre présence ici me révolte ! — s’écria la jeune fille avec un accent et un geste d’horreur.

Puis elle disparut dans la pièce voisine au moment où San-Privato disait tout bas à madame Dumirail :

— Rappelez-vous mes conseils ; accusez soudain et sans transition M. Delmare du meurtre de mon oncle Ernest, et vous aurez la preuve de ce que je vous affirme !


III

Charles Delmare, consterné de l’accueil de sa fille et prévoyant dès lors la révélation de son secret par San-Privato, fit cependant bonne contenance, et, répondant à la question de madame Dumirail :

— Inquiet de ne pas recevoir de nouvelles de vous, madame, et présumant que, dès votre arrivée à Paris, vous aviez dû vous rendre auprès de M. de Morainville, je me suis présenté chez lui, afin de m’enquérir de votre adresse. Il me l’a donnée ce matin, et…

— Monsieur, — reprit madame Dumirail tâchant de raffermir sa voix, — on vous accuse d’avoir, sous le nom de Wagner, tué en duel mon beau-frère, M. Ernest Dumirail. Donnez-moi votre parole d’honnête homme que le fait est faux, je vous croirai.

Les prévisions de Charles Delmare se réalisaient, son secret était connu de madame Dumirail ; il s’expliquait dès lors la cause de l’aversion que Jeane avait témoignée à son aspect. Il domina sa cruelle émotion et reprit :

— Madame, avant de répondre à votre question, il est de la dernière importance que vous entendiez quelques explications…

— Monsieur…

— Permettez, ma tante, — reprit San-Privato, voyant madame Dumirail disposée à écouter Charles Delmare, — toute explication est superflue ; monsieur doit se borner à déclarer, sous serment, s’il est, oui ou non, le meurtrier de M. Ernest Dumirail.

— En effet, monsieur, — dit madame Dumirail, — rien n’est malheureusement plus simple que la réponse que j’attends de vous.

— Au nom du salut de votre fils, madame, je vous adjure de m’écouter ! s’écria Delmare avec un tel accent d’autorité, que madame Dumirail, rappelée d’ailleurs au souvenir de ses angoisses par ces paroles d’un ami dévoué, en qui elle avait durant si longtemps placé sa confiance, lui répondit avec une curiosité inquiète :

— Je vous écoute, monsieur.

— J’ignore quelle a été, depuis votre séjour à Paris, la conduite de Maurice ; mais, s’il a failli, voilà celui qui l’a poussé au mal, — reprit Delmare indiquant San-Privato d’un geste accusateur. — Votre fils, Jeane et vous, madame, n’avez pas d’ennemi plus dangereux, plus acharné que cet homme !

— Qu’entends-je ! — reprit madame Dumirail frappée de l’évidente sincérité de Charles Delmare ; — quoi ! Albert serait notre ennemi ?…

— Monsieur Delmare intervertit singulièrement les rôles, — reprit d’un ton de froid dédain San-Privato ; — d’accusé, il devient accusateur !

— Croyez-moi, madame, il s’agit de vos intérêts les plus chers ! — dit Charles Delmare. — Répondez-moi, de grâce ! Maurice vous a-t-il donné ici quelques sujets de plainte ?

— Ah ! le malheureux enfant ! il m’a causé… il me cause des inquiétudes mortelles, — murmura madame Dumirail, ne pouvant contenir ses larmes. — À peine arrivé à Paris, une indigne femme, riche et titrée, lui a écrit sous un prétexte… et… que vous dirai-je, monsieur Delmare ? hier au soir, cette effrontée est venue chercher mon fils dans sa voiture, et, malgré mes prières, malgré mes ordres, malgré la douleur de Jeane, il est allé rejoindre cette créature ; elle l’a enlevé, pour ainsi dire, sous nos yeux. Ce n’est pas tout : il a découché cette nuit, et, ce matin, un grand nombre de marchands, envoyés par cette même femme, venaient exciter mon fils à de ruineuses dépenses.

— Madame, — dit Charles Delmare réfléchissant, — le nom de cette femme, le savez-vous ?

— La baronne de Hansfeld.

— Je ne l’oublierai pas ; mais, j’en jurerais, cette femme, qui semble vouée à la perte de Maurice, doit être l’instrument de M. San-Privato, que voici.

À cette accusation portée par Charles Delmare avec l’accent d’une irrésistible conviction, madame Dumirail, d’abord stupéfaite, jeta un regard de trouble et de crainte sur son neveu. Celui-ci, malgré son empire sur lui-même, ne put dissimuler la surprise inquiète que lui causait l’étrange pénétration du père de Jeane ; mais, reprenant bientôt son calme impassible et haussant légèrement les épaules, le jeune diplomate reprit :

— Ma bonne tante, vous êtes dupe d’un très-habile comédien, qui, mis en demeure d’articuler s’il est, oui ou non, le meurtrier de M. Ernest Dumirail, s’ingénie à vous dérouter en vous lançant dans les hypothèses les plus extravagantes ; car, enfin… je vous le demande un peu, quel intérêt puis-je avoir, moi, à ce que Maurice ait des maîtresses et des dettes ?

— Madame, écoutez bien ceci, — reprit Charles Delmare : — Peu d’instants avant son départ du Morillon, M. San-Privato m’a dit ces paroles… il va les nier… peu importe, les voici : « Monsieur Delmare, vous avez une grande influence sur M. et madame Dumirail, ainsi que sur Jeane et sur Maurice. Je veux que leur mariage soit définitivement ajourné, je veux que vous engagiez les parents de Maurice à l’envoyer à Paris. »

— Je veux, je veux ! — répéta madame Dumirail ébahie ; — mais de quel droit mon neveu vous imposait-il ainsi ses volontés ?

— Prenez garde, ma chère tante ! — dit San-Privato, cachant sous un sourire méprisant l’anxiété que lui causait la révélation de Charles Delmare, — prenez garde ! vous allez embarrasser monsieur en lui demandant de quel droit je lui dictais les intentions qu’il me prête, et que d’ailleurs je nie.

— Je m’attendais à cette dénégation ; je rappellerai seulement à madame Dumirail que, loin d’obéir aux volontés de M. San-Privato, j’ai tout tenté, afin de hâter le mariage de Jeane et de Maurice, et de détourner M. Dumirail des projets relatifs au changement de vocation de son fils ; ma rupture avec votre mari, madame, n’a pas d’autre cause.

— Hélas ! vos prévisions ne se sont que trop réalisées ! — répondit en soupirant madame Dumirail. — Maurice, à peine arrivé à Paris, reçoit une lettre de cette baronne…

— Elle est jeune et belle sans doute, madame ?

– Jeane l’a vue à la portière de sa voiture, et elle était, dit-elle, belle à éblouir, répondit madame Dumirail de plus en plus attentive aux paroles de Charles Delmare.

Celui-ci reprit :

— Eh bien ! madame, les provocations de cette femme, sitôt et si bien instruite de l’arrivée de Maurice à Paris, rapprochez-les des volontés que m’imposait M. San-Privato, alors qu’il prétendait me contraindre d’user de mon influence, afin de vous engager à envoyer votre fils à Paris, et dites, madame, dites si tout ne donne pas à penser que Maurice est victime d’une ténébreuse machination, tramée par l’homme que voici.

— Ah ! ce serait horrible ! s’écria madame Dumirail frappée des rapprochements signalés par Charles Delmare. — Ce matin encore, je disais à Maurice : « Cette femme jeune et timide, qui s’abandonne à vous si effrontément, doit être aussi vile que la dernière des courtisanes, ou bien elle fera de vous son jouet, sa victime peut-être… » Et il en serait ainsi, mon Dieu ! mon neveu aurait la perfidie de ?… Hélas ! ma pauvre tête s’égare au milieu de ces odieux soupçons ; mais ce qui est malheureusement certain, c’est que mon fils échappe à mon autorité, à ma tendresse ; il se perd, il est perdu !

— En vérité, ma chère tante, je ne comprends pas comment une femme de bon sens peut ajouter foi aux divagations de M. Delmare, lorsque cette réflexion si simple devrait vous venir à l’esprit… (en admettant même cette indigne calomnie, que je sois un perfide et méchant parent…) quel intérêt puis-je avoir à ce que Maurice fasse des sottises à Paris ?

— Cet intérêt, madame, vous allez le comprendre, — reprit Charles Delmare ; — M. San-Privato est amoureux de Jeane.

— Qu’entends-je ! — dit madame Dumirail abasourdie ; — Albert amoureux de ma nièce ?

— Oui, madame, et maintenant vous savez pourquoi M. San-Privato désirait l’ajournement du mariage des deux fiancés, vous savez pourquoi il comptait sur le voyage de Maurice à Paris, où il espérait l’exposer aux adroites séductions d’une femme qui le détacherait ainsi de Jeane.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! — murmura madame Dumirail effrayée, — tant de noirceurs sont-elles croyables ?

— Vous pourriez, ma tante, ajouter foi à ces inventions d’un homme qui, après avoir porté le deuil et le déshonneur dans notre famille, n’a pas craint de s’introduire dans l’intimité du frère et de la fille de sa victime ! Tant d’audace, tant d’hypocrisie ne vous donnent-elles pas la mesure de l’homme ? ne vous montrent-elles pas quelle créance on doit accorder à ses calomnies ? Vous vous seriez, ma tante, épargné le chagrin et le dégoût de les entendre, si, tout d’abord et ainsi que je vous le conseillais, vous aviez sommé M. Delmare de répondre oui ou non à l’accusation qui pèse sur lui ; car, enfin, le frère de votre mari a été tué par cet homme ; sa présence ici est intolérable… Jeane peut rentrer d’un moment à l’autre, et retrouver encore ici le meurtrier de son père.

Ces dernières paroles impressionnèrent madame Dumirail, de qui l’esprit était, d’ailleurs, bourrelé par tant de sinistres révélations, et elle dit à Charles Delmare :

— Monsieur, vous êtes homme d’honneur, répondez sincèrement. On vous accuse d’avoir tué en duel mon beau-frère ; est-ce vrai ?

— C’est vrai, madame, — répondit Charles Delmare ; — je l’avoue, j’ai eu ce malheur…

— Ah ! monsieur ! — reprit madame Dumirail en frémissant, — et, après un pareil malheur, vous n’avez pas craint de surprendre l’affection de notre famille, vous avez osé…

— J’ai osé, madame, m’efforcer de témoigner de mon dévouement à une famille dans le sein de laquelle j’avais involontairement porté le deuil, j’ai tenté d’expier ainsi ce meurtre fatal ; tel est mon crime. J’ai encore osé venir à Paris dans l’espoir de vous être utile, madame, et j’accourais vous offrir mon appui, afin de vous aider à conjurer les malheurs que je prévoyais… Le triste secret dont vous êtes instruite maintenant, M. San-Privato le connaissait depuis notre rencontre au Morillon, et, en me menaçant de le divulguer, il voulait me contraindre à user de mon influence pour vous engager à ajourner le mariage de Jeane et de Maurice et à envoyer celui-ci à Paris, où de si dangereuses séductions l’attendaient… Un dernier mot, madame : ce que l’on appelle les convenances vous défend maintenant de me recevoir, puisque vous savez que j’ai eu le malheur de tuer en duel votre beau-frère ; c’est à vous d’apprécier si vous devez sacrifier aux convenances l’intérêt de votre fils. Je l’aime comme mon enfant ; ses désordres, dont vous vous effrayez, m’alarment aussi, sans cependant m’ôter tout espoir de le ramener au bien. Je sais le nom de la femme dangereuse entre les mains de laquelle il est tombé. Je ne resterai pas inactif ; mon expérience de Paris, quelques anciennes relations que j’y ai conservées, me permettront de suivre Maurice où qu’il aille ; aussi, quoi qu’il advienne, mon action sur lui peut encore être salutaire ; mais cette action doit être concertée avec la vôtre, madame ; il faut pour cela que je vous voie souvent.

— Hélas ! monsieur Delmare, mon dernier espoir était en vous ; pourquoi faut-il que ce malheureux duel… ?

Et, s’interrompant, madame Dumirail ajouta :

— Cependant, lorsqu’une amitié dévouée m’offre une chance d’arracher mon fils au désordre, mon devoir de mère n’est-il pas d’accepter ?

— Quoi ! ma tante, vous vous laissez ébranler ? — dit vivement San-Privato. — Mais songez donc au chagrin, à la légitime indignation de mon oncle si, lors de sa prochaine arrivée ici, il y rencontrait celui qui…

— Mon Dieu, je n’ai pas besoin de vos conseils ; je suis d’âge à me conduire, — répondit impatiemment à Albert madame Dumirail. Vous devriez, mon neveu, vous rappeler les graves accusations que M. Delmare porte sur vous…

— Ces accusations sont des calomnies tellement dénuées de sens, que je ne daignerai plus non-seulement y répondre, mais y faire la moindre allusion, — dit froidement San-Privato ; — je me bornerai, ma tante, à vous déclarer que, dans le cas où vous cacheriez à votre mari que M. Delmare n’est autre que le prétendu Wagner, je parlerai, et mon oncle saura tout.

— Que m’importe ! — reprit madame Dumirail ; — est-ce que, en refusant le concours si utile de M. Delmare, je rendrai la vie à mon beau-frère ?

— Ah ! ma tante, je ne saurais, sans m’écarter peut-être du respect que je vous dois, vous dire quel sentiment m’inspirent vos paroles ; je me tais, je ne peux que gémir sur votre aveuglement, — reprit San-Privato.

Et il s’assit dans un fauteuil voisin de la porte du salon, laissée entr’ouverte par Jeane ; puis il cacha sa figure entre ses mains, comme s’il eût été accablé de l’énormité dont il accusait sa tante.

— Courage et espoir, madame ! — repartit Delmare à demi-voix ; il est temps encore d’arracher Maurice aux piéges qu’on lui tend rien n’est désespéré.

— Hélas ! ce matin encore, je croyais, comme vous, monsieur Delmare, que rien n’était désespéré : mon fils rougissait de son entraînement, il consentait, il demandait à retourner dans nos montagnes.

— Qui l’a donc fait changer de résolution ?

— Jeane.

— Comment cela ?

— Par ses duretés, par ses sarcasmes, — répondit toujours à demi-voix madame Dumirail ; — elle n’a pu pardonner à Maurice de s’être laissé captiver par cette maudite madame de Hansfeld. Aussi, ce matin, au lieu de se montrer indulgente pour mon fils, qui revenait à elle, Jeane l’a exaspéré en louant, en flattant son cousin Albert, et…

Mais, s’interrompant en jetant les yeux sur San-Privato, toujours assis près de la porte du salon, le front appuyé sur sa main, madame Dumirail ajouta tout bas :

— Venez dans ma chambre, monsieur Delmare ; nous serons seuls, je vous raconterai tout.

— Je devine et je tremble ! — pensait Charles Delmare en suivant madame Dumirail. — Orgueilleuse et fière, ainsi que l’est Jeane, elle n’aura pu pardonner à Maurice son égarement, et, afin de se venger, elle aura affecté de ressentir de nouveau quelque attrait pour San-Privato ; là est le danger pour elle. Ce penchant fatal, qu’avec tant de peine elle avait dominé, vaincu, peut maintenant renaître, et bientôt prendre un empire absolu sur ce jeune cœur, déjà si cruellement déçu et frappé dans son premier amour… Ah ! les conséquences de cette déception m’épouvantent ! elles peuvent légitimer aux yeux de Jeane d’exécrables représailles, la jeter dans un abîme de malheurs, et, misère de moi ! je ne puis plus avoir sur elle aucun ascendant salutaire. Je lui inspire et dois lui inspirer une insurmontable aversion : elle croit que j’ai tué son père ! Il me reste un moyen suprême de reconquérir à jamais la tendresse de Jeane et peut-être l’influence que j’avais sur elle ; mais, hélas ! devant ce moyen, je recule. Et pourtant il est le seul, le seul qui puisse arracher ma fille à l’infernale obsession de San-Privato ! Ah ! cet homme… cet homme, une fois encore, il me fait rêver le meurtre !


IV

Madame Dumirail s’entretint longtemps avec Charles Delmare, et lui raconta tous les événements survenus dans l’intimité de la famille depuis son arrivée à Paris. À ces confidences, il répondit par les conseils suivants :

— Toujours tenter d’agir sur Maurice par la persuasion, par la tendresse ; faire appel à son cœur et aux souvenirs de sa première jeunesse, si paisible et si heureuse ; se garder surtout de froisser l’ombrageuse susceptibilité de Jeane ; enfin, témoigner à San-Privato tant d’éloignement, qu’il suspende ses visites, et, au besoin, lui fermer la porte.

Charles Delmare, à ce sujet, ne cacha pas à madame Dumirail, qui les ignorait, les détails de l’ascension au col de Tréserve et l’audacieux aveu de San-Privato, afin que la noire scélératesse de ce dernier ne fût plus douteuse pour madame Dumirail. Enfin, il s’efforça surtout de combattre chez elle sa froideur croissante envers Jeane, mit en valeur les généreuses qualités qui la distinguaient, et affirma qu’à cette heure encore le bonheur de l’avenir de Maurice dépendait de son prompt retour au Morillon et de son union avec sa fiancée. Laissant ainsi madame Dumirail quelque peu rassurée, Charles Delmare lui promit de ne pas se borner aux conseils, d’y joindre, s’il le pouvait, l’action. Il devait revenir dans la journée ou dans la soirée, s’il découvrait quelque chose de nouveau ou de grave au sujet de Maurice ; et, en cherchant à se remémorer qui pourrait, parmi ses anciens compagnons de plaisir, le renseigner sur plusieurs points importants à ses yeux, Charles Delmare se rappela Richard d’Otremont, de qui, nous l’avons dit, il avait autrefois protégé les débuts dans la fashion parisienne, et il alla s’informer de la demeure de son ancien pu- pille, au club dont ce dernier faisait déjà partie lors de la prospérité du beau Delmare.

Madame Dumirail rentra dans le salon, décidée à suivre les avis de son conseiller, en se montrant aussi maternellement bienveillante pour Jeane que par le passé, et en témoignant d’une telle froideur envers San-Privato, qu’il s’abstînt désormais de toute visite. Elle le trouva s’entretenant avec la jeune fille ; l’animation de son teint, l’expression résolue, presque hautaine, que prirent ses traits à l’aspect de sa tante, frappèrent celle-ci de surprise, et Jeane lui dit soudain d’une voix brève et ferme :

— Ma tante, permettez-moi de vous adresser une question.

— Parle, mon enfant, — répondit affectueusement madame Dumirail, fidèle aux recommandations de son conseiller, — parle, je t’écoute.

— Est-il vrai que vous vous proposiez de recevoir M. Delmare ?

— Il se peut qu’il vienne me voir quelquefois, et le sujet de ses visites est tellement grave, que…

— Ma tante, — reprit Jeane interrompant madame Dumirail avec un accent de reproche amer, — me faut-il donc vous rappeler que cet homme a tué mon père ?

— Je comprends, je respecte tes scrupules, — reprit doucement madame Dumirail ; — mais il m’est impossible de renoncer aux visites de M. Delmare. Tu resteras dans ta chambre lorsqu’il viendra chez moi…

La jeune fille échangea un regard d’intelligence avec San-Privato. Tous deux d’ailleurs paraissaient surpris et contrariés de la modération de madame Dumirail : ils comptaient évidemment sur sa vivacité pour engager une discussion irritante. Jeane reprit d’un ton sardonique et de plus en plus agressif :

— Je vous sais du moins gré, ma tante, de votre remarquable esprit d’équité ; il me sera permis de me réfugier dans ma chambre pendant que vous vous livrerez à votre penchant amical pour le meurtrier de mon père. La morale est nouvelle : c’est à la victime de fuir modestement les regards du bourreau, c’est à moi de me cacher humble et confuse, et, qui sait ? repentante peut-être, devant l’homme qui m’a faite orpheline !

— Ah ! — reprit Albert, — ma tante reconnaîtra combien est fondée votre douloureuse indignation, ma chère Jeane… et elle s’empressera de fermer sa porte à ce M. Delmare.

— Si je ferme ma porte à quelqu’un, ce sera aux fourbes et aux méchants qui cachent leurs perfidies sous le masque de la parenté, — répondit sévèrement madame Dumirail à San-Privato. — Ceci s’adresse à vous, mon neveu.

— Je n’avais nullement lieu de le soupçonner, ma tante.

— Est-ce l’intérêt que me porte Albert qui lui mérite de si dures et de si injustes offenses ? — reprit Jeane. — Est-il en butte à votre animadversion, ma tante, parce qu’il a seul, ici, conscience et horreur de l’odieuse nécessité à laquelle vous prétendez me réduire ?

L’accent hautain, amer, presque insolent de la jeune fille, la parfaite entente qui semblait exister entre elle et son cousin, irritèrent madame Dumirail, ravivèrent le souvenir de ses griefs contre sa nièce, et, oubliant déjà les recommandations de Charles Delmare, elle reprit d’un ton de récrimination :

— Jeane, vous devriez vous montrer moins arrogante…

— J’ai beaucoup enduré jusqu’ici sans me plaindre ; mais, je l’avoue, ma tante, la résignation a ses bornes…

— Des reproches, mademoiselle ! — reprit vivement madame Dumirail. — N’oubliez pas que ce serait à vous de les endurer !

— Vous ne m’avez pas épargné cette cruelle humiliation, et, ce matin, vous ne m’avez que trop durement rappelé les services que vous m’avez rendus.

— Mademoiselle ! s’écria madame Dumirail, — c’est votre ingratitude qui vous a valu ces reproches !

— Moi, ingrate ? Ah ! madame, quoi que vous fassiez, vous ne parviendrez jamais à éteindre la reconnaissance dans mon cœur ; mais la reconnaissance a sa dignité. Si vous l’ignorez, je vous plains.

— Votre reconnaissance ! — reprit madame Dumirail ; — et comment, ce matin encore, l’avez-vous prouvée ? En poussant Maurice au désespoir, au lieu de l’encourager dans les bonnes résolutions.

— Suis-je donc destinée, madame, à subir tour à tour, au gré de son caprice, l’affection ou les dédains de votre fils ? — dit orgueilleusement Jeane ; — dois-je donc m’estimer trop heureuse lorsqu’il daigne me pardonner l’outrage et le mal qu’il m’a faits ?

— Vous avez, mademoiselle, perdu le droit d’accuser mon fils ; car, si vous l’aviez aimé comme il méritait de l’être, vous l’eussiez ramené à vous par la douceur, par la résignation ; mais non, c’est la jalousie au cœur, le sarcasme à la bouche, la colère dans les yeux, que vous l’avez accueilli, lorsqu’ensuite d’un moment d’égarement il revenait à vous, ce malheureux enfant !

— En effet, ma cousine, — reprit en ricanant San-Privato, — vous l’avez traité avec trop de rudesse, ce malheureux enfant de cinq pieds dix pouces ! Vous n’avez pas eu le tact assez délicat envers cet intéressant hercule, capable de tuer un bœuf d’un coup de poing.

— Oui, c’est moi que l’on accuse, — ajouta Jeane avec un redoublement d’amertume ; — c’est ma faute si Maurice a été assez ingrat pour oublier tant de preuves de mon amour ! assez lâche pour ne pas résister à une séduction ignoble ! assez vil pour placer si bas son affection ! assez niais pour être dupe d’une aventurière !

— Maudite soyez-vous ! — s’écria madame Dumirail, exaspérée par ces reproches de la jeune fille ; — vous avez causé tout le mal… C’est par ambition pour vous que mon fils a voulu venir à Paris, afin d’y suivre une brillante carrière.

— Un pareil reproche à moi, madame, lorsque votre mari m’a menacée de rompre nos fiançailles, de me renvoyer de votre maison, si je combattais les idées ambitieuses qu’il suggérait à son fils ! Mais, tenez, ne récriminons pas sur le passé : si pénible qu’il soit pour moi, le présent l’efface encore, grâce à l’horrible nécessité à laquelle vous voulez m’obliger ; mais il est des concessions qu’aucune puissance humaine ne m’arrachera jamais, Ainsi, madame, prenez garde !

— Des menaces, mademoiselle ?

— Non, madame, un avertissement.

— Qu’est-ce à dire ?

— Je veux dire, madame, que je ne resterais pas une heure dans une maison où je serais exposée chaque jour à me trouver face à face avec le meurtrier de mon père.

— Bien, ― dit tout bas San-Privato à la jeune fille, — ferme !… Allez jusqu’au bout.

— En un mot, — reprit Jeane, — je vous déclare, madame, que, si M. Delmare remet les pieds chez vous, je sortirai d’ici pour n’y plus revenir.

— Comment ! il ne me sera pas permis de recevoir chez moi qui bon me semble ?

— Vous recevrez qui vous voudrez, madame ; mais il me sera permis, à moi, de sortir de chez vous. Et, d’ailleurs, la rupture de nos fiançailles avec votre fils, les reproches si blessants que vous m’avez adressés ce matin, les récriminations qui s’élèveraient sans cesse entre nous, nous rendraient la vie commune intolérable.

— Ainsi, mademoiselle, vous m’imposez une alternative ?

— En un mot, ma tante, — reprit San-Privato, — par suite des motifs qu’elle vient d’exposer, et dont je reconnais la gravité, ma cousine, au nom de sa dignité blessée, au nom du respect dû à la mémoire de son père, ne jugeant plus ni convenable ni possible de demeurer près de vous, préfère aller demeurer près de ma mère.

— Telle est, madame, ma résolution, — ajouta Jeane d’une voix ferme, — si vous persistez à…

— Vous êtes une misérable ingrate ! — s’écria madame Dumirail exaspérée, — vous êtes une créature sans cœur ! Je vous ai traitée comme ma fille ; vous me voyez accablée de chagrins, bourrelée d’angoisses ; vous pouviez m’aider à conjurer les malheurs que je redoute, et vous m’abandonnez ! Eh bien ! partez, partez donc ! je ne m’y oppose pas ; vous me faites horreur, vous n’avez jamais aimé mon fils ! Ah ! maintenant que votre caractère se révèle dans toute sa noirceur, je crois, Dieu me pardonne, que je me consolerais de ce que Maurice a été dupe de cette madame de Hansfeld, en songeant que du moins il ne sera jamais votre mari ! Vous eussiez fait son désespoir, sa honte peut-être ! Tenez, vous serez la digne fille de votre mère, vous ne vaudrez pas mieux qu’elle ! Ah ! malheur, malheur à qui vous épousera !

— Grand Dieu ! — reprit Jeane en interrogeant San-Privato d’un regard de stupeur, — l’ai-je bien entendu ?… on outrage ma mère !

— Ah ! c’en est trop ! — dit San-Privato, — vous ne pouvez, Jeane, après une pareille insulte, demeurer une heure ici.

— Et qu’osez-vous donc, madame, lui reprocher, à ma mère ? — s’écria la jeune fille impérieuse, irritée, presque menaçante, faisant un pas vers madame Dumirail. — Les services que vous m’avez rendus vous donnent-ils le droit de calomnier un ange de vertu, d’insulter la mémoire d’une femme qui n’est plus ?… Ah ! je vous dis, moi, que vous mentez, madame ! Je vous dis, moi, qu’en voulant m’inspirer des doutes sur l’honneur de ma mère, vous commettez une action infâme !

— Malheureuse ! — s’écria madame Dumirail outrée de ces reproches. — sachez donc que, si quelqu’un doit être accusé d’infamie, c’est la femme adultère ; sachez donc que votre mère…

Madame Dumirail s’interrompit, regrettant, mais trop tard, de s’être laissé entraîner par la colère à une déplorable révélation, tandis que Jeane, palpitante d’indignation et de douleur, reprenait, s’adressant à sa tante, d’une voix altérée :

— Achevez donc, madame ! Qu’avez-vous à m’apprendre sur ma mère ?… Mais vous vous taisez… Béni soit Dieu ! votre vague calomnie ne repose sur aucune preuve. Je quitterai du moins cette maison sans que ma tendre vénération pour ma mère ait été altérée.

Puis, malgré son orgueil et son irascibilité, la jeune fille, faisant, malgré elle, un retour sur le passé, au moment de quitter madame Dumirail, qu’elle avait si tendrement aimée, elle ajouta d’une voix légèrement attendrie :

— Adieu, madame ! Votre silencieux et tardif remords me permet de vous pardonner l’iniquité de vos accusations contre la mémoire de ma mère. Quant aux injustes et humiliants reproches que vous m’avez adressés, je les oublie pour me rappeler que, pendant trois ans, vous avez eu pour moi les bontés d’une mère. Adieu, madame !…

Jeane prit son chapeau, dont elle se coiffa précipitamment, tandis qu’Albert lui jetait son mantelet sur les épaules, en disant :

— Venez, Jeane ! vous trouverez chez ma mère le seul asile qui, maintenant, soit pour vous convenable.

— Ma nièce, vous ne devez pas quitter cette maison avant le retour de mon mari ! — dit madame Dumirail regrettant d’avoir concouru, par la vivacité de ses paroles, à la détermination de Jeane, pour qui elle ressentait, d’ailleurs, un véritable attachement. — Vous avez été confiée à la tutelle de votre oncle, lui seul décidera si vous resterez ou non ici. Je conviendrai, d’ailleurs, volontiers, qu’aigrie par le chagrin et en proie aux cruelles inquiétudes dont, mieux que personne, vous savez la cause, j’ai pu manquer de mesure dans les termes que j’ai employés à votre égard, et qu’en parlant de votre mère je me suis sans doute mal expliquée, car je ne fais allusion qu’à certains défauts de son caractère. Ce loyal aveu, je l’espère, changera votre résolution…

— Il est trop tard, madame, — reprit tristement Jeane ; — je n’aurais aucun asile assuré, qu’après ce qui s’est passé entre nous… et bien que je vous pardonne l’injustice de vos reproches, je ne resterais pas ici ; ma dignité s’y oppose.

— Rester dans cette maison où l’on vous a abreuvée d’outrages ? commettre une insigne lâcheté, vous, si fière, si courageuse ? Est-ce que c’est possible ? — ajouta San-Privato en offrant son bras à la jeune fille, qui le prit et s’éloigna, malgré les prières, les injonctions de madame Dumirail, qui s’écria, la suivant du regard :

— Cours donc à ta perte, malheureuse folle ! Va… et que ton sort s’accomplisse ! Ah ! je n’en doute plus, M. Delmare disait vrai : Albert est épris de Jeanne ; il a tout fait pour la désaffectionner de Maurice, et il veut, sans doute, se marier avec elle. Soit… jamais je ne regretterai pour mon fils une pareille épouse !

 

— Enfin, tu es à moi, Jeane ! — pensait San-Privato triomphant, en conduisant chez sa mère la jeune fille, qu’il regardait déjà comme sa proie. — Ah ! si tant d’heureuses circonstances n’avaient concouru à te faire tomber dans le piége, j’aurais frémi en songeant à quelles extrémités tu aurais pu me réduire ; car, pour mon bonheur, pour mon repos, jamais tu ne soupçonneras de quel amour forcené je t’ai aimée, Jeane. Je parle de cet amour au passé, parce que bientôt, et avant ce prétendu mariage que la pauvre doña Juana a pris au sérieux, la possession aura éteint cette passion dont la violence parfois m’épouvante !

 

— Ô Maurice ! — pensait aussi Jeane à part soi en marchant aux côtés de San-Privato, — frère chéri de mon adolescence, tendre ami de ma première jeunesse ! je suis trop fière, trop exclusive en amour pour te pardonner ton inconstance. C’est elle que je hais en toi. Je voulais en tirer vengeance, et pourtant je t’aime encore, je t’aimerai toujours de ce pur et premier amour que l’on ne ressent qu’une fois en la vie. Ah ! son doux et cher souvenir sera la perle, le trésor caché de mon cœur. Oui, je t’aime encore, Maurice, mais je t’estime trop pour t’épouser ; car, maintenant je ne me sens plus digne de toi ; mes mauvais instincts, éveillés par l’âcreté de la douleur et grandis à la voix diabolique d’Albert, me dominent à cette heure et me domineront de plus en plus ; mais, rassure-toi, si quelque jour tu me regrettes, si tu souffres de mon abandon, tu seras vengé ! San-Privato me croit en ce moment sa dupe ! Il croit que bientôt il fera de moi sa maîtresse, grâce à une feinte promesse de mariage. Il sera terriblement puni de sa présomption et de sa perfidie ! Je satisferai le vif attrait qu’il m’inspire et dont je ne rougis plus, hélas ! comme d’une pensée honteuse ; mais, aussi vrai que ton nom, ô Maurice ! fera toujours battre mon cœur, quel que soit l’avenir, je serai, non la maîtresse, mais l’épouse de San-Privato, et, le premier, il subira, pour son malheur, l’effrayant empire de doña Juana, dont il aspire à devenir le complice… Innocent roué ! candide scélérat ! doña Juana, son goût satisfait, fera de toi un jouet avili, ridicule et surtout désespéré. Alors, nous serons vengés tous deux, Maurice ! car, sans l’exécrable influence de ce tentateur, notre vie se fût écoulée au Morillon, aussi pure, aussi paisible, aussi heureuse qu’elle sera tourmentée, orageuse et peut-être criminelle !


V

Richard d’Otremont avait tenu parole et convié au souper, qu’il donnait à la Maison d’Or à madame de Hansfeld et à Maurice, quelques membres influents du club dont il faisait partie et à qui le jeune provincial devait être présenté.

Le souper, splendidement servi, durait depuis une heure, Antoinette avait amené, en manière de chaperon, sa dame de compagnie, grande femme maigre, compassée, réservée, n’ouvrant la bouche que pour boire, manger ou répondre : « Oui, » ou « Non, madame la baronne ! »

Maurice, placé à côté de madame de Hansfeld, éblouissante de parure et de beauté, était déjà presque transformé en homme à la mode ; renonçant soudain, durant la matinée, à ses bonnes résolutions, et quittant l’hôtel des Étrangers, malgré les supplications de sa mère, il s’était rendu chez madame de Hansfeld. Celle-ci, exploitant l’irritation dont il était transporté contre sa fiancée, dissipa très-facilement, par les habiles feintes d’une adorable tendresse, les vagues appréhensions élevées dans l’esprit du jeune provincial au sujet de l’incroyable et presque inquiétante facilité de sa conquête, le décida de louer provisoirement, très à proximité de l’hôtel qu’elle occupait, un appartement garni, où se rendirent de nouveau les fournisseurs ; ils reçurent de Maurice de forts à-compte sur leurs factures moyennant la somme provenant de son emprunt usuraire. M. Simon, le valet de chambre, mandé de nouveau près de son jeune maître, le coiffa, le rasa, l’habilla, et, grâce à sa mâle et belle figure, rehaussée par une élégance du meilleur goût, Maurice, nous le répétons, possédait déjà les dehors d’un homme à la mode ; cependant, sa timidité, jointe à l’espèce d’éblouissement que lui causait son éclatant succès auprès de madame de Hansfeld, le rendirent d’abord silencieux ; puis, peu à peu, sa langue se délia, Antoinette lui versait fréquemment de pleines rasades de vin de Champagne glacé, l’engageant, avec le plus séduisant sourire, à lui faire raison, et, de temps à autre, à la faveur de l’ombre projetée par la table, elle caressait du bout de sa bottine le pied de Maurice ; le regard de celui-ci étincelait alors ; ses traits, déjà fort animés, devenaient pourpres et trahissaient, aux yeux des malins convives, la trop grande ingénuité de ses sensations.

L’amphitryon du souper, Richard d’Otremont, pouvait à peine cacher sa méchante humeur, quoiqu’il s’efforçât de la dissimuler, autant par orgueil que par convenance. Il s’était en vain plusieurs fois présenté chez Antoinette, depuis qu’avec un effroyable cynisme elle lui avait promis de couronner sa flamme s’il tuait en duel Maurice Dumirail avant huit jours.

Les amis de M. d’Otremont n’ignoraient pas qu’il s’occupait beaucoup d’Antoinette. Elle n’était pas de ces femmes dont la position sociale commande le secret à leurs adorateurs ; or, la physionomie candidement triomphante de Maurice et les regards plus que compromettants que madame de Hansfeld, qui affichait et affectait par calcul sa passion apparente pour le jeune provincial, révélèrent bientôt la vérité aux moins clairvoyants des convives ; tous s’aperçurent du rôle ridicule que jouait, dans cette occurrence, Richard d’Otremont, invitant pour ainsi dire ses amis à souper, afin de les rendre témoins du succès de son rival, qu’il leur avait à l’avance chaudement recommandé comme candidat à leur club.

Ceux qu’on appelle des amis, dans un certain monde, se réjouissent généralement de nos déconvenues, de nos mécomptes, et plus d’un malin regard échangé entre les amis de M. d’Otremont, fut surpris par lui ; il se voyait le jouet d’Antoinette, qui l’humiliait aux yeux de tous par les préférences effrontées dont elle accablait Maurice ; aussi le violent dépit, la sourde irritation que ressentait Richard allèrent croissant, bien qu’encore contenus en lui par les habitudes de la bonne compagnie.

Maurice, accoutumé à une extrême sobriété, n’ayant jamais bu d’autre vin que les légers produits du vignoble du Jura, commençait, grâce aux fréquentes libations que lui imposait Antoinette et à l’animation du banquet, à sentir une pointe d’ébriété qui, d’ailleurs, lui laissant encore complétement l’usage de sa raison, exaltait seulement en lui la conscience du bonheur dont il jouissait en ce moment, à savoir : de posséder pour maîtresse l’une des plus jolies femmes de Paris ; de n’avoir rien à envier à l’élégance des coryphées de la jeunesse dorée ; d’être de prime-saut accueilli parmi elles avec une aimable courtoisie ; enfin, de penser que ce joyeux souper n’était que l’inauguration d’une vie de plaisir et d’amour, complétée par les raffinements de l’élégance et du luxe, grâce aux nouveaux emprunts usuraires qu’il se promettait de contracter.

Le jeune montagnard écoutait avec une avide curiosité l’entretien suivant, auquel son ignorance des personnes et des choses ne lui permettait pas de prendre part, mais qui offrait un fidèle spécimen de l’existence de la fashion parisienne à cette époque :

— Vous savez que Raoul a perdu deux mille louis au lansquenet ?

— Il le pouvait d’autant mieux qu’il en avait gagné trois mille sur Old-Nik, favori des dernières courses de Chantilly.

— À propos de ces dernières courses, savez-vous que Saint-Alphonse et ses amis, tous gris comme des templiers, sont allés, au milieu de la nuit et bien munis de fusées, de pétards, d’échelles, faire le siége en règle de la maison louée par Mareuil pour la huitaine des courses ?

— Je le sais si bien, que je comptais parmi les assiégés ! Notre défense a été héroïque ! Nous avons jeté la vaisselle, les tables et les chaises par les fenêtres ; mais, une fusée des assiégeants ayant mis le feu au grenier de notre maison, ils ont profité du tumulte pour enfoncer la porte, briser les fenêtres… et la place a été obligée de se rendre.

— Et les frais de la guerre, qui les a payés ?

— Les deux généraux en chef : Mareuil et Saint-Alphonse. Ils en ont été quittes pour une centaine de louis d’indemnité, accordés au propriétaire.

— Quelle amusante folie ! — pensait Maurice. — Mais patience ! Les courses de Chantilly ont lieu tous les ans ! Et je serai l’un des héros du siége, l’an prochain !

— En parlant de Mareuil, avez-vous vu le ravissant petit hôtel qu’il a donné à Carabine ?

— À quelle Carabine ? à celle qui a les yeux noirs, les cheveux blonds et une si jolie taille ?

— Nécessairement… C’est la seule vraie Carabine ; les autres sont des contrefaçons.

— J’ai vu l’hôtel, c’est une merveille d’élégance. J’assistai à la fête d’inauguration donnée par l’idole du lieu. Les plus jolies femmes des petits théâtres y assistaient. C’était on ne peut plus décolleté. Il y a eu ensuite un petit souper réservé entre intimes, et tout ce que je peux dire, en présence de madame de Hansfeld, c’est que, si le bal a été décolleté, la fin du souper a été…

— Il suffit, dit vivement madame de Hansfeld ; mais laissons là, de grâce, ces scandales de bas lieu ; parlons des femmes de la société. C’est d’une immoralité décente ! Voyons, messieurs, quoi de nouveau ?

— Qu’elle a d’esprit ! — se dit Maurice. — Ah ! bientôt, moi aussi, j’aurai mon anecdote à raconter. Combien j’ai honte de mon silence !

— Vous savez, messieurs, que le Tigre a trouvé…

— Quel tigre ?

— Eh ! parbleu ! Justine Bardou, surnommée le Tigre.

— C’est charmant ! Il n’y a qu’un Paris au monde ! — pensait Maurice cédant à l’hilarité d’une demi-ivresse ; — dire qu’en parlant de Carabine et de Tigre, il s’agit de femmes !

— Donc, le Tigre a trouvé, chez Dorneville, en furetant ses papiers, des lettres très-compromettantes de la duchesse… de…

Trois Étoiles ! soyez discret, mon cher.

— Dites donc tout bonnement : la duchesse de Hauterive ; nommer Dorneville, n’est-ce pas la nommer ? — reprit madame de Hansfeld.

Et, jetant un regard fixe et ardent sur Maurice :

— Le nom de l’amant dit le nom de la maîtresse ! et je gage, cher Maurice, que peut-être les indiscrets ou les envieux pourraient déjà, en entendant citer votre nom, le faire suivre d’un nom de femme… Qu’en pensez-vous, monsieur d’Otremont ?

Richard pâlit, fut sur le point d’éclater ; cependant se contint encore et répondit froidement :

— Il est, en effet, madame, des noms de femmes qui se complètent forcément par le nom de leur amant, ou par quelque épithète…

— Et de quelle nature… cette épithète, mon cher monsieur ?…

— De la nature de la femme, chère madame.

— Ce n’est pas très-clair, cher monsieur.

— Je serai, chère madame, une autre fois plus compréhensible.

— Je demande la fin de l’aventure du Tigre et de la duchesse de Hauterive, — reprit l’un des convives. — Écoutons.

— Écoutons… écoutons…

— Voici donc la fin de l’aventure Le Tigre ayant mis sa griffe sur les lettres de la duchesse de Hauterive, a nettement déclaré à Dorneville que, si celui-ci ne lui donnait pas cinq cents louis avant le lendemain, pour tout délai, elle enverrait au duc la correspondance amoureuse de sa femme.

— Diable ! cinq cents louis… Dorneville a mangé son troisième et dernier héritage, somme toute, environ deux millions ; il est criblé de dettes ! jamais il n’aura trouvé cinq cents louis à emprunter.

— Au contraire, il les a trouvés.

— Et quel est l’infortuné assez abandonné de Dieu et des hommes pour avoir prêté cette somme à Dorneville ?

— Le duc.

— Quel duc ?

— Le duc de Hauterive

— Lui… le mari ?

— Quoi !… lui… si avare, il a prêté à Dorneville ?…

— Les cinq cents louis.

— Allons donc, c’est une fable !

— Rien n’est plus vrai. Vous savez combien Dorneville est roué ; il prend un air sombre, sinistre, et s’en va chez le due, avec qui, d’ailleurs, il est intimement lié, depuis que…

— Depuis qu’il est l’amant de la duchesse, ajoute madame de Hansfeld ; c’est dans l’ordre naturel des choses.

— Évidemment. Or, Dorneville, dans une scène des plus pathétiques et jouée par lui en comédien consommé, apprend au due comment le Tigre, ayant découvert et soustrait chez lui, Dorneville, des lettres d’une femme du monde, de qui le nom doit rester inconnu, ledit Tigre exigeait cinq cents louis ; faute de quoi, elle enverrait au mari la correspondance amoureuse de sa femme. Que vous dirai-je ? Dorneville fut si admirable dans son rôle, parut si désespéré en parlant de se brûler la cervelle s’il ne trouvait pas les cinq cents louis dans la journée, que le malheureux duc, apitoyé, attendri, prêta, malgré son avarice, la somme à Dorneville, qui racheta du Tigre les lettres de la duchesse.

Cette anecdote fut accueillie par une hilarité générale, que, seul, M. d’Otremont, de plus en plus préoccupé, ne partagea pas. Maurice, loin d’être révolté, ainsi qu’il l’eût été naguère, de la cynique bassesse et de l’ignoble supercherie du héros de cette scandaleuse aventure, vit en lui un charmant vaurien, dont il envia l’audace et la rouerie.

— Diable de Dorneville ! — reprit l’un des convives ; — il est vraiment déplorable de voir des gens comme lui, ruinés. Il entend si bien la vie, le grand luxe et l’exquise élégance !

— Moi, je déclare qu’un pays vraiment civilisé allouerait à Dorneville une pension de cinq à six cent mille francs, en l’obligeant de tenir une école de luxe modèle, afin d’apprendre aux jeunes gens à se ruiner, du moins avec goût et discernement.

— Vous rappelez-vous le dernier attelage qu’a eu Dorneville, son curricle à pompe[5] ?

— Je n’ai rien vu de plus complet, de plus ensemble, de plus admirable, que ces deux chevaux noirs !

— Parbleu ! ils avaient coûté, à Londres, neuf cents guinées chez Tatersall ; je le tiens de Tatersall lui-même.

— Mes très-chers, nous parlons de beaux chevaux. Qui de vous a vu chez Moïse un ravissant hack bai doré ?… Je ne connais pas à Paris de plus joli cheval de promenade.

— M. Dumirail est l’heureux possesseur de cette charmante monture, à ce que m’a dit Moïse, — reprit l’un des convives, — et il a aussi acheté un cheval de suite non moins remarquable !

— Bravo ! monsieur Dumirail, vous êtes un fin connaisseur !

— Voilà, pour un débutant, un commencement d’écurie qui promet !

— Ah ! messieurs, — répondit Maurice avec modestie, quoique enchanté de son succès hippique, — je tâcherai, pauvre provincial que je suis, de mériter vos encouragements…

— Tous les débuts de Dumirail sont et doivent être, ce me semble, fort heureux, — reprit avec un sourire significatif madame de Hansfeld ; — car il a eu pour parrain et marraine le bon goût et la bonne grâce. Ainsi, en amitié, il a débuté par conquérir l’estime et l’affection de ce cher M. d’Otremont, qui, ce soir, rêve sans doute à ses amours, car c’est à peine s’il prend part à notre entretien, et paraît étrangement préoccupé.

— Vous me faites trop d’honneur, madame, de songer à moi, — répondit d’une voix contenue Richard d’Otremont en proie à une violente lutte intérieure ; — je suis, en effet, fort préoccupé.

— Peut-on, sans indiscrétion, cher monsieur d’Otremont, de cette préoccupation connaître la cause ?

— Cette cause est fort simple, chère madame : c’est la question de savoir quelle limite peut atteindre la patience humaine.

— Oh ! s’il en est ainsi, je serais aux regrets de troubler vos méditations philosophiques, reprit madame de Hansfeld, qui ne voulait pas encore pousser à bout Richard d’Otremont.

Un des convives, pressentant, à la pâleur et à la contraction des traits de l’amphitryon, qu’un orage allait ou pouvait éclater, tâcha de changer le cours de l’entretien en disant :

— On me citait hier, messieurs, un mot charmant de Duhamel.

— Voyons le mot !

— Vous connaissez la sordide avarice de son père ?

— Elle est proverbiale.

— Un soir de l’hiver passé, par un froid atroce, Duhamel, encapé jusqu’aux oreilles dans une pelisse fourrée, rencontra son père, aussi légèrement vêtu que de coutume, à savoir, d’une vieille petite redingote râpée. Ce bonhomme, jetant un regard narquois sur les fourrures de son fils, lui dit : « Quelle mollesse !… ne pouvoir, à votre âge, braver le froid ! tandis que, moi, je l’affronte intrépidement… Mais aussi, j’ai une santé de fer, ajouta le bonhomme se frappant la poitrine, — j’ai un coffre à vivre cent ans, moi ! — Vous ne savez jamais que me dire des choses désagréables !… » répond d’un ton piteux Duhamel à cette menace de longévité paternelle.

— Bravo ! bravo ! — reprirent les convives en riant ; — le mot est ravissant !

— Moi, messieurs, je préfère le mot du marquis de Stopfort, fils aîné du duc de Middlesex ; il attendait impatiemment de lui son énorme héritage. L’un des amis du marquis l’aborde un jour et lui dit : « J’arrive de France ; je n’avais pas vu votre père depuis longtemps, je l’ai rencontré hier, en voiture, à Hyde-Park ; il m’a paru si changé, si souffrant, si maladif, que l’on doit concevoir les craintes les plus sérieuses sur sa santé… — Flatteur ! » répondit le marquis à son ami.

Une explosion générale d’hilarité, à laquelle Maurice prit largement part, accueillit ce lazzi féroce, cette plaisanterie parricide, et l’un des convives reprit :

— À propos de Stopford, vous savez, messieurs, que le premier hunts-man[6] de notre équipage projeté sort de chez le marquis ?

— Il aura été là à une excellente école. Il faudra que M. Dumirail soit de nos chasses par souscription. Nous montons, à Versailles, un équipage anglais par souscription, nous aurons cinquante stag-hounds[7] de première vitesse.

— Je serai trop heureux, messieurs, d’être des vôtres, — répondit Maurice, — car j’aime passionnément la chasse.

— En ce cas, monsieur Dumirail, il faudra que vous fassiez aussi partie de notre tir aux pigeons ?

— Et, si vous voulez profiter de la place vacante que le départ de Nerval laisse dans notre loge d’avant-scène à l’Opéra, mon cher monsieur Dumirail, nous vous recevrons avec grand plaisir parmi nous, en vous faisant remarquer que les locataires des loges d’avant-scène jouissent de l’inappréciable avantage d’avoir leurs entrées sur le théâtre et dans le foyer de la danse.

— Le foyer de la danse ! ce véritable paradis de Mahomet, ce lieu envié du vulgaire, où pullullent les plus séduisants des rats

Et, remarquant l’ébahissement de Maurice, le convive ajouta :

— Le rat d’Opéra est une espèce de rongeur particulière à cette localité, il est à deux pieds…

En un mot, cher monsieur Dumirail, afin de vous expliquer cette énigme, on appelle rats, en argot de coulisse, les jeunes comparses, lorsqu’elles atteignent l’âge de quinze à seize ans. Il y en a de bien charmantes, ainsi que vous le verrez, cher monsieur Dumirail, et…

— Messieurs, j’en suis désolé pour vous et pour les rats, — reprit madame de Hansfeld, — mais M. Maurice a bien voulu accepter une place dans ma loge à l’Opéra, et j’ai la prétention de croire que ni vous, ni tous les rats du monde ne me le ravirez. Oh ! je saurai vaillamment défendre ma conquête !… — ajouta madame de Hansfeld en souriant et versant une nouvelle rasade de vin de Champagne à Maurice.

Celui-ci, honteux du silence qu’il avait jusqu’alors gardé, fit un suprême effort afin de vaincre sa timidité, puisa dans sa naissante ivresse une certaine assurance, se dressa debout, leva vers le plafond la coupe de cristal remplie par Antoinette, et, lui jetant un regard passionné, s’écria :

— Messieurs, je bois à l’amour ! je bois au bonheur de ceux qui sont assez heureux pour posséder une belle maîtresse ! je bois à vous, ô grands docteurs en l’art de bien vivre, c’est-à-dire de jouir… car à quoi bon vivre, sinon pour jouir ?

— Bravo ! monsieur Dumirail ! crièrent les convives, — bravo ! vous êtes digne d’être reçu membre de la joyeuse confrérie des viveurs !

— J’en accepte le trop flatteur augure, messieurs, et je termine mon toast en buvant à Paris ! — poursuivit Maurice de plus en plus animé par les acclamations des convives ; — Paris, ville enchantée ! pays des métamorphoses magiques !… Oui ! car enfin, messieurs, voyez-moi, qu’étais-je avant ma transformation en modeste apprenti viveur… oui, qu’étais-je ? voulez-vous le savoir ?

— Parlez ! parlez !

— J’étais un pauvre sot de montagnard ! élevé dans les principes niais, principes d’une morale surannée, fort épris de la vie rustique ; hélas ! je n’en connaissais pas d’autre ! je professais, en toute naïveté d’âme, le culte assommant des vertus champêtres et des plaisirs bucoliques.

— Ah ! ah ! ah ! très-bien !… bravo !… c’est très-drôle !

— J’avais pour perspective cette honnête et surtout désopilante existence résumée par la classique épitaphe : Il fut bon père et bon époux ! — ajouta Maurice surexcité par la double ivresse du vin et des applaudissements de ses nouveaux amis, — voilà ce que j’étais, hélas ! Mais, à cette heure, métamorphosé par la magique influence de Paris, que suis-je ? Eh ! morbleu ! mes maîtres ! je suis sage et j’étais fou ! de sot je suis devenu sensé : maintenant, je préfère, ô miracle ! le plaisir à la peine ! le loisir au travail, l’amusement à l’ennui, l’or aux gros sous, la vie à la mort ; car, voyons, est-ce que ce n’était pas la mort, que l’assommante monotonie de mon existence rustique ? Et qu’est-ce que la vie, sinon une admirable maîtresse, l’éclat du luxe, les beaux chevaux, l’Opéra, le club, la chasse, les fins soupers, les gais amis ! Ainsi, je veux faire resplendir à tout prix ma flambante jeunesse ! Non, pardieu ! je n’attendrai pas, pour manger joyeusement mon bien, que mes dents soient tombées ! Au fait, pouvoir, grâce à l’usure, dépenser son héritage du vivant de ses parents, n’est-ce pas s’épargner la tentation féroce de désirer leur fin ? Donc, je bois à vous, mes maîtres dans l’art de vivre ! Je disais, dans la niaiserie de ma jeunesse : « Laboureur je suis né, laboureur je mourrai ; je dis, aujourd’hui : « Viveur je suis, viveur je mourrai ! »

Maurice se rassit triomphant au milieu des applaudissements des convives, et madame de Hansfeld lui versa une nouvelle rasade de vin de Champagne.

VI

« Les morts vont vite ! » dit la ballade allemande. Les vivants aussi vont fort vite, lorsqu’ils se laissent entraîner par la fougue de leurs passions. Ainsi, la profession de foi de Maurice, quoique empreinte de l’exaltation d’une ivresse croissante, offrait l’expression sincère, immuable de ses vœux actuels et à venir. On objectera, sans doute, que l’excellent naturel de Maurice et les bons principes de sa jeunesse le devaient défendre d’une si brusque défaillance à son passé. Mais, si l’on songe à l’impétuosité de son tempérament et surtout à la puissance des séductions dont il était entouré, l’on conviendra qu’à moins d’être doué d’une trempe de caractère exceptionnelle, ce jeune homme de vingt ans, organisé ainsi qu’il l’était et placé entre la tentation qui, la ceinture dénouée, le regard lascif, le sourire provoquant, lui disait : « Jouis !… » et l’austère abstention, qui lui disait : « Contiens-toi, prive-toi, » le choix de Maurice non-seulement ne pouvait être douteux, mais devait être aussi prompt que durable, car rien de plus rapide, de plus pénétrant, de plus tenace que la convoitise du plaisir ; aussi Maurice en était-il déjà venu à ne plus concevoir pour lui d’autre existence que celle de la jeunesse dorée de Paris.

Richard d’Otremont, malgré son parfait savoir-vivre et son empire sur lui-même, avait plusieurs fois senti sa patience à bout, en entendant madame de Hansfeld le poursuivre d’allusions piquantes, et aggraver ainsi le ridicule dont il souffrait cruellement ; il éprouvait aussi une sourde irritation contre son ingénu et triomphant rival ; mais, se souvenant des propositions sanguinaires d’Antoinette, rejetées par lui avec indignation, et résolu à ne plus servir d’instrument aux noirs projets de cette créature, en cherchant querelle à Maurice, se disant, qu’après tout, il avait tort de se courroucer contre ce jouvenceau, parce qu’il profitait d’une bonne fortune inespérée ; Richard était donc parvenu jusqu’alors à refréner ses ressentiments. Madame de Hansfeld, voyant l’animation de Maurice s’accroître ensuite des applaudissements accordés à sa profession de foi de viveur, dit à M. d’Otremont, qui seul restait soucieux et froid :

— Excusez-moi de troubler encore vos méditations philosophiques sur les limites de la patience humaine, cher monsieur d’Otremont ; mais, en vérité, votre silence commence à m’inquiéter. Vous, l’un des plus brillants soupeurs que je connaisse, vous êtes, ce soir, incroyablement terne ; jamais amphitryon n’eut l’air plus piteux.

Puis, se tournant vers Maurice :

— N’est-ce pas, cher, qu’il n’est pas amusant du tout, ce pauvre d’Otremont ?

— Ma foi, madame, tout ce que je sais, c’est que le souper que nous donne M. d’Otremont est charmant ; aussi, je plains doublement notre ami s’il ne s’amuse pas, — répondit cordialement Maurice.

Quoiqu’il sentît déjà son cerveau, non plus seulement excité, mais troublé par les fumées du vin que lui avait fréquemment versé Antoinette, il prit sa coupe de cristal qu’elle venait de remplir, non plus de vin de Champagne, mais de vieux vin de Porto, très-capiteux, et dit en se levant :

— Messieurs, je bois à la gaieté renaissante de notre aimable amphitryon !

Une approbation unanime suivit les dernières paroles de Maurice, qui, déjà fort animé, vida d’un trait son verre, sans s’apercevoir de ce qu’il buvait. Richard, poussé à bout par le dernier sarcasme d’Antoinette, et trouvant inopportun le compatissant toast de Maurice, reprit d’un ton sardonique :

— Je remercie M. Dumirail de ses vœux pour la renaissance de ma gaieté… Il est mieux que personne à même de la réveiller, car il pourrait prêter à rire aux plus moroses…

— Mais, mon cher, — reprit Antoinette s’adressant à Maurice, — c’est de la dernière insolence, ce qu’il vous dit là, M. d’Otremont !

— Une insolence ?… — s’écria Maurice devenant pourpre d’émotion, quoiqu’il ne sût encore si madame de Hansfeld parlait sérieusement. — Pourquoi M. d’Otremont serait-il insolent à mon égard ?

— Non, non, vous vous trompez, reprirent plusieurs convives afin d’écarter tout sujet de querelle, — il s’agit d’une plaisanterie.

— À la bonne heure ! — répondit le jeune montagnard, de qui les traits assombris s’épanouirent soudain, grâce à la mobilité d’impression des gens que gagne l’ivresse. Entre d’Otremont et moi, c’est à la vie et à la mort !

— Malgré cette touchante déclaration par laquelle vous répondez à une impertinence, cet infortuné M. d’Otremont ne paraît nullement vous agréer pour son Pylade, mon cher, — dit madame de Hansfeld. — Il vous lance des regards furieux ; je gage qu’il est jaloux de vous.

— Jaloux de moi ! — reprit Maurice en ricanant avec suffisance.

Puis il ajouta, feignant la modestie :

— Mais pourquoi cette jalousie ?

— Parce qu’il me faisait, depuis deux mois, une cour enragée, ce bon M. d’Otremont, répondit madame de Hansfeld en riant aux éclats, et je me suis permis de me moquer outrageusement de lui.

— Ma chère, — répondit Richard d’un ton de familiarité méprisante, — vous vous vantez…

— En quoi cela ?

— En prétendant que je vous ai fait la cour.

— Vous le niez ?

— Formellement.

— C’est piquant !

— Allons donc, ma chère ! vous savez de reste que l’on ne fait la cour qu’aux femmes d’un certain monde. La science et l’expérience ne peuvent vous manquer, puisque vous commencez les éducations, — ajouta Richard en désignant Maurice du regard ; — c’est commencer un peu tard… ou… un peu tôt… mais…

— Monsieur d’Otremont, vous êtes un manant ! — s’écria madame de Hansfeld se levant brusquement.

Et, affectant d’être suffoquée par l’émotion, elle ajouta d’une voix altérée et cachant sa figure dans un mouchoir :

— Vous l’avez entendu, Maurice ! quelle lâcheté ! insulter une femme sans défenseur !

— Et moi, donc !… ne suis-je pas ici votre défenseur ? — s’écria le jeune montagnard, trop novice pour comprendre la signification de ce reproche adressé à Antoinette, qu’elle faisait des éducations.

Mais Maurice, croyant madame de Hansfeld grossièrement insultée puisqu’elle se plaignait de l’être, et de plus en plus exalté par son ivresse croissante et par la colère, redressa sa taille athlétique de toute sa hauteur et s’écria :

— Monsieur d’Otremont, les lâches seuls sont capables d’insulter une femme !

— Messieurs, messieurs, il y a ici un malentendu ! — dirent les convives en s’interposant. — Chère madame de Hansfeld, calmez-vous !

— La plaisanterie de Richard est un peu vive, mais vous l’aviez provoquée.

— Les torts sont réciproques.

— Ceci n’a rien de sérieux.

— Ah !… si l’outrage m’est cruel, c’est qu’il m’est adressé devant toi ! murmura d’une voix passionnée madame de Hansfeld à l’oreille de Maurice.

Puis, se cramponnant à son bras, comme si elle eût voulu se mettre sous sa protection, elle ajouta tout haut :

— Venez, Maurice, ne vous exposez pas, à cause de moi, aux suites d’une querelle… Venez, sortons, mon ami…

— Vous, sortir ? Non, non ; c’est à votre lâche insulteur à déguerpir ! s’écria Maurice.

Puis, s’adressant à Richard :

— Hors d’ici !… insolent !

— Entendez-vous l’intéressant élève de madame la baronne ? — dit en riant Richard à ses voisins. — Il veut que moi aussi, je lui donne une leçon… d’une autre espèce, il est vrai.

— Monsieur d’Otremont, s’écria Maurice en montrant le poing, — si vous ne sortez pas d’ici à l’instant, je vous jette par la fenêtre !

— Monsieur Dumirail, vous me faites pitié ! reprit Richard haussant les épaules ; vous êtes ivre, allez vous coucher.

— Misérable ! — hurla Maurice, — si j’avaiśle bras assez long, je te souffletterais ; mais je…

Maurice eut la bouche close par le choc de la serviette que Richard d’Otremont lui jeta dédaigneusement au visage. L’hercule montagnard, de qui l’ivresse et la fureur atteignent leur paroxysme, veut, d’un bond, s’élancer sur la table, qui le sépare de son adversaire ; mais ses voisins, le saisissant par les bras et les épaules, tâchent de le retenir, tandis que madame de Hansfeld et sa dame de compagnie, effrayées, s’éloignent précipitamment de lui. Il rugit de colère, s’efforce de rejoindre Richard ; et, grâce à sa force athlétique, entraînant après soi ceux qui se cramponnent à ses habits ou à ses bras, il s’écrie :

— D’Otremont, je t’assommerai comme un chien ! triple lâche !

Durant les débats du jeune montagnard contre ceux qui, en vain, tentent de le maintenir, la table, heurtée, se renverse avec fracas, les candélabres et les bougies roulent à terre, l’obscurité envahit le salon, alors que Richard disait à haute voix en se dirigeant vers la porte :

— Messieurs, je ne peux ni ne veux lutter contre ce taureau sauvage ; demain matin, je lui enverrai mes témoins…

— Je vous avais bien dit, moi que vous le tueriez ! Je n’ai qu’une parole, mon cher Richard, ma promesse tient toujours ! — murmura tout bas à l’oreille de M. d’Otremont madame de Hansfeld, qui, voyant Maurice complétement ivre et hors de lui, s’empressait de sortir.

La chute de la table ayant en ce moment éteint les lumières, plusieurs garçons du restaurant, attirés par le tumulte, entrèrent précipitamment. La porte du salon, restant ouverte, laissa pénétrer la clarté d’un lustre allumé dans une pièce voisine. Cette clarté suffisant à guider madame de Hansfeld et M. d’Otremont, ils quittèrent le lieu de la bagarre, ainsi que les autres convives. Maurice, entraîné par la chute de la table, et bientôt de plus en plus alourdi par l’ivresse, s’efforçait en vain de se relever, à demi enroulé qu’il était dans les plis de la nappe, au milieu desquels il se débattait en proférant des menaces et des paroles sans suite, car les fumées du vin obscurcissant absolument sa raison, il n’eut plus dès lors conscience de lui-même.

M. d’Otremont, en sortant de la Maison d’Or, avait charitablement recommandé aux garçons le jeune montagnard, en leur donnant son adresse, afin qu’ils le fissent reconduire chez lui en voiture. Ils s’empressèrent de l’aider à se dégager des plis de la nappe et à se relever, ce à quoi il parvint non sans peine. Enfin, il se dressa debout quoique encore chancelant ; sa chevelure en désordre, ses habits déchirés durant sa lutte contre les convives, ses traits décomposés par une lividité hideuse, son regard éteint, sa lèvre tombante, son sourire hébété, devaient inspirer à la fois le dégoût et une sorte de pitié douloureuse. Il tâcha de se raffermir sur ses jambes titubantes, car déjà l’atonie, l’affaissement de l’ivresse, succédaient à son exaltation ; il jeta autour de lui un coup d’œil hagard ; puis, une seule pensée à peu près lucide se faisant jour à travers les ténèbres de son intelligence, il balbutia d’une voix rauque et entrecoupée :

— Où… où… est… donc… An… An… toinette ?

— Ces dames sont parties avec ces messieurs, — répondit un garçon. — Si monsieur le veut, on va le faire reconduire chez lui, nous avons son adresse.

— Et… An… Antoinette ?… répéta Maurice en balançant son buste d’arrière en avant et s’appuyant pesamment sur le bras du garçon qui le guidait insensiblement vers la porte, — et… An… Antoinette ?

— Monsieur reverra demain cette dame.

— Bien vrai ? — balbutia Maurice avec la stupidité confiante de l’ivrogne ; bien vrai, An…… toinette ?

— Oui, monsieur ; mais, ce soir, il faut aller vous coucher.

— Je… veux… bien… parce que… la tête… oh ! la tête… et puis… Antoinette…

— Allons, monsieur, appuyez-vous sur moi et sur mon camarade, reprit le garçon. Courage ! il n’y a qu’un étage à descendre.

Maurice, trébuchant et manquant de tomber à chaque marche, descendit à grand peine l’escalier malgré l’appui des deux garçons, et il fut par eux soulevé, puis placé dans un fiacre, où il s’affaissa sur lui —même.

— Rue de l’Université, hôtel des Étrangers, — dit au cocher l’un des garçons. — Vous ferez bien de sonner et d’éveiller le portier de l’hôtel avant de déposer ce monsieur dans la rue, car il risquerait d’y passer la nuit.


VII

Pendant que l’on reconduisait, à l’hôtel des Étrangers, Maurice ivre et sans conscience de lui-même, son père, M. Dumirail, que l’on n’attendait pas sitôt, était, durant la soirée, arrivé à Paris, et il s’entretenait avec sa femme. Celle-ci venait de l’instruire des événements domestiques survenus dans la liaison de Maurice avec madame de Hansfeld jusqu’à la retraite de Jeane chez sa tante, madame San-Privato ; enfin, madame Dumirail, selon son habitude de ne rien taire à son mari, l’avait instruit du triste secret de Charles Delmare. Le récit minutieux de ces faits si graves, si alarmants, dura longtemps. Madame Dumirail, craignant l’explosion de la colère de son mari contre son fils, s’efforça d’atténuer les actes les plus répréhensibles de celui-ci, insista beaucoup sur sa bonne et sincère résolution de retourner au Morillon, résolution malheureusement abandonnée par suite de la vindicative acrimonie de Jeane, qui, loin de témoigner quelque indulgence pour l’égarement de son fiancé, s’était montrée hautaine, sardonique, impitoyable. Enfin, madame Dumirail, faisant appel à la clémence de son mari et excusant de son mieux les fautes de Maurice en les attribuant à la jeunesse, à l’inexpérience et surtout à la puissance des tentations qui étaient, pour ainsi dire, venues le chercher, reconnaissait cependant que l’exemple du passé ne permettait plus d’espérer que Maurice eût le courage de résister aux occasions de faillir, si fréquentes à Paris ; aussi, en mère prudente et sage, elle concluait au prompt départ de la famille pour sa chère retraite du Jura.

M. Dumirail, au grand étonnement et à la vive inquiétude de sa femme, l’avait écoutée impassible et sans même l’interrompre par les exclamations de surprise ou d’indignation que devait, selon elle, provoquer le récit des désordres de Maurice ; elle eût préféré l’expansion de la colère de son mari à ce calme muet qui lui semblait plus redoutable que l’emportement ; aussi ajouta-t-elle, en manière de péroraison :

— Je t’ai dit, mon ami, la vérité, toute la vérité. Tu es instruit maintenant de la désolante ingratitude de notre nièce et des désordres de notre fils ; mais nous ne devons pas désespérer de le ramener à nous et au bien… Puisse ton silence ne pas cacher des projets d’impitoyable sévérité ; j’ai été la première à accuser notre fils près de toi ; mais j’invoquerais ta clémence, ton équité, si la peine que tu lui réserves, peut-être, outre-passait la gravité de la faute ; enfin, quoi qu’il arrive, tu es, j’en suis certaine, persuadé, comme moi, qu’il faut retourner au Morillon le plus tôt possible, et, grâce à Dieu, nous n’en sortirons plus.

Madame Dumirail, on le voit, évitait avec infiniment de tact, de prudence et de générosité, toute récrimination relative au passé, pensant que son mari souffrait beaucoup du cruel retour que les événements devaient le forcer de faire sur lui-même ; elle s’abstenait de lui rappeler, même par allusion, qu’il avait, par son opiniâtre volonté d’envoyer Maurice à Paris, causé les malheurs dont tous deux avaient à gémir. Minuit sonnait au moment où madame Dumirail prononçait ces derniers mots :

— Il nous faut retourner au Morillon, et, grâce à Dieu, nous n’en sortirons plus.

Puis elle ajouta en entendant le tintement de la pendule :

— Déjà minuit ! Maurice n’est pas encore rentré ; j’espère pourtant que de nouveau il ne découchera pas, et…

Mais s’interrompant, frappée d’une idée subite, madame Dumirail, agitant le cordon de la sonnette, dit à son mari, toujours impassible :

— Peut-être notre fils est-il déjà rentré ; mais il n’ose paraître devant toi…

Josette ayant paru aussitôt après que madame Dumirail eut sonné, elle dit à la servante :

-Mon fils est-il rentré ?

— Non, madame.

— Vous en êtes sûre ?

— Oui, madame, puisque je suis à coudre dans l’antichambre… M. Maurice ne peut pas aller dans sa chambre sans que je le voie.

— Dès qu’il rentrera, vous viendrez me prévenir.

— Oui, madame.

Et Josette, au moment de sortir, ajouta :

— Qu’elle heure qu’il est donc, s’il vous plaît ?

— Minuit.

— Jésus ! est-il tard ! — reprit la servante en frottant ses yeux gonflés par le sommeil. — Ah ! comme à cette heure il y aurait déjà longtemps que l’on dormirait de tout cœur au Morillon !

— Patience, bonne Josette, nous le reverrons bientôt, le Morillon, reprit madame Dumirail jetant un regard d’intelligence à son mari.

Et elle ajouta :

— N’oubliez pas de m’avertir dès que mon fils rentrera.

— Oui, madame. Si je m’endors, M. Maurice me réveillera en sonnant.

— Il est inutile de lui apprendre que M. Dumirail est arrivé ; vous entendez, Josette ?

— Bien, madame.

Et la brave fille sortit, se disant :

— Quand donc quitterons-nous ce maudit pays où l’on dort le jour, où l’on veille la nuit, tout comme ces vilaines chouettes qui hurlaient la mort quand nous avons quitté le pays. Maudit présage ! j’y pense toujours malgré moi.

M. Dumirail, resté seul avec sa femme après le départ de Josette, se recueillit et lui dit d’un ton parfaitement calme, convaincu et dégagé :

— Ma chère Julie, je t’ai attentivement écoutée sans t’interrompre, afin de bien embrasser l’ensemble des faits ; or, en somme, et à part l’odieuse ingratitude de mademoiselle Jeane, il n’y a nullement de quoi s’alarmer en ce qui touche notre fils ; je regrette, pauvre amie, que tu te sois si douloureusement affectée, tourmentée de quelques fredaines de jeunesse.

Ces paroles de son mari exprimaient un sentiment si incroyablement contraire à celui qu’elle attendait, que madame Dumirail resta un moment suffoquée par la stupeur, ne pouvant croire à ce qu’elle entendait. Son ébahissement fut remarqué de M. Dumirail. Il sourit et reprit :

— Mon indulgence t’étonne d’autant plus, ma chère amie, que tu t’attendais à me trouver d’une sévérité outrée, n’est-ce pas ?

— Je t’avoue, — balbutia madame Dumirail, — que ta manière d’envisager les choses me confond.

— C’est tout simple : tu es mère, tu es femme, tu dois voir certaines choses à un point de vue tout différent du mien.

— Comment, mon ami, — articula madame Dumirail avec effort, — la conduite de Maurice ?…

— Est blâmable sans doute sous plusieurs rapports ; mais enfin, entre nous…

— Achève.

— Franchement, chère amie, nous n’avons jamais voulu faire de notre fils un moine.

L’affectation d’insouciance de M. Dumirail, au sujet d’actes véritablement répréhensibles, était tellement en désaccord avec la rigidité habituelle de ses principes et la gravité de son caractère, il témoignait d’un si visible embarras de la légèreté avec laquelle il s’exprimait sur un sujet sérieux à tant de titres, que madame Dumirail chercha le secret motif de l’apparent optimisme de son mari, et bientôt, presque certaine de l’avoir pénétré, elle frémit, en proie aux plus vives appréhensions. Elle tâcha cependant de les combattre, conservant une lueur d’espoir, voulant croire encore que sa pénétration pouvait s’être égarée. Le silence qu’elle gardait, la profonde inquiétude empreinte sur son visage, déjà altéré par le chagrin, parurent augmenter l’embarras de M. Dumirail, et, baissant les yeux devant le regard de sa femme, il sembla regretter la légèreté de ses dernières paroles et reprit d’un ton plus grave :

— Quand je dis, ma chère Julie, que nous ne voulons pas faire de notre fils un moine, je n’entends nullement excuser ce qu’il y a de blâmable dans sa conduite.

— Je le crois, mon ami, car une pareille tolérance me semblerait plus alarmante peut-être que l’inconduite de Maurice.

— Je ne pousserai jamais l’indulgence jusqu’à une coupable faiblesse, tu dois en être assurée ; mais il résulte de tes révélations que notre nièce a eu aussi des torts, torts, à mon sens, plus graves que ceux de notre fils. Occupons-nous d’abord de Jeane, — ajouta M. Dumirail, comme s’il eût voulu retarder l’explication relative à son fils. — Nous avons jusqu’ici traité Jeane comme si elle eût été notre enfant ; nous avions consenti à la marier à Maurice, union inespérée pour elle en raison de plusieurs motifs. Son père, mon malheureux frère, ignorant que sa femme fût enceinte, m’a fait, tu le sais, héritier de ses biens composés de valeurs industrielles, à la charge de payer une pension viagère à sa veuve, malgré son adultère et quoiqu’il l’eût épousée sans fortune ; la crise commerciale de 1830 arrivant très-peu de temps après la mort de mon frère, les valeurs industrielles laissées par lui furent presque complétement perdues, sauf environ quatre-vingt mille francs que j’ai placés en viager sur la tête de ma belle-sœur. J’ignorais alors qu’elle fût enceinte, car sans cela je n’aurais pas fait un placement à fonds perdus. Il résulte de ceci, ma chère amie, qu’à la mort de sa mère, notre nièce a hérité d’une trentaine de mille francs provenant de quelques économies de ma belle-sœur et de la vente de son mobilier ; trente mille francs, telle était donc la dot de mademoiselle Jeane, à qui nous voulions bien accorder la main de notre fils, qui possédera un jour, si Dieu nous prête vie, seize à dix-huit cent mille francs de fortune ; or, de quelle façon notre nièce nous témoigne-t-elle sa reconnaissance ? Elle commence, au Morillon, par contrarier mes vues en ce qui touchait la nouvelle carrière de mon fils…

— De cette opposition, je ne saurais blâmer Jeane, — reprit tristement madame Dumirail ; — elle obéissait à un bon sentiment, et moi-même je désirais que Maurice…

— Soit, chère amie ; mais nous parlerons tout à l’heure de notre fils ; finissons d’abord de nous occuper de ce qui concerne Jeane. Elle t’accompagne à Paris, et au lieu de s’efforcer, ainsi qu’il était de son devoir, de ramener à elle son fiancé par la douceur et la résignation, elle prend, au contraire, à tâche de l’irriter, de l’exaspérer par ses reproches et ses sarcasmes.

— Mon ami, je ne suis pas suspecte de partialité envers Jeane ; je me suis, tu le sais, montrée très-sévère dans mon jugement sur elle ; mais il faut être juste la violence de sa jalousie égale la fierté de son caractère ; tu ne peux te figurer ce qu’a souffert la pauvre créature durant cette soirée et cette nuit, où, d’heure en heure, de minute en minute, nous attendions mon fils, toutes deux en proie à des angoisses inexprimables…

― Tu n’as pas été, en cette circonstance, plus raisonnable que notre nièce, ma pauvre Julie.

— Quoi ! mon fils reste absent pendant la nuit, et…

— Tout à l’heure, te dis-je, nous parlerons de Maurice ; mais si je comprends les larmes d’une mère aussi tendre et aussi sensible que tu l’es, je n’admets pas qu’une jeune personne modeste, bien élevée, se permette d’afficher des exagérations de jalousie de la dernière inconvenance, en cela qu’elles prouvent que mademoiselle Jeane est beaucoup plus instruite de certaines choses qu’elle ne semble l’être.

— Je te le répète, mon ami, j’ai sévèrement blâmé la conduite de Jeane ; mais sa jalousie n’était nullement affectée, elle était sincère… Hélas ! quand on aime…

— Ma chère amie, quand on aime, l’on aime en jeune personne réservée, contenue et non en forcenée ayant toujours le sarcasme ou la menace à la bouche. Enfin, n’est-ce pas mademoiselle Jeane qui, lorsque notre fils voulait quitter Paris, cédant à un sentiment de repentir louable en soi, mais très-déraisonnable dans son application…

— Que veux-tu dire, mon ami ?

— Nous reviendrons bientôt là —dessus… En un mot, dis-je, n’est-ce pas notre nièce qui, par son insolence, sa hauteur et ses coquetteries effrontées envers son cousin Albert, a poussé Maurice à bout !

— Sans doute ; mais…

— Ne t’a-t-elle pas ensuite répondu insolemment que tu lui reprochais, d’une façon humiliante pour elle, les soins que nous avions pris de sa jeunesse ? Et enfin, pour couronner l’œuvre, n’a-t-elle pas eu l’audace et l’abominable ingratitude de t’abandonner, malgré ta défense, et de s’en aller avec notre neveu chercher, dit-elle, un asile chez ma sœur ?

— Oui ; mais, je l’avoue, en retrouvant mon sang-froid, j’ai regretté d’avoir provoqué le départ de Jeane par l’amertume et peut-être par l’injustice de mes récriminations contre elle ; car, enfin, je t’ai fait part de ce triste secret : M. Delmare…

— Ah !… — reprit M. Dumirail, de qui les traits se contractèrent et prirent soudain une expression sinistre, — quand je songe que, pendant trois ans, chaque jour, j’ai serré dans la mienne la main de cet homme, sa main rougie du sang de mon pauvre Ernest ; quand je songe à l’odieuse hypocrisie de ce Delmare qui vivait sans remords dans notre intimité : malédiction ! Fasse le ciel que je ne rencontre pas ce misérable à Paris, puisqu’il y est venu ; car, tout vieux que je suis, je me porterais à quelque violence contre lui.

— Grand Dieu ! — s’écria madame Dumirail pensant à la promesse de Charles Delmare de revenir dans la soirée, s’il avait quelque chose de nouveau ou d’important à lui apprendre au sujet de Maurice.

Puis, sonnant de nouveau sa servante, qui accourut aussitôt, elle lui dit :

— Josette, n’oubliez pas que, si M. Charles Delmare se présentait ici, vous ne devez le laisser entrer sous aucun prétexte, vous entendez bien ? sous aucun prétexte ; vous lui direz toujours que nous sommes sortis.

— Quoi ! madame, renvoyer ce digne M. Delmare !… ah ! vrai, je n’aurai jamais ce courage-là !… ma foi, non !

— En ce cas, si vous vous avisez de ne pas exécuter mes ordres, — reprit M. Dumirail, — je vous chasse de chez moi.

— Bonté divine ! — reprit Josette effrayée, — me chasser, me laisser sur le pavé de Paris ! Qu’est-ce que j’y deviendrais, juste ciel ? Rien que de penser à cela, j’ai le frisson.

— Que cette crainte vous engage à m’obéir fidélement, — reprit M. Dumirail. — Sortez, et laissez-nous.

— Et n’ouhliez pas de venir me prévenir du retour de mon fils, — ajouta madame Dumirail en regardant la pendule.

Josette sortit en disant :

— Maudit voyage ! les chiens du Morillon avaient bien raison de hurler à la mort…

— Bientôt une heure du matin, et l’absence prolongée de Maurice ne paraît pas même étonner mon mari ! — pensait madame Dumirail. — Ah ! je n’en puis plus douter, il en coûte trop à son amour-propre de reconnaitre la justesse de mes tristes prévisions et de s’avouer que son obstination à envoyer notre fils à Paris le rend presque responsable des désordres de ce malheureux enfant ! Aussi mon mari tâchera-t-il de les atténuer, moins par indulgence que par orgueil.

M. Dumirail, après un moment de silence, reprit avec effort :

— Ne parlons pas en ce moment de ce Delmare, je perdrais mon sang-froid ; je veux oublier, ma chère Julie, que, t’exagérant presque follement les torts de Maurice, tu as été jusqu’à engager ce Delmare à revenir ici, afin de recourir à ses conseils ; or, si l’on pouvait excuser l’ingratitude de Jeane à notre égard, elle le serait en cela, qu’en effet il eût été affreux pour elle de se rencontrer ici avec le meurtrier de son père ; mais cette appréhension, selon ce que tu m’as raconté, était pour cette ingrate un prétexte de nous quitter, afin d’aller habiter avec ma sœur et son fils… Je me rappelle maintenant la jalousie de Maurice au sujet d’Albert lors de l’arrivée de celui-ci au Morillon… et, je le reconnais maintenant, elle n’était que trop motivée dès cette époque. Enfin, ces projets de mariage sont rompus, Dieu merci ! Mademoiselle Jeane a voulu se retirer chez ma sœur, soit ; qui se ressemble s’assemble. Que mademoiselle Jeane reste là où elle est. Je lui payerai, jusqu’à sa majorité, le revenu de ses trente mille francs, après quoi je les lui remettrai ; ils constitueront sa dot, une belle dot, en vérité !… Mais je ne veux plus entendre parler de cette ingrate ! Maintenant, chère Julie, je veux te prouver que tu t’exagères énormément ce qu’il y a, du reste, de répréhensible, je le reconnais, dans la conduite de notre fils.

— Je crois cependant, mon ami, ne rien exagérer.

— Voyons, chère amie, résumons en peu de mots tes griefs contre Maurice. Loin de moi la pensée de vouloir les atténuer ; je veux seulement les apprécier à leur juste valeur. Ainsi, notre fils, mandé sous un prétexte quelconque chez une très-jeune et très-belle dame, fort riche et baronne, serait devenu soudain amoureux d’elle.

— Hélas ! oui… Il est parti d’ici à trois heures, il est rentré à près de sept heures… et, en si peu de temps, ce malheureux enfant avait déjà subi la pernicieuse influence de cette femme, et il nous revenait moralement méconnaissable.

— Ma pauvre amie, au risque de t’effaroucher un peu, je t’avouerai qu’il me semble assez naturel qu’à l’âge de Maurice, et à moins d’être un Caton, l’on ait quelque amourette.

— Quoi ! mon ami, tu approuves ?…

— Je n’approuve rien, je constate un fait. Que veux-tu ! les hommes ne sont pas des anges. Il faut se résigner à ce que l’on ne peut empêcher ; or, après tout, et soit dit entre nous, amourette pour amourette, ne vaut-il pas mieux, au pis aller, qu’au lieu de tomber dans les filets de quelque ignoble courtisane, Maurice ait pour maîtresse… (voilà le gros mot lâché), ait, dis-je, pour maîtresse une belle dame riche et certainement du grand monde, puisqu’elle est baronne, et qui, du moins, aime notre fils pour lui-même et n’en veut point à son argent.

— Mais, mon ami, tu oublies donc les folles dépenses auxquelles cette femme a engagé notre fils, les achats ruineux qu’il voulait faire à ces fournisseurs que j’ai dû renvoyer ?

— Certes, je blâmerai toujours une prodigalité insensée ; mais je ne trouve rien d’extraordinaire à ce que notre fils désire, par exemple, être vêtu à la mode, tout aussi bien que son cousin Albert… puisque tous deux suivent maintenant la même carrière. La diplomatie exige une certaine tenue. Voilà ce que tu aurais dû comprendre, chère amie.

— Et ces deux chevaux de près de dix mille francs que Maurice voulait acheter ?

— C’était absurde, nous tombons d’accord sur cela. J’approuve fort ton blâme à ce sujet. Tu vois donc bien que je fais largement part au blâme de ce qui est blâmable.

— Il n’en est pas moins vrai, mon ami, que jamais Maurice n’eût songé à de pareilles dépenses, s’il n’y avait été poussé par cette maudite femme !… Crois-moi, elle lui sera fatale. Ah ! ce n’est pas pour rien qu’elle s’est jetée à la tête de mon fils, qu’elle l’a débauché.

— En vérité, ma chère Julie, tu dis, dans ta candeur, des choses inimaginables, — reprit M. Dumirail souriant à demi et haussant les épaules. — Certes, ce n’est pas pour rien que cette belle dame s’est jetée à la tête de notre fils. Elle avait, parbleu ! ses raisons…

— Hélas ! oui ; mais quelles sont-elles, ces raisons ?

— Tu me le demandes ? Elles sont cependant assez faciles à deviner, et tu me fais là des questions…

— Tu souris, mon ami, et moi, je tremble. Ah ! il y a là quelque odieux mystère. Pourquoi cette femme a-t-elle feint d’être éprise de Maurice ? Est-ce que cela est possible ? est-ce que cela est croyable ?

— Et qu’y a-t-il donc d’incroyable à ce que notre fils inspire une passion subite ? Est-ce que notre fils n’est pas assez beau garçon, assez aimable pour plaire ? — répondit M. Dumirail avec un accent de fatuité paternelle. — Pourquoi donc, après tout, n’aurait-il pas ses bonnes fortunes aussi bien que son cousin Albert ?

Puis, voyant sa femme le contempler avec une stupeur douloureuse :

— Qu’as-tu donc à me regarder ainsi ?

— Excuse-moi, mon ami !

— Achève.

— J’ai peine à croire ce que j’entends ; je me demandais si c’est bien toi, toi, mon ami, de qui la moralité a toujours été si sévère, qui parles aussi légèrement des désordres de notre fils, et qui, loin de les blâmer, sembles les encourager ? Tu parais presque glorieux de ce que tu appelles les amourettes, les bonnes fortunes de Maurice ; mais, mon Dieu ! tu oublies donc que sa conduite envers Jeane a été d’une criante injustice, a été un parjure à la foi promise !

— Un parjure ?

— Je suis loin d’être partiale pour Jeane ; mais je serai toujours équitable envers elle. Maurice lui était fiancé ; ils avaient échangé leurs serments, le mariage était convenu. Notre nièce n’a en quoi que ce soit mérité la désaffection qu’il lui a témoignée ; il a été cruel, et, il faut bien l’avouer, son injurieux abandon est inexcusable, c’est une mauvaise action.

— Encore de l’exagération, ma chère Julie… On voit tous les jours des fiançailles se rompre ; elles n’engagent que conditionnellement. Et puis, enfin, ce qui est fait est fait. Je suis enchanté que ce mariage n’ait pas lieu, maintenant que nous pouvons, selon ses mérites, apprécier mademoiselle Jeane. Elle va sans doute aller colporter ses médisances, ses calomnies, ses récriminations chez ma sœur ; et celle-ci de triompher, de jubiler en apprenant que notre fils a déjà fait, ainsi que tu as eu la naïveté d’en convenir, des sottises à Paris, tandis que notre neveu Albert, ce phénix, ce trésor incomparable, est un modèle de sagesse, d’ordre, d’économie et de bonne conduite !

M. Dumirail, en reprochant à sa femme la naïveté de ses aveux à l’endroit des sottises de Maurice, dévoilait clairement le fond de sa pensée, toujours dominée par l’envie et la jalousie que lui inspirait son neveu. Madame Dumirail, de plus en plus effrayée des conséquences de tant d’aberration, reprit d’une voix altérée :

— Mon ami, au risque de te fâcher peut-être, je serai sincère, car la circonstance est grave.

— Que veux-tu dire ?…

— J’ai tout lieu de croire que, aveuglé par ton amour-propre paternel, tu te fais complétement illusion sur ce qu’il y a de blâmable pour le présent et d’alarmant pour l’avenir dans les désordres de notre fils.

— Je blâme ce qui est blâmable, j’excuse ce qui est excusable, — répondit M. Dumirail avec impatience ; — je juge les choses à un point de vue réel et non chimérique.

— Tu parles de réalité, mon ami. Quelle heure est-il ?

— Une heure du matin

— Oui… La nuit s’avance, et cependant notre fils n’est pas rentré ! Il a hier encore découché ; ce sont là des réalités, des faits, ce me semble ; et ce désordre précoce ne t’effraye pas autant pour le présent que pour l’avenir ?

— Je n’ai pas besoin de tes observations pour trouver très-mauvais, très-inconvenant que Maurice rentre à des heures indues ou découche. Un jeune homme de son âge doit certainement jouir d’une liberté raisonnable, mais ne pas en abuser. Je dirai sévèrement à notre fils ce que je pense là-dessus, et il rentrera dans le devoir.

— Jamais il ne rentrera dans le devoir tant qu’il restera à Paris, exposé chaque jour à mille occasions de faillir…

— Mon fils écoutera ma voix, à moi, j’en réponds, — reprit M. Dumirail avec affectation, — parce que, moi, je serai indulgent sans faiblesse et sévère sans exagération.

— Je ne m’arrêterai pas, mon ami, à ce qu’il y a de blessant pour moi dans le reproche que tu m’adresses ; je me bornerai à te répéter, avec l’obstination que donne la conscience de la vérité : Si le séjour de notre fils à Paris se prolonge, il est perdu : il se trame autour de lui de noires perfidies, auxquelles notre neveu n’est pas étranger ; enfin, mon ami, je vois avec effroi ton aveuglement redoubler, lorsque tant d’événements devraient t’ouvrir les yeux sur la fausse et funeste voie où tu t’es fourvoyé depuis que tu as engagé notre fils à changer de carrière.

— Comment ! vous allez encore ?…

Mais, s’interrompant, M. Dumirail reprit d’un accent contenu :

— Tiens, ma chère Julie, de grâce, n’irritons pas cette discussion…

— C’est mon plus vif désir, mon ami ; aussi me suis-je scrupuleusement interdit toute allusion aux motifs de nos anciens discords ; mais enfin, puisqu’une triste expérience nous démontre combien le séjour de Paris est dangereux pour notre fils, ne devrions-nous pas profiter de la leçon, tâcher de le ramener à nous, et repartir au plus tôt pour le Morillon ?

— Ainsi, c’est sérieusement que tu me fais une pareille proposition ?

— Peux-tu en douter ?

— Ainsi, à mon âge, je passerai aux yeux de M. de Morainville pour une espèce d’étourneau, pour un écervelé, qui, sans l’ombre d’esprit de conduite et de décision, change d’idées du jour au lendemain, lorsqu’il s’agit d’une question aussi grave que l’avenir d’un fils ?… Quoi ! j’ai écrit à M. de Morainville de la manière la plus pressante, à propos du service que j’attendais de lui ; il t’a accueillie à merveille, te promettant, faveur inespérée, qu’avant un an, Maurice serait attaché d’ambassade, et, après tant de marques d’intérêt, j’irais maintenant, de but en blanc, dire à cet homme qui nous a témoigné un pareil bon vouloir : « Merci de vos bons offices, mon fils redeviendra cultivateur ? »

— Rien de plus simple, cependant.

— Ah !… tu trouves cela tout simple ?

— Sans doute, mon ami. En quoi M. de Morainville pourrait-il être choqué de ce revirement, surtout si tu lui exposais franchement…

— Que Maurice, à peine arrivé à Paris, a fait des sottises, n’est-ce pas ?

— L’aveu, sans doute, est pénible… mais…

— Vous me permettrez, ma chère, de prendre plus de souci de ma dignité que vous n’en prenez vous-même ; je me garderai donc, s’il vous plaît, d’aller crier sur les toits les incartades de notre fils.

— En supposant même, ce qui n’est pas, que ta dignité, ou plutôt ton amour-propre, fût légèrement atteint, qu’importerait cela auprès du salut de notre fils ?

— Vous faites, madame, par trop bon marché de ma dignité, — répond M. Dumirail s’animant de plus en plus ; vous oubliez qu’elle serait étrangement compromise aux yeux de notre fils lui-même, au grand détriment de mon autorité sur lui et du respect qu’il me doit. Ainsi j’aurais de tout mon pouvoir favorisé sa nouvelle vocation, et je l’engagerais tout à coup à y renoncer ?… Mais quelle confiance voulez-vous donc que cet enfant ait dans mon jugement ?

— N’est-ce pas, au contraire, témoigner d’un excellent jugement, que de confesser son erreur, de réparer le mal lorsqu’il en est temps encore ?… Et d’ailleurs, soyons sincères, peut-on parler sérieusement de la vocation diplomatique de Maurice ?

— En vérité, madame, vous seriez d’accord avec ma sœur, que vous ne parleriez pas autrement ! — s’écria M. Dumirail irrité ; — il me semble déjà l’entendre : « Eh bien, que t’avais-je prédit, mon frère ? Selon toi, ton fils devait réussir à tout ce qu’il entreprendrait, et débuter aussi brillamment qu’Albert dans la carrière diplomatique ? Ce n’est pas tout : ton fils, par la solidité de ses principes, par les bons exemples, par l’excellente éducation que tu lui as donnée, devait rester ferme comme un roc devant toutes les occasions de faillir ! Mais qu’arrive-t-il ? À peine à Paris, ton Maurice fait sottises sur sottises, se montre incapable de suivre sa prétendue vocation et retourne honteusement dans ses montagnes, d’où il n’aurait jamais dû sortir. Reconnais donc ton ambitieuse erreur, mon pauvre frère, ton bon gros paysan de Maurice est né pour engraisser des bœufs et des porcs, voilà sa véritable vocation ; qu’il la suive, et ne prétende plus égaler mon Albert… » Oui, — ajouta M. Dumirail s’exaspérant à ses propres paroles, — oui, telles seraient les impertinentes réflexions de ma sœur, et vous feriez sans doute chorus avec elle !

— J’ai toujours pensé, vous le savez, mon ami, que notre fils, pour son bonheur, ne devait jamais quitter le Morillon ; s’il en eût été de la sorte, il ne nous aurait pas causé les chagrins qu’il nous cause, chagrins que vous craignez d’avouer à vous-même et aux autres !

— Oui, madame, parce qu’il est, pour mille raisons, déplorable d’ébruiter certains chagrins de famille, et la dernière personne à qui vous eussiez dû parler de vos griefs contre Maurice, était son cousin Albert. Aussi, nous verrons demain arriver ma sœur, venant nous gratifier de ses condoléances sur les désordres de notre fils, que vous avez divulgués, exagérés, au lieu de les pallier, de les atténuer, de les nier au besoin. Oui, madame, les nier ! et au besoin l’excuser ou le défendre envers et contre tous, ainsi que doit faire une mère jalouse de la bonne renommée de son fils.

— S’il la méritait, j’en serais plus jalouse, plus orgueilleuse que personne ; mais, grâce à Dieu ! je ne confonds pas un légitime orgueil avec un amour-propre aveugle et obstiné.

— Madame !

— Eh ! monsieur, n’est-ce pas par amour-propre que vous craignez d’avouer à M. de Morainville votre erreur sur la vocation de votre fils ? n’est —ce pas par amour-propre que vous tolérez ses fautes, parce qu’elles sont les conséquences de ce voyage voulu par vous ? enfin, n’est-ce pas par amour-propre que vous excuseriez et défendriez votre fils envers et contre tous ? Ah ! monsieur, fasse le ciel que ce malheureux enfant ne vous ait pas pour complice de sa perte !

— Vous voulez donc, madame, renouveler ici les discussions irritantes du Morillon ?

— Est-ce donc ma faute, à moi, si vous renouvelez, si vous augmentez mes craintes ? Tenez, monsieur, vous êtes impardonnable ! Maurice a du moins pour excuse l’entraînement, l’inexpérience de son âge, tandis que, vous, c’est par un froid et funeste orgueil que vous ferez notre malheur à tous !…

— Madame, madame, la patience a des bornes ; prenez garde !

— La douleur, la vie ont des bornes aussi, monsieur ! — répond avec un profond et amer découragement madame Dumirail. — Je vous le dis en toute sincérité, si, au lieu de vous avoir pour auxiliaire contre les désordres de notre fils, vous devez vous liguer avec lui contre moi, je vous le déclare, je ne suis pas de force à continuer la lutte ; je me sens déjà brisée par ce que j’ai souffert depuis mon arrivée à Paris, je ne survivrai pas longtemps aux chagrins que je prévois.

— Allons donc, madame ! ces malheurs sont les fantômes de votre imagination malade ou troublée.

— Des fantômes !… Ah ! monsieur, comparez notre existence actuelle à ce qu’elle était avant que vos ambitieux projets pour votre fils eussent faussé votre jugement, autrefois si droit et si sûr ! Quelle union, quelle confiance entre nous ! quelle sécurité pour l’avenir de Maurice ! que de gages de bonheur presque certain dans son mariage avec sa cousine ! Et, maintenant, voyez notre famille aigrie, divisée, Jeane à jamais séparée de nous, vous et moi en opposition continuelle, échangeant de pénibles récriminations après vingt ans d’une affection sans nuages. Enfin, notre fils qui nous donnait tant de légitimes espérances, notre fils qui nous adorait, déjà presque désaffectionné de moi, et bientôt peut-être aussi désaffectionné de vous, car votre aveugle tolérance vous sera, autant qu’à lui, fatale ! voilà, monsieur, voilà ce que, dans votre optimisme affecté, vous appelez des fantômes !

— Oui, madame, des fantômes ! car vous êtes folle ! et si mon optimisme est, selon vous, affecté, votre pessimisme est insensé ! Oh ! mon Dieu, la cause en est fort simple ! Maurice, en changeant de carrière, contre votre gré, a ainsi contrarié vos goûts, vos habitudes qui vous attachaient au Morillon ; de là votre acharnement à peindre l’avenir des plus sombres couleurs, à outrer, à exagérer les torts de notre fils, peccadilles ou péchés de jeunesse qui n’ont en rien altéré ses excellentes qualités natives, non ! et je vous défie de me prouver que notre fils ne mérite plus notre…

— Quel est ce cri ?… C’est la voix de Josette ! — dit vivement. madame Dumirail en interrompant son mari et en prêtant l’oreille du côté de l’antichambre où veillait la servante.

Et presque aussitôt on entendit le bruit retentissant causé par la chute d’un meuble pesant ; puis Josette, pâle, effarée, entra précipitamment dans le salon et balbutia en joignant ses mains tremblantes :

— Ah ! madame, M. Maurice !

— Mon fils ! — s’écria madame Dumirail en se dirigeant vers la porte, — que lui est-il arrivé ?…

— Pour l’amour de Dieu ! madame, prenez garde, — s’écria Josette essayant de barrer le passage à sa maîtresse, — pour l’amour de Dieu ! madame, n’allez pas dans l’antichambre !

— Grand Dieu ! mon fils est blessé, mourant peut-être ! — reprit madame Dumirail éperdue d’effroi.

Et, repoussant Josette, elle entra, suivie de son mari, dans la pièce voisine où s’était fait entendre le bruit retentissant de la chute d’un meuble.


VIII

Maurice, pour ainsi dire porté dans le fiacre par les garçons de la Maison-d’Or, était resté plongé dans un profond assoupissement jusqu’à ce que la voiture se fut arrêtée devant l’hôtel des Étrangers. Le cocher, selon la recommandation qu’il avait reçue, sonna et avertit le portier de l’état d’ivresse dans lequel se trouvait le jeune provincial ; tous deux le secouèrent, l’éveillèrent et l’aidèrent à descendre de voiture, à demi endormi, encore ivre et ayant à peine conscience de ses actions ; le portier lui donna le bras, et, désirant épargner à M. et à madame Dumirail le spectacle de l’ivresse de leur fils, il se munit d’une seconde clef de l’antichambre où veillait Josette, espérant que Maurice pourrait ainsi rentrer dans sa chambre à l’insu de ses parents et y cuver son vin jusqu’au lendemain.

Le portier ouvrit en effet la porte sans trop de bruit ; mais, si léger qu’il fut, ce bruit suffit à réveiller en sursaut Josette endormie sur sa chaise. La pauvre fille, à l’aspect de son jeune maître, pâle, chancelant, tête nue, les vêtements en désordre et déchirés, poussa un cri d’effroi. Maurice, trébuchant, essaya de se cramponner à un buffet qu’il entraîna et fit rouler à terre avec lui. Il s’était relevé péniblement et commençait à se raffermir sur ses jambes, lorsqu’il vit soudain apparaître devant lui M. et madame Dumirail.

Maurice, à l’aspect de son père, dont il ignorait l’arrivée à Paris, éprouva une profonde commotion qui, sans le dégriser complétement, lui rendit du moins la connaissance de soi-même, des lieux et des personnes. Malheureusement Maurice avait, ainsi que l’on dit vulgairement, le vin mauvais, et la présence de ses parents, en éveillant vaguement en lui la conscience, sinon le repentir de sa dégradation actuelle, l’irrita profondément contre ceux qui le surprenaient dans cet état honteux, et, encore alourdi par l’ivresse, il appuya pesamment ses larges épaules à la muraille, afin de conserver son équilibre, croisa ses bras sur sa poitrine, et, d’un air de bravade, il dit d’une voix rauque :

— Eh bien ! c’est moi… Je suis gris… et voilà !…

Afin de s’imaginer la douloureuse stupeur de M. et madame Dumirail à l’aspect de Maurice, il faut se représenter celui-ci dans la hideur repoussante de l’ivresse : sa chemise et son gilet presque en lambeaux, sa cravate tordue en corde, son habit, son pantalon déchirés en plusieurs endroits, sa chevelure en désordre, les traits livides, l’œil farouche, fixe, hébété, la lèvre tombante ou contractée par une sorte de rictus bestial ; tandis que son corps athlétique cherchait en vain son équilibre, quoique adossé à la muraille. Madame Dumirail, d’un regard d’une muette et navrante éloquence, sembla dire à son mari : « Votre optimisme résistera-t-il à tant d’abjection ? »

M. Dumirail, atterré, eut enfin conscience de la funeste aberration où le jetait son faux orgueil paternel, et, plus impressionné par le spectacle de la dégradation physique de son fils qu’il ne l’eût été peut-être par sa dégradation morale, il baissa les yeux devant le regard de sa femme ; puis, cédant à un mouvement d’indignation et de colère inopportunes, en cela que son fils, jouissant à peine de sa raison, devait être indifférent aux remontrances paternelles ou s’en irriter, il s’écria :

— Misérable !… osez-vous vous présenter ainsi à nos yeux ?

