Les Finances chinoises

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Revue des Deux Mondes5e période, tome 3 (p. 102-135).
LES
FINANCES CHINOISES

L’heure semble venue d’étudier les finances de la Chine : au début d’un nouveau siècle, alors que les armées de l’Europe campent à Pékin et que l’univers se préoccupe des mouvemens futurs de cette masse de 300 ou 400 millions d’hommes, tous les regards sont tournés vers l’Empire du Milieu ; chacun se demande quelle solution les événemens, les volontés des grandes puissances, l’action de celles qui sont plus directement et plus étroitement intéressées à la question, vont donner au problème jaune. Les points d’interrogation sont nombreux ; ils se succèdent, pressés, les uns aux autres ; diplomates, militaires, marins, financiers, industriels, commerçans, ingénieurs, travaillent à réunir les élémens nécessaires pour approfondir une matière aussi vaste et aussi compliquée. Au milieu de cette immensité de sujets qui s’offrent à nos investigations, nous avons choisi celui qui n’est, certes, pas le plus facile à éclaircir, mais qui est d’une importance capitale. La réorganisation de la Chine, quelque forme qu’elle revête, ne pourra se faire qu’avec un système d’impôt restauré, une base financière solide et des revenus suffisans pour assurer la bonne marche de son administration et le service de ses emprunts : il est donc expédient de chercher à dégager, des données rares et confuses que nous possédons, quelques points précis, à l’aide desquels nous essaierons d’esquisser un plan de réformes et d’asseoir, en vue de l’avenir, un budget chinois. L’Europe, à plusieurs reprises, a prêté des capitaux au Fils du Ciel ; l’Angleterre, la France, l’Allemagne, la Belgique ont souscrit des obligations, dont le service est prélevé sur les recettes douanières ou gagé par les chemins de fer ; la Russie a donné sa garantie à un emprunt destiné à payer au Japon une partie de l’indemnité de guerre stipulée par le traité de Simonosaki. Des liens financiers multiples étant établis entre la Chine et le monde occidental, celui-ci a le droit et le devoir de se préoccuper de la situation de son débiteur.

La Chine dépasse l’Europe comme territoire et comme population : 11 millions de kilomètres carrés et 400 millions d’habitans contre 10 et 380 millions. Mais deux tiers de cette étendue, formés par la Mandchourie, la Mongolie avec le désert de Gobi, et le Thibet, sont très peu peuplés. La Chine proprement dite ne compte que 3 700 000 kilomètres carrés, avec une densité de population de 100 habitans au kilomètre carré, plus du double de la proportion européenne. La monarchie est héréditaire, mais non par droit de primogéniture : le souverain choisit lui-même son successeur parmi ses fils, ou, à défaut de fils, parmi les princes de la maison impériale, par adoption. La dynastie, depuis 1643, est mandchoue. Le premier corps de l’État est le Grand Secrétariat, composé de six membres, dont trois Chinois et trois Mandchous : le pouvoir effectif est exercé par le Grand Conseil, composé de sept membres et présidé directement par l’Empereur : divers groupes d’administration correspondent à des ministères, parmi lesquels se trouve le département du Trésor.

Nous examinerons l’état de la circulation monétaire, puisque, avant de parler des comptes d’un pays, il est indispensable de connaître l’unité qui sert à les établir ; le système de banque, le budget chinois, en donnant un tableau des ressources et des dépenses et en insistant sur l’organisation des douanes, qui constituent le plus certain des revenus ; nous montrerons quelle est l’importance actuelle de la dette ; nous chercherons à mettre en lumière quelques-uns des facteurs de la force économique du pays : commerce, agriculture, industrie naissante, chemins de fer commencés et concédés ; nous tâcherons enfin de tracer un tableau des réformes qui pourraient fortifier la situation du Trésor, en contribuant à hâter la mise en valeur des ressources d’un empire qui a, dans sa population, dans son sol fertile, dans ses richesses houillères et métallurgiques, dans son réseau de fleuves et de canaux, des élémens considérables de prospérité.


I

Il n’existe pas en Chine de système monétaire avec étalon déterminé : l’unité porte le nom de taël, mais représente, selon les lieux, un poids et un titre différens d’argent. D’après les conventions qui l’ont établi, le taël de Canton devrait être de 37 gr. 783 d’argent ; dans la pratique, il n’est que de 37 gr. 58. Le taël employé par le commerce international est celui de Shanghaï, qui correspond à 36 gr. 65. Quant au taël haikwan, destiné au règlement des droits d’importation, la direction des douanes en fixe la valeur en monnaies européennes au début de chaque mois. C’est à Shanghaï que se fabriquent les lingots d’argent fin (sycee, littéralement sai cee, soie pure), pesant environ 1 840 grammes et valant par conséquent une cinquantaine de taëls : ces lingots ne servent pas aux usages courans, mais aux comptes de banque et aux compensations. La monnaie d’argent qui circule le plus, en dehors des lingots, est la piastre mexicaine, que les essayeurs chinois poinçonnent après l’avoir vérifiée et qui prend alors le nom de chopped dollar. Le taël, monnaie de compte qui, théoriquement, devrait être égale à une once d’argent pur, se divise en 10 tsien (mace en anglais) ; le tsien en 10 fen ou candarin ; celui-ci à son tour en 10 li.

Le métal argent n’est pas aussi répandu qu’on se l’imagine communément : le rapport de la mission lyonnaise d’exploration commerciale dans le pays (1895-1897), nourri d’une foule de renseignemens de la plus haute valeur, fait à cet égard une comparaison pittoresque : la Chine, dit-il, est une sphère dont l’enveloppe est en argent et dont la teneur en ce métal diminue à mesure qu’on s’éloigne de la périphérie. C’est dans les ports et dans la partie des provinces orientales qui sont en relations suivies avec les étrangers que les monnaies et lingots d’argent apparaissent en plus grande quantité ; dans l’intérieur du pays, dans les hautes vallées des fleuves, la monnaie de billon, la sapèque, composée d’un alliage de cuivre et de zinc, auxquels s’ajoutent souvent du plomb et de l’étain, règne en souveraine. De valeur infime, ces pièces, percées d’un trou central, sont réunies par ligatures de 400, 500 ou 1 000 unités ; les salaires des ouvriers, les loyers, les fermages, les prix des denrées de première nécessité, s’expriment en sapèques.

La Chine n’est donc pas un pays à étalon d’argent, mais un pays à double étalon, argent et cuivre : seulement il n’y a pas de rapport fixe entre ces deux métaux, et chacun d’eux est courant suivant les lieux, on pourrait presque dire selon les classes de la population, A l’intérieur, c’est en cuivre que se règlent la plupart des transactions, dont chacune prise isolément ne s’élève pas à une somme considérable. Le cours de la sapèque de cuivre par rapport au taël d’argent varie, avec une tendance générale à la hausse dans les derniers temps, puisque, au lieu de 1600 sapèques, qui formaient, il y a un quart de siècle, la contre-valeur du taël, ce n’est plus que 1 200 ou 1 300 qui la représentent aujourd’hui. Ce changement s’explique à la fois par la hausse du cuivre et la baisse de l’argent. A l’intérieur des provinces, le pouvoir d’achat de la sapèque ne parait pas avoir beaucoup varié, tandis que, dans les ports, celui du taël est régulièrement influencé par les fluctuations du métal blanc.

Au cours de leur histoire, les Chinois ont essayé de presque toutes les monnaies connues : papier, fer, argent, or, peaux de bêtes, pièces d’étoffe. L’empereur Che Hwangte frappa des pièces d’or pesant plus d’une livre, trois siècles avant Jésus-Christ : mais elles disparurent avec sa dynastie, dès la génération sui- vante. Cinq siècles plus tard, l’empereur Wuti fît fabriquer des monnaies d’argent et d’étain mélangés, auxquelles il essaya de donner un cours supérieur à leur valeur intrinsèque : instruit par l’expérience, il voulut ensuite revenir à la saine monnaie. Mais le désordre était tel et les contrefaçons si nombreuses qu’au siècle suivant, on proposa d’abolir toute espèce de signe métallique et de reprendre les grains et les étoffes comme instrumens d’échange et mesure de la valeur. Plus d’une fois déjà, les Chinois avaient connu le papier-monnaie, notamment sous les empereurs de la dynastie Sung (XIe siècle après J.-C). On en parle comme ayant existé sous la dynastie de Tcheou, de 1122 à 255 avant Jésus-Christ. L’empereur Ou-Ti, de la dynastie des Han, en 240 avant Jésus-Christ, fit créer des billets de banque en peau de cerf. Quoi qu’il en soit, les maux financiers ne furent pas étrangers au mouvement qui renversa la dynastie mongole (1368), pour la remplacer par celle des Ming. Toutefois le papier reparut sous ces nouveaux maîtres, qui punirent de mort les contrefacteurs. L’empereur Choenn-Tchou, en 1651, fut un de ceux qui eurent recours à ces émissions.

Les pièces, n’étant pas frappées artistiquement ni revêtues d’une empreinte qui rendît l’imitation difficile, étaient, elles aussi, exposées au danger de contrefaçons nombreuses : celles-ci furent peut-être une des causes qui firent adopter un étalon d’aussi peu de valeur que le cuivre. Dans les temps modernes, la Chine a absorbé des quantités considérables d’argent, notamment sous forme de piastres espagnoles et mexicaines : une partie des premières a été réexportée en Europe, lorsque la baisse du métal rendit l’opération profitable, puisque ces pièces, dépréciées en Chine, où elles suivaient les fluctuations de valeur de l’argent, avaient conservé toute leur force libératoire en Espagne ; et une partie des secondes, aux Indes, aussi longtemps que le libre monnayage du métal blanc y subsista, c’est-à-dire jusqu’en 1893.

