Les Fonctions du cerveau et les localisations cérébrales

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Revue des Deux Mondes tome 41, 1880
Henry de Varigny

Les fonctions du cerveau et les localisations cérébrales


LES
FONCTIONS DU CERVEAU
ET LES
LOCALISATIONS CEREBRALES

« Quand celui qui écoute ne comprend pas, et que celui qui parle ne se comprend plus, c’est de la métaphysique, » a dit Voltaire. A prendre cette définition pour exacte, il a beaucoup été fait de métaphysique à propos des fonctions du cerveau, — et il s’en fait encore beaucoup. Il convient d’ajouter, pour justifier ces hautes spéculations, que le sujet y prête et que les difficultés que présente l’étude de la physiologie cérébrale sont grandes. Il n’y a pas seulement divergence d’hypothèses ; les faits eux-mêmes ne sont point certains et les contradictions abondent. C’est dire que la base sur laquelle doit s’élever l’édifice fait encore défaut.

Une faudrait pas conclure de là que les obstacles rencontrés par les expérimentateurs les aient réduits à l’impuissance. Depuis un demi-siècle, il a été fait dans le domaine de la physiologie cérébrale de très importantes recherches ; dans ces temps derniers, des faits capitaux ont été découverts. C’est sur ces derniers que nous voulons attirer ici l’attention en prenant pour guide les publications que le célèbre physiologiste anglais Ferrier a consacrées à l’étude des circonvolutions.

I

Au point de vue anatomique, le cerveau se compose de deux moitiés symétriques, droite et gauche, unies par une commissure volumineuse destinée, selon toute probabilité, à mettre en communication les parties homologues des deux hémisphères. Chaque hémisphère présente une masse centrale et un revêtement périphérique. La masse centrale, constituée par deux corps arrondis, séparés partiellement de leur enveloppe par une cavité nommée ventricule latéral, est formée de cellules nerveuses. L’on sait que les cellules constituent la partie active du système nerveux : elles sont de couleur grise ; aussi les expressions de cellules nerveuses et de substance grise sont-elles devenues synonymes. Les fonctions de ces masses centrales situées à droite et à gauche de la ligne médiane du cerveau paraissent consister à renforcer les impressions venues du dehors ou les incitations parties du cerveau même. Peut-être jouent-elles un rôle dans les actes dits automatiques. Elles sont en relations, d’une part avec la moelle, peut-être même avec la majorité des fibres motrices et sensitives du corps, d’une façon plus ou moins directe ; d’un autre côté, elles envoient des fibres au revêtement qui les entoure, fibres qui, selon toute probabilité, vont aboutir dans les cellules nerveuses des circonvolutions. Ces dernières, qui composent la masse périphérique du cerveau, sont formées : superficiellement, de cellules nerveuses, grises, étalées en couches superposées, atteignant une épaisseur totale de 2 à 3 millimètres ; profondément, de fibres blanches, nées des cellules sus-jacentes et se dirigeant vers les masses centrales. Nous pouvons donc résumer d’une manière générale la structure des hémisphères en ces termes : des cellules nerveuses situées à la périphérie partent des prolongemens sous forme de fibres blanches qui se dirigent vers la masse centrale. Les fibres y pénètrent, se mettent probablement en rapport avec les cellules, et de ces mêmes cellules partent d’autres fibres blanches qui se dirigent vers la moelle, vers les parties excentriques du corps. La masse centrale semble interposée sur le trajet des fibres cérébrales, entre leur origine dans l’écorce du cerveau et leur terminaison dans la moelle, et le corps en général.

Cette disposition anatomique, très vraisemblable d’après les dernières recherches, semble indiquer que la masse centrale n’est pas le point d’où partent les incitations motrices et où aboutissent les impressions sensitives. La masse périphérique, au contraire, paraît par ses relations jouer le rôle de centre, de quartier-général ; telle est du moins la doctrine qui tend à prévaloir aujourd’hui. Examinons donc de quelle façon elle a pris naissance et sur quels faits elle s’appuie.