— Eh bien ! quoi donc ? — répondit arrogamment Maurice, s’efforçant de redresser sa tête alourdie et écarquillant ses paupières clignotantes ; — oui, je suis soûl… et puis… après ?

— Mon ami, il faut le conduire à sa chambre à coucher. Il ne jouit pas de sa raison, il est même incapable de comprendre tes reproches, reprit sagement madame Dumirail.

Et, s’adressant à son fils d’un ton sévère :

— Suivez-moi, rentrez dans votre chambre…

— Je rentrerai dans ma chambre si ça me plaît, et, comme ça ne me plaît pas… je n’y rentrerai pas !… — répondit Maurice avec l’esprit de contradiction assez généralement particulier aux ivrognes. Je ne veux pas me coucher… moi…

— Obéissez à votre mère !

— Non !… je ne suis plus un enfant, et vous ne me ferez pas marcher comme un bambin… entendez-vous ?

— Maurice, — reprit madame Dumirail d’une voix moins sévère, espérant décider son fils à la suivre, — venez… Il faut vous coucher… il est tard !

— Laissez-moi tranquille, vous !… je me coucherai quand je voudrai !

— Insolent ! oser ainsi parler à votre mère !

— Ma mère ! — répondit Maurice en hochant la tête et d’un ton de récrimination chagrine, — ma mère… Ah bien, oui ! elle me gronde toujours… elle me refuse le nécessaire… elle me fait faire des avanies indignes par les marchands… C’est agréable, une mère comme ça !

— Est-il Dieu possible ! un si bon fils ! lui qui aurait baisé les pas où marchait sa mère ! Ah ! maudit Paris ! maudit Paris ! Les chouettes avaient raison de nous pronostiquer des malheurs ! — pensait Josette les yeux pleins de larmes et immobile dans un coin obscur de l’antichambre, tandis que M. Dumirail, s’adressant à Maurice d’une voix menaçante :

— Encore une fois, taisez-vous, malheureux, et retirez-vous !

— Non !… Et, puisque nous y voilà, il faut nous expliquer… une fois pour toutes… reprit obstinément Maurice, — sinon… cherchez un autre fils… je ne suis plus le vôtre… Vous êtes trop pingres, merci !

— Je vous en conjure, Maurice, — reprit madame Dumirail, — retirez-vous…

— Vous m’ennuyez, à la fin ! — s’écria Maurice avec colère ; — je ne veux pas me coucher… Il faut nous expliquer !

— Ah ! c’en est trop ! — reprit M. Dumirail, ne pouvant contenir son indignation et faisant vers Maurice un pas d’un air menaçant.

Mais madame Dumirail, frémissant à la pensée d’une collision entre son fils et son mari, saisit celui-ci vivement par le bras et s’écria d’un ton suppliant :

— Mon ami, ce malheureux enfant ne peut exciter ta colère… il ne sait ce qu’il fait ni ce qu’il dit.

— Erreur !… In vino veritas ! — reprit Maurice avec un sourire moitié sournois, moitié hébété. — Je sais bien ce que je dis, moi !… Je suis soûl, mais j’ai ma tête… La preuve, c’est que je vais m’en retourner chez Antoinette, car le diable m’emporte si je sais comment je suis ici !… Mais, n’importe… in vino veritas !… Mes parents… vous êtes des avares… vous avez des quinze… des seize cent mille francs de fortune… Ah ! ah ! ça vous étonne que je sache cela… et vous ne rougissez pas de me donner… comme à un chien… et Maurice larmoya, oui, de me donner… comme à un pauvre chien… cent mauvais francs à ronger par mois !… Il faut… que ça finisse… Je veux au moins mille francs… deux mille, trois mille francs par mois… sinon… bonsoir… cherchez… un autre fils… Et, en attendant… j’emprunterai de quoi m’amuser… Je ne veux plus vivre sans ma maîtresse, des chevaux, l’Opéra, le club, le lansquenet, les soupers, les courses de Chantilly, où on met le feu aux maisons ; les rats, les tigres, les carabines ; enfin, tout ce qui rend la vie délicieuse… Oui… j’emprunterai de l’argent… je sais bien à qui… Vous croyez que je vais vous le dire ? Ah bien, oui !… pas si bête…

— Mon Dieu ! il est peut-être déjà tombé entre les mains des usuriers ! — reprit madame Dumirail à demi-voix ; s’adressant à son mari : — Laissons-le parler… peut-être apprendrons-nous quelque chose…

En effet, Maurice reprenait en hochant la tête et d’un ton mystérieux :

— Ah bien, oui !… j’irais vous dire que… mons… monsieur… comment s’appelle-t-il donc ?… enfin, n’importe, un brave homme qui rend service aux fils de famille… en leur prêtant… beaucoup de billets de mille francs…

— Écoutons !… dit tout bas madame Dumirail à son mari. — Hélas ! qu’allons-nous apprendre ?…

— S’il m’a prêté vingt mille francs, ce respectable… monsieur… monsieur… tiens… j’ai oublié son nom… c’est égal… j’ai l’argent… — poursuivit Maurice avec un accent de satisfaction intérieure, comme s’il se parlait à lui-même. — Et, puisqu’il m’a prêté vingt mille francs… il m’en prêtera bien encore vingt mille, et quarante mille… et cent mille… et deux cent mille… et tant que j’en voudrai… pour mener grand train comme les autres du club… puisque je le payerai… ce juif… oui, je le payerai, quand mes parents… aussi riches… qu’est-ce que je dis ? aussi millionnaires… qu’ils sont avares… seront… seront… morts ! Eh ! eh ! ma foi ! chacun son tour… tant pis ! Et, comme on le racontait ce soir à souper, le père qui vous dit : « Je vivrai cent ans, » vous dit là quelque chose de très-désagréable…

Ces derniers mots, accompagnés d’un ricanement hébété, navrèrent le cœur de madame Dumirail, lui arrachèrent des larmes, mais exaspérèrent la fureur de son mari, à ce point que, s’élançant vers son fils, la main levée, il s’écria :

— Infâme !

— Ne me touchez pas, au moins, ou sinon !… — s’écria Maurice à son tour d’un air farouche.

Et, se redressant, il répondit par un geste de défi au geste menaçant de son père, qui, hors de lui, allait le châtier, lorsque madame Dumirail, jetant un cri d’épouvante et cherchant à prévenir une lutte horrible, se précipita entre son mari et son fils au moment où celui-ci, afin de repousser l’agression de M. Dumirail, tendait brusquement devant lui ses bras d’athlète ; il atteignit ainsi, sans le vouloir, mais si rudement sa mère, que, du choc, elle tomba sur le parquet, et, dans cette chute, sa tête ayant heurté l’un des angles du buffet renversé par Maurice, elle se fit au front une blessure assez large pour qu’à l’instant son sang jaillit abondamment.

La vue de ce sang frappa Maurice de terreur ; cette commotion soudaine, effrayante, le dégrisa : il eut la conscience de l’acte odieux qu’il venait de commettre involontairement, et dont les dernières excitations de l’ivresse lui exagérèrent bientôt les conséquences. Aussi, après un instant de stupeur, il pousse un cri déchirant, se jette éperdu sur le plancher, près de sa mère ensanglantée, que Josette et M. Dumirail, agenouillés, s’empressaient de relever ; puis, presque en délire, il s’écrie d’une voix déchirante :

— Assassin ! j’ai voulu hériter de mes parents… j’ai tué ma mère… son sang coule… Je suis couvert du sang de mère !… Assassin !… assassin !…

Mais bientôt, en proie à une violente crise nerveuse, le malheureux perdit complétement connaissance, et son père se hâta de lui donner les premiers soins, tandis que Josette étanchait en pleurant le sang qui coulait de la blessure de madame Dumirail, trop affaiblie pour secourir son fils, mais jouissant de toute la lucidité de son esprit et ressentant les terribles angoisses que devait lui causer le spectacle de son fils évanoui.

IX

Un médecin du voisinage, mandé en hâte par M. Dumirail au milieu de la nuit, mit le premier appareil sur la blessure de madame Dumirail. Cette blessure, en elle-même peu dangereuse, n’offrait d’autre gravité que les conséquences possibles du contrecoup. Le même docteur, afin d’apaiser la crise nerveuse de Maurice, toujours délirant, lui administra une potion calmante, et il tomba dans une sorte de torpeur à laquelle succéda un sommeil profond.

M. Dumirail, après avoir veillé sa femme jusqu’au jour, la quitta, la voyant assoupie, et se retira dans sa chambre, où il chercha quelque repos. Vers dix heures du matin, l’un des garçons de l’hôtel vint le prévenir que deux messieurs désiraient absolument parler à M. Maurice, et que, apprenant qu’il n’était pas encore levé, ils avaient répondu qu’ils attendraient l’heure à laquelle il pourrait les recevoir, le sujet de leur visite étant de la plus haute importance. M. Dumirail, mis en éveil et en défiance par les aveux échappés à son fils durant son ivresse à propos de ses relations avec des usuriers, éprouva une curiosité inquiète à l’endroit de la persistance des deux étrangers à vouloir absolument entretenir Maurice d’un objet, disaient-ils, de la plus haute importance. Il les fit donc prier d’entrer dans le salon de son appartement, où il alla les rejoindre, et se trouva en présence de deux hommes d’un extérieur très-distingué, jeunes encore et d’une parfaite courtoisie.

— Messieurs, — dit M. Dumirail, — en l’absence de M. Maurice assez gravement indisposé, puis-je savoir le sujet de votre visite ?

— Il s’agit de quelque chose de tellement sérieux, — répondit d’un ton pénétré l’un des deux personnages, — qu’avant de vous répondre, monsieur, vous nous permettrez de vous demander à qui nous avons l’honneur de parler ?

— Je suis l’un des amis de Maurice, — reprit M. Dumirail songeant que sa qualité de père serait probablement un obstacle à la communication que, dans son anxiété croissante, il espérait surprendre.

Puis, voyant les deux inconnus échanger un regard de surprise, dont il devina la cause, il ajouta :

— Quoiqu’il existe une grande différence d’âge entre Maurice et moi, je suis, messieurs, intimement lié avec lui, il n’a pas de secrets pour moi ; vous pouvez donc me dire ce que vous lui diriez à lui-même.

— Monsieur, souffrez de grâce que je vous adresse une simple question, reprit l’un des deux personnages, comme s’il eût voulu subordonner la continuation de l’entretien à la réponse qu’il sollicitait : — êtes-vous instruit de ce qui s’est passé hier au soir à la Maison d’Or ?…

— Oui, monsieur, — répondit M. Dumirail commettant à regret ce mensonge, mais sentant redoubler ses angoisses en remarquant l’expression presque solennelle de la physionomie des deux inconnus, et espérant, par son affirmation, obtenir leur confidence.

Cependant il ajouta en manière de correctif :

— J’ai appris sommairement ce qui s’est passé hier au souper dont vous parlez ; mais je n’ai pas, à ce sujet, des détails très-circonstanciés.

— Votre réponse, monsieur, nous donne à penser que vous êtes peut-être l’un des témoins, que vous devez assister M. Dumirail ?

À ces mots, le père de Maurice tressaillit, frissonna ; il n’en pouvait douter, il s’agissait d’un duel. Il parvint néanmoins à dissimuler son trouble, et répondit avec un calme apparent :

— En effet, monsieur, je suis l’un des témoins de M. Maurice Dumirail ; mais, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le faire observer, j’ignore les détails circonstanciés de cette fâcheuse aventure.

— Voici, monsieur, ce qui s’est passé M. Maurice Dumirail, hier au soir, soupant à la Maison d’Or, a insulté de la manière la plus grave notre ami Richard d’Otremont, qui nous a priés d’être ses témoins ; nous venions, à ce titre, nous entendre avec les témoins de M. Maurice Dumirail, afin de régler les conditions d’une rencontre malheureusement indispensable, car M. d’Otremont, étant l’offensé, ne peut ni ne veut accepter d’autre réparation qu’une réparation par les armes.

— Nous ne doutons pas, monsieur, que M. Maurice Dumirail ne soit assez galant homme pour se tenir à la disposition de notre ami, ajouta le second inconnu ; nous pourrons donc, en attendant votre autre témoin, qui ne peut probablement pas manquer d’arriver, jeter les bases d’un procès-verbal, spécifiant les causes de la rencontre, afin de mettre, autant que possible, notre ami, nous, votre partenaire et vous-même, monsieur, à l’abri des poursuites judiciaires dont nous, les témoins, serons aussi certainement l’objet. Puisque ce duel, en raison de l’extrême gravité de l’offense, doit forcément avoir des suites sérieuses pour l’un des deux adversaires, peut-être même pour tous les deux…

M. Dumirail sentit une sueur froide inonder son front ; cependant, parvenant à contenir son émotion, il reprit :

— Je suis aussi jaloux de l’honneur de M. Maurice Dumirail que vous devez l’être, messieurs, de l’honneur de votre ami ; cependant, je vous ferai remarquer que M. Maurice Dumirail, lorsqu’il s’est oublié jusqu’à insulter la personne de qui vous êtes les témoins, ne jouissait plus de l’usage de sa raison ; car je suis obligé de l’avouer, à mon grand regret, il est rentré ici, cette nuit, complétement ivre.

— Pardon, monsieur, — reprit l’un des témoins. — Êtes-vous chargé par M. Maurice Dumirail de faire valoir cette circonstance, qui serait, selon lui, atténuante, au point de vue de l’insulte ?

— Non, monsieur, je ne suis pas, en cela, l’organe de Maurice ; car je ne l’ai pas revu depuis qu’il s’est couché dans un état d’assoupissement complet.

— En ce cas, monsieur, je puis vous affirmer que M. Maurice Dumirail, quoique légèrement animé par le vin, possédait hier au soir pleinement sa raison, ainsi que le prouvaient les termes mêmes de l’insulte adressée à M. d’Otremont.

— Je confirme ces faits de tous points, — reprit le second témoin ; — j’assistais au souper. En un mot, monsieur, tel a été l’outrage, que, dans son indignation, M. d’Otremont, malgré son sang-froid et son parfait savoir-vivre, n’a pu s’empêcher de jeter sa serviette au visage de M. Maurice Dumirail.

— Or, et cela n’est ni possible ni même probable, si M. Maurice Dumirail, oubliant ce qu’il doit à lui-même et à la personne qu’il a offensée, refusait d’accorder la réparation qui lui est demandée, nous serions, monsieur, dans la pénible nécessité de vous déclarer que M. Richard d’Otremont se verrait, à son profond regret, obligé de se porter à des extrémités toujours répugnantes à un galant homme, afin d’obliger M. Maurice Dumirail à lui accorder la satisfaction qui lui est due.

— Enfin, monsieur, il nous reste à vous notifier que M. d’Otremont, usant du droit inhérent à sa position d’offensé, choisit l’épée pour arme et entend absolument maintenir ce choix, auquel il ne renoncera pour quelque raison ou quelque motif que ce soit.

— Et nous partageons complétement cet avis, — ajouta le second témoin. — Notre ami use d’un droit imprescriptible…

— Monsieur, — dit avec effort le père de Maurice, — ce duel…

— Excusez-moi, monsieur, si je vous interromps, — reprit l’un des témoins, mais je crois prévoir l’objection que vous allez peut-être nous adresser. M. d’Otremont, direz-vous, est de première force à l’escrime, et, lors de son premier duel, il a eu le malheur de tuer le jeune Montbreuil…

— Ah !… — s’écria M. Dumirail pâlissant et frissonnant d’épouvante, c’est affreux…

— Rien de plus déplorable sans doute, monsieur, que la mort du jeune Montbreuil. M. d’Otremont a plus que personne regretté les suites funestes de ce duel ; mais son adversaire avait tous les torts, et, lorsqu’on s’oublie à ce point d’offenser grossièrement et sans provocation un homme d’honneur, on doit subir les conséquences de ses actes, si la fatalité veut que cet homme d’honneur manie supérieurement l’épée.

— Messieurs, ce duel est impossible ! — s’écria M. Dumirail cédant à la fois à l’indignation que lui causait la pensée d’un combat inégal et la crainte du danger auquel pouvait être exposé Maurice. — Ce duel n’aura pas lieu.

— Monsieur, veuillez réfléchir à vos paroles et…

— Ce duel !… mais vous êtes donc insensés ou bien coupables, messieurs, si vous persistez à vous rendre complices d’un assassinat ; oui, ce duel serait un infâme assassinat ; mon fils n’a de sa vie touché une épée.

— Votre fils ! — repartit l’un des témoins avec un accent de compassion et de surprise ; — quoi ! monsieur, vous êtes ?…

— Je suis le père de Maurice, et, je vous le déclare, messieurs dussé-je mettre mon fils sous la protection de la loi, ce duel n’aura pas lieu.

— Ah ! monsieur, — ajouta le second témoin d’un ton pénétré, combien nous sommes désolés de nous être adressés à vous ; mais, permettez-nous de vous le dire, vous avez provoqué notre erreur en vous donnant à nous comme l’un des témoins de monsieur votre fils.

— Eh bien ! messieurs, puisque vous savez maintenant qui je suis, vous pouvez aller dire à M. d’Otremont qu’il ne tuera pas Maurice, — reprit M. Dumirail avec une ironie amère. — Non, mon fils n’augmentera pas le nombre des victimes d’un spadassin, et je…

— Monsieur, — dit l’un des témoins, interrompant M. Dumirail et le saluant respectueusement, afin de prendre congé de lui, nous sentons tout ce qu’un pareil entretien a dû avoir et a de pénible pour vous ; souffrez donc que nous y mettions fin…

— Encore une fois, monsieur, excusez-nous d’un malentendu dont nous sommes aux regrets, — ajouta l’autre témoin prenant aussi congé du père de Maurice. — Pardon, monsieur, nous savons ce qu’il nous reste à faire…

— Vous n’entrerez pas chez mon fils ! — s’écria M. Dumirail se méprenant sur les intentions des deux témoins et les rejoignant au moment où ils ouvraient la porte du salon. — Je ne souffrirai pas que…

— Rassurez-vous, monsieur, nous ne voulons nullement voir monsieur votre fils malgré vous, — reprit un des témoins en se retournant. — Nous avons eu l’honneur de vous dire que nous savions maintenant ce qu’il nous restait à faire.

— Et que vous reste-t-il donc à faire, messieurs ? — demanda M. Dumirail, de qui les craintes se réveillaient. — Ne vous ai-je pas déclaré que ce duel n’aurait pas lieu ?

— Agréez monsieur, l’assurance de nos sincères regrets, — reprit l’un des témoins.

Et il sortit, ainsi que son compagnon, par la porte de l’antichambre qui ouvrait sur l’escalier, tandis que M. Dumirail, bourrelé de frayeur et d’angoisses, rentrait chez lui en murmurant :

— Malheureux père que je suis !… ah ! je paye cruellement ma folle aberration… Ils veulent tuer mon fils !…

Et, cachant son visage entre ses mains, M. Dumirail se laissa tomber avec accablement dans un fauteuil en répétant :

— Ils veulent tuer mon fils !…

X

Durant cette même matinée où, après le départ des témoins de l’adversaire de son fils, M. Dumirail se livrait à de si douloureuses appréhensions, Charles Delmare s’était rendu chez M. d’Otremont, qu’il n’avait pas rencontré la veille.

Rien ne fut plus cordial que l’entrevue des deux amis. Ils conversaient depuis quelques moments, et Richard témoignait autant de déférence que d’affection à son premier initiateur à la fashion parisienne, lui disant en continuant de serrer sa main entre les siennes :

— Non, jamais je n’oublierai, mon cher Delmare, qu’à l’âge de dix-huit ans, j’ai eu le bonheur de vous avoir pour guide, pour mentor, vous plus vieux que moi de plusieurs années ; vos excellents conseils m’ont épargné ces écoles, ces fautes qui, si souvent, ruinent et couvrent de ridicule les très-jeunes gens à leur début dans le monde. Ne m’avez-vous pas démontré pour ainsi dire algébriquement que je pouvais mener l’existence la plus agréable, la plus élégante sans dissiper sottement mon patrimoine ? J’ai conservé ce spirituel budget de mes recettes et de mes dépenses écrit de votre main. Il devrait être le code des jeunes gens du monde.

— Mes enseignements, si peu conformes à mes actes, prouvaient une fois de plus la justesse de cet adage : « Fais ce que je dis et non ce que je fais, » reprit Charles Delmare avec un demi-sourire mélancolique. Je vous conseillais fort sagement de ménager votre fortune et j’achevais de dissiper la mienne.

— Soit ; mais cette contradiction entre vos actes et vos paroles n’enlevait rien à l’excellente pratique de vos conseils dictés par l’expérience. Je leur ai dû la science de jouir des plaisirs sans me ruiner bêtement comme tant d’autres. Enfin, grâce à vous, j’ai peut-être échappé deux ou trois fois à la mort.

— Est-ce une plaisanterie, mon cher Richard ?

— Pas du tout. Rappelez-vous donc que l’un des premiers conseils que vous m’avez encore donnés, lorsque j’arrivais tout frais débarqué du manoir d’Otremont, a été de m’engager instamment à prendre des leçons d’escrime.

— Eh bien ?

— Eh bien ! mon cher Delmare, je suis devenu l’un des premiers tireurs de Paris ; or, comme j’étais, dans ma jeunesse, fort chatouilleux sur le point d’honneur, je me serais probablement fait tuer sans mon habileté à manier l’épée. J’ai, d’ailleurs, toujours pratiqué cet axiome alors formulé par vous : « La science de l’escrime, en nous donnant conscience de notre supériorité dans les armes, doit aussi nous rendre encore plus scrupuleux en ce qui peut offenser autrui et plus conciliants au sujet de ce qui a pu nous offenser… »

— Il est vrai ; car, sans cette généreuse modération, l’homme expert dans l’escrime peut indignement, lâchement abuser de sa supériorité.

— Je n’ai pas de reproches de ce genre à m’adresser, mon cher Delmare, grâce à ma fidélité à vos préceptes ; car si j’ai eu, à mon grand regret, ainsi qu’on le dit, la main malheureuse dans plusieurs duels, je ne les ai, du moins, jamais provoqués ; j’ai toujours fait honorablement tout ce qui dépendait de moi, afin de les rendre moins meurtriers. Tenez, mon cher Delmare, l’à-propos est bizarre ; nous parlons de duels, et la fatalité veut qu’aujourd’hui ou demain…

— Vous vous battiez ?…

— Oui, et, qui pis est, l’affaire est de la dernière gravité ; j’ai été outrageusement insulté par…

Puis, réfléchissant, M. d’Otremont ajouta :

— J’y songe, vous connaissez peut-être mon adversaire ?

— Cela n’est point probable, mon cher Richard ; j’habite, je vous l’ai dit, depuis trois ans un village perdu dans les montagnes du Jura.

— Justement !… mon adversaire est un tout jeune homme… fils de l’un des plus riches propriétaires du Jura.

— Maurice Dumirail, peut-être ? — s’écria Charles pâlissant et bondissant de sa chaise, tandis que M. d’Otremont, très-surpris de la vive et soudaine émotion de son ami, lui dit :

— Ce jeune homme ne vous est donc pas inconnu ?

— Maurice Dumirail ?

— Oui ; vous semblez, mon cher Delmare, vous intéresser à lui.

Charles Delmare se recueillit pendant un moment et reprit :

— Mon cher Richard, cette affection de frère aîné… ainsi que vous disiez autrefois, lorsque je vous la témoignais, ne peut vous donner qu’une faible idée de l’attachement que, pour mille raisons, je porte à Maurice Dumirail.

— Ah !… c’est fatal…

— Richard, ce jeune homme, je l’aime… comme un fils !

— Malédiction ! Vous ne pouvez vous imaginer, mon ami, combien ce que vous m’apprenez là me désole !

— C’est au sujet de Maurice Dumirail que je venais m’adresser à votre ancienne amitié, mon cher Richard, afin d’obtenir de vous certains renseignements.

— Mon ami, — répondit M. d’Otremont après un moment de silence et d’un ton pénétré, — je dois tout d’abord vous déclarer… à mon inexprimable regret… que j’ai été si grossièrement et si publiquement insulté par M. Maurice Dumirail, qu’il est impossible… vous m’entendez… absolument impossible… que ce duel n’ait pas lieu ; toute autre réparation, quelle qu’elle soit, ne saurait me suffire ; à l’heure où je vous parle, mes témoins sont en conférence avec ceux de ce jeune homme.

Charles Delmare connaissait l’ombrageuse susceptibilité de son ancien ami, et, persuadé que celui-ci regardait, en effet, ce duel comme absolument inévitable, il reprit d’une voix calme :

— Je sais les fatales exigences du point d’honneur, mon cher Richard ; je ne songe donc pas à vous demander un sacrifice impossible.

— Merci, mon ami, merci ! — dit vivement M. d’Otremont. — Vous m’épargnez l’un des plus grands chagrins que j’aurais pu ressentir celui de répondre par un refus à une demande de votre part, à vous à qui je dois tant ! Morbleu ! pourquoi faut-il que ce jeune homme vous intéresse si vivement ?

— Peut-être reparlerons-nous de lui ; mais je reviens au principal objet de ma visite, à savoir certains renseignements que vous pourrez sans doute me donner, vivant ainsi que vous vivez parmi la jeunesse dorée de ce temps-ci.

— Disposez de moi, mon cher Delmare.

— Connaîtriez-vous, directement ou indirectement, une certaine baronne de Hansfeld ?

— Madame de Hansfeld ? reprit vivement M. d’Otremont sans cacher l’embarras et la surprise que lui causait la question de Charles Delmare. — Ah ! vous tenez à savoir ?…

— Ce que c’est au juste que cette femme-là, mon cher Richard, — reprit Charles Delmare remarquant l’étonnement de son ami. — J’attache à ce renseignement une extrême importance.

— Eh bien ! madame de Hansfeld est une des plus jolies femmes de Paris.

— Je ne l’ignorais pas ; mais elle n’est pas, ainsi que l’on dit, une femme du monde. Ce nom, ce titre, sont d’emprunt.

— Pas du tout, elle est bien et dûment baronne de Hansfeld, par la grâce d’un prince souverain d’Allemagne, qui l’a baronnifiée, et, de plus, fort enrichie…

— J’entends, c’est une femme entretenue. Vous la connaissez ?

— Beaucoup. Elle est maintenant la maîtresse de l’ambassadeur de Naples, et…

— Que dites-vous ? — s’écria Charles Delmare frappé d’une idée subite. — Cette femme… est la maîtresse… ?

— Du prince de Castel-Nuovo, ambassadeur de Naples, actuellement absent de Paris.

— Plus de doute ! — reprit Charles Delmare de plus en plus sous l’obsession de sa pensée ; — San-Privato doit être l’amant de cette femme.

— Quoi ! vous connaissez San-Privato ?

– Oui ; mais, de grâce, répondez : n’est-il pas l’amant de cette femme ?

— Entre nous, je l’ai cru, je le crois parfois encore : j’ai maintes fois interrogé madame de Hausfeld à ce sujet ; elle a toujours nié que San-Privato fût son amant, objectant qu’il ne met jamais les pieds chez elle, où, en effet, je ne l’ai jamais rencontré, quoique mes visites aient été fréquentes et…

— Ah ! vous avez fait de fréquentes visites à madame de Hansfeld ; leur but n’est guère douteux, lorsqu’il s’agit d’une femme entretenue, — reprit Charles Delmare.

Puis, réfléchissant et jetant un regard fixe et pénétrant sur M. d’Otremont, il ajouta :

— Mon cher Richard, n’attribuez pas ma question à une indiscrète ou vaine curiosité ; cette question est, pour moi et pour vous-même, de la plus haute gravité.

— De grâce, de quoi s’agit-il ?

— Madame de Hansfeld est de ces femmes que l’on ne peut compromettre ; je n’hésite donc nullement à vous demander si elle a été votre maîtresse.

— Non.

— Lui avez-vous fait la cour ?…

Charles Delmare, remarquant un léger mouvement d’impatience de M. d’Otremont, ajouta :

— Je vous donne ma parole de galant homme, mon cher Richard, que, si étrange ou si frivole que vous semble ma question, elle peut intéresser votre honneur.

— Mon honneur ? — répéta M. d’Otremont avec une sorte de stupeur, — mon honneur ?

— Je vous le jure…

— Je sais la valeur du serment d’un homme tel que vous, mon cher Delmare, je vous répondrai donc loyalement. J’ai eu un goût très-vif pour madame de Hansfeld, et je lui ai fait la cour…

— Avant qu’elle connût Maurice Dumirail ?

— Oui, — répondit d’Otremont en rougissant, car il se souvenait du prix homicide auquel Antoinette avait mis ses bonnes grâces, et il se disait que, fatalement, presque malgré lui, il allait peut-être accomplir le vœu de cette dangereuse créature.

La rougeur, l’embarras de M. d’Otremont, n’échappèrent pas à Charles Delmare ; ses soupçons croissants devinrent presque une certitude.

Il reprit, en continuant d’observer attentivement son interlocuteur :

— Une dernière question, mon cher Richard, et, je vous le jure, celle-là, autant et plus que l’autre peut-être, intéresse votre honneur : Madame de Hansfeld est-elle pour quelque chose dans la cause de votre duel avec Maurice Dumirail ?

Cette demande blessa au vif M. d’Otremont, en ce qu’elle lui, rappelait de nouveau, et cette fois de la manière la plus précise, les projets homicides de madame de Hansfeld, contre lesquels il s’était d’abord révolté sincèrement, et que, pour obéir au point d’honneur, il allait néanmoins servir. Aussi répondit-il avec un sourire forcé :

— Sans reproche, mon cher Delmare, j’espère que cette question sera la dernière à laquelle j’aurai à répondre… au nom de l’intérêt de mon honneur, dites-vous ?

— Oui, — reprit gravement Charles Delmare, — oui, au nom de l’intérêt de votre honneur… répondez-moi, de grâce !

— Soit. Eh bien ! madame de Hansfeld assistait hier au souper pendant lequel j’ai été grossièrement insulté par M. Maurice Dumirail ; elle me l’avait présenté, il y a quelques jours, réclamant pour lui mes bons offices, afin de le faire admettre à mon club. J’avais, malgré la différence de nos âges et mon peu de goût pour les nouvelles relations, j’avais accueilli à merveille ce jeune homme ; son ingénuité, la franchise de ses manières, m’inspiraient assez de sympathie. Enfin, le souper que je donnai hier avait principalement pour but de présenter M. Maurice Dumirail aux membres du comité d’admission de notre club. Tout s’est d’abord parfaitement passé ; mais, justement blessé par une impertinence de madame de Hansfeld, j’ai…

M. d’Otremont, craignant d’en avoir trop dit, se reprit et poursuivit ainsi :

— Une impertinence de M. Maurice Dumirail, quelque peu animé par le vin, m’a blessé ; nous avons échangé des mots fort vifs, il a fini par me menacer de me souffleter ; je lui ai répondu en lui jetant ma serviette au visage. Telles ont été les causes de ce malheureux duel, inévitable, vous le voyez, ce dont je suis doublement aux regrets maintenant, puisque vous affectionnez beaucoup ce jeune homme ; mais, vous en conviendrez, mon cher Delmare, la gravité de l’insulte exige inexorablement une réparation par les armes.

Charles Delmare avait remarqué ces mots, échappés à M. d’Otremont, et presque aussitôt retirés que prononcés par lui : « Blessé d’une impertinence de madame de Hansfeld. » Or, aux yeux de Charles Delmare, il résultait logiquement de l’aveu involontaire de M. d’Otremont : 1° que, blessé d’une impertinence de madame de Hansfeld, il avait dû y répondre vivement ; 2° que, Maurice ayant pris fait et cause pour sa maîtresse, la discussion, ainsi devenue de plus en plus irritante, s’était terminée par des offenses réciproques. La certitude presque absolue de ces faits, rapprochée de l’astucieuse scélératesse de San-Privato, et de l’embarras ou des réticences de Richard au sujet de la véritable cause du duel, mit Charles Delmare sur la voie de la vérité. Après un nouveau silence, il reprit :

— Mon cher Richard, j’étais bien inspiré en vous affirmant que l’intérêt de votre honneur me guidait dans les questions que je vous adressais.

— Vous l’avez dit… je vous ai cru.

— Je vais vous le prouver, mon ami, et d’abord il est urgent que vous soyez instruit de certains faits. Le premier, le plus capital de tous, est que San-Privato a pour cousin germain Maurice Dumirail.

— J’ignorais cette parenté ; mais je ne comprends pas en quoi il m’importe de savoir…

— Attendez… San-Privato a été et est sans doute encore fort épris d’une jeune fille que doit épouser Maurice Dumirail.

— Soit ; mais, je vous le répète, mon cher Delmare, je ne vois pas ce qu’il y a d’important pour moi dans ces détails.

— Vous allez le connaître ; je terminerai en disant… et pesez bien ces paroles… — ajouta Charles Delmare ne quittant pas des yeux son ami, — pesez bien, dis-je, ces paroles : Maurice Dumirail est fils unique, son père et sa mère sont âgés et ne peuvent avoir d’autres enfants que lui ; or, si aujourd’hui ou demain Maurice mourait, son cousin San-Privato deviendrait l’héritier légitime des grands biens de M. et de madame Dumirail.

— Naturellement, — répondit naïvement M. d’Otremont, ne pénétrant pas encore la portée des paroles de son ami, — San-Privato étant, selon ce que vous m’apprenez, le neveu de M. et madame Dumirail, il deviendrait leur héritier au cas où leur fils décéderait ; c’est tout simple cela !

— Cela vous paraîtrait sans doute moins simple si San-Privato, ainsi que vous le soupçonniez, et vos soupçons sont fondés, si San-Privato, dis-je, était en secret l’amant de madame de Hansfeld.

— Eh bien ?…

— Quoi !… vous n’êtes pas sur la voie ?

— Non, je vous assure.

— Après tout, votre peu de clairvoyance à ce sujet ne doit pas me surprendre, reprit Charles Delmare certain de la sincérité des paroles de son ami ; vous êtes homme d’honneur, mon cher Richard, et il est des abîmes de scélératesse que vous ne pouvez sonder.

— Des abîmes de scélératesse ?

— Où l’on vous entraîne à votre insu.

— Moi ?

— Richard, — reprit Charles Delmare d’un ton solennel, — vous êtes, sans le savoir… sans le vouloir, l’instrument de San-Privato et de madame de Hansfeld !

— Qu’est-ce à dire ?

— On a exploité avec une diabolique habileté votre goût pour cette femme, puis la jalousie ou le dépit que vous ont inspiré le succès de Maurice auprès d’elle ; on vous a mis l’épée à la main contre lui, dans l’espoir que vous le tuerez au profit de San-Privato, lequel alors deviendrait l’héritier de M. et madame Dumirail… Est-ce clair ?

— Monsieur ! — s’écria M. d’Otremont pourpre de colère et stupéfait de voir ainsi en partie pénétré le secret qui lui pesait comme un remords. — Quoi ! vous prétendez avoir conservé quelque amitié pour moi, et vous ne reculez pas devant une accusation qui…

— Qui serait horrible, mon cher Richard, si, au lieu d’être dupe de San-Privato et de madame de Hansfeld, vous étiez, chose impossible, leur complice, — répondit Charles Delmare en interrompant son ami. — Je vous en conjure, au nom de votre loyauté bien connue, et, je le répète, au nom de votre honneur, que ces misérables pouvaient entacher à votre insu, ne vous irritez pas, pesez les faits, et ces faits, les voici : San-Privato est épris de la fiancée de Maurice ; il le hait comme un rival préféré ; il envie sa fortune, qui un jour sera considérable. Qu’advient-il ? À peine Maurice est-il arrivé à Paris (et je vous étonnerais fort en vous apprenant les machinations de San-Privato au sujet de ce voyage), à peine, dis-je, Maurice est-il arrivé à Paris, que madame de Hansfeld lui écrit sous un prétexte futile, vous présente cet ingénu, à vous, qu’elle sait occupé d’elle, se donne cyniquement à lui, puis, — cet aveu vous est échappé, — puis vous raille insolemment à souper, afin d’exaspérer votre jalousie, votre dépit, et d’amener ainsi ce duel inégal, dont l’issue est certaine, car Maurice n’a jamais manié une épée de sa vie, et il est d’une bravoure impétueuse. Il y a donc six chances contre une pour qu’il s’enferre lui-même ou que vous le tuiez, de sorte que, s’il succombe, San-Privato, je vous le répète, espère séduire la fiancée de son cousin, et un jour hériter des grands biens de M. et madame Dumirail. Un dernier mot, Richard je n’ai aucune preuve matérielle de ce que j’avance, non ! et cependant, je l’affirme, oui, je jurerais sur l’honneur que je dis la vérité, parce que je sais, voyez-vous, mon ami, de quoi est capable un homme tel que San-Privato !


XI

M. d’Otremont, atterré, consterné de cette révélation, apprenait ainsi trop tardivement pourquoi madame de Hansfeld avait mis ses bonnes grâces au prix de la mort de Maurice ; et cependant, malgré l’horreur qu’il avait, lui, Richard, manifesté lors de cette proposition, Antoinette était parvenue à le mettre dans la nécessité absolue de se battre avec Maurice. Malheureusement, M. d’Otre- mont, aveuglé par ce qu’il considérait comme l’impérieuse nécessité du point d’honneur, n’osait, ne pouvait hautement reconnaître avoir été, à son insu, l’instrument de San-Privato et de madame de Hansfeld, et révéler les propositions homicides de celle-ci, car à la suite d’un tel aveu, et sous peine d’apparente complicité dans cette exécrable machination, M. d’Otremont devait renoncer à ce duel, ce à quoi il ne voulait à aucun prix consentir, ensuite d’une offense publique ; aussi, après avoir paru réfléchir à la révélation de son ami, il reprit, en tâchant de dissimuler son embarras :

— J’ai docilement suivi votre sage conseil, mon cher Delmare, et, au lieu de m’irriter d’une accusation encore plus absurde qu’elle n’est odieuse, et à laquelle vous, moins que personne, Vous pouviez ajouter foi, j’ai pesé, j’ai examiné les faits.

— Et vous partagez mes convictions ?

— Tant s’en faut.

— Que dites-vous ?… Comment, mon cher Richard, cette affreuse trame… ?

— N’existe, je le crains, ou plutôt, je l’espère, que dans votre imagination.

— Oubliez-vous donc tant de faits à l’appui de… ?

— Permettez ; ce tissu de noirceurs, cet échafaudage de scélératesses repose uniquement, absolument sur cette présomption, que San-Privato est en secret l’amant de madame de Hansfeld…

— Certes.

— Elle le nie.

— Vous croyez vous-même le fait vrai, mon cher Richard.

— Pardon ; ç’a été de ma part un soupçon, jamais une certitude.

— Vos soupçons étaient fondés, je l’affirme !

— C’est votre conviction, mais non la mienne.

Charles Delmare, aussi surpris que chagrin de l’opiniâtreté de son ami, reprit d’une voix pressante :

— Enfin, admettez-vous, Richard, que cette abominable machination, si elle n’est matériellement démontrée, soit du moins possible en raison des faits que je vous ai racontés ?

— Oui, elle est possible, si ces faits sont vrais.

— Admettez-vous qu’il y ait des chances… une seule si vous voulez… pour que ces faits soient vrais ?

— J’admets cela.

— Et vous la braveriez, cette chance, vous, Richard, l’honorabilité même ? vous persisteriez à vouloir vous battre avec Maurice ?

— C’est à regret ; mais mon honneur l’exige…

— Votre honneur, Richard ? Ah ! je vous l’ai dit, vous risquez de l’entacher par des apparences d’une funeste vraisemblance en vous exposant à tuer ce malheureux enfant ; à le tuer au profit des passions et de la cupidité de San-Privato, puisque sa maîtresse vous aura mis l’épée à la main !

— Je suis trop connu pour que le soupçon d’une pareille complicité puisse seulement m’atteindre… et, si quelqu’un osait…

— Eh ! ce n’est pas la voix du monde que je redoute pour vous, Richard ; c’est le cri de votre conscience ! Ne vous reprocherait-elle pas éternellement le meurtre de ce jeune homme, si vous le tuiez après la révélation que je vous ai faite ? Ne seriez-vous pas alors fatalement le complice de San-Privato ?

— Mon cher Delmare, — reprit M. d’Otremont avec effort, — je me regarderais comme le dernier des hommes si je n’exigeais une réparation par les armes après l’outrage que j’ai subi ; je vous donne ma parole de galant homme que ce duel aura lieu. Cette déclaration formelle m’épargnera, je l’espère, de nouvelles insistances de votre part au sujet d’une résolution irrévocable ?

Le valet de chambre de M. d’Otrement, entrant en ce moment, introduisit les deux témoins qui venaient de prendre congé de M. Dumirail.

Nous les laisserons s’entretenir avec leur mandataire et Charles Delmare ; nous retournerons à l’hôtel des Étrangers, où nous avons laissé M. Dumirail.

M. Dumirail, après le départ des témoins de M. d’Otremont, resta longtemps accablé par les réflexions les plus sinistres.

Enfin, sortant de cette douloureuse et stérile méditation, il se mit à marcher çà et là dans le salon avec agitation, se disant :

— Le temps s’écoule… et, en vain, mon esprit s’épuise à chercher le moyen d’empêcher ce duel ! Un duel ! malheur à moi ! N’était-ce donc pas assez d’avoir à pleurer mon frère… douleur toujours saignante, et encore ravivée par la révélation du nom de son meurtrier, ce Delmare, que j’ai cru si longtemps mon ami ! Mon Dieu ! Maurice, malheureux enfant, se battre ! car il se battra… Oh ! il n’attendra pas pour cela qu’on le provoque par les derniers outrages ! Je connais sa bravoure… Ces hommes, en sortant d’ici, m’ont dit qu’ils savaient ce qui leur restait à faire. Quel est leur projet ?… Écrire sans doute à Maurice. Il ira les rejoindre, on conviendra du duel, et demain, aujourd’hui peut-être, mon fils sera tué comme l’a été mon frère. Ah ! je le reconnais maintenant, mais trop tard : l’orgueil paternel a troublé ma raison, m’a perdu ! J’ai envié pour mon fils la brillante carrière de son cousin, son titre d’Excellence ; il n’est pas jusqu’aux sottes railleries de ma sœur qui ne m’aient fait rougir de l’obscure et paisible condition de mon fils. Ah ! c’est ma faute, c’est ma faute ! Dieu me punit ! Maurice est déjà livré au désordre. Il a, dans son ivresse, avoué un emprunt usuraire ! Enfin, lui, toujours si respectueux, si tendre, il m’a, cette nuit, répondu avec une telle insolence, que, saisi d’indignation, j’ai failli le frapper. Sa mère, en voulant s’interposer entre nous, a roulé à ses pieds, hélas ! Je le sais… si déplorable que soit cette excuse, mon fils était ivre… il n’avait plus conscience de ses actions, et, lorsqu’il a vu sa mère tomber sanglante, il a témoigné de ses remords et de son désespoir déchirant. Ah ! je n’en veux pas douter… Maurice a été entraîné, égaré, mais son cœur est resté bon ! Il est temps encore d’arracher ce malheureux enfant du funeste milieu où mon aveuglement l’a plongé ; car c’est moi, c’est moi qui l’ai presque forcé de changer de carrière. Ah ! ma femme, dans son rare bon sens, dans sa maternelle sollicitude, prévoyait les malheurs dont nous sommes accablés ; mais j’ai méconnu la sagesse de ses avis ; hier encore, je m’obstinais, par orgueil, à nier la gravité de l’inconduite de mon fils, et, de cette inconduite, voilà les fruits ! Il a, dans une orgie, insulté un spadassin redoutable ; cet homme veut tuer mon fils. Que faire, mon Dieu ! que faire, pour prévenir cet affreux malheur ? Emmener Maurice aujourd’hui même, retourner avec lui dans nos montagnes pour n’en plus sortir ?… Mais qui sait s’il voudra m’accompagner ?… Que dis-je ?… non ! non ! il s’y refusera ; car, ce matin, en se réveillant, il va se rappeler la provocation d’hier, il ira bravement au-devant de la mort, le malheureux enfant ! Non, non, je ne le laisserai pas assassiner… je ne le quitterai pas d’une seconde. On ne viendra peut-être pas le tuer entre mes bras ! et, d’ailleurs, est-ce qu’il n’y a pas des lois ? Je déposerai une plainte contre ce spadassin qui veut assassiner mon fils ; oui… une plainte, c’est le seul moyen, et je vais… Mais, pendant mon absence, Maurice peut recevoir une lettre des témoins de son adversaire, courir au rendez-vous qu’on lui indiquera sans doute ; et sa mère… déjà si souffrante… grand Dieu !… si elle apprenait le nouveau malheur dont nous sommes menacés… pour elle quelle secousse ! elle serait mortelle peut-être ! Mon Dieu ! encore une fois, que faire ? l’heure s’écoule, je me débats dans mon impuissance ! À qui demander conseil en cette extrémité ? Malédiction sur le duel ! Stupide et féroce préjugé ! vas-tu me coûter mon fils après m’avoir coûté mon frère ?… Oh ! son meurtrier, ce Delmare ! combien il triompherait maintenant de me voir forcé d’avouer la justesse de ses sinistres prévisions et de ses arrogants conseils ! Ah ! malgré moi, je ressens une satisfaction cruelle de pouvoir poursuivre cet homme d’une haine légitime, implacable, et à ne voir en lui que le meurtrier de mon frère !

M. Dumirail prononçait ces derniers mots, lorsque Charles Delmare entra précipitamment dans le salon.

À l’aspect de Charles Delmare, auquel il avait défendu sa porte, M. Dumirail, déjà profondément aigri, ulcéré par le chagrin, par les craintes que lui causait le danger que courait son fils, se sentit possédé d’une colère furieuse, et, la figure livide, contractée, les poings fermés, il s’élança menaçant vers Charles Delmare, et, d’une voix tremblante de rage :

— Que venez-vous faire ici ?

— Je viens…

— Votre présence ici, monsieur, est pour moi une insulte, un défi !

— Oubliez un moment le…

— Sortez !…

— Monsieur…

— Sortez… ou sinon !

— Écoutez-moi !

— Oh ! prenez garde, monsieur Delmare !

— Il s’agit de…

— Sortiras-tu, — s’écria M. Dumirail l’écume aux lèvres, — sortiras-tu, assassin !

— Je vous en conjure, écoutez-moi, dans l’intérêt de…

— Mais, misérable, tes mains sont rougies du sang de mon frère ; tu veux donc que je le venge, que je te tue ! s’écria M. Dumirail hors de lui, et saisissant une chaise dont il menaça la tête de Charles Delmare…

Celui-ci, conservant son sang-froid, enleva la chaise des mains de M. Dumirail, en lui disant d’une voix brève et hâtée :

— Maurice doit se battre aujourd’hui !… je connais son adversaire. Il est redoutable… Je sors de chez lui ! Il faut sauver la vie de votre fils… J’en ai le moyen ; m’écouterez-vous maintenant ?

M. Dumirail répondit pour ainsi dire par un tressaillement involontaire de surprise et d’espérance à chacune des paroles de son ancien ami, et l’humiliation, la haine que lui inspirait la présence de Charles Delmare, cédèrent momentanément, et non sans lutte, à la pensée du salut de Maurice.

— Monsieur, — dit Charles Delmare, — au nom du douloureux sentiment dont elles sont l’expression, j’excuse et je dois excuser la violence de vos paroles. Nous nous revoyons aujourd’hui pour la dernière fois. Je sais quelle révélation vous a été faite à mon sujet, — ajouta Charles Delmare, tandis que M. Dumirail, les yeux fixés sur le parquet, gardait un morne silence, éprouvant une humiliation nouvelle en se retrouvant encore l’obligé d’un homme dont il avait méconnu l’amitié, méprisé les sages avis, en rompant brutalement avec lui. — Croyez-moi, monsieur, — reprit Delmare d’un ton pénétré, — je ne me serais pas présenté chez vous, s’il ne s’agissait, je vous le répète, de sauver la vie de Maurice. Puisse cette certitude, je ne dirai pas détruire, je ne peux l’espérer… mais vous faire oublier, durant quelques moments d’entretien, la pénible impression que doit vous causer ma présence.

— Parlez, monsieur, — dit M. Dumirail d’une voix sourde, et baissant toujours les yeux, afin de ne pas rencontrer le regard de Charles Delmare. — Je vous écoute, il le faut bien, hélas !… la vie de mon fils est en jeu.

— Je vous aurais, monsieur, épargné cet entretien, si j’avais pu m’adresser à madame Dumirail ; mais, au seul mot de duel, son épouvante eût été telle, que j’ai dû forcément venir à vous. Je serai bref et n’abuserai pas de vos instants. Voici les faits : hier, à souper…

— Mon fils, étant ivre, a insulté M. d’Otremont, dangereux spadassin, je sais cela. Les témoins de cet homme se sont ouverts à moi, ignorant d’abord que j’étais le père de Maurice.

— C’est, en effet, ce que m’ont appris les amis de M. d’Otremont. Je les ai vus tout à l’heure chez lui.

— Ainsi, ce duel ?…

— Pardon, monsieur, je viens, à ce propos, de prendre une précaution négligée par vous. J’ai, en entrant, demandé à Josette si Maurice était levé ; elle m’a répondu qu’il dormait encore. J’ai fermé sa porte à double tour, et j’en ai gardé la clef. Il est indispensable que Maurice ne sorte pas ce matin sans moi.

— Mon fils… vous accompagner ?…

— Je vous interromps, monsieur, parce que je devine votre pensée, — reprit tristement Delmare. — Par la même raison que cet entretien sera le dernier que j’aurai avec vous, je cesserai désormais toute relation avec votre fils, lorsque je lui aurai rendu le service que je crois pouvoir lui rendre… Voici donc ce qui s’est passé. Hier, j’ai appris par madame Dumirail que Maurice avait cédé aux séductions d’une certaine baronne de Hansfeld, et, selon moi, votre neveu San-Privato n’était pas étranger aux manœuvres de cette femme. Désireux de me renseigner sur elle, j’allai voir un de mes anciens amis, beaucoup plus jeune que moi, et qui m’a quelques obligations, c’est M. d’Otremont…

— L’adversaire de mon fils ?

— Oui, monsieur, je l’ai rencontré ce matin chez lui ; son accueil m’a prouvé que le temps n’avait en rien altéré son amitié pour moi, ce dont maintenant je me félicite doublement, puisqu’il est l’adversaire de Maurice, et qu’il m’a promis de…

— Dieu soit béni ! — s’écria M. Dumirail, — ce malheureux duel n’aura pas lieu !

— Vous êtes dans l’erreur, monsieur.

— Quoi !… ce duel ?

— Est inévitable.

— Et vous prétendiez pouvoir sauver la vie de mon fils, — reprit M. Dumirail avec l’expression d’un doute amer ; vous m’abusiez donc ?

— Non, monsieur, je ne vous abusais pas ; mais, je vous le répète, le duel est inévitable ; mes plus vives instances ont échoué devant l’inflexible résolution de M. d’Otremont. Fanatique du point d’honneur et publiquement outragé, il se regarderait comme déshonoré, s’il n’obtenait, au moins aux yeux du monde, une réparation par les armes ; mais, dans cette rencontre, Maurice, je l’espère, ne courra aucun danger.

— Comment !… et il se bat contre cet adroit spadassin ?

— M. d’Otremont m’a donné sa parole d’honneur, et je la tiens pour sacrée, de désarmer Maurice dès le premier engagement, et de le désarmer de nouveau, si le combat continue. M. d’Otremont possède une telle science de l’escrime, qu’il peut répondre d’accomplir sa promesse et de ne pas blesser Maurice, à moins que celui-ci ne s’enferre de lui-même, ce qui n’est pas probable… car, ce matin, en une heure de leçon, je suis certain de le prémunir contre ce danger ; puis…

— Et, s’il néglige ou s’il oublie cette leçon ! — s’écria M. Dumirail avec angoisse, — si ce spadassin, dans la chaleur du combat, oublie lui-même sa promesse et… Ah ! les prétendus services que vous voulez me rendre me font frémir, monsieur ! mon fils ne se battra pas.

— Croyez mes conseils, je…

— Mon fils ne se battra pas, vous dis-je !

— Je connais son courage, et, quoi que vous fassiez, monsieur, ce duel aura lieu.

― Je ne laisserai pas mon fils sortir !

— Demain ou après-demain, il trompera votre surveillance.

— Je déposerai une plainte en justice contre ce spadassin.

— Cette plainte sera vaine, si Maurice est résolu de se battre. Or, vous savez combien sa volonté est énergique ! Croyez-moi, monsieur, résignez-vous à un semblant de duel qui, je vous l’affirme, n’offre aucun danger pour votre fils, tandis que, en voulant atermoyer cette nécessité, vous vivrez sous le coup d’angoisses continuelles.

— Mais encore une fois, monsieur, si cet homme oublie de respecter la vie de mon fils !

— La parole de M. d’Otremont me garantit qu’il épargnera la vie de Maurice.

— Eh ! monsieur, en un pareil moment, qu’importe la parole !

— Ce n’est pas tout, et, pour des raisons qu’il serait trop long de vous exposer, s’il tuait votre fils, M. d’Otremont se regarderait comme le complice et l’instrument d’un assassinat médité par votre neveu San-Privato.

M. Dumirail regarda son ancien ami avec stupeur et répéta machinalement :

— Un assassinat ?… mon neveu San-Privato ?

— En d’autres termes, M. d’Otremont a été poussé à ce duel par madame de Hansfeld, d’après l’inspiration de San-Privato, son amant.

— Grand Dieu, quel tissu d’horreurs !… Mais non, non, c’est impossible ! Quel intérêt mon neveu peut-il avoir à ce duel ?

— Hériter un jour de votre fortune, si Maurice, votre fils unique, succombait dans ce duel inégal, et il y avait cent chances pour une pour qu’il succombât.

M. Dumirail, convaincu de la réalité des faits affirmés par Charles Delmare avec un accent d’irrésistible sincérité, tressaillit d’épouvante et cacha son visage entre ses mains, tandis que son ancien ami poursuivait ainsi :

— M. d’Otremont, inflexible au sujet de la nécessité d’une rencontre, mais en même temps éclairé par moi sur l’exécrable rôle qu’il jouait à son insu, a eu conscience du crime qu’il commettrait s’il n’épargnait pas la vie de Maurice. Voilà pourquoi, je vous le répète, monsieur, ce duel sera pour lui sans danger ; mais il doit ignorer les ménagements dont son adversaire est résolu d’user envers lui.

Josette, entrant vivement, interrompit Charles Delmare, et, s’adressant à son maître :

— M. Maurice frappe à grands coups de poing à la porte de sa chambre ; il crie que, si on ne lui ouvre pas, il descendra dans la rue par la fenêtre, ce qui est bien facile, dame ! — ajouta la servante en sortant, — l’entre-sol n’est déjà pas tant si haut !

— Vous le voyez, monsieur, dit Charles Delmare, — il n’y a pas de temps à perdre. Votre fils se rappelle maintenant, sans doute, sa provocation d’hier au soir. Je vais me rendre près de lui ; fiez-vous à ma promesse… Dans deux ou trois heures d’ici, je vous le ramène sain et sauf, et il ignorera lui-même à quel danger il a échappé.

Josette ayant fait, ainsi que l’on dit, une fausse sortie, revint, et, parlant à M. Dumirail :

— J’oubliais de prévenir monsieur que madame demande à le voir tout de suite.

— Mon Dieu ! est-ce que ma femme est plus souffrante ?

— Je n’en sais rien, monsieur ; seulement, madame se plaint d’un grand mal de tête.

— Madame Dumirail est donc malade ? — reprit Charles Delmare avec un accent de vif intérêt. Hier, lorsque je l’ai vue… je l’ai trouvée fort attristée ; mais rien ne me faisait prévoir une grave indisposition.

— Mon fils, cette nuit, est rentré ivre, et, à la suite d’une altercation entre lui et moi, sa mère s’est interposée entre nous ; il l’a repoussée… involontairement… mais elle est tombée, et, en tombant, elle s’est blessée à la tête.

Puis, répondant à un mouvement de surprise de son ancien ami, M. Dumirail ajouta d’un ton amer et sardonique :

— Vous voilà bien vengé, n’est-ce pas, monsieur ?… Vos funestes pronostics ne se sont que trop réalisés !

— Je regrette profondément, monsieur, la justesse de mes prévisions, reprit en soupirant Charles Delmare, incapable des ressentiments d’une basse vengeance, et sincèrement apitoyé, car il estimait toujours M. Dumirail, malgré sa passagère aberration d’esprit ; mais il faut bien vous garder de désespérer de l’avenir ; il est temps encore de sauver Maurice de lui-même s’il consent à quitter Paris sur-le-champ, et, croyez-moi, son mariage avec Jeane pourrait encore le…

— Son mariage avec Jeane ? — reprit M. Dumirail voyant que Charles Delmare ignorait que la jeune fille s’était retirée chez madame San-Privato. Ah ! mon fils ne cause pas seul mes chagrins… et…

M. Dumirail s’interrompit à la voix de Josette, qui, rentrant de nouveau, lui dit :

— Madame s’inquiète de ce que monsieur ne vient pas ; elle veut absolument lui parler tout de suite.

— Mon Dieu ! aurait-elle quelque soupçon sur ce duel ? Ah ! je tremble !

Et, s’adressant à Charles Delmare :

— Je ne sais encore si je dois consentir à ce que mon fils affronte les chances de ce combat, malgré votre promesse ; attendez-moi… Je vous ferai connaître ma résolution. Ah ! ma tête est un chaos ; je perdrai la raison ! — murmura M. Dumirail sortant éperdu sur les pas de Josette.

Charles Delmare, ignorant le départ de Jeane, ainsi que l’ignorait Maurice, alla le rejoindre, car, en continuant de s’intéresser à celui qui, peu de temps auparavant, l’appelait son cher maître, c’était encore pour Delmare s’intéresser à Jeane, persuadé que les deux jeunes gens s’aimaient toujours, malgré les torts de l’un et les récriminations de l’autre, et que tous deux pouvaient trouver leur salut dans le mariage projeté.

Maurice s’était réveillé la tête appesantie, mais l’esprit lucide. Bientôt sa mémoire lui retraça les principaux événements de la veille et de la nuit : son souper à la Maison-d’Or, sa dispute avec Richard d’Otremont au sujet de madame de Hansfeld, les provocations échangées ensuite de cette dispute, et enfin cette funeste scène pendant laquelle il avait vu sa mère tomber sanglante à ses pieds… Ce souvenir le navra ; mais bientôt il songea que les témoins de M. d’Otremont pouvaient venir d’un moment à l’autre, ou que peut-être même ils étaient déjà inutilement venus. Il se vêtit en hâte, voulut sortir, trouva sa porte fermée, frappa, appela Josette, et bientôt il vit, avec autant d’étonnement que de honte et de remords, entrer chez lui Charles Delmare. Celui-ci tressaillit en remarquant les rapides changements opérés dans l’expression de la physionomie de Maurice. Ses traits pâlis, marbrés par les suites de l’orgie de la veille, accusaient déjà d’amers ressentiments et le sourd ravage des passions mauvaises. Charles Delmare contemplait avec une silencieuse tristesse ce jeune homme que naguère il avait connu loyal, pur, enjoué, candide, et surtout si heureux de sa vie riante et agreste, rehaussée par la culture des arts et des lettres, poétisée par l’intelligente admiration des beautés de la nature.

— Vous voici, monsieur Delmare ? — dit enfin Maurice surmontant son premier étonnement ; — j’étais loin de m’attendre à vous voir…

— J’ai cru pouvoir vous être utile, mon cher Maurice ; je me suis souvenu de nos affectueuses relations, et me voici.

— Je vous remercie de votre bonne pensée ; mais, de grâce, en quoi pouvez-vous m’être utile ?

— Vous devez vous battre aujourd’hui avec M. d’Otremont ?

— Quoi ! vous savez ?

— Oui… je sais cela… Il vous faut des témoins : en avez-vous ?

— Pas encore.

— Eh bien ! si vous le voulez, je serai l’un de vos témoins et je vous en trouverai un second.

— J’accepte… Oh ! vous me rendrez un véritable service… et…

— Ce n’est pas tout ; votre adversaire a le choix des armes : il a choisi l’épée ; or vous n’avez de votre vie touché une épée.

— Il n’importe ! — s’écria impétueusement Maurice, — je me battrai comme on voudra !

— Soit ; mais, pour vous battre, il faut du moins savoir vous mettre en garde ; nous allons nous rendre dans une salle d’armes, et, en deux heures de leçons, je réponds, si vous m’écoutez, que vous serez du moins à même de paraître convenablement sur le terrain ; votre courage, en qui j’ai toute confiance, fera le reste.

Maurice, doué d’une grande bravoure naturelle, fut insensible au danger de ce duel inégal ; mais, profondément touché de l’offre de Charles Delmare, il sentit renaître pour lui son ancien attachement, et, lui tendant la main, il lui dit d’une voix attendrie :

— Oh ! merci, merci ! Je vous retrouve aussi affectueux pour moi que par le passé… Cependant, vous auriez de grands reproches à m’adresser…

Le souvenir de sa mère revenant soudain à sa pensée, Maurice ajouta, rougissant d’un pénible embarras :

— Et ma mère, l’avez-vous vue ce matin ?

— Non ; mais elle est moins souffrante, — répondit Charles Delmare, afin de ne pas inquiéter Maurice en ce moment ; — votre père est auprès d’elle.

— Vous l’avez vu ?

— Oui.

— Il vous a peut-être appris… ?

— Je sais ce qui s’est passé cette nuit, Maurice, à votre retour d’une orgie.

— Mon Dieu ! quel mépris je dois vous inspirer !

— Vous ne jouissiez pas de votre raison ; cela n’excuse pas votre conduite, mais l’explique…

Delmare tirant sa montre, et ayant hâte de sortir avec Maurice avant le retour de son père, de qui les stériles hésitations pouvaient prolonger une situation pénible à tant d’égards, Delmare ajouta :

— Voici bientôt midi ; le rendez-vous est pris pour deux heures au bois de Vincennes ; il faut nous hâter, afin que j’aie le temps de vous donner votre première leçon d’escrime, mon cher enfant.

— Vous m’appelez encore votre cher enfant, comme autrefois ! — dit Maurice avec une douce émotion, plus sensible à la preuve d’attachement que lui donnait Charles Delmare qu’au danger d’un duel qu’il savait inégal et qu’il devait croire meurtrier pour lui ; tant de bonté me touche, — ajouta-t-il ; — laissez-moi à mon tour, en souvenir du passé, vous appeler encore mon cher maître.

— De grand cœur ; mais hâtons-nous ; venez, venez ! un fiacre m’attend à la porte de l’hôtel, il va nous conduire à la salle d’armes ; en route nous causerons.

Delmare, ainsi qu’il l’espérait, sortit avec Maurice de l’hôtel des Étrangers avant la fin de l’entretien de M. Dumirail avec sa femme.

Le cher maître et son élève montèrent dans le fiacre et reprirent bientôt leur conversation durant le long trajet qui séparait l’hôtel des Étrangers de la salle d’escrime du célèbre Bertrand.

Maurice resta quelques moments pensif et reprit, avec un sourire d’une mélancolique amertume :

— Tenez, cher maître, j’ai en ce moment un accès de raison ; je vois clair dans mon âme ; j’ai conscience de moi-même, de la voie où je marche, du terme où elle doit aboutir. Ce revirement de mon esprit, à qui le dois-je ? Est-ce à votre salutaire influence ? est-ce l’arrière-pensée de la mort que je vais bientôt braver ? Car je ne m’abuse pas sur les chances probables de ce duel ; toujours est-il qu’en ce moment, je vous le répète, cher maître, j’ai parfaitement conscience de moi-même.

— Et cette conscience de vous-même… que vous dit-elle, cher enfant ?

— Elle me dit que je suis perdu.

— Allons, Maurice, ce duel est inégal sans doute, mais…

— Je ne parle pas de duel. Il y a cent chances contre moi pour que je sois tué ; mais, si je réchappe, je suis perdu moralement.

— Pourquoi perdu ?

— Ah ! pourquoi, cher maître ? Parce que j’ai touché au fruit défendu ; parce que j’ai goûté de la vie de Paris, parce que j’ai eu pour première maîtresse une femme comme madame de Hansfeld ; parce que, quoi qu’il advienne, quoi que fassent, disent, veuillent ou exigent mon père et ma mère, je suis maintenant incapable de vivre ailleurs qu’à Paris, et parmi cette jeunesse dorée à laquelle le hasard m’a mêlé. Je me rappelle vos conseils du Morillon, fruits de votre expérience, je me rappelle ces terribles exemples cités par vous ; aussi, je ne m’abuse pas, la vie de Paris sera tôt ou tard ma perte…

— Lorsque l’on a connaissance de son mal, cher enfant, il n’est jamais incurable ; la guérison est certaine lorsqu’elle est entreprise à temps.

— Oui, si le malade consent à prendre les potions qu’on lui donne ; mais s’il les jette par la fenêtre…

— C’est un moment de délire, la raison revient au malade et il se laisse guérir.

— À la condition que la maladie ne l’emporte pas durant son délire, souvent fort prolongé, cher maître.

— Encore une fois, Maurice, on est sauvé lorsque l’on voit l’écueil où l’on peut se briser.

— Oubliez-vous donc la force des courants, l’impétuosité des tempêtes, qui, malgré sa connaissance des écueils, pousse le pilote à sa perte ?

— Un bon et hardi pilote lutte contre les courants, brave la tempête et en triomphe, cher enfant.

— Lorsqu’il est bon et hardi pilote, soit ; mais tel je ne suis pas, ma modestie m’oblige à l’avouer ; enfin, mieux ou pis que cela, l’écueil me semble à la fois si dangereux et si attrayant, que, m’abandonnant au courant, je risque le naufrage.

— Pauvre Maurice, combien de pernicieux sophismes ont altéré déjà la pureté première de votre âme !

— N’est-ce pas, cher maître ?… Mais, du moins, la sincérité me reste. Oui, je suis aussi sincère à cette heure qu’alors que je vous disais, au Morillon, dans mon rustique enthousiasme : « Vivent les prés fleuris ! Laboureur je suis, laboureur je mourrai ! »

— J’ai le ferme espoir que, pour votre bonheur, votre prophétie se réalisera.

— Vous croyez que je retournerai au Morillon ?

— Je le crois.

— Allons, cher maître, c’est supposer l’impossible, et, en admettant l’impossible… à savoir que je consente à revenir dans nos montagnes, au bout de huit jours j’y crèverais d’ennui.

— Erreur, mon enfant, profonde erreur !

— Voyons, cher maître, soyez de bonne foi : quel goût voulez-vous que l’on trouve au laitage lorsque l’on a le palais habitué à l’excitation des épices ? Mieux que personne, vous me connaissez, oui, vous me connaissez si bien que, prévoyant ce qui se passe aujourd’hui, vous avez tout tenté pour empêcher mon père de m’envoyer à Paris.

— Il est vrai ; aussi ferai-je tous mes efforts afin de vous faire quitter Paris c’est logique.

— Très-logique, selon vous, cher maître, non pas selon moi. Franchement, pensez-vous qu’à mon âge, et trempé comme je le suis, je renoncerai maintenant à l’enivrement des plaisirs de Paris, pour aller m’enterrer au Morillon ? Non ! il est trop tard, il est trop tard ! Il ne fallait pas m’exposer aux tentations, il fallait me laisser épouser Jeane.

Et, tressaillant (Maurice, nous le répétons, ignorait encore, ainsi que Charles Delmare, que la jeune fille était, depuis la veille, allée demeurer chez madame San-Privato), Maurice ajouta :

— Si je suis perdu, Jeane aura causé ma perte.

— Jeane !… Et comment cela ?

— Cédant aux prières, aux larmes de ma mère et je ne sais à quelles puériles appréhensions, j’avais consenti à quitter Paris, espérant oublier ses enivrements dans l’amour de Jeane, obtenir, mériter le pardon de mon inconstance.

— Qui vous a empêché d’accomplir cette excellente résolution ?

— Les sanglants dédains de Jeane, qui, en ce moment où je revenais à elle comme à ma dernière chance de salut, m’a accueilli en me faisant l’éloge le plus outré, le plus passionné de mon cousin San-Privato…

— Ah ! j’en jurerais, mon enfant, les paroles de Jeane n’étaient pas sincères ; non, elle voulait seulement se venger de votre infidélité.

— Il n’importe, sincères ou non, ces paroles ont fait soudain s’évanouir ma bonne résolution et porté un coup mortel à mon amour. Mais non, en disant mortel, je mens… Ma confession doit être complète, cher maître.

— Achevez.

— Eh bien ! je l’avoue à ma honte, malgré ses mépris, malgré son penchant pour Albert, j’aime encore Jeane.

— Je vous crois, cher enfant, je suis mille fois heureux de vous croire cet amour vous sauvera tous deux.

— Encore une fois, il est trop tard, cher maître ; mais, quoi qu’il en soit, j’ai éprouvé, j’éprouve pour Jeane, voyez-vous, ce que je n’ai ressenti, ne ressentirai jamais, j’en suis certain, pour une autre femme !

— Je le sais ; aussi, vous dis-je, et c’est là mon suprême espoir, vous reviendrez à Jeane.

— Jamais ! Elle aime San-Privato.

— Erreur, profonde erreur ! L’attrait éphémère que cet homme lui a inspiré, peut-être, diffère autant de l’amour qu’elle a pour vous que votre grossier entraînement pour madame de Hansfeld diffère de votre amour pour Jeane. Et lorsque vous saurez…

Charles Delmare n’acheva pas ; il ne pouvait dévoiler à Maurice la trame homicide dont il avait failli être victime sans lui apprendre que son duel avec M. d’Otremont ne devait pas être sérieux, et il craignait que, la bravoure du jeune homme se révoltant de la compassion de son adversaire, la rencontre ne devînt alors sanglante. Charles Delmare reprit donc :

— Lorsque vous saurez, à n’en pas douter, que ce que vous appelez si à tort l’amour de Jeane pour San-Privato s’est borné à quelques coquetteries dictées par le désir de se venger de votre infidélité, vous vous la ferez pardonner à force de repentir, de tendresse.

— Vous vous méprenez sur le caractère de Jeane, cher maître : sa fierté est inflexible ; jamais elle ne me pardonnera, et, me pardonnât-elle, je ne saurais, moi, jamais lui pardonner son penchant, éphémère ou non, pour San-Privato, et si, par impossible, je consentais, en un moment d’oubli, à la prendre pour femme, et, chose plus impossible encore, à retourner dans nos montagnes, le soupçon, la jalousie du passé, empoisonneraient ma vie ; elle deviendrait un enfer. Or, si je survis à ce duel, je préfère l’enfer de Paris. Que voulez —vous ! on s’y damne, au moins, en bonne et joyeuse compagnie.

— Si cependant votre père vous ordonne de quitter Paris ?

— Il m’en coûtera de lui désobéir ; mais j’y serai forcé. Il a vécu à sa guise, qu’il me laisse vivre à mon gré…

— Lors même, Maurice, que votre vie devrait se passer dans la dissipation, dans l’oisiveté ?

— Pourquoi travaillerais-je ?… Mon père est plus que millionnaire.

— Cette fortune, un jour, vous appartiendra, il est vrai ; mais, je n’en doute pas, mon ami, vous éloignez de tous vos vœux la venue de ce jour néfaste ?

— Certainement.

— Cependant il faut de l’argent, beaucoup d’argent, pour jouir de ces plaisirs dont vous êtes si avide.

— Je ferai des dettes.

— Payables à la mort de votre père ?

— Cela est triste, et, à cette pensée, mon cœur se serre ; mais cela est fatal !

— De sorte que, le jour où vous hériterez de votre patrimoine, il sera presque entièrement dissipé d’avance ; ses débris ne dureront guère ; ensuite de votre ruine complète, que devenir ?

— Je me brûlerai probablement la cervelle, ainsi qu’autrefois vous vouliez le faire, mon cher maître ; car j’ai la prétention de croire que je ne me dégraderai jamais jusqu’aux actions basses, honteuses ou criminelles.

— Qu’en savez-vous, Maurice ?

— Je suis, quant à cela, sûr de moi.

— Vous croyiez aussi être sûr de vous-même, lorsque vous disiez : « Laboureur je suis né laboureur je mourrai… » Voyez cependant quel chemin vous avez fait en si peu de temps ?

— C’est vrai, j’ai été vite, très-vite.

— Il existe donc quelque chance pour que, de la ruine, vous tombiez dans la misère, et, de la misère, dans le vice, dans l’opprobre, dans le crime peut-être.

— En effet, c’est une chance !

— Et la pensée de cette terrible chance ne vous épouvante pas, pauvre enfant ?

— En ce moment, oui, cela m’attriste, cela même m’effraye… mais pourquoi ? Parce que je suis dans une disposition d’esprit particulière. Mais, si je survis à ce duel, je ne songerai plus qu’au plaisir, à ma belle et ardente maîtresse, à mes chevaux, à l’Opéra, aux gais soupers, à toutes les élégances d’une vie raffinée.

— Vous devriez peut-être aussi songer que votre mère, dont la santé est déjà fortement ébranlée, mourra de chagrin. Vous me répondrez peut-être que vous hériterez d’elle. C’est, n’est-ce pas, une consolation ?

— De grâce ! reprit Maurice l’œil humide, — ne parlez pas ainsi, je m’attendrirais.

— Tant mieux !

— Tant pis ! cher maître, tant pis ; vous me prendriez pour un hypocrite !

— Quoi ! pauvre enfant, ces larmes que je vois en ce moment rouler dans vos yeux… ?

Ces larmes sont sincères, aussi sincères que le sera la furie du plaisir qui me fera oublier mon attendrissement passager ! Je connais maintenant combien, en face de la tentation, ma faiblesse est grande et incurable, voilà pourquoi, cher maître, au commencement de cet entretien je vous disais : « Je me sens, je me vois perdu. » Tenez, je suis absolument dans la situation d’un homme qui se noierait une lanterne au cou, et sonderait du regard la profondeur de l’abîme où il va lentement s’engloutir ; aussi, cher maître, et afin de nous résumer, peut-être vaut-il mieux pour moi que tout à l’heure je sois tué par M. d’Otremont ! Ainsi seraient épargnés à mon père et à ma mère des chagrins peut-être plus cruels que celui que leur causerait ma mort. Ils pourraient du moins me pleurer, me regretter, puisque je n’ai encore commis que des folies de jeunesse ; tandis que, si je survis, qui sait ce que je deviendrai ? ajouta Maurice d’un air sombre et pensif.

Puis il resta pendant un moment silencieux.

Charles Delmare, frappé de la prompte décomposition du sens moral, déjà si évidente chez ce jeune homme, éprouvait plus de chagrin, plus d’effroi que de surprise. Il savait (on excusera cette comparaison physiologique), il savait que, si les organisations sanguines et robustes sont particulièrement sujettes à des maladies inflammatoires d’une rapidité foudroyante, de même, les caractères ardents, impétueux et mobiles, exposés à la contagion du mal, la contractent plus promptement que d’autres, et avec une intensité effrayante.

Cependant Charles Delmare conservait un suprême espoir, basé à la fois sur la persistance de l’amour de Maurice pour Jeane et sur la conscience qu’il avait de courir à sa perte, conviction énergiquement exprimée par ces paroles : « Je me noie une lanterne au cou… »

— N’est-il pas possible et même probable, — se disait Charles Delmare, — qu’ainsi éclairé par ses propres réflexions sur l’avenir que lui réserve l’entraînement de ses passions mauvaises, Maurice, effrayé, obéissant à une sorte d’instinct de conservation morale, et subissant la persévérante influence d’un premier amour, revienne une dernière fois et pour jamais au bien et à son amour pour Jeane ?

La voiture s’étant arrêtée à la porte de la salle d’escrime, Charles Delmare et Maurice y entrèrent, et, au bout d’une heure environ, se dirigèrent vers le bois de Vincennes, où le duel devait avoir lieu.

XII

M. Dumirail, ensuite de son entretien avec Charles Delmare au sujet du duel de Maurice et de M. d’Otremont, s’était empressé de se rendre auprès de madame Dumirail. Celle-ci le mandait près d’elle, afin de s’informer des nouvelles de leur fils, très-inquiète de la crise nerveuse dont il avait été atteint durant la nuit. Profitant de la circonstance que lui offrait le désir de sa femme, M. Dumirail, ensuite de mille anxiétés nouvelles, résolu de s’opposer au duel dont il redoutait l’issue, malgré les paroles rassurantes de Charles Delmare, se rendit dans la chambre de son fils ; mais déjà celui-ci avait quitté la maison, en compagnie de son mentor.

M. Dumirail, bourrelé d’angoisses qu’il s’efforça de dissimuler à sa femme, retourna près d’elle et lui persuada que Maurice dormait encore d’un sommeil profond, quoiqu’il fût midi passé ; madame Dumirail, trop affaiblie pour abandonner son lit, s’adossait à son oreiller, la tête ceinte d’un bandeau. Son extrême pâleur rendait plus touchante encore l’expression de ses traits vénérables. L’une de ses mains reposait entre celles de son mari, qui, oubliant leurs discords au sujet de leur fils, ou plutôt se repentant cruellement de les avoir soulevés, la contemplait avec un mélange de tendresse et de vénération, lui disant :

— Tu étais sage, prévoyante, comme doit l’être la meilleure des mères !… moi, j’étais fou, j’étais aveugle ; maintenant, mes yeux sont ouverts, je frémis en songeant aux malheurs qui devaient résulter de mon aberration d’esprit ; cependant, tes avertissements sévères ne m’avaient pas manqué ; tiens, amie, à cette heure, où ma raison a repris son empire, je me demande sincèrement si, de même qu’il existe des maladies physiques, il n’existe pas aussi des maladies morales dont les esprits sensés ne sont pas eux-mêmes à l’abri. Je ne saurais autrement expliquer mon accès de déraison, heureusement passé, à tout jamais guéri ! Encore une fois, pardon, chère et excellente Julie, pardon des chagrins que je t’ai causés.

— Ah ! mon ami, — reprit madame Dumirail avec un sourire d’une douceur angélique, ces chagrins sont oubliés ; l’espérance… ah ! l’espérance la mieux fondée la remplace. Comment, après la terrible scène de cette nuit, notre fils résisterait-il désormais à notre double influence, au concert de nos efforts, de notre affection, et de… ?

Mais, s’interrompant en entendant la pendule sonner deux heures après-midi, madame Dumirail ajouta :

— Deux heures… et Maurice n’est pas encore éveillé…

— S’il l’était, il serait déjà près de toi, — répondit M. Dumirail sans pouvoir dissimuler un léger embarras. — Il n’est pas étonnant qu’après son ivresse et sa crise nerveuse de cette nuit, il soit brisé de fatigue, et dorme encore ; ce sommeil prolongé ne peut être que salutaire.

— Dieu le veuille, malheureux enfant ! Si j’avais pu douter de son attachement, le désespoir déchirant dont il a été saisi en me voyant tomber à ses pieds, ses larmes, son évanouissement, m’auraient prouvé combien il m’aime encore ; c’est sur cette affection et celle qu’il te porte qu’il nous faut compter, mon ami, pour le sauver malgré lui.

— Nous le sauverons ; son cœur est resté bon, et, ainsi que tu l’as dit, notre double influence, le concert de nos efforts, auront une action décisive.

— Nous devons avant tout lui faire quitter Paris, et…

Madame Dumirail, s’interrompant de nouveau, reprit :

— Mon ami, voilà deux fois que tu regardes la pendule avec une certaine inquiétude, ce me semble ?

— Non, je t’assure, — répondit M. Dumirail en rougissant ; — c’est machinalement que mes yeux se sont portés de ce côté.

— Vraiment ?

— Vraiment… Tu disais donc, et je suis absolument de ton avis, qu’il faut, avant tout, arracher Maurice aux tentations de Paris ; seulement, nous devrons attendre, et, grâce à Dieu, ce retard ne sera pas de longue durée ; nous devrons attendre, dis-je, que ta santé te permette d’entreprendre notre voyage du Morillon.

— Ma santé ?… Ah ! mon ami, je serais mourante que je trouverais, je crois, la force de faire la route à pied, pourvu que je puisse m’appuyer sur le bras de mon fils et sur le tien ; nous pourrons donc nous mettre en route, si tu le veux, aujourd’hui même, et je…

Madame Dumirail n’acheva pas sa phrase, car elle remarqua cette fois, à n’en pouvoir douter, la préoccupation de plus en plus frappante de son mari, à mesure qu’il voyait dépassée l’heure à laquelle Charles Delmare avait promis de ramener Maurice sain et sauf.

— Mon ami, — reprit madame Dumirail avec anxiété, — je lis sur ton visage une inquiétude croissante ; décidément, tu me caches quelque chose.

— Tu te trompes.

— Non, je ne me trompe pas.

— Chère Julie !

— Voici bientôt deux heures et demie ; il est impossible que Maurice ne soit pas éveillé…

— Encore une fois, je le répète, s’il était éveillé, ne serait-il pas déjà venu près de toi, afin de s’informer de ta santé, mon amie ?

— Il n’importe ! ce sommeil incroyablement prolongé ne me semble pas naturel et m’alarme, — reprit madame Dumirail.

Puis, allongeant son bras vers le cordon de sonnette de son alcôve, elle l’agita précipitamment.

— Maurice est si robuste, mon Dieu ! qui sait si, après tant de vives émotions, il n’aura pas été atteint d’un coup de sang ?

Josette parut en ce moment, appelée par la sonnette de madame Dumirail, qui lui dit :

— Allez frapper à la porte de la chambre de mon fils, et, s’il dort, éveillez-le.

— Comment, madame, — reprit Josette ébahie ; — mais il y a près de trois heures que M. Maurice est déjà…

Puis, remarquant, sans en comprendre la signification, un geste d’intelligence de M. Dumirail, la servante lui demanda naïvement :

— Plaît-il, monsieur ?… de quoi ?

— J’en étais certaine, on me cache quelque chose, un nouveau malheur sans doute ! — s’écria madame Dumirail de plus en plus alarmée. — Josette, répondez, je vous l’ordonne… Où est mon fils ? que lui est-il arrivé ?

— Il ne lui est rien arrivé du tout, ma bonne madame, rassurez-vous. M. Maurice est sorti il y a bientôt trois heures…

— Cependant, mon ami, tu m’affirmais que mon fils dormait profondément ; tu ne réponds rien ? Mon Dieu !… pourquoi m’as-tu menti ?

— Madame, — reprit Josette, — je vous jure, foi d’honnête fille, que j’ai vu M. Maurice sortir en compagnie de ce digne M. Delmare, après que celui-ci a eu longtemps causé tout seul avec monsieur.

— M. Delmare ! — reprit madame Dumirail, stupéfaite et regardant son mari ; — tu as reçu M. Delmare ? tu as causé longuement avec lui ?

— Et, Dieu merci, monsieur ne m’a pas mise sur le pavé de Paris, comme il m’en avait menacée si je le laissais entrer ce digne homme, reprit Josette ; mais ce pauvre M. Delmare m’a tant priée, tant suppliée, en me disant qu’il s’agissait d’un grand service à rendre à la famille, que, ma foi, à tout risque, je l’ai laissé entrer dans le salon où était monsieur, et ils y sont restés une bonne demi-heure ensemble.

— Mon ami, sans une circonstance de la dernière gravité, tu n’aurais jamais consenti à recevoir M. Delmare et à t’entretenir longuement avec lui, après la révélation que je t’ai faite. Il y a là un mystère, — reprit madame Dumirail pensive et tremblante. — Ton rapprochement forcé de M. Delmare n’a pu avoir pour cause que quelque nouveau méfait de Maurice.

— Je t’en conjure, chère Julie, ne t’inquiète pas.

— Tu savais que Maurice était sorti avec M. Delmare ?

— Eh bien, oui… mais…

— Où sont-ils allés ?

— Je l’ignore.

— Tu ne me dis pas la vérité, mon Dieu ! mon Dieu ! — reprit madame Dumirail en proie à une agitation douloureuse. — Mon fils est en danger, je le jurerais, je le sens bien, moi : j’ai peur !…

— Calme-toi, Julie, je t’en supplie ! Rien ne peut être plus funeste pour toi, en ce moment, que les émotions vives…

— Me calmer… mon Dieu !… le puis-je, lorsque tout concourt à augmenter mes angoisses… ton silence plus que tout le reste ?… car, enfin, pourquoi me cacher le sujet de ton entretien avec M. Delmare ?

— Plus tard, chère Julie, tu le sauras.

— Pourquoi ne pas m’en instruire tout de suite ?

— Je te le demande à genoux, chère amie, ne m’interroge pas davantage. Rassure-toi : avant peu, tu sauras tout ; mais, jusque-là, aie un peu de patience, et bientôt…

Le retentissement précipité de la sonnette de la porte intérieure de l’appartement interrompit M. Dumirail ; un invincible pressentiment lui disait qu’il allait, heureuse ou funeste, connaître l’issue du duel. À cette pensée, le cœur lui manqua ; il devint d’une pâleur mortelle, ses genoux tremblèrent, il fut obligé de s’appuyer au dossier du lit de madame Dumirail, qui murmura dans son effroi :

— Grand Dieu ! mon ami, tu pâlis, tu sembles près de défaillir !…

— Merci, mon Dieu, merci !… tu nous as conservé notre enfant ! s’écria soudain M. Dumirail, prêtant l’oreille à la porte, en entendant la voix de Maurice disant à Josette :

— Comment va ma mère ?…

Presque aussitôt la porte s’ouvrit, et le jeune homme entra, suivi de Charles Delmare :

M. Dumirail, d’un regard rapide, s’assura que son fils n’était pas blessé, se jeta dans ses bras, l’embrassa avec une sorte de frénésie ; puis, les traits épanouis et les yeux pleins de larmes de joie, il poussa Maurice vers le lit de sa mère en disant :

— Crains-tu encore quelque chose maintenant, pauvre bonne, mère ?… Allons, embrasse-le à ton tour, cet enfant. Jamais tes caresses ne lui auront paru plus douces…

— Maurice, je n’en doute plus, tu viens d’échapper à un grand danger. Soyez béni, mon Dieu ! vous qui nous rendez notre fils ! — s’écria madame Dumirail en attirant à elle, par une étreinte passionnée, Maurice, qui répondit avec effusion aux caresses maternelles.

Pendant que madame Dumirail et son fils, toujours embrassés échangeaient de tendres paroles, Charles Delmare, s’adressant à M. Dumirail d’une voix grave et émue, lui disait :

— Adieu, monsieur, nous ne devons plus nous revoir : une funeste révélation rend désormais tout rapport impossible entre nous ; j’aurai du moins tenté d’expier le malheur irréparable dont autrefois j’ai été cause. Je vous ramène votre fils sain et sauf ; sa bravoure a égalé la générosité de son adversaire, qui l’a désarmé deux fois, et lui a ensuite tendu la main en lui proposant l’aveu de leurs torts réciproques. Maurice a dignement répondu à ce loyal appel… Ainsi s’est terminée, à la satisfaction de tous, cette fâcheuse affaire.

— Ah ! monsieur, — reprit M. Dumirail d’un ton pénétré et avec l’expression d’une profonde reconnaissance, je vous dois aujourd’hui la vie de mon fils ; pourquoi faut-il, hélas ! qu’il y ait entre nous deux le sang de mon malheureux frère !

— C’est mon juste châtiment, monsieur ; il rompt pour jamais des relations qui m’étaient chères à tant de titres.

— Du moins, croyez-le, monsieur, je conserverai de ces relations le plus cher souvenir, et, avant de nous séparer, je tiens à avouer mes torts envers vous, et à vous demander loyalement pardon.

— Monsieur, de grâce…

— Me pardonnez-vous d’avoir stupidement, injurieusement repoussé les conseils si sages que vous me donniez au Morillon, dans l’intérêt de mon fils, conseils méconnus pour le malheur de ma famille ?

— Je vous pardonne d’autant plus volontiers, monsieur, ce moment d’aberration, qu’il a toujours été, à mes yeux, l’erreur d’un homme de bien.

— Vous êtes aussi indulgent que généreux, monsieur, je ne m’en étonne pas. Croyez, du moins, qu’à l’avenir vos conseils seront suivis, et, dès aujourd’hui, mon fils quittera Paris.

— C’est à quoi, tout à l’heure encore, je l’engageais instamment. Puisse-t-il céder à nos vœux, et, en ce cas, monsieur, je vous en adjure, si vous voulez préserver Maurice de nouveaux égarements, usez de tous vos efforts, de toute votre influence pour renouer ces projets de mariage où vous voyiez d’abord, avec tant de sagacité, le gage certain du bonheur à venir de Maurice et de Jeane.

— Je partage vos regrets, monsieur, regrets tardifs, hélas ! puisque ce mariage est maintenant impossible.

— Pourquoi cela ?

— Vous me le demandez ?… — reprit M. Dumirail très-surpris ; vous ignorez donc… ?

— Quoi ?

— Jeane ne veut plus demeurer près de nous.

— Que dites-vous ? — balbutia Charles Delmare avec une angoisse involontaire, car il ne prévoyait pas encore la triste réalité. — Que dites-vous… Jeane ?

— Hier, après une discussion très-irritante avec ma femme, en présence de notre neveu San-Privato…

— Achevez.

— Jeane a déclaré ne plus vouloir habiter avec nous.

— Ne plus habiter avec vous ? — répéta Charles Delmare d’une voix altérée, — et où donc pourrait-elle aller demeurer ?

— Chez ma sœur.

— Qu’entends-je ? — s’écria Charles Delmare en frissonnant, vous dites ?…

— Je dis que Jeane a déclaré vouloir aller demeurer chez ma sœur.

— Chez madame San-Privato ?

— Naturellement, puisque je n’ai pas d’autre sœur ; mais vous pâlissez… qu’avez-vous ?

— Pardon ! — reprit Charles Delmare essuyant la sueur froide dont se baignait son front ; — je crains d’avoir mal entendu ou mal compris vos paroles… car, je l’avoue, il m’est difficile, il m’est impossible de croire que Jeane ait sérieusement songé à aller habiter chez madame San-Privato.

— Elle y a tellement songé qu’elle y est allée.

— Allée… où cela ?

— Demeurer chez ma sœur.

— Jeane ?

— Oui. San-Privato l’a emmenée sur-le-champ, notre nièce prétendant qu’elle ne voulait plus rester ici, où elle était exposée à vous rencontrer, vous, le meurtrier de son père !

— Misère de moi ! ma fille est perdue ! — s’écria involontairement Charles Delmare avec une expression si déchirante et un accent tellement paternel, si cela se peut dire, que M. Dumirail, sa femme et son fils, qui tous deux prêtaient depuis quelques instants l’oreille à l’entretien précédent, restèrent frappés de stupeur à la révélation inattendue échappée au désespoir de Charles Delmare, tandis que Maurice, apprenant ainsi la retraite de Jeane chez les San-Privato, se disait avec douleur et colère :

— Et j’étais assez stupide, assez lâche pour la regretter, cette indigne ! qui a abandonné notre maison, afin de se rapprocher d’Albert ! Ah ! si j’avais pu me douter de l’amour qu’elle a pour lui, me serait-il permis d’en douter maintenant ? Est-il assez audacieux, cet amour ? Ah ! Jeane, Jeane ! je saurai bien arracher de mon cœur ton souvenir, maintenant abhorré ! Seul, cet amour peut-être aurait été pour moi une chance de salut. Tout à l’heure encore, les paroles de celui que nous appelions notre cher maître avaient ranimé en moi certaines aspirations du passé. J’inclinais à croire que Jeane pouvait m’aimer encore autant que je l’aimais, que ses coquetteries envers San-Privato étaient feintes, qu’elle voulait ainsi se venger de mon inconstance ; mais aujourd’hui j’en ai la preuve : ce qui était feint, c’était l’attachement qu’elle semblait me témoigner, même avant l’arrivée d’Albert au Morillon. J’étais riche… Jeane est pauvre ! Elle voulait, en m’épousant, faire un bon mariage, voilà tout. Triple sot que j’étais, de n’avoir jamais seulement soupçonné cette bassesse ! Vive la vie de Paris ! elle dessèche le cœur, mais nous ouvre l’esprit ! Jeane, je te méprise, je te hais ! Tu aurais pu peut-être encore changer ma destinée ; elle s’accomplira jusqu’au bout… Malheur à toi, Jeane !

Un moment de silence avait suivi cette exclamation désespérée de Charles Delmare : « Misère de moi ! ma fille est perdue ! »

La signification de ces paroles acquérait, dans les circonstances actuelles, une telle gravité, que le père et la mère de Maurice demeurèrent d’abord muets de stupeur, tandis que Charles Delmare s’écria indigné, s’adressant à M. Dumirail :

— Ah ! votre conduite est odieuse, est inexcusable, monsieur. Vous avez manqué à tous vos devoirs de tuteur, de parent et d’honnête homme ! Vous avez abandonné une malheureuse enfant au caprice de sa volonté du moment en lui permettant de vous quitter, alors qu’elle était confiée à vos soins, à votre honneur !

— Eh ! monsieur, cela s’est passé avant mon arrivée à Paris. Ma femme, en mon absence, n’a pu s’opposer à l’opiniâtre résolution de notre nièce.

— Ah ! madame, madame, — reprit Charles Delmare d’un ton de reproche écrasant, — j’avais à vos yeux démasqué San-Privato en vous dévoilant la trame ourdie par lui contre Maurice et contre Jeane ; je vous avais appris qu’il la poursuivait d’un amour pervers, et vous la livrez à cet homme de qui les machinations vous épouvantaient. C’est affreux, madame ! Un jour, vous rendrez compte à Dieu des malheurs que votre faiblesse ou votre imprudence aura causés !

— Hélas ! pardon, pardon ! — murmura madame Dumirail accablée des reproches de Charles Delmare. — Aigrie par le chagrin, j’ai montré, je l’avoue, trop de vivacité envers Jeane ; sa fierté s’est révoltée. J’ai tardivement regretté mes torts ; en vain j’ai supplié ma nièce de ne pas nous quitter, mes prières ont été vaines.

— Monsieur, — reprit d’une voix altérée M. Dumirail sortant de sa stupeur et parlant à Charles Delmare, — je ne sais quelle fatalité pèse sur notre famille ! Vous avez tout à l’heure prononcé des paroles… oh ! des paroles bien graves…

Puis, portant ses deux mains à son front, M. Dumirail murmura :

— Mon Dieu !… des esprits plus fermes que le mien ne résisteraient pas à tant de secousses ; c’est trop, c’est trop pour un seul jour !

Et, se reprenant, tandis que Charles Delmare, de plus en plus pâle et agité, semblait hésiter devant une résolution suprême, M. Dumirail ajouta :

— Oui, vous avez tout à l’heure, monsieur, prononcé des paroles bien graves ! Si par malheur elles étaient vraies, notre famille serait flétrie d’une honte nouvelle, et alors, monsieur, de quel droit nous accuseriez-vous ? Ne serions-nous donc pas dégagés de toute responsabilité envers une jeune personne que nous avions crue jusqu’ici la fille de mon infortuné frère, tandis qu’elle ne serait, en réalité, pour nous qu’une étrangère ?

— Une étrangère ! — s’écria Charles Delmare éclatant d’indignation ; — Jeane pour vous une étrangère ! elle qui vous chérissait comme la plus tendre des filles ! elle qui, par ses riantes vertus, charmait votre vieillesse ! elle qui, en partageant l’amour de Maurice, assurait à jamais son bonheur et le vôtre, si votre funeste orgueil n’avait détruit cet heureux avenir !

Et Charles Delmare poursuivit avec un geste de malédiction :

— Ah ! qu’à jamais retombent sur vous votre ingratitude et votre criminel abandon de l’orpheline confiée à vos soins ! Cet abandon lève mes derniers scrupules. Je rentre dans mes droits, sachez-le donc… Elle m’appartient désormais, celle qui n’est plus pour vous qu’une étrangère ! Elle est à moi, l’orpheline que vous avez livrée à un monstre d’astuce et de perversité. Oui, Jeane est l’enfant de l’adultère !… Jeane est ma fille… Contre San-Privato, je saurai la défendre, au nom de ma paternité !

M. et madame Dumirail, ne pouvant plus douter de ce qu’ils regardaient comme une nouvelle honte pour leur famille, gardaient un morne silence ; Maurice, partagé entre la douleur que lui causait le départ de Jeane et la jalousie qu’il ressentait contre San-Privato, murmurait tout bas :

— Il faudra pourtant que je me venge d’elle ou de lui !

— Oui, Jeane est ma fille ! — reprit Charles Delmare avec une amertume et une indignation croissantes ; — soyez maudits ! soyez punis ! vous tous qui avez perdu mon enfant ! Soyez maudit, monsieur Dumirail ! votre ambition insensée a été la source de tout le mal. Et vous, madame, soyez maudite ! votre injustice a révolté la fierté de Jeane, votre faiblesse ou votre insouciance coupable n’a mis aucun obstacle à son départ ! Soyez maudit, Maurice ! vous que j’aimais tant, parce que ma fille vous aimait ; vous que j’ai aujourd’hui sauvé de la mort, soyez maudit !… Jeane vous avait donné son cœur, sa foi, sa vie !… À son pur et vaillant amour, vous avez préféré les feintes caresses d’une prostituée qui vous bafouait, en attendant l’heure de vous faire égorger…

— Que dit-il ? s’écria Maurice abasourdi des paroles de Charles Delmare, qui continuait ainsi :

— Oui, malheur à vous, Maurice ! si votre abjecte inconstance a, comme je le crains, brisé tous les ressorts généreux de l’âme de ma fille ! Elle ne vivra peut-être que pour le mal, elle qui n’aurait vécu que pour le bien !… Ah ! si le ciel vengeur châtie mon adultère jusque dans mon enfant, — ajouta Charles Delmare en se tournant vers M. et madame Dumirail, — vous qui avez indignement abandonné l’orpheline confiée à vos soins, vous serez châtiés dans votre fils !

Charles Delmare sortit précipitamment, laissant Maurice, son père et sa mère accablés sous le poids des imprécations prophétiques qu’ils venaient d’entendre.


XIII

M. et madame Dumirail, encore frémissants des sinistres prédictions dont leur ancien ami venait de les menacer, se regardaient avec un muet accablement.

Maurice se remémorait ces étranges paroles de Charles Delmare, selon lesquelles, lui, Maurice, était dupe d’une courtisane qui l’avait bafoué en attendant l’heure de le faire égorger. En cherchant à pénétrer le sens mystérieux de ces paroles, il se rappelait aussi que Charles Delmare affirmait l’avoir sauvé le jour même d’un péril de mort. Cette affirmation l’étonna d’abord, en cela qu’il lui revint à la pensée que M. d’Otremont, l’ayant pour la seconde fois désarmé, lui dit avec une parfaite courtoisie en lui tendant la main :

— Nous avons à nous reprocher des torts réciproques. L’animation d’un souper diminue de beaucoup la gravité de ces torts. Si vous regrettez votre vivacité, je regretterai la mienne.

Cette loyale proposition, acceptée par les témoins des deux adversaires, avait mis fin au combat ; mais Maurice se souvint qu’alors Charles Delmare avait échangé avec M. d’Otremont quelques paroles témoignant d’une ancienne et étroite intimité ; aussi, en rapprochant ces divers incidents et en songeant surtout qu’il avait provoqué M. d’Otremont, pour ainsi dire, à l’instigation d’Antoinette, Maurice, agité de vagues soupçons, commença de pressentir la réalité de la trame ourdie contre lui ; mais, par une contradiction moins étrange qu’elle ne le paraît, sa passion sensuelle pour madame de Hansfeld, loin de s’apaiser ensuite de ces doutes odieux, s’irrita davantage et s’augmenta, si cela se peut dire, des ressentiments que lui causait l’inconstance de Jeane, qu’il croyait éprise de San-Privato ; il eût été trop cruel pour l’amour-propre de Maurice de perdre à la fois sa maîtresse et sa fiancée.

M. et madame Dumirail, ignorant le sujet des réflexions de leur fils, et le croyant encore, ainsi qu’ils l’étaient eux-mêmes, sous l’impression des sinistres prophéties de Charles Delmare, se consultèrent du regard, et, après un moment de recueillement, M. Dumirail reprit d’un ton grave et tendre :

— Mon fils, tu as entendu tout à l’heure les funestes prédictions d’un homme que nous avons pendant longtemps dû croire notre meilleur ami ; lui-même nous a tout à l’heure révélé la cause de l’affection qu’il nous témoignait. Il voulait, en s’introduisant dans notre intimité, se rapprocher de sa fille… puisque le malheur a voulu, pour la honte et le deuil de notre famille, que M. Delmare ait tué en duel mon frère Ernest, et que Jeane, au lieu d’être véritablement notre nièce, soit le fruit d’un amour adultère. Cette dernière révélation diminuera sans doute les regrets que t’inspire l’inconstance de celle qui fut ta fiancée.

— J’ai trop de dignité, mon père, pour jamais regretter Jeane.

— Elle ne mérite, en effet, que ton oubli ; notre tendresse saura suppléer à l’affection qui te manque, et, plus tard, un autre mariage comblera sans doute tes vœux et les nôtres, car, j’en suis certain, les odieuses prophéties auxquelles je faisais allusion tout à l’heure seront démenties par nous, comme par toi, Maurice. Non, nous ne serons pas, ainsi que l’a dit M. Delmare, punis dans notre fils !

— Ah ! mon père, gardez-vous de le croire !

— Cette assurance de ta part nous donne bon et ferme espoir dans l’avenir, cher enfant ! — ajouta madame Dumirail ; — je parle de l’avenir, parce que nous devons tous oublier le passé ; tous, nous avons eu nos torts…

— Toi seule exceptée, bonne et chère femme ! — reprit affectueusement M. Dumirail. — Ton rare bon sens, ta sollicitude maternelle prévoyaient ce que mon aveuglement me cachait, et…

— Pardon, mon ami, nous sommes convenus d’oublier le passé. Il est triste, il est pénible pour tous, et, quoique ton indulgence les nie, j’ai eu mes torts. Confessons-nous donc à nous-mêmes nos erreurs en toute sincérité d’âme. Regrettons-les, qu’elles nous soient un enseignement ; mais, encore une fois, parlons seulement de l’avenir.

— Soit, chère Julie, — reprit M. Dumirail observant attentivement Maurice, qui restait muet et profondément préoccupé ; — j’approuve complétement tes paroles que ceux d’entre nous qui ont des torts à se reprocher se les confessent et y trouvent un enseignement pour l’avenir. Cet avenir est pour nous tout tracé. Retourner au plus tôt dans notre chère retraite, d’où nous n’aurions jamais dû sortir, ne plus là quitter jamais et y vivre comme en ce bon temps où tu disais, cher enfant : « Laboureur je suis né, laboureur je mourrai… » T’en souviens-tu ?

— Oui, mon père ; mais alors… mais alors…

— Achève, pas de réticence… soyons sincères !