Une des clauses du traité, remarquable à beaucoup, d’égards, qui fut conclu en 1867 entre la Chine et les États-Unis, par l’intermédiaire de M. Burlingame, portait que l’Empereur était pénétré de la nécessité d’améliorer le système monétaire de son pays et de le mettre en harmonie avec celui du reste du monde. Vingt ans plus tard, en 1887, édits sur édits se succédèrent pour ordonner des réformes : l’impératrice régente autorisa le vice-roi du Kwang-Tung à installer à Canton des machines pour y frapper des dollars, dont la valeur devait être égale à celle des piastres mexicaines. Mais ces nouvelles pièces, bien fabriquées l’abord, n’ont pas été adoptées par le peuple, en partie à cause des nombreuses contrefaçons dont elles ont été l’objet. Du reste, la fabrication n’a pas tardé à se relâcher : le titre, au lieu de rester à 900 millièmes de fin, s’est trouvé descendre à 884. La Monnaie réalise aussi des profits sur la frappe des pièces divisionnaires, qui, bien que ne contenant pas le poids voulu de métal fin, sont demandées sans cesse par la circulation. Plusieurs hôtels des monnaies sont installés, à Canton, Wou-Tchang, Ghirin, Tientsin : ce dernier ne travaille plus depuis l’occupation étrangère. En même temps que la Chine essayait de se donner une monnaie, l’Angleterre émettait un dollar d’argent pour ses possessions de Hongkong et des détroits, où d’ailleurs la piastre mexicaine circule couramment ; la France créait la piastre indo-chinoise, qui, par la perfection de sa frappe et la sûreté de son titre, a vite conquis droit de cité dans tout l’Extrême-Orient.

Le change avec l’Europe est différent selon les places, puisque la valeur du taël varie de l’une à l’autre. Quelle a été l’influence de la baisse de l’arguent sur le commerce extérieur de la Chine ? Si les vieilles théories bimétallistes étaient correctes, les exportations auraient dû augmenter et les importations diminuer ; mais les unes et les autres ont grandi, et les secondes dans une proportion bien plus forte que les premières. Voici un tableau, dressé en partie par la mission lyonnaise : les valeurs y sont exprimées en taëls haikwan, et ceux-ci évalués en francs selon le cours de l’argent :


COMMERCE EXTÉRIEUR DE LA CHINE DE 1883 A 1899

¬¬¬

Cours du haikwan tael exprimé en francs. Importations. Exportations. Total.
fr. c. Millions de taëls. « «
1883 7,05 74 70 144
1884 7,05 73 67 140
1885 6,70 88 65 153
1886 6,30 87 77 164
1887 6,10 102 86 188
1888 5,90 125 92 217
1889 5,95 111 97 208
1890 6,55 127 87 214
1891 6,10 134 101 235
1892 6,10 135 103 238
1893 5,10 151 117 268
1894 4,75 162 128 290
1895 4,00 172 143 315
1896 4,20 203 131 334
1897 3,75 203 164 367
1898 3,50 210 159 369
1899 3,50 265 196 461

D’autres facteurs que le cours du métal argent ont exercé leur influence : l’abaissement des prix de revient en Europe et des frets a permis aux importateurs de vendre à des cours sans cesse décroissans.

Les changes se cotent à Shanghaï en exprimant la valeur du taël en monnaies étrangères : ainsi les cours de Londres se traduisent par l’inscription du nombre de shillings et de pence qui s’échangent contre un taël ; le change sur France, Allemagne, New-York, par celle des francs et centimes, des marks et pfennigs, des cents qui s’obtiennent contre l’unité chinoise. La cote de Shanghaï indique aussi le nombre de taëls de Shanghaï qui équivalent à 100 piastres mexicaines, et la quantité de sapèques qui se donnent contre un taël. Le taux de l’intérêt s’exprime par la fraction quotidienne, qu’il faut donc multiplier par 365, si nous voulons noter ce taux à l’européenne, c’est-à-dire en tant pour 100 l’an : ainsi 1 pour 1 000 signifie 365 pour 1000, soit 36 1/2 pour 100 à l’année.

Nous ne nous rendrions pas bien compte de la façon dont s’effectuent les échanges en Chine, si nous ne considérions pas les banques du pays, qui ont atteint un développement remarquable et constituent un système beaucoup plus perfectionné que ne pourraient se l’imaginer ceux qui n’en connaissent pas l’importance et le mécanisme. Elles jouissent d’une liberté absolue, les plus importantes étant les banques d’escompte et de dépôts. Dans chaque province, il en est une à laquelle sont confiées la garde du trésor du gouvernement local et la perception des taxes, moyennant une commission de 2 pour 100. Les opérations sont l’escompte, les négociations de lettres de change, les avances sur propriétés, sur marchandises, le commerce des métaux précieux, les prêts à court terme, les compensations, dont l’usage est très répandu, les prêts sur gage. Beaucoup de ces banques indigènes sont les cliens des banques européennes, qui louent leur honnêteté et leur habileté.

Le rapport de la mission lyonnaise nous montre comment fonctionnent ces établissemens. Il y a par exemple 17 banques chinoises établies à Tchoung-King : presque toutes sont entre les mains de gens du Shansi ; quelques-unes ont leur maison mère à Tchen-tou ; elles ont toutes des agences à Canton, Shanghaï, Hankéou, Nantchang, Kouiyang, Tchentou, Yunnanfou, Sanifou. Le capital varie d’un demi à plusieurs millions de taëls : il est presque toujours conservé en espèces, de façon à être constamment disponible. Les agences ont des raisons sociales différentes de celles de la maison mère, n’étant ni l’une ni les autres solidairement responsables de leurs engagemens. Les employés sont en général associés ; l’inventaire se fait tous les trois ans. Les reconnaissances des débiteurs indiquent à quelle balance l’argent a été pesé. Beaucoup de ces banques émettent des billets, ce que font aussi certaines banques anglaises, comme la Chartered Bank of India and Australasia, et la Hongkong and Shanghaï Banking Corporation. Dans les villes où il y en a plusieurs, elles échangent chaque soir entre elles les nombreux chèques qu’elles ont reçus dans la journée et règlent les soldes au moyen de lingots d’argent (sycee) que des coolies transportent d’un établissement à l’autre et que chacun conserve dans ses caves.

À côté de ces banques existent un grand nombre de préteurs sur gages : trois classes en étaient jadis reconnues et patentées par le gouvernement. Elles se distinguaient d’après la longueur du délai accordé aux emprunteurs pour se libérer : trois ans, deux ans, ou un an : les préteurs pouvaient exiger jusqu’à 3 pour 100 par mois et étaient responsables de la conservation du gage, sauf cas de force majeure.

Les banques chinoises de Shanghaï empruntent souvent une partie des capitaux dont elles se servent aux banquiers européens. Les taux d’intérêt atteignent des hauteurs inconnues en Europe, dont profitent les établissemens étrangers qui travaillent en Chine et dont les principaux sont :

1o La Chartered Bank of India, Australia and China, qui, la première, a ouvert une agence en pays chinois : elle en a aujourd’hui trois, à Shanghaï, Tientsin, Hankéou. Son capital versé est de 800 000 livres sterling, soit 20 millions de francs, et sa réserve de 12 millions et demi ; son émission de billets oscille aux environs de 18 millions de francs ;

2o La Deutsch-Asiathche Bank, fondée en 1890 à Berlin au capital de 5 millions de taëls et dont le développement rapide suit celui du commerce allemand dans ces régions ;

3o La Hongkong and Shanghaï Banking Corporation, la plus importante de ces banques, dont le siège est à Hongkong, et l’influence considérable dans tout l’Extrême-Orient ; elle dispose d’un capital de 10 millions de piastres, divisé en 80 000 actions de 125 piastres, et d’un fonds de réserve de 12 millions : ses actions sont cotées aux environs de 1 500 francs. Elle a émis pour 10 millions de piastres de billets gagés par des titres déposés entre les mains des agens de la Couronne anglaise. Elle a en outre été autorisée, en 1900, à faire une émission de 2 500 000 piastres de billets gagés par des espèces ;

4o La Bank of China and Japan, dont le siège est à Londres et le capital versé d’environ 10 millions de francs ;

5o La Yokohama specie Bank, fondée en 1880, au Japon, avec un capital versé de 18 millions de yen, une réserve de 8 millions de yen, et qui contribue à fortifier en Chine l’influence japonaise ; elle a son siège à Yokohama et des agences à Shanghaï, Hankéou. Tientsin, Newchwang ;

6° La Banque russo-chinoise, société russe organisée par décret du 10 décembre 1895, au capital de 7 500 000 roubles or, avec siège à Saint-Pétersbourg, succursales à Paris, Shanghaï, Hankéou, Newchwang, Port-Arthur, Tientsin et Pékin : elle assure le service financier des chemins de fer sibérien et mandchourien, de la ligne Hankéou-Pékin ; elle a émis une partie de l’emprunt russo-chinois de 1896 ;

7° La Mercantile Bank of India, de Londres, au capital de 1 500 000 livres sterling, soit 37 millions 1/2 de francs, dont un tiers environ est versé ;

8° La Banque de l’Indo-Chine, établissement français au capital de 24 millions de francs, dont un quart versé, qui a son siège à Paris, a ouvert le 1er  juillet 1898 une agence à Shanghaï, et dont les billets circulent en Indo-Chine plutôt que dans l’empire chinois.

En dehors de cette dernière et de la Banque impériale de Chine, fondée en 1896 au capital de 5 millions de taëls, la Hongkong and Shanghaï Banking Corporation et la Chartered Bank of Jndia, Australia and China émettent du papier pour les sommes modérées que nous avons indiquées. Mais les banques particulières chinoises créent des billets dont le total atteint parfois le vingtuple du capital social.


