Les Finances ottomanes - Les deux premiers budgets constitutionnels

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Les Finances ottomanes - Les deux premiers budgets constitutionnels
Revue des Deux Mondes5e période, tome 55 (p. 883-914).
FINANCES OTTOMANES

LES DEUX PREMIERS BUDGETS CONSTITUTIONNELS

Parmi les nombreux problèmes qui s’imposent aux Jeunes-Turcs, il n’en est guère de plus pressant que celui de la gestion financière. Essentielle dans tous les Etats, elle l’est encore davantage là où un gouvernement nouveau vient de s’installer et doit prouver d’une façon tangible qu’il apporte une amélioration à l’ordre de choses préexistant. Sous ce rapport, d’ailleurs, la tâche n’était pas très difficile pour les ministres du sultan Mehemed V : en dehors des revenus gérés par l’administration internationale de la dette publique, le désordre et l’arbitraire régnaient à un tel point dans la perception des impôts et les dépenses publiques que le moindre progrès devait soulager les populations et leur démontrer qu’il y a quelque chose de changé dans l’empire du Padishah. Le moment est donc venu d’examiner comment se présente la situation financière et économique de la Turquie, quels sont ses élémens de prospérité, dans quelle situation se trouvent ses finances, mal connues jusqu’ici, à l’exception de la partie qui en était gérée par le Conseil européen de la Dette, et ce que nous devons attendre de l’avenir et des réformes à l’exécution desquelles les nouveaux ministres se sont courageusement dévoués.


I. — SITUATION ÉCONOMIQUE : PRODUCTION ET TRANSPORTS

La Turquie est avant tout un pays agricole, et c’est au développement de l’agriculture que, très sagement, le gouvernement donne ses premiers soins. Il juge avec raison que vouloir créer de toutes pièces des industries, pour lesquelles manquent et les gisemens métalliques et houillers suffisamment reconnus et les populations préparées aux travaux de la mine et de l’usine, serait créer quelque chose de factice, en tout cas de prématuré. Il vaut mieux chercher à améliorer ce qui existe, donner au paysan, doué de grandes qualités, la sécurité qui lui manquait jusqu’ici, le protéger contre les exactions des fermiers d’impôt, lui faire connaître les méthodes modernes de culture, mettre le crédit à sa disposition par l’intermédiaire de la Banque agricole qui existe et qui paraît susceptible de servir de base au développement des campagnes. Les ressources que l’État, une fois les réformes accomplies, pourra tirer des impôts actuels seront suffisantes pour équilibrer son budget, aussi longtemps du moins qu’il sera maintenu dans les mêmes proportions.

La population directement soumise à l’autorité turque ne dépasse guère, d’après d’anciennes statistiques, 24 millions d’habitans, répartis sur les 4 235 000 kilomètres carrés qui forment la superficie d’un empire dont l’étendue égale presque celle de l’Europe, déduction faite de la Russie. La Turquie d’Europe renfermerait 6 millions d’habitans ; l’Asie Mineure, 9 millions ; l’Arménie et le Kourdistan, 2 millions et demi ; la Mésopotamie, 1 million et demi ; la Syrie, 3 millions ; l’Arabie, 1 million ; la Tripolitaine, 1 million. Cette évaluation est fort incertaine et paraît inférieure à la réalité ; il suffit, pour s’en rendre compte, de rappeler que l’Arabie, dont la superficie est de 2 289 000 kilomètres carrés, ne figure dans ce tableau que pour 1 million. La Crète est sous le régime autonome que l’on sait ; Chypre a été donnée à bail à l’Angleterre, Samos paie un tribut, l’Égypte fait de même, mais ne peut être considérée, au point de vue économique tout au moins, comme faisant partie de l’Empire.

La propriété foncière revêt quatre formes différentes : miri, c’est-à-dire domaine impérial, qui constitue la majeure partie du territoire, et qui est concédé à des exploitans moyennant paiement par eux d’une redevance, faute d’acquitter laquelle ils sont déchus ; vacouf ou fondations pieuses, dont l’objet primitif était de pourvoir à l’entretien des mosquées et écoles ; mulikaneh attribués aux spahis, c’est-à-dire aux anciens soldats des califes, qui étaient exempts d’impôt ; enfin la terre mulk, c’est-à-dire possédée en pleine propriété par les particuliers : ce dernier mode est peu répandu et ne se rencontre guère que dans les villes et le voisinage des bourgs, où les paysans achètent de temps à autre des parcelles du gouvernement. Malgré les systèmes rudimentaires de culture, la Turquie, grâce à la fertilité du sol, produit une grande variété de céréales et de fruits : en 1905, 18 millions de quintaux métriques de blé, 34 millions de quintaux d’orge, de seigle, d’avoine, de maïs. Le Yemen fournit un café apprécié. Les forêts, malheureusement dévastées par les moutons et les chèvres, couvrent près de 10 millions d’hectares. Les provinces de Brousse et d’Ismid récoltent près de 8000 tonnes de cocons de vers à soie. Il existe, surtout en Asie, des gisemens de chrome, de plomb argentifère, de zinc, de manganèse, d’antimoine, de cuivre, de borax ; mais, sauf quelques exceptions, ces exploitations sont encore à l’état rudimentaire et auraient besoin de capitaux et d’ingénieurs pour être développées. Les statistiques commerciales sont très incertaines : on évalue le total des importations et des exportations à 50 millions de livres turques (1 150 millions de francs) environ, se partageant à peu près par moitié entre les unes et les autres.

Les chemins de fer, ici comme partout ailleurs, ont joué et sont appelés à jouer un rôle essentiel. La construction des premières lignes remonte à une quarantaine d’années : elle fut due au baron Maurice de Hirsch, qui comprit de quelle importance était l’établissement d’une voie ferrée mettant Constantinople en communication avec le reste de l’Europe. Nous n’avons pas à rappeler les difficultés financières et politiques contre lesquelles il fallut lutter pour mener cette entreprise à bonne fin et faire circuler des locomotives dans les murs du Vieux Sérail. Nous allons seulement présenter un tableau d’ensemble du réseau actuel qui, avec ses 6 600 kilomètres, représente évidemment peu de chose par rapport à ceux de l’Europe occidentale, mais qui est appelé à se développer sous le nouveau régime. Le tronçon d’origine, connu sous le nom de Chemins de fer orientaux, comprend les lignes de Constantinople à Vakarel, passant par Andrinople, Tirnova et Philippopoli ; Salonique-Mitrovitza, Uskub-Zibeftché, Tirnovo-Yamboli ; la ligne dite de jonction relie Salonique à de léagatch et à l’artère principale ; une autre ligne va de Salonique à Monastir ; le réseau d’Anatolie comprend les lignes de Haidar Pacha-Ismidt-Angora et d’Eskit Chehir-Konia. Les chemins orientaux et anatoliens sont à voie normale européenne, 144 centimètres d’écartement. Il n’en est pas de même de ceux d’Aïdin, de Smyrne-Kassaba, de Damas-Hamah et prolongemens, de Mersmé-Adana, de Jaffa-Jérusalem, de Moudaniah-Brousse. Le chemin de fer du Hedja/, qui part de Damas et se dirige au sud en jetant vers l’ouest l’embranchement Deraat-Caïffa, est dû à l’impulsion du sultan Abdul-Hamid, qui y voyait un instrument au service de sa propagande panislamique, lui permettant d’amener plus aisément les pèlerins à la Mecque : il a une longueur de plus de 1 500 kilomètres à voie étroite (105 centimètres).

Cet ensemble de lignes a été construit de façons diverses et par des méthodes dissemblables. Au début, le gouvernement concéda ce qu’on appelait alors les chemins de fer ottomans à un entrepreneur, à qui il paya les travaux au moyen de la remise de 1 980 000 obligations connues sous le nom de Lots turcs et qui constituent une dette directe du Trésor ; plus tard, le système des concessions à des compagnies particulières fut en vigueur : il impliquait l’octroi de garanties kilométriques, données le plus souvent sous la forme de dîmes abandonnées aux concessionnaires ; d’autres lignes ne comportent pas de garanties ; enfin le chemin de fer du Hedjaz a été construit aux Irais du gouvernement, aidé de souscriptions recueillies dans le monde musulman. D’une façon générale, et malgré les fautes inséparables d’entreprises de ce genre sous un régime tel que celui qui fut en vigueur à Constantinople de 1876 à 1909, la charge totale que le pays supporte du chef de ses chemins de fer n’a rien d’excessif : ainsi que le fait remarquer notre compatriote Alexis Rey dans l’excellent travail annuel qu’il consacre à la statistique de l’exploitation, les sommes versées au titre des garanties par l’État ne dépassent pas 20 millions de francs, desquels il y a lieu de déduire la redevance de 3 millions payée par la Société des chemins orientaux pour prix de la cession des lignes situées en territoire bulgare, Moustapha Pacha-Vakarel et Tirnovo-Yamboli. D’autre part, il convient d’y ajouter l’annuité que coûte à la dette publique l’amortissement des lots turcs, qui s’élève à 8 millions et demi et qui, d’ici à une trentaine d’années, aura suffi à éteindre complètement le service de ces obligations : la charge annuelle des chemins de fer représente donc dans le budget environ 25 millions de francs, soit 3 pour 100 à peu près des dépenses totales. L’ensemble des recettes en 1908 a été de 56 millions de francs. Le système des garanties kilométriques pur et simple, qui assure un revenu fixe aux compagnies, est condamné par l’expérience comme par le raisonnement : il constitue en effet une prime au faible trafic. C’est sous une autre forme que devra se manifester le concours de l’Etat, afin de pousser plus avant dans le continent asiatique les lignes amorcées par les tronçons déjà construits et qui ont leur point de départ dans certains ports des mers de Marmara, de l’Archipel, de la Méditerranée, sans compter celle qu’on voudrait inaugurer à Samsoum sur la Mer-Noire. La ligne de Bagdad, dont les 200 kilomètres Konia-Boulgourlou sont construits et exploités, vient d’être l’objet d’arrangemens internationaux qui permettront de la pousser plus activement. M. Pichon a toutefois déclaré à la Chambre des députés que la France y restait pour le moment étrangère :