— Eh bien ! mon père, en ce temps dont il est question, je ne me sentais pas entraîné vers une nouvelle carrière par une vocation que tu as éveillée, favorisée de tout ton pouvoir, et qui, grâce à tes encouragements, est maintenant devenue invincible…

— Mon fils…

— J’ai dit invincible, je maintiens l’expression, mon père, et, une fois pour toutes, je le déclare, afin de couper court à de nouvelles et inutiles instances, jamais je ne redeviendrai cultivateur. Donc, ainsi que l’a dit ma bonne mère, ne parlons plus d’un passé qui ne peut renaître. Quant au présent, je me permettrai de t’exposer sincèrement tout à l’heure ce que j’attends de ton affection et de ton équité.

Ces paroles de leur fils, prononcées d’une voix ferme et nette, accompagnées d’un regard assuré, surprirent autant qu’elles affligèrent M. et madame Dumirail. Ils avaient cru faire preuve d’une longanimité irrésistible en épargnant à Maurice non-seulement les reproches, mais jusqu’à l’ombre d’une allusion à ses désordres, comptant que, touché de tant de généreuse clémence, pénétré de repentir, il n’hésiterait pas un instant à retourner au Morillon. Leur déconvenue fut extrême. Ils commencèrent d’entrevoir avec frayeur que les aveux échappés la veille à son ivresse n’étaient pas des insanités d’esprit causées par l’excitation du vin, mais trahissaient au vrai, sauf la brutalité de la forme, le fond de l’âme de Maurice.

XIV

M. Dumirail, après un premier mouvement de douloureux étonnement, se rassura, en songeant à la puissance de l’autorité paternelle, jusqu’alors si respectée de son fils, et, jetant à sa femme un regard qui semblait dire : « Ne crains rien, j’ai l’habitude d’être obéi, » il reprit :

— Mon ami, ta vocation pour la carrière diplomatique est, dis— tu, irrésistible ?

— Oui, mon père.

— Notre entretien est grave, ne l’oublie pas, mon fils ; or, ce que tu dis au sujet de ta prétendue vocation diplomatique n’est pas sérieux.

— Pardon…

— Cela n’est pas sérieux, je le répète, puisque, depuis ton séjour à Paris tu n’as pas mis les pieds chez M. de Morainville, et, de plus, je tairai, je veux taire les motifs qui t’ont, jusqu’ici, empêché de te présenter chez lui.

— Je te remercie, mon père, de ton indulgence ; je t’en sais gré surtout à toi, ma bonne mère, — ajouta Maurice d’une voix émue, faisant allusion à la pénible scène de la nuit. — De cette indulgence, je me montrerai digne… et, dès demain, je vous promets à tous deux de me rendre au bureau de M. de Morainville, et de m’efforcer de justifier tes espérances, mon père ; car permets-moi de te rappeler que j’ai cédé, uniquement cédé à tes instances, en me décidant à embrasser la carrière diplomatique.

— Cela est vrai ! — reprit M. Dumirail d’une voix grave et contenue ; — cette folle ambition que, pendant un moment, j’ai eue pour vous, mon fils, a été, de ma part, une de ces erreurs pour lesquelles votre indulgente mère réclamait tout à l’heure l’oubli. C’était à vous moins qu’à personne de m’adresser ce reproche ; mais je vous répondrai que mon excuse était le désir de vous voir parcourir une carrière honorable, et, dans ma confiance absolue en la solidité des principes où vous aviez été élevé par nous, je vous croyais incapable de faillir. Cette espérance a été déçue, malheureusement déçue… Instruit par l’expérience, je suis maintenant résolu, invinciblement résolu d’accomplir mon devoir de père en vous arrachant à une perte certaine, alors qu’il en est temps encore… Vous entendez, Maurice ?…

— Oui, mon père ; mais…

— En d’autres termes, demain, votre mère, moi et vous, nous quittons Paris, afin de retourner au Morillon.

— Permettez, mon père…

— Quant à votre prétendue vocation diplomatique, vous me ferez la grâce, une fois pour toutes, de n’en plus dire un mot, sinon je regarderais votre insistance, à ce sujet, comme une plaisanterie de la dernière inconvenance envers votre mère et envers moi.

— S’il en est ainsi, mon père…, — reprit à son tour Maurice avec l’expression d’une inflexible volonté, — s’il m’est interdit de vous exposer les raisons qui me font désirer de rester à Paris, je suis forcé de me borner à vous déclarer purement et simplement que je ne retournerai pas au Morillon.

— Vous y retournerez, cependant… dès demain…

— Je vous demande pardon, mon père, je resterai à Paris.

— Mon fils, vous quitterez Paris dès demain, c’est moi qui vous l’affirme.

— Non, mon père, non, cent fois non ! Je ne suis plus un enfant, je suis maître de mes actions.

— Vous osez entrer en révolte ouverte contre moi ?

Mon ami, ne t’emporte pas ! — dit vivement madame Dumirail.

Puis, s’adressant à son fils :

— Mon enfant, après tout ce qui s’est passé ces jours-ci, peux-tu t’obstiner à rester à Paris !

— Eh ! ma mère, il ne fallait pas me faire quitter nos montagnes ! Je m’y plaisais, faute de points de comparaison ; mais, à cette heure que j’ai goûté de la vie de Paris, le séjour de la campagne me serait insupportable.

— Quoi ! mon enfant, ce séjour, nous le partagerions avec toi et il te serait insupportable ?

— Mon Dieu, ma mère, je suis arrivé à un âge où l’affection de nos parents n’est pas tout dans la vie ! Et, d’ailleurs, si tu tiens à ne pas te séparer de moi, que ne continues-tu d’habiter Paris, ainsi que mon père ? N’était-ce pas là votre premier projet ? Est-ce donc ma faute à moi si vous ne voulez plus aujourd’hui ce que vous vouliez hier ? Dois-je être la victime de vos incroyables indécisions ?

— C’est vous, vous, qui osez nous accuser ? — s’écria M. Dumirail cédant à une colère croissante.

Mais sa femme, l’interrompant d’un geste et s’adressant à Maurice, de sa voix la plus caressante, la plus tendrement persuasive :

— Voyons, mon enfant, parlons raison. Tu veux rester à Paris ?… Et moi, je te prie, je te conjure de n’y pas rester, afin de ne pas te séparer de nous. À cela, toi, tu réponds : « Eh bien ! demeurez à Paris avec moi. » Je conçois cette réponse ; mais pourtant, si je te dis, si je te prouve que, pour mille raisons, le séjour de Paris m’est contraire, à moi, qu’il m’est funeste, qu’il me deviendrait peut-être mortel… car, enfin, je ne veux certainement pas t’inquiéter, mon enfant ; mais vois donc combien, en si peu de temps, j’ai déjà changé. Mon Dieu ! je sais que tu me reprocheras de m’alarmer sans raison à ton sujet, de me créer des fantômes, de m’exagérer outre mesure les dangers que tu peux courir à Paris. D’accord, j’avoue ma faiblesse ; mais du moins aies-en pitié, excuse-la, cette faiblesse, puisqu’elle n’est que l’exagération de ma tendresse pour toi. En un mot, que veux-tu que je te dise ? — ajouta madame Dumirail voyant avec une douleur croissante l’impassibilité de son fils. — Il me serait impossible de vivre loin de toi, tu le sais. Comment alors pourrais-tu avoir le triste courage de m’obliger à rester à Paris en y restant toi-même ? Mais figure-toi donc que je n’aurais pas un instant de repos ! Je vivrais dans des transes, dans des anxiétés continuelles : ma santé n’y résisterait pas ; non, je le sens bien, moi, je ne résisterais pas à tant de secousses, à tant d’angoisses ; je mourrais à la peine, et avant peu de temps, mon pauvre enfant, tu porterais mon deuil !

L’excellente mère, se souvenant que déjà, par une allusion à sa fin prochaine, elle avait profondément ému son fils, comptait encore, hélas ! le toucher, l’attendrir par le même moyen… mais elle comptait sans l’orgie de la veille, où Maurice, ainsi que ses compagnons de table, avait si gaiement applaudi à des historiettes parricides, et il n’en était déjà plus à sentir ses yeux devenir humides et à frémir à la seule pensée de conduire au cimetière le cercueil maternel.

Il taxa donc mentalement les paroles de sa mère d’exagération et lui répondit froidement et l’œil sec :

— Ces alarmes, ces chagrins que tu redoutes, moi seul pourrais les causer ; ne crains donc rien, puisque je te promets de me bien conduire.

— Mais cette promesse, tu ne pourras la tenir, malheureux enfant ! reprit en pleurant madame Dumirail, voyant la pensée de sa mort laisser son fils insensible, et commençant dès lors à désespérer de lui ; ta promesse, tu ne la tiendras pas, tu es trop faible ! Non-seulement tu nous échappes, mais tu ne t’appartiens plus à toi-même. J’ai bien compris ce que tu voulais dire en parlant d’affection autre que la nôtre : tu voulais parler de ta madame de Hansfeld, de cette horrible créature qui te domine, fait de toi ce qu’elle veut et nous fera tous mourir de chagrin, moi la première ! entends-tu, Maurice, moi la première ! Peut-être te consoleras-tu bien vite de ma mort ; mais cette indigne femme aura…

— De grâce, ma mère, assez sur ce sujet…

— Non, ce n’est pas assez ! — s’écria M. Dumirail d’une voix éclatante et ne pouvant contenir davantage sa douloureuse indignation ; — non, ce n’est pas assez, misérable fou ! dupe aveugle ! stupide victime ! Savez-vous ce que cette femme attendait de ce duel qui a trompé ses sinistres espérances ?… Elle attendait votre mort.

— Ma mort ?

— Savez-vous ce que c’est que cette prétendue baronne ?… C’est une vile courtisane !

— C’est faux, mon père, c’est faux ! madame de Hansfeld…

— Est entretenue par l’ambassadeur de Naples ! — reprit M. Dumirail dominant la voix de son fils ; — et, de plus, cette femme est la maîtresse de San-Privato !

— Antoinette ! — s’écria Maurice accablé par ces révélations successives, qui confirmaient ses vagues et récents soupçons, un moment oubliés.

Puis il répéta, en proie à une sorte de vertige, de rage et de terreur :

— Antoinette ! maîtresse d’Albert ?

— Oui, malheureuse dupe ! Apprenez donc que cette femme, qui vous poussait à ce duel où vous deviez être tué, était l’instrument de votre cousin San-Privato ; après vous, il devenait l’héritier de nos biens. Comprenez-vous maintenant ?

— Mon Dieu ! — murmura Maurice portant à son front ses poings crispés, — il me semble que je deviens fou…

— Mon ami, prends garde, — dit à voix basse madame Dumirail à son mari, effrayée du douloureux abattement de Maurice, — prends garde !… ne l’accable pas ainsi coup sur coup…

— Ne crains rien, la leçon sera terrible, mais salutaire, répondit à demi-voix M. Dumirail.

Et il ajouta tout haut :

— Sachez donc toute la vérité, insensé que vous êtes ! alors vous tremblerez, alors vous vous repentirez. La vérité, la voici : M. Delmare, jadis l’ami intime de M. d’Otremont, est allé ce matin le trouver ; il lui a dévoilé la trame dont vous deviez être victime. Votre adversaire, révolté du rôle odieux qu’il jouait à son insu dans cette sanglante machination, a promis à M. Delmare de ménager votre vie ; il a tenu parole ! Voilà pourquoi il s’est contenté de vous désarmer deux fois, au lieu de vous tuer.

— Je suis anéanti ! Impossible de nier l’évidence, elle m’écrase, malheur à moi ! Oh ! Antoinette, Antoinette, c’est horrible, c’est infâme ! tout me manque à la fois, mon cœur se brise. Oh ! que je souffre ! — balbutia Maurice vaincu par l’émotion, par la douleur.

Il chancela, tomba dans un fauteuil, cacha son visage entre ses mains, tandis qu’échangeant avec sa femme un regard de suprême espoir, M. Dumirail reprenait d’un ton moins sévère :

— Voilà donc, malheureux enfant, voilà donc la femme à qui vous avez sacrifié votre fiancée, à qui vous avez sacrifié votre mère, votre père, votre avenir ! Voilà donc la femme qui, seule, vous retient à Paris et pour laquelle vous avez sans doute contracté des dettes usuraires. Oui, pour cette courtisane qui, dans une nuit d’orgie, vous provoquait à un duel où vous deviez trouver la mort, vous voulez…

M. Dumirail s’interrompit soudain à l’aspect effrayant de Maurice, qui, bondissant du siége où il venait de tomber anéanti, abaissa ses mains qui cachaient son visage, alors d’une pâleur livide, sillonné de larmes et empreint d’une telle expression de rage, de haine et d’ardeur de vengeance, que, le voyant se diriger vers la porte, M. Dumirail, cédant à un mouvement instinctif, s’élança et, barrant le passage à son fils, il lui dit :

— Où allez-vous ?

— Où je vais ? — reprit Maurice, presque égaré, poussant un éclat de rire féroce. — Ah ! ah ! ah ! où je vais ! Je vais rendre une petite visite à cette chère Antoinette, à ce cher Albert. Ils voulaient du sang, il y aura du sang !

— Mon fils, vous ne sortirez pas ! — reprit M. Dumirail, épouvanté des paroles et de l’expression des traits de Maurice, et lui barrant toujours le passage, tandis que madame Dumirail, éperdue, se dressant sur son séant, les mains jointes, s’écriait avec terreur :

— Mon ami, retiens-le, il va chez cette femme. Jésus, mon Dieu ! il arrivera quelque malheur…

— Mon père ! — reprit Maurice, plus calme, et par cela même plus effrayant, — laissez-moi passer…

— Où allez-vous ?

— Que vous importe ?

— Vous ne sortirez pas…

— Je vous prie, je vous supplie de me laisser passer.

— Non !

— Décidément, mon père, vous ne voulez pas ?…

— Non, non…

— Tenez, — reprit Maurice avec effort, — je vous le demande, autant pour vous que pour moi ; n’essayez pas de m’empêcher de sortir, ne me poussez pas à bout ! Je vous dis, mon père, de ne pas me pousser à bout…

— Mon fils, mon fils ! — murmura madame Dumirail sanglotant et défaillante, renversée sur ses oreillers, — tu es donc sans pitié ? tu veux donc me faire mourir de chagrin ?

— Malheureux ! entendez-vous votre mère ?…

— Je n’entends rien, je n’écoute rien ! — cria Maurice hors de lui, frappant du pied avec furie et s’approchant si près de son père, que leurs poitrines se touchaient : — ôtez-vous de là.

— Misérable ! oserais-tu porter la main sur moi ?

— J’ai l’enfer dans l’âme ! je me sens capable de tout. Prenez garde ! — murmura Maurice les poings crispés. Une dernière fois, oui ou non, voulez-vous vous ôter de là ?

— Touche-moi donc ! — s’écria M. Dumirail, aussi pâle que son fils, et le regardant en face en croisant ses bras sur sa poitrine. — Tu as, cette nuit, dans ton ivresse, renversé ta mère à tes pieds ; maintenant, frappe ton père, si tu l’oses !

— Vous l’aurez voulu, — s’écria Maurice hors de lui, et s’apprêtant à saisir par les épaules M. Dumirail, qu’il dominait de toute la tête.

Mais ce malheureux, rencontrant les regards de son père, recule devant l’abominable violence qu’il allait commettre ; puis, par un mouvement plus rapide que la pensée, il se précipite vers la fenêtre, l’ouvre, et, cet entresol étant très-peu élevé, il enjambe la barre d’appui de la croisée, se suspend ensuite de ses deux mains à cette traverse, se laisse glisser dans la cour de l’hôtel et disparaît. Cette évasion, aussi brusque qu’imprévue, ne pouvait être prévenue par M. Dumirail. Il reste stupéfait ; bientôt il est rappelé à lui par un gémissement douloureux de madame Dumirail, qui, brisée par de si vives émotions, perdait connaissance en murmurant :

— Notre fils n’a plus la tête à lui. Il est capable de vouloir tuer cette femme et Albert ; malheur à nous ! M. Delmare l’a prédit… Nous serons punis dans notre fils ; à tant de chagrins je ne survivrai pas !

— Josette, Josette !… — crie M. Dumirail, appelant la servante et sonnant à tout rompre. — Courez chercher le médecin, ma femme se trouve mal…


XV

Madame de Hansfeld était seule dans son boudoir ; ses traits charmants, alors assombris, exprimaient une angoisse profonde ; ses larmes, doublant l’éclat de ses grands yeux noirs, coulaient lentement sur ses joues pâlies, et elle se disait :

— Pour la première fois, la jalousie m’a mordu au cœur ! Oui, lorsque, hier, San-Privato triomphant me racontait ses espérances, que dis-je ? la certitude de son succès, mon Dieu, combien j’ai souffert ! Pourvu qu’il n’ait pas deviné ma douleur. Il me mépriserait ! Je ne serais plus à ses yeux la femme forte qu’il me croit, la femme dévouée jusqu’au meurtre, s’il l’ordonnait ! Quelle est donc l’infernale puissance de cet homme ? Comment s’est-il emparé de moi-même, à ce point que sa volonté s’est substituée à la mienne, son être au mien ?… Je ne pense, je n’agis, je ne vis plus que par lui et pour lui ! De cette domination effrayante, quelle est la cause ?… Quelle est la cause ? Ah ! je le sens : c’est la crainte de me voir délaissée par San-Privato ! Dieu me damne ! il lui suffirait, je crois, de cette menace : « Tu ne me verras plus ! » pour me rendre parricide, si j’avais mon père ou ma mère. Il rougit de son amour pour moi, il le nie hautement, exige que nous paraissions étrangers l’un à l’autre. Tant d’humiliations me navrent ; mais j’obéis… Il m’a dit : « Provoque, séduis ce niais jouvenceau… » puis il m’a fait entendre… car il ne se compromet jamais, oh non ! il m’a fait entendre que, si ce Dumirail était tué, il hériterait, lui, San-Privato, des biens de la famille ; j’ai tout fait pour qu’il fût tué ! Cependant je n’avais d’autre haine que celle de San-Privato contre lui. Mais Richard, ce matin, l’a épargné. Est-ce générosité ou pénétration ?… A-t-il deviné qu’à son insu il allait devenir l’instrument de mes desseins ? Peu importe, je nierai et j’obéirai aux autres ordres de mon maître, Je vaincrai de nouveau la répugnance que ce Maurice m’inspire, non qu’il ne soit beau ; mais je ressens de l’aversion pour lui uniquement parce qu’il n’est pas San-Privato. Ah ! ce que je ne pourrai vaincre, je le sens là au cœur, où je souffre tant, c’est la jalousie ! Pour la première fois, je l’éprouve, cette sensation poignante, acérée, qui blesse à vif chaque fibre du cœur ; oui, jusqu’ici, je ne jalousais pas les maîtresses de San-Privato, je les méprisais, je les raillais avec lui. Je me sentais à ses yeux supérieure à elles, et par la beauté et par tout ce qui lui plaisait en moi. D’où vient donc que, seule, seule, cette Jeane m’inspire tant de jalousie, tant de haine ? Certes, cette fille est belle, bien belle, d’une beauté autre que la mienne. Je suis brune, elle est blonde ; mais je peux soutenir la comparaison avec elle ; et, de plus, San-Privato dit qu’elle est sotte ; c’est faux, il ment, elle n’est pas sotte, j’en suis certaine, et cependant je ne l’ai vue qu’une fois, lorsque je suis allée lui enlever Maurice ; mais nos regards se sont rencontrés. Ah ! quel regard que celui de cette charmante fille ! quels yeux bleus ! Et elle serait sotte avec ces yeux-là ?… Non, mille fois non ! San-Privato ment ! Pourquoi San-Privato me trompe-t-il à ce sujet ? Est-ce afin d’endormir ma jalousie ? Erreur, il ne croit pas, il ne doit pas croire que je suis jalouse. Il ne veut pas que je le sois, et, jusqu’ici jamais je ne l’ai été. Pourquoi donc, seule, cette Jeane m’inspire-t-elle ce sentiment ? Et ce n’est pas seulement de la jalousie que j’éprouve ; un invincible pressentiment m’avertit que cette Jeane sera funeste à San-Privato, qu’elle sera son mauvais ange ; oui, cela, je le pense, et, mieux encore, je le sens ! oui, cette sensation est réelle, est profonde ; je n’ai aucun intérêt à m’abuser moi-même. Si je disais ceci à San-Privato, il pourrait croire que c’est une ruse ou une comédie de femme jalouse ; mais je n’oserai jamais lui parler d’un tel ressentiment, c’est à moi-même, à moi seule que je dis cela ; mes alarmes sont donc sincères. Ah ! fille maudite, blonde aux yeux bleus, malheur à toi si jamais…

Madame de Hansfeld, s’interrompant, appuya fortement ses deux mains sur son cœur et murmura :

— Mon cœur se brise ! mon cœur se brise !

Et, de nouveau, ses larmes inondaient ses joues, lorsque, soudain, elle prête l’oreille à un bruit de pas précipités, amortis par l’épaisseur des tapis. La porte de son boudoir s’ouvre violemment, et Maurice apparaît aux yeux d’Antoinette. Maurice, livide, les traits bouleversés par la rage et par la haine, s’arrêta au seuil du boudoir de madame de Hansfeld, et s’écria d’une voix strangulée :

— Infâme, j’étais ton jouet, ta victime ! Tu voulais me faire tuer !…

— Maurice !… Il vit… je le revois !… Séchez-vous, mes pleurs ! Soyez béni, mon Dieu !… s’écria Antoinette, feignant de n’avoir pas entendu les paroles écrasantes du jeune homme ; et, tombant agenouillée sur le tapis d’hermine de son boudoir, dans une attitude de prière, elle joignit les mains en levant vers le plafond son adorable visage, pâli par la douleur et ruisselant de larmes. Puis, d’un bond, s’élançant au cou de Maurice, elle le serra dans ses bras, et d’une voix entrecoupée de sanglots de joie :

— Maurice ! mon intrépide amant ! mon héros ! toi qui t’es vaillamment battu pour moi, te voilà, je t’ai près de moi, je n’ai plus peur de mourir, car je ne t’aurais pas survécu… va !… Mais te voilà, c’est toi ! Pardonne mes larmes, pardonne ma pâleur ; vois comme je suis pâle, bien pâle, n’est-ce pas ? Peut-être tu me trouves enlaidie par le chagrin ? Hélas ! ce n’est pas ma faute, mon Dieu ! Si tu savais, j’ai tant pleuré depuis cette nuit, tant pleuré depuis que je suis revenue ici à moitié folle, la tête perdue de frayeur et…

Madame de Hansfeld s’interrompt, porte ses mains à son front comme si la joie lui causait un moment d’égarement, et elle ajoute, en se détachant des bras de Maurice et le contemplant d’un œil hagard :

— Maurice, tu restes muet, effrayant. Est-ce toi… dis, mon amant… est-ce toi ? Si ce n’est toi, c’est donc ton spectre ? Cette figure livide, immobile, qui est là devant mes yeux, ce n’est pas toi, c’est ton spectre. Oui, oui, il vient m’annoncer ta mort…

Et, poussant un cri déchirant, Antoinette tombe sur le sofa de son boudoir en murmurant d’une voix défaillante :

— Ils l’ont tué, mon Maurice ! ils ont tué mon amant ! je n’ai plus qu’à mourir !

Et l’adroite comédienne, s’arrangeant dans une pose pleine de grâce et de volupté, cacha son visage entre ses mains et feignit de perdre connaissance.

Un homme même plus expérimenté que Maurice eût été, comme lui, dupe de la tragi-comédie habilement improvisée par madame de Hansfeld. Devinant, aux premiers mots du jeune homme et à l’aspect de sa physionomie menaçante, qu’il savait tout, elle avait soudain et avec une rare présence d’esprit utilisé, au profit d’une tromperie nouvelle, les larmes que venait de lui arracher la jalousie dont elle était possédée au sujet de Jeane. Ainsi Maurice fut et devait être dupe de l’adroit manége d’Antoinette. Il se présentait à l’improviste chez elle, la trouvait pleurant de vraies larmes, pâlie par de véritables angoisses ; ces larmes, cette pâleur, elle les attribuait à l’anxiété où l’avait jetée la pensée du péril que courait Maurice en se battant pour elle. Enfin, elle feignait un moment de délire causé par la joie saisissante de revoir son amant sain et sauf. Tout cela, nous le répétons, eût paru probable et acceptable à tout autre que Maurice, et fut donc accepté par lui sans réserve, en raison de la parfaite vraisemblance des faits ; puis, parce que nous sommes toujours d’autant plus enclins à certaines croyances qu’elles caressent davantage notre orgueil, cicatrisent les blessures de notre amour-propre, ou nous rassurent sur la valeur de certaines affections douteuses, en nous persuadant qu’elles ne sont pas indignes de nous.

Madame de Hansfeld, à demi étendue sur son sofa, dans une attitude de voluptueux abandon, son beau sein soulevé par des battements précipités, sa tête charmante appuyée sur l’un de ses bras gracieusement replié, les yeux cachés par l’une de ses mains, examinait, à travers l’écartement de ses doigts, les traits de Maurice, et y lisait tour à tour l’apaisement de sa fureur, le regret douloureux d’avoir pu un instant odieusement soupçonner sa maîtresse, la joie ineffable de reconnaître son erreur, et enfin la certitude d’être plus que jamais adoré par Antoinette.

Ces diverses impressions de Maurice se résumèrent par ces mots, qu’il prononça d’une voix entrecoupée de sanglots :

— Antoinette ! reviens à toi, pardonne-moi ; j’étais un misérable fou, mon Antoinette ; je crois en toi maintenant comme je croirais en Dieu, je suis à toi pour la vie…

Maurice, s’agenouillant au pied du sofa, prit l’une des mains de la jeune femme et la porta passionnément à ses lèvres.

— Qui me parle ? est-ce un songe ? reprit d’une voix affaiblie madame de Hansfeld, semblant sortir peu à peu d’un profond assoupissement, rassembler ses esprits et renaître à la réalité. — Je ne me trompe pas, c’est sa voix, c’est lui, c’est bien lui ! mon cœur a tressailli. Il est donc vrai, tu as échappé à ce duel ? Ah ! la terreur de te perdre m’a prouvé que, sans toi, maintenant je ne saurais plus vivre !

— Antoinette, ange adoré !

— Tiens, vois-tu, Maurice, je t’aime trop, tu me tueras !

Le jour baissait ; Maurice, enivré, radieux, plus que jamais subissant l’empire de madame de Hansfeld et assis à ses côtés sur le sofa du boudoir, lui disait :

— À cette heure, j’aurai le courage de te faire un horrible aveu…

— Quel aveu ?

— Un aveu qui m’oppresse, qui pèse sur mon cœur comme le remords d’une action infâme !

— Ces paroles me surprennent profondément, mon Maurice ; je t’écoute.

— Eh bien, j’ai cru, oui, j’ai cru cela ; est-ce possible, mon Dieu ! j’ai cru que tu voulais me faire tuer par M. d’Otremont.

Et, répondant à un regard ébahi d’Antoinette, le jeune homme ajouta :

— Cela te confond ?… Oh ! attends… Ce n’est pas tout : tu étais en cela l’instrument de mon cousin San-Privato, qui, après ma mort, devenait l’héritier de mon père et de ma mère ; et, ainsi délivré de moi, son rival, il pouvait plus facilement séduire ma cousine Jeane. Enfin, j’ai cru…

— Achève, mon ami.

— Non, c’est trop stupide, trop lâche, trop ignoble !

— Il n’importe, achève, je l’exige.

— Soit ; ce sera l’expiation méritée de mon odieux aveuglement. J’ai cru encore que tu vivais des largesses de l’ambassadeur de Naples, et qu’enfin…

— Et qu’enfin… ?

— San-Privato était en secret ton amant.

— Est-ce tout ? — demanda madame de Hansfeld avec un demi-sourire de dégoût et une incroyable expression d’innocence ; — est-ce tout, mon ami ?

— C’est tout… Ah ! il faut que j’aie en toi, mon Antoinette, la confiance, l’estime que tu m’inspires. Il faut que j’aie une foi inébranlable dans mon amour et dans le tien pour que j’ose te faire de pareils aveux. Hélas ! ils devraient m’attirer tes mépris, ta haine peut-être ?

— Mon ami, — reprit madame de Hansfeld après un moment de recueillement, — je suis restée d’abord, pour ainsi dire, étourdie, suffoquée par l’énormité même de ces calomnies, encore plus insensées qu’elles ne sont infâmes, et dont il m’est impossible de comprendre le mobile ou le but, à moins de savoir qui les a propagées ou de qui tu les tiens.

— Je les tiens de mon père.

— Ton père ? je le croyais encore au Morillon ?

— Il est arrivé hier au soir.

— Comment a-t-il pu, étranger à Paris et aux personnes dont il est question, imaginer seulement de telles calomnies ?

— Elles lui ont été rapportées par un homme jadis à la mode et ruiné depuis longtemps. On l’appelait le beau Delmare ! Il a été autrefois intimement lié avec M. d’Otremont.

— Ah !… reprit Antoinette semblant réfléchir. — Ce M. Delmare était autrefois intimement lié avec Richard d’Otremont ?

— Oui, et, après sa ruine, il est venu chercher une retraite dans nos montagnes du Jura. C’est ainsi que ma famille l’a connu. Il est peu à peu devenu, pour ainsi dire, notre mentor, à ma cousine et à moi.

— Ce M. Delmare est-il à Paris depuis longtemps ?

— Il y est venu récemment, et, ce matin, il m’a servi de témoin dans ce duel, où j’ai été, à ma honte, deux fois désarmé par M. d’Otremont ; mais…

— Tout s’explique ! — reprit vivement madame de Hansfeld interrompant Maurice. — Plus de doute, j’ai saisi le fil de ces ténébreuses diffamations. Richard d’Otremont, furieux contre moi parce que je t’ai préféré à lui, doit être le principal auteur de ces calomnies.

— En effet, lui seul peut…

— Peut avoir dit, je suppose, que je lui ai promis de l’écouter s’il te tuait en duel… Mais non, non, c’eût été par trop stupide ; quel aurait été mon but ? quel intérêt avais-je à ta mort, moi ?

— Et San-Privato, ma pauvre Antoinette ? reprit Maurice avec un accent de commisération profonde pour l’innocente et immaculée victime de ces atroces calomnies. Tu oublies mon cousin San-Privato !

— Comment ?

— N’était-il pas, par ma mort, délivré d’un rival auprès de Jeane ? n’héritait-il pas un jour de mes parents ?

— Il est vrai, — reprit Antoinette avec un sourire de dédain. — J’oubliais que, selon cette véridique et surtout vraisemblable histoire, j’étais, n’est-ce pas, l’instrument de la jalousie et de la cupidité de San-Privato, lequel était, de plus, mon amant… je crois ?

— Oui, selon la calomnie, et, à ce sujet, Antoinette, dis-moi si… ?

— Maintenant, le motif de ces calomnies est à mes yeux de la dernière évidence, — reprit madame de Hansfeld après un nouveau moment de réflexion. — Richard d’Otremont avait seul intérêt à répandre ces bruits indignes. Il me hait autant qu’il hait M. San-Privato.

— De cette haine quelle est donc la cause ?

— Une ancienne rivalité. Tous deux s’occupaient de la marquise de Beaucastel. M. d’Otremont fut évincé. Jamais il n’a pardonné à M. San-Privato la préférence dont celui-ci a été l’objet.

— Ainsi, ma chère Antoinette, — dit Maurice avec une sorte d’allégement, — tu n’as jamais vu San-Privato ?

— Si fait.

— Ah ! — reprit Maurice tressaillant et légèrement assombri, — tu connais mon cousin ?

— Il m’a été autrefois présenté par l’ambassadeur de Naples.

— Ah ! — fit Maurice, de qui les traits s’assombrissaient davantage, — tu connais aussi l’ambassadeur de Naples ?

— C’est l’un de mes meilleurs, de mes plus vieux amis ; j’ai pour lui la tendresse, la vénération d’une fille envers son père, — répondit simplement Antoinette sans paraître remarquer la surprise et l’inquiétude croissantes de Maurice.

Puis elle ajouta :

— M. San-Privato, te disais-je, m’a été autrefois présenté par M. l’ambassadeur de Naples, dont il est le premier secrétaire. Il m’a été antipathique au premier abord ; je lui ai, je crois, causé la même impression, et, depuis, nous ne nous sommes jamais revus.

— Jamais, Antoinette ?

— Non.

— Je ne m’explique pas l’intérêt que M. d’Otremont avait à prétendre que San-Privato était ton…

— Était mon amant ?

— Oui.

— Un intérêt bien simple.

— Lequel, je te prie, Antoinette ?

— M. d’Otremont, en m’accusant d’être la maîtresse de M. San-Privato, ne donnait-il pas ainsi une ombre de vraisemblance à cette stupide invention, que je voulais te faire tuer par M. d’Otremont, pauvre cher Maurice, afin qu’après ta mort ton cousin devint l’héritier de tes parents. Comprends-tu maintenant la noirceur de cette invention diabolique ?

— C’est juste… On se perd, en vérité, dans le dédale de cette abominable calomnie, reprit Maurice.

Et, le front toujours assombri par un doute secret, il ajouta d’une voix embarrassée :

— Ainsi, Antoinette, tu n’as vu San-Privato qu’une fois !… et il t’inspire une vive répulsion ?

Madame de Hansfeld regarda fixement Maurice d’un air attristé, soupira, garda un moment le silence et reprit avec un sourire navrant :

— Mon ami, je crains qu’une fois de plus ne soit justifié le terrible axiome de Basile : « Calomnions, il en restera toujours quelque chose. »

— Que veux-tu dire ?

— Tu es jaloux de M. San-Privato.

— Moi ?… Grand Dieu ! quelle idée !

— Avoue-le.

— Je t’assure que non, mon Antoinette.

— Tu es jaloux, te dis-je !

— Non ; mais je…

— Mais tu serais heureux, très-heureux, n’est-ce pas, d’avoir une preuve éclatante de la fausseté de tes soupçons ?

— Oui, — reprit Maurice avec effort et rougissant ; — c’est vrai ; mais, je t’en conjure, pardonne-moi ce…

— Te pardonner, mon bien-aimé Maurice, te pardonner ? Ah ! c’est à genoux que je devrais te remercier de me donner cette occasion de te prouver la loyauté de mon amour. Béni soit Dieu ! il est une providence pour les cœurs sincères et fidèles ! — reprit madame de Hansfeld.

Et, ouvrant le tiroir d’une chiffonnière de bois de rose placée près du sofa, elle en tira une enveloppe décachetée, la donna au jeune homme en lui disant :

— Lis cela, mon ami.

Maurice prit l’enveloppe que lui offrait Antoinette et qui contenait un billet écrit par San-Privato et une lettre pliée.

Le billet d’Albert était ainsi conçu, Maurice lut à haute voix, d’après l’invitation d’Antoinette :

« Madame,

« J’ai l’honneur de vous envoyer ci-jointe une lettre que je reçois aujourd’hui par le courrier de M. l’ambassadeur ; il m’est impossible de vous la porter moi-même, selon le désir de Son Excellence, d’urgentes et nombreuses occupations me retenant à notre chancellerie ; j’aurais, sans cela, croyez-le, madame, saisi avec empressement cette occasion de mettre à vos pieds mes hommages, occasion qui m’est si rarement offerte, à mon grand regret, vous n’en pouvez douter, madame, non plus que du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être,

« Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

« A. San-Privato. »

— J’ai reçu ce matin ce billet, ainsi que vous pouvez vous en assurer par la date, mon ami… Est-ce la lettre d’un amant à sa maîtresse ?

— Oh ! merci ! — s’écria Maurice avec l’accent d’un soulagement ineffable et n’éprouvant plus l’ombre d’un doute sur la sincérité de sa maîtresse. — Oh ! merci, Antoinette ! Si tu savais le…

— Mon ami, — dit madame de Hansfeld, — avant de me remercier, ou plutôt de te joindre à moi afin de rendre grâces à cette Providence des cœurs fidèles et sincères qui nous vient si à propos, lis, je te prie, cette autre lettre.

— Celle de l’ambassadeur ?

— Oui, celle du prince de Castel Nuovo, des largesses duquel je vis… — reprit Antoinette simulant une indignation contenue, — toujours selon la calomnie dont ton père s’est fait le complaisant écho.

— Antoinette, je te le jure, à cette infamie je n’ai jamais ajouté foi.

— Lis toujours, Maurice.

— Non, non, je semblerais douter de tes paroles. Ne m’as-tu pas tout à l’heure assuré que le prince…

— J’exige que tu lises cette lettre.

— À quoi bon, chère Antoinette ?

— Ne fût-ce que pour te prouver quelle confiance tu dois avoir dans les honnêtes propos que ton père se plaît à répéter. J’exige aussi que tu lises cette lettre au nom de mon honneur, qui ne doit pas être entaché du plus léger soupçon.

Maurice lut aussi à voix haute cette seconde lettre, ainsi conçue :

« Je ne vous écris aujourd’hui que quelques mots, ma chère enfant, afin de vous gronder de votre incroyable négligence à me répondre au sujet de ce placement sur les mines de soufre de Sicile. Mes gens d’affaires ont trouvé la spéculation excellente, et j’y ai affecté, d’après leur avis, environ quatre cent mille livres. Vous devriez employer ainsi vos économies, si vous en avez, et vous devez en avoir, car vous gérez votre fortune beaucoup mieux que je ne gère la mienne ; aussi je ne me mêle de vous conseiller en cette occurrence que parce que l’on m’assure que cette spéculation offre autant d’avantages que de sécurité. Je voudrais donc vous voir profiter de cette bonne occasion.

« Répondez-moi promptement, mon enfant, et croyez à la tendre affection d’un bon vieux papa qui baise au front sa chère et charmante fille.

« Votre affectionné,

« Castel-Nuovo. »

Le prince, en sexagénaire de bon goût, affectait une manière de paternité dans son commerce avec madame de Hansfeld, et, quoique toutes les dépenses de sa maison fussent splendidement défrayées par lui, il savait trop bien vivre pour écrire à Antoinette un mot touchant cette question.

La lettre précédente devait donc persuader Maurice qu’une sorte d’affection paternelle attachait uniquement l’ambassadeur à madame de Hansfeld.

— Eh bien ! avais-je tort de me refuser à lire ces lettres ? — dit le jeune homme à Antoinette dans l’expansion d’une confiance alors inaltérable. — À quoi ont-elles servi, ces lettres ? À confirmer la sincérité de tes paroles. Or n’avais-je pas une foi aveugle en toi, pauvre femme si indignement calomniée ? L’instinct du vrai ne te défendait-il pas au fond de mon âme contre ces calomnies encore plus audacieuses qu’elles ne sont infâmes ?

— Oui, leur audace me confond, leur audace surtout m’épouvante ! — reprit Antoinette simulant l’accablement. — Ainsi, je voulais te faire tuer par M. d’Otremont, ô mon bien-aimé Maurice ! Tu entres chez moi à l’improviste, tu me trouves pleurant et toute pâle des cruelles angoisses où me jetait la pensée des périls que tu courais ! M. San-Privato était, dit-on, mon amant, et je vivais des largesses, des honteuses largesses de M. l’ambassadeur de Naples. Le hasard fait que leurs lettres, à tous deux, me justifient.

— Oh ! assez, Antoinette, assez ! tant d’ignominies ne méritent que le dédain. C’est trop s’occuper de ces indignités.

— Ah ! mon ami, ne vous abusez pas, il y a là un danger, un grand danger ! — reprit en soupirant madame de Hansfeld, paraissant de plus en plus attristée. — Non, non, il ne faut pas les dédaigner, ces audacieux mensonges ! ils peuvent avoir pour nous de funestes résultats.

— Que dites-vous ? — reprit Maurice, surpris de la soudaine gravité de l’accent d’Antoinette. — Quoi ! ces absurdes mensonges… ?

— Ces absurdes mensonges, qui me traînent dans la boue, qui m’accusent des plus noires scélératesses, ont eu pour organes auprès de vous, Maurice, votre père, votre mère !… Ah ! ils sont bien heureux, ceux-là !… Constamment à vos côtés, ils exercent sur votre esprit, grâce à l’habitude et aux sentiments de famille, un empire que je n’exercerai jamais, moi ! Aussi, incessamment répétées par votre entourage, ces calomnies, qu’aujourd’hui vous méprisez, Maurice, vous détacheront peu à peu de mon affection, et, un jour, vous ne m’aimerez plus.

— Ne plus t’aimer, Antoinette ! est-ce possible ?

— Tout est possible à la haine, et vos parents me haïssent ; ils s’acharneront à me perdre à vos yeux. Hélas ! ils y réussiront, j’en ai le pressentiment.

Et, pleurant, madame de Hansfeld ajouta d’une voix plaintive :

— Mon Dieu ! quel mal ai-je donc fait à votre famille ?

— Me détacher de toi, mon adorée, y penses-tu ? Mais tu exagères follement l’influence de mes parents sur moi. Est— ce que je suis encore un enfant ? Est-ce que je n’ai pas ma volonté ? Est-ce que l’on me fait croire ce que… ?

— Hélas ! mon ami, n’avez-vous pas cru que moi, moi, grand Dieu ! je désirais votre mort ?

— Ah ! si un moment j’ai ajouté foi à cette infâme invention, j’ai bientôt maudit mon aveuglement passager !

— Vous oubliez, mon ami, que, s’il suffit d’un coup de poignard pour tuer le corps, il suffit souvent d’un mot pour tuer l’amour dans une âme délicate et tendre ! Ah ! si ma passion pour vous n’était pas si robuste, si vivace, si elle ne dominait pas tout en moi orgueil, conscience, dignité, jamais je n’aurais voulu vous revoir après le doute affreux que vous avez conçu !

— Par pitié, Antoinette, ne dites pas cela ! Vous perdre, vous perdre ! cette supposition seule m’épouvante et me brise le cœur !

— Et pourtant, tel va être le but opiniâtrément poursuivi par vos parents, mon ami ; nous séparer en jetant la désaffection entre nous par tous les moyens possibles, sans reculer devant les plus odieuses inventions, ainsi qu’ils l’ont déjà fait.

— Oh ! ne crains rien pour l’avenir, ange idolâtré ! la leçon aura été cruelle, mais profitable.

— Qui sait ?

— Veux-tu une preuve de ce que j’avance ?

— Oh ! certes.

— Tu parlais tout à l’heure de l’empire de ma famille sur moi ; cet empire n’existe que dans ton imagination. Ainsi, par exemple, aujourd’hui, ne prétendait-on pas me faire quitter Paris, m’emmener dans le Jura ?

— Tu vois donc bien, — reprit madame de Hansfeld feignant une alarme croissante, — on veut nous séparer ! Tu résisteras aujourd’hui à cette tyrannie, parce que je t’ai convaincu de la fausseté des calomnies dont je suis victime ; mais, demain, on imaginera d’autres mensonges moins faciles à démentir, tu les croiras, et tu m’abandonneras…

— Antoinette, je te le jure, s’il me fallait opter entre ma famille et toi, mon choix ne serait pas douteux.

— Pauvre ami, ce sont là des mots !

— Mon Dieu ! que dire, que faire alors pour te convaincre ?

— Que veux-tu, Maurice ! j’avoue ma faiblesse : la seule pensée de te perdre suffirait à empoisonner mon amour ; je serais dans des entraves continuelles. Vivre au milieu de ces appréhensions incessantes, dis, quelle torture de tous les jours, de tous les instants ! Ah ! j’aimerais mieux, je crois…

— Achève.

— Oui, j’aimerais mieux, je crois, renoncer dès à présent à toi, que de toujours ainsi trembler de te perdre.

— Ah ! c’est affreux, ce que vous dites là ! — s’écria Maurice douloureusement affecté.

Il cacha par orgueil les larmes dont ses yeux se remplirent, et, portant ses deux mains à son visage :

— Laissez-moi, laissez-moi !

Mais bientôt madame de Hansfeld, l’enlaçant de ses bras, reprit d’une voix suppliante et passionnée :

— Pardon, Maurice, pardon, mon amant adoré !… Non, non, ma douleur, mes folles alarmes m’ont arraché un blasphème. Moi, renoncer volontairement à toi ! n’est-ce pas blasphémer notre amour ? Renoncer à toi ! est-ce que c’est possible ? Il me faudrait donc arracher de mes propres mains mon cœur de ma poitrine ? Nous séparer ! — reprit Antoinette en enlaçant Maurice d’une étreinte plus étroite encore, nous séparer ! jamais !… Je défie le sort… je défie l’avenir !… Qu’ils viennent donc, tes parents, qu’ils osent donc essayer de t’enlever de mes bras, toi, mon amant, mon trésor, ma vie, mon âme !

— Ah ! tu m’aimes aussi passionnément que je t’aime !… — s’écria Maurice répondant à l’étreinte d’Antoinette. — Eh ! que m’importe ma famille ! Est-ce que sa tendresse m’a jamais causé l’enivrement où ton amour me plonge ? Mes parents !… eh ! leur affection a eu son temps. Je suis homme maintenant !…

— Tiens, Maurice bien-aimé, c’est cruel, ce que je vais dire là ! – reprit madame de Hansfeld attachant son regard noir et profond sur le jeune homme : — tes parents, maintenant, je les hais à la mort !…

— Ils t’ont calomniée si indignement, que je n’ai plus le droit de les défendre, — répondit Maurice en baissant les yeux et la voix altérée par le remords involontaire de ses exécrables paroles ; — tu leur rends haine pour haine.

— Ah ! ma haine contre eux ne vient pas seulement du mal qu’ils m’ont fait, de celui qu’ils veulent me faire, qu’ils me feront sans doute je les hais de leur dureté, de leur égoïsme envers toi ; je les hais de la sujétion humiliante dans laquelle leur tyrannie te tient à ton âge, je les hais de leur révoltante avarice, eux, plus que millionnaires, qui te refusent ce qui, dans ta position de fortune, est le strict nécessaire ! Est-ce qu’en fait leur fortune ne t’est pas destinée ? ne t’appartiendra-t-elle pas un jour ? C’est ton bien, c’est donc de leur part méchanceté réfléchie que te refuser l’argent nécessaire à goûter les plaisirs de ton âge. Mais non, renfermés dans leur odieux égoïsme, ils se plaisent à te priver des plaisirs qu’ils ne peuvent éprouver ; leur sordide espoir est de ne te laisser leur opulent héritage qu’alors que tu seras trop vieux pour en jouir. Enfin, tes parents, je les hais surtout dans leur jalousie stupide et méchante à l’endroit de toute autre affection que la leur ! Ainsi veulent-ils nous désunir, nous, nous, si bien faits l’un pour l’autre ; nous, de qui la vie eût été si adorablement heureuse sans leurs persécutions !

— Ah ! ce n’est que trop vrai, Antoinette !

— Loin de moi, grand Dieu ! toute pensée qui serait presque un crime ; mais enfin, en songeant à tout ce que nous a déjà fait souffrir ta famille et aux chagrins qu’elle nous causera sans doute encore, il m’est permis, je crois, de regretter pour toi que, comme tant d’autres, tu ne sois pas resté orphelin dans ton enfance, et qu’à cette heure, maître de toi-même, tu ne jouisses entièrement de ta fortune et de ta liberté.

Madame de Hansfeld, en prononçant ces derniers mots, qui contenaient un vœu parricide habilement déguisé, madame de Hansfeld observait attentivement son amant.

Maurice ne frémit pas d’horreur ; il baissa les yeux, rougit et soupira.

Ce regard baissé, cette rougeur candide, ce soupir discret signifiaient à peu près ceci : « Que je sois maudit de Dieu et des hommes, s’il me vient à la pensée l’abominable et sacrilége désir de voir trépasser mes parents ! Qu’ils vivent longuement, malgré l’égoïsme, la dureté, la tyrannie, l’avarice dont ils font preuve à mon égard, et surtout malgré le jaloux acharnement dont ils poursuivent ma maîtresse et les calomnies infâmes dont ils tentent de la noircir, par cela seulement qu’elle m’aime, cette immaculée ! non, mille fois non ! En désirant la mort de mes parents, je serais un fils dénaturé, un monstre ! ce que je ne suis et ne serai jamais, grâce à Dieu ! Mais, enfin, il est évident, il est palpable que si la destinée, si un hasard complétement indépendant de mes désirs ou de mes espérances avait voulu que j’eusse le malheur de perdre mes parents dans ma première jeunesse, il m’est impossible de ne pas reconnaître que je serais à cette heure maître de mes actions et de ma fortune, et qu’alors je filerais en toute liberté, en toute sécurité, aux pieds d’Antoinette, des jours tissus d’or et de soie. »

En d’autres termes, Maurice en était déjà venu non pas encore à désirer nettement la mort de son père et de sa mère, mais à s’avouer, sans croire manquer à la tendresse et à la vénération filiales, qu’il s’estimerait plus heureux d’avoir eu le malheur de perdre ses parents en son bas âge !… Tout ceci est horrible, et malheureusement tout ceci est d’une logique inexorable et ressort fatalement de la nature des choses. L’une des conséquences presque inévitables de la soif immodérée des plaisirs et des goûts luxueux, désordonnés, dont sont possédés tant de fils de famille, est d’engendrer en eux forcément, tôt ou tard (sauf de rares exceptions confirmant la règle), est d’engendrer, disons-nous, le parricide véniel. Or, si l’on réfléchit aux résultats obligés de ce premier crime moral, on frémit, mais on ne s’étonne plus de la rapide dégradation qui précipite dans un abîme de maux et de vices presque tous les fils prodigues.

Maurice venait de faire un pas de plus, et très-décisif, dans la voie où le voulait engager madame de Hansfeld. Il l’avait, pour ainsi dire, approuvée en l’entendant hautement exprimer sa haine contre M. et madame Dumirail, et, s’il ne désirait pas encore leur mort, il regrettait du moins de n’être pas depuis longtemps orphelin.

Antoinette, le voyant dans la disposition d’esprit où elle désirait le voir pour la réussite de ses desseins, reprit, après un moment de silence et d’un ton résolu :

— Mon ami, parlons raison. Il existe un abîme entre ce qui est et ce qui pourrait être, puisque, ainsi que je vous le disais il y a un instant, notre bonheur défierait l’idéal, si le hasard avait voulu que vous fussiez à cette heure maître de vous-même et de votre fortune.

— Hélas ! il n’en est pas ainsi, Antoinette.

— Non malheureusement, et voilà pourquoi, mon ami, nous devons envisager hardiment la réalité. Cette réalité, quelle est-elle ?

— Mon père et ma mère veulent absolument me faire quitter Paris ; mais je resterai malgré eux ; aucune puissance humaine ne me séparera de toi, mon adorée.

— Mon ami, ce sont là des folies. Parlons raison.

— Quoi ! mon père me contraindrait de quitter Paris malgré moi ?

— Parfaitement.

— Je l’en défie !

— Mon bien-aimé Maurice, ne vous abusez pas ; votre père a non-seulement le droit, mais, qui pis est, le pouvoir de vous éloigner de Paris.

— Jamais !

— Ignorez-vous donc, enfant, que, tant que vous serez mineur, votre père peut, au nom de la loi, employer la force, oui, la force, afin de vous contraindre à le suivre ? Ignorez-vous donc, enfin, qu’il a le droit, et il ne reculerait certes pas devant cette extrémité, de vous faire enfermer dans une maison de correction ?

— Grand Dieu ! serait-il vrai ? — s’écria Maurice effrayé.

Puis, accablé, il ajouta :

— Oui, oui, je m’en souviens maintenant. M. Delmare m’a dit, en effet, que l’autorité paternelle s’étendait jusque-là… Quel odieux abus de pouvoir !

— C’est odieux, certes ; mais, du moins, l’autorité paternelle deviendra complétement impuissante à ton égard le jour où tu seras majeur, où tu auras vingt et un ans accomplis, et cela ne saurait tarder…

— Dans cinq semaines, j’aurai cet âge, — dit vivement Maurice ; — mais d’ici là ?

— D’ici là, mon ami, il faudrait te soustraire à la tyrannique oppression de ta famille, qui emploiera jusqu’à la violence pour nous séparer.

— Quelle idée ! Oh ! Antoinette, tu nous sauves ! — s’écria Maurice.

Et, réfléchissant ensuite :

— Mais comment échapper aux recherches de mes parents ? où fuir ? où me cacher ? Ils mettront la police sur mes traces.

— Si tu m’aimes autant que je t’aime, Maurice, tu suivras mon avis, et nous défierons nos ennemis.

— Voyons ! quel est ton projet ?

— Le voici. Une femme de chambre que j’ai eue longtemps à mon service occupe une jolie petite maison dans la banlieue de Paris. Cette femme est sûre. J’ai en elle toute confiance, assez de confiance pour lui confier mon trésor le plus précieux, toi, mon Maurice.

— Oh ! tu es mon bon ange !

— Ce soir, je te conduis chez cette femme, je lui donne mes instructions. Tu resteras chez elle, sans sortir durant les premiers jours de ta réclusion et je m’abstiendrai d’aller te voir ; ce sera une cruelle privation ; mais il nous faut montrer une prudence extrême. Tes parents, n’en doute pas, m’imputeront ta disparition : ils me feront épier ; or mes visites dans la banlieue, où je ne vais jamais, éveilleraient les soupçons et pourraient tout compromettre, tout perdre. Tandis qu’au contraire, en ne changeant rien en apparence à mes habitudes, pendant les premiers jours de ta retraite, mon Maurice, les soupçons tomberont d’eux-mêmes ; mes démarches seront de moins en moins surveillées, de sorte que bientôt je pourrai, chaque jour, venir consoler mon pauvre cher prisonnier.

— Dis, Antoinette… comment pourrai-je jamais reconnaître tant et tant d’amour ?

— En te laissant adorer, en me laissant te rendre le plus heureux des amants, et c’est encore moi qui te dirai merci ! Mais j’achève : tu atteindras ainsi, dans ta cachette, l’époque de ta majorité ; alors, tu pourras hautement résister à l’oppression de ta famille et défendre notre bonheur contre ceux qui le jalousent, qui le haïssent ! Enfin, tu seras homme et libre !

— Ô liberté !… liberté !… jamais tu ne m’auras paru plus chère et plus belle !

— Un dernier mot, mon ami. Je t’engagerai toujours à accomplir tes véritables devoirs. Ainsi, tu dois épargner à tes parents la mortelle inquiétude où les jetterait ta disparition soudaine s’ils n’avaient aucune nouvelle de toi ; il faudra donc leur écrire.

— Noble et généreux cœur ! dit Maurice très-ému ; — tu songes à leur épargner un chagrin, à eux qui te poursuivent des plus affreuses calomnies !

— Ton amour me venge, mon bien-aimé ; laissons-les dire. Il faudra donc, je te le répète, écrire à tes parents, d’une manière ferme mais respectueuse, que, résolu à ne pas quitter Paris, tu attendras dans la retraite le jour de ta majorité ; qu’ils ne soient donc nullement inquiets de toi, et que, seul, l’abus de leur autorité t’a obligé à cette résolution extrême…

Madame de Hansfeld fut interrompue par l’arrivée soudaine de son valet de chambre de confiance, qui, d’un air assez effaré, lui dit :

— Si je me suis permis d’entrer chez madame la baronne sans y être appelé, c’est que je viens la prévenir de quelque chose d’extraordinaire.

— De quoi s’agit-il ?

— Tout à l’heure, un monsieur âgé est entré comme un ouragan dans le vestibule, où je passais par hasard, et, s’adressant aux gens de livrée d’un air bouleversé, leur a crié : « Mon fils est ici ! ne le niez pas, je le sais ! Il a dû arriver ici quelque malheur… »

— Mon père !… dit vivement et tout bas Maurice à Antoinette avec inquiétude ; — plus de doute, c’est mon père !

— Continuez, — reprit madame de Hansfeld s’adressant à son serviteur. — Qu’a-t-on répondu à ce monsieur ?

— Nos gens restaient ébahis ; alors, je demandai à ce monsieur à qui j’avais l’honneur de parler ? Il répondit : « Je suis le père de Maurice ; il est ici, je veux le voir à l’instant et l’emmener, si le malheur que je redoute n’a pas eu lieu… » Alors, — ajouta le valet de chambre, — voyant l’animation de ce monsieur, j’ai cru devoir l’assurer que M. Maurice n’était pas ici et qu’il n’y avait pas paru depuis avant-hier.

— À merveille ! — reprit Antoinette. — Et ce monsieur s’en est allé ?

— Au contraire, madame, il s’est récrié que je le trompais, que son fils était ici et que lui ne s’en irait pas sans l’emmener. Enfin, il a ajouté qu’il voulait absolument parler à madame la baronne.

— En ce cas, dites à M. Dumirail de se donner la peine de m’attendre pendant quelques instants dans le salon et que je vais avoir l’honneur de le recevoir.

— Y pensez-vous ? — s’écria Maurice. — Recevoir mon père !…

— Un moment, attendez ; j’ai d’autres ordres à vous donner, — reprit Antoinette s’adressant au serviteur après avoir fait signe à Maurice de calmer son inquiétude. — Vous allez, je vous l’ai dit, prier M. Dumirail de m’attendre.

— Oui, madame la baronne.

— Vous irez ensuite à la place de fiacres la plus voisine, vous ferez avancer à l’instant l’une de ces voitures devant la petite porte du jardin. Vous comprenez ?

— Très-bien, madame.

— Enfin, en vous en allant, vous allez dire à Augustine de me préparer un mantelet et un chapeau très-simples, et de me les porter dans ma chambre à coucher par le couloir de service.

— Oui, madame, — reprit le serviteur.

Et il ajouta :

— Ainsi, madame la baronne va sortir ?…

— Sans doute.

— Mais, alors, que dirai-je à ce monsieur qui va attendre madame ?

— Lorsqu’il s’impatientera de m’attendre, vous feindrez de venir vous informer de la cause qui m’empêche de le recevoir, et vous retournerez lui apprendre qu’une affaire imprévue m’a obligée de sortir par une autre porte.

— Madame, ce monsieur entrera dans une furieuse colère.

— Vous le laisserez exhaler sa colère à son aise, en lui témoignant toujours d’un profond respect ; cependant, et s’il persiste à ne pas vouloir sortir de chez moi, vous irez simplement quérir le commissaire de police, afin qu’il veuille bien persuader à ce monsieur de s’en aller tranquillement.

— Les ordres de madame la baronne seront exécutés, — répondit le serviteur en sortant du boudoir, dont madame de Hansfeld ferma prudemment la serrure à double tour, tout en disant à Maurice avec un sourire d’amour :

— Devines-tu mon projet ?

— Pas tout à fait.

— Nous allons sortir par le jardin, monter en fiacre et nous rendre à Belleville, chez…

— Chez ton ancienne femme de chambre ?

— Justement. Je t’installe dans ta prison, cher prisonnier. Je t’y tiens compagnie peut-être jusqu’à demain, puis je reviens ici, et, par prudence, ainsi que je te l’ai dit, je reste trois ou quatre jours sans aller te voir ; mais, plus tard, je…

Mademoiselle Augustine, entrant par la porte de la chambre à coucher, dit à sa maîtresse :

— La toilette de madame la baronne est préparée.

— Venez, Maurice, venez, — reprit madame de Hansfeld en faisant signe à Maurice de la suivre dans sa chambre à coucher, d’où tous deux sortirent bientôt par un escalier dérobé donnant sur le jardin.

Un fiacre attendait à la petite porte. Antoinette et Maurice montèrent en hâte dans cette voiture et se rendirent à Belleville, où habitait, en effet, une ancienne femme de chambre de madame de Hansfeld.


XVI

Charles Delmare, à son arrivée à Paris avec Geneviève, avait loué, afin d’économiser ses minimes ressources, une petite chambre et un cabinet garnis, dans une rue alors sordide et appelée la rue Saint-Nicolas ; elle débouchait d’un côté dans la rue Caumartin, voisine du ministère des affaires étrangères. Cette circonstance locale devait décider Charles Delmare au choix de cette résidence. Il s’était dit :

— Maurice se rendra chaque jour au ministère des affaires étrangères ; il est probable que sa mère et Jeane habiteront dans le voisinage de cet hôtel. En rapprochant aussi mon domicile du leur, je me trouverai logé plus à proximité de ma fille.

Rien de plus nu, de plus sombre, de plus attristant que l’aspect de la demeure de Charles Delmare, située au fond d’une petite cour infecte, où le soleil jetait à peine quelques rayons à midi. Le corps de logis principal, bâti sur la rue et très-élevé, privait complétement d’air et de lumière le bâtiment du fond de la cour, seulement composé d’un premier et d’un second étage, surmon- tés de chambres mansardées, dont l’une, ainsi qu’un cabinet y attenant, étaient occupés par Charles Delmare et Geneviève. Nous le répétons, rien de plus sombre, de plus misérable que l’aspect de cette demeure : un papier souillé, déchiré en maints endroits et sans couleur distincte, couvrait les murailles ; deux petits rideaux à carreaux rouges et blancs cachaient à demi le vitrage de la croisée ; un mauvais grabat, une commode sans serrure, une table boiteuse, deux chaises de paille délabrées composaient le mobilier de cette mansarde. On y entrait par une porte disjointe ; une autre porte s’ouvrait sur le cabinet, formé par l’appentis de la toiture, où était percée une fenêtre en tabatière ; un lit de sangle et une chaise meublaient ce cabinet, occupé par la vieille nourrice. Fidèle à ses habitudes d’ordre et de propreté minutieuse, elle s’était, mais en vain, ingéniée à rendre d’un aspect moins repoussant le logis temporaire de son fieu, lavant le carrelage et les vitres, frottant d’un morceau d’étoffe de laine le bois de la commode vermoulue ; mais, malgré tant d’efforts, la misérable demeure n’en conservait pas moins son aspect sordide et désolé.

Le lendemain du jour où madame de Hansfeld avait conduit Maurice à Belleville, afin de le soustraire aux recherches de sa famille, Charles Delmare, vers les onze heures du matin, écrivait, assis devant la table boiteuse, tandis que Geneviève versait le contenu d’un pot de lait dans une petite écuelle de terre, qu’elle venait de soigneusement laver et essuyer.

— Et ils ont le front d’appeler cela du lait ! — murmura la bonne femme ; — c’est encore bien pis qu’autrefois, quand j’habitais Paris. Au moins, dans ce temps-là, ils se contentaient de baptiser le lait, tandis que je me demande ce que peut être ce mélange blanchâtre, gluant… Ah ! quelle différence avec notre bon lait crémeux du Jura !

Et, soupirant en regardant Charles Delmare, toujours écrivant avec une sorte d’activité fébrile, et remarquant ses traits, profondément altérés par le chagrin et par l’insomnie, la nourrice ajouta :

— Hélas ! il y a bien d’autres différences entre notre vie du Jura et celle d’ici. Ah ! que je la regrette, notre maisonnette bien aérée, bien claire, toujours égayée par un rayon de soleil, entourée de notre jardinet fleuri où caquetaient nos poules. Ah ! que je la regrette, ma petite cuisine, avec sa vaisselle où l’on aurait pu se mirer, je peux le dire… et le salon, avec son bon tapis, ses meubles commodes, ses tableaux qui plaisaient à l’œil de mon Charles ! Et sa chambre à coucher, bien simple, mais bien proprette ; enfin, par-dessus tout, la campagne, le grand air, le soleil du bon Dieu ! Aussi, là-bas, mon fieu avait bon teint et se portait comme un charme, tandis qu’ici, dans ce taudis, où l’on ne voit pas clair en plein midi… où l’on est empoisonné par l’infection des eaux de la cour ; ici, où tout sent le rance et la misère, mon pauvre fieu dépérit à vue d’œil ; il est capable de tomber malade ; il n’a pas dormi de la nuit, il a marché de long en large ou bien il a écrit ; c’est à peine si, ce matin, un peu avant le jour, il a consenti à se jeter tout habillé sur son lit ; il fermait les yeux, afin de me faire croire qu’il sommeillait ; il espérait ainsi me tranquilliser et que j’irais ainsi me coucher ; mais, au bout d’une heure, il s’est relevé et a recommencé à écrire. À qui peut-il donc écrire si longuement ? Allons, forçons-le de déjeuner, puisque, hier, il n’a pas voulu dîner. Pauvre fieu ! il est rentré si désespéré, si furieux ! Hélas ! mon Dieu, il y avait bien de quoi. Penser que sa fille, sa chère Jeane, est allée habiter avec la mère de ce maudit muscadin, cause de tant de malheurs ! Bon, bon, qui vivra…, ajouta la vieille nourrice d’un air sinistre. — J’ai mon idée ; ah ! si jamais mon Charles… Suffit… suffit…

Et Geneviève, tressaillant, resta un moment pensive ; puis, sortant de cette sombre rêverie, elle se hâta de couper, dans sa longueur et en quatre morceaux, un petit pain qu’elle plaça sur la soucoupe de l’écuelle, et, s’approchant de la table où Delmare continuait d’écrire, elle lui dit :

— Allons, mon Charles, il n’y a pas à dire, faut déjeuner.

— Tout à l’heure, nourrice.

— Tout de suite, tout de suite ; tu n’as voulu prendre, hier pour dîner, qu’une tasse de ce qu’ils appellent du bouillon hollandais… quel maigre peuple ! si on le juge d’après son bouillon, environ restaurant comme de l’eau de rivière ! C’est pour te dire, mon fieu, qu’il faut manger ce pain et ce lait, si tant est que ce soit du lait. Quant au pain, du moins, il est bon. Charles, mon Charles, tu ne m’entends donc pas ?

— Tout à l’heure, te dis-je ! — reprit Delmare continuant d’écrire, — dans un instant…

— Allons, tu vas encore me lanterner d’instant en instant.

— Je t’en prie, nourrice.

— Il n’y a pas de nourrice qui tienne.

Et Geneviève, recourant aux moyens extrêmes, enleva sournoisement de la table la petite bouteille servant d’encrier à Charles Delmare, de sorte que celui-ci, voulant imbiber sa plume dans l’encre, s’aperçut du larcin de sa nourrice, et lui dit :

— Rends-moi l’encre ; je t’assure que je n’ai plus qu’à écrire une adresse sur cette enveloppe.

— Bien vrai ?

— Oui, et je te prie de me donner une chandelle, afin que je puisse cacheter ma lettre.

Pendant que Geneviève allumait une chandelle, Charles Delmare tira, d’un portefeuille placé près de lui sur la table, plusieurs lettres datant d’une époque très-reculée, ainsi que l’on en pouvait juger à la pâleur des caractères, aux plis jaunâtres fortement empreints sur le papier ; Delmare prit l’une d’elles, et, après l’avoir contemplée avec une émotion profonde, la joignit à une douzaine de feuillets remplis par lui durant la nuit. Il renferma le tout dans une large enveloppe qu’il cacheta, et sur laquelle il écrivit une adresse ; puis il dit à Geneviève :

— Et maintenant, puisque tu l’exiges, nourrice, je vais déjeuner ; nous causerons ensuite…

Charles Delmare but et mangea machinalement le pain et le lait que venait de lui servir Geneviève ; durant cette réfection, il tint constamment les yeux fixés d’un air pensif, inquiet, sur l’enveloppe qu’il venait de cacheter. L’expression de son regard frappa la nourrice, et elle rompit la première le silence :

— Mon Charles, tu as fini de déjeuner ; je t’avertis de cela, parce que tu pourrais ne pas t’en douter, tant tu parais distrait ce matin.

— Distrait ? Non, bonne nourrice ; jamais, au contraire, ma pensée n’a été plus concentrée qu’en ce moment suprême, répondit Delmare regardant toujours l’enveloppe. Ma destinée, celle de ma fille vont dépendre de cette lettre.

— De cette lettre, dis-tu ? Ah ! je me doutais bien qu’il s’agissait de quelque chose de grave en te voyant écrire toute la nuit, mon fieu ; et, sans reproche, tu as plusieurs fois déposé ta plume sans me dire un seul mot, pendant que tu allais et venais dans la chambre ; tu n’avais pas seulement l’air de me voir. Je t’ai cru un moment fâché contre moi ; mais bientôt je…

— Fâché contre toi, bonne mère ? — répéta vivement Delmare arraché à ses réflexions par les dernières paroles de sa nourrice. — Ah ! c’est surtout dans ce voyage que j’ai pu apprécier ton tendre attachement ; jamais tu ne me l’as témoigné d’une manière plus touchante !

— Allons, mon fieu, voilà que tu vas me rendre honteuse. Quoi donc que j’ai fait pour mériter ces compliments ?

— N’est-ce donc rien pour toi, pauvre nourrice, d’avoir renoncé au bon air de nos montagnes, à ta laborieuse activité, à ces mille occupations du jardin, du ménage, qui sont pour toi un besoin et un plaisir ? N’as-tu pas enfin renoncé à un bien-être relatif, pour venir ici végéter, t’ennuyer mortellement dans ce taudis ?

— C’est de ça que tu me remercies ? En voilà bien d’une autre ! Eh bien, et toi, donc, mon fieu ! est-ce que tu es mieux loti que moi ? Tu n’aurais qu’à te regarder, si nous jouissions ici d’un miroir, tu verrais combien tu es changé, — reprit Geneviève avec un attendrissement croissant ; — ton pauvre visage a maigri de moitié, tes cheveux ont plus grisonné en quelques jours que pendant trois ans, et tu es pâle comme un mort. Que veux-tu que je te dise !… tu veux rester à Paris, parce que ta Jeane y habite, c’est tout simple. Restons ici ; mais, seulement, si ça continue encore quelque temps de ce train-là, si tu te mets à passer des nuits blanches comme la dernière, sans boire ni manger par là-dessus, tu peux être certain, mon Charles, de laisser, sans beaucoup tarder, tes os dans la grande ville… Quant aux miens, tu sais bien qu’ils resteront là où seront les tiens.

— Allons, bonne mère, éloignons ces tristes idées, ne te décourage pas. Je te l’ai dit, ma destinée, celle de ma fille vont dépendre de cette lettre, et, si les espérances que j’ose à peine former se réalisaient… Ah ! Geneviève…

— Eh bien, en ce cas, qu’arriverait-il ?

— Nous quitterions Paris.

— Quand cela ?

— Demain, peut-être !

— Tant mieux, mon Charles ! le plus tôt sera le meilleur. Et où irons —nous, alors ?

— Chez nous, dans notre maisonnette du Jura.

— Quelle joie !… Mais ta fille ?

— Qui sait ?… — reprit Delmare avec un accent d’espérance ineffable, mais contenue, — peut-être ma fille nous accompagnerait-elle !

— Que dis-tu !… Jeane ? Mais alors elle retournerait donc au Morillon, chez les Dumirail ?

— Non, — balbutia Delmare osant à peine formuler cet espoir dont il redoutait la vanité ; — Jeane viendrait demeurer avec nous.

— Ah ! mon Dieu !… ah ! grand Dieu !… est-ce possible !… s’écria Geneviève radieuse et presque suffoquée par la joie, — ta fille… demeurer avec toi, avec nous ?… J’éprouve comme un éblouissement, ce serait trop beau !

— Hélas ! oui, ce serait trop beau, nourrice ; voilà pourquoi je tremble, voilà pourquoi je doute : ce serait trop beau !

— Ta fille avec nous, je vois ça d’ici ! s’écria Geneviève regardant déjà comme réalisé ce que Delmare osait à peine espérer ; — oui, je vois ça d’ici, tout va pour le mieux ! Sois tranquille, mon fieu, il y a place pour tout le monde, tu vas voir… Ainsi, tu donnes à ta fille ta chambre à coucher, tu t’en fais arranger une pour toi dans le galetas, il sera très-logeable ; ton cabinet vous sert de salon, et ta fille, qui ne fait pas plus la renchérie que son père, se contentera, comme lui, de manger dans ma cuisine. Pauvre jeune fille ! — ajouta Geneviève s’exaltant de plus en plus à la pensée des projets qui la charmaient, — comme je vais la dorloter, ta Jeane ! tâcher de savoir ses goûts, de deviner les plats qu’elle aime ; quels bons petits régals je lui ménagerai !… Comme je la gâterai, ta fille !… oh ! mais, je la gâterai en vraie grand’mère, c’est tout dire… Mais qu’as-tu donc, mon fieu ?… — ajouta la nourrice remarquant la profonde émotion de Delmare, qui, ne pouvant contenir ses pleurs, cachait son visage entre ses mains. — Mon Dieu, tout à l’heure, tu me disais toi-même : « Reprends courage, nourrice, espère ! » Bon ! je fais comme tu veux… je reprends courage… j’espère… et maintenant te voilà plus désolé que jamais !

Et Geneviève, s’agenouillant sur le carreau devant Delmare, reprit d’un ton navrant :

— Mais tu veux donc te faire périr toi-même ? Si c’est là ton idée, dis-le, finissons-en tout de suite ; tu ne m’attendras pas longtemps, car ce n’est pas vivre que de te voir ainsi souffrir, souffrir… mort et passion !

Delmare essuya ses larmes, domina son émotion, releva Geneviève et lui dit :

— Bonne mère, pardonne à ma faiblesse. Cette pensée de finir mes jours entre ma fille et toi m’a tellement ému, que je n’ai pu retenir mes larmes, refoulées d’ailleurs cette nuit. L’état d’excitation nerveuse où je me trouvais m’a empêché de pleurer ; ces larmes me soulagent, me calment. Maintenant, bonne mère, écoute-moi, et tu te convaincras que, sans me laisser entraîner à des vœux insensés, il m’est permis d’espérer d’enlever ma fille aux périls qui la menacent, et peut-être de finir mes jours près d’elle.

Delmare reprit, après un moment de silence :

— Hier, Geneviève, je t’ai dit ma stupeur, mon désespoir en apprenant que Jeane s’était retirée chez madame San-Privato.

— Oui… et, puisque ces Dumirail traitent cette pauvre enfant quasiment comme une étrangère, tu as fièrement eu raison de leur jeter à la face qu’elle était ta fille, et que tu saurais la défendre.

— Quoi qu’il m’ait coûté, cet aveu m’offrait l’unique moyen de mettre peut-être terme à l’aversion que j’inspire à Jeane, puisqu’elle me croit le meurtrier de son père ; cependant, cet aveu, contenu dans cette lettre, — ajouta Delmare montrant l’enveloppe déposée sur la table, — cet aveu, je te le répète, m’a coûté ; j’ai longtemps hésité à le faire à ma fille.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il me faut instruire Jeane de la coupable faiblesse de sa mère, pour qui elle a conservé le plus tendre respect et qu’elle regarde comme un ange de vertu.

— C’est là, sans doute, une bien pénible nécessité, mon Charles ; mais, puisque, toi qui es l’honneur et la bonté mêmes, tu t’es décidé à cette révélation, dame, c’est qu’elle était indispensable.

— Oui, indispensable ! — répondit Delmare avec une sombre amertume. — J’ai mis en balance l’honneur de la morte et celui de la vivante ; j’ai longtemps pesé mon action en mon âme et conscience ; après quoi, j’ai cru devoir déshonorer la mère dans l’espoir de sauver la fille.

— Ah ! mon Charles, que c’est triste ! Combien tu as dû souffrir d’en être réduit là !

— C’est justice ; c’est l’expiation du passé, de ce funeste passé dont j’adresse à Jeane un long récit. J’y ai joint l’une des lettres de sa mère. Elle me l’écrivait après que, pour la première fois depuis son veuvage, je l’eus rencontrée accompagnée de Jeane encore tout enfant. Emmeline, dans cette lettre, me pardonne de l’avoir abusée en prenant le nom de Wagner, et reconnaît qu’en hésitant autrefois à l’enlever à son mari, je cédais à des scrupules honorables, nés de ma ruine presque complète. Enfin, la mère de Jeane me rend son affection, son estime, mais ajoute que ma présence a réveillé en elle de cruels remords, et que sa fille, notre enfant, jusqu’alors son unique consolation, lui a, pour la première fois, causé une impression pénible en lui rappelant, par sa présence, sa faute et la mort tragique de son mari…

— Cette lettre de sa mère prouvera clair comme le jour à ta Jeane que tu es son père.

— Oui ; car, en comparant les caractères de cette lettre à ceux d’autres lettres de sa mère, que ma fille a pieusement conservées, elle pourra se convaincre de la conformité des deux écritures.

— Et puis d’ailleurs, mon fieu, elle ne demandera pas mieux que de croire la vérité ; car enfin, lorsque Jeane te voyait chaque jour au Morillon, elle t’aimait déjà beaucoup sans savoir ce que tu étais pour elle. Juge donc maintenant !… elle va t’adorer !…

— Ah ! Geneviève, les temps sont changés ! Lorsqu’elle ressentait pour moi cette affection parfois si tendre, si expansive, qu’il ne semblait y reconnaître le mystérieux appel de la nature, Jeane n’avait pas encore rencontré San-Privato, et, plus tard, lorsqu’il est venu au Morillon, j’étais parvenu à combattre, à détruire l’influence qu’il exerçait sur ma fille. Mais, hélas ! il n’en est plus ainsi aujourd’hui. Voilà pourquoi je tremble.

— Jour de Dieu ! ce freluquet te ferait trembler, toi… toi… lorsque… enfin, suffit !…

Et, soupirant, Geneviève ajouta :

— Ce qu’il y a de certain, c’est que tu trembles.

— Parce que je ne m’abuse pas ; parce que, avant-hier, lorsque j’ai revu Jeane, elle m’a témoigné une aversion profonde et a quitté le salon presque au moment de mon arrivée.

— C’est tout simple… elle croit que tu as tué son père…

— Je ne m’abuse pas, te dis-je, reprit Delmare en secouant tristement la tête ; — le ressentiment dont tu parles ne causait pas seul la répulsion, la crainte qu’en ce moment j’inspirais à ma fille. Non, non ! j’ai trop longtemps étudié sa physionomie pour me méprendre sur les nuances les plus fugitives de son expression.

— Que veux-tu dire ?

— Ma présence éveillait dans l’âme de ma fille un remords.

— Ah ! mon Dieu, pauvre enfant ! et lequel ?

— Le remords d’avoir de nouveau cédé à l’attrait que San-Privato exerçait sur elle. Oh ! je ne me trompe pas, là était la véritable cause de l’aversion que me témoignait Jeane. Oui, en ce moment, elle me redoutait, me haïssait, comme le coupable redoute et hait son juge. Est-ce que sans cela elle eût jamais consenti à aller demeurer chez la mère de San-Privato ? consenti à vivre ainsi dans l’intimité de cet homme, qu’elle a devant moi accablé de ses plus durs dédains, et de qui elle reconnaissait elle-même avec frayeur l’audacieuse corruption ?

— Cependant, mon Charles, si madame Dumirail l’a poussée à bout par ses humiliations, cette enfant que tu dis si fière, quoi d’étonnant à ce que, sans même parler de l’éloignement que tu lui inspirais, toi qu’elle regarde comme le meurtrier de son père, elle se soit, dans un premier moment de colère, séparée de personnes qui l’humiliaient, qui lui reprochaient, à bien dire, le pain qu’elle mangeait ?

— Crois-moi, nourrice, si la perversité de San-Privato inspirait encore à Jeane la même répulsion qu’autrefois, elle eût, malgré sa fierté, tout enduré plutôt que de se rapprocher de lui ? Il est donc survenu dans l’esprit de ma fille un revirement complet en faveur de cet homme, et, ainsi que je te le disais, il l’aura prise de nouveau par son mauvais côté. Il aura éveillé, excité les instincts pervers de Jeane, qui, jusqu’alors endormis, auraient, sans l’influence de cet homme, et faute d’occasions ou d’aliments, auraient, j’en jure Dieu, passé du sommeil à la mort.

— Maudit muscadin ! on en a pendu qui moins que lui méritaient la potence. Il faudra pourtant bien qu’un jour son compte soit réglé par le grand diable d’enfer ! Mais enfin, si ta fille a du mauvais, elle a aussi du bon : c’est là que doit être ton espoir. Un père est toujours un père, et tu ne l’emporterais pas dans l’esprit de ta fille sur ce noir scélérat !

— Tantôt j’espère, tantôt le doute m’accable ! Je crains qu’il ne soit trop tard pour triompher de l’ascendant que cet homme a pris sur Jeane ! « Si jamais en elle le mal l’emporte sur le bien, — te disais-je il y a quelque temps, — cet ange déchu de son paradis effrayera les démons ! »

— Quoi ! d’ange devenir sitôt démon !

— Ah ! tu ne sais pas, nourrice, combien est rapide la décomposition de certaines âmes, lorsqu’elles sont exposées à la contagion du mal ! Les pestes les plus meurtrières n’ont pas, dans l’ordre physique, d’effets plus foudroyants sur des êtres jusqu’alors sains et robustes. Je tremble d’autant plus pour Jeane, que j’ai été témoin de la prompte corruption de Maurice… Hier, il m’effrayait par la froide et inexorable logique de sa perversité précoce. Cependant il était doué d’excellentes qualités. Il existe entre lui et Jeane tant de points de contact ! De là étaient nés leur premier amour et mon vif désir de les voir mariés au Morillon. Leurs goûts et leurs habitudes d’alors les sauvegardaient forcément tous deux de l’orage des passions, tandis que, séparés, exposés aux tentations de faillir, ils seront perdus, à moins que mon dernier espoir ne se réalise regagner, par ma lettre écrite à Jeane, l’heureuse influence que je possédais autrefois sur elle, la convaincre de la persistance du premier amour de Maurice, malgré ses égarements provoqués par les odieuses manœuvres de San-Privato !

— Ainsi, dans ta lettre à ta fille, tu lui révèles les tours diaboliques de ce gredin ?

— Oui ; car il faut que Jeane sache que, si son fiancé a eu la faiblesse de céder aux séductions de madame de Hansfeld, San-Privato a joué le rôle infâme d’entremetteur en engageant cette courtisane titrée, sa maîtresse, à séduire Maurice : prostitution meurtrière qui devait le rendre victime d’un duel inégal au profit de San-Privato, devenu l’héritier de M. et de madame Dumirail après la mort de leur fils.

— Et tu peux un moment supposer que, lorsque Jeane va savoir de quoi le muscadin est capable, elle ne le prendra pas en horreur ?

— Oui, là est ma crainte.

— Allons donc le chagrin t’a troublé la cervelle, mon pauvre fieu, et, vrai, tu deviens injuste pour ta fille. J’admets tant que tu voudras qu’elle est disposée à tourner au mal ; mais, jour de Dieu ! c’est par trop fort de seulement l’accuser de pouvoir, lorsqu’elle va savoir que tu es son père, de pouvoir un moment hésiter entre toi et ce monstre de scélératesse et de lâcheté qui voulait faire tuer par autrui le cousin dont il espérait hériter ! Je te dis, moi, que ta fille ne voudra pas rester cinq minutes de plus sous le même toit que ce brigand-là. Nous la verrons accourir ici une heure après qu’elle aura reçu ta lettre ; aussi, afin de ne pas perdre de temps, je m’en vas courir dare-dare, retenir trois places pour demain à la diligence de Nantua, et en route pour notre maisonnette du Jura, toi, ta Jeane et moi !

— Pas d’exagération, bonne mère, parlons raison.

— Je divague peut-être ?

— Non ; mais tu oublies trop la réalité pour t’abandonner à l’espérance. Cependant, je l’avoue, la justesse de l’une de tes réflexions m’a frappé.

— Enfin, c’est toujours ça de bon.

— Oui, je pense comme toi : quel que soit le développement des mauvais penchants de Jeane, quel que soit le funeste attrait que lui inspire San-Privato, elle ne peut encore être assez déchue, assez dégradée, pour ne pas ressentir autant de mépris que d’horreur pour ce misérable, lorsqu’elle saura les indignités qu’il a commises ; je dirai plus, il est possible qu’instruite des provocations auxquelles a cédé Maurice, qu’elle aime encore, j’en suis certain, et que, sachant l’horrible trame dont il a failli être victime, elle lui pardonne son inconstance ; en ce cas, tout espoir de les rapprocher l’un de l’autre ne serait pas perdu, car hier Maurice m’avouait qu’il éprouvait encore pour Jeane une affection qu’il n’éprouverait jamais, sans doute, pour une autre femme.

— Tu vois donc que je ne divaguais pas tant en disant : « En route pour Nantua ! » puisque Maurice aime toujours Jeane, et que celle-ci, non instruite des scélératesses du muscadin, ne restera pas cinq minutes dans la même maison que lui.

— Là est toute la question, nourrice, là est mon doute…

— Comment ! et, toi-même, tu viens de dire que Jeane ne resterait pas chez la mère de San-Privato, si elle croyait celui-ci capable de tant de noirceurs ?

— Oui ; mais qui m’assure que Jeane ajoutera foi à mes révélations ? J’affirme les faits que je lui dévoile sans lui donner d’autres preuves que des preuves morales. Elles suffiraient à convaincre un esprit impartial ; mais, hélas ! l’esprit, sinon le cœur de Jeane, est en ce moment prévenu en faveur de San-Privato.

— Ah ! mon pauvre fieu, tu as raison, je me réjouissais trop tôt, je ne songeais pas à ce que tu dis là.

— Jeane, par fierté, hésitera, répugnera peut-être de croire à tant d’infamie de la part de l’homme qui lui inspire un vif attrait. Elle se révoltera contre des accusations accablantes, évidentes sans doute, mais dénuées de preuves matérielles ; elle fermera volontairement les yeux devant la vérité, si la vérité blesse son orgueil et contrarie son penchant.

— C’est juste, c’est juste. Non-seulement il faut que ta fille apprenne, mais qu’elle croie que ce scélérat est… est… Eh ! mon Dieu… est un scélérat…

— Tout dépend de la créance de ma fille à ces révélations.

— Elle te croira, va, sois-en certain. Elle fuira ce monstre, te reviendra, et alors, dis, mon Charles, quel beau moment pour toi ? Mais tu ne me réponds rien, tu soupires, tes yeux se mouillent, au lieu de te réjouir avec moi à la seule pensée de ce moment où…

— Ah ! ce moment, je l’appelle de tous mes vœux, et cependant je le redoute.

— Quoi ! redouter de voir ta fille près de toi ?

— Geneviève, quelle existence puis-je lui offrir, à cette malheureuse enfant ? De dures privations, quant au présent, et, quant à l’avenir, une affreuse misère.

— Que dis-tu là ?

— Hélas ! nourrice, à combien se monte tout mon avoir ? à quinze cents francs de rente viagère.

— Total : deux mille francs y compris ma petite rente à moi… Est-ce que l’on ne peut vivre à l’aise avec deux mille francs par an dans nos montagnes, surtout, et cela sans me vanter, mon fieu, quand la vieille Geneviève est à la tête du ménage ? Sois tranquille, nous ne manquerons de rien, va, et ta chère fille aura des robes, sinon riches, du moins gentilles et fraîches comme elle.

— Bonne mère, je connais ton cœur, ton dévouement, ton intelligence ; non, ma fille, durant ma vie, ne manquera pas du strict nécessaire ; mais après moi ?

— Après toi ?

— Ma pension s’éteint à ma mort, et, alors, que deviendra Jeane ? que fera-t-elle ?

— Pour ce qui est de ça, mon Charles, que veux-tu que je te dise ? Dame, après toi, ta fille serait comme tant d’autres.

— Oui, elle serait misérable, comme tant d’autres ! mais plus belle que tant d’autres, et ainsi exposée à toutes les dégradations où souvent vous pousse la détresse ! Ma fille ! ma fille pourrait un jour… Ah ! c’est horrible !… honte et malédiction sur moi ! J’ai possédé plus de cent mille livres de rente ! je les ai dissipées, tantôt avec une frénésie stupide, tantôt avec une criminelle insouciance ! Et il peut venir, ce jour vengeur où mon agonie sera torturée par cet exécrable remords : « Je laisse ma fille dans la misère, elle tombera peut-être dans un abîme d’opprobre, et que fallait-il pour sauver ma fille de tant d’ignominies ?… Il fallait, hélas ! moins d’argent que je n’en ai souvent perdu au jeu dans une nuit d’orgie. » Ah ! nourrice, je le reconnais maintenant ! Providence, hasard ou fatalité, rarement la faute échappe au châtiment !

— Mon Dieu, sois donc raisonnable ! À quoi bon empoisonner d’avance le bonheur que te causerait le retour de ta fille ? Est-ce que chaque jour ne suffit pas à sa peine ? Et puis, crois-moi, lorsque tu auras ta Jeane près de toi, toute à toi et pour toujours, quand nous serons établis tous les trois, là-bas, dans notre maisonnette, tu ne verras pas les choses si en noir ! Enfin, pourquoi mettre tout au pis ? Oublies-tu qu’il est possible que Maurice, qui aime toujours Jeane, l’épouse un jour ? Il sera riche, tu n’auras donc rien craindre pour l’avenir de ton enfant ? Et, si Maurice ne l’épouse pas, est-ce qu’elle n’est pas assez belle pour qu’un autre soit trop heureux de la prendre pour femme ? Il ne lui apporterait peut-être pas une grosse fortune, mais du moins l’aisance, et…

Geneviève, s’interrompant, reprit :

— Tout ça, c’est des mots en l’air, ça n’avance à rien… Songeons au plus pressé ; cette lettre de laquelle tout va dépendre, comme tu le dis, il va falloir la porter chez ta fille.

— J’ai pour cela compté sur toi, nourrice.

— Pardi ! tu en aurais chargé une autre que moi, peut-être ! Ah çà ! quand faudra-t-il la porter, cette lettre ?

— Ce matin, et tout de suite, si tu le peux.

— Bon ! — dit Geneviève recevant la lettre des mains de Charles Delmare.

Et elle ajouta, en la glissant dans sa poche :

— Je pars ; tu n’as pas d’autres commissions ?

— Non. Mais je songe qu’il faut remettre la lettre entre les mains de Jeane elle-même.

— Ce sera fait.

— San-Privato doit être sur ses gardes.

— Sois tranquille, mon fieu… À bon chat, bon rat.

— J’ai pensé que ce misérable serait probablement, à cette heure, parti pour son ambassade.

— Ah çà ! il faut tout prévoir : si je ne peux pas parvenir jusqu’à Jeane ? si on me refuse de me laisser lui parler ?

Dans ce cas, tu rapporteras la lettre ; j’aviserai à un autre moyen de la faire parvenir sûrement à ma fille.

— Si je peux la voir, faudra-t-il que je lui demande la réponse, et que je l’attende ?

— C’est inutile ma lettre est très-longue, Jeane voudra sans doute la lire avec réflexion ; tu la prieras seulement d’envoyer ici sa réponse, quelle qu’elle soit.

— Bien ! tu lui donnes donc l’adresse de cette maison ?

— Oui. Adieu, bonne nourrice ; va, et reviens tôt. Dieu sait quelles vont être mes angoisses en attendant ton retour.

— Je ne tarderai pas longtemps, car je vais à coup sûr retrouver mes jambes de quinze ans. Au revoir, et courage, mon Charles ; je te rapporterai de bonnes nouvelles.

— Que Dieu t’entende, nourrice ! — répondit Charles Delmare. Et il retomba dans de pénibles réflexions, pendant que Geneviève se hâtait de se rendre chez madame San-Privato.

XVII

Madame San-Privato occupait, dans le quartier d’Antin, un assez vaste appartement ; l’observateur le moins attentif eût été frappé du désordre de ce logis, et d’autres indices significatifs du mélange de luxe et de gêne au milieu duquel vivait incessamment la sœur de M. Dumirail. Elle achevait ce matin-là sa toilette à grand renfort de divers cosmétiques, que lui présentait d’un air maussade et bourru sa femme de chambre, Catherine, grande et grosse créature, mal peignée, malproprement vêtue et chaussée de savates.

— C’est étonnant, — disait madame San-Privato assise devant sa toilette et étendant délicatement sur ses joues une nuance de carmin ; — oui, il est étonnant, Catherine, que vous n’ayez rien entendu cette nuit.

— Étonnant ou non, le fait est que je n’ai rien entendu.

— C’était vers deux heures du matin, du côté de la chambre de mon fils…

— Laquelle… chambre ?

— Comment, laquelle ?

— Dame, oui s’agit-il de la chambre qu’il occupe maintenant, ou bien de son ancienne chambre, où couche à présent votre nièce ?

— C’est de la chambre occupée à présent par ma nièce que je parle. Il m’a semblé, vers les deux heures du matin, y entendre du bruit, comme si on y avait renversé un meuble. J’ai été sur le point de me lever, afin d’aller éveiller mon fils ; mais la peur m’a retenue ; je me suis fourrée sous ma couverture, et je n’ai plus rien entendu.

— C’est malin, vous aviez votre couverture par-dessus les oreilles.

— À la bonne heure ; mais, j’en reviens là, comment se fait-il que ce bruit ne soit pas parvenu jusqu’à vous ?

— Eh ! puisqu’on vous dit que non, encore une fois… C’est embêtant, à la fin !

— Vous pourriez, ma chère, me répondre plus poliment lorsqu’il s’agit d’une chose aussi grave. Ce bruit nocturne m’a effrayée ; je craignais que des malfaiteurs ne se fussent introduits dans la salle à manger, afin d’y voler mon argenterie.

— Ah bien ! en voilà des voleurs qui auraient été fièrement volés s’ils avaient fait ce coup-là, les malheureux !

— Qu’est-ce à dire, mademoiselle ?

— Votre argenterie ?… Laissez-moi donc tranquille, c’est du métal d’Alger.

— Comment ! vous osez ?…

— Ah çà ! est-ce que vous croyez, madame, qu’on a la berlue ? Je vous répète que votre argenterie est du métal d’Alger, aussi vrai que ces boutons de diamants que vous avez aux oreilles sont du stras.

— Insolente ! si je n’avais pitié de vous, je…

— Si vous aviez pitié de moi, madame, faites-moi donc le plaisir de me payer mes gages, s’il vous plaît ; trois mois d’arriéré… merci du peu !

— J’ai bien voulu, mademoiselle, afin de vous engager à patienter, vous apprendre que mes fermiers étaient en retard.

— Bah ! vos fermiers, encore du métal d’Alger !

— Ah ! ma pauvre Catherine, — reprit madame San-Privato d’un ton doucereux et dissimulant sa sourde colère sous son patelinage habituel, si vous n’aviez pas aussi bon cœur que vous avez mauvaise tête, vous seriez la plus désagréable servante que l’on puisse imaginer ; mais je tolère bien des choses, parce que vous m’êtes, je le sais, très-attachée.

— Entendons-nous, madame ; si je vous suis attachée, c’est par la chose de mon arriéré de gages, y compris la somme que vous me devez pour avances ; sans quoi, il y a fièrement longtemps que je ne serais plus ici.

— Allons, allons, vous vous faites plus méchante que vous ne l’êtes ; car, au fond, Catherine, vous avez du bon, beaucoup de bon !

— Ta ta ta ! vous voulez encore m’entortiller avec vos câlineries, madame, comme lorsque vous m’avez décidée à vous accompagner au Morillon, où je devais enfin toucher mes gages ; votre frère vous prêterait, disiez-vous, une grosse somme ; mais va-t’en voir s’ils viennent ! Aussi, vous ne me ferez plus aller de la sorte, et si, à la fin du mois, vous ne me payez pas mes gages, ce qui fera quatre mois, y compris le courant, et, de plus, les deux cent vingt-sept francs que vous me devez pour avances, je vous fais assigner chez le juge de paix. Comptez là-dessus.

— Est-elle mauvaise tête, Catherine ! est-elle mauvaise tête !

— Vous croyez peut-être que c’est régalant, non-seulement de servir gratis et d’être nourrie comme des chiens (car Dieu sait la gargote que l’on fait ici, à moins que vous ne donniez des dîners qui viennent de chez le traiteur), et, par là-dessus, de recevoir à la journée les rebuffades de vos créanciers qui assiégent la porte du matin au soir.

— Cet ennui-là vous sera désormais épargné, vilaine grognon ; vous adresserez les créanciers à ma nièce Jeane ; elle les recevra, les adoucira, les amadouera et leur fera prendre patience. Il faudra bien qu’elle serve à quelque chose dans la maison et se rende utile.

— Pauvre demoiselle ! joli métier qu’elle aura là, je m’en vante, moi qui le connais…

— Mais, j’y songe, — dit madame San-Privato après un moment de réflexion, — ce bruit que, cette nuit, j’ai entendu dans la chambre de ma nièce…

— Ah çà ! madame, vous allez encore revenir là-dessus ?

— Taisez-vous donc, Catherine ! vous êtes insupportable à la fin. Je disais que ce bruit provenant, ainsi que je le crois maintenant, de la chambre de ma nièce, annoncerait peut-être qu’ayant été indisposée cette nuit, elle aura eu besoin de quelque chose. Êtes-vous entrée chez elle ce matin ?

— Oui.

— Elle ne s’est plainte d’aucune indisposition ?

— Non.

— Oui, non… Vous êtes laconique…

— Je réponds à vos questions.

— Ma nièce ne vous à pas paru souffrante ? elle ne vous a rien dit au sujet de sa santé ?

— Si… elle m’a demandé un serrurier.

— Comment, un serrurier ?

— Dame, oui, elle m’a demandé de faire venir un serrurier.

— Voilà qui est fort étrange… Et qu’est-ce que ma nièce voulait ordonner à cet artisan ?

— Ma foi, je ne lui ai pas fait cette question. Elle m’a priée de faire venir un serrurier, j’en ai envoyé chercher un par le portier.

Au moment où Catherine prononçait ces mots on entendit frapper au dehors de la porte de la chambre à coucher de madame San-Privato, qui reprit :

— Qui est là ?

— Moi, ma tante, — répondit la voix de Jeane ; — je viens vous souhaiter le bonjour.

— Je suis à toi dans l’instant, ma chère ; j’achève de m’habiller ; attends-moi dans le salon, — reprit madame San-Privato.

Et elle ajouta, se parlant à elle-même :

— Je ne peux m’imaginer pourquoi ma nièce avait besoin d’un serrurier.

Pendant que madame San-Privato achevait sa toilette, Jean l’attendait dans le salon, debout, accoudée sur le marbre de la cheminée, tenant son front appuyé dans sa main, le regard fixé sur le parquet ; elle restait immobile comme une statue ; seuls, les battements précipités de son sein et le tressaillement presque imperceptible de ses lèvres, qui frissonnaient légèrement et par intermittences, annonçaient une violente agitation intérieure et une extrême surexcitation nerveuse.

Soudain, relevant brusquement la tête et faisant face à la glace posée au-dessus de la cheminée, Jeane commença de se mirer avec une attention et une persistance singulières.

Le visage angélique de la jeune fille, encadré de ses épais bandeaux de cheveux blonds, paraissait empourpré par le feu de la fièvre. L’azur de ses grands yeux, alors humides et très-brillants, semblait aussi plus transparent que de coutume et donnait un éclat extraordinaire à son regard, rendu presque menaçant par le froncement de ses sourcils cendrés, fièrement arqués ; ses lèvres, qu’elle mordait parfois convulsivement et qui devenaient ainsi d’un rouge de sang, se contractèrent par une sorte de rictus à la fois poignant et sinistre ; mais tout à coup Jeane, continuant d’examiner attentivement ses traits réfléchis dans le miroir, remarqua, vers la naissance de son cou si élégant et si svelte, une érosion circulaire mêlée de quelques nuances bleuâtres, d’autant plus visibles que la blancheur de sa peau satinée était éblouissante.

Les traits de la jeune fille, à mesure qu’elle contemplait cette récente meurtrissure, prirent peu à peu une expression de haine tellement effrayante, que, reculant devant la glace qui reproduisait son image, Jeane murmura d’une voix sourde :

— Ah ! je me fais peur à moi-même !

Et elle ajouta d’un ton de sardonique amertume :

— Doña Juana !… doña Juana !… Il ne faut pas épouvanter ; il faut sourire, charmer, passionner, enivrer ; voyons, essayons…

Ce disant, Jeane se rapprocha du miroir, et, après maints essais, parvint à se composer un masque enchanteur, où toutes les grâces d’une coquetterie irrésistible, toutes les spirituelles finesses d’une riante malice, aiguisée d’une ironie acérée, se joignaient, adorable contraste, à ce feu du regard qui allume les désirs dévorants.

— Bien ! doña Juana ; sache, à l’occasion, retrouver ce masque, et tu seras vengée !… — se disait Jeane se souriant à elle — même, à l’instant où madame San-Privato, sa toilette achevée, venait dans le salon rejoindre sa nièce.

Jeane, au moment où sa tante entrait dans le salon, s’éloigna de la glace qui venait de lui servir à composer le masque qu’elle garda, et, de nouveau accoudée au marbre de la cheminée, sans paraître s’apercevoir de la présence de sa tante, elle feignit d’être plongée dans une profonde rêverie.

— À quoi Jeane pense-t-elle donc ? quelle secrète contemplation peut donner à ses traits cette expression ravissante ? — se dit madame San-Privato tressaillant de surprise. — Jamais ma nièce ne m’a paru si belle, plus que belle, séduisante, irrésistible. Je suis presque éblouie ; quel regard !… Ah ! je commence à comprendre la pensée d’Albert lorsqu’il me disait : « Il y a de tout dans ces yeux-là… » Je défie l’homme le plus froid de résister à ce regard, à ce sourire. Mon Dieu ! qu’elle est donc adorable ainsi ! Pourvu que mon fils n’aille pas faire quelque folie !

Puis, haussant les épaules :

— Que je suis sotte, lui… une folie !… lui, cet homme de bronze et d’acier !

Jeane, ayant expérimenté à dessein l’effet du masque qu’elle venait de prendre, car, malgré son apparente distraction, elle observait à la dérobée sa tante et devinait quelle impression elle lui causait, Jeane parut alors sortir de sa profonde rêverie et fit quelques pas au-devant de madame San-Privato.

— Voilà qui est singulier. La physionomie de ma nièce a complétement changé, — pensait madame San-Privato.

Puis, baisant la jeune fille au front, elle ajouta :

— Bonjour, Jeane ; dis-moi donc à quoi tu pensais tout à l’heure lorsque je suis entrée ?

— À quoi je pensais ?

— Oui ; en ce moment-là ta figure était tout autre que maintenant.

— Mon Dieu ! je ne saurais positivement vous dire à quoi je pensais, sinon que je m’estimais très-heureuse de vivre désormais près de vous, chère tante.

— Près de moi et d’Albert ?

— Sans doute, puisqu’il demeure avec vous, — répondit Jeane en souriant, quoiqu’elle eût frissonné au nom de son cousin.

Mais ce tressaillement ne fut pas remarqué de madame San-Privato, et elle reprit d’un ton sardonique :

— Ainsi tu ne regrettes ni mon cher frère, ni mon aimable belle-sœur, ni ton gros paysan de Maurice, qui fait de belles sottises, à ce qu’il paraît, ce dont je me réjouis d’autant plus, que mon aimable frère doit être furieux contre son fils, ce gigantesque benêt qui devait éclipser mon Albert !

— Ma tante Dumirail m’a fait trop durement sentir qu’elle et mon oncle m’avaient recueillie orpheline pour que je regrette leur maison, où j’étais d’ailleurs exposée à rencontrer M. Delmare.

— Cet ex-beau qui a tué en duel ton pauvre père ?

— Oui, ma tante… Enfin, Maurice m’avait si outrageusement sacrifiée à une aventurière, que j’ai dû accepter avec empressement l’offre hospitalière que m’a faite mon cousin en votre nom, et dont je voudrais pouvoir vous prouver ma reconnaissance.

— Ma chère, il dépend de toi de me la prouver.

— Ah ! de grâce ! dites-moi comment ?

— Mon excellent frère et ma non moins excellente belle-sœur, qui, du reste, a été assez grossière pour ne pas seulement me faire une visite en arrivant à Paris, n’auront probablement pas manqué de t’instruire que j’avais des dettes, en clabaudant, selon leur habitude, sur ce qu’ils appellent mon désordre ?

