Les Fleurs du mal (Revue des Deux Mondes)/Un voyage à Cythère

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Les Fleurs du mal (Revue des Deux Mondes)
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 1084-1085).

VII.

VOYAGE À CYTHÈRE.


Mon cœur se balançait comme un ange joyeux,
Et planait librement à l’entour des cordages ;
Le navire roulait sous un ciel sans nuages,
Comme un ange enivré d’un soleil radieux.

Quelle est cette île triste et noire ? — C’est Cythère,
Nous dit-on, — un pays fameux dans les chansons,
Eldorado banal de tous les vieux garçons.
— Regardez, après tout, c’est une pauvre terre.

— Île des doux secrets et des fêtes du cœur !
De l’antique Vénus le superbe fantôme
Au-dessus de tes mers plane comme un arôme,
Et charge les esprits d’amour et de langueur !

Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses,
Vénérée à jamais par toute nation,
Où tous les cœurs mortels en adoration
Font l’effet de l’encens sur un jardin de roses

Ou du roucoulement éternel d’un ramier !
— Cythère n’était plus qu’un terrain des plus maigres,
Un désert rocailleux troublé par des cris aigres.
— J’entrevoyais pourtant un objet singulier ;

Ce n’était pas un temple aux ombres bocagères,
Où la jeune prêtresse errant parmi les fleurs
Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs,
Entre-bâillant sa robe à des brises légères.

Mais voilà qu’en rasant la côte d’assez près
Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches,

Nous vîmes que c’était un gibet à trois branches,
Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès.

De féroces oiseaux perchés sur leur pâture
Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr,
Chacun plantant, comme un outil, son bec impur
Dans tous les coins saignans de cette pourriture.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes,
Le museau relevé, tournoyait et rôdait ;
Une plus grande bête au milieu s’agitait,
Comme un exécuteur entouré de ses aides.

Habitant de Cythère, enfant d’un ciel si beau,
Silencieusement tu souffrais ces insultes
En expiation de tes infâmes cultes
Et des péchés qui t’ont interdit le tombeau.

Pauvre pendu muet, tes douleurs sont les miennes !
Je sentis à l’aspect de tes membres flottans,
Comme un vomissement, remonter vers mes dents
Le long fleuve de fiel de mes douleurs anciennes.

Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher,
J’ai senti tous les becs et toutes les mâchoires
Des corbeaux lancinans et des panthères noires
Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair.

Le ciel était charmant, la mer était unie ;
— Pour moi tout était noir et sanglant désormais,
Hélas ! — et j’avais, comme en un suaire épais,
Le cœur enseveli dans cette allégorie.

Dans ton île, ô Vénus, je n’ai trouvé debout
Qu’un gibet symbolique où pendait mon image.
— Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage
De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût !