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Les Finances de l’Italie (A. Dubief)

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Les finances de l’Italie
Adrien Dubief

Revue des Deux Mondes tome 129, 1895


LES
FINANCES DE L'ITALIE

A la régénération politique devra succéder, disait Victor-Emmanuel, la régénération économique. Il avait suffi de quinze années pour réaliser le programme rêvé par le fondateur du nouveau royaume d’Italie. Bien que sa constitution géographique, la diversité de ses races, les traditions de fédéralisme léguées par son histoire la rendissent rebelle à l’unité qui fut le prix de mille sacrifices, l’Italie avait surmonté tous les obstacles pour réaliser l’œuvre de son unité nationale et de son relèvement économique : grâce à son esprit politique et au courage patriotique avec lequel elle avait supporté toutes les charges que lui imposait sa haute ambition, elle était parvenue à s’élever au rang des grandes puissances.

L’Italie, dont la renaissance justifiait tant d’espérances, a subi, depuis quelques années, un arrêt dans son développement. Elle souffre en ce moment d’une crise dont le gouvernement italien, il y a un an, a reconnu la gravité. Le président du Conseil des ministres et le ministre des finances, renonçant à dissimuler la vraie situation, ont reconnu le danger, et ont demandé aux partis la trêve de Dieu pour le salut de la patrie. Quelle est la cause du mal ? Quel en est le remède ?

Pour connaître la situation économique et financière de l’Italie, nous étudierons les faits. L’examen des comptes de l’Etat et des budgets des localités nous apprendra la situation de la fortune publique. Quand nous aborderons l’étude de la fortune privée, nous trouverons de précieuses informations dans les tableaux du mouvement commercial, des donations et successions, de l’épargne, de l’émigration. L’étude des bilans suffira à nous éclairer sur les banques d’émission, qui prêtent leur concours à l’État comme aux particuliers. Enfin il est un ensemble de phénomènes qui sont comme la résultante de la situation de la fortune publique et de la fortune privée d’un pays, ce sont les cours du change, le taux de l’escompte, l’abondance ou la disparition de la monnaie » métallique, les fluctuations de la rente. Les documens statistiques où se lisent ces phénomènes reflètent la situation économique et financière de l’Italie.

Pour déterminer les causes et le remède de la crise actuelle, il faut jeter un rapide coup d’œil sur l’histoire des finances italiennes.

La formation du royaume d’Italie a coûté cher. Le nouveau gouvernement, auquel les anciens gouvernemens avaient légué une dette de plus de deux milliards, dut assumer les charges inhérentes à un grand État unitaire rattaché à la capitale par les liens d’une centralisation coûteuse, pourvu de tous ses services et, de tous ses organes nécessaires. Il fut obligé de mettre tout en œuvre pour faire face à une lourde situation financière : augmentation des impôts, rétablissement du droit sur la mouture si impopulaire, paiement anticipé des contributions, large émission de rentes, emprunt forcé, cours forcé, extension de la circulation fiduciaire, accroissement de la dette flottante, inscription aux budgets locaux de dépenses d’État, vente des biens du clergé et des congrégations, réalisation de titres industriels en portefeuille, escompte du produit de la régie des tabacs, le gouvernement ne recula devant aucune mesure pour sortir des difficultés financières qui menaçaient le nouveau royaume.

L’année 1875 marqua la fin de cette crise : les comptes budgétaires se soldèrent par un excédent de recettes de 27 millions de lires[1]. L’unité de l’Italie était accomplie, l’équilibre budgétaire obtenu ; cette même année cessa toute émission nouvelle de papier-monnaie. La droite avait achevé son œuvre. La gauche, qui la remplaça au pouvoir, en 1876, continua, pendant les premières années, les traditions d’une gestion sage et prudente. En 1880, la situation économique et financière était bonne, le budget se soldait par un excédent de 21 millions de lires. L’amélioration des finances de l’État avait permis de diminuer d’un quart l’impôt sur la mouture qui disparut bientôt entièrement et de venir en aide aux communes qui avaient bénéficié d’une légère partie de la taxe sur la richesse mobilière. La prospérité de l’Italie allait rendre possible, l’année suivante, la loi bienfaisante de l’abolition du cours forcé.

À partir de 1881, les déficits reparaissent, et depuis quelques années ils s’élèvent à des chiffres considérables ; la situation économique s’aggrave d’année en année. L’Italie venait de céder à l’attraction de l’Allemagne et de changer l’orientation de sa politique étrangère : M. de Bismarck avait su mettre à profit le mécontentement causé de l’autre côté des Alpes par l’occupation de Tunis et l’Italie avait conçu le désir de tirer parti d’une puissante alliance le jour où éclaterait une guerre qui, pendant longtemps, a semblé imminente. À l’attitude nouvelle de l’Italie ne sont pas étrangères la crainte du rétablissement du pouvoir temporel du Pape entretenue même dans les classes éclairées, les susceptibilités qu’ont pu éveiller les reproches d’ingratitude de notre presse, et les allures protectrices de la nation française à l’égard de la nation voisine.

Nous ne nous attarderons pas à rechercher les causes de l’entrée de l’Italie dans la triple alliance. Constatons simplement ce qu’elle a coûté à l’Italie par l’exagération des dépenses militaires, par la perte des marchés commercial et financier de la France qui ont été les conséquences de cette orientation nouvelle : voilà les trois causes qui ont engendré la crise actuelle.


I

Deux fléaux mettent le désordre dans les finances des États modernes ; ce sont le développement des dépenses militaires et le développement des travaux publics improductifs : l’Italie n’a pas échappé à celle double influence. Les dépenses de guerre, de marine et de travaux publics, en 1892-1893[2], se sont beaucoup plus augmentées que les autres dépenses d’administration qui ont peu progressé, si l’on excepte toutefois les dépenses de l’instruction publique[3] et les dépenses des pensions qui ont grandi sous l’influence du régime parlementaire[4].

Accru considérablement par suite de l’adhésion à la triple alliance, le budget des dépenses de guerre a toujours coûté cher à la nation. L’armée a joué un grand rôle qui peut donner l’explication de ces sacrifices ; par l’obligation du service et le lien d’une forte discipline, elle a mis en contact journalier les populations les plus réfractaires à l’unité. C’est l’année qui a inculqué à toutes les couches de la société l’idée d’un grand État dont tous faisaient partie et leur a mis dans le cœur le sentiment de la patrie commune. L’armée a été comme le creuset où sont venus se fondre tous les élémens particularistes pour constituer la grande nationalité italienne.