— J’ignorais…

— Que j’avais des dettes ?

— Oui, ma tante.

— Eh bien j’en ai, j’en ai beaucoup, et quelques-unes surtout ont l’inconvénient d’être horriblement criardes, ce qui les rend insupportables ; aussi ai-je compté sur toi, ma chère, pour…

— Hélas ! ma tante, je voudrais être riche, afin de pouvoir vous venir en aide ; mais…

— Tu ne me comprends pas. Il s’agit simplement d’amadouer, de câliner mes créanciers, de gagner du temps, d’obtenir d’eux qu’ils m’accordent quelque répit.

— Et comment y parvenir ?

— Rien de plus simple : c’est à toi désormais qu’on les adressera ; tu es charmante, et, si tu veux seulement les gentiment recevoir et leur montrer cette mine ravissante que tu avais tout à l’heure lorsque je suis entrée, ils n’auront pas le courage de refuser tes demandes, ils t’accorderont pour mes créances tous les délais imaginables.

— Vous vous abusez, je crois, ma tante, sur l’influence que vous me supposez ; mais, si faible qu’elle soit, elle est tout à votre service… et…

— Tiens ! — dit soudain madame San-Privato interrompant sa nièce, — qu’est-ce que tu as donc au cou ?

— Ne vous occupez pas de cela, ma tante, — répondit Jeane impassible, — ce n’est rien…

— Rien ! une pareille meurtrissure !… Tu n’es guère douillette alors !… Mais comment cela t’est-il arrivé ?… Puis, j’y songe… il m’a semblé, cette nuit, entendre du bruit dans ta chambre ; on aurait dit que l’on renversait un meuble.

— Ma tante, je…

— Enfin, ce matin, en te levant, tu as demandé un serrurier.

— Oui, ma tante.

— Pourquoi ce serrurier ?

— Je désire faire poser un verrou à ma porte.

— Un verrou… à quoi bon ?

— Chère tante, — reprit Jeane en souriant, — entre autres défauts, j’ai celui d’être horriblement peureuse ; je ne dors tranquille que lorsque je sais ma porte bien verrouillée.

— Je gagerais que tu as, ainsi que moi, peur des voleurs ?

— J’en ai une peur atroce, et, cette nuit…

— Cette nuit ?…

— Vous allez vous moquer de moi…

— Achève, achève.

— Je ne dors tranquille, vous ai-je dit, que lorsque je sais ma porte fermée au verrou, sinon ma maudite poltronnerie me cause d’horribles cauchemars. Ainsi, cette nuit, il m’a semblé voir entrer des voleurs dans ma chambre et j’ai cru que l’un d’eux voulait m’étrangler ; la douleur m’a réveillée. Or, savez-vous, ma tante, qui est-ce qui m’étranglait ?

— Que veux-tu dire ?…

— C’était moi-même.

— Comment !

— Oui, durant mon cauchemar, je me serrais le cou avec une telle force…

— Qu’il est resté, en effet, une marque bleuâtre. Il faut, en vérité, pauvre fille, que tu te sois serrée d’une fière force !

— À ce point que la douleur, je vous l’ai dit, ma tante, m’a réveillée en sursaut ; mais, dans ma frayeur et encore à demi endormie, je ne songe qu’aux voleurs que j’ai vus en rêve, je veux aller fermer ma porte, je saute à bas de mon lit, et, en marchant à tâtons, je renverse un guéridon.

— C’est là le bruit que j’aurai entendu, je ne me trompais pas.

— Non, ma tante. Mon rêve s’étant tout à fait dissipé, je me suis souvenue que ma porte ne fermait qu’au pêne, je me suis recouchée. Ma nuit s’est passée sans nouveau rêve ; mais, afin de les conjurer à l’avenir, je vous demande, chère tante, un bon verrou à ma porte, et alors je ne risquerai plus de vous réveiller en renversant les meubles pendant mes accès de ridicule épouvante.

— Tu feras placer à ta porte autant de verrous que tu le voudras, ma chère ; je suis très-poltronne, j’excuse donc parfaitement la poltronnerie chez les autres.

Et, voyant entrer Catherine, madame San-Privato ajouta :

— Que voulez-vous ?

— Il y a là une vieille femme qui demande à parler à mademoiselle.

— Que me veut-elle ?

— Vous parler en particulier, mademoiselle.

— Quelque mendiante, — reprit durement madame San-Privato en haussant les épaules.

— Renvoyez-la…

— Cette femme n’a pas l’air d’une mendiante, — reprit Catherine ; — elle ressemble plutôt à une bonne paysanne… Elle avait les larmes aux yeux en demandant à parler à mademoiselle.

— Eh bien ! qu’est-ce que cela prouve ?… Est-ce que ma nièce a des rapports avec des paysans ?

— Il n’importe, ma tante, il ne faut pas repousser cette bonne femme, je vais la voir. Si elle est pauvre, je lui donnerai le peu dont je puis disposer, excusant par quelques bonnes paroles la modicité de mon offrande, — reprit Jeane en quittant le salon.


XVIII

Charles Delmare, en proie à une vive agitation, la physionomie tour à tour empreinte d’espoir et de doute, tantôt faisait quelques pas dans la longueur de sa triste mansarde de la rue Saint-Nicolas, tantôt venait se rasseoir sur le bord de son lit avec accablement en murmurant :

— Elle ne vient pas… elle ne viendra pas !

— Voyons, mon Charles, — répondit Geneviève, — pourquoi mettre les choses au pis ? Voilà, au plus, deux petites heures que ta fille a reçu ta lettre, pourquoi donc te désoler d’avance, au lieu de… ?

— Nourrice, — reprit Delmare cédant à sa pensée secrète et interrompant Geneviève, — redis-moi encore ce qui s’est passé dans ton entrevue avec Jeane, et surtout tâche de te rappeler les moindres détails.

— De tout mon cœur, puisque ça te plaît, mon fieu ; ça fera la quatrième fois que je te raconterai la même chose ; mais enfin, si tu y tiens, voici : J’ai sonné, la bonne m’a ouvert la porte, je lui ai fait une belle révérence, à seule fin de l’amadouer, puis je lui ai demandé à parler à mademoiselle Jeane Dumirail, à qui j’avais à parler en particulier. « Attendez-moi là, » me réplique la servante, et, au bout d’un instant d’attente dans l’antichambre, ta fille vient me rejoindre… Ah ! qu’elle était belle, mon Dieu ! qu’elle était donc belle !

— De ceci, je n’en doute pas ; mais, et j’insiste là-dessus, quelle était l’expression de son visage ?

— Elle m’a paru d’abord un peu pâlotte, je te l’ai déjà dit, et puis elle m’a paru aussi assez triste.

— Cela est pénible à avouer, nourrice, cette tristesse de Jeane est pour moi d’un bon augure.

— C’est tout simple : elle est triste, donc elle ne se plaît pas là où elle est ; donc c’est pour nous bon signe. Enfin elle est entrée, elle m’a dit d’une voix gentille et douce…

— N’est-ce pas que le timbre de sa voix est charmant ?

— Une voix d’ange, mon Charles ! Dame, tout en elle est angélique, sa voix, sa figure, son regard ! Aussi, en la voyant, en l’écoutant, je pensais : « Où mon fieu a-t-il pu découvrir un petit côté de démon dans ce bel ange à cheveux blonds ? » Ce n’est qu’ensuite que j’ai… Mais à cela nous reviendrons. Puisque tu veux des détails, toujours est-il que ta fille me dit de sa douce voix : « Que puis-je faire pour vous, ma bonne mère ? » Dame, à ces mots de ta Jeane, qui m’appelait bonne mère, les larmes, malgré moi, me montent aux yeux ; elle s’en aperçoit et reprend d’une voix encore plus douce : « Vous pleurez !… Qu’avez-vous, de grâce ? — Ah ! mademoiselle Jeane, ce sont là de bonnes larmes ; mais elles seraient bien cuisantes, si vous refusiez la lettre que voilà… » ai-je ajouté en me hâtant d’en venir au but de ma commission, dans la crainte de l’arrivée du muscadin ou de sa mère.

— Jeane, m’as-tu dit, a d’abord refusé de recevoir ma lettre ?

— Oui, et, me regardant d’un air surpris et défiant… ah ! dame, ce n’était déjà plus son regard d’ange : « De qui est cette lettre ? m’a-t-elle demandé. — Vous le saurez en la lisant, chère demoiselle, et vous ne regretterez pas votre temps, allez ! — Encore une fois, de qui est cette lettre ? Répondez, sinon je me retire, » a reprit ta fille d’un ton bref, décidé, presque dur ; alors, moi, j’ai cru devoir lui dire : « C’est M. Charles Delmare qui vous écrit. »

— Mon nom lui a d’abord causé une impression pénible ?

— Si pénible, qu’en l’entendant, ton nom, elle ne ressemblait plus à un ange, tant s’en faut ! Sa figure s’est crispée ; elle m’a jeté un coup d’œil méchant et a reparti : « Vous direz à M. Delmare que je suis fort étonnée qu’il ose m’écrire, et vous le prierez de s’en dispenser désormais… » Là-dessus, elle me tourne le dos et regagne la porte par où elle était entrée… Ah ! mon pauvre fieu ! en ce moment, mon sang n’a fait qu’un tour ; tout était fini, je songeais à ton désespoir en me voyant te rapporter ta lettre lorsque tout à coup, paraissant se raviser, ta fille s’arrête, réfléchit, se retourne et revient vers moi ; mais alors sa pauvre figure était si triste, si triste, qu’on aurait cru voir la Vierge des sept douleurs avec ses sept épées plantées dans son cœur saignant de grosses larmes de sang… « Donnez-moi cette lettre, » me dit ta Jeane de cette voix redevenue angélique ; puis elle m’a demandé dans le cas où elle voudrait te faire une réponse, où elle devrait te l’envoyer. « Notre adresse est dans la lettre, » ai-je répliqué. À ces mots de notre adresse, ta fille m’a dit avec bonté : « N’êtes-vous pas la nourrice de M. Delmare ? n’habitiez-vous pas avec lui dans le Jura ?… — Oui, mademoiselle ? — Si je crois devoir écrire à M. Delmare, a-t-elle ajouté, il recevra ma lettre dans la journée. Adieu, bonne mère. » Ta fille est alors rentrée dans l’appartement, et…

— Écoute, dit soudain Charles Delmare tressaillant et prétant l’oreille du côté de la porte ; il me semble que l’on a frappé.

— On a donc heurté bien doucement, car je n’ai rien entendu.

Geneviève prononçait ces derniers mots, lorsque de nouveau l’on frappa timidement et par deux fois à la porte.

— C’est elle ! s’écria Charles Delmare en se précipitant vers la porte, qu’il ouvrit ; — c’est ma fille !

Il ne se trompait pas. Jeane entra dans la mansarde, et Geneviève, radieuse, à demi suffoquée par la joie, sortit en disant à Delmare, afin de ne pas gêner l’épanchement de sa tendresse paternelle :

— Ta fille nous revient, c’est signe que nous partons. Je cours à la diligence de Nantua retenir trois places pour demain. Dieu soit loué ! nous ne ferons pas maintenant de vieux os à Paris !

Le père et la fille, aussitôt après la sortie de Geneviève, se jetèrent dans les bras l’un de l’autre sans prononcer une parole, et se tinrent longtemps embrassés. Le morne silence de la mansarde fut troublé par des sanglots, par des soupirs, par des exclamations, par des éclats de joie indicible, mêlés de mots entrecoupés. Il est impossible de retracer fidèlement une pareille scène ; mais l’on peut se l’imaginer en songeant au tendre attachement que Jeane éprouvait déjà pour son cher maître, alors qu’au Morillon elle le voyait chaque jour dans une étroite intimité. Cependant la joie de la jeune fille était mêlée d’amertume : elle retrouvait son père, mais elle apprenait en même temps le déshonneur de sa mère, pour qui elle avait jusqu’alors ressenti une vénération profonde. Rien ne troublait, au contraire, en ce moment le bonheur de Charles Delmare. On comprendra son ivresse, si l’on se rappelle les angoisses dont il était bourrelé quelques instants auparavant, en se demandant si son suprême appel serait entendu de son enfant.

Delmare, après la première expansion de ses sentiments depuis si longtemps contenus, a fait asseoir sa fille, et, agenouillé devant elle, il prend ses mains dans les siennes, et, les yeux encore humides de ses larmes récentes :

— Enfin, ma Jeane, mon enfant, te voilà près de moi ! Tu ne me hais plus, tu m’aimes, puisque tu es venue ici. Oh ! oui, tu m’aimes, dis ?… N’est-ce pas que tu m’aimes ?…

— Bon père !

— Répète ces mots, je t’en prie, répète-les, ils sont si doux à mon oreille ! Pour la première fois, vois-tu, je les entends de ta bouche !

— Cher et bon père, oui, je vous aime !

— Vous ?… Oh ! ne dis pas vous… c’est si froid !

— Je t’aime, je t’aime, tendre père, je t’aime de toutes les forces de mon âme, toi maintenant mon seul ami, mon seul soutien en ce monde, toi qui, pendant trois ans, as dû tant souffrir de la contrainte que le devoir t’imposait ! Tu me chérissais comme ton enfant, et tu étais forcé de me traiter aux yeux de tous en étrangère, toi qui, depuis que je suis au monde, n’as vécu que pour m’idolâtrer !… Pauvre mère !… Combien tout à l’heure j’ai pleuré en lisant ta lettre, le récit de tes tourments, alors que tu t’efforçais en vain de retrouver les traces de ma mère et les miennes !… Ah ! combien j’ai encore pleuré en lisant l’expression si touchante de ta joie, lorsque tu as pu te rapprocher de moi au Morillon !

Mais Jeane, songeant que Delmare est agenouillé devant elle, sur le carreau, fait un mouvement afin de se lever, en disant :

— C’est à moi d’être là, devant toi, à genoux…

— Ne bouge pas, ne bouge pas, enfant !… je suis si bien là !… Et puis, n’est-ce pas à genoux que je te dois dire : Pardon ?

— Pardon… mon bon père ? et de quoi ?

— De tant de misère, — répond Delmare étouffant un sanglot et jetant un coup d’œil navré autour de la sombre mansarde. — Vois donc quelle misère ! vois donc !

— Je ne m’en apercevais pas, — répondit Jeane avec un sourire ineffable ; — et puis d’ailleurs que m’importe cette détresse ! en souffres-tu ?

— Pour moi, non ; mais si, au lieu de dissiper follement ma fortune, je l’avais conservée, je…

— M’aimerais-tu davantage, père ?

— Davantage, c’est impossible.

— À quoi bon alors regretter tes richesses ?

— Ah ! c’est que le repentir, le remords de ma ruine empoisonnent le divin bonheur que je goûte aujourd’hui. Oui ! maudite soit ma prodigalité passée ! Je suis pauvre à cette heure où j’ai le plus cher, le plus sacré des devoirs à remplir ! Pourvoir aux besoins de mon enfant, dont je suis aujourd’hui l’unique appui !… et je ne peux lui offrir que de partager mon dénûment ! Malheur à moi ! malédiction sur moi !

Jeane, à mesure que Charles Delmare a précisé sa pensée, ses espérances et son projet de vivre désormais auprès d’elle, semble de plus en plus embarrassée ; ses traits, jusqu’alors épanouis par la tendresse filiale, animés, colorés par une douce et vive émotion, pâlissent et s’attristent profondément.

Delmare, frappé du changement soudain survenu dans la physionomie de sa fille et se méprenant sur la cause qui le produit, murmure d’une voix entrecoupée par les larmes qu’il s’efforce de contenir :

— Mon enfant adorée ! tu penses à l’avenir qui t’attend. Hélas ! notre commune détresse le rend effrayant à tes yeux, n’est-ce pas ?

— Toi, toi qui me connais pourtant, me prêter une pareille crainte ! s’écrie Jeane avec un accent de reproche poignant. Moi, redouter de partager ton infortune, lorsque, au contraire, j’aurais voulu…

Et, s’interrompant, Jeane reprend :

— Ah ! l’avenir, si misérable qu’il puisse être, ne cause pas l’effroi que tu lis sur mon visage.

— Cet effroi, qui le cause ?

— Le passé.

— Il est douloureux, ce passé, je le connais, pauvre enfant ; mais…

— Non, non, tu ne le connais pas, ce passé dont je parle ; tu ne peux même le supposer…

— Que veux-tu dire ?

— Père, je veux dire qu’il nous faut à tous deux du courage !

La jeune fille se leva en prononçant ces derniers mots avec un tel accent, que Delmare frémit, et, d’agenouillé qu’il était devant sa fille, se redressa en s’écriant :

— Jeane, tu as donc à me faire quelque révélation terrible ? Tu frissonnes, ta pâleur augmente…

— Je deviens ainsi pâle maintenant, lorsque je pense à lui.

— À qui ?…

— À San-Privato.

— Qu’entends-je !… Ah ! que de haine !… — s’écrie Delmare.

Et cependant sa fille s’était bornée à prononcer le nom de San-Privato ; mais les traits, le regard, la voix de Jeane, accusent des sentiments tellement inexorables, que son père répète :

— Tu le hais donc à la mort, cet homme ?

— Je le hais !…

— Merci Dieu ! tu le connais, à cette heure, ce monstre !… De là ton exécration, n’est-ce pas ?

— Père ! — répond Jeane après un moment de silence et avec une expression indéfinissable, — père ! tu m’as vue avant-hier… Regarde-moi bien en face ; que te semble-t-il aujourd’hui de ta fille ?

— Jeane, Jeane, je ne comprends pas le sens de tes paroles, et pourtant, misère de moi ! leur accent, ton regard, me glacent jusqu’à la moelle des os.

– Père, réponds !… Tu m’as vue avant-hier… regarde-moi bien en face ; que te semble-t-il aujourd’hui de ta fille ?

— Grand Dieu !… Jeane, ton esprit s’égare !…

— Non, j’ai toute ma raison, toute ma raison, pauvre malheureux père que tu es !

— Pourquoi m’appelles-tu maintenant pauvre malheureux père, lorsque tu me vois, au contraire, si heureux d’être là près de toi ? Dis, mon enfant, je t’en conjure, explique-moi le sens de ces paroles étranges ; malgré moi, elles m’épouvantent. Et puis, tiens, je t’en supplie, ne me regarde pas ainsi ; tu me donnes envie de pleurer… mon cœur se fend, se brise, sans que je sache pourquoi.

— Que sera-ce donc, ô mon père, lorsque tu connaîtras la cause de tes douloureuses appréhensions ?… lorsqu’à tes pressentiments succédera la certitude ?… Ce moment est venu, écoute…

Mais Jeane, s’interrompant, se dirige vers la porte, donne à la serrure un double tour de clef, puis la met dans sa poche, à l’extrême surprise de Delmare, qui, s’adressant à sa fille :

— À quoi bon fermer la porte et ôter la clef de cette serrure ?

— Afin que tu ne puisses pas sortir.

Et pourquoi, mon enfant, crains-tu que je ne sorte ?

— Ah ! pourquoi ? — reprit la jeune fille avec un sourire sinistre. — C’est que, vois-tu, père, un homme est bientôt…

Mais Jeane, par une soudaine réticence, ne termina pas et laissa suspendu le mot tué.

— Achève ! — reprit Delmare ne pénétrant pas la pensée de sa fille, — achève !… que veux-tu dire ?

— Je veux dire qu’un homme est bientôt entraîné par de fâcheux emportements.

— Tu me dissimules ta pensée ; ce n’est pas cela que tout à l’heure tu allais dire.

— C’est vrai ; mais il n’importe ; écoute-moi, et tu vas savoir pourquoi je te demandais ce qu’il te semblait aujourd’hui de ta fille !


XIX

Delmare, en proie aux plus cruels pressentiments, accablé par l’émotion, s’assit au bord de son grabat, appuya ses coudes sur ses genoux, et cacha sa figure entre ses mains ; la sardonique amertume du sourire de sa fille le navrait.

— Mon père, — reprit Jeane, — j’ai lu dans ta lettre que tu étais instruit des causes de ma retraite chez madame San-Privato.

— Oui, tu cédais à ta fierté blessée par les reproches de ta tante, enfin, à l’aversion que je t’inspirais, puisque tu voyais alors en moi le meurtrier de ton père.

— Cette prétendue terreur, exagérée par moi, n’était, je te l’avoue, qu’un prétexte ; je cédais surtout à l’attrait que m’inspirait San-Privato, — reprit Jeane pâlissant de nouveau à ce nom. — J’avais eu avec lui, le jour même, un long entretien, dont voici en deux mots le sens : « Jeane, m’a-t-il dit, je vous aime ; si vous m’aimiez assez pour m’épouser, j’ai rêvé pour nous deux une existence idéale. Je serais don Juan, vous seriez doña Juana… » Comprends-tu… mon père, je serais doña Juana, don Juan fait femme ?…

— Oh ! mes pressentiments, mes pressentiments !… J’en étais certain, c’est en éveillant, en exaltant ce qu’il y avait de mauvais enfoui au plus profond de l’àme de ma fille, que ce misérable pouvait assurer sur elle son exécrable influence ! — murmura Delmare.

Et il ajouta tout haut, s’adressant à Jeane :

— Ah ! je fais mieux que de comprendre, hélas ! je devine ta pensée. Oui, cet idéal de la dépravation féminine, représenté par le type imaginaire de doña Juana, son audacieuse corruption, son dédain railleur de ses nombreuses victimes, la cruauté de ses amours, la hardiesse de ses mauvaises mœurs, loin de te révolter, t’ont souri, malheureuse enfant ! L’exagération même du vice, le défi hautain qu’il jetait à tout et à tous, lui donnaient à tes yeux une sorte de grandeur sinistre. Ma pénétration te confond ? — ajouta amèrement Delmare, remarquant la surprise croissante peinte sur les traits de Jeane. — Ah ! c’est que, depuis longtemps, je te connais en bien et en mal mieux que tu ne te connais toi-même ; c’est que, là-bas, au Morillon, t’étudiant chaque jour, pendant trois ans, avec l’inquiète sollicitude d’un père, j’avais deviné, alors que tu les ignorais encore, ces mauvais ferments endormis au fond de ton âme, et qui, sans ce misérable qui t’a déjà pervertie peut-être, auraient, faute d’aliments, d’occasions, passé, je le jure, du sommeil à la mort !

— Tu dis vrai, mon père, tu dis vrai, tu lis au plus profond de mon cœur ! Oui, le type audacieux de doña Juana m’a séduite, m’a passionnée ; oui, j’ai rêvé de réaliser cet idéal ; mais, sais-tu quel mobile surtout me poussait ? Je voulais rendre torture pour torture, et, par de cruelles représailles, faire souffrir aux martyrs de ma coquetterie ce que m’avait fait souffrir Maurice par son inconstance ! Hélas ! ce besoin de vengeance était encore de l’amour, ajouta Jeane d’une voix déchirante ; — j’aimais toujours Maurice, je l’aime toujours !

— Qu’entends-je ? s’écria Delmare.

Et sa désespérance se changea soudain en un radieux espoir.

— Tu aimes encore Maurice ?

— Si je l’aime ?… Ah ! malheur à moi ! mon amour pour lui est devenu plus vif que par le passé, depuis que j’ai lu ta lettre, mon père. Ce n’est plus du courroux que je ressens contre celui qui fut mon fiancé, c’est une tendre pitié.

— Jeane, mon enfant chérie !… — reprend Delmare en proie à la plus douce émotion et voyant déjà son espérance presque accomplie, — tu es sincère ; il m’est impossible d’en douter, ton amour survit à l’infidélité de Maurice. Tu lui as pardonné son égarement éphémère.

— Ah ! comment ne pas le pardonner, mon père ? Ne m’as-tu pas instruite du péril de mort qu’il avait couru ? ne m’as-tu pas appris de quelles perfides et infâmes manœuvres on l’avait entouré ? Lui, si ingénu, si confiant, si loyal ! comment n’aurait-il pas succombé à tant de séductions ? Aussi, remords tardifs, regrets stériles ! j’ai versé des larmes amères en songeant qu’emportée par l’orgueil, aveuglée par la colère, j’ai impitoyablement repoussé Maurice, lorsque, rougissant de son inconstance, effrayé des entraînements qu’il prévoyait, il revenait à moi, il revenait au bien, implorant son pardon. Ah ! maudite soit ma dureté, il était temps encore, peut-être, et pour lui et pour moi, d’échapper à la fatalité qui nous entraîne à un abîme de malheurs !

— Il est temps encore d’échapper à cette fatalité. Nous sommes sauvés, viens dans mes bras, fille bien-aimée ! — s’écrie Delmare, ivre de joie et serrant contre lui sa fille. — Sais-tu ce qu’avant-hier encore me disait Maurice ?… « J’éprouve pour Jeane ce que je n’éprouverai jamais sans doute pour aucune autre femme. Ah ! si elle n’eût pas aimé San-Privato, si elle me fût restée fidèle, je lui demanderais peut-être l’indulgence pour le passé, un refuge contre un avenir dont je prévois les périls, parce que je connais ma faiblesse, et, par mon repentir, par mon affection désormais inaltérable, je saurais regagner le cœur de ma fiancée… »

— Cher et bon Maurice ! Vraiment, il disait cela, mon père ? vraiment, je n’étais pas seule à pleurer notre affection brisée, nos liens rompus ? — reprit Jeane les larmes aux yeux, oubliant le présent et partageant la profonde émotion de Delmare. — Ô doux et noble amour de ma première jeunesse, source inépuisable de nobles et frais souvenirs, tu seras du moins ma consolation éternelle, mon trésor le plus précieux. Combien de fois déjà je me suis reposée de mes chagrins, en me rappelant ces jours fortunés où Maurice me proposait de partager son trône de luzerne rose et de me couronner reine des églantines et des bluets ! Riants symboles de l’heureuse destinée qui devait être la nôtre.

— Et qui sera encore la vôtre, si tu le veux… et tu le voudras, ma Jeane bien-aimée ! — s’écrie Delmare de plus en plus exalté par un espoir qui, dans sa pensée, touchait à la certitude.

Puis il ajoute, en se dirigeant vers la porte :

— Attends-moi, Jeane, je reviens bientôt.

— Où vas-tu, mon père ?

— Chercher Maurice ; joies du ciel ! il va savoir que tu l’aimes plus que jamais ; car ton amour pour lui s’est augmenté de toute l’horreur que t’inspire San Privato.

Ce nom abhorré, arrachant Jeane aux mélancoliques rêveries du passé, la rejeta violemment au milieu des terribles actualités. Elle tressaillit, porta ses deux mains à son front et, s’élançant au-devant de Delmare, elle lui dit d’un ton déchirant et d’une voix entrecoupée :

— Mon père, écoute-moi, tu vas, dis-tu, chercher Maurice ?

— Oh ! je le trouverai, quand je devrais aller l’arracher à cette indigne femme, dont il subit malgré lui le joug.

— Mon père, je t’en conjure, écoute-moi.

— Oh ! je sais ce que tu vas me dire : Maurice refusera de m’accompagner, conservera quelque ressentiment contre toi. Erreur, pauvre enfant, erreur ! Tu ne sais pas quels accents je trouverai dans mon cœur pour dire à Maurice : « Crois-moi, Jeane t’a toujours aimé, elle t’aime encore ; elle t’a pardonné ; elle exècre San-Privato. Elle t’attend chez moi. Viens, viens ! » Et moi, je te dis, ma fille, qu’il viendra ! et moi, je te dis qu’avant une heure tu vas le voir ici, à tes pieds… Ah ! je ne crains qu’une chose maintenant, c’est de devenir fou de joie, lorsque tout à l’heure je vous verrai ici tous deux, toi et lui, dans les bras l’un de l’autre et réunis pour jamais !

Et, courant vers la porte, Delmare ajoute :

— Assez de paroles ; des actes ! Attends-moi, fille aimée ; je reviens avant peu.

— Mon père, — s’écria Jeane en saisissant avec force Delmare par le bras et attachant sur lui un regard qui le glace, — tu crains, dis-tu, de devenir fou de joie ? Ah ! crains plutôt de devenir fou de douleur et de rage, lorsque tu vas apprendre pourquoi mon mariage avec Maurice est à jamais impossible. Nous avons pendant un moment oublié la réalité ; mais elle existe, hélas ! inexorable.

— Enfin, cette réalité, quelle est-elle ?… Mets un terme à ma torture !

— Mon père, Maurice serait là, devant moi à genoux, me disant : « Jeane, ma main est à toi ! » je lui répondrais la mort dans l’âme : « Je t’aime autant et plus que par le passé, Maurice, et cependant, si j’acceptais ta main, je serais une infâme… »

— Quel est donc cet affreux mystère ? s’écrie Delmare, de qui les dernières espérances s’évanouissent, car il ne pouvait douter de la sincérité des paroles de sa fille ; tu serais une infâme, dis-tu, si tu épousais Maurice ?

— Oui, je dis cela, mon père, et il en est ainsi…

— Mais la cause de cette infamie ? — reprend Delmare d’une voix tremblante.

Et il ajoute, remarquant de nouveau la soudaine pâleur de sa fille :

— Mon Dieu, voilà que tu redeviens plus pâle encore !

— Mon père, c’est que je pense à lui…

— À qui ?

— À l’homme que je dois épouser.

— À l’homme que tu dois épouser ? — répéta machinalement Delmare pouvant à peine croire ce qu’il entendant ; — que signifie ?…

— Cela signifie que je ne peux me marier avec Maurice, parce que j’épouse une autre personne.

— Qui cela ?

— Celui auquel je ne peux penser sans pâlir et sans frémir.

— Il me semble que je suis le jouet d’un rêve horrible, — balbutie Delmare.

Et il reprend :

— Qui est cet homme ?

— Ah ! je l’ai dit, tu es un pauvre malheureux père, et je suis encore plus à plaindre que toi.

— Réponds, quel est le nom de celui que tu dois épouser ?

— Tu vas trembler.

— Je tremble ; déjà je n’ai pas une goutte de sang dans les veines.

— Malheur à nous, mon père !

— Ce nom ? Répondras-tu, à la fin ? ce nom, quel est-il ?

— San Privato !

— Hein !… tu dis ?

— Je te dis… que j’épouse San-Privato.

— Misère de Dieu ! — s’écrie Charles Delmare se dressant effrayant devant sa fille, — tu railles ou tu mens.

— Je ne mens jamais, et je n’oserais de vous, mon père, me railler.

— Jeane, je t’aime passionnément, je n’ai que toi au monde, je ne vis que par toi, que pour toi ; mais, vois-tu, si par malheur, si par impossible, car c’est impossible, cela, tu songeais seulement à épouser cet homme, j’en jure Dieu, tu ne me verrais plus, entends-tu, Jeane ? non, plus jamais, et personne, — ajoute Delmare d’un ton sinistre et significatif, — et personne ne me reverrait ?

— Mon père, mon bon père, ne me maudissez pas ; vous ignorez…

— Quoi ? qu’est-ce que j’ignore ?

Jeane garde pendant un moment le silence, en proie à une émotion violente ; elle pressent quel coup terrible sa réponse va porter à son père ; mais, voulant achever cette révélation qui les torture tous deux, elle reprend :

— Tout à l’heure, mon père, je vous disais « Vous m’avez quittée pure ; regardez-moi bien en face ; que vous semble-t-il aujourd’hui de votre fille ? »

— Encore ces paroles étranges ! — reprend Delmare avec une sombre impatience. Eh bien, après ?

— Eh bien, mon père, votre fille est déshonorée !

— Par qui, déshonorée ?

— Par San-Privalo !

Delmare, apprenant que San-Privato a déshonoré Jeane, semble d’abord foudroyé ; puis il jette une exclamation déchirante, chancelle et s’affaisse un moment sur le bord de son lit ; mais bientôt il se relève livide, menaçant, s’élance vers la porte. Il veut l’ouvrir, elle résiste à ses efforts. Il se souvient alors que cette porte a été fermée par Jeane, et, courant à elle :

— La clef !

— Mon père !…

— La clef !

— Par pitié, écoute-moi !

— Tu refuses ?

— Oui !

— Oh ! je l’aurai, cette clef ! — dit d’une voix sourde Charles Delmare éperdu de fureur.

Et il engage une lutte avec sa fille, afin de lui enlever la clef, qu’elle a mise dans !’une des poches de sa robe. Mais, agile et nerveuse, Jeane résiste énergiquement à son père ; celui-ci, d’ailleurs, la ménage autant que possible. Cependant, il lui serre involontairement et si fort le poignet, qu’elle ne peut retenir un cri de douleur.

— Ah ! mon père, mon père, vous me faites mal…

Ces mots rappellent Delmare à lui-même. Il rougit de sa violence, cesse cette lutte déplorable, et, s’éloignant de sa fille, lui dit d’une voix poignante et indignée :

— Ah ! vous montrez du courage pour défendre contre votre père la vie de votre amant ?…

— San-Privato mon amant, grand Dieu !

— Ainsi, oubliant tout, honneur, devoir, vous avez cédé au honteux attrait que ce misérable vous inspirait ?

— Mon père !

— Ainsi, c’est sa grâce que vous veniez implorer ici avec des larmes hypocrites ! j’étais votre jouet !…

— Sa grâce… demander sa grâce… lorsque, au contraire, je…

— Vous m’abusiez, fille indigne !… Votre haine contre lui était feinte, je le vois maintenant.

— Mais c’est injuste, mais c’est odieux, ce que vous pensez là, mon père. Permettez-moi, par pitié, de…

— De la pitié pour vous ? Non, non ; allez, vous me faites horreur, vous n’êtes pas la victime de cet homme !

— Que suis-je donc, alors ?

— Sa complice.

— Sa complice !… — répète Jeane avec une expression déchirante, — moi… moi, sa complice !…

Soudain la jeune fille, par un geste plus prompt que la pensée, rompt les premières agrafes du corsage de sa robe, écarte les plis de sa chemisette, met à nu la naissance de son cou, et dit à Charles Delmare d’une voix palpitante :

— Tenez, mon père, voyez les traces de violence que porte mon cou ; cette nuit, je dormais, confiante dans l’hospitalité que m’accordait la mère de cet homme, je n’avais pas songé à m’enfermer à double tour, j’ai été surprise pendant mon sommeil, et…

La jeune fille s’interrompt, écrasée de honte, et cache dans ses mains son visage empourpré.

Le sens des premières paroles de Jeane n’est pas tout d’abord clairement compris par Delmare. Il jette machinalement les yeux sur le cou de sa fille qu’elle a mis à nu, et remarque qu’il est cerclé d’une érosion bleuâtre. Puis, tout à coup, ce malheureux père frissonne d’épouvante ; il devine, en voyant l’empreinte de cette tentative de strangulation, que Jeane, confiante dans la sainteté du refuge que lui offrait sa tante, Jeane, durant son sommeil, a été victime d’un infâme attentat.

Delmare, le front baigné d’une sueur froide, et brisé par tant d’émotions, sent les forces lui manquer ; il tombe replié sur lui-même aux pieds de sa fille, il sanglote, il est incapable de prononcer un mot.

Jeane, fondant aussi en larmes, s’agenouille près de son père, soulève et soutient sa tête appesantie, essuie ses pleurs sous ses baisers, l’enlace de ses bras, le presse sur sa poitrine ; l’expansion si touchante de cette tendresse filiale apaise, ranime, réconforte Delmare ; aidé de Jeane, il essaye et parvient à se relever debout, quoique encore chancelant, étourdi comme un homme récemment saisi de vertige. Sa fille l’aide à s’asseoir au pied de son lit, l’adosse à la muraille, prend ses mains glacées, les baise pieusement, les réchauffe de son souffle ; puis, la tête appuyée sur l’épaule de Delmare, elle lui dit de sa douce voix :

— Calme-toi, reprends tes forces, ton courage, bon père ; nous seront vengés… va… nous serons terriblement vengés ! Voilà pourquoi je n’ai pas voulu, voilà pourquoi je ne veux pas que tu me le tues, cet homme.

Delmare demeure quelques minutes encore dans un état moyen entre la raison et la déraison ; puis, peu à peu, le calme, la lucidité renaissent dans son esprit ; il se rappelle les révélations de Jeane empreintes d’un caractère de sincérité irrécusable ; il réfléchit longtemps, et sonde d’un regard morne et désespéré l’abîme de malheurs qui menace d’engloutir sa fille.

Celle-ci, jugeant à la physionomie de son père que ses ressentiments, aussi profonds qu’auparavant, s’apaisent du moins à leur surface, reprit d’une voix ferme :

— Courage et patience, père ; je te l’ai dit, nous serons vengés.

— Oh ! oui, j’en jure Dieu ! — reprit Delmare levant son poing crispé vers le plafond de la mansarde, — je te vengerai, ma fille. Qu’importent quelques heures de retard à l’exécution du criminel ? il est condamné.

— Nous ne nous entendons plus, bon père…

— Je m’entends, moi.

— Tu tiens donc toujours à le tuer, cet homme ?

— Misère de Dieu, si j’y tiens !

— Soit, le voilà mort ; et puis après ?

— Après ?…

— Le néant, n’est-ce pas ? Triste et stérile vengeance que celle-là ! Un spasme, un râle d’agonie, et quoi ensuite ?… L’éternel repos ?… Non, mon père, non ; cela peut te suffire, mais cela ne me suffit pas, à moi !

— Qu’espères-tu donc ?

— Il ne s’agit pas d’espérance, mais de certitude…

— De quoi es-tu certaine ?

— D’épouser San-Privato.

Charles Delmare regarde sa fille avec stupeur, garde pendant un moment le silence, et il reprend avec un accent d’ironie amère :

— Ah ! c’est là ta vengeance ?

— C’est là ma vengeance.

— Épouser ce monstre ?

— Oui, père, et, aussi vrai que tu es là, devant moi, rappelle-toi ces paroles avant six semaines, je serai madame San-Privato.

Delmare parvient à dominer sa stupeur, son épouvante, se recueille, et reprend d’une voix qu’il s’efforce de raffermir :

— Un tel dessein ne devrait pas même se discuter ; mais enfin…

— Voyons, père.

— Et d’abord, maintenant que cet homme t’a déshonorée, il ne t’épousera pas.

— Erreur ; il m’épousera, parce qu’il m’a déshonorée !

— Si tu railles, cruelle est la raillerie, ma fille ! Si tu parles sérieusement, cruelle est ton erreur ! Croire cet homme capable de vouloir réparer son crime, d’éprouver un remords !

— Lui, un remords ? Jamais !

— À quel sentiment céderait-il donc en te donnant sa main ?

— Il cédera, j’en réponds, à la passion la plus forcenée, la plus folle qui ait jamais livré un homme en délire à la merci d’une femme possédant sa froide raison, — reprend Jeane avec un tel accent de conviction et d’autorité, que Charles Delmare tressaille.

Et, après un moment de silence, il dit :

— Si je pouvais te croire, et je ne le croirai jamais, si je pouvais te croire assez odieusement fourbe et perfide pour parvenir à inspirer une passion délirante à ce misérable, je me rassurerais en songeant qu’il ne peut douter de la haine implacable qu’à cette heure tu lui portes.

— Il est certain d’être adoré de moi, mon père.

— Il a pu avoir cette créance ; mais à présent, Jeane, à présent c’est impossible…

— À présent, plus que par le passé.

— Quoi !… encore aujourd’hui ?

— Aujourd’hui.

— Aujourd’hui, ma fille, à l’heure où nous sommes, cet homme est certain de ton amour pour lui ?

— Oui.

— Encore une fois, c’est impossible ! — s’écrie Delmare.

Et il ajoute d’une voix entrecoupée, comme si les mots suivants lui eussent brûlé les lèvres :

— Enfin, Jeane, depuis, depuis l’infâme attentat de cette nuit, il sait bien, cet homme, l’horreur qu’il t’inspire.

— Non, il l’ignore.

— Il l’ignore ? Quoi ! tu lui as caché ?…

— Il croit qu’après un premier moment de colère et d’indignation, j’ai pardonné à l’irrésistible entraînement, au délire de son amour.

— Malheureuse, tu as pu à ce point dissimuler ta haine et…

Delmare, révolté, s’interrompt, cache sa figure entre ses mains, et murmure en frissonnant :

— À dix-huit ans à peine, un si effrayant empire sur soi-même… Mon Dieu, mon Dieu !

— Ma dissimulation te surprend, t’épouvante, t’indigne ? — reprend Jeane avec un accent sardonique et concentré. — Que veux-tu ! je n’ai pas cherché le déshonneur, moi ! On m’a flétrie, je me venge de mon mieux. La haine est peu scrupuleuse dans ses moyens ; ce qu’elle veut, c’est arriver à ses fins, j’y arriverai ; il faut que San-Privato m’épouse… il m’épousera ; et, d’ici au jour de mes noces, je me sauvegarderai moyennant un verrou à ma porte et ce couteau sous mon oreiller, ajoute Jeane en tirant de sa poche un couteau-poignard. — J’ai, en venant ici, ce matin, acheté cette arme, elle me protégera contre de nouvelles violences rendues plus frénétiques par le souvenir. Et voilà comment, avant six semaines, je serai madame San-Privato.

Delmare, de plus en plus alarmé des tendances de sa fille, et voulant tenter de combattre les projets qu’elle puisait dans sa haine, reprend en suite de quelques moments de réflexion :

— Tout à l’heure, Jeanne, tu me disais, à propos de ce misérable : « Un spasme, un râle d’agonie, après quoi, le néant. C’est là une vengeance stérile… »

— Je pensais cela, je le pense encore.

— J’admets que cet homme t’épouse… et alors, je dis, comme toi tout à l’heure : Et après ?

— Aussitôt après la bénédiction nuptiale donnée, l’heure de la vengeance a sonné, mon père ; vengeance, non pas stérile, non pas prompte comme la convulsion de l’agonie, mais durable, mais féconde en tortures de tous les jours, de toutes les heures.

— Quelle est donc cette terrible vengeance ?

— Oh ! oui, terrible, parce que San-Privato sera trop passionnément épris de moi pour ne pas ressentir une jalousie féroce, et qu’il redoutera trop le ridicule et mes sarcasmes pour oser me témoigner sa jalousie. Or, doña Juana sait si elle donnera souvent à son mari des sujets sérieux de jalousie.

— Ainsi, — balbutie Delmare, — tu veux épouser cet homme, afin de… ?

— Afin de réaliser le type imaginaire de doña Juana. Serai-je assez vengée de San-Privato, de qui je porterai le nom ?

Jeane, en prononçant ces mots, relève fièrement le front et semble grandir en redressant sa taille charmante aux ondulations serpentines ; son sourire cruel, son regard brillant d’audace, sa physionomie, dont la beauté prend en ce moment un caractère implacable, frappent tellement Delmare, qu’il murmure en frémissant :

— Ah ! mes craintes se réalisent : ma fille me dépassera de bien loin dans la carrière du vice. Hélas ! je l’avais dit, cet ange déchu effrayera les démons !

Et, s’adressant à sa fille de sa voie la plus tendre :

— Jeane, m’aimes-tu ?

— Autant que fille a jamais chéri son père.

— De cet attachement, veux-tu me donner la plus grande preuve possible ?

— Parle, bon père.

— Je suis pauvre, et je te l’ai dit, aujourd’hui surtout que tu m’es rendue, je pleure ma ruine en larmes de sang. Enfin, je suis pauvre ; le nécessaire, je le possède à peine, et après moi cesse la modique pension viagère dont je vis : quinze cents francs, voilà tout. Je ne te cache rien, telle est ma position. Elle est, tu le vois, plus que précaire, elle touche à la misère, et cependant, malgré ma tendresse pour toi, et de cette tendresse tu ne doutes pas, mon enfant, si du moins ma lettre t’a bien fidèlement exprimé mes sentiments ?

— Ta lettre ! vingt fois je l’ai couverte de mes larmes, de mes baisers, ta lettre, ô mon père ! Il me semblait, à chaque ligne, y sentir palpiter ton cœur.

— Eh bien, Jeane, malgré… ou plutôt à cause de ma tendresse pour toi, je te demande pour toi, je te demande à mains jointes, je t’adjure à genoux, de venir partager ma pauvreté.

— Qu’entends-je ?

— S’il le faut, et il le faudra, je travaillerai pour t’épargner le plus de privations que je pourrai ; je suis robuste encore, et quand je devrais casser des pierres sur la route, je…

— Ah ! bon père, ce serait à moi, qui suis jeune, de travailler pour t’épargner des privations ; je suis courageuse, je ne redoute pas la misère ; mais tu oublies…

— Je n’oublie rien.

— Mon père, tu oublies mon déshonneur.

— C’est pour t’empêcher de te déshonorer, que je te conjure de me suivre.

— Songes-tu, mon père, à tes paroles ?

— Elles me sont dictées par mon devoir et par mon amour pour toi.

— Mais enfin, mon père, cette nuit, un misérable…

— Cette nuit, tu as été victime d’une trahison, d’un attentat infâme, d’un crime. Ce n’est pas là le déshonneur.

— Qu’est-ce donc alors, mon père, que le déshonneur ?

— Le déshonneur, c’est l’accomplissement de la vengeance que froidement tu médites, malheureuse enfant ! Le déshonneur, il est écrit dans ce nom : doña Juana, symbole imaginaire d’une vie de désordres effrénés ; le déshonneur sans excuse, inexorable, sera celui dont tu seras couverte, si tu persistes dans ce projet de mariage, afin de te livrer ensuite à l’entraînement de tes mauvaises passions, et de couvrir de ridicule et d’opprobre l’homme dont tu porteras le nom ! Cet homme aujourd’hui mérite la haine, l’exécration des honnêtes gens, tu mériterais comme lui leur mépris, leur aversion.

— Les don Juan ne sont point si décriés, mon père, et le monde est aux pieds des doña Juana.

— Oui, les hommes, aujourd’hui, se prosternent devant leur idole, et, demain, ils renieront, ils insulteront ce qu’ils ont adoré la veille.

— Eh ! qu’importe à l’idole, enivrée de l’encens de ses nouveaux adorateurs, l’insulte de ceux qu’elle raille, qu’elle méprise, qu’elle a tenus le front dans la poussière, sous le talon de sa bottine, et qu’elle laisse si loin, si loin derrière elle, dans le néant de son oubli !

— Mais les oubliés n’oublient pas, Jeane, et à leur tour ils se vengent !

— Pour se venger, il faut agir ; quelle action, quelle prise peuvent-ils avoir sur l’insaisissable doña Juana ? Elle échappe à tous, parce qu’elle les devance ; elle prévient le dédain par le dédain, l’insolence par l’insolence, l’abandon par l’abandon, l’inconstance par l’inconstance ! Ah ! don Juan, pour peu qu’elle le veuille, tu seras toujours joué, humilié, bafoué, vaincu par doña Juana !

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle frappera don Juan de ses propres armes, parce qu’elle lui fera le mal dont il la menaçait ! parce qu’enfin l’homme reste toujours stupéfait et surtout stupide, en voyant la femme accomplir les noirceurs qu’il méditait contre elle !

— Ah ! — pensait Charles Delmare en écoutant sa fille, — cette malheureuse enfant m’épouvante par la logique de sa perversité naissante ! Quels prompts ravages ont faits dans cette jeune âme les exécrables sophismes de ce monstre ! Il a flétri l’âme et le corps de mon enfant. Ah ! j’aurai sa vie !


XX

Jeane, remarquant le silence momentané que gardait Delmare, lui dit avec tristesse :

— De telles paroles dans la bouche de ta fille, ton élève du Morillon, te surprennent et t’affligent, pauvre père ?

— Elles m’affligent, elles m’alarment, elles ne me surprennent pas ; tu es de ces natures aussi promptes au mal qu’au bien le mal, en ce moment, domine en toi. La pente est rapide, elle t’entraîne ; je veux t’arrêter à temps sur cette pente, j’y parviendrai ; les sophismes dont tu berces ton imagination, plus abusée que dépravée, s’évanouiront comme un rêve, à la voix de la raison, et surtout de l’expérience. Cette expérience du monde, je l’ai acquise et payée cher ! Je vais donc te parler, non plus en père, mais en homme qui du moins a tiré quelque profit de ses égarements.

— Je t’écoute.

— Il est un fait avéré, déplorable : oui, l’homme se réserve le monopole de l’inconstance, le droit à l’infidélité. Les femmes doivent lui garder religieusement leur foi ; lui, point. Il se marie, il a une maîtresse, sa femme le sait. Eh bien, qu’est-ce que cela fait ? Est-ce que la femme, cet être subalterne, connaît, ressent les tortures de la jalousie ? est-ce que, contrainte de recevoir avec courtoisie, dans son salon, à sa table, parfois devant ses enfants, sa rivale, de qui la seule présence est une insulte à la sainteté du foyer domestique ; est-ce que l’épouse, est-ce que la mère ainsi ouvertement outragées dans leur affection, dans leur dignité, dans leur droit, peuvent mettre fin à ce scandale poignant ? Non ; l’homme, ainsi que tu le dis, en se réservant le droit à l’infidélité, a généreusement octroyé à sa femme le droit au chagrin, le droit à la résignation ; c’est généreux et touchant ; mais enfin, si d’aventure la femme trouve le chagrin fastidieux, la résignation aussi révoltante que l’impunité, si la femme se dit qu’après tout, la rupture d’un lien le divise en deux parties, et que désormais, déliée de son serment de fidélité par l’inconstance de son mari, elle l’imite ? Oh ! alors, n’est-ce pas, Jeane, il s’élève un concert de malédictions contre la femme infidèle ?

— Telle est donc la justice du monde !

— Que cela soit juste ou inique, il en est ainsi, tu le reconnais toi-même !

— Oui ; mais une œillade de la maudite, si elle est belle, change les maudisseurs en adorateurs prosternés !

— Soit, mais ensuite ?

— Comment ?

— Tiens, ma pauvre enfant, les faits, les exemples sont plus probants que tous les raisonnements possibles. Écoute-moi, je vais te citer un fait.

— Exceptionnel, peut-être ?

— Non, un exemple applicable, sauf une ou deux circonstances, à la généralité des femmes du monde qui ont eu la réputation d’être plus que galantes. J’ai connu, dans ma jeunesse, une certaine madame de Sauval, jeune, belle à éblouir, fort riche, d’une grande naissance, assez spirituelle et douée de quelques qualités généreuses ; mariée à dix-sept ans à un homme qu’elle adorait, il la délaisse indignement après six mois de mariage et quitte la France, emmenant avec lui une femme perdue. Madame de Sauval longtemps regretta son mari ; puis, elle aussi, se crut déliée de sa foi par l’abandon ; jeune, belle, riche, maîtresse d’elle-même, elle chercha, dans une première liaison, l’oubli de ses chagrins ; à cette liaison en succéda une seconde, puis une autre… Que dire, enfin ? Elle aussi, sans y songer, cette jeune femme réalisa le type imaginaire de doña Juana, du moins par ses nombreuses amours, ne cherchant, d’ailleurs, dans ce désordre, ni la vengeance, ni les détestables jouissances d’une coquetterie féroce ! Non, elle cédait uniquement à l’attrait effréné du plaisir, conservant même, au milieu de ses égarements, certaines vaillantes qualités du cœur ; cependant, elle vit se faire peu à peu autour d’elle un vide glacial ; dans les salons où on la tolérait encore, les femmes l’accablaient d’impertinences calculées, ne répondaient pas à ses saluts ou affectaient de s’éloigner outrageusement d’elle lorsqu’elle venait s’asseoir à leurs côtés.

— Faut-il s’en étonner ? elles enviaient sa jeunesse, sa beauté, ses succès ; mais, certes, les hommes la vengeaient par leurs assiduités empressées.

— Les hommes ?… Ah ! pauvre enfant, que tu connais peu leur égoïsme, leur ingratitude, leur lâcheté.

— Que veux-tu dire ?

— Non-seulement ils profitent des désordres d’une femme, mais ces désordres, ils les provoquent par des conseils pervers, par des protestations aussi passionnées que mensongères ; la femme, de faiblesse en faiblesse, tombe-t-elle dans une déconsidération profonde, qu’arrive-t-il ? Ceux-là mêmes qui l’ont perdue, les complices, les instigateurs de ses fautes, sont les premiers à se tourner contre elle, à la méconnaître, à la fuir, à la renier, à l’accabler de railleries et d’insolences, de concert avec d’autres femmes qui, plus réservées, plus adroites ou plus hypocrites, ont conservé leur réputation à peu près intacte. Non, pas un de ces hommes n’ose défendre cette malheureuse femme, dont l’unique tort a été de céder à leurs vœux. Ah ! cela est horrible à dire ! mais il n’est pas une femme perdue, et des plus perdues dans les abîmes du vice, qui n’ait le droit, droit terrible et légitime, de reprocher sa perte à un homme.

— Et tu ne veux pas que doña Juana venge ses sœurs ? — s’écrie Jeane à la fois superbe et effrayante de haine ; — tu t’opposes à mes projets ?

— Mais ta raison s’égare, malheureuse enfant ! — reprend Charles Delmare d’un ton déchirant. — C’est à moi, ton père, moi qui t’aime comme je t’aime, moi qui redoute pour toi les périls, les hontes mortelles que tu veux braver en aveugle ; c’est à moi que tu reproches de m’opposer à ta vengeance ? Et quelle vengeance ?… Un désordre de mœurs effréné !

— Pardon, ce n’était pas toi que je répondais, mon père, mais à l’ami qui veut m’éclairer des conseils de son expérience. Tu as établi toi-même cette distinction.

— Il est vrai, et j’aurais dû t’épargner ce reproche ; mais écoute la fin de l’histoire de madame de Sauval. Repoussée de sa famille, exclue de la bonne compagnie, elle ne pouvait même compter sur l’affection sincère de ses nombreux amants, l’attachement d’un homme pour sa maîtresse se mesurant presque toujours à la considération dont elle jouit ; il ne se croit jamais engagé sérieusement envers une femme facile. Madame de Sauval, te dis-je, se vit fermer les portes des salons où elle avait passé sa vie ; ne pouvant renoncer à la bruyante animation du monde et des fêtes, elle chercha ce mouvement dans les bals publics ; à défaut d’autres relations, elle lia connaissance avec les femmes tarées qui hantaient ces lieux suspects, contracta peu à peu leurs habitudes grossières ; ses amours suivirent la même dégradation. Encore belle, jeune, riche, elle fut exploitée par des misérables ; ils abusèrent de la bonté de son caractère et la ruinèrent. Les derniers mois de sa vie ont été horribles : cette malheureuse femme s’enivrait pour s’étourdir sur la sinistre réalité ! Enfin, lasse de l’existence, elle a un jour bu plus de vin que de coutume, afin de se donner le courage du suicide… et elle s’est asphyxiée. Elle n’avait pas vingt-huit ans, cette doña Juana, entends-tu, ma fille !

— Ah ! c’est affreux, — reprend Jeane, semblant si profondément émue de ce récit que Charles Delmare, persuadé d’avoir vivement impressionné sa fille, qui garde un silence morne et pensif, reprend d’une voix de plus en plus tendre et pénétrante :

— Tu le vois, pauvre enfant, la femme, si hautement placée qu’elle soit dans le monde et qui s’abandonne à ses passions effrénées, tombe fatalement dans l’opprobre ou dans le malheur ; celle qui voudrait lutter d’audace, de perversité avec les hommes, tomberait aussi dans un abîme de honte. Crois-moi donc, ma fille bien-aimée, ne te laisse pas entraîner par l’ardeur de la vengeance ! Ah ! c’est une arme terrible que celle des représailles ! Elle a deux tranchants et blesse aussi grièvement celui qui frappe que celui qui est frappé. Viens cacher ta douleur dans la retraite ; ma tendresse te consolera, t’apaisera. Qui sait si un jour, prochain peut-être, Maurice, désabusé, déchiré par de tardives déceptions, ne viendra pas demander aussi à la retraite l’oubli d’un passé odieux, la guérison d’un amer désenchantement ? Qui sait, enfin, si, par un retour d’une générosité sublime, t’offrant sa main, il ne te vengera pas d’un infâme attentat dont tu es victime et non complice, pauvre enfant, toi, la seule femme qu’il ait véritablement aimée ? Jeane, ma fille, tu es émue, tu te tais ; mais tes larmes coulent, tu as entendu ma voix, elle a touché ton cœur j’espère en toi ! Tu fuiras les méchants au lieu de les combattre avec leurs propres armes et d’avoir peut-être le malheur de les vaincre dans cette horrible lutte. Va, fille adorée, — ajoute Charles Delmare en pressant sa fille contre son cœur, — réunis, nous serons bien forts contre l’adversité !


Jeane se reprochait tardivement d’avoir, devant son père, trahi son désir de réaliser le type imaginaire de doña Juana, afin de se venger de San-Privato.

Tel était, d’ailleurs, au vrai, l’état de l’âme de la jeune fille.

Fidèle au premier sentiment de son cœur, sentiment qui souvent survit à tant d’égarements, elle aimait toujours tendrement Maurice, quoiqu’elle se sentît à jamais séparée de lui par le fait seul d’une violence horrible.

Quant à San-Privato, Jeane, on le sait, avait éprouvé d’abord à son égard, lors de sa présence au Morillon, un singulier mélange d’attrait physique et de répulsion morale ; mais, depuis leur rencontre à Paris, cette répulsion s’était changée en une funeste sympathie, alors qu’il avait vivement frappé l’imagination de la jeune fille en invoquant à sa pensée la perverse idéalité de doña Juana, donnant ainsi un corps, un symbole aux mauvais penchants de sa victime, depuis longtemps pénétrés par lui avec une sagacité profonde.

Cependant, malgré son alliance dans le mal avec son mauvais génie, Jeane n’avait pas été sa dupe en acceptant l’hospitalité qu’il lui offrait au nom de sa mère, non plus qu’en paraissant ajouter foi à ses promesses de mariage ; elle pressentait, sous cette double proposition, un plan de séduction suivie de délaissement ; mais elle se croyait assez forte, assez sûre d’elle-même pour résister à la séduction et n’avoir ainsi rien à redouter de son séjour chez sa tante ; elle n’hésita donc pas à aller demeurer sous le même toit que San-Privato, ne supposant même pas la possibilité du guet-apens nocturne où elle devait succomber. Mais, en suite de ce crime et des révélations contenues dans la lettre de son père, Jeane voua une haine implacable à San-Privato, fermement résolue de ne renoncer, sous quelque considération que ce fût, à la vengeance qu’elle rêvait ; elle connaissait la terreur de San-Privato pour le ridicule et se sentait certaine de le frapper atrocement ; puis l’accomplissement de cette vengeance répondait à la perversité des mauvais penchants éveillés en elle. Cependant, déclarer à son père que, malgré ses conseils, ses tendres prières, elle persévérait dans ses projets de vengeance, c’était risquer de le blesser incurablement, de l’éloigner peut-être à jamais ; or, un vague pressentiment disait à Jeane que sans doute viendrait un jour où elle n’aurait plus d’autre refuge que le cœur paternel. Mais comment, sans trahir sa résolution secrète, se refuser aux désirs de Charles Delmare, si empressé de regagner sa solitude du Jura ?

Jeane songeait aux moyens de résoudre ces difficultés, alors que son père, croyant l’avoir détournée de ses desseins, la serrait entre ses bras en lui disant :

— Va, fille chérie, réunis tous deux, nous serons bien forts contre l’adversité !

Delmare prononçait ces derniers mots, lorsqu’il entendit la voix de Geneviève qui, après avoir en vain essayé d’ouvrir la porte, y frappait extérieurement en disant :

— Charles, mon Charles, c’est moi ; puis-je entrer ?

— Certes, bonne mère, et tu ne pouvais venir plus à propos, — répond Delmare.

Et, s’empressant d’aller ouvrir la porte, il introduit sa nourrice dans la mansarde.

Geneviève, à peine entrée dans la chambre, interroge d’un regard humide son fieu, qui, lui montrant Jeane et la poussant doucement, lui dit :

— Va, embrasse ta fille… et aime-là… comme tu as aimé le père… Elle et moi, nous ne nous quitterons plus désormais.

— Mademoiselle, vous permettez ? — dit d’une voix émue et ravie Geneviève en s’avançant vers Jeane.

Celle-ci répondit avec une grâce touchante à l’étreinte de la vieille nourrice, lui disant :

— Bonne mère, vous avez dès aujourd’hui une fille de plus.

— En ce cas, en route, dès après-demain, pour le Morillon ! Je viens de retenir trois places à la diligence de Nantua. Voilà mon bulletin… Ah ! ah ! je ne perds pas de temps. Moi aussi, en vous voyant accourir ici, mademoiselle Jeane, je me suis dit : « Suffit ! elle est à nous, la chère fille ; nous l’emmenons pour sûr. Courons donc dare-dare aux Messageries. Ai-je bien fait, mon Charles ? »

Et, se retournant vers Jeane devenue pensive en entendant parler de ces préparatifs de départ, Geneviève ajouta :

— Faut m’excuser, mademoiselle, si j’appelle votre digne père mon Charles… mais voilà tantôt quarante-cinq à quarante-six ans que j’ai cette habitude-là ; je suis trop vieille pour en changer. Il faut m’excuser…

— Soit, à condition que vous m’appellerez votre Jeane, de même que vous appelez mon père votre Charles, sinon je serai jalouse…

— C’est dit, ma Jeane ; car, dès aujourd’hui, vous m’appartenez, voyez-vous, comme l’enfant appartient à sa mère.

— Et maintenant, — dit Delmare avec expansion, prenant entre ses mains celles de la vieille nourrice et de Jeane, — parlons de notre voyage. À quelle heure partons-nous, après-demain ?

— À onze heures et demie ; c’est écrit sur le bulletin, tu vois, — répond Geneviève en tirant de sa poche le bulletin et le montrant à Delmare, tandis que Jeane reprend avec effort :

— Mon père, il est indispensable d’ajourner l’époque de notre départ.

— Qu’entends-je ? s’écrie Delmare. — Quoi ! lorsque, tout à l’heure, j’interprétais ton silence comme une adhésion à mes paroles, à mes projets de départ, je m’abusais donc ?

— Non, mon père, tu ne t’abusais pas : tes remontrances m’ont émue, frappée, m’ont enfin ouvert les yeux sur les périls, sur les hontes de la vengeance que je méditais.

— En ce cas, mon enfant, si tu renonces à tes desseins, pourquoi différer notre départ ?

— Mon père, — reprend Jeane d’un ton significatif, — il est inutile d’instruire de ce que vous savez cette digne femme, qui promet de m’aimer autant qu’elle vous aime. Ce serait lui causer un grand chagrin, et me rendre si confuse devant elle, que j’oserais à peine la regarder.

— Il en sera ainsi que tu le désires ; mais, encore une fois, pourquoi différer notre départ, puisque, suivant mes avis, tu abandonnes la funeste vengeance que tu rêvais ?

— Je désire retarder notre départ, parce que la vengeance que je rêve, à cette heure, mon père, est aussi noble que l’autre était dégradante et dangereuse.

— De grâce, explique-toi.

— Au mal je répondrai par le bien, à la fausseté par la droiture, au crime par la vertu ; ce qui a été déshonoré sera honoré ; je serai le modèle des épouses.

Delmare regarde sa fille avec un mélange de surprise et de défiance invincibles, puis il ajoute :

— Ainsi, tu persisterais dans la pensée d’épouser cet homme ?

— N’est-ce pas le seul moyen d’obtenir la réparation à laquelle j’ai droit ?

— Jeane, — reprend Delmare de plus en plus inquiet, mais n’osant témoigner ses doutes sur la sincérité de sa fille, — tu ne me dis pas, je le crains, ta pensée tout entière, et ton projet…

— Le blâmeriez-vous, mon père ? N’est-ce pas mon devoir, mon droit de poursuivre la réparation à laquelle je prétends ? Qui donc pourrait me désapprouver de tenter, du moins, de l’obtenir ?

— Tu ne l’obtiendras pas.

— Je l’obtiendrai.

— Tu t’abuses.

— Non, mon père, j’en réponds, je l’obtiendrai, vous dis-je ; mais, en supposant même que mon espoir soit trompé…

— Que ferais-tu, alors ?

— Je vous accompagnerais dans votre solitude, de même que je vous accompagne encore si, comme j’en ai la certitude, mon vœu est exaucé, si, en un mot, ce mariage a lieu.

— Ainsi, — reprend Delmare attachant sur sa fille un regard pénétrant, qu’elle supporte avec une apparente sécurité de conscience, — ainsi, quoi qu’il advienne, ce funeste mariage fût-il contracté, tu me suivras dans ma retraite ?

— Mon père, — reprend Jeane d’un ton de doux reproche et avec un accent de sincérité presque irrésistible, — pouvez-vous supposer un instant qu’il me soit possible de vivre auprès de cet homme ?… Ne sera-ce déjà pas pour moi un supplice de tous les instants que de dissimuler l’horreur qu’il m’inspire, jusqu’au jour où j’aurai obtenu la réparation qu’il me doit ? Ah ! croyez-moi, je hâterai de tout mon pouvoir le terme de cette torture que je m’impose volontairement, et, lorsque j’aurai le droit de m’appeler madame San-Privato, nom que je ne porterai même pas, je…

— Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que j’entends là ? balbutie Geneviève restée jusqu’alors en dehors d’un entretien presque inintelligible pour elle. — Comment ! mon Charles, ta Jeane épouser, de bon gré, et comme qui dirait par exprès, un pareil monstre ?…

— Non, non, rassure-toi, nourrice, — reprend Charles Delmare, — cette odieuse union n’aura pas lieu.

— Mon père, dit Jeane d’une voix douce mais très-ferme, — en toute autre circonstance, il m’en coûterait, ou plutôt il me serait impossible de vous désobéir. Mais, aujourd’hui, le soin de mon honneur domine toute considération ; je suis invinciblement résolue à poursuivre mon dessein de devenir madame San-Privato. Que j’échoue ou que je réussisse, je place en vous seul, mon père, en votre tendresse, l’espoir et l’unique consolation de ma vie cruellement éprouvée déjà, quoique bien jeune encore.

— Ah ! chère demoiselle, comment ! vous, si fière, ne vous révoltez-vous pas à la pensée d’avoir seulement le droit de porter le nom d’un scélérat capable de tout ? Hélas ! vous oubliez donc les tours pendables, sans compter le reste, qu’il a joués à ce pauvre M. Maurice, et…

— Un jour, bonne mère, un jour, vous connaîtrez les raisons qui me contraignent de porter le nom d’un homme que je méprise et que j’abhorre.

— Vous le méprisez, vous l’abhorrez, chère demoiselle Jeane, et pourtant vous voulez l’épouser ?… C’est à n’y pas croire !

― Jeane, ma fille, je te supplie, je t’adjure de renoncer à ce dessein !

— À mon tour, je te supplie, je t’adjure, cher et bon père, de m’épargner le chagrin, le douloureux chagrin de répondre à tes prières par un refus ; seule… je suis juge de mon honneur, aucune puissance humaine, pas même la tienne, que puis-je dire de plus, mon père ? ne m’empêchera d’obtenir la réparation qui m’est due, et de me venger du crime par la vertu !

Ce désir si légitime, d’ailleurs, et si honorablement exprimé, imposait à Charles Delmare malgré ses secrètes appréhensions. Il éprouvait un certain embarras à combattre davantage les résolutions de sa fille, il garda un moment de silence, tandis que Geneviève disait :

— Ah ! chère mademoiselle, vous parlez de marier le crime et la vertu ?… Est-ce que de pareilles noces se sont jamais vues ? est-ce que cet affreux homme ?…

— Laissons ce triste sujet, bonne mère ; et convenons des heures auxquelles, chaque jour, je te viendrai voir, cher père, ajoute Jeane d’une voix tendre et caressante ; ce sera ma seule consolation à la dissimulation forcée que je m’impose, en demeurant quelque temps encore chez ma tante San-Privato.

— Puisque nous devons, chère enfant, nous revoir chaque jour, — répond Charles Delmare, — je n’insisterai pas davantage, aujourd’hui du moins, sur l’objet de notre discussion, tout en regrettant, hélas ! que, dès après-demain, nous ne retournions pas dans notre solitude.

— J’y songe, — dit Geneviève, — ces maudits San-Privato vous laisseront-ils ainsi venir, pauvre chère demoiselle ?

— D’abord, bonne mère, vous m’avez promis de m’appeler votre Jeane…

— Ah ! mon Charles, — reprend Geneviève émue, — quel ange que notre Jeane !

— Soyez-en certaine, bonne nourrice, poursuivit la jeune fille, aucune volonté, aucune considération ne m’empêchera de venir voir chaque jour mon père.

— Ta tante est-elle instruite de la visite que tu me fais aujourd’hui, chère enfant, et du motif de cette visite ?

— Non ; mais, à mon retour, j’instruirai madame San-Privato de la vérité. Pourquoi lui cacherais-je que tu es mon père ? De cette révélation, elle conclura que je suis pour elle une étrangère ; peu m’importe ! Était-elle guidée par l’affection en m’offrant chez elle l’hospitalité ? — répond Jeane avec un sourire amer et jetant à Delmare un coup d’œil significatif. — Mon cousin ne s’étonnera pas davantage de ma détermination de venir chaque jour te voir, mon père.

— Mais cet homme ! — s’écrie soudain Delmare, comme s’il s’éveillait en sursaut, — il faudra pourtant que je le tue.

— Mon père, — reprend résolûment Jeane, — il n’est que deux moyens de se défaire d’un homme : le duel ou l’assassinat ; tu n’assassineras pas M. San Privato !

— Misère de Dieu ! — s’écrie Delmare ; — après son crime, qui me blâmerait ?

-Personne sans doute, sinon toi-même, mon père, parce que tu n’es pas un assassin.

— Assassin, non, mais justicier !

— Je te dis, père, que tu ne tueras pas un homme sans défense. Reste le duel… Eh bien ! je ne veux pas, moi, que tu te battes, je ne veux pas que tu risques ta vie, elle m’est trop précieuse : c’est mon seul avenir, mon seul bien en ce monde. Et si je te perdais, vois-tu, père… Mais non, je te garderai, je te conserverai malgré toi, ajouta Jeane les yeux pleins de larmes et en se jetant avec effusion au cou de Delmare profondément attendri, qui, répondant aux caresses de sa fille, répétait :

— Il faudra pourtant qu’il meure, cet homme !

— Bon, bon, suffit, mon fieu ! Il mourra, comme toi et moi, comme tout le monde, pardi ! c’est sûr et certain ! — reprend Geneviève avec ce sourire sardonique et sinistre qui assombrissait parfois sa figure débonnaire ; — il mourra, le gredin ! c’est entendu ; qui vivra verra. Mais rien ne presse, on n’épouse pas les trépassés ; or, ta fille prétend qu’il faut qu’elle l’épouse, ce monstre, à seule fin de venger le crime par la vertu. Dame ! je ne comprends rien du tout à cela, sinon que le crime, ce doit être ce scélérat, et que la vertu, c’est pour sûr notre ange de Jeane. Quant au reste, bon, bon, suffit, qui vivra verra ; nous sommes tous mortels, n’est-ce pas, mon fieu ?… Eh bien ! patience…

Jeane n’écoutait Geneviève qu’avec distraction, et, après un dernier baiser donné à Charles Delmare, elle lui dit :

— À demain, père !… Oh ! le doux mot, à demain !

— Oh ! oui, à demain, à toujours, chère enfant ! j’ai tant et tant de choses à te dire !… Il me semble que c’est à peine si je me suis entretenu avec toi ; et puis j’espère encore qu’en les approfondissant davantage, lorsque nous en causerons de nouveau, tu abandonneras ces projets qui me navrent et m’effrayent.

— Je ne crois pas changer de sentiment à ce sujet. Cependant, qui peut prévoir l’avenir ? Enfin, quoi qu’il advienne, à demain, bon père.

— Ah ! comme toi, chère enfant, je dis le doux mot : À demain !… Je compte sur toi ; bien vrai, tu viendras ?

— Qui donc pourrait m’empêcher d’accomplir ce qui, pour moi, est à la fois le plus sacré des devoirs et le plus grand des bonheurs ? À demain, bon père, à demain !

Charles Delmare, resté longtemps pensif et accablé après le départ de sa fille, se disait :

— Ah ! je tremble que Jeane, pour la première fois de sa vie, n’ait fait preuve d’hypocrisie en semblant se rendre à mes conseils et renoncer à la vengeance qu’elle rêvait d’accomplir en réalisant le type imaginaire de doña Juana !

XXI

Six semaines environ se sont écoulées depuis la première entrevue de Jeane et de son père dans la mansarde de la rue Saint-Nicolas.

San-Privato et madame de Hansfeld devisent ensemble, retirés au fond d’un élégant appartement, lieu habituel de leurs rendez-vous ; Albert, afin de tenir secrète sa liaison avec Antoinette, ne paraissait jamais à l’hôtel du faubourg Saint-Honoré.

Le jeune diplomate, assis sur un canapé, le front appuyé sur sa main, semble profondément absorbé. Madame de Hansfeld, debout et immobile près de lui, le contemple avec une curiosité inquiète ; enfin, rompant timidement le silence :

— Albert, il y a un quart d’heure que tu es arrivé ici ; tu m’as à peine adressé quelques paroles. Cependant, durant le mois dernier, nos entrevues ont été bien rares ; je ne me plains pas, je ne me plains jamais ; tu ordonnes, j’obéis ; tu as fixé le jour et l’heure du rendez-vous d’aujourd’hui, je suis accourue. Ton silence, je te l’avoue, m’étonne ; je suis alarmée de la profonde altération de tes traits, devenus presque méconnaissables depuis la dernière fois que je t’ai vu, il y a trois semaines de cela.

— Ah ! c’est que, pendant ces trois semaines, j’ai beaucoup lutté, beaucoup souffert, — répond San-Privato sortant de sa rêverie, — et de cette lutte, de cette souffrance, tu vas savoir la cause et le résultat ; car là, tout à l’heure, silencieux et pensif, je pesais une dernière fois la résolution que je devais prendre : cette résolution est prise, irrévocablement prise. Maintenant, écoute-moi, Antoinette : tu as été la seule personne au monde à qui j’aie ouvert mon âme à peu près sans réserve, parce que j’ai la certitude de ton dévouement, de ta fidélité absolue ; tu ne te méprends pas sur la signification que j’attache au mot fidélité ?

— Nullement.

— J’ai, depuis un mois environ, manqué à mes constantes habitudes de confiance envers toi.

— Je m’en suis aperçue, Albert ; mon affliction a été grande j’ai pressenti qu’une grave révolution devait s’opérer dans ta vie.

— Tu ne t’es pas trompée ; un fait, entre mille autres non moins significatifs, te peindra ma situation actuelle : il y a peu de jours, j’ai remis à mon ambassadeur un mémoire très-important, destiné au ministre des affaires étrangères de France. Le prince, selon son habitude, se reposant en toute sécurité sur mes lumières, sur ma sagacité, sur la conscience et le soin que j’ai coutume d’apporter dans mes travaux, se fiant à ma connaissance approfondie du sujet que je traitais, signe le mémorandum, pour ainsi dire, sans le lire, et le transmet au ministre. Mais, hier, l’ambassadeur me mande auprès de lui ; il m’apprend qu’il a été aussi stupéfait que désolé des observations faites par le ministre sur mon mémoire, complétement dépourvu des qualités que l’on remarquait ordinairement en moi : la clarté, la logique, la science des faits ; somme toute, j’avais entassé erreurs sur erreurs, confondu des dates, et prouvé à peu près le contraire de ce que je prétendais démontrer.

— Je ne te le cache pas, Albert, le prince m’a parlé de son extrême déconvenue à ce sujet ; il a même ajouté…

— Achève.

— Je crains de te blesser.

— Parle, parle ! la question est grave.

— Eh bien ! le prince a ajouté : « Depuis quelque temps, San-Privato n’est plus reconnaissable ; on dirait que sa rare intelligence s’affaiblit ; les affaires les plus simples lui semblent maintenant hérissées de difficultés : ses distractions, ses écarts de pensée sont inconcevables ; enfin… »

— Pas de réticence, Antoinette.

— « Enfin, — a ajouté le prince, — son dernier mémoire lui a causé beaucoup de préjudice ; j’ai été obligé de rejeter entièrement sur lui la très-grave responsabilité de son travail, affirmant, ce qui est moralement vrai, que ma religion avait été surprise par mon premier secrétaire d’ambassade, et qu’en cette circonstance je le désavouais hautement. En un mot, — a dit le prince en terminant, — si San-Privato ne se relève pas de cet échec, sa carrière, qui s’ouvrait si brillamment devant lui, est gravement compromise ; tout le monde ici remarque et déplore ses distractions, ses inexactitudes : il reste parfois deux ou trois jours sans paraître à la chancellerie ; en un mot, si je ne savais combien la trempe énergique de son caractère le met au-dessus des faiblesses et des entraînements de son âge, je croirais, ainsi que l’on dit vulgairement, que San-Privato se dérange. »

— Le prince ne t’a rien dit de plus ?

— Non.

— Eh bien ! il s’abuse en ajoutant foi à la fermeté de mon caractère. Je me suis, ainsi que l’a dit le prince, complétement dérangé. Je deviens stupide, incapable d’une occupation suivie, ou, pis encore, l’aberration de mon esprit m’empêche de m’apercevoir des erreurs, des non-sens que je commets dans mes travaux ; je m’hébète, je me perds, et, si cela durait, ma carrière serait anéantie. Or, comme je ne possède pas un sou de fortune, je…

San-Privato s’interrompt, et ajoute avec un accent d’allégement :

— Mais, Dieu merci, j’ai conjuré le péril à temps, je vais redevenir maître de moi-même.

— Grâce à la grave résolution dont tu parlais tout à l’heure ?

— Oui.

— Cette résolution rétablira donc le calme dans ton esprit ?

— Je n’en puis douter ; j’échapperai enfin à l’obsession d’une idée fixe, incessante, qui tantôt me cause des transports de folle rage, tantôt m’accable, m’énerve et m’arrache de lâches pleurs.

— Enfin, Albert, cette résolution, quelle est-elle ?

— Je me marie…

— Ah ! — fit madame de Hansfeld avec un calme apparent, mais devenant livide ; — ah ! tu te maries ! Et qui épouses-tu ?

— Jeane Dumirail.

Un silence de quelques moments succéda aux dernières paroles de San-Privato, qui venait d’apprendre son mariage à madame de Hansfeld. Bientôt celle-ci, pâle, agitée, en proie à une violente émotion qu’elle s’efforçait en vain de dominer, s’écria d’une voix palpitante d’angoisse :

— Albert, si tu épouses cette fille, tu es perdu !

— Je te croyais au-dessus de pareilles faiblesses. Quoi ! Antoinette, toi, jalouse ?

— Moi ?… Ah ! que la foudre m’écrase si, en parlant comme je fais, j’obéis à la jalousie ! N’avons-nous pas cent fois causé des avantages qu’un riche mariage t’offrirait probablement un jour ? Non, non, j’aurais été jalouse de tes maîtresses avant que de l’être de ta femme ; mais, je te le répète, prends garde ! s’il s’accomplit, ce mariage sera ta perte !

— Pourquoi ma perte ?

— Jeane Dumirail a pris sur toi un empire effrayant.

— Je l’avoue, et le mariage peut seul mettre fin à cet empire.

— J’admettrais que l’ardeur d’une passion inassouvie pût te pousser à te marier ; mais je sais par toi que, la première nuit où Jeane Dumirail a logé chez ta mère, tu avais été…

— Soit ; mais tu ignores que, le lendemain de cette nuit, Jeane avait un verrou à sa porte et un poignard sous son oreiller. Comprends-tu maintenant ?

— Quoi ! depuis ?…

— Depuis cette nuit maudite, ma passion, toujours croissante, s’est exaltée jusqu’au délire. Jeane, soit naturel, soit art infernal, a exaspéré l’amour qu’elle m’inspire ; jamais le charme de son esprit, de sa personne, n’a été mis par elle plus habilement en œuvre pour me tourner la tête ; que te dirai-je ? Auprès d’elle, j’oublie tout, et, loin d’elle, sa pensée, toujours présente à mon esprit, l’absorbe, le domine tellement, qu’il perd sa liberté, sa puissance ; ma raison s’obscurcit, et, moralement, je ne suis plus que l’ombre de moi-même !

— Ah ! que d’amour ! — murmurait Antoinette en frémissant, — que d’amour !

— Tel est le funeste empire de cette passion, qu’elle m’accoutume à des concessions contre lesquelles, lorsque je jouissais de ma volonté, je me serais révolté. Ainsi, ce Delmare m’inspire une aversion invincible, et je suis habitué à entendre Jeane me parler de lui avec la plus vive tendresse, lorsqu’elle revient de lui faire sa visite quotidienne.

— Ainsi, elle le revoit ?

— Tous les jours.

— Elle sait donc qu’il est son père ?

— Elle l’a appris par lui.

— Albert, cet homme te hait : il consent à ce que sa fille t’épouse, et cela ne t’effraye pas ? cela ne t’ouvre pas les yeux ?

— Dans la position où se trouve sa fille, Delmare ne pouvait, à moins d’être fou, s’opposer à notre mariage : Jeane est pauvre ; mais sa naissance est honorable, sa beauté rare, son esprit très-remarquable.

— Tu la disais sotte.

— Je la jugeais mal ; elle peut, en suivant mes conseils, devenir aussi utile à ma fortune qu’elle lui est nuisible en ce moment, où je suis par elle affolé. Une femme jeune, belle, spirituelle, peut exercer la plus heureuse influence sur la carrière de son mari, j’entends une influence honnête, avouable.

— Et si, par hasard, la conduite de ta femme n’est ni honnête ni avouable ? si ta femme te trompe ?

— Elle m’aime sincèrement et me sera fidèle.

— Soit ; mais enfin, il faut tout prévoir.

— J’ai tout prévu, même l’impossible.

— L’impossible, c’est l’infidélité de ta femme ?

— Oui.

— Si elle était infidèle, que ferais-tu ?

— Je la tuerais.

— Mon Dieu, comme il l’aime ! — s’écria Antoinette frappée de l’expression des traits de San-Privato, lorsqu’il proféra sa menace homicide. — Ah ! que d’amour dans cette jalousie féroce !

— Ce n’est pas par jalousie que je tuerais ma femme.

— Quel sentiment, Albert, te pousserait donc à ce meurtre ?

— L’horreur du ridicule ; le sang de la femme lave, sinon la honte, du moins le ridicule du mari… En résumé, je me dis ceci : Ou Jeane me rendra heureux, me sera fidèle, et ainsi je retrouverai ma complète tranquillité d’esprit, ou bien Jeane me trompera ; en ce cas, je la tue, et sa mort met fin à mes angoisses.

— Devant la logique de ce raisonnement, je me tais. Je connais d’ailleurs, Albert, la fermeté de ton caractère. Ta résolution est prise ? rien ne t’en fera dévier.

— Rien.

— Oh ! je le sais ; mais, du moins, te verrai-je encore quelquefois après ton mariage ?

— Sans doute.

— Oh ! merci, merci, tu es bon !… — murmura madame de Hansfeld avec une émotion profonde et contenue. — Ta promesse dépasse mes espérances.

— Il faudra continuer de nous occuper de Maurice.

— Ah !… encore ?

— Ma haine contre lui s’est accrue en proportion de mon amour pour Jeane.

— Pourquoi cela ?

— Parce que Jeane l’a tendrement aimé. Maurice a été son premier amour, cet amour reste unique et divin entre tous les autres ; de lui date le premier éveil du cœur, mille impressions nouvelles et délicieuses ! Cet amour est noble, pur, élevé ; son souvenir nous reste toujours doux et cher, il nous repose, il nous charme ! Ah ! j’en suis certain, la pensée de Jeane se reporte parfois vers ces temps heureux où elle aimait Maurice, jours paisibles dont la sérénité contraste avec les agitations, les orages dont sa vie a été déjà tourmentée. Oui, malgré son affection pour moi, elle doit souvent penser à Maurice ; cette conviction rend inexorable ma haine contre lui.

San-Privato s’interrompt, et ajoute, après réflexion :

— Maurice est toujours caché chez ta femme de chambre ?

— Oui ; il attend, pour sortir de sa retraite, l’époque où il sera majeur ce jour arrive après-demain.

— La veille de mon mariage.

— Ah ! — fit madame de Hansfeld en frissonnant malgré elle ; c’est dans quatre jours que tu te maries ?

— Ne te l’ai-je pas dit ?

— Tu ne me l’as pas dit.

— Revenons à Maurice… La ruine et sa hideuse fille, la misère, sont les deux plus sûres auxiliaires que je puisse donner à ma haine. Il faut donc au plus tôt ruiner ce gros garçon et t’enrichir de ses dépouilles. Le voici majeur ; les juifs que je lui ai détachés, parfaitement renseignés sur le chiffre de la fortune des Dumirail, accorderont d’abord à leur fils jusqu’à deux ou trois cent mille francs en avance d’hoirie ; mais il est d’ailleurs possible que prochainement il hérite d’une portion de la fortune dont il doit jouir un jour.

— Comment cela ?

— Sa mère est très-gravement malade ; sa santé, depuis quelque temps altérée par les angoisses de toutes sortes que lui causaient les escapades de Maurice, n’a pu, lors de la récente disparition de celui-ci, résister à ce dernier coup. Mon excellente mère, guidée par le charitable espoir de jouir un peu du désespoir des Dumirail, est allée les voir hier : elle a trouvé ma tante dans un état sinon désespéré, du moins très-alarmant ; d’où il suit que, si elle mourait, ses biens, qui composent à peu près le tiers de la fortune conjugale, reviendraient à Maurice : cinq ou six cent mille francs environ. Or, tu es habile, tu peux prélever deux à trois cent mille francs sur cet héritage ; la somme n’est point à dédaigner.

— Certes ; mais…

— Le moyen d’effectuer ce prélèvement ? Maurice te sachant millionnaire, rien de plus simple. Ainsi, par exemple, tu dis à ce gros garçon, avec l’expression de la plus tendre sollicitude : « Mon ami, de combien avez-vous hérité de votre mère ? — De six cent mille francs, te répond Maurice. — Eh bien ! alors, mon bien-aimé, vous allez me remettre trois cent mille francs en beaux billets de banque. » Étonnement de mon candide cousin. « — Oui, réponds-tu, vous allez, mon ami, me remettre trois cent mille francs, pas un louis de moins… parce que cette somme, que je vous garderai fidèlement, sera par moi mise à l’abri des entraînements de la dissipation, etc., etc. » Tu me comprends ?

— À merveille ! — répondit madame de Hansfeld d’un air pensif et distrait.

— Maurice se croit adoré de toi, il te sait millionnaire, il te voit mener un train de princesse, il ne saurait avoir la moindre défiance ; tu lui offres d’ailleurs de lui signer une reconnaissance du dépôt qu’il te remet. Il refuse, indigné ; tu insistes, il déchire le reçu que tu lui donnes. Un mois après, tu lui proposes de tenter, de compte à demi avec moi, une superbe spéculation qui doublera ses capitaux. Il accepte ; mais, hélas ! la spéculation manque, le reste va de soi, et…

Puis, regardant la distraction profonde où paraît plongée Antoinette, San-Privato ajoute :

— Tu ne m’écoutes pas ; à quoi songes-tu ?

— Albert, j’aime passionnément l’argent, autant pour l’argent en lui-même que pour le luxe qu’il procure ; mais ce que je préfère à l’argent, ce que je préfère au luxe, ce que je préfère à tout, c’est toi !

— Je n’ai jamais douté de ton affection.

— Mon ami, tu ne possèdes que les appointements de ton emploi, sur lesquels tu devras bientôt assurer une pension à ta mère,

— Où veux-tu en venir ?

— Tu vas te marier. La dot de ta femme, m’as-tu dit, s’élève au plus à trente mille francs ; tu devras présenter dans le monde le plus aristocratique de Paris madame San-Privato ; ton orgueil souffrira cruellement de la voir, elle si belle, moins bien parée que les autres femmes, car tu seras trop pauvre pour lui donner d’élégantes toilettes, et tu as l’horreur des dettes ; as-tu songé à ce côté tout matériel de ton mariage ?

— Oui, et j’ai pensé à y pourvoir.

— De quelle façon ?

— Le roi de Naples m’a toujours témoigné une bonté particulière ; je lui ferai part de mon mariage en lui exposant sincèrement ma situation : marié à une femme sans fortune et ayant une mère à ma charge. Le roi est généreux, il m’accordera certainement une gratification considérable. Elle m’aidera à attendre le moment où je serai nommé ministre résident près d’une cour d’Europe ; alors mes appointements suffiront largement à mes besoins et à ceux de ma femme.

— Et si, d’aventure, le roi ne t’accorde pas ce que tu désires ?

— Ce refus est peu probable ; mais, en ce cas, ma position serait difficile, sans être cependant inextricable..

— Albert, — reprit madame de Hansfeld ensuite d’un instant de recueillement, — un jour, tu m’as dit : « Le hasard peut amener d’étranges revirements dans nos existences. Ainsi, mon cousin Maurice est fils unique. Il arrive à Paris ; je suppose qu’il soit victime d’un accident, d’une chute de cheval, d’un coup d’épée reçu en duel, que sais-je ? il résulterait de cet accident que, par suite de la mort de Maurice, je deviendrais l’héritier des biens de mon oncle Dumirail… » Telles ont été tes paroles, Albert ; aussitôt, j’ai deviné ta pensée secrète.

— Ma chère, ceci est trop affirmatif, — reprit froidement San-Privato ; — tu peux avoir cru deviner ma pensée secrète.

— Soit ; tu ne te compromets jamais, même avec moi. Toujours est-il que, devinant ou croyant deviner ta pensée secrète, j’ai agi en conséquence, et, sans l’intervention de ce damné Charles Delmare, ton cousin succombait dans son duel avec d’Otremont, et tu héritais presque certainement de la fortune de ton oncle.

— Ceci rentrait dans l’ordre naturel des choses ; conclus.

— Je suis très-riche, Albert ; je serais pauvre, que je te tiendrais encore le même langage.

— Quel langage ?

— Ces sommes considérables que je prélèverai sur l’héritage de Maurice me seront superflues, et, encore une fois, me fussent-elles nécessaires…

— Eh bien ?

— Je serais si heureuse de te les restituer ! Je dis restituer, puisque, après tout, tu aurais été l’héritier légitime de ton cousin, et…

— Ma chère, reprit San-Privato avec hauteur, — pour la première fois depuis que je vous connais, vous manquez de tact, vous me blessez à vif…

— Mon Dieu, que dis-tu ? cette proposition ?…

— Est une insulte !

— Albert, je t’en conjure, excuse-moi ; pouvais-je m’attendre à une pareille susceptibilité de ta part, lorsque, par suite de ce duel, tu héritais de… ?

Qu’est-ce à dire ? — reprit durement San-Privato interrompant madame de Hansfeld ; — me faut-il vous répéter, madame, que, selon l’ordre naturel des choses, la succession de mon oncle m’était un jour ouverte par le seul fait du décès de mon cousin, tué dans un duel auquel j’étais complétement étranger ?

— Complétement étranger, Albert ?

— Certes, madame.

— Puisque vous le voulez, qu’il en soit ainsi.

— Il en est ainsi, et voilà pourquoi je recueillais l’héritage de mon oncle sans l’ombre d’un scrupule ; mais dépouiller mon cousin par votre entremise serait une vilenie infâme, et je crains fort de ne jamais vous pardonner de m’avoir cru capable de la commettre.

Madame de Hansfeld contemplait San-Privato avec stupeur, ne doutant plus de la sincérité de son indignation ; et, en effet, sincère était son indignation, car l’âme des scélérats offre souvent des mystères étranges. Cet homme n’eût pas hésité à accepter la succession de Maurice, dont il eût été moralement l’assassin, et il se révoltait réellement à la pensée de dépouiller son cousin par l’intermédiaire d’une courtisane.

Le silence de quelques instants que gardaient Albert et madame de Hansfeld fut interrompu par le tintement de la sonnette extérieure de l’appartement.

— Antoinette, — dit vivement San-Privato très-surpris, — qui peut sonner ici ?

— C’est assurément Augustine, ma femme de chambre de confiance ; seule, elle sait que j’ai loué cet appartement, dont elle prend soin et où elle est venue allumer du feu ce matin. Elle ne se permettrait pas de nous interrompre s’il ne s’agissait sans doute de quelque circonstance extraordinaire.

— En ce cas, allez ouvrir, et sachons quelle cause imprévue amène ici votre femme de chambre.

— Madame de Hansfeld sort, et, après une courte absence, elle rentre tenant une lettre à la main.

— Eh bien ! — dit San-Privato, — que s’est-il passé ?

— Votre oncle, M. Dumirail, s’est présenté, il y a une heure, chez moi, non plus menaçant, et courroucé, mais en larmes et suppliant.

— En larmes, suppliant ; et pourquoi cela ?

— Il s’est adressé à mon valet de chambre Joseph, le conjurant de l’introduire près de moi ; l’émotion de votre oncle était si attendrissante, que Joseph, les larmes aux yeux, a juré que je n’étais pas à l’hôtel, ce dont M. Dumirail pouvait s’assurer en visitant tous les appartements ; convaincu de la vérité, votre oncle alors a demandé de quoi m’écrire une lettre ; il a donné deux louis à Joseph, en l’adjurant de me la faire porter le plus tôt possible, si l’on savait où me trouver, sinon, de me la remettre dès que je serais de retour. Augustine, bientôt instruite de ces faits par mon valet de chambre, et croyant la chose urgente, est accourue m’apporter la lettre de votre oncle. Lisez-la, vous aviserez ensuite.

San-Privato prit la missive de M. Dumirail, ainsi conçue et adressée à madame de Hansfeld :

« Madame,

« Malgré tous mes efforts, je n’ai pu découvrir la retraite de mon fils ; vous seule devez la connaître. Ayez pitié d’une famille au désespoir ! Ma femme se meurt, madame, elle se meurt ! Elle demande à embrasser son enfant avant d’expirer, ne la privez pas de cette consolation suprême ! Non, non, quelle que soit l’opinion que j’aie pu concevoir de vous, madame, vous ne repousserez pas ma prière ! elle s’adresse à un sentiment sacré pour toute créature humaine. Vous apprendrez à Maurice que sa mère est en danger de mort ; il accourra près d’elle, recevra, hélas ! ses derniers embrassements. Il n’y a pas un moment à perdre, madame, je vous en conjure, ayez pitié de nous !

Dumirail. »

L’âme des scélérats, disions-nous tout à l’heure, offre souvent des mystères étranges. Madame de Hansfeld eut à son tour, ainsi que San-Privato l’avait eue, sa faiblesse… La courtisane trouvait odieux, et surtout inutile, de priver cette mère mourante de la consolation suprême d’embrasser son enfant ; et puis, enfin, cette mort allait rendre Maurice héritier d’une fortune assez considérable, et la cupidité sordide d’Antoinette, certaine d’avance de sa proie, lui inspirait cette espèce de bienveillance à laquelle nous prédispose presque toujours un heureux événement. Aussi madame de Hansfeld dit-elle à San-Privato :

— Je vais sans doute, mon ami, vous sembler très-sotte, mais cette lettre m’émeut malgré moi.

— Vraiment ?

— Oui, et je crois qu’il n’y a aucun inconvénient à…

— À instruire Maurice de l’agonie de sa mère ?… — dit San-Privato avec un sourire d’ironie. — Décidément, ma chère, l’attendrissement trouble la lucidité ordinaire de votre esprit.

— En quoi, de grâce ?

— D’abord, cette lettre de mon oncle peut être mensongère et cacher un piége.

— Ne venez-vous pas de me dire que votre mère avait trouvé hier madame Dumirail dans un état de santé des plus alarmants, presque désespéré ?

— Soit ; mais elle n’était point à l’agonie, et, en admettant même que ma tante agonise, qu’elle demande à embrasser une dernière fois Maurice, il est d’une importance capitale de ne pas accéder à ce désir.

— Encore une fois, quel inconvénient y voyez-vous ?

— Songez donc à l’impression profonde, terrible, que peut causer à Maurice la vue de sa mère mourante ! songez donc à l’effet qu’elle peut, par ses dernières paroles, produire sur lui ! aux engagements qu’elle en obtiendrait sans doute ! Je vous dis, moi, qu’il est plus que probable qu’une révolution salutaire s’opérerait dans l’esprit de ce garçon, et il ne faut pas que cela soit.

— Albert, je reconnais la justesse de tes réflexions ; j’avais étourdiment cédé à mon premier mouvement.

— L’étourderie, ma chère, est fâcheuse en affaires : vous laisserez donc complétement ignorer à Maurice l’agonie de sa mère ; vous userez même de votre influence sur lui, afin de le garder caché au delà du jour où il atteindra sa majorité, dans le cas où sa mère ne serait pas encore morte ce jour-là ; je vous tiendrai d’ailleurs au courant de sa santé.

— Il en sera, mon ami, selon ce que vous désirez.

— Quant à mon oncle Dumirail, vous vous épargnerez de nouvelles obsessions de sa part en lui répondant une lettre très-digne, très-touchante et surtout empreinte d’un caractère de sincérité irrésistible, afin de le convaincre que la retraite de Maurice vous est parfaitement inconnue. Grâce à ces mesures, nous parviendrons aux fins que nous nous proposons.

— Ainsi soit-il, Albert ! Vous êtes mon dieu et mon prophète.


XXII

Trois jours après l’entretien de San-Privato et de madame de Hansfeld, Maurice, ayant depuis la veille atteint sa majorité, sor- tait de sa cachette de Belleville et se dirigeait vers l’hôtel des Étrangers, résolu d’avoir une explication décisive avec son père et sa mère, et de leur poser carrément son ultimatum, pensait-il. Antoinette, profitant de l’isolement où elle tenait ce malheureux et surtout de sa perverse influence sur lui, l’engageait de plus en plus dans la voie de sa ruine et de sa dégradation morale. Remarque curieuse, confirmée par des milliers de faits : presque toujours la cause première de la perte des fils de famille est une courtisane, plus ou moins haut placée dans la hiérarchie de cette classe de femmes et plus ou moins adroite, selon le degré d’intelligence de sa dupe ; or, des jeunes gens parfois beaux, distingués, spirituels, sont trompés, joués, bernés, vilipendés, moqués et surtout dépouillés par quelque drôlesse, ainsi que les barbons ridicules de l’ancienne comédie.

Maurice, en regagnant le logis paternel après six semaines de disparition, résumait ainsi sa situation :

— Je vais trouver mon père et ma mère courroucés contre moi ; il me faudra leur imposer par mon sang-froid, et, ainsi que me l’a conseillé Antoinette, prendre hardiment le taureau par les cornes, en un mot, prévenir l’attaque en attaquant moi-même. Pas de faiblesse ! j’ai pour moi mon droit. Ce droit, le voici : je ne suis plus un enfant, je suis majeur ; en d’autres termes, je suis homme, je suis libre de mes volontés, maître de mes actions : donc, je veux rester à Paris, et j’ai le droit d’y rester. Je n’ai de goût ni pour la carrière diplomatique, ni pour tout autre, par cette excellente raison que, fils unique et un jour héritier de quinze à seize cent mille francs de fortune (au moins), il serait absurde à moi de m’assujettir à une occupation quelconque. Mais, pour vivre à Paris sans rien faire et y vivre convenablement, il faut de l’argent, certes, et l’argent ne me manquera pas ; j’ai deux moyens d’en obtenir : soit des usuriers, soit de ma famille, et je vais tenter aujourd’hui près de celle-ci une dernière démarche, afin de mettre complétement la justice de mon côté. Tant pis pour mes parents s’ils me refusent, ils seront responsables de l’avenir. Je ne leur demanderai d’ailleurs rien que de raisonnable, à savoir : trente mille francs par an, pas un liard de moins, pas un liard de plus. C’est, comme on dit, à prendre ou à laisser. Voici sur quoi je base cette demande, aussi légitime que possible, pour peu qu’on l’examine sans prévention : Mes parents jouissent d’environ soixante mille livres de rente, ils n’en dépensent pas quinze lorsqu’ils vivent au Morillon (et ce n’est certes pas moi qui leur conseillerai de rester à Paris, où ils s’ennuient d’ailleurs à mourir) ils économisent donc environ annuellement quarante-cinq mille francs sur leurs revenus, économies énormes. Or, y a-t-il de ma part exagération à leur demander trente mille francs sur ces quarante-cinq mille qu’ils économisent, dont ils n’usent pas, et qui leur sont complétement inutiles ? Mais j’entends mon père me répondre :

« — Ces économies qu’il nous plaît de faire, vous en profiterez un jour.

« — D’accord ; ainsi, mon père, vous en convenez vous-même, ces économies me sont destinées, elles m’appartiendront un jour ?

« — Oui, mon fils.

« — En ce cas, que vous importe, mon père, de m’en accorder la jouissance, maintenant que je suis dans l’âge des plaisirs ?

« — Mon fils, je n’ai rien à vous répondre, sinon qu’il ne me convient point de vous donner trente mille francs par an, afin d’entretenir votre fainéantise à Paris. Votre mère et moi, nous disposons de notre bien comme nous l’entendons. Nous ne vous donnerons pas un centime, si vous vous obstinez à rester ici malgré nos ordres.

« — Mon père, est-ce là votre dernier mot ?

« — Oui, mon fils.

« — Voici le mien je suis majeur, la loi m’a émancipé, elle ne reconnaît plus votre autorité sur moi ; vous n’avez donc aucunement le droit de m’obliger de retourner avec vous dans le Jura. Vous commettez une iniquité en voulant m’y contraindre, en me prenant, ainsi que l’on dit, par la famine, c’est-à-dire en me menaçant de me laisser à Paris sans un sou. Vous pouvez exécuter votre menace ; mais de ses conséquences vous serez responsable envers moi et envers vous-même.

« — Si vous entendez parler des dettes que vous contracterez, mon fils, je vous déclare que je ne les payerai point.

« — Pardon, mon père, il faudra toujours qu’elles soient payées tôt ou tard.

« — Après ma mort, voulez-vous dire ? Ainsi, vous la désirez, fils indigne !

« — Ne me prêtez pas, mon père, une si noire pensée ; vous m’avez, tout à l’heure, dit vous-même qu’après vous vos biens me reviendraient. Il m’est donc permis de vous faire observer qu’un jour je payerai mes dettes en honnête homme ; seulement, il dépend de vous de m’épargner la nécessité de contracter des emprunts ruineux en m’accordant de quoi suffire honorablement à mes besoins.

« — Encore une fois, vous quitterez Paris, mon fils, sinon vous y resterez à vos risques et périls.

« — Mon choix est fait, mon père ; mon droit, mon indépendance, ma dignité, me le dictent. Je resterai à Paris, et, si désormais il survient un certain refroidissement entre nous, je n’aurai pas, du moins, à m’en reprocher la cause, répondrai-je à mon père ; — et tout sera dit, — ajouta mentalement Maurice.