L’on a toujours et partout admis que le cerveau est l’organe de la pensée et de la volonté ; si l’on a parfois cru que le cœur est le siège du sentiment, par suite de l’influence très réelle et très sérieuse qu’exercent nos passions sur le fonctionnement de ce muscle, cette théorie n’a jamais eu qu’une vogue passagère, et le cerveau a été définitivement proclamé la base anatomique de l’âme. Voilà une affirmation bien vague et qui ne préjuge en rien des fonctions spéciales des diverses parties de cet organe si compliqué. Force a cependant été de s’en contenter pendant longues années. Avec le temps toutefois la lumière s’est faite dans une certaine mesure, mais la masse centrale était l’objectif principal et on laissait de côté les circonvolutions. Hippocrate ne voyait en celles-ci qu’une glande ; Malpighi et Vieussens pensèrent de même. Ruysch, frappé de leur vascularité, les considéra comme un simple lacis sanguin ; Boerhaave et Haller adoptèrent cette conclusion. Vicq d’Azyr fut le premier à examiner leur structure ; depuis sont venus Baillarger, Ehrenberg, Purkinje, Meynert, Luys, Betz et Charcot, qui l’ont fait connaître d’une façon précise. Voilà pour l’anatomie. En ce qui concerne la physiologie, l’on sut, par Gall, que l’intelligence est une fonction des circonvolutions ; Desmoulins y ajouta qu’elle est en raison directe de leur nombre et de leur profondeur, ce qu’Érasistrate semble avoir admis dans l’antiquité ; enfin, de nos jours, Broca, reprenant les idées et les faits de Dax et de Bouillaud, et y ajoutant les siens propres, leur a fait proclamer la première localisation connue : celle du langage articulé dans la troisième circonvolution frontale gauche.

En 1870, deux savans allemands, Fritsch et Hitzig, faisant passer un courant électrique à travers la tête, en arrière des oreilles, sur le vivant, s’aperçurent qu’il déterminait des mouvemens des yeux. Ils pensèrent que ce mouvement pouvait être dû à une excitation de la substance grise périphérique des circonvolutions, et se mirent en devoir de vérifier l’exactitude de leur hypothèse. Expérience faite, ils émirent trois propositions fondamentales qui renferment ce qu’il y a d’essentiel dans leur théorie[1]. La première, c’est qu’il y a dans le cerveau des circonvolutions qui peuvent être excitées par l’électricité, et que cette excitation est suivie de la production de mouvemens déterminés selon le point qui est excité ; d’autres parties peuvent être excitées sans qu’il se produise de mouvemens. La seconde, c’est que les points où l’on détermine la mise en action de tel ou tel groupe musculaire sont fort limités et occupent une petite portion de la surface cérébrale ; la dernière enfin, c’est qu’en extirpant la région de la surface cérébrale qui a été reconnue pour être le centre de tels mouvemens définis, l’on provoque la paralysie de ces mêmes mouvemens.

En somme, on constata qu’il y a dans le cerveau une partie périphérique paraissant préposée à la production de mouvemens, c’est-à-dire une région motrice, et une autre où l’excitation ne provoque aucune manifestation extérieure, une région non motrice. En outre, la région motrice peut se subdiviser en un certain nombre de petits territoires, circonscrits d’une manière assez exacte, à peu de millimètres près ; chacun de ces territoires préside à la mise en mouvement d’un groupe musculaire déterminé, et de ce groupe seul.

Tel est le point de départ de la théorie des localisations cérébrales. M. Ferrier, s’emparant de ces conclusions, étudia alors la question, en agrandit considérablement le domaine, et aujourd’hui il semble résulter de ses recherches que les circonvolutions peuvent, chez l’homme aussi bien que chez les animaux, se décomposer en trois régions : l’une, antérieure, préposée au fonctionnement intellectuel ; l’autre moyenne, chargée de l’innervation motrice du corps ; une troisième région, postérieure, serait le point d’arrivée des impressions formées sur nos organes sensitifs par les choses du dehors, et représenterait la région sensitive du cerveau. Exposer comment M. Ferrier est arrivé à ces conclusions, et comment il les justifie, tel est le but de cette étude.


