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Les Finances de l’Espagne et les chemins de fer espagnols

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Les Finances de l’Espagne et les chemins de fer espagnols
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 9 (p. 183-200).

LES
FINANCES DE L’ESPAGNE

La restauration de la monarchie en Espagne n’est pas malheureusement encore assez complète, et la guerre civile qui déchire quatre de ses provinces paralyse encore trop les forces nationales pour qu’il y ait déjà possibilité d’appliquer les remèdes nécessités par une crise qui dure depuis six ans. En ce qui concerne spécialement les finances publiques, ce n’est pas le moment de parler d’équilibrer le budget, d’augmenter les recettes, de régulariser les dépenses ; toutefois, comme ces questions ne s’improvisent pas, on ne trouvera peut-être pas inopportun de rechercher ce qu’ont coûté approximativement à un pays auquel nous attachent tant de liens étroits les vicissitudes dues à l’excès des passions politiques, et de mesurer la profondeur du mal afin de commencer, dès que le moment se présentera, la médication énergique sans laquelle la guérison reculerait indéfiniment. Dans quelle proportion les charges publiques se sont-elles accrues pendant cette triste période, et par contre dans quelle mesure les ressources ont-elles diminué ? C’est le premier point à établir. Y a-t-il moyen de revenir à une comparaison plus avantageuse entre les unes et les autres, sans aboutir à la banqueroute ? C’est la seconde et la plus intéressante question à poser. Et tout d’abord il faut bien reconnaître qu’en prenant pour point de départ la fin d’une royauté qui n’a pas été sans reproches, mais dont les ennemis personnels méritent encore plus qu’elle-même les sévérités de l’histoire, on n’entend point présenter le régime financier antérieur à cette catastrophe comme régulier et prospère. Bien souvent les lecteurs de la Revue ont été tenus au courant des embarras du trésor espagnol, des sacrifices imposés aux créanciers du dedans et du dehors, des combinaisons par lesquelles les arrérages de la dette ont été modifiés, retardés, amortis. Si l’Espagne passe pour la terre de l’imprévu, assurément le paiement à heure fixe des titres de natures si diverses qui composent les engagemens de l’état a dû passer, à quelque époque que ce soit, pour la plus invraisemblable des surprises. Avant 1868 comme après, mais dans une proportion moindre et avec des alternatives de prospérité ou des recrudescences d’embarras, conséquences des variations de l’atmosphère politique, le règlement du budget a toujours présenté les mêmes difficultés ; nous tenons aie constater avant tout, pour ne pas encourir le reproche d’avoir trop médit de la situation actuelle, afin de pouvoir mieux apprécier les mérites du régime qui doit l’améliorer.


I

Avant la révolution de septembre 1868, le capital nominal de la dette extérieure de l’Espagne, résultant des emprunts et des conversions de tout genre, s’élevait à 1 milliard 875 millions, dont l’intérêt exigeait une annuité de 56 millions de francs. La dette intérieure dépassait en capital nominal 1 milliard 515 millions et nécessitait une annuité de 45 millions 1/2. Il n’est pas besoin d’expliquer la différence qui existe entre ces deux natures de dettes, ni d’en retracer les origines. Le nom seul justifie le traitement privilégié appliqué à la dette extérieure, soit aux emprunts contractés à l’étranger : c’est par un soin plus scrupuleux à en payer régulièrement les intérêts que le gouvernement espagnol a pu en élever le taux d’émission, et que le cours s’est maintenu toujours plus haut que celui de la dette intérieure, composée surtout d’engagemens antérieurs non acquittés et consolidés, représentant plutôt des combinaisons de papiers que des versemens sérieux de numéraire. Le gouvernement du roi Amédée débuta, comme tous les gouvernemens nouveaux, par un emprunt, et avant la fin de 1868 deux émissions de rente extérieure, l’une de 322 millions en 3 pour 100 au prix en argent de 32 pour 100, et l’autre de 253 millions à 25 pour 100, vinrent grossir le capital dû d’une somme nominale de 575 millions qui n’en produisit que 167 effectifs. Jusqu’au moment où la dissolution violente des cortès, en détruisant le gouvernement d’une république en apparence légale, ne permit plus de faire sanctionner par le vote des représentans du pays de nouveaux recours au capital étranger, la dette extérieure fut encore accrue de 487 millions, obtenus par une souscription publique de 3 pour 100 à 30 francs, et de 916 millions émis à 27 francs 1/2 pour 3 francs de rente, sous le patronage de la compagnie française appelée la*Banque de Paris. En 1873, le total des émissions de la dette extérieure faites depuis la révolution de septembre atteignait le chiffre de 1, 980 millions, qui n’en avaient pas produit plus de 505 et nécessitaient une annuité de 59 millions. Ainsi la dette extérieure avait plus que doublé de 1868 à 1873, de 50 millions l’intérêt était monté à 115 : l’année suivante, il n’en fut plus, il ne pouvait plus en être émis ; mais dès les premiers jours de 1875 un décret royal autorisa la création d’une somme de rente extérieure suffisante pour rembourser au taux de convention de 40 francs (le cours était alors de 20 francs à peine) les coupons d’intérêt impayés auxquels d’autres gages avaient été d’abord concédés. Le décret prévoyait une émission de 230 millions de francs environ. Vérification faite des sommes à acquitter en cette monnaie, on a reconnu qu’il fallait une émission de 130 millions de francs de plus.