« Or, il faut bien me l’avouer à moi-même, — ajouta-t-il, — je préférerais cette solution à l’autre, si peu probable qu’elle soit d’ailleurs ; car, si ma famille consentait à m’accorder trente mille francs de pension à la condition, de ma part, de m’engager sur l’honneur à ne plus contracter de dettes, je serais lié moralement, et ainsi fort gêné : trente mille francs, c’est peu, si j’en juge d’après la promptitude avec laquelle mon emprunt de vingt mille francs a fondu entre mes mains, et je n’ai donné que des à compte à mes fournisseurs ! Je ne suis pas seulement ce qui s’appelle établi ; il me faut un charmant appartement, meublé avec une coquetterie et un luxe dignes d’Antoinette, afin qu’elle ne déroge pas en sortant de son splendide hôtel pour venir chez moi. Je lui donnerai souvent à souper ; il me faut au moins un cheval de selle, un cheval de suite pour mon groom, un cheval de harnais et un petit coupé pour sortir le soir, sans parler d’autres dépenses aussi véritablement indispensables, auxquelles les trente mille francs de la pension que je demande à mon père seraient loin de satisfaire. Je préfère donc voir ma requête accueillie par un refus sec et net. J’aurai ainsi mes coudées franches, je n’éprouverai pas l’ombre d’un regret en me séparant de ma famille, puisque, en définitive, elle l’aura voulu.

« Et encore, voyons, soyons sincère avec moi-même : cette séparation me coûtera-t-elle beaucoup ?

« Eh bien ! je suis obligé de me l’avouer, je serais, je crois, assez indifférent à cette séparation. Quel étrange revirement dans mes affections !

« Je me souviens qu’au Morillon, lors du voyage que faisait chaque année mon père à Genève pour la vente de ses bois, son absence durait à peine quinze jours, et ces quinze jours me semblaient un siècle. À chaque instant, je ressentais, pour ainsi dire physiquement, cette séparation, tant la présence de mon père me manquait. Ma seule consolation était de redoubler de tendresse envers ma mère, et, le soir, je m’endormais la tête sur ses genoux, parlant toujours de lui et disant :

« — Ma mère, encore un jour de passé ; il nous rapproche d’autant de ce bienheureux moment où nous le reverrons, ce bon père !

« Et, à son retour, quelle joie ! quelle animation ! C’était fête au logis et dans tous les cœurs, dans le mien surtout… Oui ! — ajoutait Maurice, de plus en plus pensif et quelque peu ému de ces douces remémorances de sa première jeunesse ; — comment a pu se produire ce refroidissement graduel qui peu à peu m’a gagné à l’endroit de mes parents ? Quelles en sont les causes premières ? Sans doute, leurs injustes exigences envers moi, leur égoïsme, les calomnies odieuses dont ils ont tenté de noircir Antoinette à mes yeux ; et puis, au Morillon, je n’étais encore, à bien dire, qu’un enfant, je ne savais rien de la vie, je partageais les habitudes, les occupations de mes parents : il résultait de cette conformité d’existence mille points de contact qui entretenaient notre affection ; mais ici, à Paris, complétement séparés par nos goûts, par les tendances de nos âges et surtout par nos griefs réciproques, il n’est pas étonnant qu’une sorte de glace se soit formée entre eux et moi. Enfin, ce qui me semble inexplicable, et ce que je me reproche comme une honte, une lâcheté indigne, c’est la persistance de mes souvenirs, qui, malgré moi, vingt fois par jour, se reportent vers Jeane, souvenirs indélébiles, qui, loin de s’éteindre en moi, sont toujours vivaces. Hélas ! lorsque, dernièrement, j’ai appris le prochain mariage de Jeane et de San-Privato par Antoinette, instruite, m’a-t-elle dit, de cette circonstance par son vieil ami, le prince de Castel-Nuovo, ne me suis-je pas livré à un accès de désespoir stupide, insensé ! n’ai-je pas regretté le passé, ma vie rustique, nos bois, nos montagnes, et, durant toute la nuit, n’ai-je pas pleuré de douleur et de rage ? »

Maurice, en devisant ainsi avec lui-même, était arrivé dans le voisinage de l’hôtel des Étrangers. Il descendit de voiture à l’extrémité de la rue de l’Université, préférant marcher, afin de pouvoir coordonner, résumer plus à loisir les arguments dont il se proposait d’user lors de l’entretien décisif qu’il comptait avoir avec sa famille.

Maurice ne s’arrêta pas à la loge du concierge de l’hôtel ; il monta l’escalier de l’entre-sol, et, non sans un très-vif battement de cœur, il sonna une première fois, puis une seconde à la porte de l’appartement occupé par sa famille ; il se préparait à sonner une troisième fois, surpris de la lenteur de Josette à répondre à la sonnette, lorsque la porte s’ouvrit lentement devant lui, et il se trouva en présence de son père, qu’il n’osa tout d’abord envisager. L’antichambre étant d’ailleurs fort obscure, Maurice ne s’aperçut pas de la pâleur livide et du morne abattement des traits de M. Dumirail : celui-ci, en six semaines, semblait vieilli de dix années ; il tressaillit, leva les yeux au ciel avec l’expression d’une profonde reconnaissance à la vue de son fils ; puis, jetant sur lui un regard rempli de tendresse, de douleur et d’angoisse, il attendit avec une inexprimable perplexité les premières paroles que celui-ci allait prononcer.

— Bonjour, mon père… Comment se porte ma mère ?

— Pauvre malheureux enfant ! il ignore tout encore : cette horrible femme, insensible à mes prières, lui a caché l’agonie de sa mère !… pensa M. Dumirail avec terreur.

Et, sans répondre à la question de son fils, il le précéda dans le salon voisin.

Les persiennes fermées ne laissaient pénétrer qu’un jour sombre et douteux dans cette pièce, où régnait un grand désordre. On voyait çà et là, sur le marbre de la cheminée ou sur une table, des fioles pharmaceutiques à moitié remplies, des morceaux de linge, des bandes de toile, et, dans un vase, l’un de ces topiques suprêmes à l’aide desquels on essaye de ranimer la vie expirante chez les mourants. La vue de ces objets, le triste demi-jour et le silence qui régnaient dans l’appartement, la physionomie de M. Dumirail, si douloureusement accablé, émurent Maurice ; son cœur se serra ; il ne douta pas que, pendant son absence, la maladie de sa mère n’eût empiré, et il dit vivement :

— Mon père, je vous ai demandé, en entrant, des nouvelles de ma mère ; comment va-t-elle aujourd’hui ?

— Elle repose… — répondit M. Dumirail d’une voix tremblante et étouffée, n’osant regarder Maurice.

Celui-ci, quelque peu mais non complétement rassuré par les paroles de son père, lui dit :

— La maladie ne s’est pas aggravée ?… Le repos que goûte ma mère lui sera sans doute favorable…

— Enfin, te voilà revenu… après nous avoir causé tant d’inquiétudes !… — reprit M. Dumirail évitant ainsi de répondre à la question de son fils, et cherchant par quelle transition il pourrait peu à peu le préparer à la connaissance de la sinistre réalité.

Maurice, n’obtenant pas de réponse aux nouvelles questions adressées par lui au sujet de la santé de sa mère, supposa, non sans vraisemblance, que son état ne devait pas avoir très-dangereusement empiré ; qu’elle goûtait sans doute un repos salutaire, et il songea dès lors à aborder le grave entretien qu’il se proposait d’avoir avec sa famille ; il remarquait d’ailleurs qu’après sa longue disparition, si blâmable à tant de titres, il recevait un accueil bienveillant. Interprétant de la sorte l’accablement et le douloureux embarras où il voyait plongé son père :

— Depuis que je suis majeur et que j’ai prouvé la fermeté de mon caractère en restant pendant six semaines absent, mon père tremble de me voir échapper à son autorité ou à sa tendresse, — se disait Maurice. — Voilà pourquoi, au lieu de m’accueillir avec des récriminations et des menaces, il se borne à me reprocher affectueusement les inquiétudes dont j’ai été cause ; il semble plus embarrassé que je ne le suis ; à peine ose-t-il me regarder. Je suis maître de la situation ; il le sent bien, puisqu’il dépend de moi de me séparer de lui. Or, évidemment, il doit accéder à toutes mes exigences, plutôt que de risquer de me voir quitter de nouveau la maison paternelle. Jamais je ne rencontrerai une circonstance plus favorable pour poser mon ultimatum… Je suis maintenant trop certain de le voir accepter. Enfin, je tâcherai de suffire à mes besoins moyennant cette pension annuelle de trente mille francs.

Et, s’adressant délibérément à M. Dumirail :

— Vous me reprochez, mon père, les inquiétudes que vous a causées mon absence ; je vous avais cependant écrit pour vous rassurer d’abord, et ensuite afin de vous faire connaître pour quelles graves raisons j’ai dû attendre, dans une retraite ignorée de vous, l’époque de ma majorité. Or, je suis aujourd’hui majeur ; en d’autres termes, libre et maître de mes volontés. Je ne m’écarterai jamais, sans doute, du respect que je vous dois ; mais, en même temps, je vous le déclare, mon père, je suis résolu, inflexiblement résolu à demeurer à Paris, à renoncer à une carrière pour laquelle je ne me sens aucune vocation ; enfin, j’espère obtenir de votre bonté, de votre équité, les moyens de vivre honorablement ici, comme y vivent tous les jeunes gens dont les parents sont dans une condition de fortune analogue à la vôtre. J’ai donc pensé que je pourrais attendre de vous une pension annuelle de…

Maurice suspendit pendant un moment la fin de sa phrase, ne sachant encore si le silence que gardait M. Dumirail devait être considéré comme un encouragement à poursuivre l’exposé de ses exigences, et, inclinant bientôt à cette interprétation, Maurice reprit :

— J’ai, dis-je, pensé, mon père, que je pouvais attendre de vous une pension annuelle de… de trente mille francs.

M. Dumirail ne parut ni surpris ni courroucé de la demande et du chiffre de la pension ; il continua de garder le silence, contemplant son fils avec une expression de tendre et douloureuse commisération.

— J’en étais certain : mon père, dans la crainte de me perdre, souscrira à toutes mes conditions. J’aurais exigé quarante mille francs, il me les eût certainement accordés, — pensait Maurice.

Et, touché de ce qu’il considérait comme une adhésion tacite à ses prétentions, il reprit tout haut, d’un ton d’affectueuse reconnaissance :

— Puisqu’il m’est maintenant permis de croire que vous m’accordez ma demande, mon père, vous pouvez être certain de n’avoir désormais qu’à vous louer de moi ; je m’engage à me contenter de ces trente mille francs de pension et à ne plus contracter de dettes…

— Pauvre enfant !… — murmura M. Dumirail étouffant un gémissement. — Ah ! pauvre malheureux enfant !

Maurice, étonné de cette exclamation, l’interpréta bientôt comme une preuve de satisfaction et d’encouragement de la part de M. Dumirail, heureux de la promesse qu’il lui faisait de ne plus contracter de dettes.

— Mon père, — reprit Maurice, enchanté du bon succès de sa démarche et voulant tout de suite résoudre les questions qui pouvaient soulever quelque dissentiment entre lui et ses parents, — permettez-moi d’ajouter que, dans le cas, d’ailleurs peu probable, où vous et ma mère voudriez continuer d’habiter Paris, je désire occuper un logement séparé ; la complète différence de nos goûts, de nos habitudes, de nos âges, rendant, vous le comprenez, difficile et gênante pour vous ainsi que pour moi notre habitation en commun. Ai-je besoin de vous promettre, mon père, que, bien que ne vivant plus sous le même toit, nos relations ne seront point interrompues pour cela ; je viendrai chaque jour vous voir, ainsi que ma mère. Mais il est, du reste, très-probable que vous préférerez retourner tous deux au Morillon… En ce cas, je vous écrirai souvent, et j’irai assurément passer chaque année près de vous, dans le Jura, une partie de la saison de la chasse.

— Pauvre Maurice ! — répéta M. Dumirail d’une voix de plus attendrie et brisée.

Puis, ne pouvant plus contenir ses sanglots, il cacha sa figure entre ses mains et balbutia en sanglotant :

— Ah ! malheureux enfant ! malheureux enfant !… <nowiki>

Madame Dumirail était enterrée depuis la veille ; son mari, au lieu de s’indigner des étranges prétentions de son fils, ressentait pour lui une profonde pitié, songeant qu’ignorant encore la mort de sa mère, fin prématurée à laquelle il n’était pas étranger par ses désordres, cet infortuné venait, près de cette couche mortuaire à peine refroidie, signifier à son père les insolentes exigences d’une vie de luxe et de plaisirs.

— Ah ! — se disait M. Dumirail, — si mon fils connaissait la perte irréparable dont nous sommes à jamais affligés, avec quelle horreur il étoufferait ces désirs de folle prodigalité ! Quels remords dans cette pensée, que sa mère, involontairement repoussée par lui lorsqu’il est revenu ivre au logis, a fait une chute dangereuse, cause première de sa maladie, empirée des chagrins, des alarmes qu’il nous causait, et rendue mortelle par sa disparition, dernier coup auquel ma femme n’a pu résister !… À quoi bon récriminer contre les folles demandes de mon fils ? Hélas ! il ne les regrettera que trop avant peu d’instants ! La voix de sa conscience sera bien autrement vengeresse que ne le serait la mienne. Elle aura bientôt fait justice de ces funestes rêveries de dissipation et de fainéantise. La leçon sera terrible, trop cruelle peut-être ; car, malgré ses égarements, Maurice nous aime. Il idolâtrait sa mère ; il n’a pas eu même la triste consolation de recevoir ses embrassements suprêmes et de la conduire à sa dernière demeure ! Puisse la douleur dont il va être frappé ne pas être pour lui aussi dangereuse qu’elle est imprévue ! Je me reproche maintenant d’avoir trop rassuré Maurice en lui disant que sa mère reposait… Comment, à cette heure, l’instruire de la réalité sans transition trop brusque ?

Telles étaient les secrètes pensées de M. Dumirail au moment où son fils, achevant de poser son ultimatum, augurait très-favorablement pour ses projets du silence que gardait son père. Tout à coup la porte du salon s’ouvre, et Josette, pâle, les yeux rougis par les larmes, vêtue d’une robe noire et coiffée d’un bonnet de deuil, entre, tenant une facture à la main, et dit en sanglotant :

— Monsieur, c’est la note du menuisier… pour… le cercueil…

Mais, apercevant seulement alors Maurice dans la pénombre du salon, la servante jeta un cri de surprise et d’effroi ; puis elle ajouta d’une voix navrée :

— Ah ! monsieur Maurice !… monsieur Maurice !… les chouettes et les chiens hurlaient la mort quand nous sommes partis du Morillon ; les présages ne trompent pas, et notre pauvre madame…

— Grand Dieu !… mon père !… les habits de deuil de Josette, ses paroles, ses larmes… — balbutia Maurice, pâle, tremblant, éperdu ; — serait-il possible, un pareil malheur !… Quoi !… ma mère ?…

— Mon enfant, je n’ai plus que toi… il ne me reste que toi au monde, — répond M. Dumirail.

Et, suffoqué par ses sanglots, il ouvre ses bras à son fils, qui s’y précipite en fondant en larmes.

Et le père et le fils demeurèrent longtemps embrassés.


XXIII

Maurice, apprenant d’une façon si soudaine la mort de sa mère, madame Dumirail, fut bouleversé. Il éprouva d’abord une sorte de vertige, causé par l’étonnement, par la douleur, et, il faut le dire, par la violence de ses remords en se rappelant cette sinistre prophétie de sa mère : « Mon enfant, si je devais rester à Paris, en proie à des anxiétés pareilles à celles dont j’ai tant souffert, je te l’assure, tu conduirais avant trois mois mon cercueil au cimetière. » La première émotion de Maurice plongea donc d’abord son entendement dans une sorte de chaos d’affliction et de remords ; mais, lorsqu’à ce profond ébranlement moral eut succédé peu à peu un calme relatif, lorsque enfin son esprit, complétement rassis, redevint lucide, la première pensée claire, nette, précise qui se formula dans le cerveau de Maurice, pour ainsi dire malgré lui, fut celle-ci :

— Je suis majeur, et, dès aujourd’hui, l’héritage de ma mère m’appartient.

En un pareil moment surtout, cette pensée était épouvantable… Mais elle se déduit logiquement du caractère dont nous nous occupons ; mais elle est l’une des conséquences fatales de ce parricide véniel, si souvent rêvé par ces fils de famille, poussés, habitués par leur convoitise à d’homicides espérances. Et l’on doit être d’autant plus effrayé des résultats forcés, des nécessités normales de ces convoitises, qu’en mal ou en bien, Maurice, notre type, n’est au-dessus ni au-dessous de la moyenne des jeunes gens placés dans une situation analogue à la sienne ; peut-être même est-il, moralement parlant, mieux doué que le plus grand nombre d’entre eux… Disons plus, ses regrets sont réels, sincères sont ses larmes, poignante est son affliction, cruels sont les reproches qu’il s’adresse en songeant que son inconduite a hâté le terme de la vie de sa mère ; et cependant, à ces regrets, à ces larmes, à cette affliction, à ces remords se mêle constamment l’écho de cette horrible convoitise « Je suis majeur, l’héritage maternel m’appartient dès aujourd’hui. » En d’autres termes : « Me voici enfin délivré de toute sujétion envers mon père ; me voici maître et dispensateur absolu d’un héritage de cinq à six cent mille francs, qui me permettra de déployer le faste convenable à l’heureux amant de madame de Hansfeld. J’aurai huit ou dix chevaux dans mon écurie, un charmant petit hôtel, où je recevrai tour à tour ma belle maîtresse et mes joyeux compagnons de plaisir, etc., etc. »

Il faudrait des pages pour exprimer le monde de faits et de choses que la pensée embrasse en une seconde ; aussi, ce que nous venons d’exposer sommairement en quelques lignes et mille autres fastueuses espérances contenues dans ces quatre mots : « J’hérite de ma mère, » apparaissaient déjà aux yeux larmoyants de Maurice, comme autant de consolantes visions se dessinant couleur de rose et argent sur le fond lugubre de son deuil filial !

— Et puis, après tout, il faut se faire une raison, — doit se dire plus tard Maurice ; c’est quelque chose d’affreux, sans doute, que de perdre sa mère, et cela devient doublement affreux lorsqu’au fond de l’âme une voix vous crie : « Tes désordres ne sont pas étrangers à cette mort que tu pleures ! » Oh ! certes, il y a de quoi pleurer toutes les larmes de ses yeux ; aussi on les pleure, on les pleurera, ces larmes !… mais, enfin, lorsqu’elles seront pleurées ; lorsque l’on aura religieusement, largement, consciencieusement regretté pendant quelques semaines, voire pendant quelques mois, cette pauvre vieille femme qui dort là-bas, loin, bien loin, clouée dans sa bière, viendra forcément l’heure de la consolation, puis de l’oubli, de l’inexorable oubli ; ainsi va le monde ! c’est la loi de la nature ; les jeunes survivent aux vieux ; le désespoir ne fait pas renaître les trépassés ; le sage se résigne à ce qu’il doit subir, etc., etc.

Oui, ainsi devait bientôt penser Maurice, parce que, dans son âme déjà dégradée, la perte de sa mère se raisonnait plus qu’elle ne se ressentait ; il devait en être de l’affliction du fils de famille ainsi qu’il en est des vêtements de deuil ; on les revêt scrupuleusement à l’heure dite, et on les quitte avec non moins d’exactitude. Enfin, ce fonds réel d’ingratitude filiale et d’insensibilité qui devait se manifester après le premier apaisement de la fugitive douleur de Maurice, était malheureusement concevable, en ceci que, dans la vie désordonnée qu’il rêvait, il n’y avait jamais eu place pour sa mère ; son absence éternelle ne pouvait donc le beaucoup toucher ni lui faire aucunement défaut, tandis qu’en effet le contraire se fût produit au Morillon où l’existence du fils et celle de sa mère étaient étroitement liées l’une à l’autre, et confondues dans des habitudes, dans des goûts pareils. En ce cas, la perte de sa mère eût redoublé chez Maurice son attachement religieux à ces occupations, à ces lieux qui lui auraient du moins parlé de celle qu’il eût regrettée incessamment.

Les différentes péripéties de la pensée survenue dans l’esprit de Maurice, et si longuement exposées, mais si imparfaitement décrites par nous, s’étaient chez lui produites instantanément, et, pendant qu’il tenait son père embrassé, fondant comme lui en larmes et comme lui étouffant ses sanglots, affliction en ce moment sincère, nous le répétons, mais fatalement dominée par l’arrière-pensée de la jouissance de l’opulent héritage dont il allait être maître.

— Il ne me reste au monde que toi !… — murmurait M. Dumirail en serrant passionnément Maurice contre sa poitrine.

Et, lorsque leur émotion à tous deux fut un peu calmée, il ajouta en essuyant ses larmes :

— Si le ciel m’a retiré la compagne de ma vie, du moins il m’a rendu mon fils !

Et il poursuivit de sa voix la plus pénétrante, la plus tendre :

— N’est-ce pas, cher enfant, que tu m’es rendu, à jamais rendu ?

— Ah ! mon père, jamais je n’ai songé me séparer de toi.

— Ne parlons plus du passé, sinon pour louer les angéliques vertus de ta mère. Ah ! si tu savais quelle mort a été la sienne !

— Mon Dieu ! Pauvre bonne mère ! Et je n’étais pas là, je n’étais pas là !…

— Tu sauras du moins la grandeur de sa mort ; sa mémoire te deviendra encore plus chère, encore plus sacrée. Quel cœur ! quel trésor de tendresse inépuisable !

Et les larmes de M. Dumirail coulèrent de nouveau.

— Jamais plus qu’en ce moment suprême je n’ai admiré la beauté, la douceur de son âme. Elle a conservé jusqu’à la fin la plénitude de sa raison, et…

M. Dumirail ne peut achever ; sa voix est étouffée par les sanglots. Maurice, attendri, recommence aussi de pleurer, prend entre ses mains celles de son père et lui dit :

— Tâche, je t’en conjure, d’éloigner pour le moment ces souvenirs désolants. Ils ravivent notre douleur ; ils nous brisent, ils nous tuent…

— Oui ; ici, tout nous rappelle matériellement la mort de celle que nous pleurons, ces souvenirs nous brisent ; mais, sais-tu, cher enfant, où nous pourrons nous abandonner à ces souvenirs avec la sécurité d’une douleur incurable ? Ce sera dans les lieux où nous avons si longtemps vécu heureux près d’elle et par elle ! Là, dans notre paisible solitude, en présence de la sérénité de la nature, nos souvenirs chéris et vénérés perdront peu à peu de leur âcreté. Oui, et bientôt, ressentant une mélancolie profonde, mais sans amertume, chaque jour, à chaque heure, nous évoquerons la mémoire de ta mère. Oh ! Julie, Julie ! ton fils et ton époux te rendront jusqu’à la fin de leur vie un culte religieux, un culte digne de toi. Notre temple sera cette retraite que tu aimais tant ; nous ne le quitterons plus désormais. Allons, mon enfant, courage ! Qui sait s’il n’entrait pas dans les vues de la Providence de te conduire jusqu’au bord de l’abîme, afin de t’en faire mesurer toute la profondeur et de t’inspirer ainsi pour toujours l’invincible horreur du mal ? Telle a été la dernière pensée de ta mère.

— Mon Dieu ! tes larmes coulent encore, — dit Maurice voyant son père s’interrompre de nouveau, vaincu par l’émotion, tandis que ses yeux, à lui, Maurice, se séchaient en songeant avec une anxiété croissante au projet de son père, résolu, disait-il, d’aller pour toujours s’enfermer au Morillon avec son fils, afin d’y vouer jusqu’à fin de leurs jours un culte religieux à la mémoire de celle qu’ils regretteraient éternellement !

— Ces appréhensions commencèrent de distraire Maurice de sa douleur jusqu’alors profonde, et, voyant M. Dumirail demeurer silencieux et pleurant :

— Hélas ! mon père, tes larmes me navrent…

— Laisse-les couler ; elles me soulagent, et, malgré ma détermination de ne te raconter la mort sublime de ta mère que là-bas au Morillon, dans notre chère retraite, je veux te répéter les dernières paroles de ma pauvre Julie, et te faire connaître son vœu suprême, dont tu étais l’objet…

— Ah !… il aura été digne de sa tendresse pour moi. Aussi j’éprouve l’ardent et pieux désir de connaître les volontés suprêmes de ma mère ; mais, je t’en conjure, suspendons ce pénible entretien jusqu’à ce que tu sois un peu calmé. J’ai moi-même l’esprit tellement troublé par le chagrin, que…

— Non, non, je veux accomplir sur l’heure ce devoir sacré, mon enfant !… je veux redoubler de vénération pour celle que nous pleurons, en te montrant qu’elle a été, jusqu’à la fin, la plus éclairée, la plus tendre, la plus miséricordieuse des mères. Écoute ses dernières paroles ; écoute, et bénis-la. « Notre pauvre enfant, m’a-t-elle dit, regrettera de n’avoir pas reçu mes derniers embrassements !… Il serait là, près de mon lit, à genoux, s’il savait que je vais mourir !… »

— Oh ! oui, oui ! — murmura Maurice cédant de nouveau à l’attendrissement et entraîné, si cela se peut dire, par la force de la situation. — Ah ! si j’avais su ou seulement pu prévoir le malheur dont nous étions menacés, rien au monde, je le jure ! n’aurait pu m’empêcher d’accourir ici ; mais, hélas !… seulement, tout à l’heure, en arrivant, j’ai appris par Josette que… que…

Un sanglot étouffa la voix de Maurice, et M. Dumirail reprit :

— Jamais, mon pauvre enfant, nous n’avons douté un instant, ta mère et moi, de l’ignorance où tu étais de la gravité mortelle de sa maladie. Aussi, je te le répète, ses dernières paroles ont été empreintes d’un sentiment de céleste miséricorde. « La Providence, et je bénis ses vues, a-t-elle dit, la Providence a sans doute voulu que ma mort servît au salut de mon fils ; le chagrin qu’elle lui causera, les nouveaux devoirs qu’elle lui imposera envers toi, mon ami, envers toi dont il sera l’unique appui, l’unique consolation, sont à mes yeux les gages assurés de son retour au bien, de son invincible renoncement à ses erreurs. Notre Maurice aura vu de près l’abîme, la leçon sera aussi profitable qu’elle aura été terrible ! Il n’aura plus qu’un désir, fuir au plus tôt Paris, retourner avec toi au Morillon pour n’en plus sortir, et continuer, comme par le passé, de partager avec toi ces travaux rustiques qu’il aimait tant ! Cette vie honorablement occupée lui rendra la paix de l’âme et le contentement de soi-même… »

M. Dumirail, s’adressant à Maurice, de qui la douleur, un moment auparavant très-vive, s’amoindrissait à mesure qu’il appréciait la gravité des obstacles apportés à ses secrets desseins par le dernier vœu de sa mère, M. Dumirail ajouta :

— Dis, mon enfant, jamais paroles plus clémentes, plus tendres ont-elles été prononcées par une mère expirante ?

— Oh ! non… non… jamais ! — répondit Maurice cachant hypocritement son visage entre ses mains, car ses larmes ne coulaient plus.

Et déjà il cherchait par quel moyen ambigu il pourrait sortir de la position difficile où il allait se trouver vis-à-vis de son père.

— Ta mère connaissait ton cœur, mon enfant ; tu ne trompes pas ses suprêmes espérances, béni soit Dieu ! — reprend M. Dumirail persuadé de l’influence irrésistible du dernier vœu de sa femme sur son fils. — Mais écoute encore, et vois à quel point cet ange de bonté se préoccupait des regrets qu’elle nous laissait ; avec quelle touchante sollicitude elle s’efforçait d’adoucir leur amertume, en espérant nous faire presque illusion sur son absence, hélas ! éternelle… Écoute : « Je désire, a repris ta mère, je désire que ma chambre à coucher et mon petit salon restent absolument comme ils sont restés le jour de mon départ du Morillon… et je vous demande, à toi et à Maurice, de vous rendre chaque jour, pendant une heure, dans mon appartement… Il me semble qu’ainsi vous me croirez toujours près de vous. »

— Chère et excellente mère !… combien cette pensée est en effet touchante ! dit Maurice avec un redoublement d’hypocrisie, cachant toujours sa figure dans son mouchoir et feignant de pleurer ; — elle voulait pour ainsi dire se survivre à elle-même, et que son souvenir, ainsi chaque jour évoqué, valût presque pour nous sa présence si regrettée !

— Cher enfant, tes paroles me prouvent, ce dont je ne doutais pas, combien tu es digne de répondre au désir de ta mère !… reprend M. Dumirail, complétement dupe de la dissimulation de son fils. — Ah ! du moins, nous justifierons les espérances de ma pauvre Julie ; nous ne nous quitterons plus désormais : ta jeunesse, ton affection filiale si tendre, si dévouée, seront l’appui de ma vieillesse, terriblement frappée par le coup dont nous gémissons tous deux. Oui… crois-moi, je suis frappé là, au cœur ! Je le sens, c’est une plaie incurable. Elle saignera toujours ; aussi, vois-tu, mon pauvre enfant, si je ne t’avais pas, si je ne me rattachais pas à toi de toutes les forces qui soutiennent ma triste vie, je te le jure, je ne survivrais pas, non… je ne voudrais pas ; non… je ne voudrais pas survivre à ma pauvre Julie, et je…

M. Dumirail ne peut achever. L’émotion, les sanglots le suffoquent encore ; Maurice se jette dans ses bras, le comble de caresses en lui disant :

— Je t’en conjure, mon père, ne te laisse pas abattre ainsi, reprends courage…

— Tu as raison, je manque de courage, j’avoue ma faiblesse, — répond M. Dumirail en essuyant ses larmes. — Mais, que veux-tu ! pendant plus de vingt ans, ta mère a fait le bonheur de ma vie, et, maintenant, je vois, je sens autour de moi un vide affreux, immense, que, seules, ton affection, ta présence pourront combler, et puis, enfin, ici, dans ce Paris maudit, dans cette maison où est morte ma bien-aimée femme, tout envenime, tout exaspère ma douleur… Ah ! malgré l’accablante révélation qui t’attendait, malheureux enfant, j’attendais ton retour avec une cruelle impatience, afin de pouvoir partir au plus tôt ; enfin, te voilà ! et, grâce à Dieu, avant une heure, nous serons en route.

— Avant une heure ! — balbutie Maurice avec un accent de stupeur que son père ne remarque pas. — Comment !… en route avant une heure ?

— Oui, cher enfant, c’est plus que le temps nécessaire pour faire à la hâte nos préparatifs de départ et nous rendre à la poste aux chevaux, où nous prendrons un de ces cabriolets que l’on quitte à chaque relais et…

— Partir aujourd’hui, mon bon père ! s’écrie Maurice feignant de s’alarmer ; quoi ! — te mettre en route, accablé comme tu l’es par la douleur ! y songes-tu ?…

— Rassure-toi, cher enfant, chaque pas que nous ferons vers nos montagnes allégera, ce me semble, le poids de ma souffrance.

— Je t’en supplie, renonce à ce dessein…

— Y renoncer, grand Dieu ! lorsque, depuis hier, j’ai compté, dans mon anxiété dévorante, les heures, les minutes qui me séparaient du moment où je pourrais quitter ces lieux détestés. Ah ! les pieds me brûlent ici…

— Mon père, — reprend Maurice semblant s’arrêter, après réflexion, à une résolution inébranlable, et, dans l’extrémité où il se trouvait, ne reculant pas même devant une hypocrisie sacrilége, — la perte que nous avons faite, a dit une voix vénérée, m’impose de nouveaux devoirs envers toi.

— Tu les accompliras pieusement, je le sais…

— J’y suis décidé, mon père. Aussi, dès aujourd’hui et à cette heure, je dois commencer de les remplir, ces devoirs sacrés.

— Que veux-tu dire ?

— Je m’oppose formellement à ton départ ; ce serait exposer ta santé de la manière la plus impardonnable. Encore une fois, y songes-tu, braver les fatigues de la route dans l’état où te voilà ! Jamais, non, jamais je ne me rendrai complice d’une pareille imprudence.

— Ta tendresse s’inquiète à tort, mon pauvre ami, et…

— En serait-il ainsi, je préférerais cent fois pécher par excès de précaution, plutôt que de risquer de te voir tomber malade en route.

— Ne crains pas cela ; je t’assure, au contraire, que…

— Pardon si je t’interromps, mais j’ai un devoir à remplir envers toi ; je le remplirai, quoi que tu fasses.

— Écoute-moi, de grâce…

— Non, non, bon père, tu écouteras, toi, la voix de la raison ; quittons au plus vite cet hôtel, où tout nous rappelle des souvenirs si douloureux ; allons ensevelir nos regrets, nos larmes dans un quartier solitaire. Là, nous vivrons l’un pour l’autre. Voilà, mon père, ce que dicte la raison ; mais te laisser entreprendre un long voyage dans l’état d’accablement où tu es, jamais, non, jamais je n’y consentirai !

— Combien ta tendre et inquiète sollicitude me touche, par son exagération même ! — répond M. Dumirail très-ému et ne pénétrant pas encore la cause réelle de l’opposition que son fils apportait à son éloignement de Paris. Rassure-toi, te dis-je. Dès que de loin nous apercevrons les cimes de notre Jura, mon cœur, à cette heure oppressé sous un poids de plomb, s’allégera, je te le répète, à chaque aspiration de mon âme vers nos montagnes, où nous avons vécu si heureux… Mais rester ici, dans cette ville, habiter quelque quartier que ce soit… ne fût-ce qu’un jour, c’est impossible, je tomberais malade à l’instant, et peut-être je ne me relèverais pas de cette maladie. Il est temps, plus que temps que je parte, mon enfant ; il m’a fallu toute la fiévreuse énergie que me donnait l’attente de ton retour pour me soutenir jusqu’ici. Ce voyage, au lieu de t’inquiéter, doit donc, au contraire, te rassurer ; seulement, hâtons-nous ; appelle Josette afin qu’elle s’occupe de nos préparatifs.

— Je t’en supplie, mon père !

— Je te répondrai à mon tour : quoi que tu dises, quoi que tu fasses, et aurais-tu cent fois raison de t’alarmer, je suis résolu à partir aujourd’hui, sur l’heure, et nous partirons.

— Alors, je te le déclare, plutôt que de me rendre solidaire d’un acte qui est à mes yeux le comble de l’imprudence, je ne t’accompagnerai pas ! — dit Maurice feignant de puiser dans sa tendresse filiale le courage de s’imposer un douloureux sacrifice. — Non ! et, quoi qu’il m’en puisse coûter, je te laisserai partir seul !

Cette espèce de menace fut involontairement accentuée par Maurice, novice encore en hypocrisie, avec une nuance de sécheresse et d’impatience dont M. Dumirail fut d’abord légèrement surpris ; mais bientôt il vit, au contraire, dans cette menace, une nouvelle preuve de l’attachement de son fils, seulement coupable, et pouvait-il l’en blâmer ? de s’exagérer outre mesure les fatigues que son père s’opiniâtrait à entreprendre, et il reprit :

— Tu me laisserais partir seul, dis-tu ?… Mais, à ton point de vue même, et en admettant que je commisse une imprudence, songes-y donc, cher enfant, si je tombais malade en route, est-ce que ta présence ne me serait pas alors doublement nécessaire ?

— Sans doute, — répondit Maurice assez embarrassé de l’objection ; — mais c’est justement afin que tu ne t’exposes pas à tomber malade en route, que je m’oppose de toutes mes forces à ton départ.

— Cela, mon ami, n’est pas raisonnable, et je…

— En un mot, mon père, lorsque tu seras convaincu que je n’encouragerai pas ton imprudence en t’accompagnant, il faudra bien que tu renonces à un projet qui me désole et m’effraye.

— Quoi !… tu me laisserais partir seul ?… — reprit avec une pénible hésitation M. Dumirail commençant à pressentir vaguement la cause de l’opiniâtreté de son fils à s’opposer à ce prompt départ ; peux-tu seulement, mon enfant, concevoir une pareille pensée après toutes les raisons que je t’ai données au sujet de mon désir, mieux que cela… de la nécessité où je suis de retourner dans notre pays, puisqu’ici ma santé, ma vie, peut-être, ne résisteraient pas aux chagrins qui m’accablent ? Non, non, tu ne réfléchis pas à ce que tu dis.

— Ce que je dis, mon père, je le ferai.

— Maurice… ah ! Maurice !… — balbutia M. Dumirail, de qui les soupçons augmentaient de plus en plus, et qui, observant dès lors attentivement la physionomie de son fils, n’y trouva, pour ainsi dire, presque plus de traces de la profonde douleur dont il avait témoigné d’abord ; car il ne semblait pas même attendri, il semblait en proie à une vive impatience et à une évidente et anxieuse préoccupation. — Mon ami, — ajouta M. Dumirail d’un ton de reproche doux et triste, — je ne veux pas croire, je ne croirai jamais qu’au moment où tu viens de me protester de ton dévouement et de ta tendresse, dont j’ai tant… tant besoin… tu le sais ! tu puisses, je le répète, seulement penser à te séparer de moi ?

— Garde-toi de le supposer, mon père ; mon seul désir, au contraire, est d’aller avec toi habiter un quartier solitaire de Paris, de ne pas te quitter ; mais, encore une fois, me mettre en route avec toi dans la persuasion où je suis que tu exposes ainsi très-gravement ta santé, jamais je n’y consentirai, non ! Aucune puissance humaine, pas même la tienne, et c’est tout dire, ne pourra ébranler ma détermination à ce sujet.

L’accent de Maurice, en prononçant ces derniers mots, devient tellement ferme et significatif, que sa résolution de rester à Paris, malgré la mort et les dernières volontés de sa mère, ne put dès lors être davantage mise en doute par M. Dumirail ; et, pendant un moment, cette découverte le jeta dans un profond accablement.

Maurice, regrettant sa mère et touché de ses dernières et miséricordieuses paroles, était, non-seulement résolu à porter son deuil et à honorer sa mémoire comme il convient ; mais il pressentait même que, pendant un certain temps, la douceur de sa liaison avec madame de Hansfeld serait empreinte d’une sorte de mélancolie douce ; enfin il se proposait, comme un devoir sacré, de porter de temps à autre, en compagnie d’Antoinette, des couronnes d’immortelles et des fleurs sur la tombe maternelle ! Certes, le fils de famille était, on le voit, résolu à faire, ainsi qu’on le dit, largement les choses ; mais quant à s’en aller sur l’heure s’enterrer avec son père au Morillon, afin d’y pleurer incessamment la défunte dans une solitude funèbre, et d’y reprendre ses occupations laborieuses et rustiques d’autrefois ; mais quant à renoncer ainsi à madame de Hansfeld et aux plaisirs de Paris, alors qu’il héritait de cinq à six cents beaux mille francs sonnants et trébuchants, un pareil renoncement était et devait être au-dessus des forces de Maurice et de tous les fils de famille, dans une position analogue à la sienne. Il avait sincèrement proposé à M. Dumirail d’aller avec lui passer les premiers temps de leur deuil dans quelque quartier solitaire ; il eût tenu parole, et consacré à consoler son père les moments que madame de Hansfeld lui eût laissés libres. Là se bornait le dévouement possible de cet excellent fils. Rendons-lui justice, il avait même un instant eu la pensée, touché de la douleur déchirante de son père, de l’accompagner au Morillon et d’y séjourner près de lui durant quelques jours ; mais à ce premier mouvement succéda cette réflexion péremptoire :

— Mon père est persuadé que la mort et les dernières volontés de ma mère ont opéré ce qu’il appelle ma conversion, et que mon seul désir est d’aller m’ensevelir avec lui dans son domaine pour y reprendre ma vie rustique ; il n’en est rien. Je ne veux pas m’éloigner de Paris, où mon héritage me permet de mener grand train ; il me faudra donc, si j’accompagne mon père pendant quelques jours dans sa retraite, lui déclarer tôt ou tard ma résolution ; il vaut donc mieux la lui faire connaître ici carrément et au plus tôt, s’il s’opiniâtre à vouloir retourner aujourd’hui même dans le Jura.

M. Dumirail comprenait enfin, après quelques moments de réflexion, que Maurice cachait sous un semblant d’inquiétudes filiales son inflexible volonté de demeurer à Paris. Aussi, malgré l’expérience du passé, malgré la conscience d’avoir hâté le terme des jours de sa mère, malgré le pardon, les vœux suprêmes de cette infortunée, Maurice persistait dans ses funestes errements. M. Dumirail, avant de se rendre à l’évidence de cette effrayante déception, avant de se persuader que l’âme de son fils était incurablement gangrenée, voulut tenter une dernière épreuve, cherchant encore à s’abuser lui-même et se disant qu’après tout, — et si improbable que cela parût, — il se pouvait que Maurice fût réellement à ce point soucieux de la santé de son père, que, dans sa sollicitude outrée jusqu’à l’aberration, il le menaçât de le laisser partir seul, afin de le retenir par cette crainte et de l’empêcher ainsi de commettre une imprudence presque mortelle. Mais aussi, en admettant la sincérité de ces alarmes exagérées, il était hors de doute que, si M. Dumirail persistait dans sa résolution de se mettre en route, et que son fils refusât de l’accompagner, sa sollicitude n’était qu’un prétexte pour demeurer à Paris. M. Dumirail, après un assez long silence, sonna Josette et lui dit :

— Mettez à l’instant du linge dans mon sac de nuit avec les objets de toilette nécessaires pour le voyage ; vous prendrez demain la diligence de Nantua, et vous apporterez les effets que je laisse ici. Dites au garçon d’hôtel d’aller chercher un fiacre.

Josette sortit pour exécuter ces différents ordres. M. Dumirail, s’efforçant de cacher ses secrets ressentiments, dit affectueusement à Maurice :

— Mon ami, j’emporte suffisamment de linge pour toi et pour moi ; nous ne nous arrêterons en route que pour prendre nos repas. Le fiacre que j’ai envoyé chercher nous va conduire à la poste aux chevaux, et nous nous mettrons en route à l’instant même.

— Comment, mon père, tu persistes à ?…

— Je pars sur-le-champ, épargne-moi tes observations.

— Mais c’est le comble de l’imprudence… et…

— Et… — reprend M. Dumirail en jetant un regard pénétrant sur Maurice, qui baissa les yeux, — et… plutôt que de te rendre solidaire de mon imprudence, tu ne m’accompagneras pas ?…

— Mon père…

— Écoute-moi ! je te le déclare d’avance, au nom du plus simple bon sens, je n’accepte pas, je ne puis accepter, comme sincère, ton excuse de me laisser partir seul, sous le prétexte que tu crains de me voir tomber malade en route.

— Pourtant, c’est la vérité ; cette crainte seule me retient ; aussi, je suis décidé à…

— Prends garde ! — dit vivement M. Dumirail parvenant à se contenir encore et interrompant son fils. — Oh ! prends garde avant de me répondre, avant de me dire si tu consens ou non à me suivre, je t’en avertis : ta réponse sera pour moi d’une extrême gravité !

Maurice, mis, ainsi que l’on dit vulgairement, au pied du mur, sentit le moment décisif arriver. Il garda pendant quelques secondes le silence, prévoyant les conséquences de sa réponse ; son cœur se serra, il eut conscience des redoutables résultats de la détermination qu’il allait prendre ; son avenir en dépendait : il allait définitivement choisir entre la bonne ou la mauvaise voie. Ces perplexités l’agitaient, lorsque Josette entra, tenant à la main le sac de nuit de son maître, et lui dit :

— Monsieur, le fiacre est à la porte de l’hôtel.

— Allons, Maurice, — dit M. Dumirail d’une voix qui trahissait son angoisse.

Et il ajouta en se dirigeant vers la porte :

— Viens, viens, mon enfant, partons.

— Mon père, de grâce…

— Viens-tu ?… oui ou non ?

— Attendez du moins quelques jours.

— Je pars sur l’heure ; suis-moi…

— Remettez seulement cela à demain ce…

— Je ne t’accorde pas une minute de plus ! Viens-tu ?…

— Mon père !…

— Viens-tu ?… oui ou non ?…

— Eh bien, non, mon père… — articula Maurice avec effort. — Non ! il m’est impossible de…

— Il suffit, j’ai compris… Laissez-nous, Josette, — dit le vieillard d’une voix sourde.

M. Dumirail, ne pouvant douter de l’endurcissement de son fils, n’était cependant pas au terme des odieuses découvertes qu’il devait faire dans cette âme déjà pervertie ; car le mal a sa logique comme le bien ; ainsi, à la conviction que son fils ne voulait pas quitter Paris, succéda forcément cette réflexion :

— En ce cas, sur quelles ressources compte Maurice pour subvenir aux folles dépenses qu’il rêve ?

Alors, une nouvelle et horrible appréhension navra le cœur de M. Dumirail, et avant que de se résigner à l’envisager en face, tant elle l’épouvantait, il voulut du moins faire entendre à son fils de véhéments reproches, lui prouver ainsi qu’il n’était pas dupe de son hypocrisie. Alors, le regard menaçant, le visage courroucé, les lèvres contractées par un sourire d’une poignante amertume, M. Dumirail s’écria :

— Vous êtes démasqué ! Votre refus de m’accompagner m’éclaire ! Ainsi, la mort de votre mère, ses volontés dernières, le pardon que, mourante, elle vous a accordé, enfin, mon indulgence, ma tendresse, mes larmes, tout a été vain, tout a glissé sur votre cœur déjà bronzé… Vous voulez rester à Paris, et je sais malheureusement dans quel but.

— Je pourrai regretter, pleurer ma mère aussi bien ici qu’au Morillon…

— Pleurer votre mère !… la regretter !… Tenez, à cette heure, vous me faites frémir. Vos larmes, vos regrets, votre douleur, tout était feinte et mensonge !

— Ah ! mon père, cette accusation…

— N’est que trop méritée. Je croyais, malgré vos égarements, votre cœur encore bon. Je me trompais. Un coup affreux me frappe ! le coup le plus affreux qui me puisse jamais atteindre, sauf ceux que vous me réservez peut-être pour l’avenir. Je perds votre mère ; vous êtes témoin de mon désespoir ; mon premier cri en vous revoyant est : « Mon enfant !… il ne me reste que toi au monde !… nous ne nous séparerons plus désormais… Et, à ce cri de mon âme déchirée, que répondez-vous : « Allez pleurer ma mère où vous voudrez ; moi, je reste en cette ville. » En d’autres termes : « Je suis incorrigible, je veux continuer de me livrer à ces désordres qui ont causé un tel chagrin à ma mère, qu’elle en est morte avant le temps. » Soit, monsieur… Vous êtes, dites-vous, majeur et maître de vos actes. Cependant, une question ?…

Et la voix de M. Dumirail s’altéra, car la pensée qu’il voulait fuir revenait fatalement à son esprit.

— Pour vivre à Paris, il vous faut de l’argent ?

— Je le sais, mon père.

— Or, comme vous n’avez pas à attendre un sou de moi, tant que vous resterez ici, de quelle manière subviendrez-vous à vos besoins ?

— Mon père, — balbutia Maurice avec un embarras croissant, car il n’osait et ne pouvait répondre qu’il comptait sur l’héritage maternel, — je serai très-modéré dans mes dépenses.

— Il n’importe ; si modérées qu’elles soient, comment y subviendrez-vous ? — reprit M. Dumirail poursuivant son fils d’un regard pénétrant et inexorable. — Où trouverez-vous de l’argent ?

— Que cela, mon père, ne vous inquiète pas.

— Vous continuerez sans doute d’emprunter aux usuriers ?

— Non, certainement !… oh ! non !… — répondit involontairement Maurice ; — rassurez-vous, mon père, je n’aurai plus désormais recours à des emprunts usuraires…

— Ah ! — fit M. Dumirail en tressaillant, car la secrète pensée de son fils, dont il s’était jusqu’alors efforcé de douter, lui apparaissait alors dans toute sa hideur.

Et il reprit d’un ton d’indignation contenue :

— Puisque vous ne contracterez pas de dettes, encore une fois, comment vous procurerez-vous de l’argent ?

— Il est inutile, en un moment si triste, d’entrer dans de pareils détails, mon père, et je…

— Mais, j’y songe, — reprit vivement M. Dumirail feignant d’être surpris par une idée subite, — vous croyez peut-être hériter de votre mère ?

— Eh bien ?… — s’écria d’abord Maurice avec un accent d’une odieuse naïveté qui, évidemment, signifiait : « Certes, je compte sur l’héritage de ma mère. »

Puis, après un moment de réflexion, commençant d’entrevoir ce qu’il y avait d’alarmant dans la demande de son père, Maurice reprit :

— Pourquoi, je vous prie, m’adressez-vous cette question ?

— Parce que vous êtes dupe d’une erreur.

— Une erreur ! Quelle erreur ?

— Les cendres de votre mère sont à peine refroidies, et déjà vous convoitez son héritage ; mais cet héritage vous échappe.

— Grand Dieu ! que dites-vous ?

— Votre mère m’a légué sa fortune par testament.

— Déshérité ! — s’écria Maurice, la figure blêmie, contractée par le dépit, par la colère, révélant ainsi la dureté de son cœur, et prouvant que de la mort de sa mère il ne ressentait que la cruelle déception de sa cupidité.

M. Dumirail vit sur la physionomie de son fils une consternation profonde succéder au dépit et à la colère dont il venait de témoigner en apprenant que l’héritage maternel lui échappait. Cette consternation, causée par une convoitise toujours odieuse, mais que les circonstances rendaient horrible, presque sacrilége, cette cupidité, abjecte et féroce à la fois, déchira le cœur de M. Dumirail. Il sentit se briser les derniers liens qui l’attachaient encore à Maurice ; car, hélas ! le malheureux père se disait et devait se dire, au nom de l’inflexible logique et de l’inexorable expérience :

— Mon fils sera aussi insensible à ma mort qu’il l’est en réalité à la mort de sa mère : la question d’argent est et sera tout pour lui ; satisfait, si mon héritage est opulent et ne se fait pas attendre ; attristé, si je vis longtemps ; courroucé, si les biens que je lui laisse ne correspondent pas à ses espérances ; de sorte que, dès aujourd’hui, j’aurai constamment à l’esprit cette épouvantable pensée : « Il existe un homme qui désire que je meure promptement, et cet homme est mon fils ; et je l’ai comblé de soins, de tendresse, et jadis il m’aimait, il me chérissait ! » Ah ! la main de Dieu s’appesantit sur moi ; elle inflige un châtiment terrible à mon orgueil paternel, à l’aveugle ambition dont j’ai été possédé pour mon enfant dans un moment d’aberration. Ma femme, la meilleure des épouses et des mères, est morte de chagrin sous mes yeux, et mon fils est perdu, perdu sans retour !… Pas d’illusions ! elles ne sauraient maintenant m’abuser : tout sentiment filial est désormais éteint en lui ; aucune corde généreuse ne vibre plus dans son âme, puisque, malgré ma douleur, mes larmes, mes prières, ma tendresse, il se montre tel qu’il vient de se montrer. Ah ! cela est affreux, affreux ! Ce n’est plus mon enfant que je vois en lui, c’est un indifférent, pis encore, un ennemi, un parricide peut-être ! Qui sait si, en ce moment, il ne me tuerait pas par la pensée, s’il le pouvait, afin d’hériter du même coup de sa mère et de moi ? Épargnons-lui du moins ce crime véniel ; apprenons-lui que ma femme n’a malheureusement pas songé à me léguer la part disponible de ses biens, qui eût ainsi échappé à la dissipation. La dernière épreuve à laquelle j’ai soumis mon fils n’a que trop confirmé mes soupçons !

À mesure que ces navrantes convictions pénètrent l’âme de M. Dumirail, le caractère de sa physionomie change ; elle se pétrifie pour ainsi dire et devient d’une rigidité glaciale, d’une inflexible dureté.

— Monsieur, — reprend-il d’une voix brève et tranchante, — j’ai voulu vous éprouver… Je vous ai trompé : l’héritage de votre mère vous appartient.

— Grand Dieu ! — s’écrie Maurice, de qui les traits expriment, malgré lui, l’étonnement et la satisfaction, — est-il possible ?

— Votre héritage se monte à cinq cent mille francs environ, — poursuivit M. Dumirail impassible ; les comptes vous seront d’ailleurs fidèlement rendus, monsieur, vous devez me croire.

— Ah ! mon bon père, peut-il être jamais entre nous question de comptes ! — s’écria le jeune homme avec l’expansion, l’attendrissement, l’élan de confiance éveillés en lui par le revirement heureux et inattendu qui lui rendait l’héritage maternel.

Aussi, dans sa joie, Maurice veut témoigner sa gratitude à son père en se jetant à son cou ; mais M. Dumirail, repoussant son fils par un geste écrasant de répulsion et de dégoût, répond froidement :

— Je vous l’ai dit, monsieur, afin de vous éprouver, j’ai voulu, pendant un moment, vous laisser croire que votre mère m’avait légué ses biens. L’épreuve a dépassé mes craintes. Vous voyiez une simple question d’argent dans la mort de votre mère.

— Moi, mon Dieu !

— Vous, monsieur ; car, vous croyant déshérité, vos traits ont exprimé une consternation bien autrement profonde et sincère que celle dont vous affectiez tout à l’heure hypocritement les dehors, en apprenant que vous n’aviez plus de mère !

— Ah ! vos reproches me navrent… et je…

— Mais, — poursuivit M. Dumirail sans s’arrêter à l’interprétation de son fils, — mais, apprenant que la jouissance de l’héritage maternel vous est assurée, qu’il s’élève à plus de cinq cent mille francs, aussitôt votre front se déride, la joie vous transporte, vous reconnaissez d’avance la fidélité de mes comptes et vous voulez me sauter au cou.

— Je vous en supplie, mon père, n’interprétez pas de la sorte un mouvement de tendresse…

— De tendresse… à l’égard des cinq cent mille francs que j’aurai à vous remettre, monsieur ?… Non ! je ne doute pas de la sincérité de ce mouvement si naturel de votre part, et maintenant, au moment de nous séparer pour toujours, écoutez-moi bien, monsieur.

— Que dites-vous, mon père ?…

— Je dis, monsieur, que vous me voyez aujourd’hui pour la dernière fois.

— Mais de cette séparation, éternelle selon vous, mon père, quel est le motif ? — reprend Maurice de plus en plus surpris et frappé de l’accent et de la physionomie inflexible de M. Dumirail. — En quoi ai-je donc mérité votre courroux ?

— Cette question, si elle est sincère, et elle doit l’être, me prouve que votre âme est encore plus pervertie que je ne le pensais ; mais cet entretien m’est odieux, j’ai hâte d’y mettre fin. Deux mots cependant : vous êtes majeur et maître de vos actions, m’avez-vous dit ce matin ; soyez libre, usez du droit que la loi vous accorde ; méconnaissez mon autorité. Quant aux étranges prétentions que vous éleviez ce matin sur ma fortune, je vous répondrai ceci : Un père, même dans la situation de fortune où je me trouve, ne doit à son fils que le nécessaire, et non le superflu ; or, je vous devais et je vous ai donné le nécessaire, à savoir, le pain du corps et le pain de l’âme, l’éducation morale qui forme, élève, développe l’esprit humain, et l’éducation physique, qui rend la constitution robuste ; le père doit encore à son fils l’instrument du travail, à savoir, les connaissances, l’instruction nécessaire pour parcourir une carrière honorable ; enfin, dans l’hypothèse d’infirmités précoces ou d’événements qui peuvent briser la carrière de son fils, un père lui doit encore une rente suffisante à sauvegarder son avenir : voilà les devoirs du père. Ces devoirs accomplis, il reste maître absolu de ses biens, et, au nom de la raison, de la morale et de l’équité, il n’en doit plus une parcelle à son fils, si considérables qu’ils soient. Ces devoirs paternels, je les ai largement accomplis envers vous, monsieur. Je vous ai donné une excellente éducation ; vous êtes robuste, et vous possédez les connaissances nécessaires à un bon agriculteur.

— Je rends hommage à tous les soins que vous m’avez prodigués, mon père, et je…

— Monsieur, ce sont là des mots, il s’agit de faits. J’ai donc scrupuleusement rempli mes devoirs envers vous, en ce qui touche le passé ; quant à l’avenir, je suis dispensé d’y pourvoir. Vous possédez à cette heure l’héritage de votre mère, plus de cinq cent mille francs, vingt-cinq mille livres de rente ; non-seulement l’aisance, mais la richesse.

— Soyez-en certain, je ne dissiperai pas follement ces biens.

— Vous agirez en cela d’autant plus prudemment, monsieur, que je vous déclare formellement, écoutez bien ceci, — ajouta M. Dumirail d’un ton solennel, — et puisse cette déclaration vous épargner le souci de prévoir désormais si je dois vivre plus ou moins longtemps, puisque vous êtes, dès aujourd’hui, monsieur, absolument désintéressé dans la question de ma mort ; donc, je vous déclare formellement, je vous atteste sur l’honneur, que je ne vous laisserai pas une obole d’héritage.

M. Dumirail prononce, accentue ces mots de telle sorte, que Maurice ne doute plus de l’inébranlable résolution de son père, et, certain de se voir déshérité, il tressaille, reste muet de stupeur et baisse le front dans un profond accablement. Maurice, actuellement nanti d’un héritage de cinq cent mille francs, trésor presque inépuisable à ses yeux, ressentait peut-être plus les causes de la déshérence dont il se voyait frappé que de la déshérence elle-même. Il fallait, en effet, qu’il eût incurablement blessé son père, dont il n’avait jamais mis en doute la tendresse, pour que celui-ci le déshéritât complétement. Or, quoiqu’il s’agit probablement pour lui de la perte d’environ un million, Maurice fut en ce moment moins sensible à cette perte qu’au témoignage d’inexorable désaffection, de détachement absolu que lui donnait son père en prenant une mesure si extrême. Aussi, après quelques moments de silence, reprend-il d’une voix altérée :

— Il me sera plus pénible de renoncer à votre affection que de renoncer à vos biens, mon père.

— Vaines paroles, contredites par un fait dont tout à l’heure j’ai été témoin, monsieur : la perte de l’héritage de votre mère vous a plus douloureusement affecté que sa mort. Quant à ce qui me concerne, vous ne hâterez sans doute pas de vos vœux le terme de ma carrière, puisque vous savez n’avoir rien à attendre de moi !

— Ah ! mon père, vous êtes sans pitié !

— Vous vous trompez. L’avenir que vos désordres vous préparent m’inspire pour vous un sentiment de pitié ; aussi j’ai voulu que le fils que j’ai mis au monde fût pour toujours, et malgré sa dissipation, à l’abri du froid et de la faim.

— Je ne serai jamais réduit à une pareille extrémité, mon père.

— Je pense le contraire ; vous mangerez jusqu’au dernier sou de votre héritage. Et maintenant, monsieur, vous allez connaître l’emploi de ma fortune. Elle se monte, y compris mon domaine du Morillon, à onze cent mille francs environ.

— Plus d’un million, — pensait Maurice, de nouveau en proie à une âpre convoitise, plus d’un million !

— J’ai souvent, depuis longtemps, regretté, vous le savez, monsieur, que les agriculteurs instruits et au courant des progrès de la science moderne fussent si rares dans nos campagnes, faute d’une éducation et d’une instruction spéciale, — reprit M. Dumirail toujours impassible ; je suis donc résolu de consacrer ma fortune à la fondation d’une ferme-école dans mon domaine du Morillon. Là, je ferai élever sous mes yeux une vingtaine de pauvres orphelins ; ils seront ma nouvelle famille… à moi qui n’en ai plus.

— Vous êtes, vous l’avez dit, mon père, maître absolu de vos biens, — reprit Maurice s’efforçant de paraître indifférent aux projets de son père, et regardant leur réalisation comme d’autant plus probable, qu’en effet M. Dumirail avait souvent déploré le manque d’agriculteurs instruits ; — vous pouvez disposer de vos propriétés comme bon vous semble.

— Ainsi ferai-je, monsieur. Les biens que vous auriez dissipés dans l’orgie assureront le pain du corps, le pain de l’âme et l’instrument de travail à d’honnêtes enfants du peuple. Ceux-là, j’en ai la conviction, n’attendant rien de moi après ma mort, ne calculeront pas avec une impatiente avidité les jours qui me restent à vivre, accorderont quelques larmes sincères à ma mémoire, et elle sera, je l’espère, vénérée par les générations d’orphelins qui se succéderont dans cet établissement agricole que j’aurai fondé à perpétuité.

— Vous avez sans doute le droit de me déshériter, mon père, — reprit Maurice avec un redoublement d’amertume ; — mais vous n’avez pas le droit de m’accuser d’être un fils sans entrailles !

— Je connais parfaitement mes droits. J’ai moralement celui de vous déshériter, monsieur, et, si la loi apporte quelques entraves à l’exécution de ma volonté, je saurai, soyez-en assuré, mettre mon utile fondation complétement à l’abri des réclamations judiciaires que vous pourriez soulever après ma mort. Il est pour cela des moyens infaillibles, je les emploierai. Un dernier mot, monsieur : Je vous ai dit que ma pitié pour vous ne prévoyait que trop votre ruine, peut-être prochaine ; s’il en est ainsi, si vous êtes un jour réduit à la dernière détresse, de mon vivant ou après ma mort, vous trouverez toujours, en vertu de l’une des clauses expresses de ma fondation, vous trouverez toujours, dis-je, au Morillon, la nourriture, le logis, le vêtement, rien de plus ; mais, du moins, je vous le répète, monsieur, la créature à qui j’ai donné le jour n’aura jamais à souffrir du froid et de la faim.

— Je l’espère, — dit Maurice avec une colère contenue ; — c’est bien le moins que je puisse prétendre !

— Cette prétention-là, monsieur, ne devrait pas être permise à un homme qui doit sa ruine à la paresse et au vice ; car, déplorable iniquité de la destinée ! il est ainsi plus heureux que tant d’honnêtes gens du peuple, qui, après une vie de labeurs écrasants, meurent dans les privations, dans les angoisses d’une misère atroce ; mais ma miséricorde paternelle daigne vous épargner ce suprême châtiment de vos désordres.

— Mon père, vous me déshéritez, soit, — répondit Maurice d’une voix altérée ; — me sera-t-il permis, cependant, de vous faire observer que, sauf des torts dont je ne nie pas la gravité, vous punissez surtout des fautes dont vous vous plaisez à me supposer coupable dans l’avenir ?

— Monsieur, de deux choses l’une : ou, vous amendant et usant sagement de votre fortune, vous jouirez de vos vingt-cinq mille livres de rente dans une complète oisiveté, ou bien vous aurez dissipé en peu d’années cet héritage. Or, dans le premier cas, vos revenus étant plus que suffisants à vous donner toutes les jouissances que l’homme peut raisonnablement désirer, ma succession n’ajouterait donc qu’un très-inutile superflu à votre superflu ; dans le cas, au contraire, et il est inévitable, où vous dissiperiez vos biens, j’accomplis un devoir sacré en employant à l’amélioration du sort de mes semblables une fortune qui eût disparu dans le gouffre de vos prodigalités, aussi méprisables que stériles.

— Cependant, mon père…

— J’ai dit ma volonté, monsieur, et c’est assez, — répond M. Dumirail avec un accent d’inflexible autorité.

Puis il ajoute :

— Avez-vous un notaire ?

— Pourquoi cette question, mon père ?

— Parce qu’il faut que vous choisissiez un notaire, entre les mains de qui mon mandataire remettra, sous peu de jours, vos comptes en règle et les sommes qui vous reviennent.

Puis, agitant le cordon de la sonnette, M. Dumirail ajoute :

— N’oubliez pas, monsieur, de me faire parvenir l’adresse de votre notaire au Morillon, où je serai après-demain.

— Quoi ! mon père, décidément, vous partez aujourd’hui ?

— Josette, dit M. Dumirail à la servante qui entre, portez le sac de nuit dans le fiacre qui m’attend.

— Mon père, — s’écrie Maurice après le départ de la servante, — je vous en conjure, ne me laissez pas du moins sous le coup de votre colère.

— De la colère ?… Non, non ! — répond M. Dumirail d’un ton à la fois douloureux et solennel. — Le père de famille, obligé de sévir contre son fils, ne cède pas au blâmable entraînement de la colère ; il se recueille en son âme et conscience, pèse le bien et le mal avec l’impartialité d’un juge austère, puis il agit selon que son devoir lui commande d’agir.

— Ainsi, mon père, je ne vous reverrai jamais ?

Jamais ! à moins que vous ne veniez à moi soumis, repentant, et je ne saurais l’espérer, en suite de ce qui s’est passé aujourd’hui. Mais, je vous le déclare, que vous vous amendiez ou non, ne comptez plus sur mon héritage : vous devez expier votre convoitise sacrilége, vous m’en avez aujourd’hui donné une preuve dont je frémis encore ; elle sera l’effroi de mes derniers jours. Adieu, monsieur ! que Dieu ait pitié de vous !

— C’est fini, — murmura Maurice avec abattement, ému en ce moment suprême par un ressouvenir lointain de son affection filiale, éprouvant un remords de sa conduite passée, cédant enfin à d’involontaires appréhensions pour l’avenir ; — c’est fini, me voilà à jamais séparé de mon père !

M. Dumirail, malgré son inexorable résolution de punir l’odieuse cupidité de son fils, ne perd pas absolument tout espoir en voyant l’accablement de Maurice. Celui-ci, par un acte de ferme volonté, pouvait encore échapper à sa perte en fuyant les tentations de Paris, en échappant à l’influence de madame de Hansfeld, en accompagnant son père, qui, malgré tant de sujets de désaffection, souffrait cruellement à cette heure, où allaient se briser dans son cœur les dernières fibres qui l’attachaient à son fils. — Josette entre en ce moment et dit à son maître :

— Monsieur, vos bagages sont placés dans la voiture.

M. Dumirail ne s’empresse pas de s’éloigner ; il contemple d’un regard bientôt humide de larmes Maurice, qui, la figure cachée entre ses mains, reste assis sur son siége dans une attitude de profond accablement. Le père de famille, par un sentiment de dignité peut-être exagéré, hésite devant une dernière tentative, dont il a, d’ailleurs, tout lieu de craindre l’inutilité. Il a cependant recours à un moyen détourné, en disant à la servante d’une voix péniblement émue :

— Adieu ! bonne Josette ; vous viendrez me rejoindre le plus tôt possible au Morillon, puisque j’y retourne seul !

Ce mot seul est prononcé par M. Dumirail avec un accent de regret si poignant, que Maurice doit y voir un suprême appel à sa tendresse filiale.

— Est-il possible, monsieur ! — reprend Josette ; vous partiriez sans M. Maurice ?

— Hélas ! je le crains ! — répond M. Dumirail d’un ton de doute navrant, qui permettait encore à Maurice de prendre une détermination salutaire.

Il en a un instant la pensée ; mais un sentiment de faux orgueil lui sert de prétexte pour résister à son heureuse inspiration ; son repentir, dit-il, paraîtrait calculé, afin de détourner son père de ses projets d’exhérédation. Mais, au vrai, Maurice recule devant la perspective de l’existence paisible et laborieuse qui l’attend au Morillon ; il la compare aux enchantements de Paris, aux plaisirs dont il peut si largement jouir, grâce à son héritage. Le souvenir de madame de Hansfeld achève d’étouffer dans l’âme de Maurice cette vague et dernière aspiration vers le bien. — Josette, malgré sa simplicité, pressentant la secrète pensée de M. Dumirail, dit au jeune homme en se rapprochant de lui :

— Monsieur Maurice, vous n’entendez donc pas monsieur ? Il s’en va. Est-ce que vous pouvez le laisser s’en aller tout seul ?

Maurice reste immobile, n’osant abaisser les mains dont il couvre son visage, de peur de rencontrer le regard de son père. M. Dumirail reconnaît la vanité de son dernier espoir, tressaille, lève au plafond ses yeux humides et désolés ; puis, s’éloignant :

— Adieu, fils sans entrailles !… vous ne me reverrez jamais… entendez-vous ? jamais ! car vous êtes à jamais perdu !

— Bonté divine ! monsieur, que dites-vous ? Ne vous en allez pas ainsi fâché ! — s’écrie Josette fondant en larmes et suivant son maître dans la pièce voisine, espérant le ramener.

Puis elle ajoute en se retournant :

— Monsieur Maurice, venez donc, joignez-vous à moi pour supplier votre papa de vous attendre !

Maurice est resté sourd à l’appel de Josette. Bientôt il se lève, s’approche de la fenêtre, prête l’oreille avec anxiété du côté de la rue où attendait le fiacre, et, entendant, au bout de quelques instants, le roulement de la voiture qui se perd dans le lointain, il semble éprouver un grand allégement, réfléchit et dit :

— Au pis aller, je reste avec cinq cent mille francs ; mais mon père ne se résoudra pas si facilement qu’il le dit à me déshériter. Courons chez Antoinette lui demander où demeure M. Thibaut, son notaire ; j’enverrai cette adresse à mon père, et, avant quinze jours, je serai en possession de mon demi-million.

Au moment où Maurice passe devant la loge du concierge, celui-ci lui remet une circulaire ainsi conçue :

« Madame veuve San-Privato a l’honneur de vous faire part du mariage de son fils, M. Albert San-Privato, premier secrétaire de l’ambassade de Naples, chevalier de l’ordre, etc., avec mademoiselle Jeane Dumirail. »


XXIV

Cinq années environ se sont écoulées depuis la séparation de Maurice et de son père, époque à laquelle Jeane Dumirail a épousé Albert San-Privato. La scène suivante se passe à Paris chez maître Thibaut, notaire de madame de Hansfeld, lequel avait été autrefois désigné par Maurice à son père comme le fondé de pouvoir entre les mains de qui devait être déposé le montant de la succession de madame Dumirail ; ce notaire est aussi depuis longtemps chargé de la gestion des affaires de M. Richard d’Otremont, et tous deux s’entretiennent, ce jour-là, au coin d’un foyer pétillant, car la froidure de janvier se fait vivement sentir. Le cabinet où a lieu cet entretien est meublé avec un luxe sévère : une caisse de fer, dite de sûreté, est placée dans un coin de cette vaste pièce ; une porte à deux battants communique à un salon, et une autre petite porte de dégagement ouvre sur un corridor conduisant à l’étude. Maître Thibaut, homme de soixante ans, a le regard fin, le sourire railleur ; sa physionomie joviale révèle son inaltérable bonne humeur. Richard d’Otremont va bientôt atteindre sa quarantième année ; il a conservé les dehors et les manières d’un homme de la meilleure compagnie.

— Ainsi, cher monsieur Thibaut, — disait M. d’Otremont d’un air pensif, — afin de clairement résumer l’espèce de consultation judiciaire que vous venez de me donner de si bonne grâce, un homme marié en communauté de biens peut disposer comme il l’entend des biens de sa femme, si considérables qu’ils soient ?

— Distinguons, mon cher client, distinguons… Oui, sans doute, le mari peut disposer des biens de sa femme comme il l’entend, mais non point les vendre sans le consentement d’icelle, ajouterai-je en véritable tabellion que je suis.

— C’est-à-dire que le mari ne peut disposer que de l’emploi des revenus ?

— C’est cela.

— Mais il en dispose absolument, selon son bon plaisir, sans que sa femme puisse s’opposer à l’usage que fait son mari du revenu commun ?

— Distinguons encore, mon cher client ; car si, d’aventure, le mari s’avisait de dissiper follement les revenus de sa femme, elle est protégée par la loi contre ces dilapidations, en cela qu’elle peut intenter une demande en séparation de biens, voire même de corps ; laquelle demande est toujours accueillie et suivie d’effet, s’il est avéré que le mari est un dissipateur.

— Mais dans le cas contraire ?

— Comment ?

— Tenez, cher monsieur Thibaut, je vais, par exemple, vous préciser ma pensée. Je suppose qu’au lieu d’être célibataire, je me suis marié il y a douze ou quinze ans ; mais après quelques mois de mariage, ma femme et moi, nous nous séparons d’un commun accord…

— Très-bien… Ah ! si l’on se séparait comme cela, tout de suite, par manière de précaution ou de prévision, que de bon temps l’on gagnerait ! Que ne me suis-je ainsi séparé de ma diablesse de femme !… j’aurais ainsi escompté une dizaine d’années de béatitude délicieuse, de quiétude ineffable, de félicité céleste. Ô Athénaïs !… ajouta maître Thibaut avec un accent d’invocation comique ; ô Athénaïs ! je te demande un peu qu’est-ce que cela t’aurait fait de t’en aller tout de suite, et de laisser ainsi ton Scipion parfaitement tranquille et débarrassé de ta présence ?

— Quel Scipion ?

— Le Scipion de ma femme ? eh ! c’est moi, parbleu ! Scipion Thibaut ; moi, Scipion, par la grâce de feu mon père, un forcené brave homme du club des Cordeliers, qui, dans sa ferveur républicaine, m’a baptisé de ce nom de la vieille Rome.

— C’est plaisir de voir, cher monsieur Thibaut, avec quelle philosophique sérénité vous évoquez le souvenir de vos infortunes conjugales, reprit M. d’Otremont en souriant. — D’honneur ! sous le rapport du stoïcisme, vous êtes digne de porter le nom d’un vieux Romain ! Mais, pour revenir à ma supposition, je me suis donc, il y a douze ou quinze ans, amiablement séparé de ma femme, avec qui j’étais marié en communauté de biens. J’ai voyagé pendant de longues années ; j’arrive en France… et j’apprends que ma femme, pendant mon absence, s’est enrichie, qu’elle possède, par exemple, un million…

— Quelle est l’origine de ce million ?

— Que sais-je ! elle l’aurait gagné, si vous voulez, à l’une de ces loteries allemandes dont on lit les annonces dans les journaux.

— Vous me rappelez là, mon cher client, l’une des manies d’Athénaïs. Elle avait la rage de mettre toujours à la loterie de Francfort-sur-le-Mein, de compte à demi avec mon premier clerc. Mes premiers clercs étaient, de naissance, de prédestination, les associés, les coopérateurs de ma scélérate de femme…

— Eh bien, la mienne… (c’est-à-dire celle que je me donne en imagination) a donc gagné un million. Elle a acheté un hôtel, elle mène grand train. J’arrive de mon voyage, j’use de mes droits de chef de la communauté, je suis (toujours en vertu de ma supposition), je suis très-avare ; je mets l’hôtel de ma femme en location, je vends ses chevaux, ses voitures ; je renvoie ses gens et je l’oblige à vivre comme moi, avec la plus sévère économie, tranchons le mot, avec une avarice sordide. Ma femme peut-elle légalement m’obliger à vivre moins parcimonieusement, et ainsi échapper aux dures privations que je lui impose ?

— Pas le moins du monde. Vous disposez, non du fonds, mais du revenu du bien de votre femme comme bon vous semble, et, pourvu que vous ne manquiez jamais d’égards envers elle, que vous vous montriez bon ménager des biens de la communauté, que vous justifiiez du placement régulier et avantageux des épargnes que vous faites et que vous imposez à votre chaste moitié, elle n’a pas un mot à dire.

— Je puis réduire nos dépenses communes à cent louis par an, je suppose, quoique les revenus de ma femme s’élèvent à cinquante, à cent mille livres de rente ?

— Vous pouvez, si cela vous plaît, obliger votre femme à se contenter, pour elle et pour vous, de douze cents francs par an.

— Et, légalement, elle doit se soumettre ? Elle ne peut intenter contre moi une demande en séparation de biens ?

— Non, certes !

— À merveille, je suis ravi de ce que vous m’apprenez-là, — dit M. d’Otremont se frottant les mains avec une expression de contentement haineux et comme s’il eût puisé dans les renseignements du notaire la certitude de satisfaire une vengeance. — Ainsi, cher monsieur Thibaut, pourvu que je me montre le plus révérencieux des fesse-Mathieu envers ma moitié, ainsi que vous le dites, il faut qu’elle ronge son frein, et qu’adorant le bien-être, le luxe, elle se résigne à vivre presque dans la misère ?

— Évidemment, puisqu’elle ne pourrait obtenir une séparation de biens et de corps qu’en témoignant de vos ruineuses prodigalités ou de vos mauvais traitements. C’est justement ainsi que j’ai obtenu contre Athénaïs : primo, ma séparation de biens ; secundo, ma séparation de corps… et quel corps ! cinq pieds six pouces, un embonpoint plus que proportionné à sa taille ! On la dit maintenant monstrueuse. Jugez du poids énorme dont j’ai été allégé par ma séparation ; car, hélas ! hélas ! mon cher client, j’étouffais en ménage, moralement et physiquement…

— Ah ça ! cher monsieur Thibaut, j’aime à croire que vous n’aviez pas à reprocher à Athénaïs de s’être livrée à des sévices graves contre votre personne ?

— Contre moi ? Non pas !… Ma femme ne m’aimait point assez pour cela ; mais, dans une querelle de jalousie, elle a, d’un coup de pincette, cassé un bras au meilleur maître clerc que j’aie eu de ma vie, un charmant garçon, nommé Armand, plein de savoir, d’intelligence, de probité. Il possédait toute ma confiance ; mais, dame ! après qu’Athénaïs lui a eu cassé un bras, il n’a plus voulu remettre les pieds chez nous, ce pauvre Armand, de crainte d’avoir les membres brisés les uns après les autres ! Alors, ma foi ! la perte de mon maître clerc m’a exaspéré, j’ai intenté ma demande en séparation contre Athénaïs, non parce qu’elle cassait les bras à mes clercs, mais parce qu’elle faisait en toilette des dépenses extravagantes, sans parler des cadeaux à ses galants. Vous comprenez, avec une tournure et une figure pareilles aux siennes, il faut qu’une femme s’exécute ; et cependant, c’est justement à cause de sa laideur que je l’avais épousée, cette énorme trompeuse d’Athénaïs.

— Trompeuse !… Il me semble pourtant, cher monsieur Thibaut, que, selon vous, sa figure et sa tournure tenaient au moins ce qu’elles promettaient ?

— Au contraire ; je m’étais dit : « Athénaïs a trente ans, elle est veuve, et, quoiqu’elle ait, de son premier mariage, un fils nommé Blanchard (par parenthèse, le plus hargneux, le plus méchant petit bossu qui ait été marqué au B), la fortune personnelle d’Athénaïs est assez considérable ; de plus, elle ressemble suffisamment à un tambour-major déguisé en femme ; elle a les yeux verts, le nez camard ; elle est rousse, c’est bien le diable si, ainsi tournée, elle est jamais susceptible d’amouracher mes clercs ; car, pour nous autres notaires mariés, les jeunes gens de notre étude sont souvent une nichée de serpenteaux que nous réchauffons dans notre sein et au feu de notre poêle… » Vous comprenez ?

— Parfaitement.

— Eh bien, erreur ! illusion ! déception !… malgré les précieuses garanties que semblaient m’offrir les yeux verts, le nez camard, le crin rouge, et autres désagréments d’Athénaïs, elle a, par excès d’amour, cassé le bras au phénix des maîtres clercs, sans parler de ceux qu’elle n’a pas rendus manchots. Vous voyez donc bien, mon cher client, que j’ai le droit de m’écrier : « Athénaïs, tu as été une énorme trompeuse !… je m’endormais sur les deux oreilles, plein d’une religieuse confiance dans ta laideur atroce !… et va-t’en voir s’ils viennent !… » Eh, parbleu ! ils n’ont pas manqué de venir, les scélérats, que dis-je ?… non, respect au malheur !… les infortunés !…

— C’était et ce doit être une bien terrible femme qu’Athénaïs, pauvre monsieur Thibaut !

— Jugez-en… Savez-vous quel joli surnom l’on donnait à Athénaïs, dans mon étude et dans notre société ?

— Je l’ignore absolument.

— Figurez-vous qu’on l’appelait l’Ogresse. Hein ! mon cher client, c’est assez clair, l’Ogresse ?

— En effet, cet effrayant surnom suffit à donner le frisson ! dit en souriant M. d’Otremont ; aussi, je vous félicite de toute mon âme de cet allégement, de ce desétouffement que vous exprimez d’une façon si pittoresque… Et qu’est-elle devenue, votre femme ?

— J’ai ouï dire qu’elle fait toujours des siennes. L’âge (elle a maintenant au moins quarante-huit ans), l’âge ne l’a pas calmée : au contraire, il paraît qu’elle est plus ogresse que jamais ! et qu’elle se ruine pour un Olibrius, une espèce d’hercule, selon le rapport de Blanchard, ce méchant petit bossu, fils du premier lit d’Athénaïs. Il est furieux de voir sa mère manger sa fortune ; il est venu me consulter sur les moyens à prendre pour la faire interdire.

En ce moment, l’un des clercs de maître Thibaut entre par la petite porte communiquant au couloir, et dit à son patron :

— M. Maurice Dumirail désire vous parler tout de suite, monsieur, pour une affaire très-urgente.

— Que le diable l’emporte ! — répond brusquement M. Thibaut devenu soudain soucieux ; dites-lui que je suis occupé, que je ne peux pas le recevoir, ou mieux… que je suis sorti ; c’est le seul moyen de me débarrasser de lui.

— Nous avons dit, monsieur, que vous étiez dans votre cabinet.

— Eh bien, qu’il attende, et s’il s’ennuie d’attendre, qu’il s’en aille ; surtout, ne le retenez pas.

Le clerc s’incline et sort, laissant son patron seul avec Richard d’Otremont.

Le nom de Maurice Dumirail avait paru causer une impression aussi désagréable à M. d’Otremont qu’au notaire, et celui-ci, lorsque son clerc eut quitté son cabinet, s’écrie :

— Maudit soit le quémandeur ! je me croyais débarrassé de lui ; car je n’en avais pas entendu parler depuis six mois ! Il vient sans doute me carotter encore un emprunt de quelques centaines de francs ; quand je dis emprunt, je suis poli, c’est une aumône que je devrais dire ; mais, assez de charité, j’ai mes pauvres. Ce drôle-là m’a ainsi soutiré, par petites sommes, près de trois mille francs, sous prétexte que j’étais son notaire au temps de sa fortune ; mais il y a beaux jours que ce temps-là est passé. Il s’est ruiné bêtement, ainsi que tant d’autres fils de famille, oisons de la même volée. Tant pis pour lui, et…

Puis, remarquant l’air soucieux et le silence de M. d’Otremont, le notaire ajoute :

— À quoi pensez-vous donc, mon cher client ? Vous semblez attristé.

— Je pense, en effet, à quelque chose de fort triste.

— Qu’est-ce donc ?

— Ce quémandeur dont vous parlez aujourd’hui avec un si juste dédain, Maurice Dumirail, qui, maintenant, selon ce que j’ai appris de source certaine, est dégradé à ce point qu’il vit aux dépens des femmes…

— Quoi !… vous croyez que ce malheureux-là ?…

— Je suis assuré de ce que je vous dis, et, cependant, j’ai vu Maurice Dumirail, il y a de cela cinq ou six ans, débarquer tout frais, tout naïf de ses montagnes ; la candeur, la franchise, la physionomie attrayante et ouverte de ce tout jeune homme m’avaient inspiré une vive sympathie ; cependant, par suite de circonstances bizarres, j’ai été sur le point de le tuer en duel.

— Maurice Dumirail ?

— Oui. Mais, heureusement pour lui et pour moi, je l’ai épargné à la prière d’un homme à qui je dois d’avoir traversé, sans trop de malencontre, les années orageuses de ma jeunesse, et d’être arrivé, ainsi que je le suis, à la maturité de l’âge sans dissiper ma fortune ; moi, témoin de ruines semblables à celle de Maurice Dumirail.

— Votre mentor, mon cher client, ne pouvait choisir un meilleur élève que vous ; car je sais de quelle façon vous régissez votre fortune ; j’affirme que vous êtes un modèle d’ordre et de régularité, bien que vous viviez en grand seigneur.

— Je dois à mon ami Charles Delmare ces excellents principes, dont je ne me suis jamais départi.

— Comment !… Charles Delmare ? ce magnifique prodigue qu’on appelait le beau Delmare, et qui éblouissait Paris de son faste, il y a de longues années ?…

— Lui-même.

— Ah çà ! mais ce merveilleux professeur d’économie domestique s’est ruiné, dit-on, comme un sot !

— Que voulez-vous, cher monsieur Thibaut ! ne voit-on pas les professeurs de philosophie, ces docteurs en sagesse, commettre souvent d’énormes folies ? Mais, du moins, Charles Delmare, s’il a perdu sa fortune, a conservé son honneur. Je ne connais pas de caractère plus noble, plus généreux que le sien.

— Et qu’est-il devenu, cet ex-beau ?

Il est retourné dans sa solitude, d’où il était sorti momentanément lors de l’arrivée de Maurice Dumirail à Paris, dans l’espoir de sauvegarder ce jeune homme des entraînements de son âge…

— Eh bien, ce digne mentor a dû être fièrement déçu dans ses espérances. Non-seulement ce Dumirail a mangé, comme un niais, la succession de sa mère, pour laquelle il n’a pas eu un regret, mais il m’a indigné par sa sécheresse de cœur, et révolté par le cynisme de ses récriminations injurieuses contre la mémoire de son père, parce que celui-ci, sachant que ce garnement dissiperait jusqu’au dernier sou l’héritage paternel, avait utilement consacré sa fortune à la fondation d’une ferme-école dans le Jura.

— En effet, Maurice Dumirail, lorsque je le fréquentais, s’est souvent et violemment plaint à moi d’avoir été déshérité par son père…

— Tout homme sensé eût agi ainsi que feu M. Dumirail… J’ai su les détails de toute cette affaire par son fondé de pouvoir, qui m’a apporté cinq cent quarante mille francs, montant de la succession de feue madame Dumirail, ainsi que trente-trois mille francs composant la fortune de sa nièce, mademoiselle Jeane Dumirail, plus tard connue sous le nom de San-Privato, dont on a tant et tant parlé. Mon Dieu ! qu’elle était donc ravissante et séduisante, ma chère cliente ; car elle était et est encore ma cliente, madame San-Privato.

— Ah ! — reprend M. d’Otremont, de qui la figure devient mélancolique et pensive, — madame San-Privato a été, pendant trois hivers, la femme la plus recherchée, la plus à la mode de Paris ! Dieu sait si la moitié des aventures qu’on lui a prêtées étaient réelles ; mais, en admettant même cette réduction, notre diabolique doña Juana, ainsi qu’on l’appelait dans le monde, aurait pu, disait-on, comme son modèle et son homonyme masculin, don Juan, inscrire sur son amoureux calendrier l’effrayant : Mille e tre.

— Ce qui signifie en bon français ?

— Mille et trois.

— Mille et trois galants ! Excusez du peu ! Quelles histoires on fait dans le monde ! elles sont vraiment incroyables.

— Malheureusement, si incroyables qu’elles soient, le méchant les croit, ou plutôt feint d’y croire, non que je veuille nier les scandaleuses aventures de madame San-Privato ; elles n’ont été que trop réelles et trop retentissantes ! Mais quelles tempêtes de haines acharnées, de calomnies odieuses ou stupides cette jeune femme a soulevées contre elle, tantôt par son audace, tantôt par ses dédains ; n’a-t-on pas eu l’infamie de prétendre qu’elle se vendait ! elle la délicatesse, la fierté même, malgré le désordre de ses mœurs !

— Ah ! mon cher client, que vous me faites plaisir en me parlant ainsi ! car, du moins, à ce sujet, madame San-Privato est irréprochable ; moi, son notaire, je le sais mieux que personne : je vous l’ai dit, sa fortune se montait à la somme de trente-trois mille et quelques cents francs, il y a cinq ans de cela ; eh bien, depuis son mariage, elle a prélevé chaque année cinq mille francs sur son capital, pas un liard de plus… et, avec cette somme, elle suffisait à sa toilette, à toutes ses dépenses personnelles ; car telle est sa délicatesse qu’avant d’être séparée de M. San-Privato, elle m’a dit cent fois qu’elle tenait à honneur de ne pas coûter un centime à son mari. Elle lui payait deux cents francs par mois de pension pour son logis et sa nourriture ; elle employait ce qui lui restait à ses autres dépenses ; enfin, depuis sa séparation, elle a suffi à tout, avec ses cinq mille francs par an, sauf une quinzaine de cents francs qu’elle a pris en surplus pour meubler son petit appartement. C’était un prodige d’ordre, d’économie et d’élégante simplicité.

— En effet, les toilettes de madame San-Privato, lorsque je la voyais dans le monde, étaient toujours d’une extrême simplicité, quoique d’un excellent goût : une robe de gaze ou de mousseline, une fleur dans ses cheveux, jamais un bijou, et cependant elle éclipsait les femmes les plus jolies ou les plus splendidement parées. Je me suis beaucoup occupé d’elle pendant l’hiver qui a précédé son départ pour Florence, où elle est, je crois, encore à cette heure ; car de cette ville était datée la dernière lettre qu’elle m’a écrite. Nous sommes restés dans les meilleurs termes.

— C’est aussi à Florence que j’ai, il y a trois mois environ, envoyé à madame San-Privato les fonds qui lui restaient. Ainsi, vous avez été amoureux d’elle, mon cher client ?

— Passionnément amoureux.

— Et heureux, cela va de soi ?

— Non pas, j’ai dominé mon amour ; j’ai été plus courageux encore, j’ai renoncé à l’espoir presque certain du bonheur.

— Peste ! mon cher client, mieux que moi vous auriez droit au beau nom de Scipion le Continent.

— Que voulez-vous ! j’avais peur…

— Vous, Richard d’Otremont, peur ! et de quoi ? de qui ?

— De madame San-Privato ; je la trouvais trop dangereuse.

— Comment cela, dangereuse ?

— J’aurais été d’une jalousie féroce, et Dieu sait si la coquetterie enragée de doña Juana m’aurait donné lieu d’être jaloux ; d’ailleurs, poussant jusqu’au bout la logique de son caractère et son audacieuse franchise, elle ne s’engageait jamais à la constance.

— Ah çà ! et son mari ? Je n’ai pu démêler, d’après ce qu’elle me disait de lui, comment il prenait les choses.

— Il possédait, ce semble, votre philosophie, cher monsieur Thibaut. Je dis ce semble, parce que bien des fois j’ai très-attentivement observé à la dérobée San-Privato, lorsque, dans le monde, sa femme se compromettait avec cette hardiesse inouïe qui, ordinairement, décèle une innocence d’Agnès ou l’insolent dédain des plus simples convenances.

— Eh bien, en ces moments-là, qu’advenait-il de la mine de mon cher et honorable collègue San-Privato ?

— Parfois, il devenait livide ; sa figure prenait alors une expression si effrayante, que je craignais toujours de le voir éclater sur l’heure, ou d’apprendre, le lendemain, quelque tragique vengeance dont sa femme aurait été victime. Mais non, il n’en était rien : je le revoyais le lendemain dans le monde, donnant le bras à doña Juana, toujours souriant et triomphant.

— Il devait pourtant avoir conscience du ridicule dont il était couvert, lui, jeune, charmant et trompé, tandis que, moi, je jouissais du moins de l’inestimable agrément de pouvoir trouver d’un ridicule atroce les galants d’Athénaïs ! je pouvais les plaindre, ces infortunés ; j’avais le beau rôle !

— San-Privato, ne possédant pas le même avantage que vous, feignait de braver ou d’ignorer tout ce qui, sans doute, blessait profondément son orgueil.

— Du reste, il a sagement agi en se séparant à l’amiable de sa femme, lorsqu’il a été nommé ministre à Berlin. Depuis lors, ma charmante cliente a continué, comme par le passé, de se suffire à elle-même, sans vouloir écouter mes conseils à l’endroit d’une demande de pension qu’elle pouvait exiger de son mari ; elle a toujours été intraitable à ce sujet.

— Encore une fois, n’est-ce pas un contraste étrange que cette scrupuleuse délicatesse opposée à des mœurs si scandaleuses ?

— J’admets comme vous cette délicatesse et cette fierté de caractère, mon cher client ; mais je me demande avec anxiété de quoi vivra madame San-Privato lorsqu’elle aura épuisé les derniers fonds que je lui ai envoyés à Florence ?

— Monsieur, c’est une lettre de madame la baronne de Hansfeld, — vient dire au notaire le clerc, en entrant de nouveau dans le cabinet, et remettant une lettre à son patron.

Puis, il ajouta :

— Monsieur Dumirail s’impatiente fort et fait tapage dans l’étude ; il semble avoir un peu trop bien déjeuné.

— En vérité, cela devient insupportable ! — s’écria maître Thibaut. — Prévenez M. Dumirail que, s’il ne se tient pas tranquille, on ira chercher le commissaire de police, et qu’on le fera jeter à la porte par la garde. Est-ce qu’il s’imagine nous intimider avec ses six pieds et ses épaules d’hercule ? ajouta le notaire en décachetant et parcourant des yeux le billet de madame de Hansfeld.

Après quoi, il dit :

— Priez le maître clerc de répondre pour moi à madame de Hansfeld que le renouvellement du placement hypothécaire est convenu ; il n’y a plus qu’à signer. J’enverrai l’acte demain chez madame le baronne.

— Très-bien, monsieur. Mais qu’est-ce qu’il faut répondre à M. Dumirail ?… Il dit qu’il ne s’en ira pas sans vous avoir vu, et il a menacé notre camarade Michel de lui donner des coups de pied dans le ventre, parce que Michel l’engageait poliment à patienter.

— Mais c’est une peste publique qu’un pareil chenapan ! — s’écria maître Thibaut. — Menacez-le du commissaire de police et mettez-le à la porte !

— Monsieur, il est capable de tout briser dans l’étude, si maintenant on lui dit que vous refusez de le recevoir.

— Mon cher monsieur Thibaut, — reprit Richard d’Otremont, je connais l’homme et sa ténacité… car, à moi aussi, depuis sa ruine, il a soutiré diverses sommes sous le prétexte que nous avions croisé le fer ensemble. Vous ne vous débarrasserez de lui qu’en le recevant et en lui prêtant quelques louis, sinon vous n’échapperez pas à une altercation toujours regrettable.

— Vous avez raison, il n’y a pas d’autre moyen de me débarrasser de ce drôle, — reprend le notaire.

Puis, s’adressant à son clerc :

— Dites à ce Dumirail qu’il attende encore, et, dans un quart d’heure, je le recevrai.

Le clerc sortit, afin d’exécuter les ordres de son patron.

Au nom de madame de Hansfeld, la physionomie de M. d’Otremont s’assombrit et devint singulièrement haineuse ; car, sans parler d’autres griefs, il ne pouvait pardonner à Antoinette d’avoir autrefois voulu le rendre complice ou instrument d’une sorte d’assassinat, en le poussant à provoquer Maurice dans un duel inégal. Richard dit donc au notaire avec un sourire sardonique :

— Au moment où votre clerc est entré, nous parlions de madame San-Privato, si fière, si délicate, malgré le scandale de sa conduite. Quelle différence entre elle et ces femmes dont la Hansfeld est l’un des types les plus haïssables !

— Il est certain, mon cher client, que vous n’aimez pas la baronne… Eh ! eh ! peut-être parce que vous l’avez trop aimée ?

— En tout cas, cet amour se serait transformé en une solide haine, dont j’espère donner bientôt une preuve touchante à cette créature. J’ai à régler avec elle d’anciens comptes.

— Et vous êtes un homme d’une scrupuleuse exactitude en affaires. Mais quelle vengeance tirer d’une jeune et jolie femme ?

— Quelle vengeance ?… C’est là mon secret, et, qui plus est, le vôtre, cher monsieur Thibaut !

— Comment donc cela ?

— Vous avez fourbi, aiguisé l’arme dont je frapperai madame de Hansfeld.

— Moi, j’ai fourbi, aiguisé quelque chose ? Allons, mon cher client, vous vous moquez de votre humble serviteur.

— Je ne me moque point. Le hasard m’avait fait tomber entre les mains une arme dont j’ignorais au juste la portée. C’est à vous que je dois de la connaître, et, Dieu me damne ! jamais cette âpre courtisane n’aura reçu un coup plus douloureux !

— C’est une charade, mon cher client, et je donne bravement, comme on dit, ma langue aux chiens ; mais vous êtes vraiment féroce !… Après tout, cette pauvre baronne ne fait ni pis ni moins que ses pareilles.

— Vous êtes indulgent.

— Dame ! c’est la faute à Athénaïs.

— Si vous êtes indulgent ?

— Sans doute ; car, auprès d’elle, toutes les autres femmes me paraissent de véritables petits anges. Elle embellit à mes yeux le reste de l’espèce humaine. Mais, sérieusement, madame de Hansfeld n’est ni plus ni moins coquine que ses semblables.

— N’a-t-elle pas ruiné ce malheureux Maurice Dumirail ? Vous le savez mieux que personne, vous, son notaire.

— Il est vrai qu’en moins de quatre ans, la succession de sa mère, montant à cinq cent et tant de mille francs, a été fricassée ; mais, soyons justes, il en a mangé sa bonne part : il avait un joli hôtel, six chevaux dans son écurie, table ouverte, loge à l’Opéra et tout ce qui s’ensuit, sans compter le lansquenet, qui l’a achevé ; car, lorsqu’il ne possédait plus environ que cinquante mille francs, il s’est avisé de jouer pour se refaire, et, entre autres, il a perdu mille louis en une nuit. Tout cela n’est pas entré dans la poche de la baronne, que diable !

— Maurice m’a dit, et il a répété à qui voulait l’entendre, qu’il avait donné pour deux ou trois mille louis de diamants à la Hansfeld.

— Parbleu ! quand on affiche pour maîtresse une femme entretenue millionnaire, les dépenses doivent monter en conséquence ; je m’étonne, mon cher client, que vous, un homme du monde et de tant d’expérience, vous ne trouviez pas la chose la plus simple du monde. Après tout, tant pis pour les niais !

— Diriez-vous aussi : tant pis pour les victimes d’un vol odieux, d’une filouterie qui aurait dû envoyer la Hansfeld à Saint-Lazare avec ses égales non millionnaires ?

— De quel vol voulez-vous parler ?

— Maurice Dumirail affirme (et je la crois capable de cette infamie) que la Hansfeld lui a proposé d’entrer avec elle de compte à demi dans une prétendue spéculation, et qu’elle lui a ainsi volé, c’est le mot, environ cent mille francs ; car il va sans dire qu’il n’existait d’autre spéculation que celle de dépouiller ce malheureux.

— Quant à cela, je l’avoue, la baronne est une commère beaucoup trop défiante et madrée en affaires pour se lancer dans les spéculations. Elle place solidement ses capitaux en premières hypothèques, ou bien encore, elle achète, ainsi qu’elle l’a fait dernièrement, une magnifique ferme en Beauce, d’un rapport net de vingt-sept bonnes mille livres de rente ; en un mot, elle a tellement horreur de ce qui peut ressembler à de la spéculation, qu’elle n’a jamais voulu acheter une seule action de chemin de fer. Aussi, je ne connais pas de fortune plus claire, plus solide que celle de la baronne. Peste ! savez-vous qu’en valeurs mobilières et immobilières, son avoir se monte, selon son dernier inventaire, à plus de deux millions trois cent mille francs, sans compter ses diamants ?

— Ah ! cher monsieur Thibaut, vous n’imaginez pas le plaisir que j’ai à vous entendre ! Vous me ravissez en m’apprenant que la Hansfeld est si riche.

— Vraiment ?

— Je voudrais qu’elle fût dix fois plus riche encore.

— Elle que vous haïssez si fort, mon cher client ?

— C’est justement parce que je la hais de tout mon cœur, que je voudrais la voir dix fois plus riche qu’elle ne l’est.

— Encore une charade.

— Mais tous ces biens, la Hansfeld les possède sous son nom ? — demande Richard d’Otremont après un moment de réflexion, sous son véritable nom ?

— Certainement sous le nom d’Antoinette, baronne de Hansfeld. Sous quel nom voulez-vous qu’elle possède ?

— C’est juste, — reprend M. d’Otremont, ne disant pas évidemment toute sa pensée.

Puis, se levant et tendant la main au notaire :

— Adieu, cher monsieur Thibaut ; mille fois merci encore de votre consultation judiciaire ; et, à ce sujet, encore une question, ce sera la dernière. Je me suis, vous le savez, supposé marié…

— Oui ; et, de retour d’un long voyage, vous trouvez votre femme millionnaire ; en suite de quoi, selon votre droit, vous prenez l’administration des biens de la communauté.

— Parfaitement ; mais comment établir mon identité pour cela ?… Faut-il un acte, des pièces, un jugement ?

— Pour vous mettre en possession d’état, comme nous disons ; en d’autres termes, pour avoir la disposition de l’usufruit des biens de votre femme ?

— Oui…

— Il n’est besoin d’aucun jugement, d’aucun acte pour cela vous dites purement et simplement : « Je suis M. d’Otremont, » et, en vertu de votre qualité de conjoint, vous usez de vos droits. Ça n’est pas plus malin que cela.

— Bravo ! c’est à merveille !…

— Ah çà ! mon cher client, me sera-t-il permis, indiscrétion à part, de vous demander à quoi peuvent vous servir ces renseignements ? Vous êtes, grâce à Dieu, célibataire !

La porte du couloir s’ouvrit de nouveau, le clerc rentra tenant une lettre à la main, et, s’adressant à M. d’Otremont :

— Monsieur, votre cabriolet vous attend, et votre domestique, qui vient de l’amener, a chargé le concierge de monter cette lettre, que l’on a apportée chez vous tout à l’heure. Il paraît qu’elle est très-urgente et très-importante.

— Je vous remercie, monsieur, — dit Richard prenant la lettre.

Et, avant de la décacheter, s’adressant courtoisement au notaire :

— Vous permettez ?…

— Parbleu ! mon cher client.

Pendant que M. d’Otremont lit, avec l’expression d’une extrême surprise, la lettre que l’on vient de lui remettre, M. Thibaut dit à son clerc :

— Cet enragé Dumirail est-il toujours dans l’étude ?

— Oui, monsieur ; il a prié tout à l’heure le petit clerc d’aller lui chercher, au café voisin, un carafon d’eau-de-vie, et il l’a bu rubis sur l’ongle.

— Eh bien, le drôle va être dans un joli état.

— Non, monsieur, au contraire, ça l’a calmé ; maintenant, il ne bouge ni ne dit mot.

Tandis que le notaire est son clerc échangent les paroles précédentes, M. d’Otremont a lu la lettre qu’il tient. Elle est ainsi conçue :

« J’arrive d’un long voyage. Me sera-t-il permis, mon cher Richard, d’invoquer le souvenir de cette bonne et cordiale amitié dont vous m’avez donné une preuve que je n’oublierai jamais… et de vous prier de m’attendre chez vous ce soir, de huit à neuf heures, si toutefois vous n’avez pas disposé de votre soirée ? J’ai un service à vous demander. Je vous connais assez pour être certaine d’avance que ce motif seul vous décidera à m’accorder le rendez-vous que je sollicite de votre habituelle courtoisie.

« Recevez l’assurance de mes sentiments affectueux.

« Jeane San-Privato.

« Je serai chez vous à huit heures et demie ; laissez-moi un mot à votre porte, dans le cas où vous ne pourriez me recevoir. »

M. d’Otremont a lu ce billet avec surprise et une certaine émotion. Il le met dans la poche de son gilet, et, tendant la main au notaire :

— Adieu et encore mille remercîments. Je vais passer par ce couloir et y attendre que Maurice Dumirail soit introduit près de vous ; il me serait désagréable de le rencontrer, surtout dans l’état de demi-ivresse où il paraît être.

— Vous resterez alors un moment dans le couloir ; mon clerc vous avertira lorsque notre affreux chenapan aura quitté l’étude, afin de venir ici, dans mon cabinet, en passant par le salon…

M. d’Otremont et le clerc sortent par la petite porte ; maître Thibaut, resté seul, s’écrie en frappant du pied :

— Quelle corvée de recevoir cet homme !… Oh ! ce sera la dernière fois ! Je ferai ma déclaration à la police. Ça va être encore un billet de cinquante francs qu’il va falloir lui donner pour me débarrasser de lui.