« Nous avons toujours pensé, a dit le ministre dans la séance du 27 décembre dernier, que si l’on faisait appel à notre crédit nous devions agir autant que possible dans le sens de l’internationalisation de la ligne… Nous continuons à surveiller les négociations engagées à ce sujet… Nous n’avons pas cessé de voir le règlement possible de cette importante affaire dans une coopération équitable des divers Etats à l’entreprise, étant donné que nous y trouverons une part égale à celle des Etats les plus avantagés. » L’Angleterre, de son côté, désire le sectionnement de la ligne, avec des tronçons d’influence et le contrôle pour elle de la partie du réseau situé en Mésopotamie, où elle exerce déjà son action par l’intermédiaire de la Compagnie de navigation sur le Tigre et l’Euphrate dont il a été fort question depuis quelque temps : elle n’a pu s’empêcher d’ailleurs de constater la correction du langage de M. Pichon. Certains journaux d’outre-Rhin, au contraire, considèrent que l’œuvre accomplie par l’Allemagne doit lui assurer une situation prépondérante dans le chemin de fer de Bagdad tout entier : ils ajoutent que la seule construction de la section prochaine, celle qui doit franchir le Taurus, sera l’œuvre de plusieurs années et que la solution définitive de la question d’ensemble peut sans inconvénient être retardée.

Le gouvernement jeune-turc a le désir d’accroître son réseau et voudrait aussi entreprendre des milliers de kilomètres de routes terrestres, indispensables pour alimenter le trafic des routes de fer. Mais, avant d’aborder ces travaux, il faut des ressources qui ont jusqu’ici fait défaut et dont l’historique des finances ottomanes expliquera trop aisément l’absence.


II. — HISTORIQUE FINANCIER

L’ancien système fiscal turc, au lieu de se perfectionner avec le temps, s’est peu à peu relâché au point d’engendrer les pires abus[1]. Le sultan Orkhan, successeur d’Osman, avait fait organiser par son frère Ala-Eddin, premier grand vizir de l’Empire, l’administration des territoires conquis ; en 1328, il ordonna la frappe de monnaies d’or et d’argent portant le chiffre du Sultan et un verset du Coran. Mourad Ier (1359-1389) inaugura le régime des ordonnances (Canouns) interprétatives du Coran, duquel émanent toutes les lois. Les canouns de Soliman, rassemblés en 1536, nous donnent un tableau des impôts d’alors, qui consistaient surtout en redevances foncières ; les terres étaient divisées en trois catégories : 1o  terres de dîme, possédées depuis la conquête par les musulmans qui ne paient que ce seul impôt ; 2o  terres laissées aux non-musulmans qui paient la capitation, la taxe foncière assise sur l’étendue du sol, et abandonnent une part des produits, supérieure au dixième, atteignant parfois la moitié ; 3o  terres domaniales cédées à titre viager à des soldats ayant servi l’État. Une deuxième catégorie d’impôts, établis par décision du souverain, comprenait les droits de douane et d’octroi, les patentes, les taxes judiciaires, celles des mariages, l’impôt sur les célibataires, les droits de timbre, de pesage, de magasinage. Le produit de ces taxes allait au trésor public. Le trésor personnel recevait la cinquième partie du butin pris à l’ennemi, les revenus de l’Égypte et de l’Arabie, le dixième des héritages et des confiscations, les revenus des possessions impériales, les produits de la vente des places et dignités, sans compter les présens qui affluaient de toutes parts.

Le rapport du Vénitien Mocenigo, en 1518, évaluait les revenus de Sélim Ier à 3 130 000 ducats ; Novagero, en 1553, comptait 15 millions de ducats, provenant de la capitation, des patentes, des successions, de l’impôt foncier, des revenus de l’Égypte, de l’Arabie, de la Syrie, de la Mésopotamie, des mines, salines, douanes, dîmes et tributs. Mais sous les règnes suivans, cette brillante situation alla s’altérant sans cesse, en même temps que les revers politiques et les désastres militaires se succédaient sous les règnes d’Ahmed Ier (1603-1617), de Mustapha Ier (1617-1618), d’Osman II (1618-1622), qui sollicita vainement un emprunt des puissances occidentales, Venise, France, Angleterre, Hollande. Le XVIIe siècle se termina par la paix de Carlowitz, qui, en 1699, enleva à la Turquie une partie de ses provinces européennes ; au XVIIIe, elle trouva devant elle un nouvel adversaire, la Russie, dont l’histoire est désormais inséparable de la sienne, et qui ne s’arrêtera plus dans ses efforts pour descendre vers la Mer-Noire et la Méditerranée : à l’époque de la paix de Koutchouk-Kainardji, signée, en 1774, entre la Russie et la Turquie, les recettes de celle-ci étaient évaluées à 90 000 bourses. Sélim III (1789-1807), afin d’augmenter les revenus du Trésor, voulut reprendre les fiefs, les baux à vie de la dîme, la ferme des douanes. Mais ses efforts se heurtèrent à la résistance des janissaires et à l’opposition des intéressés. Son second successeur, Mahmoud II (1808-1839), chercha à réaliser un emprunt d’un million de livres, que le gouvernement du roi George III d’Angleterre s’était déclaré prêt à lui fournir ; mais les négociations n’aboutirent point, faute par la Turquie de fournir les garanties exigées par le prêteur.

Ce fut alors que le papier-monnaie fit son apparition ; des bons du Trésor manuscrits, émis par coupures de 100 piastres minimum, rapportaient 8 pour 100 d’intérêt. À la fin de son règne, le 3 novembre 1839, Mahmoud proclama le célèbre Hatti-chérif de Gulhane, qui promettait entre autres choses une assiette et une perception régulière des impôts. Abdul-Medjid, son successeur, commença un régime d’émission de bons du Trésor à des taux excessifs, qui devait, pendant un tiers de siècle, écraser le pays. La guerre de Crimée marque le commencement de l’ère des emprunts extérieurs. En 1854, les revenus de la Turquie étaient évalués à 751 millions de piastres (environ 170 millions de francs) et ne pouvaient suffire aux dépenses de la campagne. Aussi ses alliées, l’Angleterre en 1854, l’Angleterre et la France en 1855, lui ouvrirent-elles leurs marchés pour l’émission de deux emprunts, gagés par le tribut d’Égypte : à ces ressources le Sultan en ajouta d’autres par la création de toutes sortes de papiers intérieurs, sans compter les bons de diverse nature au moyen desquels il payait les fournisseurs. En 1856, le 18 février, dans son rescrit connu sous le nom de Hatti-Humayoun, il déclara vouloir substituer la perception directe de l’impôt au régime des affermages, concéder aux étrangers le droit de propriété immobilière, créer des routes et des canaux, fonder des banques, réformer le système monétaire et financier. Mais bien peu de ces promesses furent tenues : les dettes ne cessent d’augmenter ; le change empire chaque jour ; la livre turque d’or vaut 188 piastres en papier, au lieu de 110. Par un hatt du 19 octobre 1859, le Sultan ordonne de rechercher les causes de cette situation et charge une commission, composée du marquis de Plœuc pour la France, de MM. Falconnet pour l’Angleterre, Lackenbacher pour l’Autriche, d’examiner les finances et de proposer les réformes. En juin 1860, il la transforme en Conseil supérieur des finances et lui adjoint des Turcs. Les travaux du Conseil accusent une dette flottante dépassant 350 millions de francs ; mais, comme il n’existe aucun moyen de la rembourser, on l’augmente en remettant en circulation une partie du papier-monnaie (khaïmes) précédemment retiré. En 1862, on réussit à conclure avec la Banque ottomane et la maison Devaux et Cie un emprunt de 8 millions de livres turques (environ 180 millions de francs) 6 pour 100 émis à 68 ; le produit de l’opération sert de nouveau à effectuer le retrait d’une quantité importante de papier-monnaie. La Banque impériale ottomane, réorganisée en 1863 et dotée alors de son privilège d’émission, débute par l’émission d’un emprunt de 200 millions de francs, suivi d’un autre de 150 millions en 1865. Cette même année voit éclore la dette générale 5 pour 100 au capital d’un milliard de francs, dont la création eut pour prétexte la conversion des emprunts antérieurs. En 1868, 300 000 bons de 500 francs 6 pour 100 remboursables en cinq ans ; en 1869, un emprunt 6 pour 100 de plus d’un demi-milliard de francs ; en 1870, une première tranche des lots turcs de 300 millions destinée à la construction des chemins de fer, sont offerts au public.

En même temps, se fondent des banques, telles que la Société austro-ottomane, la Société austro-turque de crédit, dont les actions se négocient avec des primes énormes et aident le gouvernement à continuer la série de ses emprunts qui se succèdent avec une rapidité vertigineuse, 11 millions de livres sterling (275 millions de francs) de bons du Trésor 9 pour 100 émis à Londres en 1872, un demi-milliard de francs de rente 5 pour 100, les délégations des divers ministères, qui perdent jusqu’à 50 pour 100 de leur valeur nominale et continuent à grossir la Dette flottante. En 1873, le Crédit mobilier français essaie de placer 694 millions d’un emprunt 6 pour 100, mais le quart à peine en est souscrit : le krack formidable de Vienne, qui avait dans les dernières années été la place d’élection des fonds turcs, porte un coup sensible au marché de ces valeurs. La Banque impériale ottomane prend alors une part de plus en plus active aux affaires de l’État et lui vient en aide par des avances qui s’élèvent à un moment à près de 100 millions de francs. Mais l’énormité du fardeau des dettes de toute sorte pesait de plus en plus sur la Porte, qui finit par succomber sous le faix : le 7 octobre 1875, elle annonça que, durant cinq ans, elle ne paierait en espèces que la moitié des coupons, l’autre moitié en titres rapportant eux-mêmes 5 pour 100 d’intérêt : le capital de la dette dépassait alors 5 milliards : le service annuel exigeait 318 millions de francs, dont 280 pour la dette extérieure.

Dès le mois d’avril 1876, la banqueroute fut complète : le demi-coupon annoncé n’avait été payé qu’une fois, en janvier. La guerre avec la Serbie exige des ressources extraordinaires. Abdul-Aziz détrôné succombe mystérieusement ; il est remplacé par son frère Mourad ; trois mois plus tard, le 31 août 1876, celui-ci, devenu fou, dit-on, a pour successeur un autre de ses frères, Abdul-Hamid, qui devait régner trente-trois ans. Le 23 décembre, il proclame une Constitution qui fut bientôt lettre morte et ne revit le jour qu’en 1908. Après la guerre contre la Russie, déclarée par celle-ci le 24 avril 1877 et terminée par le traité de San Stefano, révisé ensuite au Congrès de Berlin, dont l’acte définitif fut signé le 13 juillet 1878, la réorganisation des finances fut à l’ordre du jour. Le 10/22 novembre 1879, un décret affecta une annuité de 1 350 000 livres turques au service de la Dette et céda à un groupe de banquiers de Galata, pour dix ans, la perception de certains impôts et l’administration des monopoles du sel et du tabac : ce fut l’embryon duquel sortit l’organisation nouvelle. Le 1er septembre 1881, se réunirent les délégués des créanciers français, anglais, austro-hongrois, allemands et italiens ; trois mois plus tard, ils s’étaient mis d’accord avec la Porte : un décret du 8/20 décembre 1881 (28 mouharrem 1299) sanctionna ces arrangemens, et organisa le Conseil d’administration de la Dette publique.


III. — CONSEIL DE LA DETTE

Ce décret fut un acte émané de la souveraineté du Sultan, une décision prise par lui en exécution des déclarations faites par ses représentans au Congrès de Berlin le 11 juillet 1878, et qui régit depuis lors la dette turque, en ce qui concerne les emprunts antérieurs à cette date. Tous ceux-ci furent alors convertis et leurs titres échangés contre ceux d’une nouvelle dette, la base de l’échange étant le prix d’émission de chaque emprunt majoré d’un dixième pour remboursement des intérêts arriérés. La nouvelle dette devait porter intérêt au taux maximum de 4 pour 100 ; en vue de l’amortissement, on avait formé 4 séries : la série A comprenant les emprunts 1858 et 1862, la série B, les emprunts 1860, 1863 et 1872 ; la série C, les emprunts 1865, 1869 et 1873, enfin la série D, la dette générale et les lots turcs. Mais, alors que les autres titres étaient échangés contre le nouveau fonds, ces derniers subsistaient dans leur forme originaire et étaient l’objet d’un traitement spécial : ils ne recevaient pas d’intérêts, les tirages au sort étaient repris et les lots remboursés dans une proportion déterminée. La classification des emprunts dans les quatre séries avait été faite d’après la nature et la valeur des gages qui leur avaient été affectés, les mieux garantis étant rangés dans la série A, les moins bien dans la série B, et ainsi de suite. L’intérêt servi aux obligations des quatre séries devait être le même, mais l’amortissement fonctionner plus activement en faveur de la première et, au-delà d’une certaine somme consacrée aux amortissemens des trois séries A, B, C, un quantum déterminé être appliqué à un supplément d’intérêt à servir à la totalité des titres. En même temps, le Sultan instituait un Conseil de la Dette publique, dans lequel siégeraient des représentans des porteurs Français, Anglo-Néerlandais, Allemands, Autrichiens, Italiens et Ottomans. Les délégués sont nommés pour cinq ans ; la présidence alterne entre le Français et l’Anglais, comme représentant les deux groupes des porteurs les plus nombreux de Dette. Le Sultan leur déléguait d’une manière absolue et irrévocable, à partir des 1/13 janvier 1882 et jusqu’à extinction complète, les revenus suivans : monopoles du tabac et du sel, impôt du timbre et des spiritueux, taxes de pêche à Constantinople, dîme de la soie dans une partie de l’Empire, part de l’impôt des patentes, tribut de la Bulgarie, excédent des revenus de l’île de Chypre et redevance de la Roumélie orientale. Quatre cinquièmes de ces revenus étaient affectés au service des intérêts jusqu’à concurrence d’un maximum de 4 pour 100, et un cinquième à celui de l’amortissement. Les groupes devaient être amortis successivement, à l’aide du prélèvement d’une somme annuelle égale à 1/4 pour 100 du capital total. Au 14 septembre 1903, la série A, dont le total s’élevait à près de 8 millions de livres, avait entièrement disparu et les séries B, C, D étaient amorties jusqu’à concurrence d’environ 16 millions de livres ; le capital nominal de ces dernières n’était plus que d’environ 76 millions.

Pendant vingt-deux ans, les revenus affectés étaient restés à peu près stationnaires, si bien qu’il n’avait pu être distribué que 1 pour 100 d’intérêt, sauf en septembre 1903, où le coupon semestriel avait été de 5/8 au lieu de 1/2 pour 100. Le gouvernement ottoman n’avait en effet aucun intérêt à l’augmentation des revenus concédés qui ne profitait qu’à ses créanciers. C’est alors qu’intervint entre eux et lui l’arrangement promulgué par iradé impérial du 28 août/10 septembre 1903, qui ordonna la transformation des trois séries en un fonds 4 pour 100, dit Dette convertie unifiée, délivrée aux porteurs des anciennes séries à raison de 70 livres turques nominales contre 100 de la série B ; 42 1/2 livres contre 100 de la série C ; 37 1/2 livres contre 100 de la série D. D’après les nouveaux accords, les revenus concédés restent pleinement affectés au service du fonds unifié ; mais, après prélèvement de la somme nécessaire pour assurer un intérêt de 4 pour 100, l’amortissement de 1/2 pour 100 du capital nominal et l’annuité des lots turcs, l’excédent est partagé à raison de trois quarts pour l’Etat et un quart pour les porteurs ; ce quart devant servir à un amortissement extraordinaire, appliqué, à concurrence de 60 pour 100, à la dette unifiée et de 40 pour 100 aux lots turcs. Le Conseil a le droit d’affermer ou de donner à bail à des tiers l’un ou l’autre des revenus concédés, mais reste responsable vis-à-vis du gouvernement ottoman, qui en contrôle, par l’intermédiaire de commissaires, l’administration.

Postérieurement au décret de Mouharrem, les emprunts suivans furent émis : en 1890, 113 millions de francs d’obligations 4 pour 100 dites consolidées ; en 1891, 158 millions de francs d’obligations 4 pour 100 gagées sur le tribut égyptien et destinées à la conversion de l’emprunt 5 pour 100 de 1877 jouissant de la même garantie ; en 1893, 21 millions de francs d’obligations 4 pour 100 garanties par une redevance fixe que la Société du tombac paie pour son monopole ; en 1894, 40 millions d’obligations 4 pour 100 gagées par une somme de 1 500 francs par kilomètre, à prélever sur la redevance due par la Compagnie d’exploitation des Chemins de fer orientaux jusqu’en 1958 ; en 1894, 200 millions d’obligations 3 1/2 pour la conversion des emprunts 5 pour 100 de 1854 et 4 1/4 de 1871 gagés par le tribut d’Égypte ; en 1896, 74 millions d’obligations 5 pour 100, destinées à faire face aux dépenses extraordinaires de 1895 ; en 1904, 62 millions d’obligations 4 pour 100, et enfin, en 1905, 120 millions d’obligations 4 pour 100 garanties par la surtaxe supplémentaire de un demi pour 100 prélevée, pour compte du gouvernement, par la Dette publique sur toutes les dîmes dont elle a la gestion, par les dîmes des différens sandjaks, par une partie d’excédent des revenus de cinq directions douanières, après prélèvement de l’annuité affectée à l’emprunt des douanes.