Elle a eu une autre mission : elle a contribué au progrès de l’instruction nationale. Pour diminuer le nombre des illettrés, le législateur a décidé d’envoyer par anticipation dans leurs foyers les hommes qui prouveraient leur connaissance de la lecture et de l’écriture, et il adonné ainsi une vive impulsion à l’enseignement primaire.

Auxiliaire puissante de l’unité et du développement de l’instruction, l’armée italienne, à ce double titre, est devenue la véritable éducatrice du pays, l’institution vraiment nationale, essentiellement populaire et respectée de tous, planant au-dessus des luttes des partis.

Jamais on ne lui a marchandé les crédits. Déjà, en 1875, les dépenses de la guerre et de la marine s’élevaient au chiffre de 217 millions et demi de lires. En 1880, elles étaient de 245 millions. L’entrée de l’Italie dans la Triplice a été le signal d’une forte progression des dépenses de guerre. Si la conclusion du traité se lit sous le ministère ; Depretis, en 1882, elle avait été précédée d’une période de négociations durant laquelle l’Italie, en entente cordiale avec l’Allemagne, engagea des dépenses militaires importantes.

De 1881 à 1887, en sept années, les dépenses de la guerre et de la marine passèrent de 271 millions à 348 millions de lires. L’arrivée de M. Crispi à la présidence du Conseil, en 1887, provoque une recrudescence des dépenses militaires ; à la suite de la visite du premier ministre à M. de Bismarck au mois d’octobre de cette même année, les dépenses de la guerre et de la marine sont portées au chiffre de 438 millions 600 000 lires pour l’exercice 1887-1888. En 1889-1890, elles atteignent le chiffre le plus élevé : 480 millions 800 000 lires ; puis, sous la pression des déficits, elles diminuent, en moyenne, de 50 millions environ par année. De 1881 à 1893, depuis l’adhésion à la Triplice, la moyenne annuelle des dépenses de la guerre et de la marine a augmenté de 135 millions de lires par rapport à la moyenne des dépenses de même nature de 1875 à 1880, soit une augmentation moyenne de 57 pour 100 durant cette période. Les dépenses militaires et navales de l’Allemagne ont suivi une progression analogue. De 1881 à 1893, la moyenne annuelle des dépenses de la guerre et de la marine a augmenté de 101 millions, soit 17 pour 100 par rapport à la moyenne des dépenses des 6 années antérieures. Si on compare, le budget de 1880 et le budget de 1893, on constate une augmentation de 79 pour 100 d’un budget à l’autre.

Pour la France, la moyenne annuelle s’est abaissée de 22 millions, soit une diminution de 2 pour 400.

En même temps qu’elle assumait le fardeau que lui imposait la triple alliance, l’Italie se lançait dans la politique coloniale. De 1880-1887 à 1892-1893, les dépenses occasionnées par l’occupation de Massouah montent à plus de 119 millions. Qu’est-ce que cette colonie d’Erythrée, qui a coûté de lourds sacrifices ? C’est une région composée de quatre zones dont une seule est habitable.

Les dépenses de travaux publics sont loin de s’élever à un chiffre aussi considérable que les dépenses de la guerre et de la marine dont, en 1892-93, elles ne représentent pas tout à fait la moitié. Elles sont néanmoins excessives.

Assez peu avancée dans le développement de ses routes, l’Italie a porté tous ses efforts vers l’extension de ses voies ferrées, plus onéreuses pour son budget que tous autres travaux publics.

Le nouveau royaume avait trouvé un réseau de chemins de fer fort peu étendu, sauf en Lombardie. Les lignes avaient été établies par chaque Etat, sans vue d’ensemble, exclusivement d’après les besoins locaux de chaque région, reliées entre elles par des soudures hâtives, ne communiquant que par des voies tortueuses, et au prix de nombreux détours, avec la capitale nouvelle. Pour lutter contre les tendances particularisas, aussi bien que pour rendre l’Italie forte contre l’étranger et donner satisfaction aux besoins commerciaux des populations, le gouvernement voulut enlacer le pays entier d’un vaste réseau qui reliât les villes les plus importantes entre elles et avec la capitale.

La contribution de l’Etat à ces dépenses fut la cause principale de la progression constante du budget des travaux publics. La moyenne des dépenses ordinaires et extraordinaires de travaux publics, qui de 1875 à 1880 s’était élevée à 121 600 000 lires, s’éleva de 1881 à 1887 à 221 millions. En 1887-1888 ces dépenses montent à 350 millions de lires.

L’année suivante, la dépense subit, sous la pression des déficits, une réduction qui s’accentue encore après la chute de M. Crispi, en 4894. La moyenne de 1887 à 1893 s’est élevée au chiffre énorme de 251 millions.

II

Pour faire face au développement exagéré de ses dépenses, l’Italie a fait un large usage des ressources extraordinaires.

Dans ce que l’on pourrait appeler la période d’installation du nouveau royaume, quand il fallut constituer tout d’une pièce l’organisme d’un grand État centralisé de 28 millions d’âmes, les recettes ordinaires ne pouvaient suffire à cette immense tâche. Mais les lourdes dépenses de premier établissement une fois terminées, l’Italie devait payer en temps de paix ses dépenses par le produit de ses revenus normaux, c’est-à-dire de ses exploitations et de ses impôts. De même qu’un particulier marche à sa ruine quand il dépense plus que son revenu, de même un État suit une voie funeste quand il solde ses dépenses non par l’impôt, dont le poids est une sauvegarde contre les prodigalités, mais par les aliénations d’actif et par l’emprunt qui, sans répercussion sérieuse sur les contribuables, ouvrent la porte à toutes les dépenses improductives, engagées sans compter. L’emprunt, dont les nations modernes font un usage si abusif, ne devrait être permis que pour solder les dépenses de l’organisation primitive d’un État ; les dépenses d’une guerre ; enfin les dépenses de travaux publics rémunérateurs, dont le produit net atteint ou excède l’intérêt et l’amortissement de l’emprunt contracté.

L’Italie, à l’exemple de nombreuses nations, ne s’est pas conformée à ces sages prescriptions. Continuant, de 1875 à 1893, l’emploi de procédés qui ne pouvaient plus trouver leur justification dans les nécessités de la formation du royaume, le gouvernement a largement recouru, et souvent clandestinement, aux ressources extraordinaires. Au début de cette période, l’État pensa qu’on avait trop fréquemment fait un appel direct au crédit pour que de nouvelles souscriptions publiques pussent réussir. Il préféra vendre des rentes, écoulées sur le marché au fur et à mesure des besoins du Trésor. Ces ventes donnent être proscrites, parce qu’elles donnent la faculté de contracter, sans éveiller l’attention, des emprunts continus, dont le chiffre n’est pas déterminé d’une façon précise par le Parlement.