M. Thibaut ouvre un des tiroirs de son bureau où se trouvent des billets de banque et une paire de pistolets. Le notaire, à la vue de ces armes, réfléchit et se dit :

— Ma foi ! on ne sait ce qui peut arriver ; ce gredin, sans doute à moitié gris, est capable de tout. Il est devenu, depuis sa ruine, d’une violence épouvantable, ne parlant que d’assommer, que de tout briser ; il sait enfin que j’ai de l’argent dans ma caisse ; laissons donc ce tiroir ouvert, et ces pistolets sous ma main. Je me tiendrai, d’ailleurs, à portée du cordon de la sonnette qui communique à mon étude, et…

En ce moment l’on frappe à la porte du cabinet s’ouvrant dans le salon.

— C’est lui, — dit le notaire avec un accent d’impatience et d’appréhension.

Et il crie d’une voix brusque :

— Entrez !

La porte s’ouvre, et Maurice paraît dans le cabinet de maître Thibaut.


XXV

Maurice Dumirail est alors âgé d’environ vingt-six ans ; sa figure a perdu ce frais coloris, ce léger embonpoint juvénile qui distinguent le tout jeune homme de l’homme fait ; son teint pâle est çà et là couperosé par l’habitude des liqueurs fortes, auxquelles il vient encore d’avoir recours quelques moments auparavant, afin de puiser dans une excitation factice l’audace nécessaire à l’accomplissement d’un acte qu’il médite ; ses traits se sont depuis longtemps, ainsi que l’on dit, décharnés ; une épaisse barbe brune, les couvrant à demi, donne une apparence redoutable à sa physionomie jadis noble, ouverte et attrayante, mais actuellement transfigurée par l’empreinte indélébile des plus mauvaises passions ; les plis de son front, dus à la fréquente contraction de ses sourcils, annoncent la violence irascible de son caractère encore aigri par les ressentiments des sanglantes déceptions, des avanies, des dédains endurés, cortége ordinaire de la ruine, et enfin par la conscience de l’abjection des ressources à l’aide desquelles il conjure les suites de cette ruine ; en effet, bien que, depuis plus d’une année, il ne possède plus un sou, Maurice Dumirail est vêtu avec élégance et recherche ; sa main est irréprochablement gantée ; le brillant vernis de ses bottes annonce qu’il est venu en voiture chez le notaire ; son athlétique et haute stature se dessine sous les plis d’une redingote noire, coupée à la dernière mode ; son gilet, de velours vert foncé, est orné d’une garniture de boutons corail cerclés de petites perles fines. Nous insistons sur ce détail, parce que la vue de cette garniture de boutons, très-voyante d’ailleurs, et sur lesquels maître Thibaut a par hasard jeté les yeux, paraît singulièrement le frapper, et il dit :

— Je ne me trompe pas ! Je reconnais cette garniture de boutons de corail et de perles ; j’en ai fait autrefois présent à Athénaïs pour orner le corsage de sa robe lorsqu’elle s’est déguisée en Marie de Médicis pour aller à un bal costumé… Est-ce que, par hasard, ce malheureux-là serait le rufien qui achève de ruiner ma diablesse de femme ? S’il en est ainsi, quel métier !… Ah ! c’est ignoble ! Voilà pourtant à quoi peut nous réduire la stupidité de l’inconduite ; posséder à vingt et un ans plus de vingt-cinq belles et bonnes mille livres de rente, et, au bout de quelques années, en être réduit à se vendre à une horrible vieille femme et vivre à ses dépens ; est-ce assez de dégradation, est-ce assez d’infamie ! Et penser que le mandataire de feu M. Dumirail me disait que ce Maurice, devenu aujourd’hui un ignoble rufien, était, à vingt ans, le modèle des fils et des jeunes gens ! Oh ! Paris, Paris ! combien n’en as-tu pas accompli de ces transformations diaboliques ! Ah çà ! mais, si Maurice est aux crochets d’Athénaïs, ce n’est donc pas de l’argent qu’il vient me demander ? À moins qu’Athénaïs, en commère bien avisée, n’accorde à son galant que la pâtée, le logement, les habits, le spectacle, mais peu ou point d’argent de poche, de peur que le drôle n’aille en gratifier quelque coureuse !… Ah ! le beau, l’honnête, le ragoûtant ménage que voilà ! Seulement, en s’accouplant à cet hercule, Athénaïs, si tambour-major qu’elle soit, trouve à qui parler ; elle ne lui cassera pas les membres à celui-ci, comme elle les a cassés à mon maître clerc ! Maintenant, je comprends que Mathurin Blanchard, l’affreux petit bossu, enragé de voir sa mère se ruiner pour son rufien de Maurice, ne songe qu’à la faire interdire !

Pendant que maître Thibaut donnait cours à ses réflexions, Maurice, de son côté, réfléchissait profondément. Il venait de vider d’un trait, dans l’étude du notaire, un flacon d’eau-de-vie, afin d’y puiser le courage d’accomplir un acte devant lequel il eût reculé à jeun ; mais, soit qu’habitué aux liqueurs fortes, à l’enivrement desquelles il demandait parfois l’oubli de son abjection, il n’eût trouvé dans le spiritueux qu’il avait absorbé qu’une excitation momentanée, soit que la gravité même de la situation où il se trouvait eût dissipé presque subitement sa légère ivresse, à peine eut-il mis le pied dans le cabinet du notaire, qu’il retrouva tout son sang-froid, toute la lucidité de son esprit ; il eut pleinement conscience de ses actions, dissimula ses terribles angoisses sous un masque tranquille, prit une chaise avec une parfaite aisance, l’approcha du bureau du notaire ; et il se préparait à s’asseoir, lorsque maître Thibaut lui dit brusquement et durement :

— Il est inutile de vous asseoir ; je suis très-occupé, je n’ai que quelques instants à vous donner.

— Mon cher notaire, je…

— S’il s’agit d’un emprunt, je me hâte de vous déclarer que je ne vous prêterai pas un centime ; ainsi, vous voyez que, dans le cas où tel serait le but de votre visite, elle n’a plus maintenant de but. Or, comme je suis très-affairé, je n’ai pas le loisir de jouir plus longtemps de votre aimable entretien. Permettez-moi donc de me livrer à mes travaux.

— Vous êtes, mon cher monsieur Thibaut, dans une erreur complète. Je ne viens pas du tout vous emprunter de l’argent, — répondit Maurice, s’installant et s’asseyant carrément auprès du bureau ; — je viens d’abord m’informer de l’état de votre santé.

— Je vous suis fort obligé, ma santé est parfaite…

— Je viens ensuite m’acquitter près de vous d’une commission dont je suis chargé par une belle dame.

— Quelle belle dame ?

— Vous allez être fort surpris.

— Soit ; mais de qui s’agit-il ?…

— De l’une de vos plus jolies clientes.

— Enfin, quel est son nom ?

— Antoinette.

M. Thibaut regarda Maurice avec une surprise touchant à l’ébahissement, et s’écria :

— Hein !… Vous dites ?

— Je dis Antoinette…

— Madame de Hansfeld ?

— Elle-même… Je l’appelle familièrement Antoinette, ainsi qu’autrefois, parce que maintenant nous sommes dans la même intimité qu’autrefois…

— Ah bah !

— À notre brouille a succédé un raccommodement.

— Est-ce possible ?… quoi ! un raccommodement ?…

— Complet, absolu, mon cher notaire.

— Et depuis quand êtes-vous rentré dans les bonnes grâces de la baronne ?

— Depuis le dernier bal de l’Opéra, il y a deux jours. Antoinette m’a intrigué, je l’ai eu bientôt reconnue. Nous sommes allé nous asseoir dans sa loge, nous avons eu ensemble une longue explication ; de tendres souvenirs ont été évoqués, souvenirs suivis de regrets plus tendres encore ; enfin, que vous dirai-je ? j’ai reconduit Antoinette chez elle, et nous sommes redevenus aussi amoureux l’un de l’autre que par le passé.

Maurice n’apprenait au notaire rien que de possible. Cependant maître Thibaut hésitait à ajouter foi à ce raccommodement, et, après un instant de silence, il reprit :

— Ce que vous me dites là me surprend, me confond, d’autant plus que…

Et, jetant de nouveau les yeux sur la garniture de boutons de corail dont est orné le gilet de Maurice, maître Thibaut ajoute brusquement :

— Est-ce qu’il y a longtemps que vous avez cette belle garniture de boutons de corail ?

— Voilà une singulière question, cher notaire, — répond Maurice rougissant jusqu’aux yeux et fronçant les sourcils ; — quel intérêt avez-vous à savoir… ?

— Je m’en vais vous expliquer la chose, — reprend maître Thibaut avec une feinte bonhomie ; — figurez-vous qu’il y a de cela… ma foi !… une quinzaine d’années, au moins… ma foi, oui… car alors ma femme avait trente-deux ans, ce qui fait qu’elle en a maintenant quarante-huit, je lui ai fait cadeau de la garniture de boutons que vous portez à votre gilet.

— Vous êtes dans une complète erreur, mon cher notaire, — reprend Maurice retrouvant son assurance ; — j’ai acheté, il y a quelques jours, ces boutons chez un orfévre.

— Ainsi, vous ne connaissez pas mon estimable et chaste moitié, Athénaïs Thibaut, veuve Blanchard en premières noces ?

— Je n’ai pas l’honneur de connaître madame Thibaut.

— Peste ! si vous prenez cela pour de l’honneur, il y aurait de votre part un fameux malentendu, car Athénaïs…

— Pardon, vous êtes fort occupé, m’avez-vous dit, et je ne voudrais pas abuser longtemps de vos moments ; j’arrive au but de ma visite, — reprend Maurice en fouillant à sa poche, d’où il tire un portefeuille.

En ce moment, sa figure, qui s’était empourprée au nom de madame Thibaut, redevint pâle, plus pâle qu’elle ne l’était d’abord ; de grosses gouttes de sueur commencent de perler au front du jeune homme, mais il reprend tranquillement, en remettant au notaire avec une parfaite désinvolture la lettre qu’il vient de prendre dans son portefeuille :

— Ce matin, lorsque j’ai quitté Antoinette, elle m’a chargé de ce billet pour vous, en me donnant connaissance de son contenu.

Maître Thibaut prend la lettre, l’ouvre et lit. On ne peut s’imaginer l’angoisse que trahit le regard ardent et fixe de Maurice pendant que le notaire lit la lettre de madame de Hansfeld ; mais, pressentant pour ainsi dire le moment où maître Thibaut allait lever les yeux sur lui, le jeune homme, restant maître de lui-même, quoique une sueur froide baigne ses tempes, cache son inquiétude sous l’impassibilité de sa physionomie, et il s’occupe à lisser complaisamment les flots de son épaisse barbe brune. En ce moment, le notaire, après la lecture de la lettre, contemple le messager avec un étonnement mêlé de doute ; mais ce doute est presque entièrement dissipé de son esprit par l’apparente impassibilité de Maurice. Le jour baissait, le cabinet devenait assez obscur. M. Thibaut s’éloigne de son bureau, se rapproche de l’une des fenêtres, lit de nouveau la lettre de madame de Hansfeld avec un redoublement d’attention, et de nouveau le regard de Maurice s’attache avec une effrayante anxiété sur le notaire. — Le billet d’Antoinette était ainsi conçu :

« Veuillez, mon cher monsieur Thibaut, remettre à Maurice Dumirail cinquante-deux mille francs, qui, avec huit mille francs que j’ai chez moi, compléteront soixante mille francs, dont j’ai besoin avant ce soir.

« Je dis cinquante-deux mille francs, dont ce billet vous servira de reçu.

« Mille amitiés.

« Baronne de Hansfeld. »

— Cette lettre est pourtant bien de l’écriture de ma cliente, — se disait le notaire ; il est impossible de s’y tromper, ce n’est pas moi surtout qui m’y tromperais !… Néanmoins, comment se fait-il que, dans le billet qu’elle m’a écrit il y a une heure, elle ne me dise pas un mot d’une demande de fonds aussi considérable ? Cette circonstance avait éveillé mes premiers doutes, d’autant plus que je crois ce rufien capable de tout, même de commettre un faux ! infamie non pire, à mes yeux, que de vivre aux dépens d’Athénaïs, car je ne suis pas dupe des dénégations qu’il m’a opposées. Il est devenu pourpre au nom de mon atroce épouse ; il l’aurait donc abandonnée, ce que je comprends du reste, pour redevenir le galant de la baronne ? Il faut qu’il en soit ainsi, car, encore une fois, ce billet est évidemment de la main de ma cliente. Mais, j’y songe, la missive qu’elle m’a tantôt adressée est là : comparons-les l’une à l’autre.

M. Thibaut revient à son bureau, prend la lettre qu’il a reçue d’abord de madame de Hansfeld, et se rapproche de la fenêtre, où il examine attentivement les deux écritures. Maurice ne peut plus s’abuser sur les soupçons du notaire, si outrageusement manifestés ; il devient livide, un éclair de rage brille dans ses yeux ; mais, se dominant, il dit d’une voix calme :

— Ah çà ! mon cher monsieur Thibaut, aurez-vous bientôt fini de lire ce billet de dix lignes ? Antoinette attend l’argent qu’elle vous demande.

— C’est absolument la même écriture, — se disait le notaire ; cette dernière lettre est décidément de la main de madame de Hansfeld.

La gravité des circonstances doublant la pénétration de Maurice, il devine, à quelques nuances insaisissables de la physionomie du notaire, que ses derniers soupçons se sont évanouis, car il est revenu s’asseoir devant son bureau en se disant :

— Après tout, c’est peut-être une manière de restitution partielle que la baronne veut faire à ce drôle, dont elle serait devenue sérieusement amoureuse, après l’avoir indignement dupé ?… Quoi d’étonnant ? les femmes sont sujettes à de si bizarres caprices !

Et, prenant une feuille de papier, maître Thibaut ajoute tout haut, sans regarder Maurice :

— Je n’ai pas ici cinquante mille francs ; je vais vous donner un mandat sur mon banquier.

Puis, relevant la tête à l’improviste et regardant Maurice :

— Quelle est donc la date… de… ?

Le notaire s’interrompt soudain ; il a surpris sur les traits du jeune homme une expression d’allégement, de joie, de triomphe tellement extraordinaire, et par cela même tellement significative, que de nouveau ses soupçons renaissent, s’aggravent, et, afin de les éclaircir par une épreuve définitive, il dépose sa plume près du mandat inachevé et dit :

— Tout bien considéré, je vous épargnerai la peine de retourner chez madame de Hansfeld, je lui porterai moi-même la somme qu’elle demande. J’ai justement besoin d’aller chez mon banquier ; je vais m’y rendre, je prendrai les fonds, et…

Le notaire n’achève pas sa phrase : il a remarqué la subite décomposition des traits du jeune homme, devenus livides, et de qui les lèvres bleuies tremblaient convulsivement.

— Misérable ! — s’écrie M. Thibaut, — vous me trompiez, vous êtes un faussaire !

— Quoi !… comment ?… Insolent que vous êtes !… — balbutie Maurice d’une voix étranglée, — vous osez…

— Oui, morbleu ! j’ose m’apercevoir, un peu tard, que j’étais un sot, car j’étais volé et obligé de restituer les cinquante-deux mille francs à la baronne, si j’avais eu le malheur de vous les remettre.

— Monsieur !

— Un plus fin que moi se serait laissé prendre à cette filouterie, car elle décèle un talent de faussaire prodigieux, surtout chez un débutant.

— Vous osez prétendre, monsieur, que cette lettre est contrefaite ?

— Je l’affirme !

— Oh ! prenez garde !

— Ah ! vous niez le fait ?

— Oui, je le nie.

— Eh bien ! allons semble, à l’instant, chez la baronne. Y consentez-vous… hein ? Voyons, répondez donc !

Maurice, à cette proposition, reste d’abord écrasé, pétrifié.


Quelle audace ! — poursuivit le notaire ; — mais, par son audace même, il faut en convenir, le tour ne manque pas d’habileté. Comment aller supposer que l’on oserait tenter une fourberie si facile à découvrir ? Il est vrai que, connaissant le pèlerin, j’ai d’abord eu des doutes ; cependant, le faux est si merveilleusement réussi, qu’un moment il m’a trompé. Peste ! mon gaillard quel talent ! Il promet, quoiqu’il ne soit encore qu’à son aurore.

La violence du caractère de Maurice Dumirail étant connue, la contention qu’il s’imposait, le morne abattement avec lequel il subissait les sanglants reproches dont on l’accablait, eussent suffi à prouver sa culpabilité, lors même qu’elle n’eût pas été d’ailleurs évidemment prouvée. Il se borna donc à dire au notaire :

— Si vous n’aviez des cheveux gris, je vous ferais payer cher vos insolences ; mais je les méprise. Vous refusez de remettre à madame de Hansfeld les fonds qu’elle demande ? Cela vous regarde, c’est une affaire à régler entre vous et elle. Seulement, rendez-moi sa lettre ; j’en suis responsable, puisqu’elle contient le reçu d’une somme considérable.

— Je n’ai pas à vous rendre la lettre de madame de Hansfeld, par l’excellente raison que vous ne m’avez remis aucune lettre d’elle.

— Qu’est-ce donc que celle que vous venez de lire, monsieur ?

— C’est un faux.

— Quelle que soit la nature de cette lettre à vos yeux, rendez-la-moi, je l’exige.

— Vraiment ?… Vous vous imaginez bonnement que je vais me dessaisir de la pièce sur laquelle doit être basée ma plainte ?

— Quelle plainte ?

— Parbleu ! celle que je vais déposer au parquet.

— Au parquet ?

— Du procureur du roi. Faites donc l’innocent…

— C’est sérieusement que vous dites cela ? — balbutia Maurice frissonnant d’épouvante ; — vous voudriez ?…

— Monsieur Maurice Dumirail, — répond M. Thibaut d’une voix redoutable, — je veux envoyer les faussaires au bagne !

Maurice, malgré la trempe énergique de son caractère et sa force herculéenne, sent ses genoux se dérober sous lui ; il est obligé de s’appuyer à l’angle du bureau ; un vertige de terreur trouble son esprit : il avait supposé qu’au pis aller la découverte de sa fourberie n’aurait d’autre inconvénient que celui de le déshonorer aux yeux du notaire, et que, celui-ci refusant de donner les fonds demandés dans la lettre simulée, elle lui serait du moins rendue ; mais la menace d’une plainte au criminel le terrifiait, son gosier se séchait, il suffoquait. Il ne put que balbutier d’une voix strangulée :

— Ah monsieur Thibaut, monsieur Thibaut…

— Vous ne méritez ni indulgence ni pitié, — répond le notaire inexorable ; — vous avez ici, en ma présence, indignement outragé la mémoire de votre père en vitupérant contre la généreuse fondation qu’il a faite au Morillon. Vous avez dit que votre père vous avait volé, vous avez dit le mot, qu’il vous avait volé un million pour héberger une vingtaine de va-nu-pieds… Ah ! qu’il vous connaissait bien, votre père, et comme il prévoyait sagement l’avenir en disposant utilement de ses biens !

— Haine et malédiction sur lui ! C’est sa faute, si j’en suis réduit où me voilà ! — reprit Maurice avec une rage sourde et sortant de sa stupeur. — Ah ! s’il ne m’avait pas dépouillé de mon héritage !…

— Vous l’auriez dévoré comme il en a été de celui de votre mère ; vous vous seriez ruiné, déshonoré quelques années plus tard, voilà tout.

— Monsieur Thibaut ! — murmura Maurice suppliant et tremblant d’effroi, je vous en conjure, soyez généreux, ne me perdez pas !… oh ! ne me perdez pas !

— Vous avouez donc votre indignité ?

— Antoinette m’a escroqué plus de cent mille francs, sous prétexte d’une spéculation qui n’a jamais existé ; je voulais…

— Commettre un faux pour récupérer une partie de cette somme, c’est infâme, et, de plus, c’est stupide ! Il fallait intenter une action judiciaire à la baronne.

— Est-ce que je le pouvais ? La misérable, abusant de ma crédulité, de ma bonne foi, s’était mise en règle avec moi. J’ai consulté un avoué : toute poursuite eût été inutile.

— Alors on subit en honnête homme les conséquences de sa sottise, et l’on ne s’embarque pas dans la voie qui mène droit aux galères !

Maurice commençait à croire sa position désespérée, car, loin de compter sur le pardon de madame de Hansfeld, si elle était instruite des faits, il songeait au contraire à la cruelle joie qu’elle éprouverait, ainsi que San-Privato, en l’envoyant, lui, Maurice, sur le banc des criminels. Dominant donc encore les bouillonnements de sa fureur croissante, il tenta une dernière fois d’apitoyer le notaire, et lui dit les mains jointes :

— Je vous en supplie, ne me perdez pas ! ayez pitié de moi !…

— Pitié de vous ! qui, déjà couvert d’opprobre et vivant aux dépens d’une vieille femme, devenez faussaire !

— Eh ! monsieur, je sentais cet opprobre, — s’écria Maurice hors de lui, — et, dans un moment de sincérité involontaire, je voulais échapper à…

— Échapper à l’abjection par le crime !… C’est là votre excuse ?

— Une dernière fois, je vous en conjure, ne me perdez pas !… — répète Maurice d’un ton suppliant, mais que démentait l’expression de plus en plus redoutable de ses traits. — Je quitterai Paris aujourd’hui, vous n’entendrez plus parler de moi ; mais ne me perdez pas ! Ne me poussez pas à bout… Prenez garde… oh ! prenez garde !…

La nuit s’approchait, le cabinet s’obscurcissait de plus en plus ; le notaire, remarquant l’air menaçant de Maurice, qu’il ne quittait plus du regard, a fait glisser la lettre contrefaite dans le tiroir où sont les pistolets ; il a derrière lui, à sa portée, le cordon de la sonnette qui communique à son étude, et il répond :

— Monsieur Dumirail, il faut un exemple qui serve aux fils de famille… Ils verront où peuvent les conduire les désordres. Ma plainte sera déposée demain au parquet.

Maître Thibaut, bonhomme au fond, malgré le dégoût et l’indignation que lui inspiraient les actes de Maurice, n’était pas décidé à déposer sa plainte ; il voulait seulement, ainsi que l’on dit, donner une leçon à ce malheureux. La spoliation dont il avait été victime de la part de madame de Hansfeld, sans excuser l’indignité qu’il venait de commettre, lui donnait une apparence de représailles ou de restitution forcée. Maurice, ignorant la secrète pensée du notaire et l’entendant déclarer qu’il déposerait sa plainte au parquet, se crut perdu. La terreur l’exaspéra, et, cédant à la violence de son caractère, jusqu’alors si péniblement dominée, il s’élance, afin d’obtenir par la force la destruction de la lettre contrefaite. M. Thibaut, ayant épié tous les mouvements du fils de famille, agite soudain d’une main le cordon de la sonnette correspondant à l’étude, et de son autre main saisit dans le tiroir l’un de ses pistolets, dont il présente la gueule à Maurice. Celui-ci désarme le notaire, le saisit à la gorge, le renverse, le terrasse, et déjà il va fouiller le tiroir du bureau, afin d’y chercher la lettre contrefaite et s’en emparer, lorsque les clercs de l’étude, déjà sur le qui-vive et certains, à la précipitation des coups de sonnette qu’ils entendent, que leur patron risquait quelque danger, accourent par le couloir dans le cabinet. Ils y pénètrent au moment où Maurice allait au hasard faire main basse sur plusieurs papiers, parmi lesquels il espérait trouver la pièce de conviction qu’il voulait détruire. Trompés par ce mouvement et sachant que le tiroir du bureau contenait des billets de banque, les clercs, ainsi que M. Thibaut, croyant que le fils de famille veut dérober ces valeurs, crient :

— Au voleur ! à la garde !

Mais, intimidés par la stature herculéenne de Maurice, ils hésitent à s’approcher de lui. Il profite de leur indécision, ramasse le pistolet tombé de la main du notaire, les menace de cette arme, et effectue à reculons sa retraite vers le corridor, les tenant en respect et leur disant :

— Le premier qui fait un pas, je le brûle !…

Puis, sortant vivement et fermant sur lui en dehors la porte du cabinet, Maurice renferme les clercs et leur patron, gagne l’étude en deux bonds, descend rapidement l’escalier, monte dans le cabriolet qui l’attendait à la porte et disparaît.

XXVI

M. d’Otremont, rentré chez lui, attendait impatiemment l’heure du rendez-vous que lui avait donné Jeane San-Privato. Jadis fort épris de cette femme étrange, Richard conservait pour elle autant d’attachement que d’estime, en cela, du moins, que les nombreuses amours de doña Juana étaient restées pures de toute arrière-pensée de cupidité. M. d’Otremont, quoiqu’il atteignît sa quarantième année, devait encore prétendre à certains succès ; mais, dépourvu de toute fatuité, il n’attribuait pas à des causes flatteuses pour son amour-propre le rendez-vous que lui donnait madame San-Privato. Elle le savait honnête homme et discret ; elle s’était fait d’ailleurs une position tellement excentrique par la hardiesse de ses mœurs, que, pour quiconque la connaissait, une pareille visite, le soir, à un homme, pouvait n’impliquer aucune idée de galanterie. Richard attendait donc Jeane sans aucune préoccupation amoureuse, et ainsi qu’il eût attendu un ami dont il aurait été depuis longtemps séparé, se demandant seulement avec une vive curiosité quel pouvait être l’objet de l’entrevue qu’il allait avoir avec doña Juana, et la nature du service qu’elle venait solliciter de lui. Il se livrait à ses réflexions, assis au coin de la cheminée de son salon, meublé avec une exquise élégance, orné de tableaux précieux, de magnifiques vases de Sèvres et de Saxe garnis de fleurs rares, et brillamment éclairé par les bougies de grands candélabres dorés ; les rideaux de damas cramoisi se croisaient aux fenêtres, et leurs plis étoffés s’écrasaient sur un épais tapis de Smyrne.

— C’est singulier, — se disait Richard avec un sourire mélancolique, — j’attends sans le moindre battement de cœur une femme qui a été et qui doit être encore l’une des plus ravissantes femmes de Paris, et j’ai été passionnément amoureux d’elle. Il a dépendu de moi d’être heureux ; j’ai eu le courage de renoncer à cette enivrante espérance ! Je suis atrocement jaloux ; ma liaison avec doña Juana fût devenue pour moi un enfer. Bizarre créature ! Je n’oublierai jamais combien elle a été sincère, il y a quatre ans, alors que, dans tout l’éclat de sa beauté, de ses succès, et encore l’une des idoles de ce grand monde où elle était adorée, elle m’a dit : « Richard, vous me plaisez beaucoup, savez-vous. Je ne serai pas coquette, je veux être franche jusqu’à la témérité. Vous pourriez compter sur mon amour ; mais il ne faudrait jamais compter sur ma constance. Réfléchissez… » J’ai réfléchi et j’ai reculé devant l’abîme des chagrins jaloux que j’entrevoyais. Une amitié sincère a survécu à ma folle passion pour doña Juana. J’ai blâmé, j’ai déploré ces désordres qui ont fini par la faire mettre au ban de la société ; cependant, pouvais-je m’empêcher de reconnaître qu’elle se perdait, surtout par sa haine du mensonge et de l’hypocrisie ? Oui, elle serait encore l’une des reines de ce monde d’élite dont elle a été bannie, si elle avait pu se résigner à mentir, à dissimuler, à prendre enfin ce masque d’apparente réserve à l’abri duquel tant de femmes, d’une conduite presque aussi désordonnée que la sienne, savent imposer à ce monde, beaucoup moins soucieux des bonnes mœurs que de l’apparent respect des convenances… Ainsi la duchesse de Hauterive, qui, depuis quinze ans, se contente de voiler ses nombreuses liaisons sous une affectation de rigorisme dont personne n’est dupe, mais dont chacun se contente, a eu la cruelle insolence d’insulter en plein salon madame San-Privato. Elle a ainsi donné le signal de l’outrageante réprobation dont a été depuis lors poursuivie doña Juana ; j’ai pris hautement sa défense contre cette duchesse, aussi corrompue qu’hypocrite ; j’ai demandé raison au duc de l’impertinence de sa femme, et Jeane m’a toujours su d’autant plus de gré de cette preuve de mon attachement, qu’il était et devait toujours être complétement désintéressé.

Puis, prêtant l’oreille du côté des fenêtres de la rue et entendant le roulement d’une voiture qui s’arrêta devant la porte de sa maison, Richard, regardant la pendule qui marquait huit heures et demie, ajoute :

— Ce doit être Jeane ; certes, mon cœur est tranquille. Cependant, je suis curieux de savoir quelle impression va me causer doña Juana, après une absence de près de trois années.

M. d’Otremont ne se trompe pas dans ses prévisions, car bientôt, et ainsi qu’il en a donné l’ordre avec autant de tact que de bon goût, afin d’éloigner de ses gens toute idée de mystère et de rendez-vous amoureux, son valet de chambre ouvre cérémonieusement les deux battants de la porte et annonce à haute voix :

— Madame San-Privato.

Jeane, en entrant dans le salon, ôte son chapeau et une pelisse fourrée dont elle est enveloppée. Richard est d’abord ébloui. La jeune femme lui semble encore embellie. Doña Juana venait d’atteindre sa vingt-troisième année ; sa beauté était, en effet, dans tout son lustre. Elle portait une robe montante de velours noir dont la coupe mettait en valeur la perfection de son corsage et la richesse de sa taille accomplie ; les bandeaux de ses opulents cheveux blonds, surmontés d’une épaisse double tresse, couronnaient son front d’ivoire ; son teint, légèrement avivé par le froid, était rosé, frais, transparent comme celui d’un enfant ; le vermillon de ses lèvres, l’émail éclatant de ses dents, le limpide azur de ses grands yeux aux paupières blanches et pures, sa carnation ferme, satinée, tout annonce en elle la jeunesse, la santé, la vie, la force ; et, nous l’avons dit, Richard reste d’abord frappé, ébloui du divin ensemble des beautés de doña Juana, qui lui semblent encore accrues. Cependant, après un moment d’examen, succède à la première admiration de Richard une impression d’indéfinissable tristesse. Hélas ! malgré la grâce enchanteresse de ses traits, la physionomie de doña Juana trahissait la plus morne atonie, le plus amer désenchantement. Que dirons-nous ? l’on devinait sous ce masque si jeune, si rose, si frais, si séduisant, une sorte de mort morale : l’épuisement des facultés de l’âme, l’anéantissement des sensations. Ainsi l’on voit des corps, longtemps ensevelis sous une neige glacée, conserver toutes les riantes apparences de la vie, même après que le cœur a cessé de battre ! M. d’Otremont éprouve une si profonde émotion, qu’il reste plongé dans une contemplation silencieuse. Jeane, remarquant la douloureuse surprise de Richard, lui dit d’un ton de reproche affectueux en lui tendant sa main charmante.

— Quoi !… mon ami, pas un mot, après une absence si prolongée ?

Richard prend la main que doña Juana lui tend, l’effleure courtoisement de ses lèvres et tressaille. Il lui semble qu’il baise la main glacée d’un cadavre ; mais il rougit de son puéril étonnement, en réfléchissant qu’après tout il gelait très-fort, et que la froideur des mains de la jeune femme n’avait rien que de très-explicable ; puis, la conduisant à un fauteuil placé près de la cheminée, il dit, afin de dissimuler la cause première de son silence et de son embarras :

— Vous avez les mains glacées… De grâce, approchez-vous du feu.

— Volontiers, mon ami, — reprend doña Juana avec un sourire dont l’expression navre Richard ; — mais le feu le plus ardent est impuissant à réchauffer les morts. Ce que je vous dis là vous surprend, n’est-ce pas, mon ami ? Mais je vous fais tout d’abord la confidence que je suis morte, et à jamais morte ! afin de nous épargner tout malentendu, et de… Mais, non…, — reprend madame San-Privato, — non, ce serait vous faire injure, à vous, par excellence, l’homme sans prétention, sans fatuité, que de vous croire capable de voir dans le rendez-vous que je vous ai demandé autre chose qu’une preuve de confiance, qu’un témoignage de sincère amitié de ma part, bien qu’autrefois il n’eût tenu qu’à vous de changer cette amitié en un sentiment plus tendre. Cela dit, afin de rendre hommage à la vérité, mon cher Richard, et de donner satisfaction à votre légitime amour-propre, je vous remercie cordialement de votre empressement à me recevoir, et, maintenant, causons en bons amis.

M. d’Otremont, en entendant parler doña Juana, éprouvait moralement la même impression qu’il avait physiquement ressentie en touchant la main de la jeune femme, et s’il eût (ce qui, on le sait, n’était pas) conservé la moindre illusion sur la nature du rendez-vous actuel, cette illusion se fût évanouie devant ce je ne sais quoi de morne, d’atone, de glacé, qui donnait à la physionomie, à l’accent, à l’attitude de doña Juana, pourtant si jeune, si belle encore, un caractère d’insensibilité presque sépulcrale qui réfrigérait Richard jusque dans la moelle des os. Il comparait mentalement ce qu’il ressentait à ce qu’il éprouvait, alors que la jeune femme, irrésistible par le charme de ses traits, par le feu de son regard, par le timbre caressant de sa voix, par ses grâces enchanteresses, voluptueuses, provocantes, le transportait de toutes les enivrantes ardeurs de la passion. Son cœur se navrait de plus en plus sous l’étreinte d’une compassion poignante ; il devinait vaguement, à l’impassibilité de doña Juana, un immense désenchantement ou un désespoir incurable. Le silence qu’il gardait de nouveau, sa visible émotion surprirent madame San-Privato.

— Qu’avez-vous, mon ami ?… — demanda la jeune femme ; — ma présence vous est-elle pénible ?

— Profondément pénible, Jeane !

— Que voulez-vous dire ?…

— Ah ! pauvre femme ! pauvre femme !… vous devez éprouver un chagrin mortel !…

— Moi ?

— Je ne serai pas indiscret, je ne solliciterai de vous aucune confidence ; seulement, n’attribuez mon émotion qu’à la certitude où je suis que vous souffrez cruellement…

— Souffrir ?… Ah ! plût à Dieu, Richard !…

— Comment ?

— Sans doute, car je pourrais dire : « Je souffre ; donc, je vis. » Or, je vous le répète, je suis morte à tout jamais, morte à la douleur, morte au plaisir, morte à l’amour, morte à l’espérance, morte, enfin, à tout ce qui fait vivre, et j’ai vingt-trois ans… Richard… vingt-trois ans !

— Vous m’effrayez, Jeane ! Que vous est-il donc arrivé ? D’où vient ce sinistre anéantissement de toutes vos facultés ? Est-ce qu’un désespoir amoureux vous aurait ?…

Doña Juana interrompt cette supposition par un demi-éclat de rire empreint d’un dédain si sardonique, si amer, que M. d’Otremont reprend :

— Pardonnez-moi ma question, elle vous a blessée peut-être ?…

— On ne me blesse plus, mon cher Richard ! mon épiderme est devenu plus dur que l’acier. Mais, tenez, je serai sincère, je l’ai toujours été ; cette sincérité a survécu aux sentiments anéantis dans mon âme. N’attendez de moi aucune confidence au sujet du passé ; non que je vous croie indigne de ma confiance, vous êtes, au contraire, l’homme dont j’estime le plus haut le caractère et le cœur. Vous avez autrefois pris généreusement ma défense, je n’oublierai jamais cette preuve d’attachement. Vous seriez donc mon confident naturel, si je n’en avais un autre, le seul au monde à qui je veuille et doive ouvrir mon cœur sans rougir, parce qu’il m’a connue telle que je ne suis plus… parce que, seul, sachant le point d’où je suis partie, il peut comprendre comment je suis arrivée au terme où me voici.

— Quel est ce confident ? De qui voulez-vous parler, Jeane ?

— De mon cousin, Maurice Dumirail.

M. d’Otremont, au nom de Maurice, ne put dissimuler un mouvement de pénible surprise et de noble jalousie ; il lui répugnait de voir un homme tombé si bas (il ignorait encore l’incident de la lettre contrefaite), il lui répugnait de voir un pareil homme préféré à lui, Richard, comme confident. Il croyait avec raison que la confiance absolue, spontanée des créatures les plus dégradées honore celui qui l’inspire. Ah ! sainte, trois fois sainte et sacrée est la confession volontaire !… Religieux épanchement d’une âme si pervertie, si criminelle qu’elle soit ! suprême appel au miséricordieux intérêt de celui qui écoute, premier pas fait par le coupable vers l’expiation, souvent suivie de réhabilitation ! Doña Juana soupçonne vaguement la pensée secrète de Richard, et lui dit :

— Mon ami, j’ai pour vous trop d’affection, trop d’estime pour jamais risquer de vous imposer un rôle en désaccord avec votre dignité. Je comprends les légitimes susceptibilités d’une âme aussi élevée que la vôtre. Je dois donc vous déclarer, Richard, et, vous le savez, je n’ai jamais menti, je dois donc vous déclarer que je viens ici afin de m’entretenir avec vous de Maurice ; mais j’ajoute qu’il n’a pas été mon amant, et que, quoi qu’il advienne, il ne le sera jamais. Cependant, je vous l’avoue, il a eu mon premier amour de jeune fille ; le ressouvenir de ce noble et chaste amour a surnagé au flot de désordres qui m’a entraînée. Oui, Richard, et, si morte que je sois aux sensations, c’est uniquement grâce à ce souvenir, dont je puis m’enorgueillir, à ce lien du cœur, remontant à un temps bien lointain déjà, que je tiens encore à la vie par quelque attache. Ainsi, mon ami, que votre amour-propre, non… que votre légitime susceptibilité se rassure : vous ne pouvez considérer Maurice comme un rival, ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans l’avenir.

— Je vous crois, Jeane, et vous remercie de m’épargner ainsi un doute pénible.

— Enfin, je ne vous le cache pas, le but de ma visite est de me renseigner auprès de vous très-minutieusement sur Maurice. Vous appartenez, ou du moins vous apparteniez à la même société ; vos rapports, malgré la différence de vos âges, étaient fréquents ; vous connaissez le monde et les hommes, votre jugement est sûr, vous m’inspirez une confiance absolue : c’est donc à vous seul que je pouvais m’adresser pour obtenir les informations que je viens vous demander à mon retour d’un voyage qui, pendant trois ans, m’a tenue éloignée de la France et de Paris. Un dernier mot, mon ami : si vous éprouvez la moindre répugnance à répondre à mes questions, je n’insisterai pas. J’admets, j’accepte d’avance tous les motifs qui peuvent causer votre refus ; je devrai du moins à cette visite le plaisir d’avoir encore une fois serré votre loyale main, et pu vous assurer de mon inaltérable amitié.

— Mon attachement égale le vôtre, Jeane, soyez-en certaine ; je regrette que le service dont il s’agit, puisque vous appelez cela un service, se borne à si peu de chose. Je suis donc très-disposé à vous satisfaire en vous renseignant sur Maurice ; seulement…

— Vous hésitez ? Achevez, de grâce…

— Eh bien ! connaissant, à cette heure, le vif intérêt que vous lui portez, cet entretien me sera très-pénible, puisque vous exigez sans doute de moi une franchise absolue.

— Absolue ; mais j’allégerai vos craintes, mon ami, en vous affirmant que, quoi que vous puissiez m’apprendre de la dégradation où Maurice est sans doute tombé, cette dégradation ne me surprendra nullement.

— Et cependant vous vous intéressez encore à lui ?…

— Toujours, puisque, je vous l’ai dit, c’est uniquement par le lien qui m’attache à lui que je tiens encore quelque peu à la vie.

— Vous êtes une femme étrange, ma pauvre Jeane.

— Vous vous méprenez, je crois, complétement, mon cher Richard, sur la nature de l’intérêt que je porte à Maurice. En le supposant aussi dégradé qu’il puisse l’être… — reprit doña Juana avec un sourire presque sinistre, — le juge qui condamne un coupable n’a-t-il pas un intérêt d’équité à cette condamnation ?

— Sans doute ; mais…

— Lorsque Matteo Falcone fait agenouiller l’enfant qu’il adorait et lui brûle froidement la cervelle, parce que cet enfant a commis un vol, Matteo Falcone s’intéressait aussi à son fils…

— Grand Dieu ! Jeane, ces paroles…

— Rassurez-vous, mon pauvre Richard, je ne veux pas tuer Maurice ; seulement je désire vous faire comprendre quelle sorte d’intérêt l’on peut porter à une personne dégradée. Maintenant, de grâce, qu’avez-vous à m’apprendre sur lui ?

— Il est complétement ruiné depuis un an.

— Je m’attendais à cela.

— La cause première et principale de sa ruine a été…

— Madame de Hansfeld, n’est-ce pas, Richard ?

— Elle-même.

— Cela devait être… Et à l’aveugle passion de Maurice pour elle a succédé une profonde aversion ?

— Aussi profonde en effet que méritée, car elle l’a indignement dépouillé ; mais…

— Pourquoi vous interrompre ?

— Une seule question, Jeane, avant de poursuivre cet entretien ; permettez-vous ?

— Je vous écoute.

— Votre cousin, m’avez-vous dit, a été l’objet de votre premier amour de jeune fille ; l’avez-vous revu depuis votre mariage ?

— Non. Mon mariage avait douloureusement irrité Maurice contre moi ; il conservait alors, et peut-être a-t-il encore conservé, aussi présent que moi, le souvenir de notre attachement.

— J’en doute ; car, pour revenir aux renseignements que vous me demandez, je ne crois plus Maurice Dumirail accessible, même par le souvenir, à un sentiment délicat et élevé.

— Ainsi sa ruine l’a complétement perverti ?

— Il n’est que trop vrai. Rien d’honorable ne vibre plus en lui. Lorsque je l’ai vu recourir bassement à la bourse de ses anciens compagnons de plaisir, leur empruntant des sommes qu’il savait ne pouvoir leur rendre, j’ai tenté de l’arrêter dans la voie honteuse où il s’engageait. Il m’intéressait encore autant par sa jeunesse que par l’affection presque paternelle que lui avait portée l’un de mes meilleurs et plus anciens amis, retiré depuis longtemps dans le Jura.

— Vous voulez parler de Charles Delmare ?

— Vous le connaissez, Jeane ?

— Beaucoup… et j’espère aller le voir prochainement dans sa retraite.

— Quoi ! reprend M. d’Otremont de plus en plus surpris des rapports de son ancien ami et de doña Juana, — vous irez visiter Charles Delmare ? Vous le connaissez donc intimement ?

— Très-intimement. J’ai reçu, il y a un mois, la dernière lettre qu’il m’ait écrite. Nous correspondons très-fréquemment depuis l’époque de mon mariage… Mes relations avec votre ancien ami vous étonnent, Richard ?

— Je l’avoue, car je me demande en vain par suite de quelles circonstances…

— Vous oubliez, ou vous ignorez, mon ami, que j’ai passé ma première jeunesse chez les parents de Maurice, dans leur propriété du Jura. M. Delmare était notre voisin, et de ce temps date notre amitié.

— Tout m’est alors expliqué. Mais dites-moi, Jeane, je n’ai pas eu, depuis plus d’une année, des nouvelles de lui. Sa santé est-elle bonne ?

— Malheureusement non… Elle a été, selon ce qu’il m’a écrit, très-altérée par le chagrin ; cependant elle ne doit pas, je l’espère, inspirer de sérieuses inquiétudes.

— Ah ! quel cœur que celui de Delmare, n’est-ce pas, Jeane ?

— C’est le plus noble, le plus généreux des cœurs. Mais vous me disiez, à propos de Maurice, que, le voyant recourir à la bourse de ses anciens amis…

— J’avais tenté de réveiller en lui des sentiments d’honneur… « Il ne vous reste, dans votre ruine, qu’un parti à prendre, lui disais-je : vous êtes brave, intelligent, robuste, excellent cavalier, engagez-vous soldat. Deux de mes amis sont colonels de régiments de cavalerie en Afrique, où l’on se bat ; je vous recommanderai à eux très-particulièrement. Leur appui, votre courage, votre bonne éducation aidant, vous parviendrez, avant peu d’années, au grade d’officier. Une noble carrière peut ainsi s’ouvrir encore devant vous. »

— Le conseil était digne de vous, Richard. Et que vous a répondu Maurice ?

— Que l’état militaire était trop rude et parfaitement insupportable. D’ailleurs, ajoutait Maurice, il ne voulait et ne pouvait plus vivre autre part qu’à Paris. « Mais, lui disais-je, comment y vivre, à Paris ?… Vous recourez à la bourse de vos amis ; cette humiliante et précaire ressource sera promptement épuisée ; que ferez-vous alors ? — Un homme qui n’est pas un niais se tire toujours d’affaire à Paris, » me répondait Maurice. Et en effet, selon des bruits qui circulent depuis quelque temps, parvenus jusqu’à moi, et malheureusement très-fondés, Maurice s’est tiré d’affaire, comme il dit ; mais à quel prix, grand Dieu !

— Achevez…

— Il est des ignominies telles…

— Richard, je veux tout savoir, et, je vous le répète, je m’attends à tout, connaissant, ainsi que je le connais, le caractère de Maurice, aussi facile au bien qu’au mal. Son avenir devait dépendre du milieu où il vivait et des occasions de faillir. Aussi, vous le dis-je, je m’attends à tout.

— Non, Jeane, vous ne pouvez prévoir ce que j’ai à vous apprendre.

— Qu’est-ce donc ?… Il friponne au jeu ?

— Selon moi, il est tombé plus bas encore.

— Enfin… que fait-il ?

— Voyant la source de ses emprunts tarie et les gens de sa connaissance l’accueillir avec froideur ou dédain, il s’est lancé dans une société plus qu’équivoque celle que l’on appelle des tables d’hôtes. Il fréquente spécialement celles où se réunissent des femmes vieilles ou sur le retour, et qui trouvent à satisfaire dans ces coupe-gorge leur passion pour le jeu. Quelques-unes de ces femmes sont séparées de leurs maris ; d’autres, n’ayant jamais été mariées, se sont enrichies dans des métiers infâmes : jeunes, elles se sont vendues, et, l’âge venant, elles ont vendu les autres. Eh bien !…

— De grâce, achevez, Richard !…

— Ce qui me reste à vous apprendre est tellement hideux, révoltant, que j’hésite malgré moi. Enfin, vous le voulez, j’achève. Eh bien ! Maurice, jeune, beau, tel que vous le connaissez, s’est à son tour vendu à ces hideuses vieilles femmes… Vous pâlissez, Jeane ?…

— Je l’avoue, j’avais tout prévu, moins cet opprobre ! — dit Jeane en frissonnant.

Et elle murmure tout bas, avec cette expression sinistre dont Richard a été déjà frappé :

— J’arrive à temps, ah ! j’arrive à temps…

— Je vous le disais bien, Jeane, que ce dont j’avais à vous entretenir était horrible…

— Oui, horrible, pour moi surtout !

— Oui, surtout pour vous, Jeane, car je connais la fierté, la délicatesse de votre âme.

— Sans doute, cette ignominie me révolte ; mais ce qui me la rend affreuse, c’est cette pensée que Maurice était autrefois doué de cette délicatesse, de cette fierté de l’âme que vous louez en moi, Richard.

Et, après un moment de silence, doña Juana reprend :

— Enfin, c’est ainsi que Maurice a échappé, qu’il échappe encore, sans doute, à la misère où sa ruine devait le plonger ?

— Oui, et, depuis environ un an, il vit aux dépens de ces femmes, qui se disputent sa possession.

Richard d’Otremont prononçait ces derniers mots, lorsque son valet de chambre, entrant après avoir frappé, présenta sur un petit plateau une lettre à son maître, lui disant :

— C’est de la part de M. Dumirail : il voulait absolument parler à monsieur ; mais, voyant qu’il ne pouvait être reçu, il a laissé cette lettre, en me suppliant de la remettre à monsieur le plus tôt possible.

— C’est bien, — répond Richard.

Il prend la lettre, et le serviteur s’éloigne.

Jeane San-Privato, restée seule avec M. d’Otremont, semble éprouver une anxieuse curiosité à l’endroit de la lettre adressée par Maurice à Richard. Celui-ci, devinant la pensée de la jeune femme, lui offre cette lettre sans la décacheter.

— Merci, mon ami, merci ! — dit vivement Jeane en rompant l’enveloppe.

Elle lit ceci :

« Mon cher monsieur d’Otremont, après avoir autrefois épargné ma vie dans un duel inégal, et témoigné ainsi de la générosité de votre vaillant cœur, vous avez été le seul, le seul parmi mes anciennes connaissances (je ne leur donnerai pas le nom d’ami, ce serait prostituer ce mot divin), vous avez été, dis-je, le seul qui m’ait prouvé un intérêt sincère. Je ne fais pas ici allusion à quelques sommes que vous m’avez prêtées, mais à ces nobles conseils si dignes de votre belle et grande âme, nobles conseils, dont, hélas !… j’ai méconnu l’admirable sagesse, je l’avoue avec un remords déchirant. Oui, vous me conseilliez de m’engager soldat. Je répondais à cette proposition par de stupides et lâches objections. Heureusement, la lumière s’est faite à mes yeux, bien tardivement peut-être ; mais enfin elle s’est faite, oui, et je viens vous dire, à vous, mon noble ami, à vous, mon généreux sauveur ; Je serai soldat. Je serai soldat, parce que la honteuse existence que je mène à Paris m’est insupportable ! Arrière la honte ! À moi la gloire à moi l’honneur de verser mon sang pour la patrie !… Oh ! je vous le jure, j’aurai bravement péri au champ d’honneur, si, dans quatre ans, l’étoile des braves ne brille pas à mon uniforme, et si je n’ai pas conquis l’épaulette à la pointe de mon sabre ! Mais, pour quitter Paris et subvenir aux frais de mon voyage, il me faudrait quelque argent. »

— Je m’en doutais : cette subite conversion me trouvait incrédule ; ces phrases emphatiques sonnent faux à mon oreille, pensait Richard.

Jeane, impassible, continuait de lire la lettre de Maurice :

« Je vous demande donc, cette fois sans honte et le front haut, de me prêter cent louis, vous donnant ma parole d’honneur, ma parole de soldat, puisque de ce jour je suis soldat, d’employer cette somme à l’usage que je vous signale, et de vous la rembourser, ainsi que mes autres dettes envers vous, lorsque j’aurai bravement conquis, au prix de mon sang, une position aussi honorable que celle où je végète maintenant est dégradante et précaire ! M’accorderez-vous ma demande ? me mettrez-vous à même, par ce généreux et dernier prêt, de pratiquer ces nobles conseils qui peignent si bien la beauté de votre âme ?… Oui ! j’ai l’espérance, que dis-je ? j’ai la certitude que vous ne me refuserez pas, parce que je connais votre cœur, parce que vous aurez foi dans mon éternelle et profonde reconnaissance, parce qu’enfin j’invoquerai près de vous le nom d’un homme qui fut votre meilleur ami et eut pour moi l’affection d’un père : j’ai nommé M. Charles Delmare. C’est à sa prière que vous avez épargné ma vie, ô mon généreux sauveur ! complétez, achevez votre œuvre aujourd’hui en me prêtant la somme dont j’ai besoin, car vous me mettrez ainsi à même de reconquérir l’honneur. « À vous, tout à vous, du plus profond de l’âme.

« Maurice Dumirail.

« P. S. Dans le cas où je ne pourrais pas être reçu par vous, ce soir, je vous laisserai cette lettre. Veuillez m’adresser votre réponse, quelle qu’elle soit, demain matin, entre neuf et dix heures au plus tard, rue Monthabor, n° 4. Celui de vos gens que vous chargerez de cette commission montera directement sans s’adresser au concierge, et frappera à la porte gauche de l’entre-sol. J’ouvrirai moi-même. Je joins ici un reçu de la somme en question et de celles dont je vous suis redevable. Grâce à Dieu, le moment est venu pour moi de régler honorablement mes comptes ! »

En effet, à la lettre de Maurice était annexé un reçu dont la teneur suit :

« Je reconnais devoir à M. Richard d’Otremont, qui a eu la généreuse bonté de me la prêter, la somme de trois mille cinq cents francs, laquelle somme je m’engage sur l’honneur à lui rembourser (y compris les intérêts) aussitôt que les circonstances me permettront d’acquitter une dette que je considère comme sacrée, M. d’Otremont étant à mes yeux mon bienfaiteur et le plus noble des hommes.

« Bon pour trois mille cinq cents francs.
« Maurice Dumirail.

« Paris, etc., etc. »

Jeane, malgré l’effrayante impassibilité dont elle ne s’est presque point départie depuis le commencement de son entretien avec M. d’Otremont, n’a pu cacher son dégoût amer en lisant à haute voix cette lettre de mendiant, dans laquelle l’exagération ridicule de sentiments factices le dispute à chaque ligne à une bassesse abjecte. Et cependant cette lettre, presque aussi dégradante que stupide, a été écrite par Maurice, de qui l’esprit, naturellement distingué, cultivé par l’éducation, se montrait jadis rempli de finesse, de grâce, et atteignait parfois à une poétique éloquence, alors qu’il était sous l’impression de la grandeur des beautés de la nature ou sous l’influence de sentiments élevés. Doña Juana, en suite d’un moment de réflexion, reprend :

— Mon ami, que vous semble de cette lettre ?

— Puisse le repentir dont elle témoigne être sincère, ainsi que la résolution de Maurice de s’engager soldat !

— Ruse, fourberie, mensonge !

— Vous croyez, Jeane ?

— Maurice ment et veut vous abuser. Ces phrases ridicules, redondantes, cette humilité honteuse de l’homme qui tend la main, n’ont rien de commun avec le langage simple et digne de l’homme qui dit la vérité et demande loyalement un service.

— Il me répugnait de vous faire connaître mon impression : elle est conforme à la vôtre, non-seulement parce que la forme et le fond de cette lettre ne m’inspirent aucune confiance, mais par cette raison que, si Maurice était réellement résolu à s’engager soldat, il s’engagerait ici à Paris ; l’État ferait les frais de son voyage, et le prêt de cent louis qui m’est demandé a un tout autre but que celui indiqué dans la lettre.

— Évidemment Maurice vous trompe ; cependant, comment se fait-il que, dans le cas où il vivrait des ignobles ressources que vous dites, il soit réduit à ces expédients ?

— C’est là justement l’objection que tantôt m’adressait M. Thibaut, votre notaire.

— Vous le connaissez ?

— Il est depuis fort longtemps chargé de mes affaires, et, à son sujet, je…

Mais, s’interrompant, Richard ajoute, après un moment de silence :

— Revenons à Maurice. Il est probable que les femmes aux dépens desquelles il vit subviennent à tous ses besoins, mais ne lui donnent que peu ou point d’argent comptant, de peur qu’il n’en fasse un usage dont leur jalousie…

— J’ai compris… Ah ! que de honte ! — reprend Jeane pensive, — que de honte !

Et elle ajoute, cette fois tout haut et presque involontairement :

— Allons, il est temps, il est temps…

— Jeane, vous vous abusez, je le crains ; il n’est plus temps !… — dit M. d’Otremont croyant deviner la secrète pensée de doña Juana ; — il est trop tard pour retirer Maurice de cette fange.

— Nous ne nous entendons pas, Richard, — répond Jeane en jetant à M. d’Otremont un regard qui le glace d’effroi ; — il est toujours temps de…

Mais doña Juana n’achève pas sa phrase, et ajoute après une réticence :

— Puis-je garder cette lettre de Maurice ?

— Sans doute, Jeane ; mais quelle signification attachez-vous donc à ces mots prononcés tout à l’heure par vous : « Il est toujours temps. » Votre regard, votre accent m’ont presque effrayé.

— Je veux dire qu’il est temps de donner à Maurice une preuve de l’intérêt que je lui porte, répond la jeune femme avec un sourire étrange.

Et elle reprend :

— L’adresse que Maurice vous donne en post-scriptum est-elle celle de sa demeure ?

— Je l’ignore…

— Il n’importe, je suis certaine de le trouver là, demain matin, entre neuf et dix heures, puisqu’il doit lui-même attendre la réponse que lui portera votre messager.

— Quoi ! vous voulez ?…

— Voir Maurice ? Certes, puisque tel est l’unique but de mon retour à Paris.

— Soit ; mais il se peut que l’adresse indiquée par Maurice soit celle de la demeure de l’une de ces femmes aux dépens desquelles il vit.

— Quand cela serait ?

— De grâce, songez donc à l’odieux scandale qui pourrait résulter, si l’une de ces créatures…

— Voyait en moi sa rivale ?… Peu m’importe ! Je veux, avant tout et surtout, voir Maurice. J’ai la certitude de le trouver demain à l’adresse qu’il vous indique ; donc, j’irai là.

— Jeane, je vous en supplie…

— Mon ami, je braverais de véritables périls, et quels qu’ils fussent, pour ne pas manquer cette occasion, unique peut-être, de me rapprocher de Maurice. Jugez si une crainte puérile et à peine fondée peut m’arrêter.

— Souffrez, du moins, que, demain… je vous accompagne, et qu’avant de vous laisser monter dans cette maison de la rue Monthabor, je m’informe des gens qui l’habitent.

— Merci de votre offre obligeante, mon ami ; mais elle est inutile. Votre attachement pour moi se crée des fantômes ; encore une fois, quoi qu’il advienne, il faut que je voie Maurice. Le devoir que j’ai à accomplir envers lui est, je vous l’ai dit, le dernier lien qui me rattache encore à la vie.

— Mais, mon Dieu, qu’espérez-vous donc, et pour vous et pour lui ?

Jeane San-Privato, à cette question de M. d’Otremont au sujet de Maurice : « Mais, mon Dieu ! qu’espérez-vous donc, et pour vous et pour lui ? » Jeane San-Privato reste silencieuse ; ses traits prennent une expression indéfinissable, singulier mélange de désespoir et de sérénité, car un sourire poignant, presque cruel, effleure ses lèvres contractées, tandis que, pendant un instant, son beau regard, qu’elle a levé vers le plafond d’un air inspiré, rayonne d’un tranquille et doux éclat. Mais Jeane sortant bientôt de sa rêverie, se lève, et, tendant sa main à M. d’Otremont :

— Adieu, Richard, adieu, cher et fidèle ami !

— Quoi ! déjà vous me quittez… ?

— Je vous ai dit le but de ma visite ; il est atteint ; mille fois merci encore de votre cordial accueil.

Richard ne peut cacher l’émotion pénible que lui cause le départ de la jeune femme, et il reprend, d’une voix légèrement altérée :

— Si vous croyez, Jeane, me devoir quelque gratitude, prouvez-le-moi en m’accordant quelques minutes encore. Cette demande ne m’est pas dictée par l’égoïsme, puisque je désire vous parler uniquement de vous.

— Et qu’avez-vous à me dire de moi, mon cher Richard ?

M. d’Otremont se recueille, hésite, et, enfin, faisant un violent effort afin de surmonter son embarras :

— Me croyez vous galant homme ?

— Vous êtes à mes yeux l’honneur même.

— Avez-vous foi dans mon amitié ?

— Richard, vous êtes le seul homme à qui je demanderais un service.

— Jeane, — reprend vivement M. d’Otremont, — répétez ces paroles, je vous en supplie…

— Vous êtes le seul homme à qui je demanderais un service.

— De quelque nature qu’il fût ?

— Oui, mon ami, de quelque nature qu’il fût.

— Ainsi, vous ne pouvez être aucunement blessée des offres de service que je puis vous faire, Jeane, quelles que soient ces offres ?

— Comment pourraient-elles me blesser ? Est-ce que je ne connais pas la noblesse de votre cœur ?

— Eh bien, Jeane, écoutez-moi : M. Thibaut est notre notaire à tous deux ; il m’a donné tantôt sur vos affaires d’intérêt des détails, des détails… qui auraient augmenté mon estime pour certains côtés de votre caractère, si elle pouvait l’être ; mais il résulte des confidences de votre notaire…

— Que résulte-t-il, Richard ?

— Je vous en conjure, ne voyez rien d’indiscret, rien de choquant dans ce que je vais vous dire.

— Allons, mon ami, ayez donc plus de confiance en moi et en vous ! à quoi bon ces hésitations ?… Parlez sans crainte, sans détour.

— Il est vrai, Jeane, ces hésitations de ma part sont une injure pour nous deux, et j’achève. Or, j’ai appris de M. Thibaut que votre fortune personnelle s’élevait, lors de votre mariage, à trente et quelques mille francs, et que, cette année, il vous avait envoyé les derniers fonds qu’il eût encore à vous.

— C’est parfaitement exact, mon ami.

— Ces derniers fonds n’étaient pas considérables ?

— Trois mille francs environ, sur lesquels il me reste encore trente louis.

— Trente louis, mon Dieu !… trente louis !…

— D’où vient votre surprise, et surtout cette expression de chagrin que je vois sur votre figure, mon ami ? Quoi d’étonnant à ce que j’aie dépensé mille écus en six mois pour subvenir à mes besoins ?

— Tel n’est pas le sujet de ma surprise et de mes inquiétudes, Jeane.

— Quel est-il donc ?

— Au temps de votre mariage avec M. San-Privato, votre délicatesse était telle, que vous teniez à honneur de vous suffire à vous-même, grâce à votre modique fortune personnelle.

— Cette délicatesse, dont vous exagérez de beaucoup la valeur, mon ami, est, selon moi, toute simple. La femme qui joint au tort déjà si grave de tromper son mari l’indignité d’accepter de lui, non-seulement de quoi satisfaire aux dépenses de sa toilette, mais de quoi satisfaire même aux besoins de sa vie matérielle, une telle femme, à mes yeux, ne diffère en rien d’une courtisane trompant l’homme qui la paye ; le peu de fortune que je possédais me suffisait. J’aurais donc, pour mille raisons, considéré comme une infamie de coûter un sou à M. San-Privato, même pour ma nourriture et mon logis.

— Ce raisonnement est trop conséquent avec votre caractère, Jeane, pour m’étonner ; mais, par cela même que vous n’avez voulu rien accepter de San-Privato avant d’être séparée de lui, vous n’accepterez rien de lui maintenant.

— Naturellement. Mais où voulez-vous en venir ?

— À ceci, Jeane, reprit résolûment M. d’Otremont : — il vous reste trente louis ; lorsque vous aurez dépensé cette modique somme, de quoi vivrez-vous si vous n’avez d’ailleurs d’autres ressources ?

— Richard, je devine votre pensée, — répond Jeane en tendant la main à M. d’Otremont ; — merci du fond du cœur, merci, mon ami…

— Ah ! Jeane ! — s’écrie Richard en serrant entre les siennes la main toujours froide de la jeune femme, quoiqu’elle fût restée longtemps assise près du foyer, — votre réponse me prouve que vous appréciez comme il doit l’être le sentiment qui me guide.

— Il n’en pouvait être autrement, mon ami, et, je vous l’ai dit : vous êtes le seul homme à qui je demanderais un service sans croire en rien forfaire à ma dignité ; mais…

— De grâce ! deux mots encore. Je ne sais si je m’abuse, Jeane, mais ce que vous appelez votre mort morale me semble causé par un profond désenchantement ou un insurmontable dégoût de ce monde brillant où vous avez régné. Si mes soupçons ne me trompent pas, vous devez, ce me semble, rechercher une complète solitude… En ce cas, voici ce que je vous offre. Il existe à ma terre d’Otremont un pavillon absolument indépendant et séparé du château ; j’y vais rarement, je n’irais même plus du tout, si ma présence, quelque rare qu’elle fût, devait vous importuner. Le concierge et sa femme seront à vos ordres. Je sais la simplicité, la sobriété de votre vie matérielle. Or, — et j’insiste à dessein sur ces détails, en apparence puérils, connaissant vos scrupules, — or, les redevances en nature que mes fermiers apportent chaque semaine au château seront plus que suffisantes à vos besoins. J’ajouterai enfin que, de toute manière, je gage les gens de service qui restent à Otremont, soit que j’habite ou n’habite point le château. Vous ne serez donc pour moi, Jeane, l’objet d’aucun surcroît de dépense. Que vous dirai-je ? je vous offre en frère l’hospitalité que j’offrirais au meilleur, au plus respecté de mes amis, fût-il le plus fier des hommes, si je le voyais frappé par un revers de fortune ; et, j’en suis certain, si ombrageuse que fût sa susceptibilité, il ne pourrait refuser mes offres. Me comprenez-vous, Jeane ?

— Oui, Richard, je vous comprends… oui, j’apprécie la délicatesse exquise de votre proposition. Et, tenez, voyez dans mes yeux une larme… la première que j’aie versée depuis longtemps… car, depuis longtemps, je ne pleure plus. J’accepterais donc de vous, de vous seul, une pareille hospitalité ; mais je ne…

— Un dernier mot, Jeane. Je ne sais quelles sont vos espérances à l’égard de Maurice ; mais j’ajoute ceci : Un homme… et j’entends un honnête homme… n’a pas, ne peut avoir, en ce qui touche certaines affaires d’intérêt, les mêmes scrupules qu’une femme. Aussi, dans le cas où il serait besoin d’une somme même assez considérable pour aider Maurice à se créer une existence honorable et à l’arracher, ainsi que vous l’espérez sans doute, à la fange où il se traîne, disposez de moi, Jeane ; c’est avec plaisir que je rendrais à Maurice un service sérieux et décisif pour son avenir.

— Ah ! Richard, que de noblesse, que de générosité !

— En ceci, Jeane, j’obéis à des sentiments divers : à l’intérêt que vous portez à Maurice, à celui que je lui ai porté moi-même ; mais surtout, j’obéis à ma reconnaissance envers Charles Delmare. Je dois à ses conseils, à son influence tutélaire de n’avoir pas stupidement dissipé ma fortune, comme tant d’autres fils de famille. J’acquitte une dette d’honneur, en m’efforçant d’aider à la réhabilitation de Maurice, que Charles Delmare aimait paternellement. Et, maintenant, Jeane, j’ai dit : c’est à vous de décider.

— Et, maintenant, Richard, moi, je vous dis que mon pauvre cœur glacé s’est un peu réchauffé à la douce chaleur de vos paroles. J’accepterais aussi dignement votre offre qu’elle m’est dignement offerte, si elle m’était nécessaire ; mais elle ne l’est pas… J’ai d’autres projets sur Maurice. Vous venez de prononcer un nom sacré pour moi ; c’est auprès de lui que je compte me retirer.

— Avec Maurice ?…

— Avec Maurice, si, du moins, mes espérances ne me trompent pas.

— Mais Delmare vit uniquement d’une petite pension viagère, débris de son opulence passée ?

— Cette pension nous suffira. On vit de si peu dans les montagnes du Jura !

— Jeane, Jeane, il me semble que, pour la première fois de votre vie, peut-être, vous manquez de sincérité !

— En quoi donc manquerais-je de franchise ?

— Il est impossible que vous n’ayez pas d’autres projets que ceux… — Mon ami, — reprend Jeane interrompant M. d’Otremont, — avez-vous foi dans ma parole ?

— Une foi entière.

— Eh bien, je vous jure que si mon espoir n’est pas déçu en ce qui touche Maurice, lui et moi, nous nous mettrons en route demain ou après-demain, afin d’aller joindre M. Charles Delmare, et de rester près de lui jusqu’à la fin de nos jours.

— Il m’est impossible, Jeane, de ne pas croire à des paroles prononcées avec un tel accent de vérité ; mais, si Maurice trompe votre espérance ?

— Je l’abandonnerai à sa destinée, j’irai seule rejoindre M. Charles Delmare.

M. d’Otremont, si cela se peut dire, croyait et ne croyait pas aux paroles de doña Juana, en ce sens qu’il en acceptait comme vrai la lettre, et non l’esprit. Il lui paraissait difficile, presque impossible d’admettre qu’un dénoûment de cette simplicité terminât l’orageuse carrière de madame San-Privato ; sans doute le désenchantement, le dégoût du monde, dont Richard la supposait incurablement atteinte, ne rendait pas invraisemblable le désir qu’elle témoignait de vivre dans la retraite ; cependant, un invincible pressentiment lui cachait une partie de la vérité. Ces doutes pleins d’anxiété augmentaient la tristesse navrante que ressentait Richard au moment de se séparer de Jeane, peut-être pour toujours ; il lui dit d’une voix altérée :

— Il m’est pénible de vous quitter, Jeane, sans avoir pu vous être utile. Adieu donc, et, sans doute pour jamais, adieu. Il est probable que nous ne nous reverrons plus !…

— Qui sait, mon ami ? Mais, en tout cas, soyez certain que je ne quitterai pas Paris sans vous écrire le résultat de mes démarches de demain. Allons, Richard, du courage, ajoute la jeune femme voyant M. d’Otremont qui, incapable de dominer son émotion et ayant honte de sa faiblesse, détourne la tête, afin de cacher ses larmes involontaires ; vous d’un esprit si sage, si ferme, d’où vient votre tristesse ? Je vais ensevelir dans la solitude la fin d’une existence désormais sans but ; qu’y a-t-il là d’affligeant ?

— Que voulez-vous, Jeane ! mon cœur se brise malgré moi. Mais pardon de ma faiblesse ; seulement, quoi qu’il advienne, n’oubliez jamais que, partout et toujours, et quand même, il est quelque part un homme à vous dévoué corps et âme !

— Je le sais, Richard, et, je vous l’assure, j’emporterai et conserverai comme un de mes meilleurs souvenirs celui de cette soirée.

— Et maintenant, Jeane, adieu, bien cordialement adieu ! reprend M. d’Otremont d’une voix raffermie, et présentant à la jeune femme son chapeau et sa pelisse. Permettez-moi de vous conduire jusqu’à votre voiture.

Quelques moments après, M. d’Otremont, rentré dans son salon, écoutait avec un morne accablement le bruit de plus en plus lointain de la voiture qui emmenait madame San-Privato, et se disait :

— Il y avait quelque chose de sinistre, de fatal dans l’expression de sa physionomie ; malheureuse femme, quel peut être son projet ?… Je l’ignore, et cependant je tremble !


XXVII

Athénaïs Thibaut, épouse séparée de maître Thibaut, occupait, au premier étage d’une maison de la rue Monthabor, un vaste appartement, dont la chambre à coucher communiquait par un escalier de dégagement intérieur avec l’entre-sol, qui pouvait ainsi, au gré des locataires de l’appartement supérieur, devenir l’une de ses dépendances ; cet entre-sol avait été meublé, avec plus de luxe que de goût, par madame Thibaut, à l’intention de Maurice Dumirail, qu’elle hébergeait, puisqu’en effet il vivait aux dépens de cette créature. La chute est ignoble. Nos lecteurs trouveront peut-être que Maurice est tombé bien bas. Nous répondrons, au nom de l’inexorable logique des caractères et du fatal enchaînement des faits, qu’il faudrait plutôt s’étonner de ce que Maurice n’ait encore descendu que les premiers échelons de cette échelle d’infamie qui plonge dans les abîmes sans fond de l’opprobre, du vice et du crime. Quelques instants de réflexion, si notre espérance n’est pas trompée, suffiront à convaincre le lecteur que Maurice Dumirail devait forcément, un peu plus tôt, un peu plus tard, par des transitions plus ou moins brusques, déchoir jusqu’à une complète dégradation. D’abord altéré, puis émoussé par l’influence corruptrice de madame de Hansfeld et par l’habitude des préméditations du parricide véniel, le sens moral de Maurice s’oblitère absolument lors de la mort de sa mère ; les regrets qu’il éprouve de la perdre s’éva- nouissent bientôt devant le riant mirage des plaisirs que doit lui procurer l’héritage dont il va jouir ; cet héritage est dissipé en quelques années rien de moins surprenant ; aussi avons-nous, dans notre récit, laissé de côté les détails de cette ruine banale ; son histoire est celle de toutes les ruines de ce genre, aussi stupides que stériles, et indignes de la moindre compassion : — oisiveté, amour abject et ridicule pour une courtisane madrée, — sensualisme grossier, vanité bête, entraînement aveugle. Ce peu de mots résument toutes les déconfitures passées, présentes et futures de la majorité des fils de famille…

Mais est venue pour Maurice l’avant-dernière heure de la ruine, cette heure, où, en proie à une surprise effarée, sincère et niaise, car il croyait réellement, dans son aberration, son héritage inépuisable, le prodigue compte la somme qui lui reste ; après quoi, rien, la misère. Cette somme suffirait presque toujours à assurer, du moins pour l’avenir, le pain, c’est-à-dire l’honneur du prodigue ; mais le fils de famille ne saurait plus vivre de pain et d’honneur ; les mets les plus délicats, les vins les plus rares satisfont à peine aux exigences de son palais blasé. Quant à l’honneur, il en a peu ou point souci, en cela que le déshonneur couvant dans son âme à l’état latent, n’attend, pour se manifester, que l’heure déterminante, à savoir, l’heure de la ruine.

Donc, le fils de famille, réduit à ses derniers mille ou deux mille louis, agit presque toujours ainsi que Maurice, notre type, et se dit : « Tout ou rien. » Se fiant alors à son étoile, il tente le hasard du jeu, afin de remonter au faîte de l’opulence, grâce à un tour de roue de la fortune. Presque toujours ce tour de roue de la fortune précipite le prodigue à sa ruine. Il perd tout. Il ne lui reste plus que son mobilier, ses chevaux, ses voitures, son argenterie, quelques tableaux ; il fait alors ce qu’il appelle sa vente, et se loge dans un appartement garni ; le dernier regain de l’opulence du prodigue est invariablement joué ou dissipé, mais presque toujours dans un milieu forcément inférieur à celui où jusqu’alors il a vécu. Et voici pourquoi la plus stupide des vanités, celle de paraître, de briller, d’égaler, coûte que coûte, le luxe de plus riches que soi, est généralement le mobile des prodigalités du fils de famille… Or, lorsque la ruine a coupé court aux moyens de paraître, ou les a réduits presque à néant, le fils de famille, obéissant encore à la vanité, se sépare de ceux dont la richesse l’humilie ; et, le cœur noyé de fiel, rongé d’envie, il va, dans un milieu inférieur, chercher d’autres compagnons de plaisir ; il pourra du moins les égaler, grâce aux débris de sa fortune.

Or, les sociétés de fainéants uniquement occupés de leurs plaisirs, sont aussi démoralisées que démoralisantes ; à mesure que leur niveau s’abaisse, leurs vices augmentent sous la pression de la gêne qui les réduit à des expédients hasardeux, souvent coupables ou ignobles, afin de se procurer à tout prix les jouissances dont ils ne peuvent se passer. Ainsi Maurice, outrageusement dépouillé par madame de Hansfeld, dont il reconnaît enfin la scélératesse, et rougissant de déchoir aux yeux de la société choisie dont il avait fait jusqu’alors partie, se réfugie dans ce monde équivoque des tables d’hôte et des brelans, peuplé de quelques dupes et d’une immense majorité de fripons. Ses dernières ressources personnelles bientôt épuisées, vient pour lui la nécessité des expédients dégradants : emprunts qu’il sait d’avance ne jamais rembourser, achats à crédit d’objets qu’il revend afin de battre monnaie (espièglerie parfaitement du ressort de la police correctionnelle) ; mais le cercle de ces indélicatesses ou de ces friponneries est restreint. Lorsque Maurice l’a parcouru, il se trouve, pour la première fois de sa vie, face à face avec le spectre de la misère ; les coutures de son unique habit blanchissent, ses bottes s’éculent, son chapeau se graisse ; on lui donne congé de la chambre garnie qu’il occupe ; la maîtresse de la table d’hôte où il mange, femme sur le retour, ancienne entremetteuse enrichie dans ce métier infâme, demande à Maurice le prix de ses cachets, faute de quoi la maison lui sera fermée. Il avoue sa détresse. La créature le trouve à son gré, lui offre amoureusement de vivre avec elle, et sera, dit-elle, généreuse, en retour de quoi son galant lui sera fidèle, et, de plus, avantage inestimable ! grâce à sa force et à sa carrure d’hercule, il imposera aux mauvais débiteurs, aux tapageurs ou à ces étourneaux qui souvent veulent tout casser dans la maison et crient trop haut, sous prétexte qu’ils ont été plumés vifs par les grecs. Maurice accepte le marché. C’est révoltant, sans doute… mais, après tout, il ne déroge point à ses anciennes habitudes : il couche sous des rideaux de soie, foule des tapis, fait bonne chère, va au théâtre ; les mémoires de son tailleur sont payés, on lui loue un cheval au mois (tant il sait se faire adorer) ; enfin, de temps à autre, on lui glisse un billet de cent francs dans la poche de son gilet. Mais une bienfaitrice plus magnifique enlève Maurice à la maîtresse du brelan, et, plus tard, enfin, madame Thibaut conquiert Maurice sur ses rivales.

— Non ! — s’écriera peut-être notre lecteur, — non ! Ce tableau est exagéré jusqu’à l’impossible ! Un jeune homme bien né, bien élevé, ne tombe jamais dans un pareil opprobre !

Pourquoi non ? Qu’est-ce donc, après tout, qu’un pareil opprobre, comparé à cette monstruosité : n’avoir pas eu un regret pour la plus tendre des mères, de qui nos désordres ont hâté la mort, et ne songer qu’à la joie d’hériter d’elle ? Quoi d’étonnant, d’impossible, à ce qu’un jeune homme déjà perverti à ce point accepte plus tard, par terreur de la misère et moyennant un honteux marché, cette existence oisive, sensuelle, ces jouissances auxquelles il a sacrifié les sentiments les plus sacrés ? Et puis on oublie ces précédents que Maurice n’a pas manqué d’invoquer à l’appui de sa conduite, afin d’étouffer le faible cri de sa conscience, qui, parfois, arrivait encore jusqu’à lui à travers la fange où elle était ensevelie. Est-ce que Maurice ne se disait pas que l’on voit accueillis, et accueillis à merveille dans le monde, et dans ce qu’on appelle le plus grand, le meilleur monde, des hommes qui doivent tout, richesses, honneurs, position sociale, à l’influence de leurs maîtresses ? Est-ce qu’il n’existe pas toutes sortes de Potemkins, plus ou moins moscovites, arrivés au faîte de l’opulence ou du pouvoir par la grâce de l’adultère et de la tendresse de Catherines quelconques ? Est-ce que l’on n’entend pas, chaque jour, d’honnêtes gens, ou prétendus tels, dire avec une espèce de considération gaillarde nuancée d’envie libertine :

— Eh ! eh ! ce garçon-là ira loin, car il fait son chemin par le femmes !

Or, le moindre déshonneur rejaillit-il sur cet heureux garçon qui fait son chemin par les femmes ? Point ! Et cependant, où est donc la différence ? Au lieu de se vendre, de se prostituer pour le logis, le vêtement, la nourriture, qui lui manquent, cet heureux garçon, souvent déjà riche, se vend, se prostitue à l’influence d’une protectrice parfois vieille et laide, afin d’obtenir par elle une fonction grassement rétribuée, un cordon ou quelque grosse part du gâteau doré de l’agiotage.

Non, non, ces précédents, non moins honteux, à notre sens, que la conduite de Maurice, l’excusaient à ses propres yeux, lorsque, par hasard et malgré lui, ils s’ouvraient à la crapule où il se traînait et dont il n’avait point encore atteint les dernières profondeurs, et qui sait s’il ne les atteindra pas ? Qui sait si, quelque jour, il ne prendra pas part à l’une de ces ignobles batteries dont le théâtre est quelque rue mal famée, et le héros un hercule d’estaminet, défenseur soldé de l’une de ces malheureuses qui, mises hors la loi par leur infamie, n’ont contre les mauvais traitements qu’elles redoutent d’autre soutien que celui de l’homme robuste qui vit de leur abominable salaire ?…

— Ah ! c’en est trop ! un pareil tableau est révoltant ! s’écriera peut-être le lecteur.

— C’en est trop ? Non ! ce n’est pas trop ! non, ce tableau révoltant n’a rien d’exagéré ; il faut qu’il révolte, il faut qu’il soulève de dégoût et d’horreur, afin que le but moral que nous poursuivons dans notre œuvre soit atteint ! Oui, nous serions logique en montrant Maurice descendant les derniers degrés de l’échelle d’infamie, à mesure que les mesdames Thibaut et autres se lasseront de lui. Et, d’ailleurs, d’où naîtrait donc le scrupule qui nous ferait reculer devant de pareils tableaux, au lieu de les flétrir avec l’énergique indignation de l’homme de bien ? Non ! aux yeux de l’éternelle vérité, de l’éternelle justice, s’il est entre ces diverses infamies une énorme distance sociale, il n’existe entre elles aucune différence morale ; elles sont sœurs, elles se lient étroitement l’une à l’autre, elles s’enchaînent par une dégradation successive, depuis la Montespan ou la du Barry, lubriquement étalées sur le velours fleurdelisé d’or, jusqu’à la hideuse créature qui frissonne sous ses haillons, embusquée dans l’ombre de son repaire, d’où elle appelle les passants. Oui ! elles se tiennent, ces infamies, elles se tiennent par un commun enchaînement d’opprobre, depuis les Potemkins et autres favoris rehaussés de titres, chamarrés de cordons et triomphants dans leur opulente prostitution, jusqu’à l’homme à la voix avinée, aux larges épaules, qui, le brûle-gueule aux dents, sort de son estaminet à l’appel éploré de la misérable fille que l’on éreinte et qui le paye pour la défendre ! Et voilà pourquoi nous disons que Maurice Dumirail, notre fils de famille, a encore logiquement à descendre bien des degrés de cette échelle qui plonge dans les bas-fonds du vice et du crime. Il en est de même de son acte de fausseté, premier pas hasardé dans la voie du crime, filouterie excusable, mieux que cela, légitime au point de vue de Maurice, en cela qu’après tout, il espérait filouter qui l’avait filouté, s’en tenant encore à la maxime biblique « Œil pour œil, dent pour dent. » Il avait été, sous prétexte d’une spéculation imaginaire, dépouillé d’environ cent mille francs par la Hansfeld ; il comptait, à l’aide d’une lettre imaginaire, récupérer modestement la moitié de la somme à lui larronnée. — Cela dit, afin de convaincre nos lecteurs que, loin d’exagérer la précipitation de la chute de Maurice, nous l’avons modérée, puisqu’il devait logiquement tomber plus bas encore, poursuivons notre récit.

Le lendemain du jour où il avait écrit à M. d’Otremont afin de lui emprunter cent louis, Maurice Dumirail se promenait avec agitation de long en large dans le salon de l’entre-sol qu’il occupait, entre-sol dépendant de l’appartement du premier étage où demeurait madame Athénaïs Thibaut.

— D’Otremont me prêtera-t-il ces maudits cent louis ? — se disait le fils de famille. — J’ai bon espoir, ma lettre est ronflante !… « Je veux mourir au champ d’honneur ou conquérir mes épaulettes et l’étoile des braves à la pointe de mon sabre !… » Enfin, je dis : « Vous m’avez sauvé la vie, sauvez moi l’honneur ! » Cela doit toucher d’Otremont, assez bonhomme au fond ; et, s’il me prête ces cent louis, à midi j’aurai quitté Paris par le chemin de fer d’Orléans ; je serai ainsi à l’abri des poursuites du notaire, car il ne pourra, s’il dépose sa plainte, la déposer que ce matin de dix à onze heures. Or, s’il y a un mandat d’arrêt lancé contre moi, j’y échapperai. Mais non, M. Thibaut ne voudra pas me perdre ; il m’a menacé afin de m’effrayer ; car, après tout, mon acte n’a pas été suivi d’effet, non ! malheureusement ! Ah ! si j’avais pu ressaisir ainsi ces cinquante mille francs, à peine la moitié de ce que cette infâme Antoinette m’a volé, sans parler des pierreries qu’elle a eu l’art de se faire donner par moi ! Maudite soit la pénétration du notaire ! Ces cinquante mille francs que j’aurais doublés, triplés peut-être aux jeux de Hombourg ou de Spa, me mettaient pour longtemps à l’abri de l’ignoble vie que je mène, mais cent fois moins ignoble encore que la misère. J’ai conservé à peu près mes habitudes de luxe, je ne manque de rien, si non d’argent… Madame Thibaut est inflexible à ce sujet… cent francs par mois d’argent de poche… pas un liard de plus… mais le reste à discrétion ! Atroce créature ! elle me fait horreur ; mais la détresse est pire. Ah ! je l’ai flairée de près, la détresse ! et, ma foi ! j’ai reculé ! habits râpés, bottes crevées, l’appréhension de savoir si l’on dînera, ou si l’on rentrera le ventre creux dans le taudis où l’on couche sur un sale grabat ! Et puis, honte et rage ! se voir vêtu comme un gueux, patauger dans la crotte du boulevard et rencontrer le regard d’insolent dédain de mes anciens compagnons du club ou de ma loge à l’Opéra, passant devant moi à cheval ou en voiture, ainsi que je chevauchais, jadis, au temps de ma splendeur ? Non, non, j’aime mieux vivre comme je vis, et, d’ailleurs, est-ce que je peux choisir une autre existence ? J’ai des besoins de luxe, moi ; légitimes ou non, peu importe ! Je les ai, voilà le fait ! Il faut que je les satisfasse, et j’ai horreur du travail ; quoi donc faire ? Eh ! mordieu ! ce que je fais, vivre aux dépens des femmes ou crever de faim et de froid. Mais, que dis-je ? — ajoute Maurice avec un éclat de rire sardonique, — le froid ! la faim ! est-ce que mon père, mon excellent, mon adorable et vénéré père, ne m’a pas généreusement assuré, lors de sa fondation agricole au Morillon, un lit au dortoir, une place au réfectoire, une chemise de toile écrue, un habillement de tiretaine pour l’hiver, de coutil pour l’été, de bons gros souliers à clous ou des sabots, selon la saison, le tout au prix de onze ou douze cent mille francs que me coûte cette agréable retraite qui me reste en perspective ? Ah ! malédiction sur mon père, qui, dans sa haine exécrable, m’a déshérité !

Cette imprécation sacrilége du fils de famille est suivie d’un long silence méditatif, interrompu par l’entrée de madame Thibaut. Elle est descendue de son appartement, situé au premier étage, par l’escalier intérieur communiquant au rez-de-chaussée occupé par Maurice. La femme du notaire a dépassé sa quarante-huitième année ; sa stature dépasse cinq pieds et quelques pouces ; cependant, elle semble être de taille au-dessous de la moyenne, en raison de son énorme embonpoint ; il apparaît dans sa monstrueuse sincérité.

Athénaïs n’ayant pas encore commencé sa toilette, elle n’est vêtue que d’une robe de chambre ; son nez est camard, son œil vert ; ses épais sourcils sont d’un roux moins ardent que celui de ses cheveux, non encore blanchis par l’âge ; quelques-unes de leurs mèches crépues s’échappent du petit bonnet de nuit orné de dentelle et de nœuds d’une coquette recherche, qui rend encore plus repoussants les traits d’Athénaïs ; son visage large et camus, toujours empourpré par la pléthore de son tempérament sanguin, presque apoplectique, est plus coloré que de coutume. Elle entre précipitamment dans le salon et semble inquiète et courroucée. Maurice, à son aspect, n’a pu retenir un geste de dégoût.

— Mon pauvre chéri, — dit Athénaïs d’une voix haletante, — il paraît que nous allons avoir à affronter des scènes dégoûtantes ! Figure-toi que mon scélérat de fils…

— Quoi ?… que voulez-vous ? — répond Maurice avec une brusque impatience, et ayant à peine écouté madame Thibaut, de qui la présence redouble la méchante humeur où il est plongé. — Vous ne pouvez pas me laisser un moment en repos ; que venez-vous faire chez moi ?

— Comment ! chez toi ? En voilà une sévère ! Et à qui donc appartiennent les meubles ? Qui est-ce qui paye le loyer de ton entre-sol ? Eh bien ! tu es encore aimable, toi, dis donc ! sans parler de ta reconnaissance ! Sur quelle herbe as-tu donc marché ce matin ? — dit aigrement madame Thibaut.

Et elle ajoute, avec l’autorité d’une femme qui a le droit de commander :

— Tâche donc de ne pas t’émanciper, de ne pas faire le grognon, s’il vous plaît, et d’être un peu plus gentil que ça, surtout quand je viens te conter mes ennuis, qui sont aussi les tiens, puisque c’est aussi bien à toi qu’à moi que ce scélérat-là veut faire des avanies.

— Qui cela ?

— Ce monstre de Mathurin.

— Votre fils ?

— Oui… Ma cuisinière, en revenant de son marché, l’a tout à l’heure trouvé dans la loge du portier, où il disait contre toi et moi les horreurs de la vie. Il avait l’air furieux. Il est maintenant décidé à nous suivre quand nous sortirons, à nous faire des scènes en pleine rue, à ameuter les passants contre nous en criant que j’achève de me ruiner pour toi. Il faut, une fois pour toutes, ôter à ce polisson-là l’envie de nous engueuler… Tu n’as qu’à lui appliquer une bonne râclée, et je te réponds que cet avorton n’osera plus souffler mot. Voici donc à quoi j’ai pensé…

Mais, prêtant l’oreille du côté de l’une des portes du salon laissée entr’ouverte et communiquant à une petite antichambre, madame Thibaut ajoute :

— Tiens ! on frappe à la porte qui donne sur l’escalier. Tu rougis, Maurice, tu as l’air embarrassé ; tu attends quelqu’un, j’en suis sûre ! tu me le cachais… Ah !… ah !… je veux voir comment cette visite-là a le nez fait, moi, car il se pourrait bien que tu eusses une intrigue, et…

Athénaïs n’achève pas sa phrase, et reste stupéfaite de voir Maurice sortir brusquement du salon, dont il ferme la porte à clef, tandis qu’Athénaïs s’écrie :

— Maurice, où vas-tu ?… Pourquoi me laisses-tu seule ?… Ah ! le gueux ! il m’enferme à double tour… Il y a quelque histoire de femme là-dessous.

Voici ce qui motivait la réclusion de madame Thibaut : le fils de famille avait jusqu’alors attendu avec une anxiété croissante la réponse de sa lettre à M. d’Otremont, de qui le messager devait frapper à la porte de l’entre-sol sans s’arrêter à la loge du concierge, précaution dictée par les craintes de Maurice à l’endroit de la féroce jalousie d’Athénaïs, qui l’entourait d’un espionnage incessant. Il était surveillé par le concierge, qu’elle payait à la condition qu’il lui remît toutes les lettres adressées à son galant. Celui-ci, afin d’éviter qu’il en fût ainsi de la réponse et des valeurs que lui envoyait peut-être M. d’Otremont, l’avait prié de faire la recommandation que l’on sait à son messager ; aussi, croyant que ce dernier heurtait au dehors, il enferme madame Thibaut pour échapper à son obsession et recevoir seul à seul, dans l’antichambre dont le salon était précédé, la personne qu’il supposait être envoyée par M. d’Otremont. Que l’on juge de la stupeur foudroyante de Maurice : il ouvre la porte et se trouve en présence de Jeane San-Privato. Il reste muet, pétrifié, ne s’apercevant pas d’abord, dans son émotion, que le fils du premier lit de madame Thibaut, ce méchant petit bossu nommé Mathurin Blanchard, se glissant derrière Jeane à travers la porte qu’elle négligeait de fermer, s’introduisait dans l’antichambre au moment où madame Thibaut, furieuse d’être enfermée, frappait de coups de pied et de coups de poing la porte de communication du salon en criant :

— Maurice, ouvre-moi à l’instant ! Ah ! gueux que tu es, tu me fais un trait, puisque tu m’enfermes !… Il y a une femme là !

Le bossu, en déblatérant contre sa mère, avait, quelques moments auparavant, vu Jeane se diriger vers l’escalier d’un pas rapide, furtif, et rabaissant son voile sur son visage. L’apparence mystérieuse de sa démarche attira l’attention de Mathurin ; il soupçonna vaguement cette jeune femme, qui passait ainsi furtivement sans s’arrêter à la loge du concierge, de se rendre chez Maurice ; il la suivit à pas de loup dans l’escalier, profita de la distraction où la jetait la pensée de l’entrevue qu’elle allait avoir, se glissa derrière elle, et à son insu, dans l’antichambre, d’où il entendit la voix courroucée de madame Thibaut, enfermée dans le salon et reprochant à son galant de lui faire un trait… Le bossu, remarquant la beauté de Jeane, qui, en entrant, a relevé son voile, ne doute plus qu’elle ne soit la rivale d’Athénaïs, pousse un éclat de rire diabolique, ferme brusquement la porte extérieure, court ouvrir celle du salon, et, profitant de l’étonnement où sa présence a plongé Jeane et Maurice, il introduit madame Thibaut dans l’antichambre en lui disant avec une joie sardonique :

— Entrez, belle petite maman, entrez, chère et digne mère, vous allez rire, et moi aussi.

XXVIII

Maurice Dumirail, nous l’avons dit, est resté d’abord pétrifié à l’aspect de Jeane ; il la revoyait aussi belle, plus belle encore qu’autrefois ; mais sa physionomie glaciale exprimait une tristesse si morne, le regard fixe, pénétrant et d’une impitoyable sévérité qu’elle attachait sur Maurice, immobile et muet, était tellement significatif, que ce misérable ne douta plus que sa cousine ne fût instruite des actes qui le déshonoraient. De ce déshonneur, il eut alors pleinement conscience et remords, parce que la présence de madame San-Privato éveillait en lui les nobles souvenirs de sa première jeunesse, de son premier amour, ce sentiment ayant survécu dans son cœur, ainsi que dans celui de Jeane, à leurs communs égarements. Ces douces remémorances, causées par l’aspect de la jeune femme, arrachèrent pendant un moment Maurice à l’actualité ; il y fut bientôt rappelé par la voix stridente du bossu, annonçant à sa mère, avec une joie diabolique, la visite d’une rivale. Maurice frissonne de honte, d’effroi, en songeant à la scène, à la fois ignoble ou violente, dont Jeane va être spectatrice et dont elle peut devenir victime ; car il connaît l’emportement, la grossièreté, la féroce jalousie de madame Thibaut ; il ne pense qu’à soustraire la jeune femme aux dangers qu’il redoute, et, pendant que le bossu s’empresse d’introduire sa mère dans le salon, Maurice, éperdu, saisit sa cousine par la main, et, cherchant à l’entraîner, il s’écrie :

— Viens, viens, sortons !…

— Non, je reste, — répond doña Juana, — je reste. Je suis venue ici pour tout voir, pour tout entendre ; je veux tout voir, tout entendre, impassible comme le juge, inexorable comme le justicier.

— Jeane, je t’en supplie, fuyons ; tu ne sais pas de quoi est capable cette horrible mégère !

Doña Juana répond à Maurice par un geste négatif, croise dédaigneusement les bras sur sa poitrine et toise du regard madame Thibaut, qui, en se précipitant dans le salon, vient d’entendre ces paroles de son galant : « Jeane, je t’en supplie, fuyons ; tu ne sais pas de quoi est capable cette horrible mégère ! »

À ces mots, Athénaïs demeure pendant un moment suffoquée par la fureur ; sa large face, ordinairement rouge, devient pourpre, puis d’un cramoisi presque bleuâtre ; et, haletante, l’écume aux lèvres, levant vers le plafond ses gros poings crispés, elle ne peut que murmurer d’une voix étouffée :

— Ah ! gredin d’homme ! une femme ici… chez moi ! J’ai la petite mort !… Ça me casse bras et jambes. Ah ! gredin d’homme !

Maurice, à cette apostrophe, rencontre le regard glacial de doña Juana, « impassible comme le juge, inexorable comme le justicier, » ainsi qu’elle l’a dit elle-même. Et, rougissant, écrasé de honte, le misérable fait un mouvement pour sortir ; mais il est retenu par la crainte du danger auquel il exposerait Jeane en la laissant à la merci de la rage de madame Thibaut ; il reste aux côtés de sa cousine, prêt à la protéger. Mathurin Blanchard rit aux éclats en frottant ses longues mains osseuses. Cet avorton, de qui la taille contrefaite atteignait à peine quatre pieds, bossu par derrière, bossu par devant, d’une laideur hideuse, est roux et camus comme sa mère. Celle-ci, toujours suffoquée par la fureur et hors d’état de faire un mouvement, attache sur Jeane ses gros yeux verts flamboyants, injectés de sang, et répète, haletante :

— Une femme chez moi ! et j’aurai dépensé pour lui jusqu’à mon dernier sou ! Ah ! gredin d’homme ! ah ! vile canaille !

— Eh ! eh ! belle petite maman, reprend le bossu de sa voix grêle et perçante avec un ricanement sardonique, chère et digne mère, ce gredin-là, tu l’adores ! tu le loges, tu le nourris, tu l’habilles, ce gredin-là ! Oui, cette vile canaille n’aurait, sans ton argent, ni chemise au dos, ni souliers aux pieds, ni pain sous la dent. Et il se moque de toi, ce gredin, belle petite maman ; tu te ruines pour lui, chère et digne mère, tu es volée. Eh ! eh ! tu es volée, tu seras réduite à la besace, et moi aussi, belle petite maman, si la leçon ne te profite point ! Hein ! continueras-tu à l’entretenir, ce gredin, cette vile canaille, qui, à ton nez, à ta barbe, donne ici, chez toi, rendez-vous à ses cocottes ? Et c’est pour cet ingrat rufien que tu nous ruines, ô ma vénérable mère !

— Entends-tu, Maurice ? — dit Jeane immobile et redoutable comme une statue vengeresse. — Que peux-tu répondre ? que peux-tu répondre ?

Ces mots achèvent d’atterrer Maurice, accablé déjà par les sanglantes apostrophes du bossu, commençant par ces mots : « Ce gredin !… cette vile canaille !… » Il avait éprouvé moralement, si cette comparaison peut être admise, un étourdissement analogue à celui qu’il aurait ressenti physiquement, si on lui eût asséné des coups redoublés sur le crâne. À peine eût-il redressé le front, qu’il aurait été forcé de le courber sous un nouveau choc. Ainsi le misérable restait inerte, étourdi, terrassé sous les poids des accusations dont on l’écrasait ; il ne pouvait se redresser, protester contre elles ; il lui fallait donc courber le front, essuyer, dans le morne silence d’un opprobre mérité, ces reproches ignobles en leur forme, légitimes au fond, et cela, en présence de Jeane… de Jeane ! Cette présence paralysa d’abord en lui jusqu’aux soulèvements de sa colère, jusqu’aux terribles emportements de son caractère. Mais l’accent sardonique des paroles de la jeune femme, son calme glacial et méprisant, enfin sa rare beauté exaspèrent jusqu’à la frénésie la jalousie de madame Thibaut ; elle cède à la violence de son naturel jusqu’alors dominé par l’émotion, et, poussant une sorte de rugissement, elle grince des dents, et s’élance sur Jeane en s’écriant :

— Ah ! coureuse ! ah ! gourgandine ! tu viens m’insulter chez moi et m’enlever mon amant ! ce va-nu-pieds qui, sans mon argent, n’aurait pas de chemise, et…

La voix de madame Thibaut expire sur ses lèvres ; puis un cri strangulé, suivi d’un râle caverneux, s’échappe de sa poitrine ; car Maurice, voulant défendre Jeane contre les brutalités de madame Thibaut, l’a saisie à la gorge en la repoussant brusquement dans le salon ouvert derrière elle. Mais la pression de la main herculéenne du jeune homme, qui, à son tour, cède aussi à sa fureur longtemps contenue, suffoque, étrangle à moitié la mégère. Son sang, déjà brassé par les bouillonnements de la rage, afflue à son cerveau ; et, dès longtemps prédisposée à la pléthore par son énorme embonpoint, madame Thibaut chancelle, frappée d’une apoplexie foudroyante, s’affaisse sur elle-même et va tomber à la renverse dans le salon, dont le plancher s’ébranle sous cette masse.

— Une attaque d’apoplexie ! ma mère est perdue ! — s’est écrié le bossu avec l’accent d’une joie parricide.

Puis, réfléchissant :

— Mais, qui sait ? elle peut revenir de cette attaque, se rattacher à son rufien ! Faisons-le arrêter sur l’heure.

Aussitôt Mathurin se précipite vers la porte de l’escalier en criant de sa voix perçante :

— À la garde !… au meurtre !… au secours !… à l’assassin !…

Les incidents précédents se sont passés avec la rapidité de la pensée. À l’aspect de madame Thibaut qui a roulé sur le plancher du salon et y reste sans mouvement, la face bleuâtre, le regard vitreux, l’écume aux lèvres, Jeane, ne doutant pas que cette malheureuse n’ait été tuée par Maurice, frissonne, devient livide, se sent près de défaillir ; sa présence d’esprit l’abandonne, elle ne peut prononcer une parole et se laisse choir sur un siége, agitée d’un tremblement convulsif. Maurice, voyant le bossu se précipiter vers la porte extérieure en criant : « À l’assassin ! » se sent perdu… Il se souvient des menaces du notaire ; celui-ci a déposé sa plainte au parquet, un mandat d’arrêt est déjà lancé, de sorte que, si les cris de Mathurin Blanchard sont entendus, Maurice risque d’être arrêté sous la double prévention de meurtre et de faux. Or, la logique du crime est d’une irrésistible fatalité ; il n’est qu’un moyen d’échapper à l’arrestation : c’est d’empêcher le bossu de la provoquer en continuant d’appeler à l’aide ; aussi, au moment où il se dirigeait vers la porte extérieure, Maurice le repousse d’un coup de pied lancé avec une telle furie, qu’atteint en pleine poitrine, en raison de l’exiguïté de sa taille, le bossu va rouler dans le salon, tombe renversé sur le corps de sa mère en vomissant des flots de sang, et se débat faiblement en murmurant encore d’une voix agonisante :

— À… la… garde !… à l’assassin !… — Et de deux !… le fils et la mère !… — s’écrie Maurice effrayant, après avoir fermé à double tour la porte du salon où gisent les corps.

Puis, revenant dans l’antichambre et s’adressant à Jeane d’un air égaré :

— Eh bien, ô fiancée de mon premier amour, tu as voulu entendre, tu as entendu ; tu as voulu voir, tu as vu ; es-tu contente ?

Jeane retrouve son sang-froid en présence du danger, se lève soudain, et dit à Maurice d’une voix ferme :

— Il faut fuir, je ne t’abandonnerai pas ; nous sommes maintenant à jamais l’un à l’autre ; tu m’appartiens, comme le coupable appartient au bourreau. Viens, viens ! les cris de ce malheureux n’ont pas été entendus. Viens, fuyons !…

— Il est trop tard. Regarde dans la rue, — balbutie Maurice, de qui les cheveux se hérissent en désignant à la jeune femme, à travers les carreaux de la croisée, un commissaire de police ceint de son écharpe et escorté d’agents de police et de sergents de ville qui, venant de l’extrémité de la rue, semblent se diriger vers la maison.

Malédiction !… — reprend Maurice, dont les dents se heurtent d’épouvante. — On vient m’arrêter ! Le notaire a déposé sa plainte !…

— Quelle plainte ?

— J’ai commis un faux.

— Ah !… — reprend Jeane presque impassible à cette révélation.

Et elle ajoute vivement :

— Raison de plus pour fuir ; viens.

— Impossible !… je serais reconnu. Ces gens approchent ; ils ont mon signalement, ils vont entrer dans la maison ; on sait que je demeure chez…

Maurice est interrompu par une exclamation de surprise et d’espérance échappée à Jeane, qui, en regardant à travers la croisée, afin d’observer la marche du commissaire et des agents, a vu s’arrêter, à l’angle de la rue, une voiture à deux chevaux élégamment attelés, d’où descend bientôt Richard d’Otremont ; il fait signe à son cocher de l’attendre, s’avance lentement et semble attentivement observer la maison où demeure madame Thibaut.