Le taux de presque tous ces titres est de 4 pour 100. L’emprunt 3 et demi doit sa situation exceptionnelle au fait qu’il est garanti par le tribut de l’Egypte et profite du crédit de la puissance vassale, supérieur à celui de sa suzeraine : l’annuité nécessaire est versée directement par le gouvernement khédivial à la Banque d’Angleterre. Quant au seul type 5 pour 100, celui de 1896, l’élévation de son taux s’explique par la gravité des circonstances politiques au milieu desquelles il a été consenti. Beaucoup de ces emprunts sont cotés à des cours voisins du pair. Ils sont tous remboursables dans un délai plus ou moins court. La dette convertie unifiée, qui en forme la majeure partie, a vu son amortissement ralenti par les arrangemens de 1903, à cause de la part attribuée au gouvernement ; mais, grâce aux plus-values des revenus concédés, le quart de l’excédent réservé à la Dette suffit pour assurer un amortissement extraordinaire dont les heureux effets se font déjà sentir.

D’après le tableau annexé au dernier exposé budgétaire, le total de la dette turque consolidée s’élèvera au 14 mars 1910 (1er mars 1326) à environ 120 millions de livres turques (2 750 millions de francs), exigeant une annuité de 5 400 000 livres. La Dette flottante officiellement reconnue est d’environ 600 000 livres, dues à la régie des tabacs, pour avance de la part du Trésor dans ses bénéfices, à la Deutsche-Bank et à la Banque allemande orientale, pour prêts garantis par les recettes télégraphiques et l’impôt de l’équipement militaire, aux Compagnies de chemins de fer d’Anatolie et de Bagdad, à la Société des câbles de Kustendje, à celle des quais et des phares de l’Empire. En dehors de cette Dette flottante inscrite au budget, il en existe une autre dont il est difficile de déterminer le montant : elle se compose des sommes dues aux fournisseurs et fonctionnaires ottomans et des dettes léguées par l’ancienne liste civile d’Abdul-Hamid, dont le règlement, selon l’expression même du ministre des Finances, constitue un problème inextricable. Nombreux sont les porteurs de sourets, c’est-à-dire de papiers constatant leur créance vis-à-vis du Trésor, qui ont, à un certain moment, fait à Galata l’objet de trafics animés : M. Charles Laurent avait demandé qu’un délai fût fixé après lequel aucune réclamation ne serait admise. Il n’a pas été donné suite à cette proposition qui étonnait les Turcs, dans le cerveau desquels l’idée de la prescription n’entre pas.

En dehors des revenus qu’il perçoit pour son compte, le Conseil de la Dette a été chargé d’en encaisser d’autres, affectés aux garanties d’intérêt de chemin de fer et au gage de certains emprunts : tel est le cas pour les chemins de jonction Salonique-Constantinople, d’Anatolie, de Salonique-Monastir, de Smyrne-Cassaba, de Damas-Hamah, la première série de celui de Bagdad, l’emprunt des pêcheries de 1903, l’emprunt de consolidation de 1890, l’emprunt 5 pour 100 1894 gagé par la taxe des moutons de divers vilayets, l’emprunt de 1905. Le Conseil recouvre aussi, pour le compte du ministère des Finances, diverses dîmes secondaires, telles que vallonées (gland du chêne), opium, Comme adragante, dans les sandjaks dont les dîmes principales (céréales) sont déjà affectées à d’autres garanties encaissées par lui ; il perçoit, pour compte du ministère de l’Instruction publique et de la Banque agricole, le droit supplémentaire de 1,485 pour 100 (Hissei-Jane) sur la soie et les tabacs. Ces diverses recettes se sont élevées en 1907-8 à 2 300 000 livres, si bien que le total des encaissemens effectués par l’administration de la Dette atteint la somme de 6 millions et demi de livres, soit environ 150 millions de francs, égale au quart des rentrées qui se font directement dans les caisses publiques.

La Dette, comme on la désigne par abréviation, a donc élargi peu à peu le cadre de son activité. Et le n’était d’abord qu’une sorte de fidéi-commissaire chargé de gérer, pour compte des créanciers de la Turquie, les revenus qui leur avaient été donnés en gage ; l’ayant vue à l’œuvre et sentant quels services elle pouvait dès lors rendre à l’État, le gouvernement lui demanda en 1888 de se charger de percevoir la surtaxe Hissei-Jane. La même année, lorsque la Deutsche-Bank de Berlin offrit d’entreprendre la construction d’un chemin de fer en Asie Mineure, elle posa la condition que les dîmes affectées à la garantie des recettes de la ligne fussent gérées d’une façon semblable. Dans l’espace de huit ans, neuf contrais analogues intervinrent, dont six visaient des constructions de chemins de fer et trois des emprunts d’État. La commission perçue est en général de 5 pour 100 : elle vient en déduction des frais d’administration.

Le Conseil de la Dette, dont le palais s’élève à Stamboul et se remarque de loin parmi les monumens de la capitale, constitue une organisation puissante. De l’aveu même du gouvernement, son action a été des plus utiles. Djavid-bey, lors de la discussion générale du premier budget, lui a rendu un éclatant hommage ; dans l’exposé des motifs du second budget, il a déclaré de nouveau que le gouvernement était reconnaissant à cette administration des services qu’elle a rendus au pays. Elle a organisé à l’européenne nombre de services, grâce auxquels elle assure la perception fructueuse et régulière des revenus concédés. Ceux-ci ont donné, pour le dernier exercice dont il a été rendu compte (1/14 mars 1908 au 1/14 mars 1909), les produits suivans :

Milliers       
de livres turques
Revenus gérés directement par le Conseil 
 1 916
Reven.igéréspour compte du Conseil (dîme du tabac en remplacement provisoire du tribut bulgare) 
 221
Revenus affermés : redevance de la régie co-intéressée des tabacs 
 869
Assignations fixes
Redevance de la Roumélie orientale 
 114
Traites sur la douane (en remplacement de l’excédent de Chypre) 
 103
Traites sur la douane (à valoir sur les droits de timbre) 
 50
Revenu perçu par le Gouvernement (surtaxe douanière
de 3 pour 100) 
 919
______
               Total 
 4192


Le budget des dépenses d’administration, sous déduction de débours faits au titre de frais spéciaux, tels que ceux d’extraction et de transport du sel, n’atteint pas Lt 400 000, soit 9 pour 100 environ de ses recettes. Après déduction de ces charges et de 50 000 Lt. pour rétrocession du reflich, droit d’exportation du tabac en Égypte, il restait 3 558 000 Lt. qui ont été employées :

Milliers
de l. t
.
Au service de l’intérêt à 4 p. 100 sur la Dette convertie unifiée 
 1 691
À l’amortissement ordinaire de 1/2 pour cent du capital nominal 
 196
À l’annuité des lots turcs 
 270
______
                                                  Total 
 2 157


L’excédent de Lt. 1 401 000 a été réparti, conformément à l’article 7 du décret annexe, à raison de :

L. T.
75 pour 100 au gouvernement impérial 
 1050
25 pour 100 à la dette dont
40 pour 100 aux lots turcs 
 140
60 pour 100 à l’amortissement extraordinaire de la Dette convertie unifiée 
 211
______
Total 
 1401


Grâce à ces amortissemens, le capital de la Dette convertie unifiée a déjà été réduit, en quatre ans, de 2 millions de livres et ramené à 40 millions, et le nombre des lots turcs en circulation à 1 547 413. En outre, le Conseil de la Dette a constitué un fonds de réserve d’environ 1 700 000 livres, qui a servi à acheter un certain nombre de titres turcs et étrangers, tels que des rentes françaises, anglaises, allemandes, prussiennes, autrichiennes, dont le capital nominal dépasse 2 millions, et dont les revenus représentent plus de 4 pour 100 du capital employé. Le personnel de la caisse, non compris le corps d’inspection, est de plus de 4 000 employés, dont les appointemens s’élèvent à plus de 200 000 livres ; il se compose de nazirs (directeurs), mudirs chefs comptables, chefs correspondans, caissiers, merkez-memours, memours, ambar-memours, kiatibs (secrétaires), coldjis (surveillans) à pied et à cheval, peseurs et autres ; on comprendra ces diverses dénominations en sachant que le territoire est divisé, au point de vue de la Dette, en circonscriptions principales dites nazarets, qui se subdivisent eux-mêmes en mudiriats, lesquels se fractionnent à leur tour en memoursets. L’ensemble forme un corps actif et discipliné, imbu de l’esprit d’ordre et de régularité qui caractérise les administrations occidentales et qui seconde efficacement l’action de l’éminent directeur général des revenus concédés à la Dette publique, notre compatriote Pissard.

