Les Flûtes alternées/Le Poète

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Les Flûtes alternéesA. Lemerre (p. 195-212).
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XVII

LE POÈTE


I


Un ciel sinistre, un ciel d’orage.
Des hommes las, meurtris, sanglants,
Courbés sous l’effort et l’outrage,
Vers le soir, rentrent à pas lents.

D’où vient ce peuple qui chemine ?
Des champs ingrats, des bruns guérêts,
De la carrière ou de la mine,
Des coteaux, veufs de leurs forêts.

 
Où va-t-il dans le couchant rouge,
Si triste à l’heure du repos ?
S’étendre dans le morne bouge
Sur la litière des troupeaux.

Il a fait son labeur servile,
Sous l’hiver, la pluie et le vent,
Scié les pierres pour la ville,
Semé le blé qu’un autre vend.

Les filles pâles sans y mordre
Ont cueilli les fruits des vergers
Et tassé les gerbes en ordre
Dans les greniers des étrangers.

Et ce peuple sur l’âpre route
Défile, défile sans fin.
Le bouc est repu, l’agneau broute,
Le bœuf mange ; le pâtre a faim,

Ô deuil ! Mais tous soudain s’arrêtent,
Faucheurs, bûcherons. En passant
Ils ont vu l’Homme que revêtent
Les rayons du jour finissant.

 
Assis, pensif et solitaire
À la lisière du bois noir,
Il évoque dans le mystère
Le blanc fantôme de l’espoir.

Il est le mage qui prodigue
Les chants, de pleurs entrecoupés,
Et qui promet à la fatigue
Le gazon fleuri des Tempés,

Celui qu’on nomme le Poète,
Le consolateur radieux
Qui suscite en la nuit muette
L’âme éparse des anciens Dieux.

Lui qui songeait depuis l’aurore
Se redresse, chantre inspiré,
Et la grande lyre sonore
A frémi sous son doigt sacré.

Entouré par la foule immense,
Oublieuse des labeurs vains,
Il rêve, bénit et commence
Le poème des jours divins.

 
Il dit la nuit aveugle et sombre,
Et le chaos strié d’éclairs
Où, comme une étoile de l’ombre,
Jaillit la Pensée aux yeux clairs,

Et la fuite des monstres vagues
Vers la cime ou vers le vallon,
Se bousculant comme des vagues
Dans la rumeur de l’aquilon.

Il dit le ciel, l’aube première
Émergeant des flots, teints de sang,
L’ascension de la lumière
Sur l’univers resplendissant,

Tous les abîmes où pénètre
Un esprit, flottant au milieu
Du limon où vagit un être,
De la nue où s’ébauche un Dieu,

Toutes les forces prisonnières
Rompant leurs chaînes tour à tour
Et s’évadant de leurs tanières
Et rugissant vers le grand jour,

 
Et la vie aux multiples formes
Qui gronde, éclate et resplendit
Dans l’air, l’onde, les rocs énormes,
Dans l’arbre et dans la bête. Il dit

Le lac reflétant l’aile noire
Du vautour, immobile au ciel,
Tandis que le chevreau vient boire
Auprès du tigre fraternel,

L’agneau nourri par la lionne,
Le chien, candide et familier,
Léchant la pourpre qui bouillonne
Au flanc boueux du sanglier,

La confiante tourterelle
Qui sur l’aire vient se poser
Et la nature maternelle
Prodiguant l’éternel baiser.


II


Un instant muette, la lyre
Repose sur le gazon vert
Et le Poète semble lire
Tous les feuillets d’un livre ouvert.

Il médite, dans l’attitude
D’un pasteur assis sur un tronc :
Puis il chante et la multitude
S’incline aux clartés de son front :

— Ô siècles ! ô destin des âges !
Aube d’or des jours révolus !
Réveil sanglant ! Mornes présages !
Ô soleil qui ne luiras plus !

Nature ! l’homme à son enfance,
Épanoui dans ta splendeur,
Était pur, n’ayant pour défense
Que sa jeunesse et sa candeur.

 
Il vivait, ô volupté douce !
De lui-même l’arbre laissait
Pleuvoir ses fruits mûrs sur la mousse
Aux pieds du vieillard qui passait.