La dette intérieure suivit une progression plus rapide encore ; dès 1869, la Banque de Paris se chargea d’une négociation de 253 millions au taux moyen de 24 pour 100. La conversion de la dette différée intérieure, les titres créés pour les subventions aux chemins de fer, pour la conversion de charges diverses, augmentèrent successivement la dette de 1 milliard 97 millions. En 1873, le total de la dette intérieure atteignait 2 milliards 865 millions, tandis qu’en 1868 ce total n’était que de 1,515 millions. Depuis, l’augmentation a été toujours croissante. En effet, si le gouvernement du duc de la Torre n’a pu, faute de l’approbation d’une assemblée nationale, négocier de la rente extérieure, il en a agi plus librement avec la dette intérieure, s’appuyant sur des résolutions vagues adoptées par les cortès républicaines, qui laissaient sous ce rapport à peu pi*ès liberté entière au gouvernement. On ne peut donc guère aujourd’hui connaître exactement le chiffre de la dette intérieure. Une première somme de 1 milliard 500 millions en rentes intérieures au taux de 12 francs pour 3 francs avait été remise en garantie de titres divers pendant l’année 1873 ; dans le premier semestre de 1874, le gouvernement dut en créer encore pour 475 millions. Depuis le mois de juin de l’année dernière, aucun compte n’a été publié sur ce sujet. Qu’il suffise de rappeler qu’avant la restauration d’Alphonse XII le cours de la rente extérieure était tombé par suite de la cessation du paiement des intérêts à moins de 19 francs, et celui de la rente intérieure à moins de 12. La dernière révolution politique les a relevés à 23 et à 19.

La dette inscrite portant intérêt ne comprend pas seulement les rentes intérieure et extérieure, elle renferme aussi les inscriptions en faveur des corporations civiles et religieuses dont on a vendu les propriétés, les obligations pour les routes, les chemins de fer, etc. En 1873, le capital de toutes les dettes inscrites portant intérêt atteignait le chiffre de 7 milliards 576 millions, et nécessitait une annuité de 245 millions pour les intérêts et l’amortissement ; en juin 1874, le total des dettes portant intérêts dépasse 10 milliards 400 millions, et nécessite 328 millions 1/2 d’intérêts ; la rente extérieure y figure pour plus de 4 milliards de capital, la rente intérieure pour 5, les autres dettes pour 1 milliard ; mais à l’heure qu’il est tous ces chiffres, quand un relevé exact pourra être fait, seront certainement dépassés. Après la dette avec intérêts existait encore dans la dette inscrite celle qui n’en rapporte pas, formée presque exclusivement des rentes perpétuelles constituées en faveur du clergé dépossédé de ses biens, qui s’élevait au chiffre de 346 millions, mais dont le gouvernement républicain avait purement et simplement supprimé le revenu : à son avènement au trône, le roi Alphonse a dû promettre la réparation de cette iniquité. Enfin après les dettes inscrites, viennent les dettes à inscrire, c’est-à-dire les emprunts forcés, tels que les certificats (resguardos) de la caisse des consignations, les dépôts des provinces et des communes, les bons du trésor (bonos), les billets hypothécaires, etc., tous les titres enfin remis en garantie de prêts à la banque d’Espagne, aux sociétés de crédit indigènes et étrangères, aux banquiers, prêteurs habituels du trésor. Le tableau exact de ces engagemens de l’Espagne en 1873 indiquait déjà le chiffre de 8 milliards 1/2 de capital dû. Quant à celui des intérêts correspondans à servir, il était bien plus difficile à établir, et pouvait atteindre alors près de 300 millions. La nomenclature des expédiens à l’aide desquels, avant l’année 1873 comme dans celle qui l’a suivie, le gouvernement s’est procuré les ressources nécessaires aux dépenses les plus urgentes présenterait une telle aridité qu’on doit se borner à en indiquer la portée générale, mais il convient avant tout d’en montrer la cause, qui n’est autre que le déficit permanent du budget et l’extension ininterrompue de la dette flottante.

Dans son exposé de février 1872, M. Camacho, ministre des finances, évaluait celle-ci à 538 millions, y compris les paiemens à effectuer jusqu’à la fin du premier semestre ; c’était là conséquence des déficits antérieurs accumulés, qui en 1868 s’élevaient à 628 millions, et qui devaient à la fin de 1873 atteindre 1,400 millions. On y avait pourvu par l’émission des emprunts de 1868, 1869, 1871 et 1872, jusqu’à concurrence de près de 1 milliard, et le solde du découvert était représenté par des titres formant la dette flottante proprement dite et par les engagemens à terme non payés. Les déficits de 1873 et de 1874 n’ont pas été moindres que ceux des années précédentes ; au contraire, tandis que l’excédant des dépenses n’était que de 180 millions en moyenne avant la révolution de 1868, M. Buiz-Gomez, successeur de M. Camacho, à la fin de 1872 a reconnu qu’il dépassait alors 250 millions ; dans les deux exercices suivans, on porte la même estimation. En additionnant donc ces insuffisances de chaque budget, on devrait arriver à un total, pour la dette flottante, double du chiffre accusé dès 1872, et c’est précisément pendant ces dernières années qu’ont été employés, pour satisfaire autant que possible aux engagemens de l’état, tous les artifices financiers dont nous avons redouté l’énumération pour le lecteur.

