Les Fleurs du mal/1868/À une mendiante rousse
CXII
À UNE MENDIANTE ROUSSE
Blanche fille aux cheveux roux,
Dont la robe par ses trous
Laisse voir la pauvreté
Et la beauté,
Pour moi, poëte chétif,
Ton jeune corps maladif,
Plein de taches de rousseur,
A sa douceur.
Tu portes plus galamment
Qu’une reine de roman
Ses cothurnes de velours
Tes sabots lourds.
Au lieu d’un haillon trop court,
Qu’un superbe habit de cour
Traîne à plis bruyants et longs
Sur tes talons ;
En place de bas troués,
Que pour les yeux des roués
Sur ta jambe un poignard d’or
Reluise encor ;
Que des nœuds mal attachés
Dévoilent pour nos péchés
Tes deux beaux seins, radieux
Comme des yeux ;
Que pour te déshabiller
Tes bras se fassent prier
Et chassent à coups mutins
Les doigts lutins,
Perles de la plus belle eau,
Sonnets de maître Belleau
Par tes galants mis aux fers
Sans cesse offerts,
Valetaille de rimeurs
Te dédiant leurs primeurs
Et contemplant ton soulier
Sous l’escalier,
Maint page épris du hasard,
Maint seigneur et maint Ronsard
Épieraient pour le déduit
Ton frais réduit !
Tu compterais dans tes lits
Plus de baisers que de lys
Et rangerais sous tes lois
Plus d’un Valois !
— Cependant tu vas gueusant
Quelque vieux débris gisant
Au seuil de quelque Véfour
De carrefour ;
Tu vas lorgnant en dessous
Des bijoux de vingt-neuf sous
Dont je ne puis, oh ! pardon !
Te faire don.
Va donc, sans autre ornement,
Parfum, perles, diamant,
Que ta maigre nudité,
Ô ma beauté !