II

Les budgets de la Chine n’existent guère au sens moderne du mot, et les chiffres qui en sont publiés s’éloignent à coup sûr de la réalité. Le gouvernement central essaie tous les ans de combler le déficit par des expédiens et des exactions. « Il donne des terres aux soldats, écrivait, il y a un tiers de siècle, M. de Courcy, et leur permet le pillage en temps de guerre pour se décharger du fardeau de leur paye ; il licencie ses troupes régulières en temps de paix et recrute, aux époques de trouble, des bandes indisciplinées, dont la turbulence est un péril pour le repos de l’Etat ; il exige impérieusement des dons volontaires, il fabrique des grades littéraires qui ouvrent la voie des fonctions publiques. Les autorités locales secondent de leur mieux ces funestes efforts. Impuissantes à faire face aux exigences multiples de leur situation avec les ressources normales que leur fournit l’impôt, promptes à saisir toute occasion de remplir leur cassette particulière aux dépens de leurs administrés, elles multiplient à leur gré les taxes extraordinaires et en exigent le recouvrement avec une impitoyable rigueur. Il arrive parfois que, réduites au désespoir par les extorsions administratives, les populations éperdues se soulèvent et demandent aux armes le redressement de leurs légitimes griefs. Quand l’émeute est redoutable, les autorités composent. » Si quelques traits de ce tableau ont cessé d’être ressemblans, il n’en est pas moins, dans son ensemble, de nature à nous donner une idée générale de l’imperfection du système qui est encore en vigueur. Nous invoquerons sur ce point le témoignage d’un homme d’Etat japonais, le marquis Ito, qui, après un voyage d’étude fait en Chine, déclarait que le désordre financier y atteint le maximum, et qu’il lui a été impossible d’obtenir un relevé des recettes et des dépenses. Il est piquant de voir le jugement des vainqueurs de 1894 se rencontrer avec celui de l’Europe.

Le gouvernement chinois ne se préoccupe pas d’établir une concordance entre les dépenses et les recettes probables : il inscrit, en regard du nom de chaque province, la somme qu’il attend d’elle, et se contente d’en recevoir environ les quatre cinquièmes ; au bout de quelques années, un décret impérial fait remise des montans qui ne sont pas rentrés. Inversement, si une province, telle que le Sechuen, fournit plus que sa quote-part dans l’impôt foncier, l’excédent en est dissimulé sous d’autres appellations, comme celle de don gracieux, pour éviter de porter atteinte au principe de l’immutabilité de la taxe immobilière.

Le budget annuel est établi par le Comité des revenus de Pékin, qui a quelques-unes des attributions de notre ministère des Finances, et auquel sont adressés les rapports périodiques des hautes autorités provinciales : ces documens sont publiés en totalité ou par extraits dans la Gazette de Pékin, organe officiel de l’Empire depuis une dizaine de siècles. Ces rapports des gouverneurs ou des vice-rois indiquent le montant des sommes remises au gouvernement impérial, qui ne perçoit directement aucun impôt, à l’exception des douanes maritimes et de quelques douanes intérieures. Les revenus sont encaissés par les agens des gouvernemens provinciaux, vis-à-vis de qui ils sont responsables. D’après le rapport que M. Jamieson, consul général d’Angleterre à Shanghaï, écrivait en 1896 et auquel nous emprunterons un certain nombre des renseignemens qui suivent, les produits de l’impôt sont d’abord versés au Trésor provincial ou à l’une des trésoreries locales, puis répartis entre la caisse centrale à Pékin et celle de la province ; dans certains cas, une contribution est fournie à des provinces moins fortunées ; mais en principe chaque province doit subvenir à ses besoins et contribuer, dans la proportion de ses ressources, aux charges de l’État.

Le Comité des revenus à Pékin dresse, avant la fin de l’année, un état des sommes nécessaires à l’administration impériale et les répartit parmi les diverses provinces, aux gouverneurs desquelles il est envoyé, après que l’Empereur Ta approuvé. Voici comment s’établissait le bilan moyen annuel des recettes et dépenses visibles de l’Empire et des provinces avant la guerre japonaise, c’est-à-dire à une époque où la dette publique était à peu près nulle :


RECETTES


Millions de taëls

(valant env. 3 fr. 75 l’un).

Impôt foncier payable en argent 25
— — en riz 7
Revenu du sel 14
Likin (douanes intérieures) 13
Douanes maritimes 22
Octrois ou douanes indigènes 1
Droits sur l’opium indigène 2
Droits divers 5
Total 89
DÉPENSES


Administration centrale (garnison mandchoue et Maison impériale) 19
Amirauté (escadre de Peiyang) 5
Escadre du Nord 5
Défense des côtes et solde des troupes étrangères… 8
Défense de la Mandchourie 2
Défense de l’Asie centrale 5
Subside au Yunnan 2
Service des emprunts extérieurs 2
Constructions de chemins de fer 1
Travaux publics 2
Administration des douanes 2
Administration des 18 provinces et entretien des troupes provinciales 36
Total 89

Voici maintenant, à titre d’exemple, un budget provincial, celui du Kiangsu :


PROVINCE DE KIAXG-SU (VICE-ROYAUTÉ DE CANTON)


Recettes. Millions de taëls.
Impôt foncier perçu par le trésorier de Nankin 0,5
— — — Soutchéou 1,0
Tribut de grains payé en argent (Nankin) 0,7
— — (Soutchéou) 1,8
Revenu du sel 4,0
Likin sur les marchandises 2,5
— l’opium indigène.. 0,2
Divers 0,4
11,7


Dépenses.
Remises faites à Pékin prélevées sur l’impôt foncier 0,2
— — — l’impôt du sel 0,2
— — — le likin 0,2
Prélèvement l’impôt du sel 0,2
— pour la Maison Impériale sur les droits supplémentaires 0,2
Défense de la frontière nord-est 0,1
Amirauté 0,2
Salaires 0,3
Fonds de kupen 0,1
Remise à Pékin du tribut de grains 2,5
Dépenses locales 7,5
11,7


L’impôt foncier est loin d’être perçu avec régularité, comme il est aisé de s’en assurer par le simple calcul que voici : les 800 millions d’acres du territoire chinois étant cultivables pour moitié, l’impôt de trois quarts de taël par acre devrait rendre 300 millions de taëls, c’est-à-dire 10 à 12 fois ce que le Trésor impérial encaisse de ce chef. La terre paie l’impôt en argent et en nature : la première de ces taxes est fixe et s’élève en moyenne à 50 centimes par mô, soit 7 fr. 50 par hectare ; la seconde, variable suivant la valeur des grains et la superficie cultivée, est évaluée à une moyenne de 2 kilogrammes et demi par mô, et peut être convertie en argent au gré du contribuable. En principe, l’impôt foncier seul est applicable aux dépenses intérieures des provinces.

Sur les 25 millions de taëls que produit l’impôt foncier payable en argent, la moitié est fournie par les cinq provinces : Tchili, Shantung, Shansi, Honan et Sechuen. Les gouverneurs ne se font pas faute de mettre en avant toutes sortes de raisons pour justifier un rendement inférieur à ce qui leur est réclamé. Voici, d’après la moyenne des années 1892 à 1894, pour chacune des 19 provinces, les chiffres de l’impôt foncier, tel qu’il est demandé par le Conseil des revenus et tel qu’il est rentré effectivement :


Provinces Montant exigé par le Conseil Rendement effectif.
Milliers de taëls «
Tchili 3 029 2 200
Shantung 3 380 2 600
Shansi 3 057 2 600
Honan 3 250 2 316
Kiangsu 3 278 1 468
Anhwei 1 655 1 046
Kiangsi 2 067 1 118
Fukien. 1 248 1 010
Chekiang 2 794 1 400
Hupeh 1 125 950
Hunan 1 163 1 150
Shensi 1 627 1 550
Kansu 282 205
Szechuen 668 2 390
Kwanglung 1 280 1 600
Kwangsi 394 300
Yunnan 211 300
Kweichow 32 125
Mandchourie 222 560
Total 30 762 25 088


Deux provinces, Kiangsu et Chekiang, envoient leur tribut de riz en nature à Pékin, et cela au prix de sacrifices considérables. Un sixième environ suit la vieille route du grand canal ; le reste voyage à grands frais par mer, sur des jonques chinoises ou sur les vapeurs de la China merchant Company. Six provinces paient un équivalent en argent. L’impôt fourni en nature doit en théorie être remis à Pékin : c’est pourquoi les frais de transport sont exigés du contribuable, en addition au principal. Le Conseil des revenus fixe ces frais à 30 pour 100, mais, dans la pratique ils dépassent de beaucoup ce taux. Le prix du rachat du tribut est fixé par le magistrat de district, percepteur, qui ajoute, au cours du marché, une somme arbitraire représentant les frais d’expédition et autres, et arrive à faire payer au contribuable le double ou le triple de la valeur réelle. Lui-même achète ensuite le riz, le livre au gouvernement sous déduction d’un huitième, qui lui est alloué pour le transport, et encaisse un bénéfice souvent énorme.