Au fond, les mesures adoptées successivement n’ont eu qu’une même base, l’escompte du produit des ventes des biens nationaux. Les propriétés civiles et religieuses, — biens des corporations, des communes, de l’église, — auxquelles dans les plus mauvais jours de la révolution on a voulu joindre la succession de Manuel Godoy et quelques lambeaux des propriétés de la couronne, forment le fonds où tous les gouvernemens puisent dans les jours difficiles. Les biens nationaux se vendent aux enchères publiques, sur une mise à prix fixée par une commission gouvernementale. Payables d’abord en dix ans, on les a vendus plus tard à des délais moins courts. Le premier terme est versé comptant : pour les autres, l’acquéreur remet des pagarès, billets à l’ordre de l’état, endossables et négociables. C’est sur la possession et la transmission de ce gage qu’ont été édifiés les systèmes employés tour à tour afin d’obtenir les avances dont on avait besoin. Pagarès-Fould, bonos-Figuerola, billets hypothécaires, échange des titres de l’état contre les titres des banques fondées pour la négociation de ces mêmes valeurs, création de la banque de Castille, constitution de la banque nationale elle-même, tout a pour unique but l’escompte des engagemens des acquéreurs de biens nationaux. Tantôt le gouvernement les prend ; tantôt il les livre pour les reprendre et s’en servir de nouveau, en faisant souvent double emploi de la même valeur ; il ne s’arrête que lorsque le public se-refuse à ces combinaisons multiples, et c’est ainsi que la dernière émission des billets hypothécaires a été suspendue faute de garantie. Tout d’abord en effet les pagarès n’étaient que des engagemens de biens vendus et constituaient une ressource réelle exposée seulement aux chances peu redoutables de l’insolvabilité des acquéreurs ; depuis que, par la formation de sociétés spéciales, on a voulu créer des titres représentait des biens à vendre, le crédit de ces titres n’a plus offert les mêmes sécurités. Au 31 mars 1873, les pagarès représentant les ventes effectuées s’élevaient à la somme de 478 millions de francs. Depuis lors les ventes de biens nationaux n’ont sans doute pas atteint la moyenne des années antérieures. Enfin combien reste-t-il de ces propriétés à vendre ? De 1855 à 1872, le total des ventes a dépassé 1,560 millions, dont 130 ont été payés comptant et 1,430 réglés en pagarès. Le créateur des bonos (titres représentant les ventes à faire des biens nationaux, destinés par conséquent à être amortis au fur et à mesure de ces ventes), M. Figuerola, estimait en 1868 que la valeur des biens désamortis non vendus du patrimoine de la couronne, des forêts et mines de l’état dépassait encore 450 millions ; mais dans ce dernier article figurent les mines de cuivre de Rio-Tinto, aliénées depuis en toute propriété à une société anglaise ; de plus le patrimoine de la couronne, porté pour 160 millions, ne sera pas mis en vente ; enfin le produit des mines d’Almaden a été donné en nantissement pour un prêt fait par M. de Rothschild ; restaient donc 200 millions environ de biens nationaux, suivant l’évaluation de M. Ruiz-Gomez, dont la plus grande partie a été aliénée dans ces derniers temps.

De 1869 à 1872, les ventes étaient en moyenne de 100 millions par an ; en 1872, elles sont tombées à 50 ; depuis on en ignore le chiffre. — La ressource des pagarès ou des titres correspondans venant à s’épuiser, le produit des mines les plus riches étant engagé, à quels procédés n’a-t-on pas eu recours pour atténuer le découvert ? La première chose à faire était de suspendre le paiement des intérêts de la dette en tout ou en partie. Dès 1873, le trésor n’a plus payé en numéraire que le tiers des arrérages de la rente consolidée, donnant pour le surplus des titres de rente à 50 pour 100, quand le cours était de 20 à 25 francs : à partir de 1874, il n’a plus rien payé du tout. Le paiement des intérêts en rente constituait déjà un emprunt forcé indirect, on a eu recours directement à ce mode de battre monnaie ; un emprunt national de 175 millions, avec répartition forcée entre les contribuables, a signalé les derniers jours de l’existence des cortès ; mais, comme la rentrée ne pouvait s’en opérer, la chambre autorisa le gouvernement à se procurer 100 millions comme il pourrait. Après des essais tout à fait infructueux de nouveaux impôts, la seule manière dont il a pu obtenir quelque ressource a été l’affermage du droit de timbre, la création de 3 pour 100 intérieur sans contrôle, et la prorogation indéfinie de tous les engagemens du trésor avec intérêt au taux uniforme de 12 pour 100 ; en fait, à l’exception des dépenses militaires, tous les autres paiemens ont été suspendus.

La prolongation de la guerre civile, le conflit que rien n’apaise entre l’Espagne et l’île de Cuba, justifient en grande partie cette persistance d’un déficit annuel qu’aggrave encore la nécessité de recevoir, en acquit des emprunts émis ou des biens nationaux achetés ou même des contributions à payer, les titres de toute nature qui composent les dettes du trésor vis-à-vis des tiers : celui-ci par ce fait ne touche donc presque rien à nouveau ; mais à ces causes de malaise financier déjà si graves s’en ajoute une qui est presque sans remède, nous voulons dire la diminution incessante du revenu public.

Depuis 1846, première année du système d’impôts qui a fonctionné jusqu’à la révolution de septembre 1868, les produits des taxes diverses avaient suivi une marche progressive, et c’est en 1865 que l’ensemble des recettes a atteint le maximum, 607 millions. En 1868, la progression s’arrête, et en 1871 le total n’est plus que de 470 millions. Cette diminution provient de plusieurs causes. En 1870, c’est la cession temporaire des mines d’Almaden à MM. de Rothschild, qui prive le trésor d’un revenu annuel ; puis vient la baisse sur le produit des monopoles de l’état, le sel, le tabac, la poudre. Au milieu des troubles civils, la contrebande s’exerce avec un redoublement d’activité inouï. Jusqu’en 1868, il n’était entré à Gibraltar, véritable entrepôt de la contrebande, que 600 boucauts de tabac par an, aujourd’hui il en entre 6,000 ; de 90 millions en 1868, le produit du tabac fléchit dès 1870 jusqu’à 54. Il faut bien en outre que chaque révolution paie son droit d’avènement aux contribuables, c’est-à-dire allège les impôts ; ici on supprime les octrois, là on se dispense de prélever les contributions indirectes ; les droits de consommation tombent de 47 millions à 11. Les municipalités se dispensent d’acquitter les frais de leur éclairage, la ville de Madrid suspend les intérêts de ses obligations de même que l’état cesse le service de sa dette. Après tout, qu’importe à l’Espagne ! la plupart des établissemens industriels, des usines à gaz, de même que les titres de rente, ne sont-ils pas dans des mains étrangères ?