Rien n’était plus légitime que l’emprunt de 729 millions de lires autorisé par la loi de 1881 pour abolir le cours forcé. La situation de l’Italie eût été bonne, si la série des emprunts et des opérations financières anormales provoquées par la fondation du nouveau royaume avait été close par cet emprunt qui contribua à rétablir la circulation monétaire. Mais à côté de cet emprunt justifié, combien d’emprunts, combien d’opérations financières vinrent procurer au Trésor des ressources que l’impôt seul doit fournir !

Le développement des travaux publics, et notamment des chemins de fer improductifs, a été le signal d’un accroissement indéfini de la dette publique. Le gouvernement italien comprit que le vaste plan de travaux publics, dressé en 1879, imposait au budget des charges d’autant plus lourdes que, sous l’empire des tendances particularistes, les provinces, que l’on ne voulait pas mécontenter, luttaient pour obtenir la plus forte part des faveurs gouvernementales, sans souci de l’intérêt général. Le gouvernement ne voulut pas renoncer au vaste programme auquel l’emprunt devait faire face, mais il chercha une combinaison qui lui sembla concilier l’exécution île ce programme avec le souci de son crédit qu’il voulait ménager.

Aux termes des conventions de 1884 et de la loi du 20 avril 1885, l’Etat, qui concède à l’industrie privée l’exploitation technique et commerciale des chemins de fer, met les constructions futures à la charge des compagnies et leur donne mission de faire appel au crédit public pour le compte de l’Etat, qui garantit le paiement des intérêts et l’amortissement du capital emprunté. D’autre part, l’Etat émet directement des obligations pour solder les dépenses d’amélioration et d’augmentation du matériel. Ces conventions fournissent au Trésor une ressource extraordinaire liquide de 266 millions de lires, applicables à la mise en état du matériel, et qui n’est autre chose qu’un emprunt du gouvernement qui paie l’intérêt et l’amortissement de cette somme. Construites et exploitées au moyen d’emprunts appareils ou déguisés de l’Etat, les lignes du réseau de l’Etat italien constituent une dépense improductive, le revenu net que l’Etat en retire représentant à peine 0,09 pour 100 du capital dépensé, qui s’élève à 3 milliards 584 millions de lires[5]. Si au produit net on ajoute les produits accessoires que les chemins de fer italiens rapportent à l’État, c’est-à-dire l’impôt sur la richesse mobilière, la taxe sur la petite et la grande vitesse et autres droits, on trouve que le revenu du capital engagé est de 2,57 pour 100.

En 1890, le gouvernement adopta pour ses emprunts un nouveau type, dit « obligation d’Etat 4 pour 100 pour les constructions de chemins de fer » ; il n’offrit pas au public ces nouveaux titres qui auraient fait concurrence aux obligations similaires que plaçaient les compagnies de chemins de fer, il les substitua aux rentes déposées à la Banque comme garantie des billets d’Etat en circulation et qui représentaient un capital nominal de 149 millions ; il négocia ensuite ces rentes, qui furent cédées à un syndicat ou écoulées sur le marché au prix moyen de 90,16 pour 100.

C’est dans le même esprit d’expédient que furent conçues les opérations financières auxquelles a donné naissance le service des pensions : la loi du 7 avril 1881 confiait la gestion de ce service à la Caisse des dépôts et prêts[6], chargée d’en assurer l’exécution moyennant la remise d’une rente d’environ 27 millions de lires inscrite au Grand-Livre et destinée aux pensions anciennes et d’une annuité de 18 millions de lires, inscrite au budget pour assurer le paiement des pensions nouvelles. La Caisse des dépôts et prêts, ne pouvant payer, au moyen d’une rente et d’une annuité s’élevant ensemble à 45 millions, les pensions dont le chiffre monta à près de 66 millions en 1882, devait vendre des rentes pour parfaire la différence. En quatre ans et demi, de 1882 à 1885-1886, la Caisse avait dû aliéner, sur le capital primitif de près de 489 millions de lires, une somme totale de 107 millions et demi pour assurer l’intégralité du service des pensions. Une loi du 7 avril 1889 abolit la Caisse des pensions et inscrivit à nouveau au budget le crédit nécessaire à ce service[7] ; une loi du 8 juin 1893[8] rendit à la Caisse des dépôts et prêts le service des pensions, moyennant la remise d’une annuité de près de 41 millions de lires, et la chargea d’avancer au Trésor le surplus de la somme nécessaire au paiement de toutes les pensions auquel une annuité de 41 millions ne pouvait suffire.

La Caisse des dépôts et prêts prête à l’Etat, c’est-à-dire l’Etat se prête à lui-même, puisque la Caisse est une institution d’Etat sous la dépendance complète du ministère du Trésor. L’Etat n’emprunte pas directement, pour dissimuler l’emprunt par l’interposition d’une caisse, véritable trompe-l’œil imaginé pour masquer au public la situation des finances.

De 1882 à 1893, on a pourvu au service des pensions au moyen d’émissions successives de rentes dont le total atteint 200 millions et constitue chaque année un déficit non apparent.

Rapide a été la progression des ressources extraordinaires obtenues de 1875 à 1893 par ces expédiens variés. En 18 ans, de 1875 à 1893, le total des recettes extraordinaires réalisées effectivement est monté à 4 milliards 295 millions de lires. La dette consolidée et la dette amortissable s’élèvent à 12 milliards 720 millions de lires environ, en capital, et à 597 millions et demi, en intérêts.

En même temps s’accroissait la dette flottante, qui prend, en Italie, des formes multiples : bons du Trésor à courte et à longue échéance, traites diverses sur le Trésor, avances statutaires des banques d’émission, comptes courans, service des pensions, découvert du Trésor, billets d’Etat en circulation, billets d’Etat remis aux banques en couverture de 200 millions d’or pris dans leurs réserves.

La dette flottante s’élève actuellement à 1 milliard 621 millions environ, en capital, et à 30 millions en intérêts. Mais les élémens de cette dette flottante ne présentent pas tous le caractère d’une échéance prochaine ; les bons à longue échéance[9] sont remboursables en cinq ans, après la sixième année qui suit leur émission ; les avances statutaires des banques d’émission qui sont le prix du privilège et qui coûtent peu à l’Etat ne sont pas menaçantes.