La vente du sel constitue un monopole impérial ; la consommation en est évaluée à 25 millions de piculs. Cet impôt ne rentre pas mieux que les précédens. La Chine est divisée en sept districts, dont aucun en principe ne doit vendre dans la région voisine. Depuis la révolte des Taïpings, le Szechuen approvisionne le Hunan et le Hupeh. Le sel est obtenu par évaporation au bord de la mer ou bien extrait des bancs de sel gemme et des marais salans du Szechuen et du Shansi. Tout le sel produit doit être vendu aux fonctionnaires du gouvernement à un prix dé- terminé, qui est de 0 taël 75 par picul de 136 livres anglaises. Les marchands, possesseurs de permis, lesquels sont perpétuels et transférables et valent jusqu’à 12 000 taëls, se présentent au bureau central et reçoivent l’autorisation de prendre livraison dans les dépôts gouvernementaux de 3 760 piculs de sel, au prix de 1 taël 20, porté en réalité à 1 taël 60 par différentes commissions. Ils le vendent ensuite dans les grands centres à 3 taëls 20 le picul. Mais le bénéfice apparent de 1,60 doit être diminué du droit de likin, d’environ 1 taël 15, que prélèvent les fonctionnaires par l’intermédiaire desquels la vente doit être faite : il ne reste donc guère qu’un bénéfice de taël 45 par picul. Le budget évalue à 14 millions de taëls le revenu du sel, provenant de la taxe du likin et de l’écart entre le prix payé aux producteurs et le cours auquel l’État le cède aux marchands détenteurs de permis.

Le seul impôt bien réglé est celui des douanes maritimes, organisé depuis un demi-siècle environ et qui fournit, avec l’impôt foncier, la grosse par les recettes chinoises. Depuis 1863, l’inspecteur général des douanes est un Anglais, sir Robert Hart, qui a été chargé en outre de l’organisation et de la direction du service des phares, du balisage et des ports. Les commissaires étrangers placés sous ses ordres ne perçoivent pas les droits ; ils veillent à ce qu’ils soient payés aux receveurs indigènes, dont ils contrôlent les opérations : ces derniers adressent leurs rapports à l’autorité provinciale, qui ne peut disposer des fonds provenant de cette source qu’en vertu d’une décision du pouvoir central. Voici l’application que recevaient en 1893 les recettes douanières :


Millions de taëls.
Dépenses de perception (personnel étranger, 7 1/2 p. 100). 1,7
Surintendans chinois (2 1/2 p. 100) 0,5
Entretien des phares (0,7 des droits de tonnage) 0,3
Collège de Pékin (0,3 — — ) 0,1
Ministère des revenus 5,9
Fonds des légations étrangères 1,3
A l’Amirauté (likin de l’opium) 5,3
Subsides fixes à Pékin 2
Aux autorités locales (droits de transit ou de cabotage) 1,2
Défenses des côtes, intérêt des emprunts étrangers 3,7
Total 22 »


L’un des effets de la réforme poursuivie par sir Robert Hart a été de faire rentrer à Pékin des revenus qui étaient auparavant détournés vers les administrations provinciales. Il en est résulté une recrudescence d’impositions établies par ces dernières. Cela est d’autant plus naturel qu’en Chine, aucun fonctionnaire, depuis le président du Conseil impérial jusqu’au plus petit mandarin de province, n’est suffisamment payé. Aussi perdent-ils tous la notion de ce qui est excusable et de ce qui est illégitime : leur première préoccupation est de faire fortune et de récompenser ceux qui les ont aidés ; de véritables syndicats d’exploitation s’attachent souvent à la personne d’un jeune candidat lettré, lui fournissent les sommes nécessaires à sa subsistance pendant qu’il prépare ses examens, source du pouvoir, et l’obligent, une fois investi d’une fonction publique, à les payer largement des avances qu’ils lui ont faites. On juge de la moralité d’hommes entourés de la sorte. Aussi n’est-ce que d’une administration étrangère qu’on peut attendre une réforme de ces abus : celle des douanes a donné l’exemple.

Avant 1842, Canton était le seul port par lequel des échanges s’effectuaient avec le dehors : les autres ports n’avaient qu’à enregistrer des opérations de cabotage, sur lesquelles il était prélevé en moyenne 10 pour 100. Mais, en l’absence de toute comptabilité, le gouvernement impérial se contentait d’exiger de chaque port une somme fixe à titre de contribution ; les autorités provinciales suivaient cet exemple. Les mandarins placés à la tête d’un district maritime avaient donc à fournir deux contributions : une fois celles-ci payées, ils s’attribuaient le reste des rentrées. Ce système ne put survivre au traité de Nankin, qui ouvrit un certain nombre de ports aux Européens : l’article 2 disait que la reine d’Angleterre désignerait des fonctionnaires qui serviraient de trait d’union entre les autorités chinoises et les négocians britanniques et veilleraient à ce que ces derniers acquittassent les droits dus par eux. Mais la conclusion de traités de commerce, en 1844, entre la Chine d’une part, la France et les Etats-Unis de l’autre, obligea la Grande-Bretagne à retirer l’aide qu’elle prêtait au gouvernement chinois pour la perception des taxes. Les inconvéniens de cette absence de contrôle amenèrent, en 1854, un accord entre la Chine et les trois puissances : il fut décidé que le taotai, c’est-à-dire le préfet, nommerait, sur la présentation des consuls, un ou plusieurs étrangers inspecteurs des douanes, avec un état-major moitié étranger et moitié chinois. Le traité de Tientsin (1863) donna tout pouvoir au fonctionnaire supérieur, nommé par le gouvernement chinois pour surveiller le commerce étranger, afin de choisir les sujets britanniques qu’il lui plairait d’avoir comme assistans dans l’administration du revenu des douanes. Lors de la convention de Pékin en 1864, le nouvel organisme, composé de fonctionnaires relevant du gouvernement chinois, servit à assurer le paiement régulier des indemnités promises par la Chine. Au début, il y eut des plaintes, à la fois du côté des négocians, obligés à des paiemens plus exacts, et de celui des mandarins, privés d’une source de bénéfices illicites : mais peu à peu l’excellence du système s’affirma. La progression des revenus comptés en haïkwan taëls a été la suivante ; il convient d’observer que ce n’est que depuis 1893 que le likin de l’opium figure dans le total :


Millions.
1863 8 1/2
1864 7,8
1874 11 1/2
1884 13 1/2
1893 22
1899 26


Le service occupe 1 300 employés, dont 750 étrangers et 3 550 Chinois, et coûte à peu près le dixième de ce qu’il rapporte ; en d’autres termes, il exploite à environ 10 pour 100 des recettes.

A côté des douanes maritimes, qui ne frappent que les marchandises transportées par navires étrangers, existent les douanes indigènes, sorte d’octrois, appelés Likin, qui imposent aux jonques du pays des droits souvent différens du tarif applicable aux premiers. Les likins datent à peine d’un demi-siècle et n’ont commencé à être appliqués à tout l’empire que vers 1860, pour remplacer en partie l’impôt foncier, qui ne rentrait plus dans certaines provinces, et fournir les ressources nécessaires à la répression de la révolte des Taïpings. La levée du likin est autorisée par un décret impérial, à la suite duquel les autorités provinciales établissent un bureau central et indiquent les endroits où seront placées les stations secondaires. Ces barrières, très nombreuses, se suivent, par exemple le long du grand canal, à une trentaine de kilomètres de distance les unes des autres. Un tarif existe, mais en réalité n’est pas appliqué : il se produit un marchandage continuel entre les transporteurs et les fonctionnaires chargés de percevoir les droits, qui s’accordent souvent sur un abonnement : la Chambre syndicale des tissus de Shanghaï avait ainsi un forfait annuel pour ses envois à Soutchéou, qui constituait pour elle un avantage, les autres transporteurs payant des redevances plus considérables. Les mandarins, en imposant le producteur ou le premier acheteur, éludent la clause des traités qui ordonne que les marchandises importées ou exportées par les étrangers n’acquitteront que les droits de douane impériale. D’autre part, en dehors des ports ouverts, il existe dans un grand nombre de villes, sur la côte et à l’intérieur, des douanes locales, appelées kwan, et distinctes du likin. Cette catégorie de revenus a diminué à mesure qu’un plus grand nombre de ports s’ouvraient au commerce étranger ; le produit n’en figure au budget que pour 1 million de taëls, somme certainement très inférieure à celle que les autorités locales perçoivent de ce chef.

L’opium indigène, imposé au tiers de celui qui s’importe, ne fournit que 2 millions, tandis que le second en acquitte environ 6 entre les mains des douanes maritimes. Depuis le traité de l’opium (1885), les droits sur l’opium indigène sont directement remis au gouvernement central. Il y a dix-sept ans, on estimait la production de l’opium chinois à 224 000 piculs ; depuis, il a été fait des plantations nombreuses de pavots.

Les recettes diverses, évaluées à a millions, proviennent de la collation des grades et honneurs, de ventes de titres, de souscriptions ou donations, de droits de transfert, de licences payées par les monts-de-piété, de patentes dues par les corporations, magasins et marchés. La vente des terres, mais non des maisons, est soumise à un droit d’enregistrement d’environ 3 pour 100. Il n’existe ni contribution personnelle, ni impôt mobilier, ni taxe des portes et fenêtres. Le thé paye 9 centimes environ par livre, sous forme de taxes prélevées à l’intérieur, ou de droits de sortie.

Telles sont les ressources de ce budget de 89 millions de taëls, soit environ 312 millions de francs, si nous calculons le taël à 3 fr. 50. On voit combien cette charge, de moins d’un franc par habitant, est légère. Supposons qu’il faille la doubler ou même la tripler par suite du vice de la perception et des exactions que commettent les fermiers de l’impôt ; admettons que la valeur de l’argent n’ait pas encore baissé, à l’intérieur de la Chine, de la même façon qu’en Europe ou en Amérique, par rapport à ce qu’elle était il y a trente ans, et que par conséquent le taël puisse être considéré, à l’heure actuelle, comme y représentant quelque chose de plus que la valeur exacte de son poids d’argent exprimé en or : nous n’arriverons toujours qu’à une contribution individuelle de 4 ou 5 francs. Les mêmes impôts, mieux administrés, devraient fournir des sommes beaucoup plus considérables : dans l’Inde, dont la population et la civilisation sont comparables à celles de la Chine, l’impôt foncier rend 255 millions de roupies, soit 100 millions de taëls ; et la taxe sur le sel, 33 millions de taëls.

Les dépenses sont encore plus difficiles à établir que les recettes, parce que les gouvernemens provinciaux ne donnent guère de détails sur leurs budgets particuliers, dont la Gazette de Pékin publie de temps à autre le résumé. On peut calculer certaines dépenses par l’affectation que le gouvernement central fait de recettes provenant d’impôts acquittés en argent ou en nature et de prélèvemens supplémentaires : ainsi les 7 millions de taëls des impôts en argent servent à payer les fonctionnaires impériaux de Pékin, à acquitter plusieurs autres dépenses de l’administration centrale ; les 5 millions de la taxe du riz sont surtout tout destinés à l’entretien des soldats mandchous enrôlés sous les huit bannières ; enfin les prélèvemens supplémentaires, imposés aux provinces, ont pour objet, entre autres, le service de la Maison impériale, qui reçoit une dotation propre de 1 700 000 taëls. Dans les provinces, les dépenses publiques sont réglées par des comités dits de défense ou de réorganisation, parce qu’ils ont été institués après la révolte des Taïpings, et qui sont présidés par les trésoriers provinciaux, assistés par des taotais. Les dépenses qui leur incombent, en outre des contributions aux dépenses impériales, sont celles de l’administration locale, de la défense militaire, des vapeurs, des arsenaux, des constructions, etc.

Voici le tableau d’ensemble que M. Jamieson dressait, pour l’année 1893, des recettes et dépenses de l’Empire et des provinces, rapprochées des chiffres de la population :


Millions de taëls « «
Population Recettes Dépenses «
Provinces Millions d’habitans totales officielles. locales impériales
Tchili 18 3,2 2,9 0,3
Shantung 36 3,7 1,9 1,9
Shansi 12 3,5 2,0 1,5
Honan 22 3,4 1,7 1,7
Kiangsu 21 11,7 7,6 4,2
Anhwei 21 2,5 1,2 1,4
Kiangsi 25 3,3 1,3 2,0
Fukien 22 3,6 1,0 2,5
Chekiang 12 5,7 1,1 4,5
Hupeh 34 4,6 2,6 2,0
Hunan 21 3,1 2,3 0,9
Shensi 8 5,8 1,0 4,8
Kansu 9 « « «
Szechuen 68 6,4 3,7 2,6
Kwangtung 30 4,8 1,1 3,7
Kwangsi 5 1,9 1,0 1,0
Yunnan 12 1,6 1,5 »
Kweichow 8 1,4 1,3 «
Divers 20 18,7 6,0 12,7
Totaux 404 88,9 41,2 47,7


Par recettes officielles il faut entendre les recettes nettes accusées par les trésoriers provinciaux, déduction faite des frais de perception. Les dépenses locales sont celles que les gouverneurs, vice-rois et mandarins provinciaux déclarent nécessaires ; les dépenses impériales comprennent à la fois les 20 millions de taëls encaissés et déboursés par le Comité des revenus de l’Empire à Pékin et les dépenses de la défense nationale qui doivent être effectuées par les autorités provinciales.


III

Les emprunts chinois, antérieurs au traité de Simonosaki, duquel on peut dire que date vraiment la création de la dette, consistent en 6 250 000 francs de o et demi, émis en Allemagne en 1887, et 10 millions de taëls, soit 40 873 000 francs, de 7 pour 100, payables en argent, fournis en 1894 par la Hongkong and Shanghaï Banking Corporation. La même banque plaça, en février 1875, un emprunt or 6 pour 100 de 75 millions ; au mois de juillet suivant, 50 millions du même type furent souscrits moitié par la Chartered Bank of India, Australia and China, moitié par MM. Arnold Karberg et Cie. Au même moment, un emprunt de 400 millions en or recevait la garantie de la Russie, qui désirait faciliter à la Chine le moyen de commencer à payer l’indemnité de guerre due au Japon victorieux, et s’émettait en France ; cette garantie permit d’en fixer le taux à 4 pour 100, c’est-à-dire bien au-dessous de celui que la Chine, réduite à ses propres forces, aurait dû consentir à ses créanciers. Dès l’année suivante, en septembre 1896, une nouvelle émission, d’égale importance, devenait nécessaire : elle se faisait en Angleterre et en Allemagne au taux de 5 pour 100. En mars 1898, un troisième emprunt de 400 millions, au taux de 4 et demi pour 100, était émis afin de solder l’indemnité de guerre due au Japon : il était contracté avec la Hongkong and Shanghaï Banking Corporation et la Deutsch-Asiatische Bank ; outre la garantie des douanes impériales, accordée déjà aux précédens empruns, celui-ci reçut celle de certains likin, dont la perception fut confiée à l’inspecteur général des douanes. La même année 1898 vit encore la création de deux emprunts 5 pour 100 d’ensemble 124 millions, dont l’un a fourni les fonds destinés à la construction de la ligne Hankéou-Pékin, et qui ont aussi obtenu la garantie de droits de likin. Le tableau suivant, emprunté à l’intéressant ouvrage de M. Théry sur le Péril Jaune, résume l’histoire de la dette chinoise :

¬¬¬

Type de l’emprunt Date de l’émission Groupe émetteur Date de l’amortissement final Montant de l’emprunt. Millions de francs Taxe d’émission p. 100
5 1/2 or 1887 allemand 1902 6 106 1/4
7 argent 1894 anglais 1914 41 98
6 or 1895 75 96 1/2
6 — _ _ 1915 25 106
6 — allemand 25 104 1/2
4 — franco-russe 1935 400 99,20
5 — 1896 anglo-allemand 1943 400 99
4 1/2 or 1898 1943 400 90
5 or franco-belge 1929 67 96 1/2
5 — anglo-allemand 1945 57 97
Total. 1496 millions de francs.


En quatre ans, la Chine a donc emprunté un milliard et demi : presque toute cette dette a pour origine la guerre japonaise. Exprimé en taëls au change du jour, le service des intérêts et de l’amortissement en exige environ 24 millions, c’est-à-dire à peu près le revenu net des douanes. Si la Chine voulait contracter de nouveaux emprunts, elle ne pourrait donc plus les gager avec ce revenu : déjà le 4 et demi pour 100 de 1898 a reçu d’autres ressources en garantie ; elle devrait recourir à des taxes intérieures ou bien augmenter les droits de douane. La charge annuelle décroîtra à partir de 1906 ; elle sera réduite de près de moitié en 1935, pour disparaître en 1943, si les tableaux d’amortissement actuels des emprunts sont respectés.

Quelques détails sur les divers emprunts et la façon dont ils ont été contractés ne seront pas inutiles. L’emprunt 7 pour 100 argent a reçu la garantie du revenu des douanes impériales des ports à traité, avec droit de priorité sur tous emprunts ultérieurs. A cet effet, des obligations douanières, dûment signées par les autorités chinoises et les fonctionnaires des douanes, ont été remises à la Hongkong and Shanghai Banking Corporation, qui les conserve en dépôt, à titre de fidéicommis, et peut s’en servir à l’échéance pour acquitter les droits de deux ans. Principal et intérêt sont payables à Shanghaï en taëls, ou bien à Londres et à Hambourg au change du jour. Les emprunts 6 pour 100 or de 1895 ont reçu la même garantie des douanes, par préférence sur tous emprunts ultérieurs. L’emprunt 4 pour 100 de 1895, émis en francs, jouit de la garantie de la Russie et a été en grande partie souscrit en France, où il a été considéré comme un emprunt russe et assimilé, au point de vue du crédit, aux fonds moscovites.

L’emprunt 5 pour 100 de 1896 a été émis en deux fois : 10 millions de livres sterling ont d’abord été offerts en souscription publique le 1er avril de l’année ; 6 millions, le solde, l’ont été en septembre. Tout l’emprunt est amortissable et remboursable par tirages au pair en trente-six ans, sans faculté de remboursement anticipé pour le débiteur. Les douanes maritimes sont affectées à l’emprunt de la même manière qu’elles l’étaient aux emprunts antérieurement gagés sur elles. Voici comment le prospectus, contresigné par l’ambassadeur chinois à Berlin, Hsu, établissait ce gage : le capital et les intérêts sont garantis par les revenus des douanes maritimes impériales des ports chinois à traité, en ce sens que les emprunts actuellement existans, qui ont déjà reçu cette garantie, passent avant le présent emprunt, mais que celui-ci a un droit de préférence sur tous emprunts, charges ou garanties futures qui seraient mises sur les douanes. En conséquence, des obligations de douanes, établies par le Tsung-li-Yamen et l’administration des finances, contresignées par l’inspecteur général des douanes sir Robert Hart, seront déposées à la Hongkong and Shanghaï Banking Corporation et à la Deutsch Asiatische Bank. En outre, des obligations douanières, pour un montant égal à celui de l’emprunt eu principal et intérêts, seront remises aux deux banques : ces obligations portent les sceaux des surintendans chinois des ports à traité, des gouverneurs de la province, des préposés européens aux douanes et peuvent servir à acquitter les droits de douane dans-tous les ports à traité. Le gouvernement chinois s’oblige à laisser subsister, pendant toute la durée de l’emprunt, l’administration des douanes maritimes dans la forme actuelle.