A toutes ces calamités, une seule a manqué jusqu’ici, l’émission du papier-monnaie. Toutefois on a eu grand’peur l’an dernier. La constitution de la Banque d’Espagne en banque d’état, l’absorption décrétée, mais non encore réalisée, de toutes les banques provinciales en un seul établissement dont le gouvernement se proposait d’absorber le capital destiné à la garantie des billets émis, ont permis de supposer qu’à bout de ressources on était décidé à employer le moyen facile, mais mortel au crédit, de la fabrication et de l’écoulement de la monnaie de papier. Le tempérament bien connu des Espagnols, réfractaires à l’emploi de cet instrument perfectionné de circulation fiduciaire, la certitude qu’on n’en obtiendrait pas même une ressource temporaire, ont arrêté court ces projets. Sur ce point, les mœurs publiques ont créé un obstacle insurmontable ; malheureusement sur d’autres ces mêmes mœurs aggravent le désordre financier, suite inévitable des révolutions. Partout, — et notre pays lui-même l’a éprouvé, — après un brusque changement politique les contributions directes et indirectes voient leurs produits fléchir par le ralentissement de la consommation et de la production, peut-être aussi par moins de sévérité dans la perception des impôts ; mais bientôt les rênes distendues du pouvoir se resserrent, et, quand l’interrègne n’est pas trop long, les habitudes du travail et de la régularité reprennent le dessus. En Espagne, il n’en est pas ainsi : des abus invétérés de privilèges et d’exemptions ont affranchi du poids le plus lourd des impôts, même directs, ceux qui les supporteraient le plus aisément, à savoir les plus riches et les plus puissans : pour la plupart des citoyens, la révolte contre le fisc n’a rien de répréhensible ; le personnel des agens de perception fait même défaut, enfin la nonchalance proverbiale des habitans d’un sol aisément productif oppose une trop forte barrière aux progrès matériels. Ce sont là des difficultés qu’il faut envisager sérieusement, si on veut se rendre compte de la situation actuelle de l’Espagne dont un seul chiffre résume le danger.

On ne peut évaluer à plus de 500 millions le revenu public, et les dépenses à moins de 700, dont la dette absorbe la moitié. Dans ce budget de dépenses n’entrent même point les frais exceptionnels de la guerre ; on y pourvoit en ce moment en faisant banqueroute entière aux créanciers de l’état[1]. C’est assurément facile ; mais toute chose a son terme, même l’insolvabilité forcée. La guerre civile prenant fin, la royauté constitutionnelle d’Alphonse XII se trouvera en présence du plus grave de tous les problèmes et de la tâche la plus ingrate ; le compte des dépenses arriérées devra être établi, on fera le solde de toutes les anticipations de revenus, de tous les escomptes de l’avenir, on recherchera les gages remis entre les mains des prêteurs provisoires et on dressera le bilan, malheureusement trop faible, des biens qui restent, mines, forêts, biens de mainmorte, etc. Il ne sera peut-être pas impossible de trouver, comme à l’établissement du régime constitutionnel, des combinaisons de rente différée, de consolidation d’arrérages impayés, qui feront prendre patience aux créanciers indigènes ou étrangers, aux acheteurs à bon marché de rente intérieure et extérieure ; de nouveaux emprunts trouveront même encore des souscripteurs alléchés par des prix qui ne peuvent en aucun cas être élevés ; mais le plus nécessaire et le plus difficile sera de donner aux produits des impôts la régularité et l’importance indispensables pour assurer l’équilibre du budget, sans lequel tous les appels au crédit, tous les sacrifices seraient vains.


II

Des exemples très récens ont démontré que la guerre et la révolution ne portaient pas toujours à la prospérité individuelle des habitans d’un pays cruellement éprouvé des coups aussi rudes qu’à la fortune de l’état lui-même. Comment ce qui bouleverse les finances publiques, désorganise l’administration, introduit dans les relations des diverses classes de la société un trouble souvent profond, n’arrête-t-il pas l’industrie et ne paralyse-t-il pas le commerce ? Tout au contraire on voit souvent, comme l’Italie, l’Autriche et la France en ont fourni la preuve éclatante, les efforts particuliers non-seulement redoubler à la suite des désastres, mais ces efforts produire un enrichissement réel. La cause de cette anomalie en apparence illogique est tout entière dans les besoins de la consommation. Que la machine gouvernementale s’arrête, que les rouages politiques fonctionnent mal, la consommation ne s’arrête pas ; chacun vit et dépense, et cette consommation journalière est développée à ce point dans nos pays civilisés qu’il est impossible d’imaginer une cessation de quelques jours seulement dans le fonctionnement des professions essentielles à l’existence de chacun. Se figure-t-on ce qui adviendrait, si, par suite d’une anarchie durant une semaine, la fabrication du pain, le commerce des denrées alimentaires, l’échange des objets de première nécessité, se trouvaient suspendus ? Dès le huitième jour, quel brusque et énergique retour à I*ordre, à la paix ! Et comme cette loi impérieuse de la satisfaction des besoins matériels explique bien l’alternance qui nous est trop reprochée de la liberté extrême au despotisme excessif ! Plus une société est démocratisée, c’est-à-dire plus les besoins de la consommation individuelle sont étendus, plus l’égalité est absolue sous ce rapport entre les citoyens, et plus les reviremens et les soubresauts de l’aisance privée sont inévitables. Un temps d’arrêt momentané donne à chacun une force d’impulsion plus vive, et lorsque la consommation reprend sa marche à peine suspendue, elle le fait avec plus d’énergie, et la production s’accroît elle-même avec une impétuosité extrême.

L’Espagne obéira-t-elle à cette loi, et dans quelle proportion ? La satisfaction des besoins matériels, a-t-elle fait dans ces dernières années des progrès analogues à ceux des pays que nous venons de citer ? Sans entrer dans beaucoup de détails à ce sujet, il est permis de citer un fait qui semble concluant.