II

La question de méthode est la première qui se pose : il convient de s’y arrêter. Deux procédés d’investigation s’offrent au physiologiste : la méthode expérimentale et la méthode clinique.

La première en date, et la plus praticable, est l’étude expérimentale. Applicable aux seuls animaux, elle consiste à mettre à découvert le cerveau par l’ouverture plus ou moins étendue du crâne, et à opérer sur les circonvolutions en les électrisant, ou en les excisant, selon le but que l’on se propose. Le singe, par suite de la conformité de son type cérébral avec celui de l’homme, se prête le mieux à ces recherches ; mais il y a une grande utilité à opérer également sur d’autres animaux d’une organisation inférieure tels que le chien, le renard, et toutes autres victimes ordinaires ou extraordinaires de la physiologie expérimentale. Ces recherches comparées ont l’avantage de montrer quelles sont, dans les diverses conformations cérébrales, les régions homologues, et surtout, de manifester d’une manière frappante l’inégalité de l’importance relative des fonctions des masses centrales, régions à fonctions automatiques, et des masses périphériques ou circonvolutions, régions à fonctions volontaires, selon les animaux. On peut difficilement opérer sur l’homme ; les cas sont rares où l’on rencontre un sujet privé par un accident ou une maladie de la voûte crânienne, et même dans ces cas on a quelques scrupules à expérimenter sur son semblable. Cela a cependant été fait, sans préjudice pour le patient infailliblement condamné d’ailleurs, par un physiologiste américain, Bartholow, qui a obtenu des résultats confirmatifs de la théorie de M. Ferrier.

Le grand avantage de la méthode expérimentale, c’est qu’on peut répéter ces expériences indéfiniment sur une foule d’animaux, en variant les conditions et la mode de l’expérience : l’opérateur choisit son terrain et son moment ; les lésions sont mieux circonscrites, l’autopsie peut être faite comme l’on veut. Mais, d’autre part, le type cérébral de l’animal n’est pas celui de l’homme, l’animal ne peut rendre compte de ce qu’il éprouve, et il le faut deviner lorsqu’on opère sur les régions sensitives ou intellectuelles ; enfin les opérations préliminaires peuvent provoquer des troubles généraux de nature à masquer les phénomènes qu’il s’agit d’analyser. Pour être juste, ajoutons que, malgré ces désavantages, la méthode expérimentale jouit d’une faveur méritée et qu’il y a lieu de lui demander encore bien des solutions ; elle nous les fournira si nous savons nous y prendre : le tout est de bien observer, ce qui n’est pas facile, nous l’accordons sans peine.

Les procédés expérimentaux sont assez nombreux : cependant on peut les ramener tous à deux catégories, selon l’effet qu’ils produisent sur le fonctionnement des circonvolutions. Les uns déterminent une suractivité fonctionnelle : ce sont les lésions irritantes ; les autres au contraire paralysent l’action normale : ce sont les lésions paralysantes. Appliquées aux régions motrice, sensitive et intellectuelle, les premières provoquent des spasmes, des sensations subjectives, du délire ; les dernières, des paralysies, des anesthésies et de l’affaiblissement mental. Il n’est pas rare de voir une lésion provoquer au début les symptômes d’une irritation, pour aboutir ensuite à des symptômes paralytiques, et réciproquement ; cela peut avoir lieu pour la plupart des lésions expérimentales, quel que soit le terrain sur lequel elles portent ; d’ailleurs, en clinique, le cas est fréquent. Aussi, la division des lésions en deux grandes classes doit-elle plutôt s’appliquer en ayant égard à leur résultat immédiat seulement, sans tenir compte des effets ultérieurs possibles. Les procédés expérimentaux destinés à provoquer d’emblée et primitivement un effet paralysant sur les fonctions des circonvolutions sont plus nombreux que les procédés de nature à les exciter. Ils consistent principalement à détruire une partie de la substance corticale au moyen d’un filet d’eau à haute pression, d’injections limitées et directes d’acides et de caustiques, ou de cautérisations également limitées par le fer rouge, ou encore de l’introduction de poudres inertes dans les artères afférentes de certains départemens du cerveau, afin d’y provoquer une anémie expérimentale. Préconisés par Goltz, Fournie, Nothnagel, Beaunis et Couty, ces moyens laissent à désirer : l’action destructive est trop puissante, trop peu limitée. On en peut user comme moyen de contrôle, mais sans leur accorder trop de confiance. Bien préférable est le procédé des ablations limitées employé par Fritsch et Hitzig d’abord, et repris par Ferrier, Carville et Duret : de cette façon, les lésions sont. circonscrites et agissent moins à distance. Cette méthode constitue un moyen de contrôle très sûr, plus efficace que les précédens : aussi y a-t-il lieu d’en user largement, comme il a été fait jusqu’ici.

Les procédés destinés à exciter l’activité des circonvolutions se réduisent jusqu’ici à un seul : l’électrisation ; procédé très discuté, passionnément combattu, et dont il convient de prouver tout d’abord la légitimité, puisque c’est sur lui que repose en entier la théorie des localisations cérébrales.

Afin de n’y pas revenir, décrivons une fois pour toutes le mode opératoire. L’animal en expérience étant immobilisé, les tégumens du crâne sont incisés, rabattus sur les côtés, et les os ainsi mis à découvert, séparés du reste du crâne par un trait de scie. On arrive sur les membranes, du cerveau que l’on ouvre alors avec précaution en évitant de provoquer des hémorrhagies, et les circonvolutions apparaissent sous forme de saillies allongées, arrondies, de couleur grisâtre, en apparence sculptées dans le cerveau et séparées les unes des autres par des sillons plus ou moins profonds contenant des artères et des veines. Chaque saillie, longue en général de quelques centimètres, a une direction, des rapports, et une situation propres qui 5e trouvent identiques chez tous les animaux de même espèce ; bien plus, les principales d’entre elles ont leurs homologues chez tous les animaux : aussi ont-elles toutes leur nom particulier.

Pour électriser les circonvolutions, l’on se sert d’un petit appareil consistant en deux pointes métalliques fines, que l’on éloigne ou rapproche à volonté, communiquant avec les deux fils d’une bobine d’induction. Il faut éviter les courans trop forts et veiller à ce que la surface des circonvolutions soit débarrassée du plus de liquide possible. L’expérience étant disposée, on porte l’excitateur sur les diverses circonvolutions, et l’on reconnaît l’existence d’une zone motrice, par tâtonnemens successifs, puis celle d’une zone dont l’électrisation paraît éveiller en l’animal des signes de sensations, ou zone sensitive. Quant à la région intellectuelle, l’électrisation ne nous fournit pas de données positives.

Afin de nous rendre compte du rôle de l’électrisation en tant qu’excitant de la substance grise des circonvolutions, voyons ce qui se passe lorsqu’on irrite la région dite motrice, par exemple. Ce qui sera vrai de celle-ci le sera des autres, mutatis mutandis.

Excitons tel ou tel point des circonvolutions motrices : il se produit un mouvement. En tâtonnant, on arrive à délimiter une zone de quelques millimètres d’étendue, dont tous les points paraissent jouir de la propriété de provoquer un même mouvement, A côté de cette zone, l’on en peut délimiter d’autres, de la même façon, présidant à d’autres mouvemens. L’on observe en procédant ainsi qu’une seule zone préside à tel mouvement, et à celui-là seulement, et qu’en outre, cette propriété appartient surtout au centre de la zone en question : les excitations portées sur sa périphérie produisent parfois un léger mouvement supplémentaire, appartenant à la zone voisine. C’est dire que les zones spéciales, ou centres d’innervation motrice des parties du corps où il se produit des déplacemens, sont très voisines, et que nos moyens d’électrisation ne sont pas assez parfaits pour empêcher une légère diffusion du courant dans les régions voisines, diffusion qui suffit à les exciter légèrement. Donc, pour observer des effets nets, précis, il faut exciter le centre des zones spéciales, sans quoi il s’en produit d’autres relevant d’une zone voisine.

Après avoir constaté que l’électrisation d’un centre, c’est le nom qu’on donne aux zones spéciales, était invariablement suivie d’un même mouvement, on en a conclu que le centre en question était préposé à la production de ce mouvement ; et comme un grand nombre de ces centres se trouvaient situés à côté les uns des autres, présidant à la majorité des mouvemens du corps, on a conclu à l’existence d’une région motrice dans le cerveau, région d’où partiraient toutes les incitations volontaires à l’adresse des corps. Mais une objection surgit. Vous prouvez, n’est-il pas vrai, qu’un courant électrique passe aux points que vous considérez comme excités ? Fort bien ! mais l’on peut prouver aussi que le courant en question ne s’en tient pas là et qu’il diffuse sur les surfaces voisines : le galvanomètre l’indique. Dès lors, de quel droit affirmer que le mouvement observé lors de l’électrisation de tel ou tel centre est dû à cette excitation, puisque les centres voisins sont également excités ? C’était là, en définitive, un argument puissant contre la théorie des localisations, renouvelé de celui que l’on opposa à Duchesne de Boulogne lorsqu’il présenta sa théorie sur l’électrisation musculaire localisée. Cependant une réponse était facile à trouver : aux faits il n’y a que des faits à objecter. Pourquoi donc, en déplaçant les conducteurs électriques d’un centimètre à peine, provoque-t-on l’exécution de mouvemens tout autres, parfaitement définis, et cela, en excitant un point où, dans le premier cas, le courant diffusait ? pourquoi les mouvemens qui se produisent lors de la deuxième position des conducteurs ne s’étaient-ils pas produits lors de leur première position ? La diffusion électrique existait pourtant ! Pourquoi des localisations si nettes, malgré la diffusion ? En regardant la chose de plus près, on a vu que, si le courant diffuse assez en dehors des conducteurs pour y être perçu au moyen d’appareils très sensibles, il ne le fait cependant pas assez fortement pour exciter des régions situées en dehors de ces conducteurs : la diffusion est physiologiquement insuffisante. D’ailleurs on peut l’éviter en partie par des précautions appropriées.

La diffusion selon la surface se trouve mise hors de cause. Mais ici, seconde objection : peut-on en dire autant de la diffusion selon la profondeur ? La question est grave, car au-dessous de la lésion motrice se trouve un noyau de substance nerveuse, de dimensions considérables, contenant des fibres motrices à l’adresse des muscles. Si le courant diffuse jusqu’à ce noyau, on ne peut plus conclure à l’excitation de la substance circonvolutionnaire seule ; on ne fait qu’exciter les fibres motrices sur leur trajet, et les centres moteurs se dérobent de nouveau. Trois argumens peuvent être invoqués contre cette objection. Tout d’abord, on peut faire remarquer que l’excitation des circonvolutions qui sont le plus rapprochées de ce noyau est celle qui donne le moins de résultats ; parfois même elle ne provoque aucun mouvement. A moins d’admettre que les effets sont en raison directe des résistances, ce qui est absurde, la conduction en profondeur ne peut être invoquée. D’autre part, la section des fibres blanches sous-jacentes aux points excités, qui, tout en interrompant la continuité physiologique, n’arrête pas la conduction électrique, suffit à empêcher la production des mouvemens, ainsi que l’a démontré Braun. Enfin, Ferrier a montré que l’excitation directe du corps strié, c’est le nom du noyau en question, produit une contraction musculaire générale du côté opposé du corps et non des mouvemens spéciaux isolés. De ceci nous concluons que la diffusion électrique vers le corps strié peut exister, mais qu’elle est physiologiquement insuffisante. Reste une troisième objection, capitale, celle-ci : Peut-on prouver que la diffusion électrique, impuissante à exciter le corps strié, profondément situé, n’agit pas sur la masse des fibres blanches interposées entre ce dernier et la couche corticale ? La couche superficielle épaisse de 2 ou 3 millimètres est-elle réellement excitée, ou bien sont-ce ces fibres si rapprochées ? L’objection est la même que dans le cas précédent, et il faut tenir compte en outre du peu d’épaisseur de la couche corticale. De plus, elle emprunte un grand caractère de vraisemblance à cet autre fait, admis par la majorité des physiologistes : l’inexcitabilité de la substance grise, prouvée à maintes reprises pour la moelle et presque indiscutable par suite de sa généralité. Pourquoi la substance grise, inexcitable dans la moelle, cesserait-elle de l’être au cerveau ? De fait, on ne voit pas pourquoi cette différence existerait, a priori. A posteriori, les argumens invoqués ne sont pas décisifs, vu leur petit nombre. On peut bien invoquer l’expérience de Braun citée plus haut ; mais la validité peut en être contestée. Les expériences de Ch. Richet, de Putnam, de Franck et de Pitres plaident dans le sens de l’excitation de la substance grise, mais une preuve concluante fait encore défaut. C’est donc plutôt par sentiment que par raisonnement que cette excitabilité est admise : aussi nombre de physiologistes, plutôt que d’admettre ce fait, en contradiction avec nos connaissances déjà acquises, pensent-ils que, lorsqu’on excite l’écorce cérébrale, ce sont les fibres blanches qui en naissent, et non les cellules grises originelles, qui sont électrisées. Les cellules ne seraient excitables que par la seule volonté : à la théorie des centres moteurs ils substituent celle des centres psycho-moteurs. Cette manière de tourner la difficulté, en mettant d’accord les faits nouveaux avec les connaissances déjà acquises et indiscutables que nous possédons sur la physiologie de la substance grise, a réuni un certain nombre d’adeptes parmi lesquels nous citerons M. Vulpian, l’éminent doyen de la faculté de médecine. Réservant la discussion pour son temps et lieu, disons tout de suite que l’on peut fort bien adopter cette théorie, qui ne fait que modifier l’interprétation des expériences que nous allons citer, sans rien enlever à leur intérêt ni à leur importance. Admettons donc que, là où l’on a cru exciter les cellules mêmes, on a excité les fibres qui en naissent ou y aboutissent : cela ne change rien aux résultats, étant donné le principe de l’énergie spécifique des nerfs qu’il suffira de rappeler pour dissiper toute hésitation.

Toute excitation, quelle qu’en soit la nature ou l’origine, agit sur un nerf selon les fonctions de celui-ci. Excitez un nerf moteur sur son trajet, il se produit un mouvement. Excitez un nerf sensitif, et le sujet ressentira une sensation. Selon la nature de ce nerf, la sensation variera. S’il s’agit du nerf de l’œil par exemple, excitez-le de quelque façon que ce soit, cette excitation ne produira qu’une sensation : celle de lumière. Ainsi agissent les coups sur cet organe : il y a compression, donc excitation du nerf optique, ou sensation de lumière : ce sont les trente-six chandelles du vulgaire. De même pour le nerf auditif, qui ne peut susciter que des sensations auditives ; de même pour tous les nerfs, de sensibilité spéciale ou générale. Or, ce qui est vrai de l’excitation des nerfs sur un point de leur trajet, l’est pour tous les autres. Si donc, au cerveau, nous excitons la région motrice, l’origine des nerfs moteurs se trouve irritée, d’où production de mouvement ; à la région sensitive, même phénomène, mais ici, au lieu de mouvement, il y a sensation, par suite de la connexion des nerfs avec des cellules sensitives.

En résumé, l’électrisation des régions corticales du cerveau agit comme elle le ferait si on les portait sur les nerfs en un point quelconque de leur trajet : la seule différence consiste en ce qu’on les excite en un point plus rapproché de leur origine ; des rapports anatomiques que nous croyons exister entre les fibres blanches et les cellules grises nous concluons à l’existence d’un rôle de centre, joué par ces dernières par rapport aux premières, à l’état normal, sur le vivant.