L’emprunt 4 et demi pour 100 de 1898, au capital de 400 millions de francs, était destiné à fournir à la Chine le complément de ressources qui lui était nécessaire pour achever de payer l’indemnité de guerre au Japon, dont le total avait été fixé à 230 millions de taëls, le taël étant compté à 3 shillings un quart, environ 4 francs 10, soit 943 millions de francs. Cet emprunt est le premier qui, en dehors de la garantie des douanes impériales, ait reçu celle d’autres revenus, notamment de droits de likin et de certains impôts à percevoir dans des ports et districts qui sont placés sous la surveillance de l’inspecteur général des douanes. L’emprunt suivant a été un emprunt de chemins de fer, créé en 1898, au taux de 5 pour 100, émis en avril 1899, et dont le produit était exclusivement destiné à la construction de la ligne Lu-Kun-Tchiao (près Pékin) à Hankéou. Il s’élève à un total de 112 millions et demi de francs, dont 67 millions et demi ont jusqu’ici été émis en France et en Belgique. Outre l’obligation générale du gouvernement chinois, il a une garantie spéciale, en premier rang, sur ladite ligne et ses produits. L’exploitation est concédée, pour toute la durée de l’emprunt, à la Société d’études de chemins de fer en Chine, qui doit retenir sur les produits nets la somme nécessaire afin d’assurer, chaque semestre et trois mois au moins avant l’échéance, le service de l’emprunt. Celui-ci doit être amorti en vingt ans, de 1909 à 1929 ; mais, à partir de 1907, le gouvernement a le droit de le rembourser en totalité ou en partie.

Enfin, un emprunt de 2 600 000 livres sterling 5 pour 100 a été émis en 1899 par les Anglais pour la construction des chemins de fer impériaux du Nord de la Chine, c’est-à-dire de la ligne Shanghaï-Kwan à Newchwang, dont les Russes ont pris possession en 1900.

Les cours de ces divers emprunts avaient atteint en 1899 des niveaux élevés, que le tableau suivant indique ; nous avons inscrit en regard les cours actuels (avril 1901) :


Emprunts Plus hauts cours en 1899 Cours d’avril 1901
7 p. 100 argent 108 1/4 101 cote de Londres
6 p. 100 or 1895 109 102 1/2 «
6 p. 100 or 1895 110 1/4 102 1/2 «
5 p. 100 or 1896 101 3/4 94 1/2 «
4 1/2 p. 100 or 1898 88 3/4 81 1/2 «
5 p. 100 or ch. de fer 1899 97 87 1/4 «
5 p. 100 ch. de fer Hankéou-Pékin 98 90 cote de Paris


IV

Il convient, pour évaluer les facultés contributives d’un pays, de connaître les principaux élémens de sa production et les moyens d’échange et de transport qui lui permettent d’en tirer parti. Le riz, qui forme la base de l’alimentation nationale, est la plante la plus cultivée. Le thé est consommé dans le pays et constitue aussi un des objets d’exportation ; celle-ci toutefois est battue en brèche par la concurrence de l’Inde et de Ceylan, qui s’est fait sentir d’une façon intense. Voici comment étaient fournies, aux quatre époques ci-dessous indiquées, les millions de livres de thé que consomme le Royaume-Uni, à raison d’environ 6 livres par tête et par an :

¬¬¬

Millions de livres. « « «
1886-87 1887-88 1888-89 1893-94
Ceylan 8 15 26 72
Inde 78 80 95 114
Chine 139 117 98 54
225 218 219 240


Aux Etats-Unis, le thé japonais fait concurrence au thé chinois : en 1894, il avait été importé en Amérique 46 millions de livres du premier contre 15 millions du second[1] ; en Russie, au contraire, le thé chinois s’est maintenu sur le marché. D’une façon générale, les exportations chinoises de thé ont diminué : de 1884 à 1893, elles ont baissé de 268 à 242 millions de livres. Le prix de revient proprement dit est inférieur en Chine à ce qu’il est ailleurs ; mais les droits fiscaux l’augmentent d’environ 30 pour 100, tandis qu’aux Indes et à Ceylan. il n’existe aucune taxation de ce genre.

La soie chinoise s’exportait bien avant le thé : déjà, dans les temps anciens, elle arrivait en Perse, en Syrie et jusqu’à Rome. L’opium n’a pas fait l’objet de statistiques précises : dans chacune des provinces de Szechuen et de Yunnan, la production en est estimée à environ 7 millions de livres, ensemble 15 millions, soit le quadruple de ce qui s’importe des Indes ; le pavot est cultivé dans maintes autres parties du territoire. Aussi voit-on diminuer l’importation indienne, qui est celle d’une plante de qualité supérieure. Le coton est cultivé en très grande quantité : les 80 millions de livres qui s’en exportent ne représentent qu’une très faible partie de la récolte totale. Des filatures se sont créées, notamment à Shanghaï, et se créeront sans doute en grand nombre dans la vallée du Yangtse, centre principal de la production. C’est par étapes successives que ce fleuve a été ouvert au commerce européen et américain ; le traité de 1858 avait permis aux navires étrangers l’accès de Hankéou ; à partir de 1876, ils purent remonter 640 kilomètres plus haut, jusqu’à Ichang, et enfin, en 1893, jusqu’à Chungking, au centre du Szechuen.

Les richesses minières de la Chine sont considérables. La Mandchourie renferme des alluvions aurifères qui ont été exploitées déjà dans le bassin de la Jeltonga, affluent de l’Amour : une république d’orpailleurs s’y était installée en 1884 et ne fut dispersée que deux ans plus tard par les troupes chinoises, après avoir récolté plus de 8 000 kilogrammes d’or. Le fer et la houille existent en abondance dans le centre de l’empire. Certains auteurs assurent que le territoire houiller de la Chine s’étend sur 600 000 kilomètres carrés et serait ainsi le plus vaste du monde. Des gisemens puissans ont été reconnus dans le Chili, le Shansi, le Shensi, le Hounan, le Honan, le Houpeh, et plusieurs autres provinces. Les minerais de fer, hématites brunes et rouges, abondent au Yunnan et au Kouitchéou ; le Szechuen est riche en fer carbonate des houillères. Le cuivre est extrêmement abondant au Yunnan.

L’excellente main-d’œuvre que le Chinois est susceptible de fournir n’est encore que peu employée dans l’industrie. Presque tout l’effort du peuple s’applique à 1 agriculture : la vallée du Yangtsé, à elle seule, pourrait produire des moissons qui suffiraient à nourrir toute la nation : néanmoins le défaut des communications est tel que la Chine n’exporte jamais de riz, mais en importe au contraire régulièrement.

Presque tout le commerce extérieur chinois se fait par mer, en attendant que le Transsibérien soit terminé. En 1899, plus de 65 000 navires, jaugeant 39 millions de tonnes, sont entrés dans les ports ouverts aux étrangers : le mouvement de la navigation a augmenté d’un tiers depuis 1893. La moitié des importations et exportations se fait sous pavillon anglais : avant 1842, tout ce commerce s’effectuait par le seul port de Canton. En cette année, l’Angleterre déclara la guerre à la Chine et lui imposa le traité de Nankin, connu sous le nom de Traité de l’opium, qui autorisa les sujets britanniques à résider dans les cinq ports de Canton, Shanghaï, Amoy, Foutchéou et Ningpo ; deux ans plus tard, ces mêmes ports furent ouverts aux Américains et aux Français. Le traité de 1858, imposé par la France et l’Angleterre, stipula l’ouverture de six ports nouveaux ; la convention de Pékin de 1860 ouvrit celui de Tientsin, situé sur le grand canal, à 130 kilomètres de Pékin et 80 de la côte par le Peïho. Divers accords ultérieurs, notamment le traité de Simonosaki (17 avril 1895), ont porté à trente-quatre le nombre total des ports ouverts sur la côte et à l’intérieur.

Après avoir exposé quelques-uns des élémens de richesse du pays, il convient de dire un mot de l’instrument qui est appelé, dans un délai plus ou moins rapproché, à les mettre le mieux en valeur. La Chine n’est réellement ouverte aux chemins de fer que depuis la guerre japonaise, qui, sur ce domaine comme sur tant d’autres, marque une ère nouvelle dans l’histoire du Céleste-Empire. Jusque-là, il n’y avait eu que des tentatives ou des commencemens d’exécution. En 1876, une maison anglaise, s’étant fait concéder une route de Shanghaï à Ousong, y avait installé des rails et fait circuler des locomotives sur 16 kilomètres : mais les autorités chinoises rachetèrent la concession et détruisirent la ligne. Le célèbre Li-Hung-Tchang établit un tronçon qui relie les charbonnages de Kaïping à Tientsin et à Takou, à l’embouchure du Peï-ho : les rails ont été posés au Nord-Est jusqu’à Shan-Haï-Kouan, point où la Grande-Muraille aboutit à la mer. En 1895, le gouvernement chinois racheta à la compagnie de Kaïping la ligne qu’elle possédait et la fît prolonger jusqu’à Pékin : la ligne Tientsin-Pékin fut ouverte en 1897. La Compagnie impériale des chemins de fer chinois a ouvert récemment deux lignes, Pékin à Pao-ting-fou, capitale de la province du Tchili ou Petchili, et l’autre prolongeant jusqu’à Kin-tchéou, sur le golfe de Liaotong, celle de Tientsin à Shan-Haï-Kouan. Ce dernier tronçon a été construit au moyen d’environ 60 millions de francs avancés par la Hongkong and Shanghaï Banking Corporation. Le petit chemin de fer de Shanghaï à Ousong a été rétabli par le vice-roi Tchang-Tche-Tong.