Dans le dernier rapport qu’il adresse, selon l’usage, aux créanciers anglo-néerlandais qu’il représente plus spécialement, le délégué britannique, sir Adam Block, explique l’importance des services de la Dette et affirme la modicité de ses frais comparés à l’étendue et à la multiplicité des tâches qui lui incombent : il cite en exemple le monopole du sel qui, à lui seul, exige 200 dépôts. Il accorde un juste tribut d’éloges à l’œuvre des Jeunes-Turcs : les sommes considérables autrefois détournées vers le Palais sont mises maintenant à la disposition de l’État, et les revenus des immenses propriétés de la liste civile ont fait retour au ministère des Finances. D’autre part, la charge des impôts, qui ne représente guère qu’une livre turque par tête, est légère.

Nous allons passer à l’étude des recettes perçues directement par le gouvernement et donner quelques indications sur l’organisation monétaire, qui est des plus défectueuses et réclame une prompte et énergique réforme.


IV. — LA MONNAIE ET LE BUDGET

L’unité monétaire turque est la livre d’or, qui vaut 22 fr. 80 de notre monnaie : elle se divise théoriquement en cent piastres et chaque piastre en quarante paras. Mais cette équivalence de la livre est loin d’être stable, et le nombre de piastres que l’on donne ou reçoit par unité est extraordinairement variable sur les divers points du territoire et selon les époques. Aussi le système actuel aurait-il besoin d’une refonte, indispensable tout d’abord à cause du mauvais état d’un grand nombre de pièces divisionnaires. En outre, par suite de la difficulté des communications entre les diverses parties de l’Empire, certaines espèces de monnaies s’accumulent sur des points déterminés, alors qu’elles font au contraire défaut dans d’autres régions : il en résulte un change intérieur, dont les écarts atteignent des proportions invraisemblables. Au tarif normal, la livre turque s’échange en ce moment contre 108 piastres d’argent ; mais selon que ces piastres, qui forment l’instrument courant des échanges quotidiens, abondent ou sont rares, la quantité qui s’en obtient pour une livre varie du simple au double. Et ce n’est pas seulement dans les parties éloignées de l’Empire, là où les relations avec la capitale sont pénibles et coûteuses, que les écarts excessifs de cours se produisent. À Salonique par exemple, ce n’est pas 108, mais 160 piastres qu’il faut parfois apporter pour obtenir une pièce d’or qui, sur les confins de l’Arabie, s’échange contre moins de 100 piastres. L’un des motifs de cet état de choses est aussi la faible circulation du billet de banque. Celui de la Banque ottomane, investie du monopole d’émission, n’est remboursable en numéraire qu’à Constantinople et ne trouve par conséquent guère de preneurs en province. S’il pouvait être présenté à d’autres guichets, tout au moins dans une dizaine de grandes villes, il est probable qu’une partie des fluctuations que nous venons de signaler disparaîtrait, au détriment des changeurs, mais au grand bénéfice de la population et des affaires en général.

Le premier budget constitutionnel, pour employer l’expression consacrée en Turquie, a été établi avec le concours de notre éminent compatriote Charles Laurent, conseiller financier de l’Empire, et présenté à la Chambre au printemps de 1909.

L’article 96 de la Constitution octroyée par le sultan Abdul-Hamid au début de son règne, bientôt retirée, remise en vigueur par lui en 1908 et définitivement appliquée par son frère Mehemed V, porte qu’aucun impôt au profit de l’Etat ne peut être établi, réparti ni perçu qu’en vertu d’une loi. Le budget doit contenir les prévisions de recettes et de dépenses ; l’examen et le vote de chaque article se fait par l’Assemblée générale, c’est-à-dire le Sénat et la Chambre des députés. Les tableaux annexes comprenant le détail des recettes et des dépenses sont divisés en sections, chapitres et articles, conformément au modèle défini par les règlemens. Le projet de loi budgétaire est soumis à la Chambre des députés immédiatement après l’ouverture de la session, qui doit avoir lieu le 1/14 novembre, tandis que la clôture est fixée au 1/14 mars[2]. Le nombre des députés est d’un par 30 000 habitans mâles de nationalité ottomane : les élections générales ont lieu tous les quatre ans. Les sénateurs sont nommés par le Sultan ; leur nombre ne peut excéder le tiers de celui des députés : ils doivent avoir au moins quarante ans et sont nommés à vie, avec un traitement annuel de 1 200 livres.

L’évaluation des recettes n’est pas aisée ; plus de la moitié proviennent des impôts directs, dont le rendement dépend dans une large mesure des récoltes ; la plus grande partie de ces contributions est payée par la population rurale sous forme d’impôt foncier sur la propriété non bâtie, d’agnam (impôt sur les moutons), de prestations, de dîmes : des centimes additionnels sont perçus au titre de la Banque agricole et de l’Instruction publique. Quant aux impôts de consommation, le gouvernement se trouve en présence de difficultés spéciales qui résultent d’arrangemens plus ou moins anciens avec les puissances étrangères, connus sous le nom de capitulations. Déjà le protocole signé avec l’Autriche-Hongrie, à la suite de l’annexion par celle-ci de la Bosnie et de l’Herzégovine, prévoyait l’élévation des droits de douane, l’établissement de monopoles ou l’élévation des taxes sur le pétrole et les alcools, la suppression des offices postaux étrangers. Des négociations ont été engagées, au cours de l’été 1909, pour obtenir l’assentiment de la France, de l’Angleterre, de l’Allemagne, de l’Italie, de la Russie à une majoration de 4 pour 100 du tarif douanier ad valorem, qui serait porté de 11 à 15 pour 100. Comme le produit actuel des douanes est d’environ 4 millions de livres turques, ce relèvement devra fournir plus d’un million et demi, d’autant plus que M. Crawford, l’Anglais nouvellement placé à la tête de ce service, en a déjà amélioré le fonctionnement et augmenté le rendement. Mais pour 1325 le total des recettes n’avait pu être évalué qu’à 25 millions de livres, ce qui laisse un déficit d’environ 4 millions : aussi a-t-il fallu recourir à un emprunt dont la négociation, au mois de décembre 1909, a été l’événement financier principal de l’année, et dont le produit permettra d’équilibrer le budget.

« Pour la première fois, dit l’exposé des motifs, les représentais élus de la nation sont appelés à autoriser la perception des revenus et à fixer le chiffre des dépenses nécessaires au bon fonctionnement des divers organes qui assurent la vie publique… Après une si longue suite d’années au cours desquelles tout progrès sérieux, aussi bien dans le domaine intellectuel que sur le terrain des intérêts matériels, a été pour ainsi dire suspendu, les besoins de ce pays sont nombreux et pressans. Notre premier souci, en élaborant le présent budget, a été de ne pas accroître les dépenses sans une nécessité impérieuse, car les augmentations se traduisent par une aggravation des charges qui pèsent sur les contribuables. Assurément nous ne méconnaissons pas l’importance des améliorations qui devront être apportées à l’état de choses actuel : mais vouloir les réaliser toutes à la fois et surtout en faire supporter les conséquences financières par le budget actuel serait la plus dangereuse et la moins efficace des méthodes. C’est par des projets de loi spéciaux, soigneusement étudiés et traçant un véritable programme pour chaque branche de notre administration que le gouvernement vous saisira en temps utile de ses propositions ; vous aurez ensuite à examiner dans quelle mesure et dans quel délai ces programmes devront être réalisés au fur et à mesure des possibilités budgétaires. » Rien de plus sage que la ligne de conduite ainsi tracée, et qui s’affirme par des suppressions d’emplois, des économies, sauf au chapitre du ministère de la Guerre, en augmentation d’environ 22 millions de francs sur l’exercice précédent. Le total des crédits demandés s’élevait à plus de 29 millions de livres turques.

Le second budget a été présenté au Parlement par Djavid bey le 1er novembre 1909, conformément à l’article 99 de la Constitution qui ordonne ce dépôt à l’ouverture même de la session. L’établissement n’en a pas été facile : son auteur déclare avoir rencontré des « choses tellement étranges » qu’il s’étonne qu’un gouvernement ait pu se maintenir dans de telles conditions. D’autre part, la Turquie, dont les besoins économiques n’ont pas été satisfaits depuis des siècles, réclame des réformes de tout genre. Mais l’exiguïté des ressources n’a guère permis d’augmenter les demandes de crédits, qui, pour le second exercice constitutionnel, s’élèvent à 30 millions de livres, réparties comme suit :

Millions
de l. t.
Finances 
 11,9
Defter-Hakani (cadastre) 
 0,1
Contributions indirectes 
 0,5
Postes et télégraphes 
 0,8
Grand Vizirat, Conseil d’État, Intérieur 
 1,2
Affaires étrangères 
 0,2
Guerre 
 8,2
Grande maîtrise de l’artillerie 
 0,4
Marine 
 1
Gendarmerie 
 1,7
Police (sûreté générale) 
 0,4
Cheik-ul-Islamat 
 0,5
Justice et cultes 
 0,8
Instruction publique 
 0,8

Les prévisions de recettes paraissent avoir été établies avec prudence. La taxe d’exonération du service militaire a été maintenue au chiffre antérieur, les effets de la loi qui appelle sous les armes toutes les confessions ne pouvant encore être appréciés. Pour les prestations, il a été fait état d’une moins-value, à cause des modifications introduites dans la législation, de la suppression des prestations en nature, et de la remise faite de l’arriéré. 17 000 livres de diminution sont inscrites pour la taxe sur les moutons. Le montant des dîmes se trouve accru de 1 348 000 livres parce que différentes attributions spéciales en faveur de l’instruction publique, des armemens, des travaux publics sont maintenant incorporées dans le budget général. Aux droits de timbre et d’enregistrement, on a prévu une augmentation de 64 000 livres ; aux contributions indirectes 300 000 livres, provenant principalement des douanes. Les Monopoles doivent donner une augmentation de 230 000 livres ; la question des modification s à apporter au monopole du tabac, actuellement affermé jusqu’en 1914, est examinée par la Commission des réformes instituée au ministère des Finances et fera sans doute l’objet de discussions approfondies. Notre compatriote, M. Sallandrouze de Lamornaix, présidant en septembre 1909 l’assemblée générale des actionnaires de la Régie, a fort bien exposé l’intérêt réciproque des deux parties et indiqué l’excellent esprit dans lequel les administrateurs étaient disposés à seconder les vues légitimes du gouvernement, qui tirera des sommes plus considérables d’un renouvellement équitable du contrat que d’une gestion directe.