Ceci dit, abordons le détail des expériences de Ferrier.

Le singe est l’animal qui se prête le mieux à l’expérimentation par le développement qu’acquièrent chez lui l’initiative et la volonté, opposées à l’automatisme si prépondérant chez les animaux inférieurs. Aussi Ferrier a-t-il opéré sur le singe principalement. De ces expériences, avons-nous dit, il résulte que la surface du cerveau contiguë à la voûte et aux parois du crâne peut se décomposer en trois régions distinctes au point de vue fonctionnel : la région antérieure, en arrière du front, paraît affectée à la fonction intellectuelle ; la région moyenne semble renfermer les centres qui président à la mise en action des muscles volontaires ; la région postérieure enfin renfermerait les centres où aboutiraient les impressions faites sur les nerfs sensitifs par les objets du dehors. Ceci revient à affirmer l’existence de trois zones : intellectuelle, motrice et sensitive. La première qui ait été reconnue nettement est la zone motrice ; c’est aussi celle dont l’existence soulève le moins d’objections et de discussions.

En promenant les électrodes sur sa surface, l’on reconnaît en peu de temps la présence de régions nettement limitées, de petites dimensions, dont tous les points président, dans une même subdivision, à la mise en action du même muscle ou groupe de muscles. On donne à ces régions le nom de centres. Rien ne les révèle à l’extérieur : ce n’est qu’au microscope qu’on peut reconnaître la présence d’amas limités de cellules, appelés « nids » par Betz, cellules plus grosses et plus volumineuses qu’en toute autre partie du cerveau. Il existe un certain nombre de ces centres ayant chacun leur fonction spéciale et distincte, qui s’accuse d’autant mieux que l’on électrise leur milieu ; sur les parties périphériques il arrive souvent que le courant électrique diffuse légèrement et aille irriter la zone voisine, d’où la production de mouvemens plus nombreux et plus compliqués, aptes à masquer la fonction réelle et propre du centre que l’on veut exciter. Ici l’électrisation provoque des mouvemens de la jambe, du côté opposé, par suite de l’action croisée des hémisphères cérébraux qu’il faut toujours avoir présente à la mémoire ; — elle se meut comme pour marcher, pour s’avancer ; le mouvement peut débuter par le pied et s’y limiter, ou encore être circonscrit aux orteils. D’autres fois on observe des mouvemens plus complexes, et nécessitant la mise en action d’un nombre considérable de muscles : il semble que l’animal veuille se gratter la poitrine ou presser contre elle quelque objet qu’il aurait ramassé à terre.

Là, les mouvemens provoqués sont tout autres : c’est le bras, ou l’avant-bras, ou la main qui se meuvent en divers sens, dans des directions opposées et vers des buts différens ; tantôt il y a des mouvemens d’ensemble, tels que les nécessite la natation, par exemple ; tantôt ils sont limités, comme pour la préhension. Les doigts peuvent se serrer avec force comme pour retenir un objet, ou s’étendre vivement en s’écartant. Il est très probable que ces mouvemens, produits par l’excitation d’un seul et même centre, pourraient être différenciés et isolés, si nous disposions d’instrumens assez parfaits pour que la diffusion des courans n’existât pas ; il doit y avoir dans ces centres présidant aux divers mouvemens dont un membre est susceptible, un certain nombre de petits centres, limités, mais très rapprochés les uns des autres, préposés à l’exécution d’un seul mouvement ou à la mise en action d’un seul muscle ; l’imperfection de nos procédés ne nous permet pas encore de mettre en évidence les subdivisions fonctionnelles.