Une convention de 1895 a donné à la Russie le droit de faire passer la dernière section orientale du Transsibérien à travers la Mandchourie, sur un parcours de 1 535 kilomètres et de rejoindre à Nikolsk, à 109 kilomètres au nord de Vladivostock, la ligne de l’Oussouri. L’article 3 de ce même acte international, connu sous le nom de Traité Cassini, d’après celui du diplomate qui le signa, donna à la Russie le droit de construire les lignes de Kirin à Shan-Haï-Kouan et à Nian-Tchwang, port à traité du golfe du Petchili. Postérieurement à l’occupation de Port-Arthur par les Russes et au traité de cession du 28 mars 1898, un arrangement additionnel du 7 mai établit que Port-Arthur serait, à l’exclusion de tout autre port de la péninsule de Liaotong, le terminus du Transmandchourien, et que la Chine n’accorderait à aucune autre puissance que hi Russie des concessions dans les districts traversés par cette ligne. Tous ces chemins de fer seront construits par la Russie, qui doit les exploiter pendant trente ans : les voies ont l’écartement russe de 1m,52 au lieu de 1m,43, écartement des autres chemins chinois d’après le gabarit anglais. La Compagnie russe des chemins de fer de l’Est chinois a commencé en 1897 les travaux de son réseau, qui se relie à celui de Pékin et du golfe de Petchili à Sin-min-ting, près de Moukden. Par une convention russo-anglaise du 28 avril 1899, l’Angleterre a renoncé à demander des concessions au nord de la Grande-Muraille, tandis que la Russie a pris le même engagement pour le bassin du Yang-tse-Kiang, et obtenu la concession éventuelle de la ligne Moukden-Pékin. L’Angleterre, en manière de compensation, obtint les lignes de Canton à Kaolong, reliant la première de ces villes à Hongkong, et l’extension de la ligne de Pékin à Houan-Fou.

Le Grand Central chinois, qui doit mesurer 2 240 kilomètres et mettre Pékin en communication avec Hankéou et Canton, a été concédé moitié à un syndicat franco-belge, moitié à un syndicat anglo-américain. Le tronçon Pékin-Hankéou paraît devoir être une des grandes artères de la Chine : il coupe les vallées du fleuve Jaune et du fleuve Bleu ; plus de 20 millions d’habitans résident dans un rayon de 10 kilomètres de chaque côté de la voie ; Hankéou est un des ports du monde le plus fréquentés et un centre actif d’échange des produits indigènes et étrangers. Un contrat, conclu le 26 juin 1898 entre la Compagnie des chemins de fer chinois, ayant pour directeur général Sheng, et la Société d’études franco-belge, confia à celle-ci la construction de la ligne Pékin-Hankéou et l’émission d’un emprunt dont le produit est destiné à la construction du chemin de fer ; les recettes futures sont affectées au service des obligations, garanties en outre par le gouvernement chinois ; on espère que ces 1 200 kilomètres seront terminés vers 1904. Sur ce Grand Central s’embrancheront : à l’Ouest, la ligne de Tchengting à Tai-Yuen-Fu, concédée à la Banque russo-chinoise, et dont le prolongement est demandé jusqu’à Sing : an-fou ; les lignes du Pekin-Syndicate, qui aboutiront sans doute à Siang-Yang-sur la rivière Han ; une ligne qui longera le fleuve Jaune, de Kaïfong à Singan-fou, et qui a été accordée en décembre 1899 à un groupe franco-belge ; à l’Est, la ligne de Tcheng-ting à Tientsin par Sioufou ; la ligne de Kaïfong à Tsinan-fou, concédée en juillet 1899 à une Société allemande, destinée à relier la province de Honan à celle de Shantung ; enfin la ligne de Sang-yang à Pou-Kéou en face de Nankin, concédée aux Anglais en 1898.

La seconde section du Grand-Central, de Hankéou à Canton (1 100 kilomètres) avait été donnée à un syndicat américain, qui l’a rétrocédée à la Compagnie internationale d’Orient. Cette partie de la ligne traverse les districts houillers du Hounan, où divers embranchemens sont prévus : le terminus sera Kao-long en face de Hongkong : une ligne de 187 kilomètres, dont la maison Jardine et Matheson a entrepris la construction contournera le delta du Si-kiang pour aboutir à Canton.

Les Anglais se sont fait accorder des lignes côtières, dont la principale, longue d’un millier de kilomètres, va de Tien-tsin à Ching-kiang sur le Yang-tsé, en suivant le grand canal, qui n’est presque plus navigable. Traversant la province de Shantung, les Anglais ont dû s’entendre avec les Allemands et former, sous les auspices de la Hongkong and Shanghaï Banking Corporation et de la Deutsch-Asiatische Bank, un syndicat, qui a reçu en mai 1899 la concession définitive. Les Allemands ont constitué la Compagnie des chemins de fer du Shantung, dont le capital de 54 millions de marks, ou 67 millions de francs environ, a été souscrit à Berlin en juin 1899 : les lignes projetées Kiaotcheou à Tsinanfou, Tsinanfou à Itcheoufou, Itcheoufou à Kiaotcheou, forment un triangle qui enferme le massif montagneux central de la province. En complétant ce réseau par une ligne aboutissant au Grand Central, les Allemands espèrent attirer vers Kiaotcheou le commerce du Shantung et de la région du Hoang-ho. De Ching-kiang, la ligne anglo-allemande se dirigera, mais alors sans contrôle anglais, à l’Ouest vers Nankin, à l’Est vers Soutcheou et Shanghaï.

Certaines lignes de pénétration de la Chine méridionale ont été concédées à la France : prolongement de la ligne de Hanoï à la porte de Chine, puis jusqu’à Nanning et Pesé sur le Si-kiang ; ligne de Pakoï, port ouvert dans le golfe du Tonkin, à Nanning, et toutes autres lignes partant de Pakoï ; ligne prolongeant jusqu’à Yunnan-fou la ligne Hanoï-Laokaï établie le long du fleuve Rouge. Les deux premières auront sans doute de la peine à lutter contre la voie navigable du Si-kiang, tandis que la pénétration au Yunnan, et de là au Szechuen, paraît plus intéressante. Une loi du 25 décembre 1898 a autorisé le gouvernement de l’Indo-Chine à accorder au chemin de fer Laokaï-Yunnan-Sen une garantie d’intérêt. Les Anglais, visant un but analogue, ont acquis du gouvernement chinois le droit de prolonger dans le Yunnan leur ligne de Birmanie, et veulent embrancher à Mandalay, sur la ligne qui remonte l’Iraouaddy, un chemin de fer qui, atteignant la frontière chinoise à Kun-long-ferry, se prolongerait jusqu’à Tchen-tou, capitale du Szechuen.

En résumé, plus de 10 000 kilomètres, dont 6 000 étaient construits ou en construction en 1900, ont été concédés depuis quatre ans.

Il ne peut plus être accordé de concessions définitives qu’aux Chinois qui, en général, afferment l’exploitation, pour une période limitée, à des syndicats étrangers. Ces contrats doivent être soumis à l’administration centrale des chemins de fer. Au cours de l’année 1898, qu’on a surnommée celle de la bataille des concessions et durant laquelle les représentans d’une foule de groupes financiers se disputaient cette aubaine, le gouvernement chinois a constitué une administration générale des mines et des chemins de fer, et édicté un règlement tendant à assurer ses droits de souveraineté et sa participation financière, estimée devoir atteindre jusqu’aux quatre dixièmes des bénéfices. Il est probable que les chemins de fer donneront de fort beaux résultats, en ces régions à population dense et qui se déplace aisément ; l’exemple d’autres pays asiatiques, comme le Japon, où ces entreprises gagnent 10 pour 100, est encourageant. L’hostilité des populations a été exagérée par la rumeur publique ; le fait que les travaux de la ligne Pékin-Hankéou ont pu être continués en 1900, pendant que les troupes européennes faisaient campagne dans le Petchili, en est la meilleure preuve.


V

La construction des voies ferrées sera pour la Chine ce qu’elle a été pour l’Amérique, le signal et l’instrument d’une révolution économique. Mais, avant que le premier réseau soit terminé et que d’autres lignes s’y ajoutent, des années s’écouleront. D’autre part, il est nécessaire de trouver des ressources immédiates pour le budget ; ce qui ne saurait se faire que de deux façons, en empêchant les impôts qui lui sont destinés d’être pour la plus grande partie dilapidés avant d’arriver au Trésor, et en obtenant des ressources nouvelles. A cet effet, on a suggéré l’idée de remplacer les droits à l’importation de 5 pour 100 ad valorem par des droits spécifiques, ou bien de doubler les droits spécifiques qui existent ; de supprimer les likin et d’en percevoir l’équivalent au moyen d’une surtaxe douanière à l’entrée, généralisant ainsi ce qui se pratique déjà dans un certain nombre de cas ; d’augmenter la taxe sur l’opium importé et aussi sur l’opium cultivé en Chine sous le contrôle des autorités. La faculté donnée aux produits manufacturés en Chine de circuler librement dans l’empire et la suppression des octrois intérieurs qui grèvent les matières premières, telles que le coton, avant leur arrivée aux usines, seraient des mesures d’une portée considérable pour l’industrie indigène. Celle-ci en a d’ailleurs besoin : en dépit du bon marché de la main-d’œuvre, qui ne revient guère à plus de 60 centimes par journée de onze à douze heures, les filatures de Shanghaï perdent de l’argent depuis trois ans, et leurs actions se déprécient dans une très forte proportion.

D’autre part, on a dit avec beaucoup de raison, — et le rapport de la mission envoyée par la Chambre de commerce de Blackburn en 1896 le signalait déjà, — qu’il serait dangereux de consentir au relèvement des droits à l’importation dans les ports maritimes, sous prétexte de supprimer les douanes intérieures, si on ne prenait pas en môme temps des mesures pour fournir aux autorités provinciales les ressources qui leur sont nécessaires. On aurait beau signer des conventions avec le gouvernement central : s’il n’était pas, du même coup, pourvu aux besoins des budgets locaux, les stipulations de libre transit pour les marchandises à l’intérieur du pays resteraient lettre morte.