Les produits des exploitations de l’État sont prévues à peu près pour le même chiffre : le ministre attend 76 000 livres de plus des recettes du chemin de fer du Hedjaz, maintenant achevé, et 62 000 de celles des bateaux à vapeur naviguant sur le Tigre et l’Euphrate, nouvellement introduites dans cette section du budget. Le produit des domaines est en augmentation de 250 000 livres, grâce aux loyers des maisons et terres faisant jadis partie de la liste civile. Le chiffre des tributs n’a pas varié. À la dernière section, celle des produits divers, nous trouvons les bénéfices de la Banque agricole, en légère diminution, tandis que ceux du changé, des brevets, la part du Trésor dans les bénéfices des sociétés concessionnaires et des chemins de fer Smyrne-Kassaba-Alachoir, sont en augmentation.


V. — LA POLITIQUE FINANCIÈRE NOUVELLE ET L’EMPRUNT DE 1909

Une fois que le premier budget constitutionnel eut dégagé certains élémens d’une situation profondément obscure jusque-là, le ministre des Finances, Djavid bey, qui avait succédé au printemps 1909 à Rifaat bey, jugea que la meilleure politique à suivre serait de couvrir le déficit par un emprunt. En effet, il ne voulait, avec raison, établir aucun impôt nouveau dans la période transitoire où l’on se trouve et il savait que les réformes administratives dont il poursuit l’application ne portent leur fruit que peu à peu. Il s’attacha d’ailleurs, avec une énergie remarquable, à ce dernier point de son programme. Déjà de jeunes fonctionnaires ottomans travaillaient à Paris, au ministère des Finances, traversant les divers services, s’initiant aux rouages multiples de l’administration, se préparant à remplir, sous la direction de notre compatriote Jolly, contrôleur de l’Empire, le rôle d’inspecteurs des finances qui les attend dans leur pays. D’autres jeunes gens, après avoir passé des examens au Malieh (ministère des Finances), viendront rue de Rivoli remplacer la première équipe de ces apprentis inspecteurs et rapporteront à Stamboul un nouveau contingent de fonctionnaires instruits, capables de seconder le chef du département.

En même temps, une commission, dans laquelle siège entre autres notre compatriote Steeg, ministre plénipotentiaire, autrefois consul général et conseiller financier à Salonique, où l’ancien grand vizir Hilmy avait eu occasion de l’apprécier, étudie la réforme de la comptabilité et prépare les règlemens qui devront être mis en vigueur. Mais l’effet de ces mesures ne saurait être immédiat, et le rendement meilleur des taxes existantes qu’elles amèneront certainement ne se fera sentir que dans les budgets futurs. Il y avait donc lieu de recourir au crédit. Djavid bey s’y décida.

Dans le très louable désir de rompre avec certains erremens du passé, il voulut que les négociations relatives à l’opération fussent menées au grand jour : il fit connaître, par la voie de la presse, son intention d’emprunter 7 millions île livres turques, en donnant pour gage aux souscripteurs les divers revenus d’ensemble 350 000 livres précédemment affectés à la garantie du paiement de l’annuité, que la Turquie s’était engagée à payer à la Russie jusqu’en 1890. Le traité conclu entre ces deux puissances avait fixé à 802 millions et demi de francs le montant de l’indemnité à verser par la première, mais n’avait d’abord prescrit aucune mesure particulière pour en assurer le paiement. En 1881, lorsque la Turquie voulut mettre de l’ordre dans ses finances, elle comprit dans le règlement de sa dette générale celui de cette indemnité. Les négociations à cet effet commencèrent au mois d’octobre à Constantinople entre les délégués russes Novikoff et de Thierner et les plénipotentiaires ottomans Assim et Server Pacha : on tomba d’accord sur le versement annuel d’une somme de 350 000 livres turques garanties par les dîmes et la taxe des moutons des vilayets de Sivas, Alep, Adana, Kastamouni. Ces revenus seraient encaissés par la Banque ottomane qui remettrait ensuite l’annuité à la Banque d’Etat à Saint-Pétersbourg. On sait comment quarante de ces annuités, celles de 1910 à 1950, sont devenues libres. À la suite de la proclamation de l’indépendance bulgare en 1908, le tsar Ferdinand mit la main sur la partie du réseau des chemins de fer orientaux située sur le territoire du nouveau royaume. La Turquie réclama le prix de ces lignes qui lui appartenaient. La Russie intervenant alors se déclara prête à avancer au royaume de Bulgarie la somme nécessaire et fit cette avance sous forme de l’abandon de 40 des annuités qui lui étaient encore dues par la Turquie.

Le gage du nouvel emprunt était donc trouvé, mais, tout en étant décidé à le céder aux souscripteurs, Djavid bey voulut rompre avec la pratique pour ainsi dire constante des vingt dernières années, en vertu de laquelle la gestion des garanties données aux divers emprunts était confiée à la Dette publique. L’ambition du gouvernement jeune-turc était de conclure un emprunt sans passer par l’intermédiaire de cette administration et de marquer ainsi un changement dans les méthodes financières usitées. Toutefois la portée de la modification était moins grande en réalité qu’elle ne pouvait le sembler au premier abord. D’après ce qui a été exposé ci-dessus, le rôle du Conseil d’administration de la Dette n’est pas le même selon qu’il s’agit du service de la rente turque unifiée 4 pour 100, émise en 1903 et issue elle-même des quatre séries de rentes créées par Tirade de Mouharrem en 1881, ou bien des emprunts de nature diverse, postérieurs à cette dernière année. Pour le service de la rente unifiée, la Dette a reçu d’une façon irrévocable mission d’administrer et de percevoir certains revenus ; pour les emprunts de chemins de fer et autres auxquels certaines garanties ont été affectées, notamment des dîmes de vilayets, la Dette contrôle la correction des affermages, intervient dans la perception des revenus et collabore avec les agens du gouvernement, afin d’en assurer la rentrée. Son action, la surveillance qu’elle exerce sur les magasins où se conservent les dîmes perçues en nature, les poursuites qu’elle exerce directement contre les contribuables retardataires apportent un élément précieux dans cette partie de l’administration. À maintes reprises, les délégués au Conseil de la Dette ont présenté des observations au gouvernement à propos des revenus et de leur mode de perception. Mais, tout en rendant un hommage éclatant aux services que la Dette a rendus et en affirmant sa volonté inébranlable de ne jamais porter la moindre atteinte à ses pouvoirs, le ministre a voulu affirmer son droit, que nul d’ailleurs ne songeait à contester, de conclure une opération de crédit en dehors d’elle.

L’histoire des négociations de cet emprunt de 1909 est encore trop récente pour qu’il convienne d’en divulguer tous les détails ; mais il est possible d’en retracer les traits principaux qu’il est intéressant de noter parce qu’ils marquent une date dans l’évolution des finances ottomanes. Djavid bey poursuivait un but essentiel à ses yeux : rompre avec les méthodes du régime précédent, supprimer les mystères des marchandages occultes, les contrats concédés à des favoris de Yildiz, travailler au grand jour, devant le Parlement ottoman comme devant l’Europe, et obtenir, par le libre jeu des forces concurrentes, toutes appelées à produire leurs offres, le prix le plus élevé et les conditions les plus favorables pour l’État emprunteur. Un ministre ne pouvait se proposer un idéal plus louable ; peut-être anticipait-il sur l’avenir et devançait-il l’époque où la Turquie, comme d’autres grands Empires, pourra émettre directement ses emprunts sans même passer par l’intermédiaire des banquiers. Quoi qu’il en soit, il fut porté à la connaissance du monde des affaires que la Turquie demandait un capital nominal de 7 millions de livres turques (environ 160 millions de francs) dans les conditions que nous avons indiquées plus haut.