Le système qui préside à la création des chemins de fer, le plan sur lequel sont établis les réseaux, la multiplicité des voies ferrées et les produits qu’ils donnent témoignent en tout pays du degré de la civilisation, de la prospérité publique et privée. On n’a point fait encore ce que nous appellerions la philosophie des chemins de fer ; dans les statistiques où les dépenses et les revenus sont énumérés, on n’a point comparé les bénéfices indirects et les accroissemens de production et de consommation générales dont ils ont été la source pour les diverses nations. Plus le grand banquet de la vie humaine appelle de convives, plus sont abondans les alimens dont il se compose, et plus est bienfaisant le rôle des instrumens de la distribution de cette abondance. Dans les temps modernes, les chemins de fer peuvent passer pour être ces instrumens actifs par excellence, supérieurs même aux navires à voile et à vapeur. La comparaison, dans les différens pays, des progrès que le commerce et l’industrie ont réalisés par les chemins de fer offrirait donc encore plus d’intérêt que la comparaison de ces chemins sous le rapport du rendement direct qu’ils procurent. Il n’en est pas moins important de savoir si le système de l’établissement des voies ferrées a été conçu avec plus ou moins de sagesse, de science, de prévision politique, et l’exécution entreprise avec plus ou moins d’économie. Sous les divers aspects que présente cette question, nous n’avons pas besoin de dire que l’Espagne ne peut être proposée comme un exemple à suivre. Les chemins de fer qui la sillonnent n’ont pas été l’objet d’études préalables suffisantes, l’exécution des lignes a donné lieu aux plus graves mécomptes, et de plus l’exploitation de ces lignes n’a pas produit dans l’élévation du niveau général de l’aisance les avantages indirects dont l’Angleterre offre le magnifique résultat en dépit de la création si peu ordonnée de toutes les voies ferrées qui s’y croisent en un inextricable réseau. L’Espagne, comme l’Autriche et la Hongrie, comme l’Italie, comme la plupart des états européens, fournit la démonstration évidente de cette supériorité de l’administration française, dont tout récemment le parlement de Bruxelles, en ce qui concerne la création des chemins de fer, a déclaré qu’elle devait être réellement pour l’Europe un objet d’envie.

En pareille matière, on ne saurait trop rappeler avec quelles précautions le plan de nos voies de communication a été préparé, poursuivi et augmenté sous les deux derniers gouvernemens de la France, et est devenu pour nos voisins un modèle qu’ils n’ont pas malheureusement su toujours imiter. Il ne serait que juste de remonter à la restauration elle-même et aux grandes commissions des canaux de 1821 pour retrouver les traces de cet esprit d’unité, de coordination qui est bien le propre esprit français. Ce fut le jeune ingénieur, secrétaire de cette grande commission de 1821, M. Legrand, qui prit bientôt lui-même la direction des ponts et chaussées et conserva sous divers titres la conduite des travaux publics[2] pendant toute la durée du règne de Louis-Philippe. Quelle admirable histoire reste à faire de toutes ces entreprises conçues et préparées d’abord, conduites plus tard, par les soins de nos ingénieurs, sous les ordres d’un homme qu’on peut justement qualifier du nom d’un grand serviteur de l’état et dont M. Villemain disait, dans un des conseils du roi, que de tels mérites ne se payaient qu’avec de l’honneur ! La pensée de M. Legrand n’a jamais été mieux exprimée que dans l’exposé des motifs d’un projet de loi sur les chemins de fer en 1835. « Une activité industrielle immense, y lisait-on, est imprimée à l’Europe entière. La Méditerranée s’anime d’un mouvement égal à celui de l’Océan. La civilisation retourne vers son antique origine. L’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, cherchent à se rapprocher par le commerce. Jamais le nouveau monde ne se lia par des relations plus fréquentes avec l’ancien. C’est au centre même de ce mouvement que la France est placée. Elle peut devenir le centre d’un transit énorme. Si la paix longtemps maintenue fait tous les ans des excédans de recettes, si nous pouvons réaliser un jour le phénomène de vastes communications qui réuniront ensemble Le Havre et Bordeaux avec Paris, Lyon, Strasbourg et Marseille, nous aurons doté notre pays d’une prospérité immense… C’est dans cette pensée que le gouvernement a déjà embrassé dans ses études le sol tout entier, que nos ingénieurs se sont occupés à la fois des routes, des canaux, des rivières, des lignes de chemins de fer, des phares et des ports. » Cette vue idéale n’a pas été un instant perdue par l’homme éminent et intègre aux yeux de qui elle était apparue. En dépit des obstacles que l’inexpérience, l’esprit de parti ou l’égoïsme local lui ont souvent suscités, le système unitaire de nos grands travaux exécutés sous la conduite et avec le concours du gouvernement n’a cessé d’être pratiqué. Sous l’empire, un des plus chers élèves de M. Legrand et son successeur à la direction des ponts et chaussées et des chemins de fer, M. de Franqueville, a pu en suivre l’application sur une vaste échelle et avec des moyens d’action plus puissans, dont le principal a consisté dans la garantie d’intérêt sagement distribuée aux entreprises privées pour lesquelles le crédit de l’état devenait nécessaire. Nous ne pouvons ici et tout à fait incidemment traiter ces grandes questions de notre système de voies de communication, dont de récentes publications et entre autres le savant travail de M. Léon Aucoc ont retracé quelques phases. Rappelons seulement les avantages que procurent à un pays l’esprit de système et la conception d’ensemble dans les entreprises de chemins de fer, et gardons-nous d’oublier les leçons du passé au moment où la question du développement de nos chemins de fer prend une nouvelle importance et présente encore plus de difficultés.

Il faut rendre au gouvernement de la reine Isabelle la justice que méritent également plusieurs de nos voisins ; il avait voulu, lui aussi, dans la création des chemins de fer, arrêter un plan et suivre un système. C’est ainsi qu’il avait classé à divers titres les lignes d’intérêt politique et général et celles d’intérêt local seulement. Aux premières étaient réservées les subventions de l’état, aux secondes les secours provinciaux. Malheureusement le trésor espagnol n’a jamais pu jouir de ressources suffisantes, et le système général des chemins de fer s’est réduit à deux lignes importantes, sur lesquelles d’autres petites sont venues s’embrancher, mais qui ont laissé la plus grande partie du territoire privée de ce puissant moyen de communication.