Ainsi, une dette consolidée, une dette amortissable et une dette flottante s’élevant ensemble à un chiffre de plus de 14 milliards, voilà la dette d’un royaume qui n’a que 24 ans d’existence.

C’est pour combler les déficits constans que l’Italie a eu recours à une série d’expédiens onéreux.

De 1875 à 1881, période de sagesse, les exercices s’étaient soldés alternativement par des excédents et des déficits et l’insuffisance totale s’était arrêtée à 36 millions de lires.

De 1881 à 1887, l’adhésion à la Triplice a porté ces défunts à la somme d’environ 81 millions.

De 1887 à 1893, c’est par des déficits de 150 à 300 millions que se soldent les comptes.

Le déficit annuel atteint en moyenne depuis 1881, c’est-à-dire depuis l’adhésion à la Triplice, 150 millions de lires ; dans la même période, l’augmentation moyenne des dépenses militaires annuelles s’est élevée à la somme de 135 millions, ce qui représente, à 15 millions près, le chiffre même du déficit. L’Italie aurait trouvé assez de ressources dans ses revenus ordinaires et ses recettes extraordinaires, malgré l’exagération des dépenses de travaux publics, si elle ne s’était pas lancée dans la voie des arméniens à outrance. Sans l’accroissement des dépenses militaires, les budgets Italiens seraient en équilibre.


III

Les dépenses locales tiennent une large place dans les dépenses publiques d’un pays qui, comme l’Italie, a concilié le principe de la centralisation avec le respect des libertés provinciales et communales, avec le maintien d’une vie locale intense et l’inscription aux budgets provinciaux et communaux d’importantes dépenses de services publics qui figurent dans d’autres pays au budget de l’État[10].

La gestion des finances locales en Italie n’a cessé d’être défectueuse. Dans la période même où les finances de l’Etat se relevaient pour aboutir, en 1875, aux excédens budgétaires, les finances des provinces et des communes suivaient une marche inverse. Elles arrivèrent à un tel état de désorganisation qu’à diverses reprises, provinces et communes, désespérant de leurs propres forces, trouvèrent dans l’aide du gouvernement le seul refuge contre la faillite. Une des plus brillantes cités italiennes, Florence, qui avait été la capitale temporaire du royaume, victime de sa prodigalité aussi bien que des événemens politiques qui lui enlevèrent son titre de capitale et les bénéfices qui y étaient attachés, obtint du gouvernement, en 1879, de la soustraire, par un emprunt d’Etat, aux conséquences de son administration imprévoyante. En 1880 le gouvernement dut remédier à la mauvaise gestion de la ville de Naples, dont il garantit la dette unifiée et réduite.

La mauvaise situation des finances locales en Italie a diverses causes : les modifications fréquentes apportées par le gouvernement à l’assiette des impôts pour améliorer sa situation, sans tenir compte de la répercussion fâcheuse qu’elles pouvaient avoir sur les finances provinciales et municipales, les embarras financiers du gouvernement qui enleva aux provinces et aux communes, aux communes surtout, une partie de leurs recettes, et qui mit à leur charge de nombreuses dépenses d’État. Mais ce qui aggrava surtout le désarroi de ces finances ce fut l’incurie de l’autorité locale constatée par mainte enquête, et qui se traduisit par des pratiques vicieuses dans l’exécution des travaux de voirie et mitres travaux des grandes villes. Le défaut de tutelle administrative favorisa les abus et poussa les administrations locales aux dépenses excessives par la trop grande facilité de l’emprunt : affranchies du frein salutaire de l’autorisation préalable, les communes et les provinces ont pu longtemps, par des emprunts continuels, obérer leurs finances, sans rencontrer d’autre obstacle que la loi de 1870 qui limitait le chiffre des lots des emprunts communaux.

Lorsqu’on a vu de près le fonctionnement de la vie locale, on comprend que, s’il est bon de laisser aux localités l’initiative et la décision de leurs affaires, il faut réserver à l’autorité supérieure un pouvoir de tutelle qui les empêche de porter atteinte à l’intérêt général dont elles sont trop peu soucieuses. Les communes et les provinces italiennes n’auraient pas pu aussi aisément, par leurs prodigalités, contribuer à épuiser la matière imposable et à entraîner l’appauvrissement du pays si les emprunts locaux et notamment les emprunts des conseils municipaux, peu éclairés, avaient été soumis à l’approbation de l’autorité centrale, gardienne de l’intérêt général.

Le mauvais état des finances locales a fait comprendre enfin la nécessité d’assujettir les emprunts des provinces et des communes, sinon à l’autorisation expresse, du moins à des mesures restrictives qu’a prescrites la loi du 10 février 1889[11].

Les finances locales ne peuvent se ressentir encore de l’influence bienfaisante de cette loi nouvelle qui ne peut produire ses effets que pour l’avenir. Sous l’empire de la législation antérieure, les dépenses communales[12] ont suivi une marche progressive de 1875 à 1891. Elles ont passé[13] de 277 millions de lires à 390 millions, après avoir atteint 420 millions, en 1889, ce qui représente une augmentation de 43 pour 100[14].

La progression constante des dépenses communales a provoqué une progression parallèle des impôts et des emprunts, dont le produit est venu s’ajouter aux maigres ressources du patrimoine communal[15].

Les impôts communaux, de 1875 à 1891, ont reçu un accroissement notable ; les taxes de consommation ont été relevées de 73 pour 100, les surtaxes foncières de 22 pour 100, la taxe de famille de 69 pour 100, les taxes et droits divers de 60 pour 100[16]. L’accroissement des impôts, le produit du patrimoine communal ne pouvaient suffire à l’exagération des dépenses que les communes se sont efforcées de solder par l’emprunt qui a régulièrement fait progresser les dettes municipales. De 757 millions de lires, en 1877, la dette s’est élevée à 1 175 millions de lires, en 1891. Ce sont les villes les plus importantes, Rome, Naples, dont la dette s’est le plus accrue. L’ensemble des communes rurales a beaucoup moins souffert du fléau de l’emprunt[17].

Comme l’Etat, les communes ont emprunté pour équilibrer leurs budgets, sans cesse en déficit. En 1891, le déficit était de 48 millions 700 000 lires. Il s’était élevé à 90 millions, en 1888[18].

Les finances des provinces ont suivi une marche analogue à la marche des finances communales. L’ensemble, des dépenses a passé de 80 à 109 millions et demi, soit une augmentation de 36 pour 100 environ. Les surtaxes d’impôt foncier, qui constituent la presque totalité des recettes ordinaires provinciales n’ont pu suffire à ces dépenses, bien qu’elles se soient accrues de 42 pour 100 de 1875 à 1891.

