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Les Flaireurs/Acte III

La bibliothèque libre.
Paul Lacomblez, éditeur (p. 22-32).


ACTE III.



Roulement de tambours. Sonnerie de cor dans le lointain. Motif pour orgues. Coups redoublés sur la porte. En pleine obscurité.

LA FILLE.

Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! taisez-vous donc, sinistre que vous êtes, vous allez faire mourir ma mère !

(On frappe.)
UNE VOIX au dehors.

Me v’là !

LA FILLE.

Mais je vous en supplie, taisez-vous, je vous en supplie, oh mon Dieu !

LA VOIX.

Hé ben quoi ! me v’là !

(On frappe.)
LA FILLE.

Mais que voulez-vous donc ?

LA VOIX.

Ben, entrer.

(On frappe.)
LA FILLE.

Vous m’avez promis d’attendre jusqu’au jour !

LA VOIX, éclatant de rire.

Ah ! par exemple ! Je viens d’arriver ! Pas vrai, vous autres ?

LA MÈRE.

Ma fille, allume le cierge.

(Lumière.)
LA FILLE.

Cela n’est pas vrai.

LA VOIX.

Ah ! cré nom ! est-ce qu’on se f… de moi ici !

LA MÈRE.

Ma fille, allume l’autre cierge aussi, car Elle est là.

(Lumières.)
LA VOIX.

Que vous n’allez pas me planter ici avec ?

LA FILLE.

Je n’ai pas besoin de vous.

LA VOIX.

Bon, bon, chacun à son tour. C’est pas pour vous que j’suis-là, voyons !

LA MÈRE, regardant la chambre avec tristesse.

Ma maison n’est pas digne de la recevoir.

LA VOIX.

Ah ! ça, voulez-vous bien ouvrir ou je cogne avec ?

LA MÈRE.

Mais, ma fille… lève le rideau… et laisse entrer le soleil… que ce soit un peu beau ici. (Ouvrant les bras en un geste radieux.)
Tout en fête, car Elle va entrer.

LA FILLE.

Oui, mère.

(Elle lève le store. Fenêtre
lumineuse et les ombres du corbillard
projetées sur le mur
.)
LA MÈRE.

Qu’est-ce que ces ombres ?

LA FILLE.

Ah !…
xxxxxxxxxx(Elle fait vivement retomber le rideau.)

LA MÈRE.

Ma fille, prends l’eau bénite.

LA FILLE, prenant le bénitier et le buis
(vers la porte :)

Non ! qui êtes-vous ?

LA VOIX.

Mais sacré nom ! l’homme avec… la chose…

LA FILLE, faisant des aspersions à droite, à gauche, en avant et sur la porte (À chaque pas un coup sourd : la mère se signe), après un silence :

Quelle chose ?

LA VOIX.

J’suis l’homme avec le cercueil, v’la !

LA FILLE poussant un cri.

Ah ! l’homme avec…

LA VOIX.

Oui, oui, est-ce qu’on ne m’attendait pas peut-être ?

LA MÈRE, d’une voix étouffée.

Ouvre-lui la porte, ma fille, Elle peut entrer.

LA FILLE.

Petite mère, ce n’est pas une dame… c’est… quelqu’un… qui est poursuivi et qui demande un asile.

LA MÈRE râlant.

Ouvre-lui vite, ma fille, oh ! oh ! ouvre… lui vite vite, oh ! oh ! elle est la bien-venue. Oh ! de l’eau, donne-moi de l’eau.

LA VOIX.

Cré nom que c’est lourd !

(On frappe.)
LA MÈRE.

Ah ! j’étouffe, ma fille… où est le crucifix… je ne le vois plus, oui, oui, faut lui ouvrir.

LA VOIX.

Il sera tout mouillé à la fin.

(On frappe.)
LA MÈRE.

Va, couvre la table… mets la belle nappe. (Se frappant la poitrine.) C’est ici, tiens ici ! (D’une voix rauque.) Ho… va, va cueillir quelques fleurs, oui, Elle est là… ouvre-lui donc.

(Coups violents.)
LA VOIX.

Faudra que j’enfonce la porte !

LA MÈRE.

Oui, là, je la vois, je la reconnais, ô belle Dame !

(Nouveaux coups.)
LA VOIX.

Hé ben, vous autres ?

(Voix au dehors.)
LA MÈRE avec rauquements.

La belle Dame… pour mes yeux, vois-tu les portes maintenant… il n’y en a pas ! ouvre…

(Coups. On entend craquer la porte.)

Oui, elle a quelque chose là, quelque chose là sur son épaule.

(Elle fait le signe de la croix.)
LA FILLE.

Oh, petite mère !

LA VOIX.

Puisqu’il faut, ben v’là !

(Coups et craquements.)
LA FILLE.

Allez-vous-en ! allez-vous-en, qui que vous soyez ! Allez-vous-en, vous dis-je, je ne vous ouvrirai pas, vous dis-je, jamais, jamais, jamais ! Est-ce que vous venez tuer ma mère, vous ? (Craquements.) Est-ce que vous nous apportez la mort, vous ? Ah, mon Dieu ! Mais qu’est-ce que je vous ai donc fait. Ah, mon Dieu ! Ah, mon Dieu !

(Coups et craquements. Elle
tombe à genoux devant la
porte en sanglotant.
)

LA MÈRE faisant de violents efforts pour se lever.

Entrez, belle Dame, voici le jour et je suis prête.

LA FILLE à genoux et les mains levées.

Oh ! oh ! j’ai peur, cessez de grâce ! nous sommes de pauvres femmes. Nous n’avons rien. Ma mère est malade. Vous ne venez pas nous prendre, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas de méchants hommes. Je vous ouvrirai, mais dites, vous n’êtes pas des hommes sans cœur, n’est-ce pas ? Vous ne voudriez pas que ma pauvre mère meure !…

Les coups et les craquements redoublent. Violente dispute au dehors. La vieille femme commence à râler d’une façon épouvantable. — La jeune fille se jette à genoux vers le lit de sa mère :

Ah, petite mère, reste donc, que fais-tu, ne hurle donc pas ainsi, tu me fais mourir, je suis à tes genoux, près de toi, petite mère, regarde, regarde-moi, c’est moi, ta petite ange, pourquoi est-ce que tu ne me réponds plus ?

LA MÈRE.

Qui es-tu, petite ange ?

LA VOIX.

Il est l’heure ! Il est l’heure !

(Coups et craquements violents.)

LA FILLE sans se relever du pied du lit.

Et vous n’entrerez pas, ni vous ni les autres !

LA VOIX.

Faudra voir !

(Coups redoublés.)


Un morceau de bois casse du côté intérieur de la porte et tombe dans la chambre. Dispute au dehors pendant la suite.

LA FILLE.

Oh ! petite mère, comme tu trembles, comme tes mains sont glacées, n’aie pas peur, vois, je suis ta chère petite ange qui te garde, n’aie pas peur, ils ne peuvent te faire aucun mal, ne me reconnais-tu plus ? oh ! ne me regarde pas ainsi avec ces yeux fixes, petite mère, j’ai maintenant peur de toi-même !

(On entend hennir des chevaux.)

LA MÈRE souriante et serrant sa fille contre elle
tandis que de la main droite elle montre la porte.

C’est le carrosse !

Bruit d’une lourde voiture qui s’arrête. Des lumières passent devant la fente de la porte. Dispute. On entend des fragments de phrases mêlées de jurons :
Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? Veulent pas ouvrir.
Porte fermée. Oh ! la la. Ousqu’il est. Faudra qu’on enfonce.
On est tout mouillé ! C’cadavre ! C’cadavre !
On recommence l’attaque de la porte à coups redoublés.

LA MÈRE qui a écouté bouche béante.

Sainte Vierge Marie !

LA FILLE.

Petite mère, c’est moi qui t’embrasse, regarde et bénis-moi, petite mère, tu es dans mes bras, oh, regarde-moi, regarde-moi donc !…

Violent tumulte au dehors. La porte enfoncée cède. La fille s’est jetée sur la porte et la repousse des mains. Lutte. Abominable vacarme.

MINUIT SONNE LENTEMENT.

TOUTES LES VOIX au dehors (avec soulagement.)

Ah !…

Au dernier coup de minuit la vieille femme pousse un grand cri rauque et la jeune fille, abandonnant la porte, se jette en détresse vers le lit, les bras ouverts, pendant que la porte cédant à la poussée tombe derrière elle avec fracas et éteint les deux cierges d’un grand souffle froid.

RIDEAU.