Il y a en Espagne vingt-deux compagnies de chemins de fer dont le capital s’élève à plus de 700 millions en actions et un peu plus en obligations, sans compter des dettes flottantes assez importantes. Les subventions accordées par le gouvernement dépassent 357 millions ; d’après le dernier compte-rendu de l’exploitation des chemins de fer de l’Europe, publié en 1874 par notre ministère des travaux publics, ces vingt-deux compagnies embrassaient 5,840 kilomètres en 1870 : il n’en a guère été construit depuis lors. Pour quatre de ces compagnies, les renseignemens font défaut, pour d’autres ils sont incomplets. D’après les données admises, le revenu brut ne dépassait guère 85 millions, et les dépenses s’élevaient à 44, laissant un produit net de 8,500 francs par kilomètre. Si l’on divise ces chemins en deux groupes, on peut dire que le sud de l’Espagne a été doté de 2,456 kilomètres pour une somme totale de 727 millions, et le nord et l’est de 1,926 kilomètres pour une dépense un peu moins forte. La dépense kilométrique est de 296,000 fr. au sud et de 352,000 au nord, sans compter les dettes flottantes, dont la plupart des compagnies ont été ou sont encore chargées par suite de l’imprévu dans les prix de construction.

Le prix de revient, rapproché du produit net, démontre trop clairement l’état d’infériorité du réseau espagnol par rapport à ceux des autres états européens ; sans parler du réseau français, dont le produit net, dans le tableau donné par le document officiel précité, s’élevait à 22,500 francs en chiffres ronds, du réseau anglais donnant 24,000 francs, du réseau autrichien 20,000 francs, des réseaux allemand et russe 18,000 francs, il était à peine égal aux chemins suisses, dont la partie exploitée par l’état produisait un revenu net de 6,500 francs contre plus de 11,000 dans la partie exploitée par les compagnies. L’infériorité du produit des chemins espagnols tient à beaucoup de causes qui toutes sont le fait de l’homme et point celui de la nature. Si le trafic reste minime, ce n’est pas que le sol soit infertile ; mais les routes de terre manquent, l’activité industrielle languit, la consommation se réduit au strict nécessaire. En vain le gouvernement et les chambres ont conçu des projets plus ou moins grandioses, l’esprit local est demeuré rebelle, les capitaux étrangers ont été accueillis avec froideur et défiance ; enfin les vicissitudes politiques ont plus d’une fois arrêté le développement même du plan en cours d’exécution. Il suffit de jeter les yeux sur la carte de l’Espagne pour voir les lacunes qui restent dans le réseau des chemins de fer ; même pour ceux qui existent, le morcellement par petites compagnies, le défaut d’unité dans la direction, s’opposent aux progrès nécessaires. Entre le Portugal et la France, l’Espagne n’a qu’une seule route longue et détournée. Sur toute l’étendue de la frontière portugaise, il n’existe qu’un seul accès, et de même sur celle de France. C’est par la mer que le commerce et l’industrie peuvent trouver les plus sûrs débouchés ; l’Espagne est admirablement placée à cet égard : le golfe de Gascogne et la mer cantabrique font face à l’Angleterre, elle a sur l’Atlantique au nord et au sud-est du Portugal de longues côtes, des ports militaires, la Corogne, le Ferrol, Cadix ; une fois le détroit de Gibraltar franchi, c’est l’Espagne, sur la Méditerranée dont elle tient les portes, qui possède les bords les plus étendus et les plus favorisés pour la navigation. Comment le gouvernement espagnol a-t-il relié entre elles toutes ces frontières terrestres ou maritimes et fait sillonner des extrémités au centre les voies transversales nécessaires à la circulation des produits indigènes et exotiques, à l’exportation des richesses du sol, à l’importation des denrées des colonies espagnoles ou des objets manufacturés à l’étranger ? Au lieu de l’écheveau serré qu’offrent la plupart des états européens, l’Espagne ne possède que deux ou trois grands tracés éloignés les uns des autres, le premier de Madrid à Bayonne avec deux embranchemens vers la Mer du Nord et des tronçons inachevés à l’ouest, un second ayant aussi Madrid pour point de départ, et d’où se détachent deux rameaux qui vont atteindre Cadix à droite, Alicante et Carthagène à gauche ; enfin à l’ouest la ligne de Madrid à Saragosse se relie à Pampelune au nord et à Barcelone au midi. Sans doute ces tracés ont été inspirés par une pensée sage, ils forment pour ainsi dire les artères d’un système nécessaire de communications par chemins de fer ; mais où sont les veines principales ? Que de vides à travers ces trois premiers canaux de la circulation ! Une ligne de ceinture parallèle à la Méditerranée, qui de Barcelone irait aboutir à Cadix par Valence, Alicante, Carthagène et Malaga, n’est pas même achevée. Enfin sur la plus importante de ces communications, de la mer à la capitale, c’est-à-dire de Cadix à Madrid, trois compagnies se partagent la possession de la ligne au grand détriment de l’unité de direction et de l’économie des dépenses.

A coup sûr, lorsque la guerre civile aura pris fin et que le gouvernement aura pu concentrer son attention sur les améliorations indispensables pour rendre au pays sa prospérité, la question des chemins de fer se présentera en première ligne. Il devra, comme nous l’avons fait nous-mêmes, constituer en deux ou trois grands réseaux (pour le moment deux suffiraient) les lignes créées jusqu’ici et se servir du crédit que possèdent les plus importantes des compagnies actuelles pour grouper autour d’elles les plus petites, et obtenir l’achèvement des embranchemens commencés ou en créer de nouveaux. Avec ce concours, l’état pourrait obtenir sans de bien grands sacrifices des résultats considérables. La compagnie des chemins de fer du Nord deviendrait le centre, auquel se rattacheraient toutes les lignes du nord et du nord-ouest. La compagnie d’Alicante réunirait toutes les lignes du centre et ; du sud, elle aurait le domaine entier de ces provinces méridionales, si exceptionnellement riches et des rivages méditerranéens, de l’Estramadure à la Catalogne. Ce plan, que les hommes les plus au courant des affaires de la Péninsule ont dès longtemps recommandé, paraît avoir quelques chances d’exécution depuis l’avènement d’une monarchie destinée sans aucun doute à ramener la paix intérieure. S’il se réalise dans de bonnes conditions avec un esprit d’équité vis-à-vis du capital étranger, dont le concours est indispensable, nul doute que les conséquences ne s’en fassent sentir en peu de temps au plus grand avantage de tous et principalement des finances publiques. Dans l’état actuel, on peut dire que la faible rémunération de l’argent consacré à la création des chemins de fer, le peu d’étendue de ces chemins eux-mêmes, la mauvaise organisation de quelques-unes des sociétés qui les possèdent, ne forment pas un des traits les moins significatifs du triste tableau qu’offre l’Espagne au point de vue de sa prospérité intérieure, et qu’après avoir été la conséquence de cette détresse le mauvais état des voies de communications n’a fait qu’en accroître encore les proportions.