Les provinces ont dû emprunter. En 1891, la dette des provinces, qui était de 62 millions et demi en 1873, s’élevait à près de 175 millions.

La dette des provinces et des communes est montée, en 1891, à 1 350 millions 000 000 lires. Elle ne s’élevait qu’à 855 millions 800 000 lires en 1877.

La gestion défectueuse des Nuances locales est venue accroître les Irais généraux qui pèsent sur la nation. A la dette de l’Etat, qui représente un capital de plus de 14 milliards de lires, est venue s’ajouter une dette provinciale et communale de 1 milliard 350 millions 000 000 lires[19].


IV

L’activité productrice d’un pays soutire de l’exagération de ses frais généraux, c’est-à-dire des dépenses publiques, qui se traduit par le poids de l’impôt, par la dépréciation de la valeur du sol, privé des capitaux que les emprunts publics lui enlèvent, enfin par l’augmentation du prix de revient des objets manufacturés. Dans la concurrence que se font aujourd’hui, sur le terrain des affaires, les peuples rapprochés par l’abaissement du prix des transports, le régime protecteur et les barrières de douanes ne suffisent pas à égaliser les conditions de lutte. La diminution des frais généraux est un des élémens qui peuvent assurer aux nations la supériorité sur leurs rivales.

L’exagération des dépenses publiques, en Italie, jointe à la perte du marché commercial et financier français et à l’affaiblissement de son crédit, a contribué à retarder son développement économique.

Jusqu’en 1887, date de la dénonciation du traité de commerce, du 3 novembre 1881, le commerce de l’Italie, importations et exportations réunies, avait une tendance à s’élever, bien que les exportations subissent d’année en année une diminution. Dans l’année qui a suivi la rupture commerciale de l’Italie et de la France, l’Italie a perdu un mouvement d’affaires de plus de 500 millions, soit le cinquième de son commerce total.

Les importations de l’Italie, qui progressaient en moyenne, depuis 1878, de 60 millions par an, ont subi une diminution de près de 400 millions et demi en 1888, et n’ont pu se relever, sauf en 1889, où l’importation monte de près de 200 millions.

Les exportations de l’Italie n’ont cessé de fléchir depuis 1883 : de 1883 à 1887, en cinq ans, la moyenne des exportations a dépassé un milliard. De 1888 à 1892, la moyenne diminue de 133 millions.

En 1891, les exportations sont descendues à leur minimum, 876 800 000 lires ; en 1892, elles se sont relevées à près de 958 millions, et en 1893 elles atteignent 964 millions.

L’Allemagne est venue prendre place parmi les nations qui entretiennent avec l’Italie les relations commerciales les plus suivies et elle les surpassera bientôt si le mouvement actuellement existant continue. En 1875, elle importait en Italie pour 37 millions de lires de marchandises, elle en importait en 1892 pour 144 millions. Cependant les importations de tous les autres pays avaient perdu, surtout celles de la France qui étaient tombées de 369 800 000 lires à 204 500 000. Les importations d’Italie en Allemagne suivaient d’ailleurs une progression ascendante également accentuée : elles passaient de 23 600 000 lires en 1875 à 147 800 000 en 1892.

L’Italie, par suite de la rupture des traités de commerce avec la France, a perdu son meilleur débouché et, quand bien même elle retrouverait dans ses échanges avec l’Allemagne et l’Autriche un courant d’affaires analogue, elle n’en serait pas moins en perte, car ce n’est pas la conservation du marché commercial français qui eût pu être pour elle un obstacle à la conquête de marchés nouveaux.

Si nous comparons maintenant le mouvement de l’importation avec le mouvement de l’exportation, nous constatons que les importations ont toujours largement dépassé les exportations et que ce mouvement s’est accentué de périodes en périodes. L’excédent annuel des importations sur les exportations monte en moyenne à 128 millions de lires de 1875 à 1881 ; 289 millions de lires de 1881 à 1887 et 374 700 000 lires de 1887 à 1893.

La balance du commerce, de plus en plus défavorable à l’Italie, a exercé sur la réserve métallique et sur le change de cette contrée une influence dont les effets fâcheux se sont fait sentir.

La situation économique se révèle encore par d’autres signes appareils. La crise agricole a sévi avec une grande rigueur, comme le prouve l’accroissement de la dette hypothécaire, qui en 1892 s’élevait à plus de 9 milliards et demi de lires, tandis que la dette sans intérêts montait à plus de 6 milliards. La gravité de cette crise trouve sa confirmation dans les chiffres de l’émigration qui, en Italie, porte surtout sur la population agricole. Le chiffre de l’émigration[20] qui était en 1886 de 107 829, s’élevait en 1893, à 246 286, après avoir passé en 1891 par un maximum de 293 031. Ce tableau de l’état économique de l’Italie ne serait pas complet si d’autres élémens ne venaient pas en atténuer le sens. Quand on visite cette contrée, on a l’impression d’une population active et laborieuse.

L’esprit d’économie est si développé et l’organisation des institutions de prévoyance est si heureuse, que le mouvement de l’épargne a suivi une progression ascendante. En 1881, 1e total des dépôts opérés dans les divers établissemens qui reçoivent les épargnes, était de plus de 979 millions de lires ; en 1890 il avait presque doublé[21]

Si nous cherchons à saisir le progrès de la richesse acquise d’après une autre source d’informations, nous constatons dans le tableau des donations et successions en 1892 une augmentation de 25 pour 100 sur 1876.


V

Le mal qu’ont pu faire à l’Italie l’exagération de ses dépenses militaires, l’affaiblissement de son crédit et sa rupture commerciale avec la France, a été encore aggravé par la crise des banques, qui, en désorganisant la circulation monétaire, a porté le trouble dans le monde des affaires.

L’Italie n’a pas l’unité de circulation fiduciaire ; les tendances particularistes ont toujours fait obstacle, dans ce pays, au mouvement qui pousse les nations modernes vers le monopole de l’émission, garantie la plus sûre de la circulation facile des billets accrédités partout, grâce à une banque unique, par la confiance du public. Toutefois, l’Italie marche vers l’unité de circulation ; les banques d’émission qui, en 1874, avaient été réduites à 6, pour donner plus de crédit aux billets, ne sont plus qu’au nombre de 3[22], depuis le désastre de la Banque romaine.