On a proposé de régulariser les concessions minières distribuées au hasard par les mandarins ; de les rendre à la fois plus sûres, moins onéreuses pour les étrangers qui les sollicitent et plus fructueuses pour le Trésor. L’impôt sur le sel est un de ceux qui pourraient, sans grand effort, donner un rendement au moins double des 14 millions de taëls qu’il fournit aujourd’hui. Cette somme est infime, si on songe à ce que les 350 ou 400 millions de Chinois mangent de poisson et de légumes salés : certains auteurs estiment la consommation du sel à 20 millions de piculs de 60kg,453, soit environ 3 kilogrammes par habitant et par an. Sur cette quantité, l’écart perçu par le Gouvernement et le droit de likin, calculés comme nous l’avons indiqué plus haut, soit ensemble 1 taël 58, font un total de 32 millions de taëls. Il faut en conclure que près de 20 millions, c’est-à-dire les deux tiers de ce que paie le contribuable, sont dévorés par les frais d’administration. En admettant même qu’une partie du sel consommé soit introduite en contrebande, on voit quelle marge il reste pour le budget, qui devrait retirer de l’impôt du sel plus du double de ce qu’il perçoit actuellement.

La proportion de l’impôt foncier qui reste aux mains des intermédiaires est encore plus forte ; on l’évalue au double ou au triple des 32 millions de taëls pour lesquels il figure au budget ; une assiette sérieuse permettrait peut-être d’en tirer le décuple. Une réforme, analogue à celle que nous avons indiquée pour le sel, devrait ici trouver sa place : il n’y aurait pas lieu d’augmenter l’impôt, mais d’établir une organisation qui le fasse arriver, dans son intégralité, aux mains des fonctionnaires impériaux ; le Trésor public, doté alors de revenus infiniment plus considérables, pourrait subvenir aux frais d’administration des provinces, dont les fonctionnaires, payés par lui, seraient beaucoup plus disciplinés. On a également songé à une taxe personnelle, tandis que les Chinois seraient assez enclins à établir des droits de timbre. Des nouvelles récentes indiquent que des projets en ce sens ont été élaborés. Des dépêches d’avril 1901 annoncent que sir Robert Hart propose un droit de timbre, devant produire annuellement 5 millions de taëls ; une taxe sur l’opium indigène, dont le revenu est estimé à 10 millions, et une taxe sur les maisons, distincte de l’impôt foncier, pouvant fournir de 20 à 80 millions de taëls. Ces projets ont été vivement critiqués par la presse anglaise. Le Times a déclaré que ces nouveaux impôts ne pouvaient être perçus qu’au prix des plus grandes difficultés et au risque de provoquer de formidables insurrections. Il en trouve la preuve dans l’échec des efforts faits depuis 1898 pour étendre le système et le contrôle des douanes impériales maritimes aux likin à percevoir dans les districts voisins des ports à traité. Des droits de timbre pourraient bien être établis et recouvrés sans trop de difficultés sur les commerçans ; l’augmentation des droits sur l’opium indigène accroîtrait l’importation d’opium indien ; enfin la taxe sur les maisons ne pourrait être établie sans inconvénient que dans un certain nombre de villes voisines de la mer ; car les paysans paraissent déjà lourdement imposés. Laissant de côté ce programme de nouveaux impôts à établir, on a supputé les ressources que fournirait l’augmentation d’impôts déjà existans et qui constitueraient un gage moins incertain pour l’emprunt que la Chine va avoir à contracter.

A quelque plan que l’on s’arrête, ce qu’il faut avant tout, c’est rétablir l’ordre dans la perception des impôts existans, transformer les mandarins fermiers et courtiers, qui se paient eux-mêmes sur les sommes qu’ils extorquent au contribuable, en fonctionnaires régulièrement appointés, comptables vis-à-vis du Trésor de tout ce qu’ils perçoivent ; supprimer les budgets provinciaux et centraliser dans le budget impérial les revenus. Un contrôle étranger, ou tout au moins le concours d’administrateurs européens, sera indispensable pour mener à bonne fin cette réforme, qui se heurtera à de vives résistances. Nous ne gommes pas en présence d’un pays écrasé de charges, et dans lequel il soit difficile de trouver des sources de revenus ; mais nous avons à lutter contre une anarchie politique et administrative, à laquelle il faut s’attaquer si nous voulons édifier quelque chose de sain et de durable.

La construction de lignes de chemin de fer est la clef de voûte des réformes. C’est elle qui permettra, mieux que toutes les conventions signées avec le Gouvernement impérial, la suppression des likin, des douanes intérieures et des passes de transit, qui sont de formidables obstacles au développement des échanges. L’ouverture de nouveaux ports, la liberté de navigation accordée dans les eaux intérieures, agiront dans le même sens. Le commerce sera le plus sûr fondement des finances chinoises restaurées : rien ne le développera mieux que la suppression des entraves qui gênent les transactions et la création de moyens de communication. Ceux-ci ont transformé l’univers au cours de la seconde moitié du xix" siècle ; ils ont été le facteur le plus merveilleux de l’essor économique de nouveaux continens comme l’Amérique, ou de la résurrection d’un vieux monde, comme l’Asie Mineure. Ils sont destinés à renouveler la face de l’Empire du Milieu, en permettant à l’autorité centrale de faire sentir son action dans les provinces les plus reculées et de se procurer des ressources infiniment supérieures aux sommes qu’elle réussissait auparavant à faire rentrer dans ses caisses. Ceux qui disent que condamner la Chine à payer une indemnité de guerre considérable serait la vouer à la ruine ont à la fois raison et tort. Si l’Europe et les États-Unis prétendent obtenir cette rançon sans fournir à leur débiteur le moyen d’augmenter ses revenus, ils le précipiteront dans une crise dangereuse ; mais, s’ils savent lui imposer des réformes, ils pourront se faire rembourser ce qu’ils ont dépensé pour rétablir l’ordre à Pékin et laisser cependant à l’Empereur les sommes dont il a besoin pour administrer son immense territoire : c’est ainsi que nos diplomates trouveront une solution au problème qui se dresse devant eux, et dont les velléités de révolte, signalées dans diverses provinces, achèvent de démontrer l’importance. L’Amérique, dit-on, exigerait 125 millions de francs, la France 320, l’Allemagne 300, l’Angleterre 100, le Japon 125 ; la Russie, 450 millions, alors qu’avant de s’être heurtée au refus de la Chine de ratifier la convention relative à la Mandchourie, elle ne parlait point d’indemnité et paraissait plutôt disposée à passer condamnation à cet égard. La Belgique, l’Espagne, l’Italie, l’Autriche font entendre leur voix. Le total de ce que demandent les puissances dépasserait deux milliards. Elles ne peuvent songer à obtenir quelque chose d’approchant, si elles n’envisagent pas du même coup la réforme économique de la Chine, réforme dont le premier acte devra être une rénovation complète du système financier.

Il ne faut pas hésiter à prendre notre parti dans cette voie, sans nous arrêter aux objections de ceux qui redoutent les progrès que pourra faire une Chine instruite et réorganisée. On a beaucoup parlé du péril jaune ; parmi ceux-là mêmes qui ont très sagement fait justice du chimérique danger dont nous serions menacés par les armées et les flottes du Dragon, il s’est rencontré des hommes considérables qui nous adjurent de « ralentir le développement de la concurrence chinoise, » Nous ne partageons pas leur manière de voir : nous sommes convaincus que l’extension de nos rapports avec cet empire ne pourra qu’avoir pour l’Europe et les États-Unis des conséquences heureuses. Les tableaux que nous avons reproduits plus haut montrent à la fois que le commerce extérieur s’est développé rapidement dans les dernières années et que les importations en Chine ont augmenté plus que les exportations du pays. Il n’y a aucune raison pour que ce mouvement s’arrête, ni, en tout cas, pour que les Chinois cessent d’importer autant qu’ils exporteront. S’ils arrivent à nous fournir un certain nombre de marchandises que nous trouverons avantage à leur acheter, de notre côté, nous leur vendrons des quantités croissantes de nos produits. L’épouvantait de la main-d’œuvre à vil prix n’est pas sérieux ; le pays qui domine aujourd’hui le marché industriel du monde est l’Amérique du Nord, où les salaires atteignent en moyenne le double de ce qu’ils sont en Europe. Ce n’est pas de péril jaune qu’il faut parler, mais de débouché jaune ; il y a là des territoires immenses à exploiter, une clientèle innombrable à gagner pour notre commerce et notre industrie. Certes, la tâche n’est pas aisée, lorsqu’on a en face de soi des rivaux comme les Américains, les Allemands, les Anglais, sans compter les Belges et les Suisses : mais elle n’est pas au-dessus de nos forces. La France doit envisager sans inquiétude la révolution qui s’accomplit dans l’Extrême-Orient et se mettre en mesure d’en tirer les fruits auxquels elle a droit. C’est par des entreprises financières et industrielles, par la fondation de maisons de banque et de commerce, qu’elle opérera cette conquête pacifique, qui seule a des chances d’être durable. C’est ainsi que nous amènerons l’Empire du Milieu à s’organiser de façon à avoir un crédit supérieur à celui auquel il peut prétendre aujourd’hui et à présenter une solidité financière telle, que nos capitalistes pourront, sans témérité, lui confier leurs épargnes ; nous continuerons par là l’expansion de nos capitaux au dehors, expansion qui ne vaut pas celle de la nation elle-même colonisant et essaimant, mais qui a cependant le mérite de préparer les voies à ceux de nos compatriotes qui seront assez énergiques pour aller eux-mêmes surveiller et diriger sur place l’emploi de ces capitaux. Nous avons le plus grand intérêt à hâter de toutes nos forces l’époque où une Chine réorganisée nous montrera des finances saines et solides, et fera appel à un concours que nous aurons toutes les raisons de lui donner.


RAPHAËL-GEORGES LEVY.

  1. R. S. Gundry, China present and past.