III

Les finances de l’Espagne traversent donc une nouvelle et redoutable crise, et la situation des chemins de fer en présente un des symptômes les plus significatifs. Quelles chances d’amélioration subsistent ? Quelles mesures a priori peut-on indiquer pour porter remède au mal ? Les faits eux-mêmes répondent, et pour la question spéciale des chemins de fer l’application mesurée de la garantie d’intérêt, qui a produit en France de si merveilleux effets, parce qu’elle a été appliquée avec discernement, suffirait à déterminer le mouvement de capitaux nécessaires à la multiplicité de ces fécondes entreprises. Déjà, sur l’espérance d’un avenir meilleur, les cours si longtemps dépréciés des titres de chemins de fer espagnols ont regagné une plus-value considérable que l’avenir justifiera sans doute ; mais comment l’état pourrait-il consentir même à des avances momentanées en faveur des travaux d’intérêt général, si les finances publiques n’obtiennent pas avant tout des améliorations dont l’importance semble dépasser les espérances permises ? C’est en vain que l’administration aura été réformée, que la perception des impôts se fera avec une régularité suffisante, que de nouveaux arrangemens auront été conclus avec les créanciers de l’état pour consolider les dettes flottantes, ajourner les exigences trop lourdes et compenser par des plus-values de capital des diminutions d’intérêt ; comme après toutes ces mesures prises, et dans l’hypothèse même du plus grand succès possible, il y aura encore pour un temps plus ou moins long une différence entre les dépenses, si réduites soient-elles, et les recettes augmentées, on reviendra toujours à se demander si l’Espagne possède réellement les forces productives suffisantes pour doubler le revenu public dans une période de quelques années.

Jusqu’ici, l’Espagne a bien trompé les espérances de ses amis. Depuis la mort de Ferdinand VII et la proclamation de la reine Isabelle, tous ceux qui avaient foi dans les institutions libérales crurent sous la régence de Marie-Christine d’abord, sous le règne d’Isabelle II ensuite, que la monarchie constitutionnelle trouverait dans la Péninsule un terrain particulièrement propice à son développement. Dans quelle nation pouvait-on espérer plus aisément l’accord entre l’autorité royale si respectée, l’aristocratie si populaire et les autres classes d’une nation d’où la sobriété a banni l’avidité haineuse et qu’une fierté native soustrait à l’envie ? Il semblait bien que la forme du gouvernement la plus favorable aux améliorations progressives, au développement des intérêts matériels et en même temps à la diffusion de l’instruction publique, devait se naturaliser mieux que partout ailleurs dans un milieu si bien préparé pour la recevoir. La situation isolée de l’Espagne, en la soustrayant aux ingérences étrangères, lui permettait en outre d’éviter les dépenses militaires exagérées et de réserver ses efforts aux travaux de la paix. Ce n’est pas le moment de rappeler par suite de quelles vicissitudes cette monarchie constitutionnelle a été troublée, rejetée, remplacée et enfin restaurée sur la tête du petit-fils de Marie-Christine. Bornons-nous à compter de 1833 à 1875 plus de quarante années perdues, et exprimons notre tristesse en remontant chaque degré de cette pente fatale où des ambitions privées ont précipité le peuple le mieux fait pour jouir d’un gouvernement régulier, de constater qu’aucun de ces mouvemens n’a eu pour excuse ou pour prétexte un progrès à obtenir au profit de n’importe quelle cause et de n’importe quel intérêt avouables. Si d’autres pays ont trouvé après les épreuves de la guerre une prospérité nouvelle, quels sont pour l’Espagne les fruits de ces années d’agitations ?

On se tromperait cependant, si l’on croyait que l’Espagne elle-même a échappé à la loi du monde contemporain la plus irrésistible de toutes et la plus féconde pour le progrès, c’est-à-dire le développement de la consommation. Bon gré, mal gré, les jouissances matérielles deviennent le patrimoine de tous, et l’Espagnol lui-même approche ses lèvres de cette coupe dont les bords seront incessamment élargis ; l’on peut donc sans témérité prédire qu’avec le rétablissement de l’ordre un mouvement se produira de l’autre côté des Pyrénées, analogue à celui qui s’est opéré de ce côté-ci après les privations de la guerre de 1870. Ce sera l’exubérance des forces trop longtemps mal dépensées d’une nation rendue au repos et tout étonnée de se retrouver calme et maîtresse d’elle-même. Bien des symptômes existent déjà de l’imminence d’un tel réveil, Même aux époques les plus troublées, l’industrie et le commerce ont eu leur mouvement accoutumé. Dans les localités un peu éloignées des mouvemens politiques, l’existence n’a guère changé : à Madrid, ni les plaisirs ni les affaires n’ont chômé ; il semble que les particuliers aient à peine souffert de la cessation du fonctionnement administratif qui affectait au contraire si profondément les finances de l’état. Le mouvement des chemins de fer l’atteste avec évidence. En prenant pour exemple les quatre lignes dont le trafic est le plus régulièrement établi, on constate des augmentations, même pour les plus mauvaises années. En 1873, le réseau de Madrid-Saragosse-Alicante donne une recette de 35 millions, et en 1874 de plus de 36 ; le Nord de l’Espagne encaisse 16 et 18 millions, le Cordoue-Séville 3,400,000 et 3,600,000, le Pampelune-Barcelone 5,800,000 et 8,220,000. Si l’on remonte à l’année 1868, avant la révolte d’Alcolea, les recettes brutes pour l’Alicante s’élevaient à 27 millions, pour le Nord à 17, le Séville-Cordoue à 2,900,000 et le Pampelune à 9,800,000, Sur deux de ces chemins, le Pampelune et le Nord, la guerre carliste a interrompu le trafic dans une grande étendue, et cependant le résultat est encore à peu près égal ; pour les deux autres, l’augmentation est considérable. Ces chiffres nous paraissent concluans.

