Les Fleurs vénéneuses (Guaita)

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Rosa MysticaAlphonse Lemerre, éditeur (p. 101-105).


Les Fleurs vénéneuses


I


Néfastes végétaux au port majestueux,
Vos graines ont germé par une nuit maudite,
Sous l’œil d’un astre fauve, hostile et monstrueux.

Vos noms même, suspects au sage qui médite,
Furent bannis du Verbe, en ces temps anciens
Où savoir vos vertus était chose interdite.

Des Sagas de Colchide et des Égyptiens
Cueillaient, lors, sous l’effroi de la lune sanglante,
Votre racine, chère aux seuls magiciens,


Qui, mariant la Sève acerbe d’une plante
Avec la lymphe morte extraite des os blancs,
Sous l’incantation modulée à voix lente,

Distillaient, vers minuit, ces philtres accablants
Par quoi la chasteté des vierges de la Grèce
Croulait, offrant à nu le trésor des beaux flancs.

Les hommes, ballottés au vent de la détresse,
Sur l’océan du Spleen — en tous temps, en tous lieux —
Fleurs fatales, ont bu votre suc, dont l’ivresse

Les a guidés au port du trépas glorieux !…
Ceux-là vous ont chéris, (Ô dictames tragiques),
Que gorgeait le dédain des hommes et des dieux. —

Mais Nous, qui redoutons les Puissances magiques
Et l’occulte Science, et l’Ombre, et la Fureur
De vos effluves noirs puissamment léthargiques,

Nous ne parlons de vous qu’en frissonnant d’horreur !

II


Pourtant, Fleurs dangereuses,
Vous êtes généreuses
Parfois — et guérissez
Les cœurs blessés !

Douce est votre caresse
Aux parias, qu’oppresse
Ce qu’on ne peut bannir :
Le Souvenir !

Pavot blanc de l’Asie,
Quand la froide Aspasie
Fait ramper l’un de nous
À ses genoux,


Ton Opium, ô plante,
Lui rend l’âme indolente,
Et, contre le chagrin,
Toute d’airain,

Et ta Morphine amère
Calme la pauvre mère
Que l’obsession mord
D’un enfant mort…

Au monstre solitaire
Qui se cache sous terre,
(Tout cœur demeurant sourd
À son amour),

Divin Haschisch, tu livres
Les belles houris ivres
— Aux lèvres de corail —
De ton sérail.

. . . . . . . . .

Salut, Flore équivoque !
L’infortuné t’invoque :
Dompteuses de douleurs,
Salut, ô Fleurs !

Soyez bénis, en somme,
Sucs qui versez à l’homme
Au visage pâli
Le calme oubli !


Février 1884.