— Plus de doute, M. d’Otremont, inquiet du résultat possible de ma visite à Maurice, a voulu, malgré mes recommandations, venir s’assurer que je ne courais aucun danger. Généreux Richard, il peut nous sauver ! — pensait Jeane, tandis que Maurice, après avoir, d’un regard plein d’angoisse, suivi les pas du commissaire de police et des agents, murmurait d’une voix désespérée :

— Les voilà, ils entrent dans la maison. Je suis perdu !… perdu ! j’irai sur le banc des faussaires, des assassins !… Ah ! si je pouvais à l’instant me brûler la cervelle…

Et, frémissant, il colle son oreille à la porte extérieure de l’appartement.

— Les voilà, ils montent !…

— Ils montent, mais ils passent !… Écoute, écoute, — reprend d’une voix palpitante d’espoir Jeane collant aussi son oreille à la porte du palier ; ils s’arrêtent à l’étage au-dessus, ils y sonnent !

— Ils auront demandé madame Thibaut, chez qui ils croient me trouver, — répond tout bas Maurice ; — on leur aura dit : « C’est au premier. »

Jeane, de qui la présence d’esprit semble redoubler avec le péril, aperçoit le chapeau de Maurice accroché à une patère, le prend vivement, le donne au jeune homme, et lui dit à voix basse :

— Mets ton chapeau, marchons doucement ; du courage, du sang-froid, et nous pouvons sortir de la maison.

Jeane ouvre avec précaution la porte communiquant au palier de l’entre-sol, écoute et entend la voix et les pas des agents de police qui pénètrent dans l’appartement situé à l’étage supérieur. Elle fait signe à Maurice de la suivre, et, d’un pas rapide et léger, elle descend le petit nombre de marches qui conduisent sous la voûte de la porte cochère ; mais, là, elle aperçoit le concierge et sa femme, sortis de leur loge, s’entretenant avec M. d’Otremont Celui-ci va s’exclamer à la vue de Jeane ; elle le prévient en lui disant :

— Mon ami, allez vite faire ouvrir la portière de votre voiture.

Richard s’éloigne précipitamment, tandis que, remarquant les regards curieux et défiants du portier, qui, frappé de la pâleur livide de Maurice, l’examine attentivement, Jeane fouille à sa poche, en tire quelques louis, les remet au concierge, et lui dit, en s’efforçant de sourire :

— Je compte sur votre discrétion ; il ne faut pas, au moins, que l’on sache que j’enlève M. Dumirail…

— Motus, ma jolie dame ! la mère Thibaut ne se doutera de rien, répond le portier, croyant, selon la prévision de Jeane, qu’il s’agit d’une intrigue amoureuse.

Et il ajoute, en empochant les louis :

— Le commissaire est monté chez la maman Thibaut. Je ne sais ce qu’il y vient faire…

Jeane et Maurice, en quelques pas, ont atteint l’angle de la rue où M. d’Otremont a fait stationner sa voiture. Ils y prennent place près de lui. Il baisse précipitamment les stores, et dit à son valet de pied :

— Chez moi, et grand train !

Richard d’Otremont, durant le trajet de la rue Monthabor à son hôtel, a été instruit par Jeane des événements de la veille et de la matinée : si criminelle que soit la tentative de faux commise par Maurice, elle est du moins explicable, envisagée comme une sorte de représaille de l’escroquerie de madame de Hansfeld ; quant aux suites fatales de la rixe de Maurice avec madame Thibaut et son fils, il n’y a eu ni préméditation, ni volonté meurtrière : tel est le point de vue auquel Richard d’Otremont juge les faits ; et, cédant moins sans doute à la pitié que lui inspire le coupable qu’au désir de se rendre aux vœux de Jeane, il lui dit :

— Il faut sortir de Paris sur-le-champ. Dès que nous serons arrivés chez moi, j’enverrai chercher des chevaux de poste ; on les attellera à ma voiture de voyage ; vous y monterez ; je vous donnerai un domestique, homme sûr et intelligent, pour vous accompagner. Les personnes voyageant en poste n’inspirent aucune défiance, et sont rarement soumises aux demandes de passe-port. Vous gagnerez ainsi en toute sécurité, je l’espère, les montagnes du Jura, puisque vous persistez, Jeane, à vous rendre auprès de M. Delmare, tandis qu’il sera facile à Maurice de passer en Suisse, et, de là, en Allemagne.

Le conseil de M. d’Otremont fut suivi par les fugitifs, et, après les plus touchants remercîments adressés à Richard pour ses bons offices, Jeane lui dit, en réponse à l’offre d’argent qu’il lui faisait pour les frais du voyage :

— Merci, mon ami ; vous oubliez qu’il me reste une trentaine de louis ; c’est plus qu’il ne faut pour suffire aux frais de notre voyage et à ceux du retour de votre voiture, que je vous renverrai, ainsi que votre domestique, dès notre arrivée à Nantua.

Environ une heure après les événements qui s’étaient passés dans l’entre-sol de la rue Monthabor, Maurice et Jeane quittaient Paris, grâce au concours de M. d’Otremont, et prenaient la route du Jura.


XXIX

À mesure que Maurice Dumirail, en compagnie de Jeane San-Privato, s’éloignait de Paris, et qu’ainsi diminuait sa crainte des poursuites dont il devait être l’objet, les indignités de sa vie lui apparaissaient pour la première fois dans leur complète et horrible réalité ; la présence de Jeane causait en lui cette réaction morale. Jamais, d’ailleurs, au milieu de ses plus mauvais jours, Maurice n’avait perdu le souvenir de son premier amour ; aussi, se retrou- vant auprès de sa cousine, un retour involontaire vers les temps passés lui rappela ces jours de paix, de bonheur, d’innocence, où il goûtait les joies de la famille, les délices d’un noble amour, lointain mirage qui semblait rayonner d’une douce clarté parmi les ténèbres de son existence actuelle, qu’il lui fallait cacher dans l’ombre, afin d’échapper à la justice, à la prison ou au bagne. Il éprouvait parfois une honte douloureuse, brûlante au cœur, comme le serait le fer chaud sur l’épaule, en songeant qu’aux yeux de Jeane il avait été traîné dans sa propre fange par madame Thibaut et par son fils ; et cependant, malgré tant d’ignominie, Jeane était venue à lui, ne l’abandonnait pas ; elle favorisait sa fuite avec autant de présence d’esprit que de dévouement, disant ces paroles étranges dont il cherchait en vain le sens mystérieux : « Nous sommes maintenant à jamais l’un à l’autre ; nous ne nous séparerons plus, tu m’appartiens ainsi que le condamné appartient au justicier ! » Moins observateur que M. d’Otremont, et ayant, d’ailleurs, revu Jeane agitée par les émotions les plus violentes, les plus diverses, Maurice ne remarquait pas encore en elle cette espèce d’impassibilité glaciale, symptôme de ce que doña Juana appelait sa mort morale. Enfin, quelques années auparavant, le bruit des galanteries de la jeune et belle madame San-Privato, alors l’une des femmes les plus à la mode de Paris, était vaguement venu jusqu’à ses oreilles ; mais il ignorait absolument quel était au vrai le fond de l’âme de Jeane. Tous deux, durant les premières heures du voyage, restèrent mornes, silencieux ; en vain Maurice, d’une voix tremblante, oppressée par la conscience de son opprobre et n’osant lever les yeux, essaya parfois de nouer l’entretien ; cet entretien tomba toujours pour ainsi dire de soi-même, et, lors de la dernière tentative de son cousin, afin d’engager la conversation, Jeane lui dit :

— Maurice, ton esprit doit être et est encore sous le coup des impressions de cette funeste journée ; puis mon regard t’embarrasse. Le tien aussi m’embarrasserait lors de mes confidences, qui, seules, pourront t’expliquer pourquoi j’ai tenté de me rapprocher de toi et quels sont mes projets. Il nous faut, afin d’atteindre Nantua le plus tôt possible, voyager jour et nuit ; attendons la nuit pour nous entretenir, et alors nous ouvrirons notre cœur l’un à l’autre. Tu seras plus calme, et, quels que soient nos aveux mutuels, les ténèbres couvriront notre rougeur ; car tu es le seul homme, Maurice, le seul devant qui je rougirais encore, parce que tu m’as connue telle que je ne suis plus…

Les deux voyageurs attendirent donc la nuit dans un pénible silence. Ils touchèrent à peine à quelques provisions dont M. d’Otremont avait eu la précaution de faire garnir l’un des coffres de la voiture, afin d’épargner aux fugitifs la nécessité de s’arrêter dans les auberges des villes qu’ils traversaient et où l’on pouvait leur demander l’exhibition de leurs passe-ports. La nuit vint, nuit de janvier, noire, froide, brumeuse. La lune se levait tard, et, à travers les ténèbres profondes, on n’apercevait rien au dehors de la voiture, sinon les lueurs projetées par les réverbérations des lanternes allumées. Jeane, quoique les glaces des portières fussent hermétiquement fermées et qu’elle fût enveloppée de fourrures, frissonnait parfois ; car, depuis longtemps, elle était sujette à une singulière réfrigération physique causée par le ralentissement de la circulation du sang et des battements du cœur. Maurice, au contraire, de qui la robuste organisation conservait toute sa puissance, était en proie à une fièvre ardente causée non-seulement par l’influence des événements du jour et par la crainte de se voir arrêter, crainte renaissant à chaque relais, mais encore par l’anxieuse curiosité avec laquelle il attendait les confidences de doña Juana ; ces confidences, qu’elle voulait envelopper de ténèbres, afin de n’être pas vue rougissant devant le seul homme aux yeux de qui elle pouvait encore rougir, disait-elle. Et pourtant cet homme était lui, Maurice, lui tombé dans cette abjection dont Jeane, durant la matinée, avait elle-même voulu sonder la fangeuse profondeur ; aussi, rompant le premier le silence, il dit :

— Jeane, le trouble de mon esprit est, autant qu’il peut l’être, apaisé ; ma raison est lucide. La nuit est venue ; il m’est impossible, quoique assis près de toi, de distinguer tes traits. Tu n’as pas à craindre que je te voie rougir ; je t’écoute…

— Entends donc ma confession, et, quoi que je te dise, Maurice, ne mets pas en doute ma sincérité.

— Rien ne t’oblige à cette confession. L’opprobre où je suis tombé me défend de t’adresser le moindre reproche ; tu ne saurais donc manquer de sincérité.

— Il me faut d’abord te rappeler en peu de mots ce qui s’est passé ensuite de ma rupture avec ta mère et toi, lorsque je suis allée demeurer chez ma tante San-Privato ; cette résolution, sais-tu ce qui en moi l’a surtout déterminée ?

— Ton amour pour Albert ?

— Non, Maurice ; cette résolution m’a été dictée par mon amour, par mon estime pour toi.

— Jeane, je t’ai promis d’ajouter foi à tes paroles, quoi que tu dises ; ainsi, je te crois ; mais ma foi est aveugle, car je ne te comprends pas.

— Rien pourtant de plus explicable. Ce jour-là même où je me suis résolue à demander l’hospitalité à ma tante San-Privato, j’avais eu avec son fils un entretien qui a décidé de ma destinée.

— Comment cela ?

— Te souviens-tu qu’au Morillon, le lendemain de la venue de San-Privato, et d’abord éblouie, fascinée par le tableau des fêtes mondaines qu’il nous retraçait, je t’ai supplié de ne jamais abandonner notre solitude, parce que de vagues pressentiments semblaient m’avertir que je serais perdue si je m’exposais à la tentation de faillir ?

— Oui, Jeane, je me rappelle tes craintes à ce sujet, elles me semblaient insensées.

— Elles n’étaient que trop fondées. Ces aspirations confuses encore, mais dont je pressentais le péril, et qui, selon que le disait si sagement mon père…

— Mais, s’interrompant, Jeane ajoute :

— Sais-tu, Maurice, que M. Delmare est mon père ?

— Cette révélation m’a été faite autrefois par ma famille, alors irritée contre toi et contre M. Charles Delmare.

— Mon père me connaissait mieux que je ne me connaissais moi-même ; il disait donc, avec une profonde sagacité, que mes mauvais penchants, alors à demi éveillés par la perverse influence de San-Privato, retomberaient bientôt dans leur sommeil et s’y éteindraient faute d’aliments, en d’autres termes, faute d’occasion, si nous continuions de vivre dans cette retraite où nous nous plaisions à tant de titres, et que m’offrirait le monde. Rien de plus juste que cette prévision de mon père ; car, lors de cet entretien décisif avec San-Privato, entretien auquel je viens de faire allusion, Albert, dans l’espoir de me corrompre à son profit, avait évoqué à ma pensée, avec un art infernal, un idéal de séduisante perversité, un type imaginaire qui symbolisait, personnifiait mes plus mauvais instincts. En un mot, le type d’un don Juan féminin, et San-Privato m’avait dit : « Soyez doña Juana ! »

— En effet, je me rappelle avoir entendu parler de ce surnom que l’on te donnait dans le monde.

— Ce surnom, je l’ai justifié, Maurice, plus que justifié pour mon malheur éternel !

— Ainsi, tu te repens ?…

— Depuis longtemps j’ai épuisé la coupe amère du repentir.

— Jeane, je ne puis apercevoir tes traits, mais l’accent de ta voix me fait frémir ! grand Dieu ! si tu as épuisé jusqu’au repentir, que te reste-t-il donc ?

— Rien !…

— Que signifie… ?

— Tu le sauras… Je continue : « Soyez doña Juana, m’avait dit San-Privato ; vous régnerez en souveraine impitoyable sur un monde que vous tiendrez courbé sous le talon de votre bottine ; vous serez une coquette effrénée… » San-Privato, afin de ne pas m’effaroucher, disait alors seulement coquette, mais, au fond de sa pensée, il disait impudique effrénée. Cette pensée, je l’ai pénétrée, elle ne m’a pas révoltée…

— Est-ce possible ?

— Cette pensée m’a souri…

— À toi, Jeane ! toi, la Jeane de ce temps-là ?

— L’innocente Jeane que tu dis était déjà morte, ton inconstance, tes dédains l’avaient tuée, Maurice.

— Ah ! malheur à moi, malheur à nous !

— Laissons-là les reproches, bornons-nous à constater les faits avec l’impassibilité du médecin constatant sur un cadavre les causes de la mort qui l’ont frappé.

— Jeane ! Jeane ! qu’es-tu donc devenue ?… ta voix glace mon cœur…

— Je suis devenue semblable à ce corps refroidi sur lequel le médecin recherche les causes du trépas.

— Tu m’épouvantes !…

— Déjà ?… C’est trop tôt !

— Jeane…

— Écoute encore… « Soyez donc doña Juana, secouez pudeur et honte ; tous les hommes seront à vous, m’avait dit San-Privato ; et, dans votre ironie terrible, dans votre dédain superbe, vous ne serez à personne, sinon à moi, à moi votre mari, votre complice ; car, si vous m’épousez, Jeane, je ne serai jamais jaloux que de votre confiance absolue, inexorable, et nous rirons fort de nos victimes ! »

— Quoi ! San-Privato t’a fait cette proposition infâme ?…

— Oui, afin de me dépraver, de me perdre moralement, de faire ainsi plus facilement de moi sa maîtresse et de m’abandonner ensuite ; mais je devinai son dessein. J’ai cependant feint de croire à sa sincérité, parce que je me sentais possédée du désir de personnifier l’exécrable type de doña Juana. Et cependant, étrange mystère de l’âme, je t’aimais encore, mon cher Maurice !

— Serait-il vrai ?

— Je t’aimais toujours, non de cet amour qui fait monter la rougeur au front, et dont la perversité de San-Privato attisait en moi les feux impurs ! Non ; je t’aimais de cette noble affection qui, en des temps plus heureux, devait être dignement couronnée du double titre d’épouse et de mère.

— Et cependant, Jeane…

— Et cependant, j’étais déjà résolue à ne mettre aucun frein à mes désordres : mystère étrange, n’est-ce pas, Maurice ?

— Tu l’as dit, mystère étrange de l’âme, contradiction inexplicable…

— Inexplicable en apparence, non en réalité. Les âmes dégradées ne conservent-elles pas toujours, malgré elles, la notion du bien et du mal ?… Mais le mal domine en souverain. Je t’aimais encore noblement, sincèrement, mais le fantôme de doña Juana me fascinait, m’attirait invinciblement à lui ; aussi, par cela même que j’avais conscience de mon attachement pour toi, je me reconnaissais désormais indigne de porter ton nom. Oui, à cette heure où j’ai senti mes mauvaises passions à jamais déchaînées, je t’aimais trop, je te l’ai dit, pour t’exposer au rôle déshonorant qui devait être celui de San-Privato. Voilà pourquoi j’ai résisté aux prières, aux larmes de mon père. En vain il m’assurait que tu m’aimais encore, en vain il me suppliait de me rattacher à toi : tu étais alors entraîné, égaré, mais non perdu, et capable d’un retour vers le bien, disait mon père ; et il ne doutait pas de mon influence sur toi : elle eût, selon lui, triomphé de celle de madame de Hansfeld. Il voyait encore, à cette époque, notre unique chance de salut à tous deux dans notre mariage. Mon père, cette fois, s’abusait. Il était trop tard, trop tard. Aussi, te le disais-je tout à l’heure, Maurice, j’avais, par estime et par véritable attachement pour toi, rendu notre union impossible à l’avenir en me déterminant à accepter l’hospitalité que m’offrait ma tante San-Privato.

— Ce qui me semblait tout à l’heure incompréhensible m’est maintenant expliqué, Jeane. Ainsi, dès lors, tu étais résolue d’épouser Albert ?

— Oui ; car, sans parler du singulier attrait qu’il m’inspirait encore, sa position dans le monde m’ouvrait les portes de cette société choisie où j’aspirais à réaliser le type de doña Juana. La perfidie de San-Privato, dont je n’avais pas été dupe un instant, m’épargnait déjà tout scrupule à son égard ; cependant je ne savais pas encore de quoi il était capable.

— Que veux-tu dire ?

— La première nuit que j’ai passée dans la maison de sa mère, profitant de mon sommeil, San-Privato s’est introduit dans ma chambre, et, après une lutte d’une brutalité féroce, il m’a déshonorée.

— Ah ! l’infâme !… Et tu n’as pas craint de l’épouser ?

— Mon mariage ne devait être et n’a été qu’une longue vengeance. Il m’a fallu des prodiges de dissimulation, d’astuce, d’hypocrisie, pour cacher l’horreur que m’inspirait San-Privato depuis son lâche attentat. Il m’a fallu des prodiges de séduction pour exalter jusqu’à un délire aveugle la passion de cet homme, pour lui persuader que je l’aimais et pour l’amener enfin, lui, si défiant, si sagace, si égoïste, si ambitieux, à m’épouser, moi, pauvre fille, sans autre fortune qu’une dot modique. Mais la haine doublait la puissance de mes facultés. J’ai atteint mon but. Six semaines après mon déshonneur, je m’appelais madame San-Privato. Ah ! Maurice, je te vengeais autant que moi, lorsque, le soir de mon mariage avec cet homme, cause première de notre perte à tous deux, je lui dis, le voyant tomber à mes genoux, éperdu d’amour : « Vous vous êtes livré contre moi à une violence infâme, mon mépris pour vous égale mon aversion. Ce mépris, cette aversion, j’ai voulu vous les témoigner par des actes. Voilà pourquoi je suis aujourd’hui votre femme. Ce soir, ma vengeance commence vous avez une seule fois pénétré par le crime dans ma chambre de jeune fille ; vous entrez, à cette heure, pour la première et pour la dernière fois dans ma chambre de femme. Vous êtes éperdument amoureux de moi, tant mieux ! vous souffrirez davantage, car nous serons à jamais étrangers l’un à l’autre. Ah ! San-Privato ! ah ! tentateur ! vous avez cru me corrompre à votre profit ! Ah ! vous m’avez dit : « Sois doña Juana pour tous… sinon pour moi, ton confident ! » Vos vœux seront comblés, dépassés, San-Privato je serai pour tous doña Juana ; oui pour tous, mais non pour vous ! Si retentissant sera le scandale, de mes aventures, que mes confidences vous seront inutiles ; vous avez horreur du ridicule, votre vie ne sera qu’une longue torture… »

— Et, dans le premier mouvement de sa rage, San-Privato ne t’a pas tuée ?

— Il l’a tenté ; que n’a-t-il réussi ! Le cynisme de ma conduite envers lui eût été justement châtié…

— Quoi ! l’infamie, la scélératesse de cet homme ne te justifiaient pas ?

— Odieux et stupide raisonnement, Maurice ! L’infamie de mon mari justifiait-elle donc mon infamie ? Ainsi, j’abhorrais sa scélératesse, et je devais l’égaler, le dépasser en scélératesse ! Quelle pitié ! Mais alors, aveuglée par d’odieux sophismes, je croyais aussi à la légitimité des représailles, si criminelles qu’elles fussent.

— Mais comment, lorsque San-Privato a voulu te tuer, as-tu échappé à la mort ? Et puis enfin, connaissant sa férocité, pourquoi bravais-tu, provoquais-tu un danger de mort presque certaine ?

— J’avais fait d’avance le sacrifice de ma vie, je la risquais dans cette épreuve.

— Quelle épreuve ?

— Si, dans un pareil moment, après mon audacieux défi, après mes menaces, mes dédains, l’atroce déception dont il se voyait victime, mon mari ne trouvait pas dans sa rage l’énergie de me tuer, j’étais certaine de n’avoir désormais rien à redouter pour ma vie, j’assurais ainsi l’avenir de ma vengeance ; sinon il me tuait : j’étais d’avance résignée à mourir.

— Et ce meurtre… il l’a tenté ?

— Oui ; mais, d’abord anéanti par la stupeur, étourdi de l’audace de mes aveux, il n’a pu, il n’a pas voulu y croire ; puis, lorsqu’à mon langage, à mon accent, à ma physionomie, il a reconnu l’horreur qu’il m’inspirait et la réalité de mes projets qui devaient le couvrir de ridicule et d’opprobre, il a essayé de m’attendrir. Rien de plus vrai, de plus navrant que son désespoir. Ce malheureux se traînait à mes pieds ! Prières, larmes, sanglots convulsifs, cris de douleur arrachés des dernières profondeurs de l’âme, que dirai-je ? San-Privato, dans ses élans de déchirante éloquence, était parfois sublime de passion et de souffrance !

— Et toi, Jeane, que disais-tu ?

— Moi ? je riais…

L’accent glacial de doña Juana, en prononçant ces mots atroces, eut quelque chose de si effrayant, que Maurice frissonna et se félicita presque de ce que les ténèbres l’empêchaient de distinguer les traits de Jeane. La réponse qu’elle venait de faire fut suivie de quelques moments de silence.

XXX

Maurice Dumirail, surmontant l’effroi que venait de lui causer l’impitoyable réponse de doña Juana, rompit le premier le silence qui durait depuis quelques secondes, et reprit :

— Tu riais, Jeane, tu riais, tandis que San-Privato exhalait son désespoir en plaintes sublimes de passion et de souffrance. Ah ! tu nous vengeais terriblement tous deux de notre bonheur perdu, ainsi que tu le disais tout à l’heure ; c’est sans doute alors que, poussé à bout, il a tenté de te tuer ?

— Oui ; il disparut précipitamment dans la chambre voisine, et revint un instant après, tenant à la main une paire de pistolets « Tu vas mourir avant de naître, dona Juana ! me dit San-Privato. Tu t’es dévoilée trop vite, tu ne couvriras pas mon nom de ridicule et d’opprobre ! » Je ne réponds pas un mot à mon mari, je croise mes bras sur ma poitrine, je redresse fièrement la tête, je le regarde bien en face… Ah ! je l’avoue, en voyant l’expression implacable de ses traits, je me suis crue morte. Je vous ai donné, à mon père et à toi, Maurice, ma dernière pensée. San-Privato a appuyé le canon de son pistolet sur mon cœur, et, afin de mieux assurer le coup, je me souviens qu’il a écarté de mon sein mon bouquet de mariée…

— Achève ! tu es là près de moi, le péril est passé, cependant, je tremble malgré moi.

— San-Privato appuie le canon du pistolet sur mon cœur ; je ne sourcille pas… « Ah ! tu dois cent fois mourir, me dit-il : tant de sang-froid, d’intrépidité, font de toi une femme infernale… » Et, détournant la vue, il lâche la détente du pistolet ; mais, hasard étrange ! le coup ne part pas ; sais-tu quel fut alors le premier mouvement de San-Privato ?

— Il prend son second pistolet ?

— Il tombe à genoux, joint les mains, fond en larmes et s’écrie : J’ai voulu, en mon âme et conscience et par un effort surhumain tuer cette femme afin de défendre mon honneur. Le hasard épargne ses jours, sois bénie, fatalité ! car j’aurais toute ma vie pleuré sa mort… » Puis il se lève et, me quittant, il ajoute : « Quelle que soit votre conduite, vous êtes certaine désormais d’avoir la vie sauve… Triomphez de ma lâcheté ; car, d’après ce que m’a coûté cette tentative de meurtre, je n’aurai jamais, je le crains, le courage de vous tuer. — Voilà justement ce que je voulais savoir, même au prix de ma vie, lui ai-je répondu. Et maintenant, San-Privato, vous la verrez à l’œuvre, cette doña Juana dont vous avez évoqué le fantôme. » Il est sorti, et, depuis, jamais il n’a remis le pied dans ma chambre…

— En t’épargnant ainsi après avoir voulu te tuer, à quel sentiment obéissait ton mari ? Était-ce amour, remords ou manque d’énergie ?

— Chacun de ces sentiments avait sa part d’influence sur San-Privato. Le remords cependant était faible. Mon mari ressentait pour moi une passion effrénée. Rien n’a pu l’éteindre en lui : à cette heure, elle fait encore son tourment. Enfin, malgré sa noire scélératesse, il n’a pas l’énergie de l’homme d’action. Jamais il n’aurait tenté de me tuer à coups de couteau ; mais il m’a tiré un coup de pistolet en détournant la vue. Enfin, environ un an après cette première tentative de meurtre, il a essayé de m’empoisonner.

— Malheureuse femme !… Et tu as encore échappé à la mort ?

— Je connaissais San-Privato, et, depuis le jour de mon mariage, je me tenais constamment sur mes gardes, avec le concours de ma femme de chambre, excellente fille qui m’était dévouée.

— Empoisonner !… Oui, c’est bien là l’homme, aussi féroce que lâche en face du péril. Te souviens-tu, Jeane, de sa terreur lors de notre ascension au col de Tréverse, où, sans ton courage, ta présence d’esprit, ce misérable périssait, voulant, dans sa rage, t’entraîner avec lui aux abîmes ?

— Ah ! tu te souviens de notre ascension au col de Tréverse ?

— Cette journée ne fut-elle pas, par ses conséquences, l’une des journées les plus fatales de notre vie ?

Jeane resta silencieuse pendant quelques instants ; puis, sortant de sa rêverie :

— Je te sais gré, Maurice, d’avoir conservé le souvenir de la grotte de Tréverse ; oui, je te sais gré de ce souvenir.

— Pourquoi cela ?

— Parce que ce souvenir répond à une pensée que je nourris depuis longtemps.

— Quelle pensée ?… Tu restes muette ? Jeane, Jeane, d’où vient ton silence ?

— Il vient de mon doute.

— De ton doute… sur qui ?

— Sur toi, Maurice.

Et, retombant dans sa rêverie, doña Juana reprit, au bout de quelques instants :

— Ah ! si tu devais tromper mon dernier espoir !

— Lequel ?

— Tu le sauras… Mais j’achève ma confession. Je tins la promesse faite à San-Privato : je me lançai dans de scandaleuses aventures, entraînée à la fois par l’ardeur effrénée du plaisir et par la soif d’une double vengeance ; car, dans ma pensée, je me vengeais aussi de toi, Maurice.

— De moi ?

— Oui, de ton inconstance, l’une des causes de mes désordres. Tu m’avais fait verser des larmes bien amères, et celles que mes coquetteries, mes infidélités souvent féroces, arrachaient aux hommes les plus fermement trempés, étaient, selon moi, de justes représailles. Je commençai donc à jouer, dans le meilleur monde de Paris, mon rôle de doña Juana ; mes débuts furent hardis et brillants.

— En effet, selon ce que j’entendais dire à cette époque, tes succès ont été éclatants, quoique inconnue la veille, en ce monde d’élite où ton mari te présentait. Mais, j’y songe, Jeane, encore une question au sujet de San-Privato.

— Laquelle ?

— En suite de ton audacieuse révélation au sujet du ridicule et de l’opprobre dont tu voulais le flétrir en réalisant le type imaginaire de doña Juana, comment San-Privato, certain de tes projets de vengeance, t’a-t-il présentée dans le monde ?

— Passionnément épris de moi, il avait d’avance annoncé hautement notre union dans le monde diplomatique, sa société habituelle, vantant outre mesure ma valeur personnelle, moins encore par conviction que par orgueil, afin de s’excuser, pour ainsi dire, de contracter un mariage si peu avantageux au point de vue de l’ambition et de la cupidité. San-Privato se trouvait donc moralement obligé de me présenter dans le monde ; sinon ma séquestration eût donné lieu aux suppositions les plus étranges pour lui et aurait pu même briser sa carrière.

— Briser sa carrière !… Comment cela ?

— Dans la première ivresse de son amour, il m’avait dépeinte à ses amis comme un trésor de beauté, de grâce, d’esprit, et avait fait de moi le même portrait au roi son maître (ainsi qu’il le disait), lui demandant, par excès de déférence, ou plutôt par calcul, son agrément à notre mariage : en effet, le roi de Naples répondit à son serviteur diplomatique que, puisqu’il trouvait réunies en moi des qualités si rares, il pouvait sacrifier la question de fortune. Et en prince il accorda une gratification assez considérable à mon mari. Or, si le lendemain de notre mariage San-Privato eût caché à tous les yeux ce trésor si pompeusement annoncé d’avance, rien n’aurait paru plus étrange ; le roi lui-même, se croyant dupe de San-Privato, pouvait lui témoigner son mécontentement.

— Il est vrai…

— Enfin, si incroyable que cela semble, tel était l’orgueil de San-Privato, que, malgré sa jalousie et sa haine, mêlées d’accès de passion désespérée, il s’enorgueillissait de mes premiers succès dans le monde, qui furent vraiment extraordinaires.

— Je l’ai entendu dire, Jeane.

— Ne vois pas dans mes paroles l’ombre de la vanité ; non, je fais, au contraire, acte de profonde humilité en parlant de mes succès ; à cette heure, ils sont à mes yeux le comble de la dégradation.

— Tu es inexorable envers toi-même, Jeane.

— Je suis équitable, et, lorsque tu sauras ce que m’ont coûté ces succès…

Et, tressaillant, doña Juana s’interrompit pendant un instant, et reprit :

— Je poursuis… Grâce à sa profonde dissimulation, San-Privato parut donc très-heureux, très-fier de me posséder, jouissant même, en désespoir de cause, ainsi qu’on dit, de l’envie qu’il excitait, car beaucoup l’enviaient. Il cachait à tous les yeux, sous des dehors remplis d’affection pour moi, de confiance en lui-même, l’abîme de haine qui nous séparait. Enfin, San-Privato a longtemps et atrocement souffert en secret de mes désordres, auxquels, par respect humain, il affectait de ne pas croire, parce qu’il n’a jamais pu se soustraire à la ténacité de sa passion pour moi ; parfois, il espérait, à force d’ignoble tolérance, de lâche résignation, m’inspirer un jour quelque pitié ; en un mot, s’il a consenti, il y a bientôt trois ans, à se séparer de moi à l’amiable, il a fallu que je fusse bannie du monde, et encore, en cela, mon mari obéissait moins à ses propres sentiments qu’à la pression de l’opinion publique et à l’autorité de son royal maître, celui-ci lui ayant ordonné de se séparer d’une femme qui déshonorait son mari.

— Jeane, dit soudain Maurice d’une voix altérée, — notre voiture s’arrête pour relayer. Absorbé par ton récit, je ne me suis pas aperçu que nous changions de chevaux dans une ville assez importante, à en juger par cette vaste place publique. Pourvu que…

Mais, se rejetant au fond de la voiture, après avoir jeté un regard craintif à travers la glace de la portière, Maurice murmure, frissonnant d’épouvante :

— Des gendarmes !…

— Des gendarmes ?… Eh bien, il y en a dans toutes les villes, — reprend Jeane sans s’émouvoir.

Et, à l’aide de son mouchoir, elle essuie l’humide vapeur nocturne qui ternissait la vitre de la portière, à travers laquelle elle regarda au dehors, en ajoutant :

— Oui, voilà deux gendarmes. Ils sortent de la maison de poste et semblent se diriger vers la voiture.

— Je suis perdu ! balbutie Maurice. Mon Dieu ! mon Dieu !…

— Ne t’alarme pas d’avance, — reprend doña Juana toujours impassible.

Et elle ajoute lentement et avec un accent singulier :

— D’ailleurs, ce bon Richard a pensé à tout, et, au pis aller, n’as-tu pas le petit flacon caché dans la doublure de ton habit ?

— Oui, je… je… l’ai.. ce flacon ; mais… mais…

Le fils de famille ne put achever. Il frissonnait ; ses dents claquaient de terreur.

— Maurice ! — s’écrie doña Juana d’une voix rude, impérieuse, menaçante.

Et, se redressant sur le coussin, elle s’efforce, malgré l’obscurité qui règne dans la voiture, de distinguer les traits du jeune homme à la lueur incertaine d’une lanterne, à la clarté de laquelle les gens de la poste attellent les chevaux.

— Maurice, tu me parais bien pâle ! Ah ! pas de faiblesse, au moins ; serais-tu dégradé jusqu’à la lâcheté ?

— Écoute, écoute, on parle au domestique, — murmure Maurice.

Et Jeane et lui entendent au dehors la voix du brigadier de gendarmerie disant au domestique qui hâtait l’attelage des chevaux :

— Voilà, mon brave, un mauvais temps pour courir la poste… hein ?

— Ne m’en parlez pas, brigadier, il fait un froid de loup ; mais M. le marquis et madame la marquise brûlent le pavé, dans l’espoir d’arriver à Genève assez à temps pour fermer les yeux à madame la duchesse, la mère de M. le marquis.

Et, s’adressant aux gens de la poste avec une extrême présence d’esprit, l’avisé serviteur ajoute :

— Allons, postillons, dépêchons-nous, vite, vite !

— Le fait est, mon brave, que ces garçons-là sont de fameux lambins, reprend le brigadier de gendarmerie complétement dupe du mensonge du domestique et fasciné par ces qualifications sonores de marquis, de marquise, de duchesse.

Et il ajoute :

— Allons, mon brave, il faut espérer que vos respectables maîtres n’arriveront pas trop tard à Genève pour remplir un devoir, qui n’est, fichtre ! pas gai du tout.

Et le gendarme ajoute, en manière de consolation philosophique, en aspirant une prise de tabac :

— Que voulez-vous, mon garçon, nous sommes tous mortels, tous tant que nous sommes, duchesses ou bergères !

— C’est fièrement vrai, allez, ce que vous dites là, brigadier, répond le domestique.

Et, s’élançant sur le siége de derrière de la voiture, il crie au postillon :

— En route, et bon train !

La voiture partit au galop des chevaux et passa devant le brigadier, qui s’effaça et fit le salut militaire à M. le marquis et à madame la marquise, qui s’en allaient fermer les yeux à madame la duchesse.


XXXI

Maurice Dumirail, lorsque la voiture, sortie de la ville, roula de nouveau sur la grande route, dit à Jeane d’une voix étouffée :

— Je tremble encore de la peur que m’a causée la présence de ces gendarmes ; quelle vie ! oh ! quelle vie !

— Cette vie d’angoisses, de terreurs continuelles ne fait que de commencer pour toi, — répondit doña Juana toujours impassible.

— De plus, la misère, la hideuse misère t’attend, puisque tu ne peux plus même profiter du refuge que ton père, en prévision de ta ruine, t’avait assuré au Morillon, où tu serais bientôt reconnu.

— Tes paroles, Jeane, sont peu consolantes.

— Crois-tu que je songe à te consoler ?

— Quel est donc ton dessein ? Ne m’as-tu pas dit : « Nous sommes maintenant l’un à l’autre » ?

— Oui, j’espère quelque chose de cette union du vice et du crime.

— Cette espérance… quelle est-elle ?

Celle des désespérés.

— Jeane, tu parles en énigme.

De cette énigme, la fin de ma confession te donnera le mot. Écoute-la, je l’achève… San-Privato me présenta donc dans ce qu’on appelle le monde diplomatique, l’élite de la meilleure compagnie de Paris et de l’Europe. La première fois que j’entrai dans l’un de ces salons, c’était, je me le rappelle, à un grand bal donné à l’ambassade d’Angleterre. J’éprouvai d’abord une impression de crainte, de défiance de moi-même ; qu’étais-je ?… Une pauvre provinciale complétement étrangère au monde aristocratique et à ses usages. Les deux battants d’une longue galerie s’ouvrirent devant moi ; je fus éblouie : l’éclat des lumières, la splendeur des parures, cette atmosphère tiède, saturée de la suave odeur des bouquets et des parfums qui s’exhalent de la chevelure des femmes, l’harmonie de l’orchestre, me causèrent une sorte d’enivrement ; bientôt j’y puisai cette audace que donne parfois l’ivresse ; l’avenir de doña Juana dépendait de ce début ; je devais ou me perdre inaperçue dans ce flot brillant, ou attirer tout d’abord l’attention sur moi, conquérir de prime-saut une sorte de renommée, en un mot, devenir, durant cette première soirée, ce que, dans son jargon, le monde appelle une femme à la mode… moi, obscure, inconnue, n’ayant de remarquable que l’extrême simplicité de ma toilette, ma grande jeunesse et quelque beauté. Je réussis au delà de mes espérances : oui, ce soir-là même, au bout d’une heure, les femmes les plus entourées prononçaient le nom de madame San-Privato avec une envie amère ; les hommes à bonnes fortunes parlaient de moi avec une admiration mêlée de galante convoitise et d’insolente espérance, témoignant assez que je m’étais tout d’abord posée comme l’une de ces femmes auxquelles on peut, sans trop d’outrecuidance, tôt ou tard prétendre. Enfin, les honnêtes gens durent s’exprimer sur mon compte avec une juste sévérité, sinon avec mépris.

— Par quel prodige étais-tu donc parvenue, Jeane, à te faire tout d’abord ainsi remarquer ?

— Il me serait odieux de m’appesantir sur mes conquêtes, dit doña Juana. Leur souvenir m’inspire maintenant un profond dégoût. Cependant, je veux te raconter ma première aventure, Maurice. Elle te donnera une idée de mon audace, et, d’après ce fait, tu jugeras des autres. À peine entrée dans le salon de l’ambassade, j’entendis répéter autour de moi, avec un accent de déférence servile de la part des hommes, et de la part des jeunes femmes avec un accent de coquetterie empressée : « Le prince est arrivé. » Évidemment, ce prince devait être, durant cette soirée, le point de mire des séductions féminines. Je demandai à mon mari qui était ce grand personnage ; il me répondit : « Le fils du roi. » Je me jurai à moi-même ma parole de doña Juana qu’avant une heure le fils du roi, que de ma vie je n’avais vu, serait amoureux de moi, m’afficherait, comme l’on dit, persuadée que je ne pouvais faire mon entrée dans le monde d’une manière plus éclatante.

— Et cette espérance… ?

— A été dépassée.

— Quoi ! Jeane, ce soir-là même le prince… ?

— Était à moi au bout d’un quart d’heure d’entretien.

— Et il ne t’avait jamais vue ?

— Jamais.

— Quelle puissance irrésistible que la tienne, doña Juana !

— Il est vrai, Maurice, à la honte des hommes, irrésistible est presque toujours sur eux la puissance de l’effronterie d’une femme jeune et belle ; car, s’ils recherchent la vertu, c’est pour en triompher, pour la flétrir, pour la souiller.

— Enfin… le prince ?

— Je venais à peine d’entrer dans la galerie de l’ambassade, la foule s’écarte et s’ouvre devant le prince ; il donnait le bras à la de duchesse de Hauterive, alors sa maîtresse, selon ce que j’entendais répéter à voix basse autour de moi. Elle était encore fort belle, quoiqu’elle eût environ trente ans. Je me trouvais sur le passage du prince, élégant et beau jeune homme ; nos yeux, par hasard, se rencontrent. Je le regarde hardiment, avec une expression tellement provocante, qu’il rougit. Certaine de l’impression soudaine que j’ai produite, je fais un pas vers le prince, et, après une profonde révérence, m’adressant à lui d’un ton sérieux, pénétré, presque mystérieux : « Monseigneur, lui dis-je, je sais combien la démarche que je me permets de tenter ici, auprès de Votre Altesse royale, est en dehors de tous les usages, peut-être même des convenances ; mais il s’agit, pour moi, et j’oserai ajouter pour vous, monseigneur, d’un intérêt tellement grave, que Votre Altesse royale daignera, je l’espère, accueillir avec indulgence la demande que j’aurai l’honneur de lui adresser. » Je prononçai ces mots d’une voix parfaitement calme, au milieu d’un silence général. Grande était la surprise causée par ma démarche inouïe ; jamais pareille demande d’audience n’avait été ainsi adressée au milieu d’une fête. Il y avait mille chances contre une pour que le prince me tournât le dos sans me répondre ; l’on s’interrogeait à voix basse pour savoir mon nom. Un aide de camp, s’informant aussitôt de moi près de l’ambassadeur, vint dire à l’oreille de son maître que j’étais la femme du premier secrétaire d’ambassade de Naples. Le prince me trouvait de plus en plus à son gré ; je n’en pouvais douter à la contraction involontaire des traits de la duchesse de Hauterive. En proie à de jaloux pressentiments, elle l’épiait d’un œil inquiet. « Je serai trop heureux, madame, de vous être agréable, me répond Son Altesse avec un galant empressement. De quoi s’agit-il, de grâce ? — J’oserai prier Votre Altesse royale de daigner m’accorder ici, ce soir même, quelques instants d’entretien. Croyez surtout, monseigneur, qu’une demande si extraordinaire m’est dictée par le sentiment d’un impérieux devoir, ajoutai-je d’un ton sérieux et pénétré en accompagnant ces mots d’une nouvelle et respectueuse révérence. — Je suis à vos ordres, madame, » me dit le prince au comble d’une surprise partagée par la foule.

— Cette surprise, Jeane, je la conçois ; quel devoir impérieux pouvait donc, en effet, te dicter cette étrange demande d’audience ?

— Quoi ! tu ne devines pas ?

— Non.

— Tu es resté naïf, Maurice, ou plutôt tu ne sais et tu ne peux savoir quelle était la fécondité de l’imagination de doña Juana, servie par la plus insolente audace qui ait jamais bronzé le front d’une jeune femme de dix-sept ans ! Donc, le prince m’ayant répondu qu’il était à mes ordres, je fais un pas vers lui en avançant imperceptiblement mon bras afin qu’il m’offre le sien. Il quitte ainsi forcément celui de la duchesse de Hauterive. Elle devient pourpre de dépit, me lance un coup d’œil furieux ; j’y réponds par un regard triomphant et par un sourire railleur. Je m’attache au bras du prince ; nous nous rendons dans un petit salon voisin, où nous restons seuls, la foule n’osant dépasser le seuil de la porte, qui d’ailleurs reste ouverte.

— Mais, encore une fois, Jeane, quel devoir impérieux te dictait donc cette démarche inouïe ?

— Voilà justement ce que m’a demandé le prince, lorsque nous nous sommes trouvés tête à tête dans ce petit salon. « Le désir d’obtenir l’entretien que vous m’avez fait l’honneur de solliciter, madame, vous est dicté par le sentiment d’un devoir impérieux. De grâce, qu’avez-vous de particulier à me dire ? — J’ai à vous dire, monseigneur, que je vous aime. »

Ces dernières paroles de Jeane frappent Maurice d’une telle stupeur, que, pendant un moment, il garde le silence et balbutie :

— Est-il possible, Jeane, toi, toi, tu as osé… ?

— J’ai osé dire cyniquement des lèvres ce que tant de femmes disaient au prince par leurs œillades, par leurs coquetteries agaçantes !

— Ah ! l’audace de doña Juana était infernale !

— Ne parle pas d’audace ; je jouais à coup sûr mon premier coup de dés dans cette inégale partie où les femmes mettent pour enjeu devoir, réputation, honneur, repos, avenir, parfois leur vie, et où l’homme n’aventure que son amour-propre et ses grossiers désirs.

— Tu jouais à coup sûr, dis-tu, Jeane ?… N’avais-tu pas, au contraire, à craindre le mépris du prince en te jetant ainsi à sa tête ?

— Ô candide Maurice ! combien peu tu connais l’égoïsme, la bassesse, la vanité de ton sexe ! Est-ce qu’un homme méprise jamais une belle jeune femme appartenant au meilleur monde, lorsqu’elle avoue à cet homme qu’elle l’aime follement, lorsqu’elle le persuade de cet amour par la hardiesse même de l’aveu qu’elle risque et par son oubli de toute réserve, de toute pudeur ? Non, non, cet homme l’accablerait de mépris si elle oubliait tout cela pour un autre que lui ; mais, dès qu’il est l’objet de ces aveux cyniques, celle qui les hasarde lui semble digne du plus tendre intérêt ; le triomphant mortel nage dans l’ivresse de la fatuité, dans les joies de l’égoïsme : plus la femme s’est abaissée, plus il se sent rehaussé à ses propres yeux ; plus elle s’est avilie pour lui, plus il se croit digne d’adoration.

— Ah ! Jeane, Jeane, à vingt-trois ans à peine, quelle désolante connaissance du cœur humain !

— Les turpitudes du cœur de l’homme me sont d’autant plus familières que je les ai pratiquées.

— Que veux-tu dire ?

— Oui, doña Juana s’est faite don Juan, afin de lutter de dédain, de cruauté, d’abject sensualisme, d’inconstance avec les hommes, et, dans cette lutte, doña Juana triomphait. Mais revenons au prince… D’abord stupéfait, puis ravi de mon aveu, à son tour, il m’avoua que mon premier regard l’avait ému, bouleversé ; il me trouvait, disait-il, adorablement belle, et, de plus, l’aventure lui semblait originale. Quoique fort jeune encore, il était déjà quelque peu blasé, moins de la facilité de ses succès que de leur monotonie. Or, je lui déclarai que, mariée depuis la veille, je me regardais comme veuve, ayant mon mari en aversion. Cet audacieux tête-à-tête, où nous échangions nos aveux, ayant pour témoin la foule ébahie et curieuse qui, de loin, nous regardait, nous inspira mille folles saillies ; j’étais fort gaie, et, comme on dit, très en esprit ce soir-là. Je voulais séduire le prince par tous les sens, j’y réussis. Je fus tour à tour tendre, passionnée, piquante, pleine de verve. Il me jura que j’étais le plus malin, le plus charmant démon qui eût jamais mis le diable au corps d’un galant homme. Ce qui donnait surtout à notre situation un attrait singulier, c’est qu’autant nos paroles étaient parfois joyeuses ou passionnées, autant notre physionomie apparente était grave, parce qu’il nous fallait dérouter les suppositions de la foule qui nous observait. Je fis remarquer au prince que, quoiqu’il m’en coûtât, notre conversation ne pouvait se prolonger davantage. Nous convînmes, lui et moi, d’un rendez-vous pour le lendemain. Je voulus d’abord faire acte d’autorité. J’exigeai qu’après avoir dansé une contredanse avec moi, la seule qu’il danserait ce soir-là, il quittât aussitôt l’ambassade sans adresser un mot à la duchesse de Hauterive, de qui j’affectai de me montrer fort jalouse. Le prince m’accorda tout ce que je lui demandai. Je l’avais, assurait-il, ensorcelé. Nous sortîmes du salon : il me dit tout haut, de façon à être entendu des curieux, et afin de les tromper sur la nature de notre entretien, tout en y faisant une amoureuse allusion seulement comprise de nous deux : « Soyez-en persuadée, madame, je m’occuperai de votre demande avec le plus vif intérêt ; son urgence m’est maintenant expliquée, il ne dépendra pas de moi que tous vos désirs ne soient satisfaits. — Vous me comblez, monseigneur, lui dis-je avec un regard significatif ; les termes manquent à ma gratitude, je suis réduite à vous l’exprimer, monseigneur, par cette banalité : que votre généreuse action trouvera en elle-même sa récompense… » À ce moment, l’orchestre préludait à une contredanse. La duchesse de Hauterive ne nous quittait pas des yeux elle s’approche du prince, et, cachant à peine son dépit jaloux, lui dit d’une voix légèrement altérée : « Votre Altesse royale dansera-t-elle une contredanse ? — Oui, madame la duchesse, je vais avoir l’honneur de danser avec madame San-Privato, » répond le prince en me prenant la main, et laissant madame de Hauterive pâle de confusion et de colère. Pendant que je dansais avec le prince, j’entendais ces mots, qui, arrivant aussi à ses oreilles, charmaient sa vanité : « Quelle est donc cette jeune femme qui a demandé si étrangement audience à Son Altesse et qui danse avec elle ? Elle est ravissante !… »

Et, s’interrompant, Jeane ajouta :

— Ai-je besoin de te répéter, Maurice, que, lorsque je parle ainsi des avantages naturels dont j’étais douée, je ne fais pas acte de vanité, car, depuis longtemps, j’ai maudit ces dons qui m’ont perdue !

— Je ne me méprends pas sur ta pensée, Jeane ; j’éprouve même une impression étrange en t’entendant parler ainsi au milieu de ces ténèbres sans que je puisse apercevoir tes yeux. Il me semble que ta voix n’est plus de ce monde. Continue, de grâce ! ton récit m’inspire une curiosité navrante.

— Les propos flatteurs qui circulaient autour de moi et arrivaient à l’oreille du prince augmentèrent l’orgueil de sa conquête, et, durant la contredanse, ses petits soins pour moi, notre causerie à voix basse, nos rires étouffés, nos regards, nos sourires d’intelligence, nous affichèrent autant que possible, ce dont le prince semblait se soucier aussi peu que moi. Lorsque la danse fut terminée, il me dit tout bas : « Je tiendrai ma promesse, je quitterai le bal sans adresser la parole à madame de Hauterive ; mais, je vous en prie, quittez-le aussi : je voudrais être le seul qui ait dansé avec vous ce soir. Je vais aller prendre congé de madame l’ambassadrice. Nous nous retrouverons dans le salon d’attente, où je vous ferai mes adieux. » Le désir du prince s’accordait à merveille avec mes vues. Je trouvais d’une bonne politique féminine de laisser cette brillante compagnie sous l’impression d’un sentiment de surprise et de curiosité à mon égard, et se disant : « Quelle singulière femme que cette madame San-Privato ! Inconnue de tous il y a un quart d’heure, elle fait de prime-saut la conquête du prince et l’enlève à cette belle duchesse de Hauterive. » Mon calcul ne fut pas trompé : mon nom circulait dans toutes les bouches, et, lorsque mon mari m’offrit son bras pour regagner notre voiture, il me dit avec une expression d’envie amère : « Le prince est bien heureux ! Voilà un brillant début pour doña Juana ! — Il tiendra plus encore qu’il ne promet… » répondis-je à San-Privato. Et il en devait être malheureusement ainsi. Maintenant, Maurice, ma confession touche à sa fin. Je suis entrée dans de longs détails à propos de ma première aventure, malgré le dégoût que me causait ce souvenir, parce que de cette soirée a daté ma renommée de femme à la mode. Ainsi te sont expliqués mes succès dans le monde ; à ces succès, la duchesse de Hauterive a contribué plus que personne en répétant, dans tous les salons de Paris, que je devais être le diable en personne, puisque, en un quart d’heure, j’avais ensorcelé le prince ; d’où il suivait que chacun avait le plus vif désir d’être à son tour ensorcelé.

— Et le prince, l’aimais-tu ?

— J’acquis rapidement sur lui une grande influence, dont mon orgueil fut d’abord flatté, parce que, malgré l’effronterie de mon aveu, le prince ne put me refuser une sorte d’estime ; car ses pareils rencontrent rarement un amour désintéressé ou sans quelque arrière-pensée de favoritisme. Or jamais je ne lui ai demandé pour personne la moindre faveur. Cependant, sachant par moi que mon mari n’avait d’autre fortune que ses appointements de secrétaire d’ambassade, et que, par respect de moi-même, je subvenais à mes dépenses personnelles à l’aide de ma modique dot, le prince eut un jour la sotte et insultante pensée de m’envoyer je ne sais combien de coupons de riches étoffes et une magnifique parure de perles. Je lui renvoyai ses insolents cadeaux avec un billet ainsi conçu :

« Je croyais vous avoir dit, monsieur, que, selon moi, accepter quoi que ce soit d’un mari que l’on trompe est une indignité. Cette indignité serait, à mes yeux, pire encore, si une femme recevait le moindre présent d’un amant à qui elle a été, est ou sera nécessairement infidèle. Voilà pourquoi, monsieur, je m’empresse de vous renvoyer vos impertinentes magnificences. »

— Le trait était sanglant, — murmura Maurice écrasé de honte en songeant qu’il avait, lui, vécu des dons de madame Thibaut.

Et il ajouta, afin d’échapper à cette pensée :

— Mais enfin, avant qu’il t’eût blessée dans ta dignité, aimais-tu le prince ? Je l’ai vu : il était jeune, beau, élégant, et, n’eût-il pas été prince, ses avantages extérieurs l’eussent rendu remarquable…

— Je n’ai jamais aimé que toi, Maurice.

— Ah ! Jeane, Jeane…

— Je n’ai jamais aimé que toi, te dis-je, dans la pure et noble acception de ce mot divin. Ce qui m’a perdue a été de m’opiniâtrer à vouloir remplacer ce sentiment par un idéal introuvable ; chacun de mes pas à la recherche de cet idéal me couvrait d’une honte nouvelle.

— Qu’éprouvais-tu donc pour le prince ?

— Mon orgueil fut d’abord flatté de voir à mes pieds un des puissants de la terre. Je prenais plaisir à lui faire sentir son esclavage ; parfois sa fierté se révoltait, et il s’échappait jusqu’à me faire souvenir qu’il était, après tout, de race royale. Je le rappelais alors à l’égalité humaine en le rendant atrocement jaloux de quelque humble rival, dont il enviait le bonheur avec désespoir.

— Mais sa vie devait être un enfer ?

— Un enfer !… Souvent il m’a dit avec rage et douleur : « Vous êtes mon mauvais ange ! Maudit soit le jour où je vous ai connue ! » Puis, d’un sourire, je le ramenais à mes pieds ; il redevenait plus heureux, pour retomber bientôt dans de nouveaux tourments.

— Et comment s’est terminée votre liaison ?

— Le prince pleurait toujours le même air au sujet de mes cruels caprices : il m’ennuyait ; aussi, j’ai espéré de trouver chez un poëte l’idéal que je cherchais ; ce poëte était l’un des plus beaux génies de l’humanité ; il était étranger, on l’appelait le Byron de l’Allemagne !

— Je me souviens, en effet, d’avoir entendu parler de ton amour pour cet homme illustre, l’une des gloires de son pays.

— Mon amour, mon amour…

— Quelle ironie amère dans ton accent ! Quoi ! Jeane, ce grand poëte n’a pas mérité grâce à tes yeux ?

— Cette fois encore, l’idéal que je rêvais m’échappait : mon cœur restait vide et froid ; que faire alors ? Je m’amusais à essayer mon influence à éteindre ou à raviver la flamme poétique de ce grand génie au gré de mes caprices, et, pour les subir en esclave, il oubliait l’art, jusqu’alors le culte de sa vie entière. En vain, l’Allemagne, l’Europe, le monde attendaient avec impatience un nouveau chant de l’auteur de tant de vers admirables ! Il restait muet. J’avais, disait-il, fait envoler sa muse, jalouse d’un culte autre que le sien. Cet homme illustre m’idolâtrait et ne se sentait pas aimé. Sa magnifique intelligence s’obscurcissait dans le chagrin. Enfin, ce mélange de haine et d’adoration qu’il ressentait pour moi lui inspira son chef-d’œuvre peut-être, un cri de malédiction, d’anathème contre moi, strophes sublimes, écrites avec les larmes de ses yeux, avec le fiel de son âme, avec le sang de son cœur. Ce poëme, dont le retentissement fut immense, replaça ce poëte immortel encore au-dessus des hauteurs dont son fatal amour pour moi l’avait fait descendre. Je le laissai, dans son Olympe, goûter le succès de torture qu’il me devait. Je ne pouvais en ce genre espérer le mieux inspirer ; je me mis avec une ardeur nouvelle à la recherche de cet idéal qui devait combler le vide de mon âme, vide qui semblait devenir de plus en plus profond et plus noir. Un jeune et glorieux colonel revenait de l’armée, couvert de lauriers africains.

— Ce vaillant homme de guerre fut-il plus heureux que le prince et le poëte ?… fut-il aimé de doña Juana ? réalisa-t-il son idéal ?

— Pas plus que les autres ne l’avaient réalisé ; or, comme, à chaque déception nouvelle, je sentais augmenter mon aversion pour ceux qui la causaient…

— Tu fis cruellement souffrir ce héros ?

— Oui ; mais jamais agneau n’a bêlé plus plaintivement son martyre que ce lion des batailles. Je m’attendais, en provoquant sa jalousie, à d’effrayants rugissements précurseurs du carnage. J’espérais, à défaut d’autres sensations, devenir l’héroïne de duels homériques. Vaine espérance !… Mon héros prit peur, non de ses rivaux, mais de moi-même ; il est retourné en Afrique et s’y est fait tuer.

— Quoi ! la douleur plaintive de ce lion des batailles, ainsi que tu le dis, Jeane, ne te touchait pas ?

— Non. Cette douleur me prouvait quel était mon pouvoir ; de ce pouvoir, je ne doutais plus depuis longtemps ; je commençais déjà même à me blaser sur mon omnipotence.

— Mais pourquoi toujours employer ton pouvoir à causer tant de tourments, au lieu d’exercer sur ceux qui t’entouraient une influence heureuse, salutaire ?

— Ah ! c’est qu’alors je trouvais l’homme vulgaire, banal et bête, dans l’expression du bonheur ! La souffrance avait, au contraire, à mes yeux, des aspects variés presque toujours pleins de grandeur ou de poésie ! Le désespoir me semblait avoir en soi quelque chose d’auguste ; voilà de quels détestables sophismes je berçais la méchanceté de mon esprit, l’horrible dépravation de mon cœur.

— Quelle cruauté réfléchie était la tienne ! Jeane, c’est à peine si je peux y croire.

— Je ne me vante pas… va ! d’ailleurs, ma punition ne s’est pas fait longtemps attendre. Déjà, je te l’ai dit, je commençais à me blaser sur l’exercice de ma funeste influence et sur les désespérances dont j’étais cause ; la douleur perdait aussi sa poésie, son prestige à mes yeux ; l’homme me semblait aussi vulgaire, aussi bête, aussi laid dans ses larmes que dans sa joie. Puis un orage s’amoncelait sur ma tête amassé par mes impitoyables coquetteries, mes infidélités ou mes dédains envers mes nombreux adorateurs, mon insolence, mes railleries envers les femmes mes rivales, et, il faut le dire, le scandale de mes aventures ; car, bien que l’obscurité cache la rougeur de ma honte, je n’oserais te dire, Maurice, jusqu’où devait m’entraîner la recherche fiévreuse, ardente de ce fantôme qui semblait s’éloigner davantage de moi à chaque désillusion nouvelle. Vint enfin le jour où les portes du monde me furent fermées : c’était justice. Je devais être un objet de révolte pour les honnêtes femmes ou pour celles qui en conservaient les dehors ; la duchesse de Hauterive ne m’avait jamais pardonné ma liaison avec le prince : elle se chargea de mon exécution. Un soir, dans ce même salon de l’ambassade d’Angleterre où j’avais fait mon entrée dans le monde, madame de Hauterive, au milieu d’un cercle de cinquante personnes, se lève, et, s’adressant à moi de façon à être entendue de tous : « Il faut bien enfin, madame, vous dire tout haut ce que chacun pense tout bas, et de votre exécution je me charge, en vous déclarant que votre présence déshonore les salons où l’on a encore l’incroyable tolérance de vous supporter. »

— Ah ! pauvre Jeane, ces écrasantes paroles, proférées publiquement, ont dû t’atterrer !

— Non. Doña Juana redresse son front hautain, et, faisant allusion à la maturité de l’âge de la duchesse, je lui réponds en souriant : « Il ne me surprend point, madame, que vous soyez chargée des exécutions ; ce métier, fort délicat, est ordinairement dévolu à d’anciens coupables repentants… avec l’âge ! »

— Le sarcasme était sanglant ! Et que dit l’auditoire ?

— L’auditoire couvrit ma réponse de murmures insultants ; alors, parmi tant d’hommes, la veille à mes pieds, Richard d’Otremont eut seul le courage, non de me défendre, il ne le pouvait ; mais il flétrit avec indignation la lâcheté des hommes, et il m’offrit son bras pour sortir du salon.

— Cette expulsion d’un monde où tu régnais en souveraine dut te blesser profondément ?

— Profondément… Je commençais d’avoir conscience de ma dégradation ; à cette époque, je me séparai de mon mari ; je partis pour Florence, ville de libres plaisirs. Là encore, je me livrai au désordre ; mais déjà je ressentais les premières atteintes de cette maladie morale à laquelle je suis en proie depuis plus de six mois, et elle est arrivée aujourd’hui à son paroxysme.

— Que veux-tu dire, Jeane ? quelle maladie ?

— Horrible… horrible maladie, Maurice ! Imagine — toi, si tu le peux, imagine-toi une sorte de marasme moral, d’insensibilité absolue, suite de l’abus des émotions et du complet épuisement des sensations. Que te dirai-je ?… Imagine-toi l’impuissance dans le désenchantement, la satiété de tout et de tous arrivant jusqu’au dernier terme du dégoût des autres et d’une invincible horreur de soi-même !

— Ah ! Jeane, ces paroles, l’accent de ta voix me font frémir !

— Tu dois frémis, Maurice, car c’est quelque chose de monstrueux qu’une femme de vingt-trois ans à peine soit ainsi frappée de mort morale ; mais telle devait être la fin de doña Juana ! Elle n’a aimé personne, elle a tourmenté, torturé tous ceux qui ont eu le malheur d’être entraînés dans son orbite ; elle s’est vengée sur les hommes et sur les femmes ; elle s’est vengée de toi, de son mari et de madame de Hansfeld. Doña Juana s’est réjouie dans sa cruauté, elle a triomphé dans son orgueil. Elle a audacieusement poursuivi, depuis les brillantes sommités du monde jusque dans les bas-fonds les plus obscurs, la recherche d’un idéal introuvable ; introuvable, parce que les rêves sans nom de l’imagination de doña Juana ne pouvaient se réaliser ; elle s’est épuisée à cette recherche criminelle, insensée ; elle y a usé, flétri son âme et son corps ; elle y a perdu honneur, considération, respect de soi-même ; elle y a enfin perdu la vie morale. Oui, à cette heure où doña Juana te parle, Maurice, elle est morte à toute sensation, à tout désir, à toute consolation, à toute espérance ! Et voilà pourquoi, Maurice, je suis venue à toi. J’avais le pressentiment, presque la certitude que, toi aussi, tu devais être mort à toute consolation, à toute espérance, parce qu’en mal et en bien nos âmes sont sœurs, parce que, partis tous deux de nos montagnes, candides, purs, revêtus de notre robe d’innocence, nous l’avons laissée déchirée aux buissons du chemin, lambeau par lambeau ! et nous voici au terme de notre voyage, tombés dans un commun opprobre, et couverts, moi, de fange ! toi, de sang !

— Hélas ! Jeane, cet opprobre, cette fange, ce sang, comment les effacer ?

— Cela est ineffaçable, Maurice, ineffaçable ! Notre vie ne suffirait pas à laver ces souillures. D’ailleurs, moi, je suis lasse, lasse ; je ne me sens ni le courage de l’expiation ni la volonté de la réhabilitation.

— Mais alors, que faire, Jeane ?

Au moment où Maurice prononçait ces mots, la voiture s’arrêta de nouveau, afin de relayer, non pas cette fois dans une ville, mais dans un bourg de peu d’importance.

Les anxiétés du fugitif, oubliées par lui durant le récit de Jeane, revenaient de nouveau l’assaillir ; cette fois, elles atteignirent à leur comble lorsqu’il aperçut, à la clarté des lanternes de la voiture, plusieurs chevaux de gendarmes attachés aux abords de la maison de poste ; deux ou trois de ces cavaliers, couverts de longs manteaux, se promenaient, comme s’ils eussent attendu le moment de mettre un ordre à exécution. En effet, à peine les postillons s’étaient-ils arrêtés, que Jeane vit l’un des gendarmes, après s’être consulté avec ses camarades, s’approcher, puis frapper à la vitre de l’une des portières.

— Cette fois, je suis perdu ! — balbutia Maurice en se rejetant au fond de la voiture par un mouvement machinal ; — on vient m’arrêter, c’est fini !

— Enveloppe-toi dans ton manteau et feins de dormir ; je vais répondre, — reprit Jeane, de qui la présence d’esprit ne se démentait pas.

Et, baissant la glace de la portière à laquelle elle s’avança de façon à complétement masquer l’intérieur de la voiture, la jeune femme dit au sous-officier, que l’un de ses gendarmes accompagnait muni d’un falot :

— Que voulez-vous, monsieur ?

— Ah ! c’est une dame ! — dit le sous-officier.

Puis, s’adressant au soldat :

— Éclairez-moi donc !

Le gendarme éleva le falot, qui illumina en plein la ravissante figure de Jeane. Le sous-officier la trouva si belle, qu’il fit machinalement le salut militaire ; il dit de sa voix la plus courtoise :

— Madame, votre passeport, s’il vous plaît ?

— Comment, mon passeport ? — reprit madame San-Privato avec hauteur et avec un accent de grande dame indignée, — est-ce que j’ai un passeport !… Pour qui me prenez-vous donc, monsieur ?

— Excusez, madame ; mais nous avons des ordres, et…

— Madame la marquise, le maître de poste assure que nous pourrons être arrivés demain soir à Genève, — vint dire le domestique, qui, devinant l’embarras de Jeane, lui apportait son concours. — Faut-il mettre tout de même à la poste la lettre que madame la marquise adresse à madame la duchesse ?

— C’est inutile, puisque j’arriverai en même temps que ma lettre. Hâtez les postillons, — répondit Jeane à l’avisé serviteur.

Puis, s’adressant au sous-officier fasciné, comme son confrère du dernier relais, par ces titres de marquise et de duchesse, madame San-Privato ajouta :

— Est-ce que vous attendez mon passeport ?

— Oui, madame…

— Je vous ai dit que je n’en avais pas.

— Mais, madame… nos ordres…

— Mais, monsieur, j’apprends aujourd’hui que ma mère est tellement malade à Genève que son état donne les plus vives inquiétudes ; je n’ai que le temps d’envoyer chercher des chevaux, de me jeter dans ma voiture de voyage, et vous vous imaginez qu’au milieu de mes angoisses, j’ai songé à me munir d’un passeport ? Est-ce que l’on m’a jamais demandé de passeport ? Vous vous méprenez, monsieur… Mais, pardon, le froid est très-vif cette nuit.

Et Jeane, relevant brusquement la glace de la portière, reprend sa place au fond de la voiture.

Le sous-officier, imposé par les paroles, par le grand air de Jeane et ajoutant foi à l’explication, fort vraisemblable, d’ailleurs, qu’elle donnait à l’endroit de son manque de passeport, n’osant, enfin, en raison du froid très-vif, se faire de nouveau ouvrir la portière, dit au domestique qui surveillait et hâtait l’attelage des chevaux :

— Quel est du moins le nom de votre maîtresse, afin que je l’inscrive sur mon carnet ?

— Madame la marquise de Bellevue, allant à Genève voir madame la duchesse de Sircourt, sa mère, — reprit imperturbablement le serviteur pendant que le gendarme écrivait.

Puis, il ajouta :

— D’où vient donc, mon officier (il flattait à dessein le gendarme), d’où vient donc que vous demandez des passeports aux personnes qui voyagent en poste ? Ça ne s’est jamais vu, mon officier !

— Je m’en vas vous dire, mon garçon, — reprit le sous-officier en replaçant son carnet dans sa poche, — le télégraphe a joué à la fin du jour, à seule fin de signaler à nos brigades un grand criminel, un assassin et faussaire par-dessus le marché, qui a fait son coup dans la matinée d’aujourd’hui, et qui pourrait bien chercher à gagner les montagnes du Jura, où il est né, le brigand !…

— Je ne dis pas non, mon officier ; mais en quoi ça regarde-t-il les voyageurs en poste, comme madame la marquise qui se rend auprès de madame la duchesse ?

— Ordre nous a été donné, vu le grand criminel, de demander leurs papiers à tous les voyageurs indistinctement, et comme madame la marquise est un voyageur…

— Une voyageuse, mon officier.

— C’est juste, faites excuse… Enfin, nous attendons ici la diligence qui va passer dans une demi-heure au plus tard, et il se peut bien que nous y pincions mon grand criminel. J’ai d’autant plus le droit de dire qu’il est grand, ce scélérat, que son signalement porte cinq pieds huit pouces, carrure d’Alcide forain.

— Allons, bonne chance, mon officier ! voilà nos chevaux attelés. En route, postillon ! dit le domestique en remontant sur le siége de la voiture, qui s’éloigna rapidement laissant derrière elle les gendarmes.

Aucune des paroles du sous-officier n’avait échappé à la dévorante anxiété de Maurice. Plus de doute, la justice était à sa poursuite, et l’on soupçonnait qu’il devait chercher un refuge dans les montagnes du Jura.


XXXII

Maurice avait écouté les paroles du gendarme avec un effroi croissant, et, lorsque la voiture se fut remise en marche, il dit à Jeane :

— Il nous faut changer de route.

— Pourquoi cela ?

— Tu n’as pas entendu les gendarmes ? La police suppose que je chercherai un refuge dans les montagnes du Jura. Il serait insensé de nous rendre chez ton père, on viendrait certainement m’arrêter là. Notre seule chance de salut est de tâcher de gagner Genève.

— Et, arrivés à Genève, que ferons-nous ?

— De Genève, nous irons dans l’intérieur de la Suisse, où il nous sera facile d’échapper aux poursuites.

— Soit ; nous échapperons aux poursuites ; que deviendrons-nous ?…

— Que sais-je ?… Nous aviserons plus tard.

— C’est à cette heure et non plus tard, Maurice, que nous devons aviser, peser nos résolutions… Or, nous avons, je le suppose, gagné la Suisse, tu es à l’abri des recherches de la justice ; sur quelles ressources comptes-tu pour vivre ? Tu n’as pas emporté d’argent, que je sache ?

— Non.

— Nos frais de voyage payés, y compris une gratification convenable accordée au domestique de M. d’Otremont, il me restera trois ou quatre louis. Cette dernière ressource épuisée, de quoi vivrons-nous ?… Tu ne me réponds rien ?

— Que puis-je te répondre ?

— Dis-moi, Maurice, lorsque tu m’as vue venir à toi, favoriser ta fuite, t’accompagner, qu’as-tu pensé ? quelles intentions m’as-tu prêtées ? quelle sorte d’intérêt, enfin, crois-tu que je te porte ?

— L’intérêt que t’inspire sans doute l’ami de ta première jeunesse, celui qui a été ton fiancé.

— Il y a du vrai dans ces paroles ; oui, tu es encore, tu seras toujours pour moi l’ami de ma première jeunesse, celui que j’ai connu généreux, délicat et fier. Quoi que tu aies fait depuis ces temps-là, Maurice, rien ne peut empêcher, rien ne pourra empêcher que tu n’aies été le noble adolescent que j’ai connu ; mais actuellement, je te l’ai dit, je viens à toi comme le justicier vient au condamné.

— Je n’ai pas compris, je ne comprends pas le sens de ces paroles étranges, Jeane.

— Je vais m’expliquer plus clairement. Cependant, un mot encore : en t’ouvrant tout à l’heure mon cœur sans réserve, en te montrant sincèrement l’état de mon âme, je n’ai eu qu’un but, te donner l’exemple d’une confiance absolue.

— Qu’ai-je à t’apprendre ?… N’as-tu pas été témoin d’une scène à la fois ignoble et horrible, qui résume pour ainsi dire l’abjection de ma vie présente ?

— Oui ; mais j’ignore, Maurice, l’état de ton âme ; j’ignore comment tu envisages l’avenir.

— Il est si affreux que, loin de chercher à l’envisager, je ferme les yeux.

— Il est de mon devoir de te les ouvrir : tu as été faussaire, tu as été homicide.

— Contre ma volonté ; la violence de mon caractère m’a emporté…

— J’en conviens ; de même que le faux que tu as commis était une sorte de représaille. Quoi qu’il en soit, si l’on t’arrête et si tu es assez lâche pour survivre à ton arrestation, ainsi que parfois je le crains…

— Jeane !

— Tu seras traîné sur le banc des faussaires et des assassins.

— Malheur à moi !

— Les ignominies de ta vie seront étalées au grand jour ; tous ceux que tu as connus, au temps où tu n’étais encore qu’un prodigue, sauront que, dans une rixe ignoble contre le fils de la femme aux dépens de qui tu vivais, tu as tué ce malheureux. Tu seras là, sur la sellette, exposé aux regards curieux et méprisants de la foule, et, parmi ces témoins de ton opprobre, tes yeux rencontreront peut-être quelques-uns de tes anciens compagnons de plaisir.

— Mon Dieu !… Ah ! c’est affreux !

— Ne compte sur la pitié de personne ; tu n’inspireras que dégoût et aversion ; ton crime n’aura pas même pour excuse l’entraînement d’une passion, telle que la jalousie ou la vengeance !… Non ; tu étais aux gages d’une hideuse vieille femme ; son fils te reprochait de ruiner sa mère, et tu as tué ce malheureux d’un coup de pied : ton meurtre n’est pas même effrayant, il est ignoble ; il ne révolte pas, il soulève le cœur.

— Ah ! tu es sans pitié…

— Je fais mon devoir, Maurice, en te montrant la réalité dont tu détournes la vue avec une coupable faiblesse… Écoute encore : ton homicide sera sans doute, aux yeux de tes juges, entouré de ce qu’on appelle des circonstances atténuantes ; tu échapperas certainement à l’échafaud, peut-être au bagne ; mais tu seras inévitablement condamné à de longues années de prison.

— Hélas ! je le sais !

— Alors, Maurice, commencera pour toi une nouvelle phase de ton existence auprès de laquelle ton passé sera presque innocent…

— Jeane, cette raillerie est cruelle…

— Je répète qu’au moment où tu entreras en prison, ton passé sera innocent, comparé à l’avenir qui sera forcément, fatalement le tien les hontes écrasantes de l’audience, ton sombre désespoir en entendant ton arrêt, prouveront au moins que tout respect humain n’est pas éteint en toi ; mais, ta condamnation prononcée, viendra l’heure où tu seras emprisonné avec la lie de la société, mis à jamais à son ban, séparé d’elle par un abîme d’infamie ; de ce jour, Maurice, tu poursuivras la société de ta haine, tu te mettras contre elle en révolte ouverte, tu n’aspireras qu’au moment d’être libéré, afin de venger, par de nouveaux crimes, ton châtiment mérité. En attendant ce moment, ta force physique, ton intelligence, la violence de ton caractère, ta connaissance du monde, ton éducation même t’assureront sur tes compagnons de prison un effrayant empire. Ils t’instruiront de la pratique et des raffinements de leur métier. Jusqu’alors faussaire et meurtrier de rencontre, tu te perfectionneras dans la science du crime, tu deviendras l’un de ces redoutables scélérats, terreur de la société qui les poursuit et les traque comme des bêtes enragées !

— Jeane, Jeane, tu m’épouvantes !

— Et, lorsque tu sortiras de prison au bout de dix ou douze années, dans toute la force de l’âge, et bronzé au mal par le feu de l’enfer où tu auras vécu, tu ne reculeras devant aucun forfait ; tôt ou tard, ressaisi par la justice des hommes, jeté de nouveau en prison, tu n’en sortiras plus que pour monter sur l’échafaud.

— Ce que tu dis là, Jeane, est horrible ; non, non, jamais je ne serai criminel à ce point !

— Maurice, il y a cinq ans, si l’on t’avait prédit ton abjection actuelle, qu’aurais-tu répondu ?

-Hélas !

— Est-ce que la distance que tu as parcourue pour arriver où tu en es aujourd’hui n’est pas incommensurable, comparée à celle qui te sépare des voleurs et des assassins endurcis ?

— Je l’avoue…

— Interroge-toi avec l’inexorable sévérité d’un juge ; regarde bien au fond de ton âme, et tu reconnaîtras qu’au bout de dix ou douze années de prison, tu seras devenu un homme capable de tout.

— Je le crains, répond Maurice après un long silence méditatif. Je le crains ; car, hier, lorsque j’ai voulu empêcher ce malheureux de crier à l’assassin, je ne sais quel sanglant vertige a troublé ma raison. Je l’ai tué sans le vouloir ; quelques moments plus tard, j’aurais été, je crois, sciemment homicide. Ah ! tu dis vrai, je suis peut-être destiné à devenir un grand criminel !

— Telle est donc l’une des faces de l’avenir, dans le cas où tu serais arrêté ; ceci est immanquable, si tu restes en France.

– Aussi, je veux tâcher d’atteindre un pays étranger.

— Soit ; tu arrives en Suisse dénué de toutes ressources ; mais tu es robuste, intelligent ; tu as, dans ta première jeunesse, exercé le métier de cultivateur ; te sens-tu l’énergie de reprendre ce métier dans les conditions les plus infimes, afin de gagner honnêtement ton pain ; d’accepter, s’il le faut, la place de valet de charrue dans une ferme ?…

— Peut-être, si j’étais poussé à bout par la misère…

— Réponds avec autant de sincérité que je t’en ai témoigné dans ma confession. Maurice, ne te ménage pas plus que je ne me suis ménagée moi-même ; songes-y bien, toi, habitué à l’oisiveté, aux raffinements, aux élégances de la vie parisienne, te sentiras-tu la force de reprendre le manche de la charrue, de te résigner aux privations, aux labeurs, à l’isolement de la vie rustique ?

— Jeane, ma sincérité égalera la tienne, — répond Maurice après un nouveau silence. — Je le reconnais en ce moment, et je l’avoue avec terreur, tous les généreux ressorts de mon âme sont brisés, l’habitude de la paresse m’a énervé ; il me semble impossible de renoncer à un certain bien-être ; je serais incapable de me résigner maintenant aux rudes travaux du laboureur ou de toute autre profession. La peur de la misère m’y réduirait peut-être pendant un jour ; mais bientôt mon courage, ma volonté défailleraient.

— Bien, Maurice, bien ; je ne saurais t’exprimer la satisfaction que me causent tes paroles !

— Quoi ! de si honteux aveux peuvent te satisfaire ?

— Oui, parce que c’est un grand pas vers le mieux que d’avoir conscience de soi-même. Écoute encore : tu ne pourras te résigner, dis-tu, à de rudes labeurs ; il y aurait un autre moyen d’assurer ton avenir en pays étranger.

— Comment ?

— Avant-hier, Richard d’Otrement m’a dit ceci : « Mon éternelle gratitude envers Charles Delmare m’impose des devoirs. Je sais l’affection presque paternelle qu’il portait à Maurice, je sais l’intérêt que votre cousin vous inspire encore. Or, si, pour arracher Maurice à la fange où il se traîne, et lui procurer les moyens de se créer une existence honorable, une somme d’argent assez considérable était nécessaire, vous pourriez, Jeane, vous adresser à moi.

— D’Otremont t’a fait cette proposition ? — s’écrie Maurice avec un involontaire accent de convoitise. Cette offre est sérieuse ?

— Oui, — répond Jeane d’une voix sévère, — cette offre est sérieuse, comme toutes les promesses d’un honnête homme.

— Mais nous sommes sauvés, alors !

— Explique-toi, Maurice.

— Si nous parvenons à gagner Genève, tu écriras aussitôt à d’Otremont.

— Afin de lui demander la somme en question ?

— Sans doute.

— Maurice, tu as témoigné tout à l’heure d’une louable sincérité, premier pas vers des pensées meilleures. Auras-tu le courage d’être encore sincère ?

— En quoi, sincère ?

— Tu échappes aux poursuites, nous arrivons à Genève ; j’écris à Richard, je lui garantis que, fermement résolu de te réhabiliter, tu en trouves l’occasion ; que l’on t’offre d’entrer dans une maison de commerce d’une ville de Suisse, à la condition d’apporter dans cette industrie un fonds de vingt ou trente mille francs, je suppose. Richard a foi dans ma parole et dans la tienne, il m’envoie cette somme, je te la remets ; quel emploi en feras-tu ?

— Mais… un emploi honorable… et je…

— Sois franc !

— Je t’assure que…

— Sois franc ! interroge-toi, cette fois encore, avec l’inexorable sévérité d’un juge, et réponds… Quel emploi ferais-tu de cette somme ?

Maurice reste pensif et reprend d’une voix sourde :

— Jeane, décidément, je suis un misérable.

— Achève…

— Je m’engagerais par de menteuses promesses à faire un honorable usage du prêt de d’Otremont, et, au mépris de ma promesse, j’irais aussitôt dans une ville de jeu, espérant doubler la somme, à moins que, sans tenter le sort, je ne la dissipe jusqu’au dernier sou. Je suis, te dis-je, gangrené jusqu’à la moelle des os. Jamais plus qu’à cette heure, je n’ai eu conscience de mon abjection.

— Courage, Maurice, courage, — reprend Jeane, de qui l’accent, jusqu’alors froid et dur, se détend et se nuance d’attendrissement ; — combien je te sais gré de ta franchise !

— Elle n’augmente pas ton mépris à mon égard ?

— Loin de là !… je sens renaître ma confiance en toi ; non, non, tu ne tromperas pas ma dernière espérance. Ah ! que je me félicite de t’avoir donné, par ma confession, l’exemple d’une inexorable franchise. Avoue-le, si je ne t’avais pas initié à tous les secrets de ma dégradation, tu ne m’aurais pas ainsi, à ton tour, ouvert ton âme sans réserve.

— Il est vrai. Puis cet entretien a sur moi une influence croissante et singulière, dont je puis à peine me rendre compte.

— Cette influence est-elle bonne, est-elle mauvaise, Maurice ?

— Je ne sais encore, car elle me semble inexplicable. Ainsi, ton inflexible raison me peint l’avenir sous les couleurs les plus effrayantes, les plus vraies, et cependant…

— Achève…

— Comment t’exprimer cette impression ? J’éprouve une sorte d’allégement, quoique l’avenir m’apparaisse de plus en plus menaçant.

— Ce n’est pas quoique l’avenir, mais parce que l’avenir t’apparaît de plus en plus menaçant, que tu éprouves une sorte d’allégement, mon bon Maurice.

— Que veux-tu dire ?

— C’est encore un grand pas vers le mieux que de reconnaître les impossibilités qui nous entravent ; dès lors, résolu à ne pas se briser contre elles, on éprouve un certain soulagement.

— Jeane, selon toi, l’avenir serait donc pour moi une impossibilité ?

— Je vais en deux mots t’en convaincre, en résumant ta position : ainsi, dans l’hypothèse d’une arrestation, tu l’avoues toi-même, dix années de prison feront de toi un scélérat ?

— En mon âme et conscience, c’est horrible à dire, je le crois…

— Si tu parviens à gagner un pays étranger, tu te sens incapable de te résigner aux labeurs qui pourraient t’épargner les souffrances de la misère ?

— Oui, j’ai perdu toute mon énergie, sauf celle du mal…

— Si Richard d’Otremont venait à ton aide en te confiant une somme d’argent destinée à te créer, ton travail aidant, une honorable existence, tu jouerais ou tu dissiperais cette somme ?

— Je l’avoue, je ne pourrais résister à la tentation, je connais ma faiblesse.

— Ainsi, Maurice, si, en échappant aux poursuites de la justice, tu te réfugies à l’étranger, tu te sens incapable d’y gagner, par des moyens honnêtes, de quoi vivre honorablement ?

— Il est vrai.

— En ce cas, tu chercheras forcément des ressources dans des expédients honteux ou criminels, et, tôt ou tard, à l’étranger comme en France, ils te conduiront en prison, et en prison tu deviendras un grand criminel. Tu ne peux sortir de ce cercle de fer où la fatalité t’enferme, mon pauvre Maurice.

— Il n’est que trop vrai ; de quelque côté que je me tourne, se dresse devant moi le spectre de la misère ou du crime.

— Tu es trop perverti, trop énervé pour lutter énergiquement contre la misère ; mais tu n’es pas encore assez déchu pour vouloir devenir sciemment un scélérat endurci ; aussi te le disais-je, Maurice, tu reconnais toi-même l’impossibilité de te résoudre à un pareil avenir, parce qu’il est encore resté au fond de ton âme quelques bons sentiments, ressouvenirs de tes vertus natives, toi que j’ai connu si pur, si généreux…

— Ces bons sentiments étaient-ils endormis, se sont-ils réveillés à ta voix, Jeane ? Je l’ignore ; mais je me sens de moins en moins abattu, j’envisage d’un regard plus ferme l’extrémité où je suis acculé. Enfin, je retrouve quelque courage, tandis qu’il y a deux heures, je me suis montré honteusement lâche, et ma lâcheté, Jeane, tu l’avais devinée.

— Quand cela ?

— Lorsque, me croyant au moment d’être arrêté, j’ai reculé devant la pensée d’échapper à l’opprobre par le suicide, en me servant du poison que j’ai là, caché dans la doublure de mon habit.

— Oui, je me suis aperçue de ta défaillance ; mais, maintenant, j’en jurerais, tu ne défaillerais pas, dis, Maurice ?

— Non ! j’en jure Dieu ! l’on ne me prendra pas vivant, et même, si l’avenir continue à m’apparaître aussi effrayant qu’à ce moment, je…

— Tu te délivreras de cette cruelle appréhension ?

— Oui ; car, comme toi, Jeane, je dis : « Je suis las, las de ces angoisses, de ces terreurs, et, juste ciel ! elles ne font que commencer. »

— Ah ! Maurice, — reprend Jeane avec expansion, — telle est la cause de cet allégement dont tu t’étonnais tout à l’heure ! oui, bien que l’avenir t’apparût redoutable jusqu’à l’impossible, tu te sentais confusément la puissance de te soustraire par le suicide aux étreintes de la fatalité ; elle peut enchaîner ton corps dans son cercle d’airain !… mais non ton âme, et, si tu la délivres de ses attaches terrestres, elle remonte vers Dieu, confiante en sa miséricorde infinie.

— Tel est donc l’unique moyen de sortir de cette impasse, le suicide, Jeane, à vingt-six ans… le suicide !…

— Qu’as-tu à regretter ?

— Rien.

— Que laisses-tu derrière toi ?… L’opprobre, la misère, la prison, l’échafaud sans doute.

— Tu dis vrai, — répond Maurice après un long silence. -Revirement étrange, dû sans doute à ton influence ; en songeant à la mort, je me sens de plus en plus allégé, je me sens redevenu meilleur, j’ai comme une vague réminiscence de ces temps où j’étais honnête, bon et heureux de mon innocence ! Enfin, le croirais-tu, Jeane ? j’éprouve une sorte de consolation amère en pensant que ma mort volontaire sera du moins une sorte d’expiation du mal que j’ai fait, expiation insuffisante, mais, enfin, la seule dont je sois capable.

— Ah ! Maurice, c’est qu’il est peu d’hommes assez fortement trempés pour que les forces vives de leur âme résistent longtemps à l’action corrosive du vice. Il faut, vois-tu, avoir, quoique criminel, conservé une grande force d’âme, un grand courage, pour expier le passé par la souffrance, par le sacrifice, et se réhabiliter par le travail et la vertu. Admirons ceux-là, mais avouons notre impuissance à les imiter. La créature qui, ayant conscience et repentir d’être sur la terre un objet de scandale et de mépris, délivre ses semblables de sa présence et retourne de soi-même à Dieu, comptant sur son pardon, celle-là, Maurice, fait, sinon ce qu’elle doit, du moins ce qu’elle peut. Il faut lui savoir gré de sa bonne volonté.

— Ainsi, Jeane, tu approuves ma résolution ?

— Ah ! Maurice ! mon ami, mon frère, — s’écrie la jeune femme, trahissant pour la première fois une profonde émotion depuis le commencement de cet entretien, — mes pressentiments ne me trompaient pas !

— Qu’entends-je ! l’accent de ta voix est attendri, presque joyeux…, — dit Maurice stupéfait. — Il me semble reconnaître la voix de la Jeane de ces temps d’innocence et de bonheur où nous avons été fiancés !

— C’est que tu réalises pour moi mes chères espérances de cet heureux temps, mon Maurice bien-aimé.

— Je ne te comprends pas.

— Dis-moi, ami, lorsque, autrefois, tu m’offrais, t’en souviens-tu, de partager ton trône de luzerne rose et ta couronne de bluets, lorsque enfin nous avons été fiancés, quelle était ma plus chère, ma plus douce espérance ?… Passer mes jours près de toi et prier Dieu de ne pas nous faire survivre l’un à l’autre ?

— Hélas ! Jeane, il n’a dépendu que de nous, que de moi surtout, de réaliser ce rêve d’or.

— Plus de regrets, Maurice ; plus de regrets, mon fiancé ; nous finirons nos jours ensemble !

— Jeane, que signifie… ?

— Nous ne nous survivrons pas l’un à l’autre, mon bien-aimé ; car, si, demain, tu quittes volontairement cette terre, tu ne partiras pas seul.

— Grand Dieu ! que dis-tu ?

— La vérité, Maurice.

— Mais non, je m’abuse…

— Tu ne t’abuses pas.

— Quoi ! tu voudrais… ?

— Ainsi que toi, Maurice, j’ai à expier un passé odieux ; ainsi que toi, j’ai à me soustraire à un avenir redoutable ; mais, ainsi que toi, je n’ai ni le courage ni la volonté de la réhabilitation par la vertu. Je n’ai que ma vie à donner au monde en expiation, je la donne.

— Jeane, c’est impossible ; toi, toi, si jeune, si belle encore, mourir, volontairement mourir ? Non, non !

— C’est afin de mettre ce projet à exécution que je suis revenue de Florence à Paris.

— Quoi ! pour mourir ?

— Mourir avec toi, Maurice…

— Mon Dieu, suis-je donc le jouet d’un rêve ?

— Je prévoyais ta ruine et sa conséquence naturelle, ta dégradation presque certaine ; mais j’espérais aussi que tout noble sentiment ne serait pas étouffé en toi. Si cependant tu avais déçu mon dernier espoir, je me rendais seule auprès de mon père, je l’embrassais, et c’était fini de moi ; car je tenais, car je tiens à mourir en ces lieux témoins de notre amour et de notre heureuse jeunesse.

— Non, non, je ne pourrai jamais croire…

— Ne t’ai-je pas dit que j’étais lasse, lasse d’une existence désormais sans but ? Ne t’ai-je pas dit que, moralement, j’étais déjà morte ?… Pour qui donc resterais-je sur cette terre maudite, en proie que je suis à un désenchantement incurable, au profond dégoût de moi-même et des autres ?

— Mais ton père, ton père !… tu l’aimes tendrement, et ta mort…

— Rassure-toi ! ma mort le délivrera des cruelles appréhensions que lui inspirait mon avenir.

— Quelles appréhensions ?

— Mon père, si je lui survivais, aurait une agonie bourrelée d’angoisses, de remords ; il sait qu’il ne me reste rien de ma dot ; la modique pension dont il vit s’éteint avec lui ; il me laisserait donc exposée, jeune et belle encore, à toutes les extrémités de la misère. Quoique, jusqu’ici, mes désordres aient été, du moins, purs de toute vénalité, mon père, à son heure dernière, serait en droit de craindre que, face à face avec la détresse, je ne cède un jour à de détestables tentations. Encore une fois, Maurice, rassure-toi ; je connais mon père, il aimera mieux me savoir morte qu’exposée à tomber plus bas que je ne suis tombée jusqu’ici ; sa santé s’affaiblit de jour en jour, m’écrivait-il dernièrement ; il ne nous survivra pas longtemps !

— Ah ! pauvre Delmare, pauvre martyr de l’amour paternel !

— « Fatalité ! Providence ou hasard, m’a-t-il dit souvent, le crime entraîne avec soi son châtiment ; j’expie, j’expierai plus cruellement encore peut-être mon homicide et mon adultère ! »

— Il est en effet des fatalités étranges, Jeane ; toi et moi sommes un exemple de ces destinées : nous aussi, nous expions le passé.

— Mais, à cette heure, cette expiation, partagée avec toi, Maurice, me semble douce. Maintenant, écoute mon projet.

Nous laisserons Jeane et Maurice poursuivre leur voyage aventureux vers Nantua, et nous conduirons le lecteur dans la retraite de Charles Delmare.


XXXIII

La scène suivante se passe le lendemain soir du jour où Jeane a confié à Maurice ses projets de suicide. Une neige épaisse, durcie par la gelée, couvrait depuis deux mois le sol ; car l’habitation de Delmare, voisine du Morillon, était, comparativement à la plaine, située à une grande élévation, et, à cette altitude, il neigeait alors qu’il pleuvait dans le plat pays. Rien n’est changé dans l’aspect de la demeure solitaire du père de Jeane, sinon que les plates-bandes du jardinet disparaissent complétement sous la neige, dont sont aussi couvertes les bandes inclinées de la toiture de chaume frangée de longues stalactites, formées par l’eau de neige fondue au soleil, puis changée en glaçons par la gelée. La nuit est venue. Geneviève file à son rouet, assise d’un côté de la cheminée du salon ; de l’autre côté du foyer se tient Charles Delmare. En cinq ans, et quoiqu’il atteigne à peine sa cinquantième année, il a les séniles dehors d’un sexagénaire. Sa chevelure, sa barbe, qu’il laisse incultes et longues, ont complétement blanchi ; seuls, ses sourcils prononcés sont restés noirs. Il semble l’ombre de lui-même. Sa pâleur, son effrayante maigreur, les rides profondes dont est sillonné son large front devenu chauve, annoncent un lent dépérissement causé par les ravages incessants de ses profonds chagrins ; il paraît d’une faiblesse extrême, car, voulant changer de place sur le fauteuil où il est étendu, il ne peut retenir un léger gémissement que lui arrache son débile effort. On voit, rangés sur une petite table placée à côté de lui, plusieurs paquets de lettres soigneusement pliées. Ces lettres lui ont été écrites par Jeane. Il parcourt quelques-unes d’entre elles et achève de classer cette correspondance par ordre de dates ; son front est penché vers la table et repose sur l’une de ses mains, si osseuses, si amaigries, qu’elles sont devenues presque diaphanes. — Geneviève a beaucoup moins souffert des atteintes de l’âge que son fieu ; elle semble encore alerte ; de temps à autre, elle interrompt le mouvement monotone et cadencé de son rouet, afin de jeter un regard de tendre compassion sur Delmare, absorbé par la classification des lettres de sa fille ; puis la nourrice étouffe un soupir et continue de filer. Après avoir en vain tenté de dissuader sa fille d’épouser San-Privato et de la sauvegarder ainsi des funestes conséquences de ce mariage, Delmare, connaissant trop bien le caractère, le naturel de Jeane, pour douter un instant des futurs scandales de son existence, eut avec elle un dernier entretien, la surveille de son union avec San-Privato, entretien déchirant où ce malheureux père, doué d’une sorte d’intuition due autant à sa longue expérience du monde qu’à sa tendresse pour sa fille, lui prédit les malheurs dont elle était menacée ; puis, dans l’impuissance absolue de les conjurer, il regagna sa retraite, n’en sortit plus et y vécut dans une solitude absolue.

Une seule fois, M. Dumirail, peu de temps avant sa mort, hâtée par les regrets invincibles que lui causaient la perte de sa femme et l’inconduite de Maurice ; une seule fois, disons-nous, M. Dumirail vint voir Delmare dans sa retraite, afin de l’instruire de la destination qu’il donnait à son domaine du Morillon, ajoutant que, sans la fatale circonstance qui rendait leurs relations impossibles, il lui eût demandé comme une grâce de renouer leur ancienne amitié, où il aurait trouvé la consolation de ses derniers jours ; il reconnaissait trop tardivement, hélas ! la sagesse, la sagacité des conseils jadis à lui donnés par Delmare : celui-ci, sauf cette visite de M. Dumirail qui raviva ses plaies saignantes, resta donc complétement isolé dans sa retraite, entretint pendant quelque temps une correspondance avec M. d’Otremont, afin d’obtenir de lui quelques détails sur la conduite de la jeune madame San-Privato (Richard ignorait les liens qui unissaient son ancien ami à Jeane), et il ne tarda pas d’apprendre à celui-ci que, déjà, dans le monde où elle régnait par la grâce, l’esprit et la beauté, on lui donnait le surnom de doña Juana. Delmare, devinant facilement que ses craintes se réalisaient au sujet des désordres de sa fille, s’abandonna dès lors à un morne désespoir, causé surtout par son impuissance de conjurer les malheurs qu’il avait prévus, impuissance cruelle ressortant de sa position adultère. Il n’avait aucun droit légal sur sa fille, et telle était, d’ailleurs, la trempe du caractère de celle-ci, que l’autorité morale de son père devait échouer devant les résolutions qu’elle prenait et exécutait avec une incroyable ténacité de volonté. Cependant, quoiqu’elle eût conscience des mortels chagrins dont elle le navrait, Jeane conservait pour lui une tendresse relative ; ce sentiment s’augmenta même à mesure que la jeune femme reconnut de plus en plus la sûreté des prévisions de son père. Elle correspondait, nous l’avons dit, fréquemment avec lui, se gardant, ainsi qu’on le doit supposer, de faire la moindre allusion à ses nombreuses aventures, réserve imitée par Delmare ; néanmoins, il reconnut et suivit, pour ainsi dire pas à pas, grâce à sa pénétration d’homme d’expérience, l’invasion et les progrès de cette maladie morale, de cet inexorable désenchantement qui devait un jour pousser sa fille au suicide. Cette terrible extrémité, Charles Delmare ne la prévoyait pas, ne pouvait pas la prévoir, malgré la tristesse croissante dont était empreinte la correspondance de madame San-Privato, surtout depuis deux ou trois mois ; cette tristesse réagit profondément sur lui. Il s’alanguit peu à peu, en proie à un chagrin dont il vivait pour ainsi dire, tant était invincible sa répugnance de tout ce qui pouvait le distraire. Il devint sombre, taciturne ; son organisation, jadis robuste, s’affaiblit à mesure que, s’imposant une sorte de claustration, il renonçait à l’exercice salutaire de la promenade dans les montagnes. Il resta d’abord quelques jours, puis des semaines, puis des mois entiers sans sortir de sa maison, passant ses jours et ses longues insomnies plongé dans de déchirantes rêveries, pressentant les désenchantements, les terribles retours dont devait souffrir sa fille, si jeune encore, et que peut-être il ne verrait plus ; car il sentait chaque jour les sources de la vie se tarir en lui. Il se demandait avec épouvante quelle agonie serait la sienne, alors qu’il mourrait, laissant sa fille, âgée de vingt-trois ans à peine, lancée dans le désordre et sans moyens d’existence ; car il savait par Jeane qu’elle dépensait annuellement une partie de sa dot. Alors revenaient plus navrants que jamais les remords de Charles Delmare, au sujet de ses prodigalités passées. Sa modique pension s’éteignait avec lui, il ne laisserait pas une obole d’héritage à sa fille ; et, lorsqu’elle aurait épuisé ses dernières ressources, sa délicatesse, sa fierté d’âme, ses seules qualités survivantes, résisteraient-elles à la terrible épreuve du besoin et de la misère ? Jeane se résignerait-elle aux dures nécessités d’un travail manuel, toujours si insuffisant ou si précaire pour une femme ? Tourmenté par les craintes que lui inspiraient le présent et l’avenir, Charles Delmare, miné par le chagrin, était ainsi tombé dans un état de marasme ne motivant que trop les regards de douloureuse compassion que Geneviève jetait de temps à autre sur son fieu, en filant à son rouet, assise au coin de la cheminée du salon.

Charles Delmare, après avoir classé par ordre de dates et par années les lettres de sa fille, les plaça dans un petit coffret de bois blanc qu’il contempla longtemps, accoudé sur la table et appuyant son front dans ses deux mains ; puis il dit à Geneviève :

— Nourrice, tu vois bien ce coffret ?

— Oui, mon Charles.

— Tu me rendras un service.

— Lequel ?

— Tu mettras ce coffret dans ma bière, à côté de moi, le plus près possible de mon cœur.

— Très-bien, c’est dit, — répond Geneviève s’efforçant de dissimuler la pénible émotion que lui causaient les paroles de Delmare ; — c’est dit ; il faut, quand on le peut, se rendre les uns aux autres de petits services d’amitié. Mais fais-moi donc le plaisir, toi qui es un fameux calculateur, de me dire la différence qu’il y a de cinquante à soixante-neuf ?

— Il y a dix-neuf.

— C’est là que je t’attendais. Eh bien, mon fieu, comme tu as dix-neuf ans de moins que moi, il est sûr et certain que c’est toi qui verras clouer ma bière, et non pas moi qui verrai clouer la tienne. Réponds à cela, si tu peux, je t’en défie… Hein ! te voilà fièrement attrapé !

— Oh ! oh !

— Il n’y a pas de Oh ! oh ! c’est comme je te le dis.

— Allons donc, nourrice, — répond Delmare avec une sorte de satisfaction sinistre, — je me sens bien, moi !

— Quoi ? qu’est-ce que tu sens ?

— Je sens que je m’en vais un peu tous les jours, et que…

— Ça n’est pas vrai !… tu mens !

— Nourrice…

— Je te répète que ça n’est pas vrai, — répond Geneviève les larmes aux yeux. — Tu dis cela en plaisantant, pour me tourmenter, et puis, d’ailleurs, quand il serait vrai que tu dépéris, à qui la faute ?

— À qui ?

— Pardi ! c’est la tienne ! Est-ce qu’il y a du bon sens ?… Voilà tantôt trois mois que tu n’as mis le pied hors de la maison, tandis que l’été de la Saint-Martin a été superbe, on se serait cru au printemps, un soleil magnifique.

— J’ai maintenant horreur du soleil, tu le sais bien ; il m’offusque, il m’agace les nerfs. Le soleil est un compagnon trop gai pour moi, nourrice !

— Tu n’as pas besoin de me le dire, puisque tu tiens toujours tes persiennes fermées ; ce qui fait qu’en plein jour ton cabinet est quasi aussi noir qu’une tombe.

— Ah ! la tombe !… il ne faut point, nourrice, médire de cette bonne et paisible tombe, si hospitalière, si secourable à ceux qui souffrent elle ne demande qu’à les recevoir !

— Chacun choisit son gîte à son goût ; mais, pour parler raison, je te dis, moi, que, si tu faisais quelques promenades, comme autrefois, tu te porterais mieux.

— Je ne tiens pas à me mieux porter, moi, nourrice ; au contraire.

— Ah ! c’est beau, ce que tu dis là !