Cet accroissement du trafic ne coïnciderait pas avec un mouvement analogue du commerce général, si l’on s’en rapportait au tableau publié par la direction espagnole des douanes sur les quantités et la valeur des principaux articles exportés par les douanes espagnoles (îles Baléares comprises). Les dix premiers mois de l’année 1874 ont donné, d’après ce document, sur la même période de l’année précédente une diminution de produits exportés pour une valeur de 127 millions de francs ; mais en analysant ces chiffres l’on voit que la diminution porte tout entière sur les céréales, les spiritueux, etc. La récolte d’une année a été plus mauvaise que l’autre, c’est la loi du temps contre laquelle on ne peut rien ; mais d’autre part l’extraction des minéraux a été plus abondante, l’exploitation des mines d’Almaden et de Rio-Tinto a singulièrement gagné au nouveau régime, le produit du timbre, affermé aussi à une régie particulière, est plus élevé qu’auparavant. On peut citer encore les résultats de plus en plus fructueux que donnent les sociétés des mines de zinc de la côte asturienne, les mines de plomb, de cuivre, de calamine, etc. ; la production du sel a fort augmenté. Il n’est pas douteux non plus que les chiffres de l’importation ne se soient accrus, car sans cela on ne pourrait se rendre compte de l’augmentation du trafic des chemins de fer, lequel n’est pas dû au trafic des voyageurs, ni au mouvement des troupes, concentré d’ailleurs sur un point seulement. Enfin le relevé du commerce entre la France et l’Espagne, d’après nos propres documens, donne la preuve d’un progrès constant. En 1869, le total était de 281 millions ; en 1873, il s’élève à 356.

Si donc on manque de données tout à fait précises pour expliquer avec détails comment ni le commerce, ni l’industrie, n’ont souffert de l’état actuel de l’Espagne, ni l’agriculture elle-même autrement que par les vicissitudes naturelles des bonnes et des mauvaises récoltes, il ressort néanmoins de l’ensemble des faits qu’une recrudescence paraît d’autant plus vraisemblable, le calme revenu, que les troubles préexistans ont produit des effets moins regrettables. Nous ne craignons pas à cet égard de passer pour mauvais prophète en prédisant à l’Espagne un mouvement d’explosion comparable à celui que nous avons constaté chez nous-mêmes, soit en 1852, soit en 1872. Que la question financière soit réglée de manière à ne pas compromettre le crédit de l’état, que le réseau des chemins de fer soit remanié d’abord et complété ensuite, que le gouvernement du jeune roi Alphonse se consolide par l’adhésion des chefs dont les partis se plaisent à écouter la voix, que le patriotisme dicte à M. Castelar par exemple la louable conduite qu’il a inspirée à M. Sagasta, au duc de la Victoire, à son intrépide adversaire Cabrera, et l’Espagne retrouvera une ère de prospérité et d’apaisement intérieur dont aucune des autres nations européennes ne présenterait un plus consolant tableau. Elle le devrait d’abord à un grand effort de probité politique, à un sentiment de moralité, de patriotisme, de concorde civique dont ces nobles populations de la Navarre, de l’Aragon, de la Castille, de l’Andalousie, sont bien propres à recevoir et à suivre les leçons ; dans une sphère d’idées moins hautes, il faudrait aussi en faire honneur au simple progrès de la consommation. La consommation se présente non-seulement comme la cause du progrès des richesses privées et du revenu public, c’est encore le mobile le plus puissant de l’économie, de la prévoyance, de l’ordre sous toutes les formes, et l’on peut ainsi justifier la sympathie avec laquelle en est prévue et désirée l’expansion partout et pour tous.


Bailleux de Marisy.
  1. La Gazette de Madrid a publié, le 7 avril dernier, l’exposé des motifs du décret qui accompagne le budget additionnel de la guerre pour la fin de l’exercice 1874-75. Nous en citons l’extrait suivant : « Quand on considère que les seules dépenses du budget de la guerre dépasseront cette année 375 millions de francs, les dépenses de la marine non comprises,… que c’est aussi de la nation que proviennent les ressources que consument les troupes carlistes, — quand on compte la richesse détruite, celle qu’il y a encore à détruire, et celle qui n’a pas été produite durant ces années de guerre, — quand on voit que tous les revenus publics permanens fournissent à peine au trésor une recette positive égale aux sommes qu’il faut consacrer aux dépenses militaires, que toute l’administration de l’état, la marine, la justice, le fomento (commerce et travaux publics), les cultes, l’immense charge de la dette publique, que tout cela en un mot reste en découvert et se trouve difficilement alimenté par des opérations de crédit à intérêt énorme, qui en peu de temps doublent les dettes primitives, — quand on voit enfin Cuba dévorée par une guerre non moins cruelle ni moins coûteuse, qui est en train de transformer la province la plus riche de la monarchie on un monceau de cendres, l’esprit le plus serein, le plus confiant dans l’avenir de la nation, serait tenté non-seulement de perdre courage, mais encore de perdre l’espoir qu’il y ait remède à tant de maux. » Que pourrait-on dire après un tel aveu ?
  2. Le directeur-général des ponts et chaussées et des mines ne tarda pas à être promu au rang de sous-secrétaire d’état des travaux publics. L’honorable M. Dufaure, qui prit cette mesure, se résignait, comme il le déclarait expressément, à se priver au profit de son collaborateur des plus importantes attributions de son ministère pour enlever les corps des ingénieurs français aux vicissitudes et aux faveurs dangereuses de la politique, et assurer pour de longues années la suite de nos grandes entreprises à celui qui mieux que personne était capable de les mener à bien.