Un groupe anglais, représenté par un financier dont la réputation n’est plus à faire et qui venait de fonder une banque dite Banque nationale au capital de 1 million de livres à Constantinople, se mit sur les rangs et ouvrit des pourparlers, dont les échos retentirent en septembre 1909 dans les gazettes de Péra et les ambassades du Bosphore. Mais il apparut bien vite qu’un seul marché au monde avait la puissance nécessaire pour souscrire et conserver les titres du nouvel emprunt. La force même des choses amena la conclusion de l’affaire avec la Banque ottomane, autour de laquelle s’étaient groupées les principales sociétés françaises. Cette solution a encore été facilitée par le fait que les revenus des vilayets d’Asie spécialement affectés à l’emprunt 1909 étaient déjà précédemment remis à la Banque ottomane chargée de verser la somme due au gouvernement russe. C’est le 13 octobre 1909 qu’a été signé le contrat, conclu en vertu de l’article 36 de la loi de finances du 14 août 1909 : les obligations, pour un capital nominal total de 159 091 000 francs, sont créées à la fois en monnaie turque, française, anglaise et allemande. Le revenu est de 4 pour 100 ; l’amortissement est de 1 pour 100 par an et s’effectuera par rachats sur le marché aussi longtemps que la cote sera inférieure nu pair, par tirages au sort quand le cours aura dépassé le pair : l’annuité de 350 000 livress turques est garantie par les dîmes des vilayets de Konia, Kastamouni, Sivas, Adana, Kaledschik, et la taxe des moutons d’Alep, dont le montant sera versé aux caisses de la Banque ottomane. Celle-ci a pris l’emprunt au cours de 86 ; le gouvernement s’est engagé à supporter les frais d’émission, de timbre étranger, de confection des titres, les pertes au change du chef du paiement des coupons et du remboursement des titres à l’étranger.

Sur les 7 millions de livres, 2 avaient été réservés à la place de Londres : mais elle ne les a pas absorbés, et c’est le marché de Paris qui, une fois de plus, a démontré sa merveilleuse puissance en souscrivant la totalité des obligations. Djavid l’a proclamé dans l’exposé des motifs du projet de budget pour l’année 1326 (mars 1910-février 1911) :

« Il était difficile, dit-il, d’émettre un emprunt de 7 millions de livres turques sur un marché autre que celui de Paris et avec le concours d’une banque autre que la Banque ottomane. Il existait un marché habitué à nos valeurs, qui les absorbait toutes : ce marché était celui de Paris. Il existait une banque à laquelle on était habitué à avoir recours jusqu’à présent dans le marché de Paris : c’était la Banque ottomane. Si l’on ajoute d’autre part l’étroite solidarité qui existe entre les différens établissemens français et le sentiment qui les anime de ne pas se faire concurrence dans un pays étranger, on conçoit très facilement toute la difficulté qu’aurait rencontrée une concurrence à la Banque ottomane. Le gouvernement français a particulièrement droit à nos remerciemens pour son concours amical. » Nous espérons que nos établissemens de crédit continueront à mériter les mêmes éloges. Le ministre poursuit en expliquant que cette opération a constitué un véritable succès pour le gouvernement jeune-turc et que, dans l’avenir, il espère pouvoir contracter des emprunts sans leur affecter de gages spéciaux. Dès maintenant, il a fait l’économie de la commission de 5 p. 100 par an qu’il payait à la Dette pour la perception des revenus concédés ; il a pu néanmoins vendre l’emprunt au taux le plus élevé que la Turquie ait obtenu jusqu’ici, à un point de plus que l’emprunt 1908, qui avait été cédé à 85 pour 100 ; il en a touché le produit dans le délai très court de quatre mois ; enfin le titre, à peine émis, a fait prime. Les sommes encaissées par le Trésor serviront à payer l’indemnité due à la Société des chemins de fer orientaux, à équilibrer le budget, et à faire face aux dépenses extraordinaires, notamment de l’armée. Une partie de celles-ci ont été couvertes par les 2 250 000 livres turques que l’Autriche-Hongrie a versées à la Turquie pour la dédommager de l’annexion définitive de la Bosnie et de l’Herzégovine.

Le projet de loi de finances de 1326 contient des dispositions intéressantes. Il promet la suppression de l’ibtissah, c’est-à-dire de l’impôt professionnel qui existe encore dans un certain nombre de localités. Il abolit la prestation en nature et en fixe le taux en argent, variable dans les différens vilayets. Il supprime les passeports à l’intérieur. Il prévoit la frappe, au cours des quatre années à venir, de monnaies divisionnaires de nickel, de 5, 10 et 20 paras (un huitième, un quart et une moitié de piastre), jusqu’à concurrence d’un million de livres turques : les piastres d’argent actuelles, de dimensions trop petites, seront retirées : le ministre espère ainsi mettre un terme aux écarts énormes qui existent aujourd’hui dans le change des monnaies d’or et d’argent les unes contre les autres. La cession à la ville de Constantinople du péage du pont de Galata, qui a servi à gager l’emprunt municipal d’un million de livres, sera définitive à partir du 1er mars 1910. L’achèvement et l’exploitation du chemin de fer du Hedjaz seraient concédés à une société ottomane. Il en serait de même de l’exploitation de l’usine à gaz de Dolma-Bagtché, à moins qu’elle ne soit remise à la municipalité de Constantinople. La retenue sur les traitemens des fonctionnaires civils, en vue de la retraite, est portée à 10 pour 100 ; l’administration des caisses de retraites civiles, militaires, religieuses, est transférée à la direction du ministère des Finances chargée du service de la Dette publique. Le ministre est autorisé à émettre, pour le service de la trésorerie, des bons à intérêt, dont l’échéance ne pourra dépasser un an, et dont le total est limité à 3 millions de livres. Il peut également contracter des avances remboursables sur les produits de l’exercice courant. Il est autorisé à liquider la dette du Trésor envers la Banque agricole en lui abandonnant, pour leur valeur d’estimation, les terres qu’il possède, et à couvrir le déficit de l’exercice en aliénant les immeubles ou terres domaniaux, ou bien en empruntant à court ou à long terme.

Tels sont les traits caractéristiques de ce budget que Djavid bey a fait précéder d’un exposé au cours duquel il rappelle les sains principes d’une bonne gestion financière et les difficultés toutes spéciales qu’il éprouve à les appliquer à son pays. La nation attend impatiemment qu’on la dote de l’outillage des sociétés modernes ; le commerce et l’agriculture demandent des améliorations ; partout on réclame des écoles ; il faut réorganiser la marine, la gendarmerie, la police. Mais, comme l’équilibre financier est une question vitale, le ministre ne demandera de crédits que dans la mesure la plus restreinte et il espère arriver d’autre part à présenter en équilibre son troisième budget, celui de 1327. Il le fera avec le concours de deux établissemens qui, à des titres et à des degrés divers, jouent un rôle important dans la vie économique du pays, la Banque ottomane et la Banque agricole, dont il est nécessaire de connaître l’organisation et le fonctionnement.


VI. — BANQUE OTTOMANE ET BANQUE AGRICOLE

Plusieurs fois, au cours de notre étude, nous avons mentionné la Banque ottomane et indiqué en particulier le rôle qu’elle a joué dans la conclusion du dernier emprunt. Sa constitution remonte à 1863 ; elle a reçu alors une concession et des statuts approuvés et modifiés successivement par des firmans en date de 1863, 1875 et 1875. Elle existait depuis 1856 sous forme de société anglaise établie à Londres au capital de 500 000 livres avec plusieurs succursales en Turquie ; elle fut alors transformée en Manque impériale ottomane au capital de 2 700 000 livres turques, dont la moitié était versée. Elle reçut le privilège exclusif d’émettre des billets au porteur remboursables à vue, ayant cours légal dans l’Empire ottoman, et ce, jusqu’à concurrence du triple de son encaisse métallique. Ses autres opérations consistent à effectuer l’encaissement des revenus de l’Empire de toute nature ; à opérer, pour compte du gouvernement, à l’intérieur et à l’extérieur, le paiement des coupons de la Dette, des bons du Trésor et de tous mandats émanés de l’administration ; à soumissionner des emprunts pour son propre compte ou pour celui de tiers ; à se charger de leur négociation et à ouvrir au gouvernement des crédits à valoir sur les revenus, à faire le commerce des monnaies et métaux précieux. En 1865, le capital fut porté à 101 250 000 francs, et en 1874, par voie de fusion avec la Banque austro-ottomane, à 250 millions, divisés en 500 000 actions de 500 francs, dont la moitié est versée. Elle est administrée par un conseil, siégeant à Constantinople, formé de quatre directeurs et trois administrateurs, nommés par un comité anglo-français institué à Paris et à Londres. Les trois administrateurs résidant à Constantinople doivent être agréés par le gouvernement.