— D’ailleurs, rien ne me paraît plus odieux maintenant que la vue des lieux environnants et de ces montagnes que j’ai tant de fois parcourues avec Jeane et Maurice.

— Ce sont là de mauvaises raisons.

— Je t’assure que…

— Encore une fois, ce sont là des raisons de paresseux. Tu pouvais bien prendre un peu sur toi, cela t’aurait certainement intéressé, d’aller de temps à autre jusqu’au Morillon voir cette belle ferme-école où ces pauvres jeunes paysans, à qui l’on enseigne la culture, sont si contents, si heureux ! Il n’y en a pas un qui ne bénisse le nom et la mémoire de feu ce bon M. Dumirail, qui, n’ayant plus d’autre famille, a voulu être « enterré au milieu de ses enfants, » a-t-il dit. Et, en effet, son corps repose au fond d’une petite chapelle élevée dans le jardin de la ferme.

— Que M. Dumirail soit béni pour le bien qu’il a fait, et maudit pour le mal qu’il a fait aussi !

— Lui, le cher homme !… Et quel mal a-t-il donc fait ?

— Sa funeste ambition paternelle a perdu son fils et ma fille.

— C’est faux ! — s’écrie la nourrice avec emportement, et sa vénérable figure prend un caractère menaçant et farouche ; — c’est le muscadin qui a causé tout le mal. Sans lui, ni ta fille ni M. Maurice n’auraient été perdus !

Puis la nourrice, après un instant de réflexion :

— Ta fille, dans sa dernière lettre, ne te donne pas de nouvelles de son mari ?

— Non.

— Tu ne sais pas où il est à cette heure ?

— Déjà tu m’as plusieurs fois adressé cette question, nourrice, et je t’ai répondu que j’ignorais la résidence de San-Privato.

— Mais tu m’as dit que, sans doute, cette baronne qui a ruiné M. Maurice connaîtrait l’adresse du muscadin, n’est-ce pas, mon Charles ?

— Je le crois…

— Ainsi, en allant à Paris chez cette vilaine femme, on saurait d’elle où le trouver, le muscadin ?

— Quel intérêt as-tu de savoir… ?

— Et cette baronne demeure faubourg Saint-Honoré, n° 92 ? — ajouta la nourrice pensive, interrompant Delmare. — C’est bien là son adresse, n’est-ce pas, mon Charles ?

— Oui, puisque, cédant à tes instances, dont je ne comprends pas le motif, j’ai écrit à d’Otremont pour lui demander l’adresse de madame de Hansfeld. Mais, encore une fois, nourrice, de quel intérêt ce renseignement peut-il être pour toi ?

— Quel intérêt ? reprend Geneviève hochant la tête d’un air sinistre ; c’est notre secret à nous deux le bon Dieu.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Je m’entends… suffit… J’ai mon idée. Patience, patience, qui vivra verra !

— Ah ! nourrice, — reprend Delmare sans attacher d’importance aux étranges paroles de Geneviève, tu dis : « Qui vivra verra ? » Mais, pour voir, il faut vivre, et c’est un si pesant fardeau que la vie ! Je ne voudrais pas que la mienne se prolongeât, même si j’étais certain d’assister au châtiment de ce misérable San-Privato ! Ah ! la tombe, nourrice, la tombe ! Il faut, vois-tu, toujours en venir là ; un bon trou, bien profond, six pieds de terre sur votre cadavre, et l’on s’endort pour l’éternité !

— Tiens, mon Charles, il faut bien, à la fin, que je te le dise, mais, sans t’en douter, tu deviens méchant, — reprend la nourrice les lèvres tremblantes et étouffant un sanglot, tandis que des larmes ruisselaient sur ses joues. — Oui, à ton insu, tu deviens méchant ; tu sais quel chagrin tu me fais en me parlant toujours ainsi de ta mort, et tu n’as pas de pitié pour moi !

— Pardonne-moi, bonne mère ; c’est vrai, je t’attriste, je ne suis pas gai, je l’avoue.

— Gai !… Est-ce que je te demande d’être gai, moi ? est-ce que je te demande même de t’étourdir sur un malheur qui peut t’arriver comme à tout le monde, puisque nous sommes tous mortels, dit la chanson ? Il est sûr et certain que, si tu pars le premier, ce sera moi, et personne autre, qui fermerai tes pauvres yeux, que j’ai vus si clairs, si gais quand tu étais petit, si brillants et si fiers quand tu étais jeune homme ! Ce sont mes vieilles mains qui t’enseveliront, toi que j’ai bercé dans mes bras, mon Charles ! J’accomplirai fidèlement tes petites commissions, je mettrai près de ton cœur la boîte où sont les lettres de ta fille ; je t’accompagnerai jusqu’au cimetière, je verrai combler ta fosse, je baiserai une dernière fois la terre qui recouvrira ton pauvre corps, et puis, et puis…

Geneviève s’interrompt, un éclair sinistre brille dans ses yeux gris, et elle ajoute :

— Suffit… j’ai mon idée… Qui vivra verra… Enfin, mon Charles, puisqu’il a été et qu’il est bien convenu entre nous deux que celui qui survivra à l’autre lui rendra tous les services de bonne amitié qu’on se doit, parlons d’autre chose, quand ça ne serait que l’histoire de changer de conversation ; car ne pas sortir de la mort et de la tombe, de la tombe et de la mort, jour de Dieu ! mon Charles, soit dit sans reproche, c’est à porter le diable en terre !… Et remarque, mon pauvre fieu, que ce n’est pas à cause de moi que je te reproche tes idées noires, mais à cause de toi, parce qu’elles te minent, parce qu’elles te tuent à petit feu.

— Je sais combien tu m’aimes, bonne mère ; je suis certain que, si je meurs avant toi, tu ne me survivras pas de beaucoup, nourrice ?

— Pour deviner ça tout seul, t’es encore malin comme Gribouille, toi !

— Tu reviendras dans notre maison, tu n’en sortiras plus guère, tu t’occuperas machinalement des soins du ménage, tu rangeras ce salon, tu feras mon lit comme si j’existais encore, et puis, au bout de deux ou trois mois, on dira dans le pays : « Vous savez bien, la vieille Geneviève, la nourrice à M. Delmare ? eh bien, elle est morte. Elle a demandé à être enterrée près de son fieu ! »

— Non, non, ce dernier bonheur, je ne l’aurai pas, — murmure la nourrice sanglotant, — et pourtant le bon Dieu sait ce que j’aurais donné pour me dire : « Sous terre comme dessus terre, je ne serai pas séparée de mon Charles ; » mais non… impossible, ça ne se pourra pas ! ça ne se pourra pas !

— Pourquoi non ?

— Ah ! pourquoi ?… pourquoi ?… Tu es bien curieux, toi, mort de ma vie ! — reprend Geneviève avec un ricanement farouche. — Suffit… je m’entends… Mais parlons d’autre chose, parlons de ta fille, — ajoute la nourrice essuyant les larmes dont étaient baignés ses yeux, naguère étincelants d’un feu sombre. Et, quoique ce sujet-là ne t’inspire pas des idées beaucoup plus gaies que la tombe, du moins ça te changera de tristesse.

— Ah ! nourrice, si j’osais…

— Si tu osais ?

— Te dire…

— Quoi ?

— Rien, rien ! — répond brusquement Delmare cachant sa figure entre ses mains. — Ah ! c’est horrible ! horrible !…

— Qu’est-ce qui est horrible ?

— Une pensée qui souvent, depuis quelque temps, me vient au sujet de Jeane.

— Enfin, tant horrible qu’elle soit, confie-la-moi, ça te soulagera.

— C’est trop affreux ! Ah ! tu as raison bonne mère, je deviens méchant, je deviens féroce.

— Féroce ! mon pauvre fieu, toi, féroce !

— Dieu juste !… être assez dénaturé pour désirer la mort de…

— La mort de qui ?…… du muscadin ?

— Non.

— De qui donc alors désires-tu la mort ?

— Je n’ai jamais eu de secret pour toi, mais je n’ose te faire cette confidence affreuse.

— À la bonne heure ! et, si tu changes d’avis, je serai tout oreilles. Mais, pour en revenir à ta fille, quand tu m’as parlé de la boîte où tu as renfermé ses lettres, j’avais la bouche ouverte pour te dire une chose singulière, un rêve.

— Au sujet de Jeane ?

— Oui ; je l’ai vue cette nuit en rêve.

— Où cela ? dans quelles circonstances ? — demanda Delmare avec une sorte de curiosité superstitieuse. — Que disait-elle ? que faisait-elle ?

— Elle se mariait avec Maurice. Je les voyais sortir tous deux de l’église. Elle avait son beau voile blanc, mais elle était plus blanche que son voile, et pâle… mais pâle comme une morte…

— Et puis ?…

— Au fait, — reprend la nourrice après un moment de réflexion, — je te répondrai comme toi tout à l’heure ; Je n’ose, tu n’es déjà pas tant gai !

— Raison de plus pour ne pas craindre de m’attrister. Achève, je t’en prie, nourrice.

— Eh bien ! ta fille et M. Maurice, qui était non moins pâle qu’elle en sortant de l’église, ne montaient pas dans des voitures de noces ; mais…

— Mais… ?

— Mais ils montaient tous deux dans un superbe corbillard… En voilà-t-il pas un bête de rêve !

— Ah ! nourrice, plût à Dieu ! Mon agonie ne serait pas bourrelée, je mourrais tranquille, — reprit presque involontairement Delmare en frissonnant ; puis, cachant de nouveau sa figure entre ses mains, il demeura muet et pensif.

Geneviève, regardant son fieu avec surprise, reprend :

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Tu me réponds, à propos de mon rêve de corbillard de noces : « Plût à Dieu, je mourrais tranquille ! » Je ne comprends rien à cette réponse, Explique-toi, Charles… Charles, tu ne m’entends donc pas ?

— Laisse-moi, ne m’adresse plus la parole. J’ai horreur de moi-même, je suis un misérable, un père sans entrailles !

À ces mots, prononcés par Delmare avec une sorte d’égarement, Geneviève reste silencieuse et stupéfaite.

Delmare demeura pendant quelque temps profondément absorbé ; puis, sortant de cette douloureuse rêverie et se parlant à soi-même :

— Abominable est cette pensée ; mais Dieu lit dans mon cœur, il me la pardonnera. Hélas ! l’exaltation de notre tendresse peut donc nous amener à désirer la mort des êtres les plus chers à notre cœur, plutôt que de les voir…

Et, s’interrompant, Delmare, s’adressant à Geneviève, comme si elle eût été instruite des pensées intérieures dont il était agité :

— Ah ! nourrice, te souviens-tu, lorsque, il y a bientôt six ans, je te disais « Si Jeane tombe de son paradis, cet ange déchu effrayera les démons ?… »

— Tu t’obstines toujours à croire que ta fille a… enfin, comme on dit, a fait des siennes, et jeté son bonnet par-dessus les moulins. Qui est-ce qui te prouve cela ?

— Le doute ne m’a plus été permis lorsque j’ai vu ma fille mariée à San-Privato. Mais comment m’opposer aux désordres de cette malheureuse enfant ?… La connaissant comme je la connais, j’étais réduit à l’impuissance.

— Enfin, quoique d’un côté elle ait, si tu le veux, mal tourné, elle t’est du moins restée très-attachée. Elle t’écrit de si bonnes, de si douces et gentilles lettres ! Il en est plusieurs qui nous ont fait pleurer tous deux à chaudes larmes. Enfin, où est-elle à cette heure ?

— À Florence, du moins je le crois ; sa dernière lettre était datée de cette ville, quoiqu’elle me parlât à mots couverts d’un voyage possible en France, et même, un instant, j’ai cru… Mais à quoi bon parler d’un espoir insensé ?…

— Bah ! dis toujours, ça te distraira de tes idées noires.

— Un instant, j’avais cru deviner, à travers l’obscurité d’une phrase de la dernière lettre de Jeane, que non-seulement elle pensait à un voyage en France, mais encore… Non, c’était une illusion de mon cerveau affaibli par le chagrin.

— Enfin ?…

— Eh bien, j’ai cru deviner qu’elle pensait à venir me voir, ici, dans ma solitude.

— Ah ! mon Charles, ah ! mon Charles ! — s’écrie la nourrice en joignant les mains, suffoquée par l’espérance. — Comment, vilain enfant, tu reçois de pareilles bonnes nouvelles, et tu es assez sournois, assez égoïste pour les garder à toi tout seul ?

— Cet espoir est insensé, te dis-je ; il ne m’est venu qu’en torturant les mots d’une phrase obscure.

— Il n’y a pas de torture là dedans ; tu divagues, mon pauvre fieu ! et si, au lieu de garder comme un sournois ta bonne nouvelle, ou, si tu veux, ton bon espoir, si tu m’en avais fait part, je t’aurais prouvé, moi, clair comme deux et deux font quatre, que cet espoir est très-fondé !

— Tu m’aurais prouvé cela ?

— Certainement. Voyons, réponds, mon Charles : ta fille, dans une de ses dernières lettres, ne t’apprenait-elle pas que son notaire lui avait envoyé le restant de sa dot ? Jeane, en cela, répondait à ta lettre où tu lui demandais des détails sur ses petites finances.

— Mes inquiétudes à ce sujet ont été grandes et le sont plus que jamais ; car, à cette heure, les dernières ressources de ma fille sont ou doivent être épuisées.

— Justement. Eh bien, voilà…

— Que veux-tu dire ?

— Voilà ce qui prouve que ta Jeane te revient, ça saute aux yeux. Elle se décide à suivre le conseil que tu lui donnais autrefois en la suppliant de ne point épouser ce…

Les traits de Geneviève se contractent. Elle étouffe un soupir d’indignation et reprend :

— Enfin, suffit… La dot de ta fille est dépensée ; elle n’a plus le sou, elle vient vivre ici près de nous…

— Jeane céderait à une pensée d’intérêt personnel ? Non, jamais ! je connais trop sa délicatesse !

— Tu es encore bon là, toi, mon fieu, avec ta délicatesse ! Est-ce que la délicatesse vous donne de quoi vivre ? Et, d’ailleurs, est-ce qu’une fille peut jamais avoir honte de venir partager le pain de son père ?

— Non sans doute, mais…

— Il n’y a pas de mais, mon Charles, c’est comme je te le dis. Ah ! ah ! j’espère que, lorsque ta Jeane sera de retour, tu ne nous parleras plus de tombe à propos de bottes ! Ah ! comme la santé te reviendrait en un clin d’œil ! Avoue cela, hein ?… car, sans parler de la joie que tu aurais à revoir ta fille, elle saurait bien, elle, te forcer de prendre un peu d’exercice, de vous promener tous les deux bras dessus, bras dessous.

— Encore une fois, ma pauvre Geneviève, tu es folle !

— Enfin, suppose que ta fille te revienne ; qu’est-ce que cela te fait de supposer cela, quand ce ne serait que pour te mettre au cœur une idée couleur de rose, au lieu de tes diablesses d’idées noires ? dis, mon Charles, avoue que tu la recevrais les bras ouverts, l’enfant prodigue !

— Ah ! nourrice !

— À la bonne heure ! voilà un « Ah ! nourrice ! » qui promet… sans compter que, si tu pouvais voir comme ta pauvre figure vient de s’épanouir, tu t’apercevrais que tu n’es plus reconnaissable, et…

Geneviève s’interrompt, et, prêtant l’oreille du côté de la cuisine, dit à Delmare avec surprise :

— Tiens, il me semble qu’on a frappé à la porte de la cuisine ?

— À cette heure ?… C’est impossible. Il y a tant de neige dans le Jura, que, la nuit venue, on ne sort plus de chez soi.

— Et moi, je te dis qu’on frappe, — reprend la nourrice en se levant. — Tiens, entends-tu encore ?

— En ce cas, il faut que ce soit quelque voyageur égaré dans la montagne. S’il en est ainsi, allume grand feu dans ta cuisine… donne à ce passant la meilleure hospitalité possible ; mais je ne veux voir personne.

— Sois tranquille ; c’est peut-être seulement quelqu’un qui demande son chemin. Si ce n’est que cela, il sera facile de le remettre dans sa route, il fait un clair de lune superbe ! — répond Geneviève.

Et elle sort en fermant derrière elle la porte du salon.

Delmare, resté seul, tombe dans une profonde rêverie, causée par la supposition de Geneviève au sujet du retour possible de Jeane à la maison paternelle ; il s’absorbe tellement dans cette pensée, à la fois amère et douce, qu’il n’entend pas au dehors une exclamation, cependant assez retentissante pour arriver jusqu’au salon, à travers l’épaisseur de la porte de la cuisine, et il paraît à peine s’apercevoir de la rentrée de sa nourrice, pâle, tremblante, presque éperdue. Elle profite de la distraction de son fieu pour essuyer à la dérobée, du coin de son tablier, les larmes qui baignent son visage et pour composer son maintien, sa physionomie. La digne femme, peu habituée à la dissimulation, ne peut cependant vaincre un léger tremblement convulsif, non plus que l’altération de sa voix, qu’elle s’efforce de raffermir par quelques hum ! hum ! chevrotants, qui trahissent son insurmontable émotion.

— Eh bien qui frappait à la porte ? — demande d’un air distrait Delmare sans regarder Geneviève, toujours accoudé sur la table, le front appuyé dans sa main.

— Des… non, je me trompe… un… un voyageur, — reprend la nourrice d’une voix tellement inintelligible et basse, que Delmare reprend :

— Que dis-tu, nourrice ?

— Je… je… dis… un… voyageur…

— Il demandait donc son chemin ? — reprend Delmare, toujours accoudé, sans lever les yeux sur Geneviève ; — il est égaré sans doute ?

— Oui, c’est-à-dire non… Il venait de ce côté-ci… hum ! hum ! c’est-à-dire… il y venait sans y venir… parce que… enfin… Ah ! mon Charles… mon bon Charles !

Geneviève reste suffoquée après avoir balbutié ces paroles, dont l’incohérence et l’accent frappent enfin Delmare. Il sort de sa rêverie, lève les yeux sur la nourrice, et, l’examinant, il dit avec surprise :

— Qu’as-tu donc, Geneviève ? Tu es bien pâle !

— Moi… je suis pâle ?

— Comme une morte !

— Alors, c’est le froid qui m’aura saisie, c’est le froid ; car, vois-tu, mon Charles, il gèle à pierre fendre, et, quand j’ai ouvert la porte à… ces… non… à ce voyageur…

— Quel voyageur ?… Ta voix tremble… tu peux à peine parler.

· C’est que… c’est que…

— Voilà que tu pleures !… Qu’as-tu, Geneviève ?… Réponds, réponds… Quoi ! tu te tais ?…

— C’est le grand froid qui m’aura saisie… quand… Ah ! Seigneur Dieu ! j’étouffe…

— Il se passe ici quelque chose d’extraordinaire, — dit Charles Delmare de plus en plus surpris et inquiet de l’émotion de Geneviève.

Puis, faisant, malgré sa faiblesse, un mouvement pour quitter son fauteuil, il ajoute :

— Je vais…

— Charles… non… ne va pas là dedans ! — s’écrie la nourrice en se jetant au cou de son fieu et le forçant ainsi à se rasseoir.

Puis, l’embrassant avec une sorte de frénésie maternelle et ne contenant plus ses larmes, Geneviève éclate en sanglots, pleure et rit à la fois en balbutiant d’une voix entrecoupée :

— Mon Charles, du calme, du courage, promets-moi de ne pas te bouleverser… Ah ! le bon Dieu est avec les bonnes gens, je te l’ai toujours dit. Réjouis-toi… réjouis-toi…

Delmare, partageant l’émotion de sa nourrice, sans cependant connaître ni soupçonner la cause de cette émotion, lui dit :

— Voyons, bonne mère, de quoi s’agit-il ?… Tu m’engages à me calmer je suis plus calme que toi ; tu m’engages à me réjouir : de quoi veux-tu que je me réjouisse ?

— Oui, je veux que tu te réjouisses, mais surtout que tu ne te bouleverses pas ; ce serait si dangereux, vu ta grande faiblesse…

— Pourquoi veux-tu que je me bouleverse ?

— Parce que la surprise, la joie… enfin, que veux-tu que je te dise, mon Charles ? imagine tout ce que tu peux désirer le plus au monde de voir arriver, et puis figure-toi que ce que tu désirais tant est arrivé !…

Pour la première fois depuis la rentrée de Geneviève dans le salon, une pensée qu’il taxe d’abord de folie vient à l’esprit de Delmare : il songe à sa fille ; puis, remarquant l’altération des traits de sa nourrice et se rappelant quelques-unes de ses paroles, cette pensée qui lui semblait si folle commence à lui paraître vraisemblable ; mais alors son émotion devient si vive, qu’il n’a pas la force de la supporter. Il porte la main à son cœur, ferme les yeux, se renverse en arrière et murmure d’une voix éteinte :

— Elle ?… Non, c’est impossible…j’en mourrais !

— Charles, détrompe-toi ; le voyageur, c’est M. Maurice !… — s’écrie la nourrice devinant ce que son fieu éprouvait et craignant de l’impressionner trop dangereusement en lui annonçant la présence de Jeane.

Il en fut ainsi que le prévoyait la digne femme. Charles Delmare, surpris sans doute de la venue de Maurice Dumirail, mais ne s’expliquant plus la cause des précautions oratoires de Geneviève au sujet de l’arrivée de ce jeune homme, reprend, plus calme et conservant cependant une arrière— pensée involontaire relative à sa fille :

— Quoi ! Geneviève, il serait vrai ?… Maurice Dumirail !…

— Est là dans la cuisine ; c’est lui qui avait frappé, il vient pour te voir.

— Sa visite m’étonne sans doute beaucoup, mais elle t’a, ce me semble, étrangement agitée ; enfin, tu as hésité bien longtemps à me l’annoncer, cette visite.

— Ah ! c’est que ce n’est pas tout, — reprend Geneviève devenant davantage maîtresse d’elle-même et voyant amorti le dangereux effet de la première commotion qu’elle redoutait pour Delmare ; il y a autre chose…

— Quoi donc ?

— C’est que M. Maurice est chargé d’une commission pour toi…

— De quelle part ?

— Tu ne devines pas ?

— De la part de Jeane ?

— Oui, M. Maurice l’a vue tout dernièrement.

— Où cela ?… à Paris ?

— Non, plus près d’ici, et il t’apporte de ses nouvelles, de bonnes nouvelles, et de toutes fraîches. Ta fille se porte comme un charme.

— Tu dis que ce n’est pas à Paris que Maurice a vu Jeane ?

— Non.

— Et qu’il l’a vue plus près d’ici, nourrice ?

— Sans doute, comme qui dirait, par exemple, à Lyon ; car maintenant je peux t’apprendre que ta fille est en route pour venir te voir.

— Joies du ciel !

— Charles, mon Charles, ne recommence pas à te bouleverser !

— Jeane est à Lyon ! Mais alors je la verrai donc demain ?

— Tu la verras avant demain, mon Charles.

— Avant demain ?

— Certainement, parce que ce n’est pas à Lyon qu’elle est, mais dans une ville plus voisine d’ici.

— Où donc ? à Nantua peut-être ?

— Plus près encore.

— Qu’entends-je ?

— Mon Charles, pour l’amour de Dieu, sois raisonnable, ne va pas te…

— Ma fille est ici !…

— Eh bien, oui… mais…

— Jeane ! Jeane ! — s’écrie Delmare d’une voix forte et sonore, où vibrait toute la puissance de sa tendresse paternelle.

Et, si cela peut se dire, galvanisé par la certitude de la présence de sa fille, il sent pour un moment renaître ses forces, se lève et court vers la pièce voisine ; mais la jeune femme, ayant entendu la voix de son père, ouvre la porte et se précipite dans ses bras.


XXXIV

Environ une demi-heure s’est écoulée depuis la réunion de Delmare, de sa fille et de Maurice. Les premières émotions de cette entrevue sont apaisées ; le père de Jeane les a vaillamment supportées, trop vaillamment peut-être, car, épuisé comme il l’est, il n’a pu trouver la force de résister à une pareille secousse que dans une énergie factice et fiévreuse. Jeane, assise près de son père, tenant ses mains entre les siennes, le contemple avec un mélange de douleur et d’attendrissement. Elle l’avait laissé dans la maturité de l’âge, encore robuste, les cheveux à peine grisonnants, elle le revoyait courbé, blanchi par une vieillesse précoce ; ses traits amaigris, maladifs, portaient l’empreinte de ses mortels chagrins. Assis de l’autre côté de son cher maître, Maurice le contemplait aussi avec une expression d’attachement et de pénible surprise. Enfin, Geneviève, au comble de la joie, s’occupait, en active ménagère, d’improviser dans sa cuisine un souper pour ses hôtes, de qui elle avait réglé le logement provisoire : elle céderait son lit à Jeane et dormirait à merveille sur une chaise. Maurice, bien enveloppé d’une couverture, passerait la nuit sur le canapé du salon, et le lendemain, pensait la digne femme, l’on trouverait moyen de s’installer définitivement. Delmare, trop bon père, trop observateur pour ne pas remarquer l’espèce d’atonie morale si lisible sur les traits de sa fille, malgré leur fraîcheur et leur beauté, se confirmait dans cette croyance, que le désordre effréné des mœurs de sa fille l’avait conduite à un incurable désenchantement. Avons-nous besoin de répéter que jamais Jeane n’avait fait la moindre allusion à ses scandaleuses aventures dans sa correspondance avec son père, correspondance empreinte de l’affection la plus tendre, la plus respectueuse ? Cependant l’amertume croissante de certaines réflexions, les mélancoliques remémorances des conseils que son père lui avait jadis donnés, et dont elle avouait reconnaître trop tardivement la sagesse, tout concourait depuis longtemps à persuader Delmare que Jeane, tôt ou tard, sinon par vertu, du moins par satiété, par dégoût, renoncerait à sa vie désordonnée. Aussi, à sa première stupeur, causée par le retour inattendu de sa fille, succéda cette réflexion, que Jeane, autant par désillusion que par tendresse filiale, venait sans doute chercher près de lui, dans une commune solitude, des consolations et l’oubli du passé. Cette idée n’était encore qu’à l’état de supposition dans l’esprit de Delmare, car jusqu’alors son entretien avec Maurice et Jeane s’était borné à des phrases heurtées, brisées, entrecoupées par l’émotion commune, résultant d’une réunion si imprévue ; mais, les esprits s’étant quelque peu calmés, Delmare, nous l’avons dit, assis entre Jeane et Maurice, rompit le premier un silence qui durait depuis quelques instants, et dit au jeune homme, qui baissait les yeux devant le regard pénétrant du cher maître :

— Savez-vous, Maurice, ce dont je suis très-surpris ? C’est de retrouver sur votre physionomie la même expression de sérénité qu’au temps de votre première jeunesse, expression que vos traits avaient cependant déjà perdue au bout de quelque temps de votre séjour à Paris.

— Il faut, sans doute, cher maître, attribuer cette métamorphose à la salubre influence de l’air de nos montagnes, — répond Maurice souriant. — Je renais au passé en revenant dans notre Jura, où je suis résolu désormais à finir mes jours.

— Serait-il vrai ?… dit Delmare en regardant tour à tour sa fille et le jeune homme avec une satisfaction profonde ; — vous revenez ici pour toujours, Maurice ?

— Oui, cher maître.

— Mon père, — reprit Jeane, — nous n’avons pu jusqu’ici te faire part de nos projets ; nous étions, ainsi que toi, trop troublés, trop émus ; nous voici plus calmes, parlons de l’avenir. Quant au passé…


Laissons-le dans l’oubli, dans le néant, mes enfants, — reprend Delmare en soupirant. — Votre retour à tous deux me semble annoncer de votre part un désir d’expiation et de réhabilitation ; l’avenir seul doit nous occuper.

— Un mot cependant sur le passé, cher maître, — reprend Maurice. — Je suis ruiné, complétement ruiné, ainsi que vous me l’aviez prédit !… D’autres de vos prédictions se sont réalisées depuis ce jour où, il y a environ six années, ici même, dans ce salon, et fort de votre expérience du monde, vous m’avez peint, en traits effrayants de réalité, la ruine et la dégradation de tant de fils de famille… À quoi je vous répondais en toute sincérité : « Rassurez-vous, cher maître ; laboureur je suis né, laboureur je mourrai ! »


— Oui, — ajoute Jeane avec un sourire mélancolique, — c’était ce même jour où Maurice, m’offrant une petite couronne de fleurs des champs, me proclamait princesse des bluets, souveraine des églantines, et m’offrait de partager son trône de luzerne rose ; t’en souviens-tu, mon père ? C’était dans la cour de la ferme, le jour de la fenaison des hauts prés du col de Tréserve.

— Hélas ! oui, mes enfants, ce passé a été, sera toujours l’un de mes meilleurs souvenirs et des vôtres. J’y ai bien souvent reposé, rafraîchi ma pensée. Ah ! de ce temps-là, nous pourrons du moins souvent parler !

— Quant au coupable passé, que nous devons laisser dans l’oubli, cher maître, un mot encore, — reprit Maurice. — Je suis, je vous l’ai dit, complétement ruiné. Mon digne père, qui n’a que trop justement puni mon inconduite, m’a, vous le savez sans doute, déshérité pour fonder une ferme-école au Morillon. Mais, prévoyant qu’un jour je serais, par mon inconduite, réduit à la dernière misère…

— Il vous a, par une clause spéciale de sa fondation, mis du moins à l’abri du besoin durant votre vie, en vous assurant le pain, le logis et le vêtement. Il m’a fait part de cette mesure lors de la seule entrevue que lui et moi ayons eue ici.

— Eh bien, cher maître, je viens, dans ma détresse, user des ressources que m’a léguées la prévoyante sollicitude de mon père ; car, du moins, cet héritage-là aura été à l’abri de mes dissipations.

— Cette résolution, Maurice, est honorable et courageuse ; elle prouve que, malgré vos égarements, votre cœur est resté honnête ; tant de prodigues, après leur ruine, demandent souvent aux expédients hasardeux, souvent à la bassesse, au vice, parfois, hélas ! au crime, les moyens de prolonger de quelques jours ces jouissances auxquelles ils ne peuvent renoncer ! Encore une fois, mon enfant, votre résolution vous relève à mes yeux, — ajoute Delmare ignorant la double accusation de faux et de meurtre qui pesait sur Maurice, et l’empêchait de profiter du dernier refuge que lui avait assuré la sollicitude paternelle. — Mais, je l’espère, mon ami, vous ne vivrez pas au Morillon dans une oisiveté stérile ?

— Non, cher maître ; j’utiliserai ma première éducation : peut-être pourrai-je rendre quelque service dans la ferme-école fondée par mon père.

— Ce serait la meilleure manière de réparer complétement vos torts. Bien, bien, mon ami, je ne saurais trop vous louer de cette généreuse détermination, d’autant plus, je vous l’avoue, qu’à votre âge, à vingt-six ans à peine, et après les précoces orages de votre vie, une pareille conversion…

— Touche au prodige, n’est-ce pas, cher maître ? Eh bien, voici l’enchanteresse qui a opéré ce miracle, — répond Maurice en désignant Jeane du regard. — Elle est revenue tout exprès de Florence pour me convertir, me ramener près de vous, dans nos montagnes, que nous ne devons plus quitter.

— Oui, mon père, telle est la vérité, — dit Jeane répondant à un regard de Delmare. — Ainsi donc, il est convenu que Maurice habitera le Morillon. Il viendra, si vous le permettez, passer chaque jour ses soirées avec nous, ce cher frère ; je dis ce cher frère… — ajouta Jeane d’un ton significatif, — et je ne reviendrai jamais à ce sujet, parce que Maurice n’a jamais été, ne sera jamais pour moi que le plus tendre des frères… Tu me comprends, mon père ?

— Oui, Jeane, je te comprends.

— Quant à moi, en deux mots, voici ce qui me concerne. Je n’ai pas voulu, tu le sais, vivre aux dépens de mon mari ; les ressources que m’offrait ma dot sont épuisées. Ce n’est pas cependant uniquement ce manque de ressources qui me ramène ici, et je…

— Jeane, — reprend Delmare avec un accent d’affectueux reproche, — songes-tu bien à tes paroles ?

— Pardon, bon père, ce serait, je le sais, te faire injure que de te supposer capable de croire que, seul, le besoin me ramène près de toi ; je reviens ici bien résolue, ainsi que Maurice, de terminer mes jours en ces lieux, où se sont passées les plus heureuses années de ma vie.

Geneviève interrompt l’entretien de Delmare et des deux jeunes gens, en venant annoncer ainsi d’un air triomphant que le souper est servi dans la cuisine :

— J’ai fait de mon mieux ; d’ailleurs, ta fille et M. Maurice ne sont pas difficiles à contenter, mon Charles : une soupe au lait, une omelette au lard, un morceau de persillé du Jura et un pot de confitures. Il y a bon feu dans la cheminée ; à table, à table !

— Bonne mère, — dit Jeane, — je n’ai pas d’appétit ; mais Maurice, j’en suis certaine, fera honneur à votre souper ; quant à moi, je tiendrai compagnie à mon père.

— Maurice, pensant que Jeane désire s’entretenir avec Delmare, sort avec Geneviève. Le père et la fille restent seuls.

Delmare, en revoyant Jeane, fut si profondément heureux, qu’il oublia d’abord doña Juana ; puis la réflexion venant, il pensa, ainsi que l’avait pensé Richard d’Otremont, que le dénoûment de la scandaleuse existence de doña Juana était d’une simplicité presque inadmissible. D’autres vagues appréhensions l’agitaient encore ; aussi, après le départ de Maurice, attirant sa fille sur ses genoux et l’y asseyant ainsi que l’on y assoit un enfant, tandis que la jeune femme, par un mouvement plein de grâce, passait l’un de ses bras autour du cou de son père ; elle lui dit avec expansion :

— Nous voici seuls ; la présence de Maurice ne me gênait pas, sans doute ; mais il me semble qu’ainsi, tête à tête, je suis davantage à toi.

Et, baisant le front pâle et les cheveux blancs de Delmare, Jeane ajoute :

— Pauvre bon père, comme te voilà blanchi avant l’âge ! Hélas ! c’est ma faute, c’est ma faute ; je t’ai causé tant de chagrins ! me les pardonnes-tu ?

— Tu les as expiés, tu les expies, malheureuse et chère enfant, par cet amer désenchantement dont j’ai suivi la naissance et le progrès dans tes lettres.

— Quoi !… tu as deviné ?

— Tout ce dont tu as souffert : désillusion, satiété, dégoût et il en devait être ainsi. Il y avait en toi moins de corruption réfléchie que de curiosité du mal ; cette curiosité satisfaite, rassasiée, ce qui l’excitait naguère t’a semblé odieux, révoltant. Mais oublions ce triste passé ; songeons au présent, à l’avenir.

— Ne sois inquiet, bon père, ni du présent ni de l’avenir.

— Tiens, Jeane, — reprend Delmare après un moment de silence, — il se passe en moi quelque chose d’étrange, d’incompréhensible, dont je suis effrayé…

— Que veux-tu dire ?

— Tu es là, à mes côtés ; tu me reviens, dis-tu, pour toujours ?

— Pour toujours.

— Tu combles ainsi bien tard, hélas ! le rêve incessant de mon cœur : finir mes jours près de toi. Enfin, après plusieurs années d’épreuves douloureuses, tu suis le conseil qui te les eût épargnées, tu viens partager ma retraite ; je dois croire, je crois à la sincérité de tes promesses ; tous mes vœux sont et doivent être comblés. Dis-moi, cependant, pourquoi mon âme est triste, triste jusqu’à la mort ?

Jeane, frappée de la pénétration de son père, presque averti par un vague pressentiment du coup affreux dont il était menacé, Jeane s’efforce de donner le change à Delmare sur la cause de sa tristesse, et reprend : — Malgré toi, ma présence te rappelle les hontes de ma vie ; cette pensée t’afflige profondément.

— Non, telle n’est pas la cause de l’inexplicable tristesse dont je suis accablé. Le passé est oublié, pardonné. Serais-tu, d’ailleurs, tombée cent fois plus bas encore, mon affection pour toi ne serait en rien affaiblie ; ma folle tendresse paternelle ressemble, par ses faiblesses, par son inépuisable indulgence, à ces amours tellement invincibles, que ceux qui les éprouvent pardonnent tout, excusent tout chez la femme qui les trompe, les désole, les désespère, et qu’ils ne peuvent cependant s’empêcher d’idolâtrer ! Je t’ai aimée, idolâtrée, quoi que tu aies fait ; je t’aimerai, quoi que tu fasses. Ce n’est donc pas ton inconduite passée qui m’attriste à ce point.

— Qu’est-ce donc ?

— Que sais-je ? J’ai maintenant l’assurance de finir mes jours près de toi ; mon cœur devrait bondir de joie, il est navré.

— Souvent, vois-tu, bon père, nous nous exagérons tellement la valeur d’un bonheur longtemps désiré, poursuivi, que, lorsque nous l’atteignons, nous ressentons, non pas sans doute une déception, mais la différence de l’illusion à la réalité.

— Non ! telle n’est pas la cause de ma tristesse et de mes noirs pressentiments.

— Tu as tant souffert, pauvre père !… L’habitude de la douleur nous met en défiance contre le bonheur même le plus assuré.

— Peut-être bien, — répond Delmare pensif.

Puis, après un silence :

— Cependant, non, non, cette angoisse, inexplicable pour moi, doit se rattacher à quelque chose d’actuel, d’imminent.

Et Delmare ajoute d’une voix poignante, en enlaçant plus étroitement sa fille toujours assise sur ses genoux :

— Jeane, je t’en supplie, toi qui sais la cause de cette angoisse que j’éprouve malgré moi, toi qui sais la vérité, dis-la-moi, je t’en supplie ; quelle qu’elle soit, dis-la-moi ?

— Quelle vérité, mon père ?

— Encore une fois, mes angoisses, mes pressentiments ont une cause, j’en éprouve les effets ; mais elle reste un mystère pour moi ; tandis que toi, tu dois connaître, tu connais cette cause. Jeane, ma fille bien-aimée, par pitié, la vérité ; je ne demande que la vérité !… Pourquoi mon cœur est-il en ce moment brisé, déchiré ?… Pourquoi est-ce qu’aujourd’hui je souffre plus que je n’ai jamais souffert ? Dis !… Cependant, à cette heure où tu reviens à moi pour ne plus me quitter, pourquoi est-ce que je pleure, hélas ! non de joie, mais de douleur ? — ajoute Delmare donnant cours à ses larmes longtemps contenues, et cachant sa tête blanche dans le sein de sa fille.

Jeane, malgré son inexorable résolution de terminer ses jours, trop lasse, disait-elle, ou plutôt trop faible, trop lâche, pour se réhabiliter par la vertu, préférant à cette noble réhabilitation la stérile expiation qu’elle demandait au suicide, Jeane, malgré son cruel égoïsme, car elle n’en pouvait plus douter, son père, déjà miné par le chagrin, ne survivrait pas au dernier coup dont il était vaguement averti par ses pressentiments, Jeane éprouve cependant autant de surprise que de compassion en songeant à l’étrange intuition de Delmare ; elle se reproche presque d’avoir voulu accomplir ce qu’elle regardait comme un devoir, en venant embrasser une dernière fois son père ; elle tâche cependant de donner le change aux pressentiments dont il est agité, le comble de caresses, essuie ses larmes sous ses baisers ; puis, livrant une partie de son secret, afin de mieux cacher l’autre, elle reprend :

— Tu veux savoir la vérité, mon père, afin de pénétrer la cause des tristes pressentiments dont tu es accablé ; je vais, quoi qu’il m’en coûte, être sincère.

— Oh ! parle… parle !

— Mon affection pour toi s’est ressentie de ce refroidissement de l’âme qui anéantit en moi toute sensation. Je t’aime encore autant qu’il m’est possible ; mais, hélas ! les battements affaiblis de mon cœur glacé ne répondent plus comme autrefois aux battements chaleureux du tien ; tu sens ma tendresse défaillir et ne plus répondre à la tienne. Telle est la cause de tes vagues tristesses ; mais qui sait si, ranimée à la douce influence de ton affection, je ne redeviendrai pas envers toi la Jeane des anciens jours ? Et maintenant, après cet aveu si pénible de ma part, ne cherche pas ailleurs la cause de tes tristes pressentiments.

Delmare reste de nouveau et pendant un moment pensif, et reprend en soupirant :

— Cette explication ne me satisfait pas. Je ne me suis point aperçu de cet amoindrissement de ton affection : d’ailleurs, je serais certain de la raviver par la mienne. Non, non, telle n’est pas encore la cause de ma tristesse.

— Enfin, mon père, tu songes malgré toi à mon avenir, et, sois sincère à ton tour, il t’épouvante.

— Ton avenir ?

— Oui, dans le cas où je te survivrais.

— Hélas ! il n’est que trop vrai, cette pensée sera la torture de mon agonie. Ah ! cette fois encore, je dis : « Malédiction sur moi, sur mes prodigalités passées !… » La rente dont je vis doit s’éteindre avec moi ; tu ne possèdes plus rien de ta dot, tu as vingt-trois ans. Quelles seront après moi tes ressources, malheureuse enfant ?

— Mon père, avant de te répondre, permets à ce sujet une question, et promets-moi d’y répondre franchement, si extraordinaire qu’elle te semble.

— Je te le promets.

— Lorsque, parfois, cette pensée s’est présentée à ton esprit : « Que deviendra ma fille, lorsqu’elle aura dépensé complétement sa dot ? » ne t’est-il pas arrivé de te dire : « Ah ! si elle devait tomber plus bas encore qu’elle n’a tombé, ou supporter les horribles privations de la dernière détresse… je préférerais la voir morte de mon vivant ; au moins, mon agonie serait tranquille… »

— Tais-toi, Jeane, tais-toi ! ce que tu dis là est horrible, — répond Delmare tressaillant et cachant son visage entre ses mains, de crainte de rencontrer le regard de Jeane.

Il se rappelait que, ce soir-là même, durant son entretien avec Geneviève, ce vœu homicide s’était présenté à son esprit, bourrelé d’appréhensions à l’endroit de la destinée de Jeane.

Celle-ci, observant son père d’un coup d’œil pénétrant, fut certaine de ne pas s’être trompée, la veille, en disant à Maurice :

— Mon père ne me survivra pas, mais ma mort rendra son agonie tranquille.

Jeane reprit, tandis que Delmare restait dans un silencieux accablement :

— J’ai supposé un instant que tu préférais me voir morte plutôt que misérable et plongée dans la fange. Je voulais ainsi te prouver que je ne m’abusais pas sur les craintes que t’inspire mon sort ; je voulais, je veux, je dois te rassurer complétement, mon père.

— Comment cela ?

— Tu redoutes, n’est-ce pas, que, si je te survis, jeune encore et conservant quelques restes de beauté, n’ayant plus la vertu pour me défendre, habituée que je suis au désordre, poussée à bout par la détresse, je ne tombe dans une dégradation vénale, dont je n’ai pas eu, du moins jusqu’ici, à rougir.

— Jeane, je t’en conjure, assez… tu me désoles !

— Rassure-toi, mon père, je te le jure par ton amour pour moi… le serment le plus sacré qu’il me soit donné de faire… je jure que jamais je ne tomberai plus bas que je ne suis tombée !

— Ta résolution, en ce moment, est sincère, je sais la délicatesse de ton caractère, elle a survécu à tes égarements ; mais la misère, pauvre enfant, la misère !… Tu ne l’as jamais connue !… Ah ! tu ne sais pas quelles sont ses effroyables suggestions !

— Je te jure que jamais je n’aurai à redouter la misère.

— Soit, tant que j’existerai ; mais, après moi, de quoi vivras-tu ? Sera-ce de ton travail ? Tu ignores combien le salaire des femmes est insuffisant.

— Jamais je n’aurai besoin non plus de recourir à mon travail.

— Sur quelles ressources peux-tu donc compter ?

— Tu le sauras demain.

— Demain ?

— Oui, bon père, demain, tu auras la preuve absolue, irrécusable, que je n’aurai jamais à craindre ni la misère, ni la dégradation fatale qu’elle engendre, et, je le répète, que jamais, du moins, je ne tomberai plus bas que je ne suis tombée.

— Ton accent, l’expression presque solennelle de tes traits, tout me persuade que tu me dis vrai, Jeane ; cependant, malgré moi, je doute encore.

— Je dis vrai, j’en atteste la mémoire de ma mère !

— Cette preuve, que tu dois me donner demain, Jeane, pourquoi ne pas me la donner aujourd’hui ?

— La nuit s’avance, bon père ; les émotions de cette soirée t’ont vivement impressionné. Je me sens moi-même accablée de fatigue ; permets que nous remettions à demain la suite de cet entretien.

— Mais cette preuve, cette preuve que tu me dis qui m’allégerait d’un si grand poids, ne peux-tu pas en quelques mots me la donner ?

— La preuve doit être non verbale, mais matérielle, mon père ; demain, le messager de Nantua te l’apportera…

— Le messager de Nantua ?

— Oui ; nous avons laissé, Maurice et moi, nos bagages dans cette ville. Le soleil était radieux. Malgré le froid, nous avons trouvé un charme mélancolique à parcourir à pied le trajet de Nantua ici, en traversant ces sites qui nous rappelaient les belles et riantes années de notre première jeunesse.

— Ainsi, cette preuve que tu dis et qui doit me rassurer complétement sur ton avenir ?…

— Tu l’auras demain, bon père, à l’arrivée du messager de Nantua.

— Tes paroles mystérieuses m’inquiètent, et cependant il me faut te croire, tu as attesté la mémoire sacrée de ta mère.

— Et devant toi, en ce moment suprême, je l’atteste encore, mon père. Que je sois frappée de ta malédiction, si je t’abuse. Non, ma destinée ne doit plus te causer d’alarmes.

Au moment où Jeane prononçait ces mots avec un accent dont Delmare fut profondément frappé, Maurice et Geneviève rentraient dans le salon.

— Allons, mon fieu, — dit la nourrice, — après une soirée pareille à celle d’aujourd’hui, tu as besoin de repos. Il est bientôt une heure du matin ; et, comme tu te réveilleras dès l’aube afin d’embrasser ta Jeane, il faut te coucher, prendre des forces pour ton bonheur ; n’est-ce pas, monsieur Maurice ? n’est-ce pas, mademoiselle Jeane ? Mais où ai-je la tête ? je vous appelle mademoiselle, comme autrefois. Enfin, c’est égal, joignez-vous à moi pour obtenir de mon Charles qu’il aille se reposer, sinon vous verrez que, demain, il sera si brisé, qu’il n’aura plus la force de se lever.

Jeane, malgré son empire sur elle-même, souffrait cruellement, songeant à l’erreur où elle laissait son père ; aussi se joignait-elle à Maurice et à Geneviève, afin d’obtenir de Delmare qu’il cherchât quelque repos dans le sommeil. Il y consentit, faisant néanmoins allusion aux vagues pressentiments qui l’agitaient toujours, malgré sa conversation avec Jeane. Il se trouva si affaibli, qu’il eut besoin des bras de sa fille et de Maurice pour se soulever de son fauteuil et regagner sa chambre, où sa nourrice l’aida à se mettre au lit, après qu’il eut tendrement embrassé ceux qu’il appelait ses enfants.

Maurice se coucha tout habillé sur le canapé du salon. Jeane, sans vouloir non plus quitter ses vêtements, se jeta sur le lit de Geneviève, et celle-ci transporta dans la cuisine l’un des fauteuils du salon, assurant que ce siége vaudrait son lit. Bientôt, le plus profond silence régna dans la maison de Delmare.


XXXV

Nous rappelons au lecteur le souvenir du paysage où se sont passées les premières scènes de ce récit, lors de la récolte des foins des plateaux de Tréserve, l’un des points culminants du Jura. Mais ce paysage, au lieu d’être paré des verdoyantes couleurs de l’été, disparaissait alors sous un immense linceul de neige durcie par la gelée. Le froid est très-vif ; le ciel, clair et bleu, se colore à l’orient des premières rougeurs de l’aube ; à l’extrême horizon se dessine, dans la pénombre crépusculaire, la masse bleuâtre du mont Blanc, derrière lequel le soleil va se lever bientôt. Jeane et Maurice, profitant du sommeil de leurs hôtes, ont, avant le point du jour, quitté furtivement la maison de Charles Delmare, située à quelque distance et à mi-côte de la rampe au sommet de laquelle s’élèvent les corps de logis du domaine du Morillon, transformé en ferme-école par M. Dumirail ; son tombeau a été placé dans une chapelle rustique, au centre des bâtiments d’exploitation ; devant cette tombe, Maurice et Jeane se sont pieusement agenouillés, étant arrivés au Morillon alors que tous les habitants dormaient encore. Puis, les deux jeunes gens, calmes, recueillis, laissant derrière et au-dessous d’eux la ferme-école, ont gravi d’un pas lent et assuré, en se tenant par la main, le chemin sinueux qui, du Morillon, conduisait au chalet de Tréserve. Soudain, le soleil apparaît au-dessus du mont Blanc ; son dôme devient d’un rose vif, presque vermeil, ainsi que les cimes dentelées des glaciers les plus élevés ; les montagnes secondaires se colorent à leur tour ; puis, enfin, les coteaux, la plaine couverte de neige, se nuancent aussi de reflets roses et vermeils coupés par de grandes ombres. Enfin, le soleil, s’élevant au-dessus du faîte du mont Blanc, cette immensité redevient d’une blancheur uniforme, dont il est impossible de rendre la grandeur imposante et triste. Jeane et Maurice, frappés de la majesté de ce spectacle, s’arrêtèrent au pied d’une croix élevée à mi-chemin de la route conduisant du Morillon au chalet de Tréserve, et d’où l’on embrasse le vaste horizon dont nous avons tenté de donner une esquisse. Ils distinguent parfaitement, au loin et au-dessous d’eux, la maison isolée de Delmare, et, à mi-côte de la rampe, les bâtiments de la ferme-école.

— Maurice, — dit Jeane en s’arrêtant, — donnons un dernier regard d’adieu à la maison paternelle, riante retraite où se sont écoulées, dans la paix, le bonheur et l’innocence, les premières années de notre jeunesse.

Mais, s’interrompant, la jeune femme ajoute avec un geste indicatif : — Maurice, vois-tu, là-bas, là-bas, sur la route de Nantua, cette voiture escortée de cavaliers ?…

— Je les vois ; ces cavaliers sont des gendarmes ; ils se dirigent vers la maison de ton père ; des gens de justice sont sans doute dans la voiture. Nous sommes partis à temps : on est à ma recherche…

— Regarde, regarde ! ils entrent dans l’avenue des noyers qui conduit au petit jardin. Ah ! quel réveil pour mon pauvre père ! Épuisé par les émotions de la veille, il dormait profondément ce matin, lorsque, avant le point du jour, j’ai doucement pénétré dans sa chambre, à la lueur tremblante de sa veilleuse ; j’ai à deux reprises baisé son front. En ce moment, il rêvait à moi, ses lèvres murmuraient mon nom.

— Jeane, il ne nous survivra pas ; songe à son désespoir, lorsqu’il recevra, vers midi, la lettre que nous avons mise à la poste de Nantua, lors de notre passage dans cette ville.

— Mon père reconnaîtra que je ne le trompais pas hier au soir, au moment de le quitter, en lui disant : « Je te le jure, je ne tomberai pas plus bas que je ne suis tombée ; je ne connaîtrai jamais la misère ; mon avenir ne doit t’inspirer aucune alarme. »

— Pauvre cher maître… Ah ! nous sommes cruels, nous l’aurons tué !

— Son agonie sera douce ; elle eût été atroce, si je lui avais survécu… Bon père, ne m’a-t-il pas presque avoué malgré lui que, parfois, il désirerait me voir morte.

— Lui… lui ?…

— Oui, tant étaient grandes ses angoisses, son épouvante, à cette pensée qu’il me laisserait, après lui, pauvre, jeune et belle encore ; mais mon suicide lui rendra sa tranquillité d’esprit ; il quittera sans regrets, que dis-je ? avec une joie amère, cette vie désormais pour lui sans but, puisque je n’existerai plus. Va, Maurice, j’emporte du moins cette consolation suprême, que ma mort sera pour mon père un allégement, qu’elle le délivrera de terribles appréhensions.

— Puisse-t-il en être ainsi, Jeane ! Mais quel va être son mépris pour moi, lorsqu’il va savoir, par les gens de justice, les accusations dont je suis l’objet !

— Au mépris succédera le pardon ; tu expies imparfaitement, mais enfin tu expies le mal que tu as fait. Allons, Maurice, un dernier adieu à la maison paternelle, que le détour du chemin va nous cacher ; puis continuons notre ascension, nous serons arrivés aux plateaux de Tréserve avant que les gens qui te recherchent aient pu découvrir nos traces.

— Adieu, maison paternelle ! adieu, rustique berceau de mon heureuse enfance ! — dit Maurice avec une émotion profonde, jetant au loin sur le Morillon un long regard noyé de larmes. — Adieu, riant asile de mon adolescence ! Là, j’ai connu les plaisirs du foyer domestique, les douces joies de la famille ; là, j’idolâtrais le meilleur des pères, la plus tendre des mères ; là, mon âme s’est élevée par les plus nobles aspirations vers le beau, le juste et le bien ; là, j’ai compris la sublime poésie de la nature ; là, pour la première fois, mon cœur a battu pour toi, Jeane, pour toi qui sentiras bientôt ses derniers battements ; là, si lointain que m’apparût l’horizon de l’avenir, pas un nuage ne voilait sa radieuse sérénité. Adieu donc pour toujours, maison rustique ! À vous aussi, adieu, adieu, champs paternels ! Je vous cultivais avec amour et respect, terre sanctifiée par les labeurs de mon père ! Ma main jeune et robuste creusait vos sillons ; j’espérais les creuser encore, le front blanchi et la main affaiblie par l’âge. Adieu, riches guérets, bois solitaires, où j’ai tant rêvé de toi, Jeane !… Adieu, prairies parfumées dont tu étais la reine, ô toi, la fiancée de mon cœur ! vous êtes maintenant le domaine de l’étranger. Ah ! je le jure en ce moment suprême, je n’éprouve nul regret de la perte de mon héritage ! Honoré sois-tu, mon père, vénérées soient ta mémoire et ta prévoyante sagesse ! dans ce tutélaire asile ouvert à leur pauvreté, des générations d’honnêtes et laborieux enfants du peuple trouveront, ainsi que tu le disais, le pain de l’âme et l’instrument du travail : tu as accompli, en me déshéritant, un devoir sincère ; mon châtiment aura été fécond pour autrui ! Le prix de ce domaine, depuis longtemps dissipé par moi, n’eût servi qu’à reculer de quelques années ma ruine stérile et fangeuse. Sois donc béni et vénéré, ô mon père ! je te le dis du plus profond de l’âme en jetant un dernier regard sur ces lieux où s’élève ta tombe.

— Maurice, Maurice, — reprend Jeane, les yeux humides de larmes, en serrant les mains du jeune homme entre les siennes, — si Dieu t’entend, s’il lit dans ton cœur la sincérité de tes paroles, tu seras pardonné !

En ce moment, les cloches des villages voisins du Morillon commencèrent de sonner la messe dominicale. Ce bruit lointain et mélancolique des cloches, si souvent entendu autrefois par eux, cause aux deux jeunes gens une impression profonde ; ils se donnent de nouveau la main, et continuent leur ascension vers le chalet, interrompant çà et là leur silence pensif en échangeant de communes remémorances.

— T’en souviens-tu, Jeane ? c’est à cet endroit de la route que San-Privato, se rendant avec nous au chalet de Tréserve, et lisant, nous disait-il, dans nos âmes plus clairement que nous-mêmes, te révélait l’attrait presque invincible qu’il t’inspirait, et me révélait, à moi, que l’envie et la jalousie causaient l’éloignement que j’avais soudain ressenti pour lui.

— Oui, Maurice, c’est ici que ce tentateur jetait dans ton âme les premiers désirs de cette ambition généreuse alors, mais qui devait un jour te conduire à Paris, à ta ruine, à ta perte.

— Ô Jeane, que d’événements accomplis depuis ce temps-là ! Notre vie a été faussée, pervertie, bouleversée, perdue, et la nature, immuable dans sa grandeur, n’a pas changé. Tiens, reconnais-tu cet énorme mélèze, à l’abri duquel nous nous mettions autrefois, lorsque la pluie nous surprenait dans la montagne ?

— Et là-bas, sous les nœuds des énormes racines de ce hêtre, la petite source souterraine où tu me faisais boire dans le creux de ta main, la vois-tu ? la vois-tu ? Elle coule toujours et semble fumer par ce grand froid, cette eau pourtant si fraîche en été !

Puis Jeane ajoute avec un sourire navrant :

— Adieu, bon vieux mélèze, qui nous as tant de fois couverts de ton ombrage !… Adieu, chère petite source, où tant de fois se sont rafraîchies nos lèvres ; tu verdiras encore, bon vieux mélèze ; tu couleras toujours, limpide et pure, chère petite source, alors que depuis des années nous ne serons plus, Maurice et moi, que poussière !…

Les deux jeunes gens, redevenus silencieux et pensifs, continuaient de gravir la pente du chemin dont la neige, de plus en plus durcie par l’altitude de la montagne, craquait sous leurs pieds. Bientôt, ils virent au loin, descendant et venant à leur rencontre, les gens du chalet de Tréserve, se rendant à la messe de leur paroisse. Le père et la mère, déjà vieux, avaient vu naître Maurice, et Josette, leur fille aînée, avait autrefois accompagné madame Dumirail à Paris. Le frère et la sœur de la servante suivaient leurs parents. Du plus loin qu’ils aperçurent Maurice, reconnaissable à sa haute stature, les montagnards s’arrêtèrent d’abord très-surpris ; puis, hâtant le pas, ils s’approchèrent :

— Jésus Dieu ! — dit le vieillard — est-il possible ? c’est vous, monsieur Maurice ! c’est bien vous ?

— Et vous aussi, mademoiselle Jeane ? — ajouta la bonne femme ébahie. — Dans le pays, on assurait que vous étiez restés tous deux et pour toujours à Paris, la grande ville.

— Nous voici de retour dans nos montagnes, mes amis, répond Maurice, et nous ne les quitterons plus, ces chères montagnes…

— Ah ! tant mieux, tant mieux, monsieur Maurice ! — reprend le vieillard. — Feu votre honoré père, notre bon maître pendant tant d’années, nous a dit à un chacun que vous aviez toujours votre place à la ferme-école du Morillon, et que tôt ou tard vous y reviendriez, comme l’enfant prodigue. Dame ! après tout, faut bien que jeunesse se passe.

— La nôtre a passé, bon père, — reprend Jeane en souriant ; — nous sommes devenus, sans qu’il y paraisse, aussi vieux que vous, qui avez de si beaux cheveux blancs. Et votre fille Josette, où est-elle, l’excellente créature ?

— Feu M. Dumirail l’a placée à la ferme-école comme lingère, en retour de son attachement pour feu votre brave et bonne mère monsieur Maurice. Pauvre Josette ! elle se rappelle toujours que les chouettes du donjon et les chiens de garde du Morillon criaient et hurlaient la mort quand nos maîtres ont quitté la maison. Et, dame ! voyez un peu les présages, pourtant ! Deux mois après son départ, notre madame mourait à Paris, et votre digne père mourait ici, dix-huit mois après sa femme.

— Mais, grâce à Dieu, il vivra toujours dans la mémoire des bonnes gens du pays, en reconnaissance du bien qu’il a fait, — reprend Maurice. — La ferme-école dotera le Jura de bons agriculteurs, et ils étaient rares.

— C’est ce que tout le monde dit dans le pays, monsieur Maurice ; car déjà l’on s’aperçoit de l’amélioration de la culture en certains cantons, grâce aux élèves de la première sortie du Morillon, vu qu’ils ont commencé de se placer, il y a tantôt deux ans, dans les plus fortes métairies du pays. Oh ! n’en avait pas qui voulait, des morillons, comme on appelle les élèves de la ferme. Tenez, monsieur Maurice, vous vous rappelez peut-être bien Joson, le fils au père Martin ?

— Certes, je me le rappelle ; c’est le père Martin, le doyen des laboureurs du Jura, qui m’a mis le premier la main au manche de la charrue.

— Et, sans compliment, monsieur Maurice, il n’a pas fait un mauvais écolier. Ah ! dame ! il fallait vous voir à la défriche, avec votre charrue à la Dombasle, attelée de vos trois superbes paires de bœufs. Il n’y avait qu’un cri pour dire de vous : « Ce sera un jour le roi des laboureurs. »

— Ah ! pour mon malheur, j’ai renoncé à cette belle royauté. Mais vous me parliez de Joson, le fils du père Martin ?

— Oui, monsieur Maurice. Eh bien, il est sorti le premier en rang du Morillon ; il a été placé chez l’un des plus gros propriétaires du Jura, aux gages de douze cents francs, logé, nourri et tout ce qui s’ensuit, et ainsi des autres morillons. Jugez, d’après cela, ce que gagneront ces jeunes gens, puisqu’on se les dispute, on se les arrache, ces braves morillons. En fin de compte, il y a profit pour tout le monde et pour la culture ; cela, grâce à qui ? À votre brave et digne père, monsieur Maurice.

— Ah ! Jeane, — dit à demi-voix Maurice à la jeune femme, — si j’avais hérité de mon père, elle était dissipée dans l’orgie, cette fortune employée par lui d’une manière si intelligente et si admirablement féconde. Te rappelles-tu ces paroles de notre cher maître : « C’est un crime que de jeter au vent d’une prodigalité stérile un patrimoine qui peut et doit être un si puissant levier pour le bien de nos semblables. »

— Ah çà ! monsieur Maurice, — reprend le vieillard, où allez-vous donc comme ça, par la neige, dans les hauts prés ? La neige porte et vous avez le pied montagnard, je le sais ; mais faut prendre garde, au moins, aux endroits abrités du nord, et où la neige est folle[8]. Vous y enfonceriez comme dans une tourbière.

— Nous avons, Jeane et moi, souvent parcouru la montagne en hiver, et nous ne ferons pas d’imprudence. Nous allions nous promener jusqu’au chalet, oubliant que c’est aujourd’hui dimanche, et que vous deviez être à la messe ; mais nous trouverons du feu chez vous, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, monsieur Maurice, un bon brasier qui vous réchauffera. La clef de la porte du chalet est vous savez bien où… si vous ne l’avez pas oublié ?

— Elle est accrochée derrière le volet, à gauche de la porte d’entrée, — reprend Jeane en souriant. — Voyez si j’ai bonne mémoire !

— Allons, adieu, bonnes gens ! dit Maurice.

Et il ajouta, au moment de poursuivre sa route :

— Y a-t-il beaucoup de neige sur les prés, là-haut, vers le col de Tréserve ?

— Oh ! il y en a plus de dix pieds, monsieur Maurice.

— Mais la neige porte bien ?

— Comme le roc… Par le froid qu’il fait, jugez donc !… Elle est gelée à six pouces.

— Merci… Adieu, bonnes gens.

— Pas adieu, mais au revoir, monsieur Maurice, puisque vous voilà pour toujours de retour dans nos montagnes. Faites bien attention aux neiges folles, et conservez-vous !

Après ce vœu, formulé selon la coutume des montagnards du Jura, les métayers, continuant leur route, descendirent vers les vallées ; les deux jeunes gens poursuivirent leur ascension vers le col de Tréserve, retombant dans leur silence méditatif, de temps à autre entrecoupé d’allusions à leur situation actuelle ou aux événements d’autrefois.

— Maurice, dit Jeane sortant de sa rêverie, à cette heure, qu’éprouves-tu ?

— Mon âme est tranquille, presque sereine. Elle se dilate, s’épanouit à mesure que nous nous rapprochons du faîte de la montagne. Je ne sais s’il faut attribuer ce fait à l’action de l’air de plus en plus pur de ces hautes régions ; mais, à chaque pas, il me semble laisser derrière moi les dernières attaches par lesquelles je tenais encore quelque peu à la vie.

— Décidément, Maurice, tu n’éprouves aucun regret de mourir si jeune ?

— Aucun. Les choses de la vie m’apparaissent à cette heure dans un lointain si vague, qu’elles me deviennent à peine perceptibles, ainsi qu’il en est de ces collines, de ces plaines semées de villages et de bourgs que nous ne distinguons plus qu’à peine là-bas, au-dessous de nous, à une distance incommensurable. Et toi, Jeane, es-tu tranquille ?

— Oh ! mieux que cela, je suis heureuse, heureuse comme le voyageur harassé, qui oublie la fatigue, les dangers de la route, alors qu’il se voit au terme de son voyage.

— Chacun de nos pas nous rapproche du terme de ce voyage. Mais, dis-moi, Jeane, éprouves-tu aussi une espèce d’hallucination ? Moi, je la ressens depuis quelques minutes. Il n’est pas un des accidents de terrain, pas un des arbres, pas un des rochers de cette route, dont je n’aie gardé le souvenir présent, et, cependant, il me semble que nous sommes dans un pays absolument nouveau pour moi. Suis-je donc le jouet de l’un de ces mirages que, souvent, dit-on, l’approche de la mort provoque, malgré nous, dans notre esprit troublé.

— Peut-être ; car je suis aussi, en ce moment, sous l’influence d’une étrange hallucination : non que les sites que nous parcourons me semblent inconnus ; mais la nature prend à ma vue des proportions gigantesques ; tiens, les sapins du bois voisin du chalet sont, à mes yeux, aussi élevés que le pré de Tréserve, et ce pré me paraît se perdre dans les dernières profondeurs du firmament.

Maurice et Jeane, en devisant ainsi, ont dépassé le chalet et gravi la pente des prairies qui conduisent au col de Tréserve. Au delà de ces prés, l’autre versant de la montagne est coupé brusquement à pic. Une étroite corniche naturelle, serpentant au faîte de cette muraille calcaire, de douze cents pieds d’élévation, conduit à la grotte de Tréserve, chemin périlleux où, plusieurs années auparavant, San-Privato avait failli périr en entraînant avec lui Jeane à l’abîme. Vers le milieu et à l’un des détours de cet abrupt sentier, se trouve une saillie du roc surplombant le précipice d’une effrayante profondeur, et formant une sorte de plate-forme d’une surface si étroite qu’en s’y arrêtant, Jeane et Maurice peuvent à peine s’y tenir debout et enlacés dans les bras l’un de l’autre. Tous deux sont pâles, calmes et résolus.

— Allons, Maurice, dit Jeane d’une voix ferme, voici l’heure du sacrifice et de l’expiation. Es-tu prêt ?

— Je suis prêt.

— Adieu la vie ! — dit Jeane. — Adieu la vie dont je suis lasse, lasse ! et dont j’ai tari la coupe jusqu’à la lie la plus amère.

— Adieu la vie ! — dit Maurice. — Adieu la vie, où je ne trouverais qu’opprobre et châtiments mérités.

— Mourons ensemble à la fleur de notre âge, nous qui devions vieillir ensemble..

— Un baiser, Jeane, ma fiancée, un baiser ! le premier et le dernier de notre amour, amour resté pur comme les innocentes années de notre jeunesse.

— Oui, Maurice, oui, mon bien-aimé ; mes lèvres, pour la première et dernière fois, presseront les tiennes au moment de nous précipiter dans l’espace, et, dans cet embrassement suprême, nos âmes s’exhaleront ensemble.

Maurice serre convulsivement Jeane dans ses bras ; elle ferme les yeux, tend ses lèvres au jeune homme, et, au moment où leurs bouches s’effleurent, il s’élance, entraîne Jeane avec lui, et tous deux plongent dans le vide immense béant à leurs pieds.


XXXVI

Trois jours se sont écoulés depuis le suicide de Jeane et de Maurice. Il fait nuit. On voit briller une vive lumière à travers les vitres de la chambre de Delmare.

Josette et sa mère, femme du métayer de Tréserve, causent, assises au coin de la cheminée de la cuisine. Elles sont pâles. Leurs yeux sont rougis par des larmes récentes.

— Ainsi, lorsque dimanche tu les as rencontrés près du chalet, tu ne te doutais de rien ? — demandait Josette à sa mère. — Ils n’avaient donc, ni l’un ni l’autre, la figure de deux désespérés ?

— Non ; ils ont été pour nous bien bons et bien avenants. Ils nous ont dit qu’ils revenaient dans nos montagnes pour ne plus jamais les quitter.

— Hélas ! ils n’ont pas menti ! Jésus, mon Dieu ! — dit Josette, dont les larmes coulent de nouveau, — ils n’ont pas menti ! Pauvres jeunes gens ! et quand je pense qu’il y a six ans ils sont partis pour Paris, si beaux, si amoureux l’un de l’autre ! Ah ! maudit présage, maudit présage, tu ne me trompais pas !

— Nous nous sommes doutés du malheur lorsque, en nous en retournant au chalet, après la messe, nous avons rencontré, sur la route du Morillon, les gendarmes à la poursuite de M. Maurice.

— Comment savaient-ils qu’il était monté aux prés de Tréserve ?

— Des gens du Morillon, occupés aux étables avant le jour, ont vu M. Maurice et mademoiselle Jeane entrer dans la chapelle de la ferme et prendre ensuite le chemin du chalet.

— Les gendarmes ont donc monté jusque là-haut, ma mère ?

— Oui ; ils ont su de nous que, deux heures auparavant, nous avions rencontré le jeune monsieur et la jeune dame allant du côté du chalet. L’officier nous a requis de les conduire. Ton père les a guidés, suivant sur la neige la trace des pas de ces pauvres jeunes gens, jusqu’au bout des prés du col, à l’endroit où la montagne est à pic et où se trouve le sentier qui conduit à la grotte de Tréserve. Les gendarmes n’ont pas osé s’aventurer plus loin ; ils ont dit à ton père d’aller visiter la grotte pour voir si M. Maurice n’y serait pas caché ; ton père n’a pas osé refuser ; mais, à mi-chemin et au tournant du sentier, il a vu un piétinement sur la neige, au bord du roc, et puis plus rien, plus de trace.

— Hélas ! c’est de là qu’ils s’étaient tous deux précipités ?

— Mon Dieu, oui ; car hier, en tournant la montagne, on est allé de l’autre côté, au pied de son versant, où l’on a trouvé, dans les rochers, les deux pauvres corps si broyés qu’ils n’avaient plus figure humaine.

— Malheureux M. Delmare ! on aurait dit qu’il attendait pour mourir qu’on eût rapporté les deux cadavres ! Ah ! ma mère, quelle terrible chose ! j’en frissonne encore.

— Tu étais donc déjà ici à ce moment-là ?

— Oui ; car, en apprenant le malheur qui venait d’arriver, j’étais accourue du Morillon offrir mes services à la vieille Geneviève pour l’aider à soigner M. Delmare, pensant bien quel coup affreux lui porterait la mort de ces infortunés.

— Dieu du ciel ! je le crois bien : il les aimait comme ses enfants ! « Tu es une bonne fille, Josette, m’a dit Geneviève. Reste ici ; tu m’aideras à ensevelir deux de mes morts : mais tu ne toucheras pas au troisième, qui sera mon Charles ! » Elle me faisait presque peur en me parlant ainsi de ses morts ! elle avait un air si farouche, si égaré…

— Je crains que la chère femme n’ait plus bien la tête à elle depuis la mort de M. Delmare.

— Je le crains aussi, ma mère. Savez-vous qu’elle devient inquiétante avec ce couteau qu’elle aiguise toujours !

— Mais qu’est-ce donc qu’elle en veut faire, de ce couteau ?

— Je ne sais. Pour en revenir à M. Delmare, quand il a eu reçu une lettre de Nantua, écrite par M. Maurice et sa cousine, et où ils disaient qu’on trouverait leurs corps au pied du roc de Tréserve, le cher homme est tombé sans connaissance. Nous l’avons cru mort ; mais non, il a repris ses esprits ; mais, à sa faiblesse, on voyait bien qu’il ne vivrait pas longtemps. Il a pourtant eu le courage de donner des ordres pour qu’on aille chercher les corps, et il disait à Geneviève : « Je ne mourrai pas encore, non ! Je ne veux pas mourir avant qu’on ait retrouvé et rapporté ici les restes de Jeane et de Maurice. Je les attendrai, afin que nous soyons enterrés tous trois dans la même fosse. »

— Pauvre monsieur ! pauvre monsieur ! Ah ! Josette, c’est à fendre le cœur !

— Il a fait ce qu’il a promis : il s’est empêché de mourir jusqu’à hier. Je le veillais avec Geneviève. De temps à autre, il répétait : « Les corps ne viennent pas, nourrice, les corps ne viennent pas. Je le sens, je n’ai presque plus de temps à vivre. Comme ils tardent donc !… comme ils tardent ! » Enfin, vers les deux heures, il voit de son lit, à travers les carreaux de la fenêtre, passer un brancard couvert de branchages de sapin porté par des gens de la montagne. Alors, ô ma mère ! j’en rêverai longtemps, allez ! de ce que j’ai vu en ce moment terrible.

— Achève ! achève ! tu me donnes la chair de poule.

— M. Delmare, voyant passer le brancard, s’écrie : « Les voilà !… les voilà !… » Et, avant que nous ayons pu seulement penser à l’en empêcher, il se dresse, sort de son lit, entraînant après lui un de ses draps qui l’enveloppait comme un suaire, traverse la chambre, le salon, la cuisine, ouvre la porte au moment où l’on déposait le brancard devant la maison, lève ses deux bras au ciel, s’écrie : « Jeane !… Jeane !… » Et il tombe expirant sur le brancard où étaient les deux corps.

— Que Dieu ait son âme ! — dit la mère de Josette en essuyant ses larmes : — c’était un digne homme.

En ce moment, les deux femmes entendent dans la salle voisine un éclat de rire nerveux, convulsif, retentissant, qui les frappe de surprise et d’effroi. Elles gardent un instant le silence, et Josette reprend à voix basse et d’une voix tremblante :

— As-tu entendu, ma mère ?

— Oui, c’est la vieille Geneviève ; quel éclat de rire, bonté divine ! De quoi peut-on rire ainsi quand on veille des morts ? Pour sûr, elle devient tout à fait folle.

— Que faire ? Elle a voulu veiller seule cette nuit, près des trois cercueils, empêchant qu’on ne cloue la dernière planche de celui de M. Delmare.

— Mon Dieu ! pauvre vieille, si elle allait se trouver mal ! Josette, si nous entrions là dedans ?

— Je n’ose pas ; tu sais bien qu’elle nous a dit d’un ton bourru : « Allez-vous-en, je veillerai seule mes morts ! »

— Écoute, ma fille, écoute, — reprend la paysanne prêtant l’oreille du côté de la pièce voisine ; — il me semble que Geneviève parle.

Les deux femmes restent silencieuses, attentives et entendent, en effet, quelques mots inintelligibles prononcés par la nourrice d’une voix saccadée ; puis tout se tait.

— Josette, — — reprend la métayère, il me semble que c’est une impiété de laisser une folle veiller des morts : viens, entrons…

— Je n’ose.

— Viens, viens ! — répond la mère de Josette en se dirigeant vers la porte de la pièce voisine ; — n’aie pas peur !

— Si Geneviève allait nous frapper de ce couteau qu’elle aiguise sans cesse ?

— Encore une fois, ma fille, des chrétiens ne peuvent pas laisser une folle veiller des morts ! reprend la paysanne en entr’ouvrant avec précaution la porte du salon, au seuil duquel elle s’arrête un instant, ainsi que Josette.

Plusieurs bougies placées dans des flambeaux éclairent brillamment le salon. Les cercueils de Jeane et de Maurice sont placés à droite et à gauche de celui de Delmare enveloppé jusqu’au cou dans son linceul. Le coffret renfermant les lettres de sa fille a été, selon qu’il l’a recommandé à Geneviève, placé dans sa bière ; sa tête repose sur un oreiller. Tel était son épuisement, sa maigreur au moment où il a expiré, que la mort a peu altéré ses traits. Ses paupières ont été pieusement closes par sa nourrice. Elle a soigneusement lissé, peigné, parfumé sa chevelure et sa barbe blanche. Il semble endormi. L’expression de son visage, pour ainsi dire momifié sous l’influence de sa dernière pensée, loin d’offrir le caractère du désespoir, est, au contraire, empreinte d’une sorte d’allégement et de sérénité. En effet, les prévisions de Jeane se sont réalisées. Son suicide a délivré son père des angoisses dont son agonie eût été bourrelée en songeant que sa fille lui survivait, belle, jeune et exposée aux horreurs et aux tentations de la misère. Geneviève n’a pas remarqué que la porte vient d’être doucement ouverte par la mère de Josette, et elle reste agenouillée sur le tapis, non loin du cercueil de son fieu ; occupée d’aiguiser, d’affiler sur une pierre de grès un couteau de cuisine, la nourrice interrompt de temps à autre sa manœuvre pour passer son doigt sur le tranchant de la lame ou sur sa pointe ; puis elle hoche la tête d’un air satisfait en murmurant quelques mots sans suite ; sa physionomie est sinistre ; son œil, fauve et ardent, rougi par ses larmes, dont la source semble tarie, jette par instants des éclairs de férocité. Soudain elle laisse son couteau sur la pierre de grès, se lève lentement, s’approche du cercueil de Charles Delmare, le contemple avec une tristesse passionnée ; puis, à plusieurs reprises, elle le baise au front avec un orgueil farouche.

— Quel beau mort tu fais, mon Charles !… Tu as été le plus bel enfant, le plus beau jeune homme que j’aie vu, et tu es le plus beau mort qu’on puisse voir !… Je t’aime mieux trépassé que vivant et te nourrissant de douleur ! Tu n’attendras pas longtemps ta vieille nourrice, va, mon fieu ! Elle a un seul regret, un grand regret : ses os reposeront loin des tiens ; mais aussi… ah ! dame ! je te l’ai dit souvent, mon Charles, qui vivra verra. Je m’entends… suffit, j’ai mon idée… Eh ! eh ! quand le bon Dieu roupille, c’est aux bonnes gens de faire sa besogne. Faubourg-Saint-Honoré, 92… Ah ! muscadin, muscadin !… tu ne t’attends pas à celle-là, toi ! Ah !… ah !… ah !… ah !…

Et Geneviève pousse de nouveau cet éclat de rire convulsif, presque égaré, dont Josette et sa mère ont été naguère effrayées.

— Son accès de folie la reprend, — dit tout bas la paysanne à fille en ouvrant davantage la porte et en entrant dans le salon.

— Tâchons de la décider à se coucher ; nous veillerons les corps.

Geneviève, à la vue de ces deux femmes, se retourne vers elles et leur dit brusquement : Qu’est-ce que vous voulez ?… qu’est-ce que vous venez faire ici ?

— Geneviève, vous êtes fatiguée ; reposez-vous un peu, nous veillerons pour vous.

— Allez-vous-en.

— Geneviève, à force de chagrin, votre esprit se dérange ; vous…

— Ah ! ah ! ah !… elles me croient folles, celles-là ! sont-elles donc bêtes !… — reprend la nourrice avec un nouvel éclat de rire sinistre. — J’ai ma tête… allez ! oh ! jour de Dieu ! oui, je l’ai, ma tête, jusqu’à temps qu’on me la prenne !

— Ma mère, l’entends-tu ? murmura Josette ; — elle dit qu’on lui prendra sa tête. Elle perd la raison !

— Bonne Geneviève, — poursuit la paysanne faisant à sa fille un signe d’intelligence, — vous devez être fatiguée… nous venons…

— Allez-vous-en dans la cuisine, laissez-moi tranquille !

— Geneviève, écoutez…

— Vous en irez-vous, à la fin ? — s’écrie la nourrice d’un air menaçant en faisant un pas vers les deux femmes. — Je veux rester seule ici avec mes morts, moi !

— Mais vous ne savez plus ni ce que vous dites ni ce que vous faites, pauvre femme ! — s’écria la paysanne, — et vous…

— Si vous ne sortez pas d’ici, prenez garde ! s’écrie la nourrice.

Et, se baissant, elle saisit le couteau resté sur la pierre à aiguiser, le brandit et cause une telle frayeur à Josette et à sa mère, qu’elles sortent précipitamment du salon. Geneviève ferme la porte à double tour, va donner de nouveau un baiser sur le front du cadavre de Delmare, et lui dit :

— Demain matin, mon fieu, quand je t’aurai conduit, tes enfants et toi, jusqu’à votre fosse, quand j’aurai vu combler le trou, alors, en route pour ce beau Paris… Faubourg-Saint-Honoré, 92… Je saurai bien là où est le muscadin ; s’il n’est pas à Paris, j’irai le chercher ailleurs. Serait-il au fond de l’enfer, il faudra bien que je le déniche, le muscadin ! J’ai bon pied, bon œil, et l’argent de ma rente pour payer les frais de voyage. Qui vivra verra… Ah ! ah !… ah ! ah !…

La nourrice pousse de nouveau son éclat de rire insensé, s’agenouille devant la pierre de grès, où elle continue d’aiguiser son couteau avec une activité fébrile.

ÉPILOGUE

La scène se passe dans le boudoir de la baronne de Hansfeld. Elle est assise sur le divan, à côté de San-Privato. Celui-ci tient à la main un journal dont il termine ainsi la lecture :

« Telle a été la fin tragique de madame San-Privato, à peine âgée, dit-on, de vingt-trois ans, et que l’on a vue, il y a quelques années, l’une des reines du monde élégant. On attribue le double suicide que nous avons raconté à un désespoir amoureux et aux poursuites criminelles exercées contre M. Maurice Dumirail, prévenu de faux et d’homicide. »

San-Privato dépose le journal sur une table placée près de lui, et reste un moment pensif.

— Étrange fatalité ! quelle coïncidence entre cette mort et mes projets ! Allons, si sceptique que je sois, il me faut cependant croire à la bénigne influence de mon étoile…

Madame de Hansfled. — Oui, enfin, te voilà libre ; le suicide de cette malheureuse vient merveilleusement à point : tu pourras épouser la riche héritière.

San-Privato, souriant. — Hier encore, je maudissais ma destinée… ö ingratitude ! la Providence me réservait la plus douce surprise !

Madame de Hansfled. Ainsi le dernier anneau de ta chaîne est brisé, lourde chaîne dont les meurtrissures t’ont été si longtemps douloureuses !

San-Privato. — Plus douloureuses que tu ne peux le supposer, Antoinette ; tu ne sais pas de quelle torture la mort de Jeane me délivre !

Madame de Hansfled — Ah ! ton nom n’a été que trop longtemps couvert d’opprobre et de ridicule !

San-Privato. — Ce n’est pas tout.

Madame de Hansfled. — Comment ?

San-Privato. — Je l’aimais toujours !

Madame de Hansfled. — Jeane ?… Qu’entends-je !

San-Privato. — Je l’aimais avec fureur, avec désespoir. Elle était ma femme, j’avais des droits sur elle, et seul, seul, au milieu des désordres de sa vie, j’ai toujours été impitoyablement repoussé, malgré la sincérité, malgré l’ardeur de ma folle passion !

Madame de Hansfled. — Quoi ! ses mépris, le déshonneur dont elle t’a couvert et votre séparation n’avaient pas éteint en toi cet amour insensé ?

San-Privato. — Sa mort seule pouvait l’éteindre, ce fatal amour ! Mon Dieu ! combien j’ai souffert !… combien j’ai souffert !… Il ne se passait pas de jour sans que la ravissante image de Jeane s’offrît à ma pensée… Souvent, durant mes brûlantes insomnies, je pleurais ou je riais de rage ; ma jalousie féroce ou le funeste attrait de l’impossible avivait-il ma folle passion ? ou bien cette passion avait-elle laissé dans mon cœur des racines indestructibles ?… Je ne sais ; mais, je te le répète, Antoinette, la mort de Jeane pouvait seule me rendre le repos !

Madame de Hansfled. — Que cette mort soit donc doublement bénie ! Te voilà libre et délivré de cette horrible obsession.

San-Privato. — Oui, me voilà libre, et doublement vengé d’elle et de Maurice… Ah ! leur suicide me prouve que je ne me trompais pas. Ils se sont aimés jusqu’à la fin… Rien n’a pu détruire ni remplacer dans leur cœur ce premier amour que j’ai vu s’épanouir, il y a six ans, au Morillon, et qui, alors et depuis, m’a inspiré contre Maurice une inexorable jalousie, un impérieux besoin de vengeance, qui vient enfin d’être assouvi par la mort de ma femme et de son cousin… Et ce Delmare ?… Il ne leur survivra pas sans doute ma vengeance est complète. Ah ! il me faut bien croire à mon étoile, malgré quelques éclipses qui l’ont assombrie…

Madame de Hansfled. — Mais qui rendent maintenant sa lumière plus radieuse. Quel avenir s’ouvre devant toi, mon Albert ! Comblé des faveurs de ton souverain, il te rappelle de Berlin, où tu étais ministre, et te confie, à toi, si jeune encore, la direction des affaires étrangères de ses États, et tu peux épouser cette riche héritière qui s’est affolée de toi ! Elle est, il est vrai, malgré ses trois millions de fortune, laide à faire peur.

San-Privato, tendrement. — Mais tu es toujours si belle, Antoinette ! Ah ! plus que jamais, je dois bénir mon étoile !

Madame de Hansfled, avec expansion. Ah ! mon Albert, quelle joie de pouvoir accomplir nos projets ! J’irai m’établir à Naples, où tu seras désormais fixé ; je passerai mes jours près de toi, en ménageant, ainsi que tu sais les ménager, les apparences. Dis, quel sort plus heureux maintenant que le mien ?… Te suivre dans le plus beau pays du monde, t’y voir chaque jour, vivre plus que jamais par toi et pour toi ; me réjouir, dans mon amour et dans mon orgueil, d’avoir pour amant le premier homme d’État de son pays, et être assez riche pour encadrer mon amour d’une splendeur princière… Ah ! c’est surtout aujourd’hui que je suis heureuse de posséder une grande fortune, car, sais-tu, d’après le dernier inventaire de M. Thibaut, à quel chiffre s’élèvent mes revenus ?

San-Privato, souriant. — Voyons le chiffre.

Madame de Hansfled. — Cent sept mille livres de rente, sans compter cet hôtel et mes pierreries…

Un valet de chambre, entrant après avoir frappé. — M. Richard d’Otremont demande si madame la baronne peut le recevoir ?

Madame de Hansfled, avec impatience. — Est-ce que vous avez dit à M. d’Otremont que j’étais chez moi ?

Le valet de chambre. — Madame ne m’ayant pas donné d’ordre contraire…

Madame de Hansfled, à San-Privato. — Il y a des siècles que je n’ai vu M. d’Otremont ; nous nous sommes quittés très en froid, je ne sais quel peut être l’objet de sa visite.

San-Privato. — On a répondu que vous étiez chez vous… Vous ne pouvez guère vous dispenser de recevoir M. d’Otremont.

Madame de Hansfled, au valet de chambre. Faites entrer. (Le serviteur sort.) Richard ne m’a jamais, je crois, pardonné d’avoir failli être l’instrument de nos projets, lors de ce duel, tu te rappelles ?

San-Privato, se levant. — Oui ; mais je te quitte… D’Otremont m’est d’ailleurs aussi profondément antipathique que me l’était son ami Charles Delmare, probablement défunt à l’heure qu’il est.

Le valet de chambre, annonçant. — M. d’Otremont.

Richard entre dans le boudoir. L’expression de ses traits est froide et sardonique ; il semble à la fois surpris et satisfait de rencontrer San-Privato ; celui-ci s’est levé et dit en se dirigeant vers la porte du boudoir :

— Bonjour et adieu, cher monsieur d’Otremont.

D’Otremont. — Bonjour, mais non pas adieu, monsieur San-Privato…

San-Privato. — Comment cela ?

D’Otremont. — J’ignorais votre retour de Berlin et ne m’attendais pas au plaisir de vous voir ici. Je tiens à profiter de la bonne fortune que m’offre le hasard…

San-Privato. — Vous êtes trop aimable, mais je suis obligé de quitter madame.

D’Otremont, très-sérieux. — Pardon, vous me ferez la grâce de rester.

San-Privato. — La plaisanterie est charmante, mais…

D’Otremont, d’une voix hautaine. — Monsieur San-Privato, je ne plaisante qu’avec mes amis.

San-Privato, ironique. — Et vous réservez, ce me semble, monsieur, vos importunités à ceux que vous n’honorez pas de votre amitié ?

D’Otremont, sévèrement. — Je réserve mon mépris et ma haine aux gens haïssables et méprisables, monsieur.

San-Privato, impassible. — Et quels sont, de grâce, monsieur, ces gens méprisables et haïssables ?

Madame de Hansfled, avec une colère contenue. — En vérité, monsieur d’Otremont, je trouve insupportable que vous vous permettiez de vous livrer, chez moi, à des excentricités du plus mauvais goût.

D’Otremont, durement. — Je rencontre chez vous, madame, le complice d’une infâme machination, dont le but m’a été révélé. Je saisis avec empressement cette occasion de dire à votre complice qu’il est un misérable… Ceci s’adresse à vous, monsieur San-Privato.

San-Privato, pâlissant. — Monsieur…

Madame de Hansfled, avec emportement. — Monsieur d’Otremont, je ne souffrirai jamais que l’on outrage mes amis en ma présence. Je vous ordonne de sortir de chez moi.

D’Otremont. — D’abord, je prendrai la liberté de faire observer à la femme Godinot, dite baronne de Hansfeld, qu’elle n’est point ici chez elle.

Madame de Hansfled, stupéfaite et à part. Qu’entends-je ! il sait que je suis mariée ! il connaît mon nom de femme !

D’Otremont. — Vous êtes ici chez votre mari, maître Godinot, avoué à Beauvais, madame la baronne.

Madame de Hansfeld, abasourdie, regarde d’abord Richard d’Otremont avec ébahissement, puis elle tressaille, devient livide, se recueille et s’écrie d’une voix altérée en tombant assise sur le divan : — Grand Dieu ! quelle idée !

San-Privato, pressentant la gravité des paroles de M. d’Otremont et les conséquences de sa soudaine révélation, se rapproche d’Antoinette et lui dit : — Calmez-vous, je ne vous abandonnerai pas.

Madame de Hansfled, tout bas et d’une voix altérée. — Ah ! si tu savais ce qui m’épouvante…

D’Otremont, sardonique. — Je suis heureux, madame, de voir que le nom de votre estimable époux réveille en vous des souvenirs conjugaux trop longtemps oubliés ; aussi, je mettrai le comble à votre reconnaissance envers moi en vous apprenant que M. Godinot est à Paris.

Madame de Hansfled, à part. — Je n’ai pas une goutte de sang dans les veines… Je tremble de deviner l’infernal dessein de ce d’Otremont.

San-Privato, à part. — Quoi !… Antoinette est mariée ?….. son mari existe ?

D’Otremont, à madame de Hansfeld. — Veuillez me prêter votre attention, et vous avouerez, madame, que le hasard, la Providence ou la fatalité amènent parfois des découvertes vengeresses. Il y a quinze jours environ, j’étais allé visiter une terre dans les alentours de Beauvais.

Madame de Hansfled, à part. — De Beauvais ! plus de doute !

D’Otremont. — Je désirais acquérir cette propriété. Après l’avoir visitée, je m’informe au régisseur du nom de la personne chargée de la vente ; on me répond : « Maître Godinot, avoué à Beauvais. »

Madame de Hansfled, à part. — Si mes soupçons se confirment, je suis perdue !

D’Otremont. — Je me rends chez maître Godinot, j’entre dans son cabinet, et le premier objet dont mes yeux sont frappés est un portrait de femme, assez mal peint, mais ressemblant cependant d’une manière saisissante à madame la baronne de Hansfeld.

Madame de Hansfled, à part. — Le portrait que mon mari a fait faire de moi durant le premier mois de notre mariage.

D’Otremont. — Je demande à maître Godinot quel est l’original de ce portrait. Il me répond avec un mélange d’insouciance et de mépris « C’est le portrait de ma coquine de femme ; elle m’a planté là au bout de six mois de mariage, pour courir la prétantaine avec un chef d’escadron de hussards. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue et ne m’en inquiète guère, heureux que je suis d’être débarrassé d’elle… Quel âge aurait à cette heure madame Godinot, et quel est son nom de baptême ? ai-je encore demandé à l’avoué. — Elle se nomme Antoinette, et doit avoir trente ans, » m’a-t-il répondu. Vous comprenez, madame la baronne, que, pour moi, votre identité n’était plus douteuse, vous étiez bien et dûment l’épouse légitime de maître Godinot.

Madame de Hansfled. bas. — C’est le démon que cet homme !…

San-Privato, bas. — Je prévois son dessein… Tout n’est pas désespéré ; mais vous avez commis une imprudence inconcevable en ne prenant pas de sûretés contre votre mari.

D’Otremont, impassible. — Je n’attachai d’abord à la révélation de maître Godinot d’autre importance que celle de connaître ce fait assez curieux, à savoir que la baronne de Hansfeld, riche de plus de deux millions de fortune, était la femme d’un pauvre avoué de province. Mais, de retour à Paris, la lumière se fit dans mon esprit je ressentais pour vous, madame la baronne, une haine inexorable en songeant que j’avais failli tuer Maurice Dumirail en duel au profit de votre amant que voici, et qui, de la sorte, eût un jour hérité des parents de ma victime, ce malheureux Maurice, que votre détestable influence a perdu, et que vous avez indignement ruiné et, de plus, volé !… Bientôt, un âpre besoin de vengeance, né de la haine, me fit entrevoir les conséquences de ma découverte, et à ce sujet je consultai votre notaire, M. Thibaut. Sa consultation me fit bondir de joie : il m’apprenait que le mari est le libre dispensateur des revenus de sa femme.

Madame de Hansfled, à part. — Plus de doute, malheur à moi !…

D’Otremont. — Or, vous étiez deux fois millionnaire. Maître Godinot devait donc avoir la libre disposition de vos cent mille livres de rente.

Madame de Hansfled, bas, à San-Privato. — Je connais la sordide avarice de mon mari, je suis anéantie. Que faire ? que faire ?

San-Privato, bas. — Il faut, aujourd’hui même, dans une heure, réaliser toutes vos valeurs de portefeuille, et les mettre à l’abri.

D’Otremont. — Ai-je besoin de vous dire quelle fut ma joie, madame la baronne ? Maître Godinot, naturellement économe, plus qu’économe, selon les petites confidences qu’il m’a faites plus tard, et qui vous abhorrait ainsi que vous le méritez, devait éprouver la plus douce satisfaction à vous réduire à une portion prodigieusement congrue.

Madame de Hansfled, à part. — Il n’est que trop vrai !… C’est horrible !…

D’Otremont. — Je songeais avec délices que maître Godinot mettrait en location ce ravissant hôtel, vendrait son magnifique mobilier, vos chevaux, vos voitures, votre splendide argenterie, chasserait votre nombreux domestique et vous emmènerait, de par la loi, dans sa triste et pauvre demeure, à Beauvais. Hélas ! il vous faudra vous résigner à vivre là en femme d’avoué de province, et à dépenser au plus douze ou quinze cents francs par année, à veiller aux soins du ménage, voire de la cuisine et du savonnage, madame la baronne, et, à l’occasion, raccommoder les chausses de maître Godinot !

Madame de Hansfled, avec désespoir. — Mon Dieu ! mon Dieu !

D’Otremont. — C’est désolant, j’en conviens, d’autant plus désolant que maître Godinot, en homme avisé, se gardera bien de vous donner le prétexte de demander une séparation de corps ou de biens ; il régira votre fortune en bon père de famille, selon l’expression convenue, et sa sordide avarice ne sera, aux yeux de la loi, qu’épargne sage et prévoyance. Pénétré de ces idées et empressé de les mettre à exécution, je me donnai la peine, que dis-je ? le plaisir ineffable de retourner à Beauvais, communiquer ma découverte à maître Godinot, appuyant ma révélation des faits les plus irrécusables. J’ai failli trop triompher, car vous avez été au moment d’être veuve, madame la baronne. Hélas ! oui, votre mari, suffoqué par la joie de vous savoir si riche et de pouvoir si sûrement, si cruellement châtier vos débordements de courtisane en vous imposant la manière de vivre la plus insupportable à vos goûts, à vos habitudes, maître Godinot, dis-je, a failli mourir de joie ; mais, rassurez-vous, madame la baronne, il est maintenant, grâce à Dieu, plein de vie, et, si vous le permettez, je vais avoir l’honneur de vous le présenter.

Madame de Hansfled, livide. — Qu’entends —je ! Quoi ! cet homme ?…

D’Otremont. Cet homme est là, dans son salon, calculant d’avance ce que rapportera la vente de ce magnifique mobilier. Vous sentez bien que je n’ai pas voulu vous laisser le temps de dénaturer vos biens. Ce cher maître Godinot, homme de précaution, s’est fait accompagner d’un huissier chargé de dresser, séance tenante, l’inventaire de votre fortune mobilière et immobilière. (Se dirigeant vers la porte du boudoir.) Ainsi donc, madame la baronne, je vais avoir l’honneur de vous présenter maître Godinot, m’estimant très-heureux d’assister à cette touchante entrevue conjugale, si peu attendue de votre part.

Madame de Hansfled, bas, à San-Privato. — Albert, je mourrai de rage, je suis écrasée. Que faire ?… encore une fois, que faire ?…

San-Privato, bas. — Eh ! le sais-je ? Comment prévoir un pareil coup de foudre ?

Un valet de chambre, entrant. — Une pauvre vieille femme demande à parler à M. San-Privato.

San-Privato, Surpris. — À moi ?… Que me veut-elle ?

Le valet de chambre. — Elle supplie monsieur de lui accorder un moment d’audience, disant qu’elle vient de très-loin pour remettre à monsieur des papiers très-importants.

San-Privato, réfléchissant. — Que signifie ?.. (Haut.) Où est cette femme ?

Le valet de chambre. — On l’a fait entrer dans le salon d’attente.

San-Privato, à part. — Je suis au supplice ! Profitons de cette occasion de sortir d’ici. (À Antoinette.) Je reviens à l’instant. Ne désespérez pas encore, on plaidera. (Il sort.)

D’Otremont, au valet de chambre. — Vous préviendrez les deux personnes qui sont dans le salon que madame la baronne veut bien les recevoir. (Le valet de chambre sort.)

Madame de Hansfeld, anéantie, n’a pas paru entendre l’ordre donné au valet de chambre par d’Otremont. Soudain elle se redresse, livide, les yeux étincelants, les traits contractés par la fureur ; elle écume, elle est hideuse. Elle s’élance au-devant de Richard, et, le menaçant de ses deux poings crispés :

— Scélérat !… je te tuerais si je le pouvais…

D’Otremont, froidement ironique. Allons, ma chère, vous êtes laide ainsi… Vous ne séduirez pas maître Godinot, si vous vous montrez à lui sous cette figure de mégère. Tenez, justement, le voici ; soyez donc gentille.

Godinot entre dans le boudoir, suivi d’un huissier, muni d’une sorte de registre auquel est attaché un encrier portatif. Il tient une plume à la main.

Godinot, à madame de Hansfeld, en se frottant les mains. — Eh ! eh !… bonjour, madame ma femme… Nous allons diantrement rire… eh ! eh !… Vous avez mangé votre pain blanc le premier, mignonne. (À l’huissier.) Continuons l’inventaire commencé dans le salon. (Se frottant les mains et regardant autour de lui avec éblouissement.) Quelle vente ce sera ! Quels profits !

Tout à coup l’on entend, dans l’une des pièces voisines, ces cris : « Au meurtre !… à l’assassin ! » Presque aussitôt, San-Privato, les traits déjà couverts d’une pâleur mortelle, se précipite dans le boudoir. Son gilet blanc et sa chemise sont ensanglantés, ainsi que sa main, qu’il tient appuyée sur son flanc gauche.

San-Privato, d’une voix expirante. — Antoinette, je meurs, je suis assassiné… Maudite vieille !…

San-Privato chancelle et s’affaisse aux pieds de madame de Hansfeld. Elle pousse un cri d’épouvante, s’évanouit et tombe sur le divan. D’Otremont, M. Godinot et l’huissier, d’abord frappés de stupeur et d’effroi, se rapprochent de San-Privato et tentent de le soulever ; mais, presque aussitôt et après quelques convulsions, il expire. En ce moment, Geneviève apparaît à la porte du boudoir, suivie des domestiques aux mains desquels elle a échappé. Elle brandit son couteau ensanglanté ; elle est effrayante, sa raison est complétement égarée.

Geneviève, d’une voix rauque et saccadée. — Mon muscadin doit être ici ! J’ai suivi la trace de son sang… (Elle aperçoit le cadavre.) Ah ! le voilà !… Est-il mort ?… Il faut qu’il soit mort ! s’il ne l’est pas, je le finis !… (Elle se jette à genoux près du corps de San-Privato et tâte son visage et ses mains déjà glacées.) Oui, il est mort, bien mort… Il est froid comme était mon Charles… (Éclats de rire insensés.) Ah ! ah ! ah ! ah !… Je le disais bien… moi… Suffit, j’ai mon idée… Quand le bon Dieu roupille, les bonnes gens font son office… Tu es vengé, mon Charles, et ta Jeane aussi est vengée, et Maurice aussi ! (Nouvel éclat de rire.) Ah ! ah ! ah ! ah !… Maintenant, mon Charles, fais-moi une petite place dans ta bière. Hein ! veux-tu ?… Oui… Bon !… Allons, je descends dans ta fosse… (Geneviève feint de descendre dans un trou.) Oh !… oh !… comme il fait humide et noir là dedans !… Enfin, j’y suis… et voilà la vieille nourrice à côté de son nourrisson. Bonsoir, la compagnie !… Je suis morte aussi, moi !

Geneviève laisse tomber son couteau, croise les bras sur sa poitrine, ferme les yeux, se raidit et reste debout, immobile comme une statue, murmurant de temps à autre à voix basse :

— Elle est morte, la nourrice… elle est morte à côté de son nourrisson… do… do… mon Charles… do… do… l’enfant do… Morte, morte… morte… l’enfant dormira tantôt !

D’Otremont, frémissant. — Ah ! c’est affreux !… Cette vieille femme est la nourrice de Delmare, dont il m’a tant de fois parlé. Elle lui donne une dernière preuve de dévouement farouche… Elle n’a pas reculé devant un lâche assassinat… (Contemplant Genevieve avec un mélange d’horreur et de pitié.) Son esprit est complétement égaré ; la folie de cette malheureuse la sauvera.

Godinot, hochant la tête et regardant le tapis d’hermine taché de sang. — Diable, diable ! voici un superbe tapis gâté. (Frappant dans les mains de madame de Hansfeld, afin de la faire revenir à elle.) Hé !… hé !… ma femme, debout !… pas de simagrées… on ne connaît point les évanouissements à Beauvais ; c’est bon à Paris, ces mièvreries-là ! (S’adressant à l’huissier.) Continuez l’inventaire… (Frappant de nouveau dans les mains de madame de Hansfeld.) Debout donc, ma femme ! et donnez-moi vos clefs, toutes vos clefs : je suis ici chez moi !

FIN DU TOME II ET DERNIER.
  1. Races bovines supérieures.
  2. Chiens courants pour le renard.
  3. Piqueurs.
  4. Chevaux de promenade.
  5. Cabriolet à timon, attelé de deux chevaux de front.
  6. Piqueur.
  7. Chiens courants pour le cerf.
  8. Neige récente et non encore recouverte d’une croûte durcie par la gelée.