Si les prescriptions législatives et réglementaires pouvaient avoir la vertu magique que l’inexpérience parlementaire leur attribue trop souvent, de suppléer par leur action automatique à la capacité et à la probité de ceux qui sont à la tête des entreprises commerciales, la situation des banques d’émission italiennes serait florissante, si nombreuses sont les mesures tutélaires dont leur gestion a été entourée. Limitation du chiffre de la circulation, défense d’immobilisation, obligation de mise aux réserves et détermination de la proportion du stock métallique or et argent qui les compose, élection des censeurs par les actionnaires, dépôt mensuel au greffe du tribunal de commerce du bilan établi d’après un modèle officiel et certifié par un administrateur et un censeur, publication par le gouvernement d’un bulletin des bilans, contrôle permanent d’un commissaire royal attaché à chaque banque, inspections extraordinaires, la loi a accumulé toutes les précautions pour prévenir une mauvaise gestion : autant de réglementations vaines, quand la direction d’une affaire est livrée à des mains imprudentes ou coupables.

L’histoire des banques d’émission italiennes est la démonstration de cette vérité. Si les excès de la ci roulai ion et les immobilisations ont perdu les banques, ce n’est pas faute de lois et de décrets préventifs prohibant ces abus. Los censeurs, le commissaire royal, les inspecteurs extraordinaires n’ont arrêté ni les émissions excessives, ni les emplois anti-statutaires et c’est le tuteur des banques, le gouvernement lui-même, qui les a parfois poussées dans la voie dangereuse où elles s’engageaient.

Lorsque les banques remboursent leurs billets à vue, la surabondance de l’émission n’est pas à craindre. Le remboursement du billet est le frein normal de la circulai ion fiduciaire. Lorsque, au contraire, les banques qui ont immobilisé ou perdu leurs capitaux ne peuvent plus rembourser à vue leurs billets et obtiennent le cours forcé, la surabondance de l’émission n’a plus de limites et aussitôt apparaît la dépréciation du papier-monnaie, qui a pour conséquences la hausse du change, la disparition de la monnaie métallique, l’élévation du taux de l’escompte. C’est le spectacle que nous donnent les banques d’émission italiennes. A part la Banque toscane de crédit dont l’administration a été sage, les banques d’émission italiennes ont ou immobilisé, ou perdu même leur capital, en se livrant à des opérations étrangères à leur mission. L’enquête à laquelle a donné lieu, en 1892, la crise des banques, a révélé des placemens en immeubles, en mines, des prêts sans garantie aucune, à des communes, à des provinces, à des sociétés, à des banques, à des entreprises de construction en détresse, des prêts hypothécaires, des avances ou ouvertures de crédit sans garantie à des particuliers, notamment à des membres influons du parlement ou du gouvernement, toutes opérations de nature à conduire les banques de circulation à la ruine.

Le gouvernement a tout connu et il n’a rien empêché, il a même excité les banques aux immobilisations. C’est lui qui a obligé la Banque nationale à accorder une subvention de 115 millions de lires à la Banque tibérine, c’est lui qui, pour soutenir les obligations du Risanamento de Naples, a fait acheter ses titres par la même banque pour le compte de l’Etat[23].

Instigateur et complice des immobilisations et des pertes de capital, le gouvernement s’est laissé naturellement aller à soustraire les banques aux conséquences de leurs fautes et à les décharger, par l’établissement du cours forcé, du devoir de convertir leurs billets en monnaie métallique.

Ce qui a perdu les banques d’émission italiennes, ce sont les immobilisations et les opérations anti-statutaires, c’est l’abus du papier monnaie.

C’est pour remédier à ces maux qu’a été rendue la loi du 10 août 1893. Mais un acte législatif ne peut suffire à dénouer la crise des banques. Elle ne trouvera sa solution que dans la sagesse des banques et du gouvernement qui peut seule entraîner la liquidation des opérations anti-statutaires et la fin des émissions de papier-monnaie.


VI

Le trouble de la situation économique a pour indices le cours du change, la crise monétaire, l’élévation de l’escompte, les fluctuations de la rente.

L’Italie trouve des causes d’élévation de son change dans la supériorité de ses importations sur ses exportations qui s’est accentuée depuis la rupture des traités de commerce, dans le placement de la majeure partie de sa dette aux mains des nations étrangères plus riches qu’elle. La dépréciation du papier-monnaie a aggravé le change, qui par ses alternatives de hausse et de baisse inquiète le monde des affaires.

Le change s’est élevé l’année dernière jusqu’à 115, il se serait probablement élevé plus haut sans les dépenses considérables faites en Italie par les étrangers[24], les frais de transports des marchandises exportées et importées par la marine marchande italienne florissante, les frais d’assurance de ces marchandises, enfin les envois d’argent importans, mais impossibles à évaluer, des ouvriers italiens émigrés[25].

Dans ces derniers temps, le change est descendu aux environs de 104. Cette amélioration est probablement due en grande partie aux ventes de rentes faites à la suite de l’élévation des cours, par les Italiens sur le marché de Paris, qui s’est trouvé de ce fait débiteur de l’Italie.

La disparition de la monnaie métallique est la conséquence de la dépréciation du papier-monnaie et de la hausse du change. L’Italie subit une crise monétaire intense. Le gouvernement a essayé à diverses reprises, mais inutilement, d’empêcher le numéraire et surtout l’or de sortir de l’Italie ; un décret du 12 août 1883 ordonna aux banques dont les réserves ne comprenaient pas au minimum deux tiers en or et au maximum un tiers de leur total en argent, de les constituer dans ces proportions dans le délai de deux mois. Il a obtenu des États de l’Union latine de ne pas accepter la monnaie d’appoint italienne. La mise en circulation d’une partie des 200 millions d’or prêtés en 1894 par les banques à l’Etat a pu diminuer l’intensité de la crise monétaire, mais ce n’est là qu’un remède passager.

La disparition d’un grand nombre de banques, la pénurie et la défiance des capitaux maintiennent l’escompte à un taux constamment élevé, il est actuellement de 5 p. 100.

La rente a subi de nombreuses fluctuations depuis que la France a cessé d’être le banquier de l’Italie pour être le banquier de la Russie. En 1881 le cours de la rente 5 p. 100 était de 90,25[26] ; portée, en 1887 à 97,55, touchant à 87,86 en 1893, la rente est redescendue en janvier 1894 aux environs de 71, pour se relever aujourd’hui aux environs de 90.