L’homme, dans la floraison rose
Du matin que rien ne ternit,
N’ayant pas besoin d’autre chose
Que l’oiseau pour bâtir son nid,

L’âme de joie et d’amour pleine,
Ne demandait à ses brebis
Que de laisser un peu de laine
Aux épines pour ses habits,

À la source, que d’être claire
Sur son lit de gravier mouvant,
À la vierge que de lui plaire,
Au lys que de fleurir, au vent

De n’apporter que des aromes
Et des souffles aux moissonneurs,
Afin d’accroître sur les chaumes
La part égale des glaneurs.

 
Oh ! quel sombre nuage crève,
Race auguste, sur ton berceau ?
Quels Dieux font cette heure plus brève
Que le sillage d’un vaisseau ?

Te voici courbé sur la glèbe,
Nu, labourant, ô morne sort !
Comme au fond d’un farouche Érèbe
Les âpres sillons de la mort,

Homme ! esclave indigné de naître,
Perçant le roc, plantant le pieu,
Pour creuser le tombeau d’un maître
Et bâtir le temple d’un Dieu !

La forêt, mère des grands chênes,
Pleure et saigne en ses halliers nus
Des blessures que font les chaînes
Et les haches aux troncs chenus.

L’oiseau chantait dans l’ombre fraîche,
La biche dormait dans les bois.
Oh ! le vol strident de la flèche !
Oh ! les chiens aux rauques abois !

 
Oh ! le voile obscur des fumées
Refoulant ses plis onduleux
Sur les plaines accoutumées
À la brume des matins bleus !

Dans sa hutte où le soc se rouille,
Le faible, par les Dieux trahi,
Tremble, supplie et s’agenouille
Sur l’antique sol envahi,

Quand il entend la clameur haute
Qui suit les conquérants rivaux,
Quand il voit couchés côte à côte
Les cavaliers et les chevaux,

Et sur les champs, fleuris naguère,
Hérissés de récents tombeaux,
Planer les aigles de la guerre
Et tourbillonner les corbeaux.

Le pauvre a faim ; le pauvre rôde,
Disputant leur pâture aux loups.
De la demeure altière et chaude
Le taudis fiévreux est jaloux.

 
Le riche dit : — Je suis roi ; l’onde
Du torrent coule en mes viviers ;
Je regarde ma moisson blonde
À l’ombre de mes oliviers.

Comptez les brins que l’on voit poindre
Au printemps, dans les prés herbeux.
N’est-ce pas que leur nombre est moindre
Que le nombre de mes grands bœufs ?

Je vends le bois sec des futaies
À la veuve ; à l’enfant errant
Les mûres noires de mes haies.
Étant bon, si la mort les prend,

Je loue au pauvre qui succombe,
À la mère en pleurs, à l’aïeul
Le coin de terre pour la tombe
Et le haillon pour le linceul.

Et si, du côté des chaumières
En passant, par hasard, je vois
Près du seuil des roses trémières
Et des iris au coin des toits.

 
Dans la fange où je m’aventure,
Je m’indigne et suis plein d’émoi
De constater que la nature
Fleurit pour d’autres que pour moi. —


III


Alors aux mains qui la brandissent
La lyre, comme un astre en feu,
Luit ; les sept cordes resplendissent
Et le Poète est comme un dieu.

Le peuple dans le crépuscule
S’effare en le voyant surgir
Et reconnaît un autre Hercule.
Les lions qu’on entend rugir,

L’hyène que le jour effraie,
La panthère, l’ours nonchalant,
Le vautour rapide et l’orfraie,
Tous bondissant, rampant, volant,

 
Multipliaient dans les ténèbres
Sur l’Aède aux accents féconds
Le baiser des hydres funèbres
Et le lèchement des dragons.

Et l’Aède chantait ; farouche,
Il chantait ; il chantait plus haut
Que le clairon qu’un homme embouche
Pour sonner le suprême assaut :

— Voyez-vous dans l’ombre profonde,
À l’heure où le siècle descend,
Le caillou vibrant dans la fronde,
La faulx d’où dégoutte le sang,

Le marteau qui devient massue
Au poing du forgeron debout
Et cette lueur aperçue
À l’Orient qui fume et bout ?