L’histoire de la Banque ottomane touche de près à celle des finances de la Turquie, auxquelles elle n’a pas cessé d’être intimement mêlée, surtout depuis 1874. À ce moment, qui fut celui des plus grands embarras financiers de l’Empire, elle devient le trésorier-payeur général, est représentée dans la commission du budget, et doit recevoir la totalité des revenus publics. Elle est chargée, à l’exclusion de toute autre société, de la négociation des bons du Trésor ; elle a un droit de préférence sur toute émission : l’honorable Thomas Bruce, présidant l’assemblée des actionnaires appelée à ratifier cette convention, put dire « qu’elle était sans précédent dans l’histoire des compagnies indépendantes ou des institutions financières du monde. » Et en effet depuis lors, elle fut le véritable banquier du Trésor auquel elle rendait des services d’autant plus précieux que ses administrateurs occidentaux représentaient des maisons de premier ordre, dont les capitaux et la puissance contribuaient singulièrement à son prestige. Une ombre passa au tableau en 1895, lors de la direction générale de sir Edgard Vincent, esprit aventureux qui parut un moment entraîner la Banque hors des voies où elle s’était maintenue jusque-là avec autant de sagesse que de bonheur. Mais il ne tarda pas à disparaître et ses successeurs français ont repris avec éclat les traditions qui ont consolidé la fortune de l’établissement et en ont fait le meilleur soutien du crédit ottoman.

Ses opérations avec le Trésor ont été pendant longtemps si fructueuses que les services de banque proprement dits restaient au second plan. L’émission des billets n’a jamais atteint un chiffre bien considérable ; aujourd’hui même, elle ne dépasse guère une vingtaine de millions de francs, somme bien faible par rapport à la population et à l’étendue de l’Empire. Mais ces billets ne sont remboursables qu’à Constantinople ou au lieu démission et ne sont guère connus du public provincial, qui préfère se servir des espèces métalliques et qui aurait besoin de se familiariser avec le papier. Les comptes de virement devraient aussi être développés et seraient d’une grande utilité pour les commerçans, auxquels ils épargneraient des transports de monnaies longs, coûteux et périlleux. Le gouvernement jeune-turc paraît avoir compris le parti qu’il peut et doit tirer de cette banque prospère, sur le crédit de laquelle il appuie le sien propre et qui doit être à sa dévotion, notamment pour l’organisation de ses services de caisse en province.

La Banque agricole n’est pas, comme la Banque ottomane, une société par actions. C’est un département ministériel, rattaché jusqu’ici au ministère des Travaux publics, mais qui devrait avoir une existence financière indépendante si les règles qui ont présidé à sa création étaient observées, — et il est permis d’espérer qu’elles le seront à l’avenir. Le capital de cet établissement devait être formé par le prélèvement régulier d’un centime additionnel sur certains impôts fonciers : ces perceptions successives ont formé la somme prévue de 10 millions de livres turques : mais Abdul-Hamid a puisé là comme ailleurs à pleines mains, et plus de la moitié de ce capital a été dilapidée par le Palais sous l’ancien régime. Le reste a été prêté aux agriculteurs, conformément à l’objet de la Banque qui avait été fondée en 1889 pour remplacer les caisses dites d’utilité publique (Menafi-Sandiklari). Elle a son siège à Constantinople et des succursales dans les chefs-lieux de vilayets (provinces) et de sandjaks (départemens), ayant une importance agricole. Son but est de faire des avances aux cultivateurs, soit contre hypothèque d’immeubles dont la vente pour dette est permise par la loi, soit contre caution solvable ; de recevoir des fonds à intérêts et de donner son concours aux opérations financières intéressant l’agriculture. Toutefois la somme des placemens à intérêts que la Banque aurait acceptés dans le cours d’une année ne doit pas dépasser la moitié du capital existant au début de cette période.

Le capital est formé des sommes perçues pour compte des anciennes caisses d’utilité publique et accumulées jusqu’à la fin de l’année financière 1302 : des créances de ces caisses ; des centimes additionnels provenant du onzième des dîmes à partir de l’année financière 1303 ; des intérêts des avances consenties par la Banque. Lorsque le capital effectif atteindra 10 millions de livres turques, la perception des centimes additionnels cessera. L’établissement est administré par un Conseil composé d’un directeur général, d’un directeur, d’un conseiller d’État, d’un conseiller à la Cour des comptes, d’un membre nommé par le ministre du Commerce et des Travaux publics, de deux membres élus par la Chambre de Commerce et d’Agriculture de Constantinople, de l’inspecteur en chef d’agriculture de Constantinople.

Les avances sont consenties aux seuls cultivateurs sous deux formes : 1o  pour un terme de un à quinze ans, moyennant une annuité comprenant l’intérêt et l’amortissement ; 2o  pour un terme de trois mois à un an, le capital et les intérêts étant remboursables à l’échéance, ou bien encore les intérêts étant payables par fractions jusqu’au remboursement du capital. Les emprunteurs doivent garantir leur dette au moyen de leurs immeubles, par voie d’hypothèque ou de vente à réméré. Ceux qui ne possèdent pas d’immeubles fourniront des cautions solvables. En tout cas, ils doivent justifier, par un certificat que délivre le Conseil des anciens du village ou la Chambre d’agriculture, que les sommes empruntées seront utilisées pour des besoins agricoles. Les trois quarts des bénéfices de la Banque sont affectés au développement de l’agriculture.

D’après le compte rendu de l’exercice clos le 13 mars 1908, c’est-à-dire le XIXe de la Banque, celle-ci avait 464 succursales ou agences. Comme il existe dans l’Empire 571 kazas (districts où les centimes additionnels ou affectés à la Banque agricole sont perçus), il reste à établir 107 sièges. Le capital nominal s’élève à 9 millions et demi de livres, en augmentation, de 623 000 livres sur l’année précédente, par suite du versement à ce compte des centimes additionnels et des bénéfices réalisés. Mais 5 millions environ seulement sont disponibles : le reste a été prêté au Trésor, à certaines administrations, au chemin de fer du Hedjaz, ou consiste en créances sur les débiteurs des anciennes caisses d’utilité publique. Depuis l’origine, la Banque a fait des avances pour 12 millions de livres, réparties entre 1 582 424 agriculteurs. Elle a recouvré 7 millions et demi. Il est à souhaiter qu’elle cesse d’être mise à contribution par le Trésor. Le nouveau régime paraît décidé non seulement à ne plus détourner ses fonds, mais à lui rembourser peu à peu sa créance, ce qui lui permettra d’augmenter le chiffre de ses prêts et de développer les services qu’elle rend à l’agriculture.


VII. — CONCLUSION

La conclusion à tirer de cette étude est que le côté financier du problème ottoman n’est pas le plus ardu. Si la politique extérieure ne vient pas créer des complications qui nécessiteraient des dépenses imprévues considérables, on doit admettre que l’équilibre budgétaire pourra être établi d’ici à quelques années. Grâce au personnel administratif que forment les éducateurs français, l’inspection des finances s’organisera et rendra de grands services pour l’assiette des taxes et la rentrée des impôts. L’augmentation des droits de douane, qui sera vraisemblablement accordée par les grandes puissances, apportera un contingent de ressources appréciable. Il faut prévoir l’ouverture d’un budget extraordinaire pour les travaux publics, mais ceux-ci, bien dirigés, pourront être productifs, et justifieront des emprunts. La charge de la Dette actuelle n’est pas écrasante pour le pays et l’amortissement qui se pratique sur une large échelle ne tardera pas à la réduire d’une façon appréciable. Il y a là des élémens sérieux d’avenir, que les qualités de travail, d’honnêteté et d’endurance de la race peuvent aider à mettre en valeur.

Mais il est évident que cette restauration financière et économique n’a chance de s’accomplir que si la politique étrangère des Jeunes-Turcs reste aussi prudente que leur programme administratif paraît sage. Au point de vue financier, ils auraient tort, semble-t-il, de ne pas tirer parti de l’excellente organisation de la Dette publique qui devrait constituer le pivot de la réforme. Nous comprenons l’ambition des ministres qui est d’avoir une administration indigène autonome ; mais ce résultat peut s’obtenir par une sorte d’absorption de la Caisse de la Dette. Les fonctionnaires étrangers entrés au service direct de la Turquie qui siègent au Malieh (ministère des Finances) sont certainement aussi complètement dévoués à leur tâche qu’il est possible de l’être. Une extension des attributions des délégués européens, qui seraient en même temps rattachés plus étroitement à l’administration turque, pourrait avoir les plus heureux résultats. De même la Banque ottomane rendrait à l’Etat les plus grands services, non pas seulement en lui consentant, comme sous le régime hamidien, des avances répétées, mais en appliquant dans une large mesure les articles de ses statuts qui lui attribuent les services de la Trésorerie publique. Ce développement aurait un double effet : il faciliterait les opérations du ministère des Finances, et il aiderait à l’accomplissement de la réforme monétaire qui serait un bienfait pour la population de l’Empire. Enfin une réorganisation de la Banque agricole, dans laquelle on pourrait appeler des spécialistes occidentaux à siéger à côté des directeurs ottomans, permettrait d’imprimer à ses opérations une allure dont les agriculteurs ne tarderaient pas à se féliciter. C’est en s’engageant dans cette triple voie et en continuant à associer les compétences européennes à la bonne volonté de leurs compatriotes, que l’éminent ministre des Finances et ses collègues travailleront, avec des chances de succès rapide, au relèvement économique et financier de leur patrie.


Raphaël-Georges Lévy.
  1. Plusieurs des détails qui suivent sont empruntés à l’Histoire des finances de la Turquie, de Moravitz.
  2. Le calendrier julien, qui retarde de 13 jours sur le nôtre, est employé en Turquie, lorsqu’on ne compte pas d’après la date de l’hégire.