VII

Un déficit budgétaire moyen de 150 millions de lires, auquel viennent se joindre les déficits des localités obérées, qui, pour les communes seules, s’élèvent à plus de 48 millions de lires[27], une dette consolidée et une dette amortissable montant à près de 13 milliards, une dette flottante, toujours grandissante, qui atteint actuellement plus d’un milliard et demi[28]une dette locale dépassant 1 350 millions[29], la crise commerciale et agricole coïncidant avec les dégrèvemens[30] et avec une vive progression des dépenses, la crise monétaire toujours ouverte, le rétablissement du cours forcé, le crédit public affaibli par l’impôt sur la rente, le cours du change qui cependant s’améliore, l’élévation du taux de l’escompte, les fluctuations d’une rente dont la spéculation agite les cours, — tel est, à l’heure actuelle, l’état économique et financier de l’Italie.

Pour combler les déficits et en prévenir le retour, M. Sonnino, ministre des finances, proposait de diminuer les dépenses et d’augmenter les recettes. Mais il ne montrait pas assez de hardiesse dans ses projets de réformes. Sur le chapitre des dépenses militaires, qu’il eût fallu largement réduire, il ne glanait que des réductions de détail, dont le total montait à 14800 000 lires. Dans les économies fiscales, et surtout dans la diminution des dépenses de travaux publics, il trouvait une économie de 12 millions. Enfin, il attendait une économie de l*> millions de la réalisation de la réforme administrative. Il évaluait à 43 millions et demi les ressources nouvelles qu’il cherchait dans l’assujettissement à la taxe sur les affaires des transactions qui en étaient jusqu’alors exemptées. Restait cependant un déficit de 64 700 000 lires qu’il ne comblait pas ; M. Sonuino laissait entrevoir qu’il tenait en réserve d’autres mesures pour obtenir l’équilibre budgétaire, en faisant appel à toutes les forces contributives du pays. C’était d’abord l’impôt général et personnel sur le revenu, taxe complémentaire et rectificative des inégalités existantes. C’était ensuite la réforme du régime fiscal des alcools.

Mais il était douteux que ces deux mesures dussent produire les résultats désirés, parce que l’impôt général sur le revenu présente en Italie, comme partout ailleurs, des difficultés inextricables d’application et que la consommation de l’alcool peut diminuer sous l’influence de l’accroissement de l’impôt.

M. Sonnino n’a pu mener à bonne fin l’exécution de son programme, il a été remplacé au ministère des finances par M. Boselli qui pratiqua quelques remaniemens de taxes, attribua à l’État le dixième de l’impôt sur la richesse mobilière dont bénéficiaient antérieurement les communes et éleva ce dernier impôt de 13,20 à 20 pour 100. En outre il fit avancer à l’Etat par la Caisse des dépôts et prêts les sommes nécessaires à la garantie du service d’intérêt et d’amortissement de certaines obligations de chemins de fer.

Ces moyens ne peuvent suffire à combler le déficit de 105 millions de lires que le budget voté accusait, et le ministère ne fait pas connaître encore les projets élaborés pour atteindre l’équilibre budgétaire.

Peut-on rétablir l’impôt sur la mouture, si impopulaire, mais qui est d’un large rendement ? Cela paraît difficilement praticable dans un pays dont le gouvernement désire pouvoir supprimer l’augmentation du droit de douane sur le pain, quand le prix du grain s’élèvera au point de faire craindre un renchérissement notable du pain[31].

Si l’Italie ne trouve pas dans l’impôt l’équilibre du budget, fera-t-elle appel aux ressources extraordinaires ?

Assurément elle conserve assez de crédit pour emprunter encore à des conditions plus ou moins onéreuses. Elle peut accroître encore le poids de sa dette flottante par des avances des banques et autres moyens analogues. Enfin, il reste des aliénations d’actif où elle peut chercher des ressources nouvelles. Cette opération lui permettrait de trouver pendant cinq, six ans ou plus même, une somme suffisante pour faire face à ses dépenses. Mais ensuite la situation du Trésor n’en deviendrait que plus difficile. Ce seraient donc seulement quelques années de répit que se donnerait l’Italie, dans l’attente de quelque événement qui viendrait dénouer la crise actuelle.

Si l’Italie persiste dans sa politique financière, elle aggrave sa situation de jour en jour. Cependant, si elle le voulait, le remède au mal serait entre ses mains.

La cause déterminante de ses difficultés financières est l’exagération des dépenses de guerre qui mettent le désordre dans ses budgets et ralentissent l’activité du pays. Si l’Italie, qu’aucune nation ne menace et qui pourrait être un grand État pacifique, voulait ramener son budget de la guerre aux limites raisonnables de l’année 1881, elle retrouverait la prospérité.

Ce serait l’équilibre budgétaire, ce serait le raffermissement d’un crédit ébranlé par l’impôt récent sur la rente, ce serait le remède à une situation économique troublée par l’exagération de dépenses stériles. Avec l’équilibre budgétaire, condition essentielle de la cessation du cours forcé, avec l’amélioration de l’état économique et la confiance qui suivrait le relèvement du crédit public, la crise des banques pourrait prendre fin par le rétablissement de la circulation monétaire.

L’Italie est une terre féconde et en général salubre, elle occupe sur la carte du globe une position géographique sans rivale. Ses marins ne le cèdent à aucuns. Ce que pourraient faire ses agriculteurs sur un sol moins écrasé d’impôts, on le peut voir par l’exemple de ses émigrés qui ont transformé en magnifiques champs de blé les plaines de l’Amérique du Sud. Ses négocians ont montré qu’elle pouvait être l’activité laborieuse de la race, quand ils ont fait revivre dans le nouveau monde les traditions de leurs ancêtres du moyen âge.

L’Italie peut trouver dans ses institutions plus de facilité que d’autres nations pour avoir la continuité de vues qui permet une politique suivie. Elle a un gouvernement capable de défendre l’intérêt général contre les sollicitations égoïstes des intérêts locaux et privés, son parlement ne subit pas l’action dissolvante des oppositions antidynastiques et peut contenir des majorités homogènes. Peu de pays ont une législation financière aussi perfection née[32]. Riche en ressources, riche en hommes, l’Italie, si elle veut, peut espérer voir s’ouvrir encore devant elle de brillantes destinées. Si elle le veut, elle peut reprendre le cours interrompu de son brillant développement économique.


ARIEN DUBIEF.