Regardez ! Est-ce l’incendie
De la vieille et triste Babel
Ou bien quelque aurore agrandie
Par la voûte de l’arc-en-ciel ?

 
C’est une aurore ! Je l’annonce,
Peuple ! moi, poète et devin,
À toi qui, les pieds dans la ronce,
Prépares le réveil divin.

Jette la faulx rouge où s’allume
Un éclair, ô faucheur ! Remets
Le marteau brutal sur l’enclume,
Forgeron ! Sur les noirs sommets

Éteins la torche, incendiaire !
Épargne, ô peuple, ô vendangeur !
Aux pressoirs de Vendémiaire
La souillure du sang vengeur.

C’est l’aurore, l’aurore immense
Où sur le monde dévasté
La pitié sème la semence
De l’amour et de la bonté.

Voici les vertus fraternelles
Et la Justice, ange serein,
Abritant de ses doubles ailes
La balance aux plateaux d’airain.

 
C’est l’heure grave, sainte, austère,
Où l’homme, l’esclave d’hier,
Fera du labeur volontaire
Naître l’orgueil de son cœur fier.

Ô rêve ! au vagabond le riche
Criera : — Honte au sort inégal !
Prends le champ, laisse-moi la friche ;
Viens partager mon pain frugal !

Buvons la même onde, ô mon frère,
Au creux de nos mains ; effaçons
De notre fortune contraire
L’iniquité des trahisons. —

Ô vous, que la haine accompagne,
Que l’amour baise les premiers,
Forçats vous évadant du bagne,
Jobs surgissant de vos fumiers,

Meurtris de la grande bataille,
Vous ouvrirez vos bras nerveux
Et tous les brins de votre paille
Resplendiront dans vos cheveux,

 
Tandis qu’au lieu des mots infâmes,
Comme sur un fronton sculpté,
Un doigt gravera dans vos âmes
Et sur vos fronts : Fraternité.

Fraternité, sous l’ombre libre
Des jeunes Édens aux fruits d’or,
De l’esprit où l’avenir vibre
Et de la brute aveugle encor,

Du roi dans son palais sublime
Et du banni dans son exil,
Du vieillard qu’un remords opprime
Et de l’enfant que dore Avril,

De la foule avide qui rampe
Et du précurseur indompté
Qui songe le doigt sur sa tempe !
Fraternité ! Fraternité !

Homme, debout ! espoir, courage !
Debout, hors des gouffres épais !
De la nue où grondait l’orage
Descend le signe de la paix.

 
L’arc annoncé de l’alliance
Se déploie au ciel chaste et beau.
Lève ta torche, ô Conscience !
Liberté, brandis ton flambeau !


IV


Et les collines aurorales
Blanchirent alors. Et c’était
Comme un lever de vapeurs pâles
Sur l’horizon qui s’argentait.

Et les plaines devenaient roses
Comme au mois des trèfles en fleurs,
Et des parfums sortaient des roses
Et des chants des nids querelleurs.

Et la vaste foule éblouie
Souriait aux rayons vainqueurs
De cette aurore épanouie
Dans la nature et dans les cœurs.

 
Le laboureur, heureux d’entendre
Le clairon matinal du coq,
Bénit la terre bonne et tendre
Et le sillon facile au soc.

Pieds nus, seins nus, les belles filles,
Gravissant le coteau vermeil,
Ont l’air en serrant leurs faucilles
D’étreindre un rayon de soleil.

Les baisers des lèvres rieuses
Vibrent et font le bruit confus
Des abeilles dans les yeuses,
Des ailes dans les bois touffus.

Tout est splendeur, amour et joie,
Harmonie, oubli, rêve, essor
Vers un avenir qui flamboie
Comme l’astre dans le ciel d’or.

Le soleil triomphal émerge
D’un reste vague de noirceur
Et de sa flamme auguste et vierge
Nimbe la tête du penseur,

 
Qui, près du bois, plein de bouffées
Tièdes et de murmures doux,
Avec le geste des Orphées
Domptant les peuples à genoux,

Vers l’azur sans borne et sans voile,
Hausse majestueusement
La lyre qui déjà s’étoile
Aux profondeurs du firmament.