  1. Dans ce chiffre, comme dans les suivans, il a été fait déduction des amortissemens.
  2. Nous nous arrêtons en 1892-1893, parce que, à partir de cette époque, nous avons, non les comptes, mais seulement les prévisions budgétaires.
  3. Ces dépenses, en très grande partie à la charge des provinces et des communes ont plus que doublé depuis 1875 au budget de l’État (41 millions en 1892).
  4. S’élevant en 1893 à 74 millions, elles ont augmenté de 1/6 environ depuis 1875.
  5. Soit un prix moyen de 355 000 lires par kilomètre.
  6. Institution d’Etat sous la dépendance complète du ministère du Trésor.
  7. La loi rétablissait, dans le budget ordinaire, le service des pensions anciennes. Quant aux pensions nouvelles, il devait y être pourvu : 1° au moyen d’une annuité de 25 millions de lires maintenue au budget, laquelle annuité devait être augmentée d’une somme égale à la diminution du service des pensions anciennes ; 2° en cas d’insuffisance, on devait recourir à la liquidation de l’ancienne caisse des pensions, enfin au budget, s’il était nécessaire.
  8. Qui reproduisait, avec certaines modifications, le principe posé par le décret du 13 novembre 1892.
  9. Créés par la loi du 7 avril 1892.
  10. Après les travaux publics, qui comprennent non seulement l’entretien des voies, ports et établissemens communaux, mais encore, pour une somme considérable, les constructions et travaux neufs, le principal chapitre des dépenses communales est la police locale et l’hygiène publique, l’État italien se déchargeant le plus possible sur les communes des dépenses qui pourraient lui incomber de ce chef. Il en est de même pour l’instruction publique : toutes les lourdes dépenses de l’instruction primaire sont à la charge des communes ; celles de l’instruction technique partagées entre l’Etat et les provinces ; l’Etat ne garde pour lui seul que celles de l’instruction secondaire et supérieure.
  11. Par exemple elle interdit aux communes d’emprunter, si les intérêts des dettes antérieures et de l’emprunt projeté exigent une somme supérieure au cinquième des recettes ordinaires.
  12. Nous donnons le chiffre des dépenses, à défaut de comptes, d’après les prévisions budgétaires que nous avons seules en mains jusqu’en 1891.
  13. Dans ces chiffres, nous ne comprenons pas les dépenses inscrites au chapitre du mouvement des capitaux, c’est-à-dire les dépenses relatives aux intérêts et au remboursement des dettes qui ont monté de 95 à 133 millions, soit une augmentation de 40 pour 100.
  14. Dans ces chiffres généraux, les finances des grandes villes occupent une place importante qu’il serait intéressant de dégager, mais les données des documens statistiques n’en permettent pas la décomposition.
  15. Il s’en faut de beaucoup que tout le patrimoine immobilier soit mis en valeur. En 1891, 243 000 hectares de biens communaux étaient encore incultes, faute de capitaux. Les statistiques italiennes indiquent que, malgré les divers partages intervenus entre les habitans, 414 000 hectares sont encore affectés aux services municipaux ou sont restés sous l’administration directe des communes, mais les statistiques ne disent pas si les 243 000 hectares restés incultes sont compris dans ces 414 000 hectares. Le patrimoine mobilier comprenait, en 1891, 5 millions de lires, qui ont subi la réduction résultant du relèvement de l’impôt sur la richesse mobilière.
  16. Ce n’est pas seulement en France que l’on voit la partie additionnelle de l’impôt affectée aux localités prendre des proportions inquiétantes.
    En 1891, les taxes de consommation perçues pour le compte des communes italiennes dépassaient de 214 pour 100 les taxes de consommation perçues pour le compte de l’État.
    Les surtaxes d’impôt foncier provinciales et communales étaient du double du principal.
  17. Rome, qui avait 31 millions de dettes en 1813, en a 211 en 1889, soit un capital de 499 lires par tête d’habitans. Naples a passé de 70 à 131 millions dans la même période.
  18. Pour Rome seule, le déficit, de 6 millions, en 1891, s’élevait après de 26 millions, en 1888.
  19. En 1891.
  20. Nous donnons ici le chiffre total de l’émigration permanente et temporaire. En 1886, l’émigration permanente était de 85 355 ; en 1893, de 122 934.
  21. Faute de documens, nous n’avons pu dresser le total des dépôts d’épargne pour les années suivantes, mais nous voyons par les chiffres qui nous sont connus, par exemple ceux des Caisses d’épargne ordinaires ou des Caisses d’épargne postales, que le mouvement s’est encore accentué, passant pour les premières,
    en 1893, à 1 245 605 178 lires.
    au lieu de, en 1891 1 177 218 675 —
    Soit une différence en plus de 68 386 503 —
    passant pour les secondes, en 1894, à 396 303 300 —
    au lieu de, en 1891 333 683 900 —
    Soit une différence en plus de 62 619 400 lires.
  22. Outre les banques de Naples et de Sicile, la banque d’Italie, issue de la fusion des banques Nationale d’Italie, Nationale de Toscane et Toscane de Crédit.
  23. Il arriva quelquefois, dit le sénateur Finalli dans son rapport sur les banques, que le gouvernement même, poussé par des considérations d’ordre politique qui échappent au jugement de la commission d’enquête ou qui sont au-dessus d’elle, autorisa des immobilisations qui, dans l’hypothèse la plus favorable, se trouvent en contradiction avec le but et l’essence même des banques d’émission. Il est nécessaire qu’à l’avenir le gouvernement observe et fasse observer les lois mieux qu’il ne l’a fait jusqu’à présent.
  24. M. J. Clare, dans son livre sur le Change, évalue ces dépenses annuelles à 145 millions ; M. P. Leroy-Beaulieu, Traité des Finances, à beaucoup plus de 200 millions.
  25. Le denier de Saint-Pierre ne doit guère entrer en ligne de compte dans l’énumération des élémens qui servent de correctif au change, parce qu’il est fort peu important depuis quelques années et qu’une grande partie de ses fonds est affectée à des dépenses faites à l’étranger.
  26. Moyenne de l’année.
  27. Chiffre de 1891. En 1888, le déficit a atteint 90 millions. Nous n’avons pas les chiffres du déficit depuis 1891.
  28. Le Marché financier, par M. Raffalowich, 1894, prévoit une aggravation moyenne et progressive de 12 millions de lires par an pour la période quinquennale 1895-1900.
  29. Pour 1891.
  30. La loi du 18 juillet 1880 diminua d’un quart l’impôt sur la mouture qui disparut complètement en 1884. Quelques autres dégrèvemens ont été aussi opérés relativement à l’impôt foncier en 1876 et en 1886, relativement au sel en 1885.
  31. Rapport de M. Sonnino.
  32. Les réformes de législation financière préconisées dans ces vingt dernières années ont été réalisées d’abord en Italie.