D’autres centres président aux mouvemens des yeux, des oreilles, des narines, des lèvres du cou, du tronc ; nous n’y insisterons pas Remarquons toutefois que l’excitation de ces derniers centres, pas plus que celle des centres brachial ou crural, ne donne lieu à des mouvemens simples : presque toujours il y a mise en action d’un groupe de muscles et non d’un seul. L’explication est sans doute la même que celle que nous venons de donner pour les premiers centres ; cependant il en a été proposé une autre, applicable d’ailleurs à tous les cas qui se peuvent présenter. L’idée que l’on se fait généralement des relations de la moelle et du cerveau est celle-ci : le cerveau commande, et la moelle obéit. Il semble que du cerveau parte l’ordre de produire tel ou tel mouvement ; à la moelle reviendrait la tâche de décider quels sont les muscles à mettre en action et de coordonner leur mouvement d’une manière harmonieuse et utile : elle aurait pour mission de coordonner les mouvemens élémentaires et individuels destinés à produire l’effet voulu par le cerveau. L’économie de l’organisme ressemblerait beaucoup, en ce qui concerne le système nerveux, à l’organisation de certaines de nos administrations, où il peut fort bien arriver que le directeur transmette un ordre et le voie exécuter sans savoir bien au juste quels sont les agens qui y ont pris part, ni par quels procédés la chose s’est faite. Il s’effectuerait donc dans la moelle un travail dont nous n’avons pas conscience, et l’électrisation des centres aurait pour effet d’envoyer un ordre à la moelle, et non de provoquer directement un mouvement.

Les singes étant assez difficiles à obtenir sous notre climat pour satisfaire aux besoins sans cesse renouvelés de l’expérimentation, Ferrier a dû opérer sur d’autres animaux moins élevés dans l’échelle des êtres, tels que les chiens, chacals, cochons d’Inde, rats, pigeons, grenouilles, poissons même ; bref, ordinaires ou extraordinaires, toutes les victimes de la physiologie expérimentale y ont passé. Ces expériences ont pleinement confirmé les résultats énoncés plus haut et montrent en outre que l’action des hémisphères devient de moins en moins importante à mesure que l’on descend l’échelle animale et que l’automatisme s’élève.

L’ablation de portions limitées de l’écorce du cerveau, procédé employé surtout par Carville et Duret et longuement exposé par eux, a conduit aux mêmes conclusions que l’électrisation, conformément aux propositions émises par Fritsch et Hitzig dès le début. Comme il a été dit, elles ont pour conséquence de paralyser et non plus d’exciter les centres. Seulement, chose curieuse, les animaux les plus élevés, les singes, guérissent très rarement et imparfaitement de ces lésions : chez eux la paralysie est durable, tandis que chez les animaux inférieurs, tels que le lapin, le cochon d’Inde, la paralysie est passagère. Cela tient, comme nous l’avons dit, à ce que chez les premiers les centres volontaires ont une grande importance, tandis que chez les derniers ils n’acquièrent qu’un faible développement.

Tels sont les faits sur lesquels on s’est appuyé pour affirmer l’existence d’une région motrice dans le cerveau. Toute question d’interprétation mise de côté, il reste indéniable qu’il y a dans le cerveau une région dont l’excitation provoque des mouvemens, lesquels varient selon la zone que l’on y excite.

En arrière de cette région se trouvent des centres sensitifs où viendraient aboutir les impressions produites sur les nerfs sensitifs par les choses du dehors et où se formerait la perception de ces mêmes impressions. En excitant ces centres, l’on produit, en vertu de la spécificité des nerfs sensitifs, spécificité d’ailleurs inhérente aux seules terminaisons de ces nerfs et non à leur structure propre, des modifications physiologiques ayant pour résultat final la production d’un sensation subjective analogue à celles que produisent nombre de maladies cérébrales. L’intelligence reporte au dehors l’origine de sensations dont la cause réside dans le cerveau même, et soit volontairement, soit le plus souvent par acte réflexe, l’animal sur lequel on opère témoigne par des signes extérieurs facilement appréciables de la nature de la sensation qu’il éprouve. En variant l’expérience et en faisant les contre-épreuves possibles, l’on arrive à déterminer l’existence et la topographie d’un certain nombre de ces centres dont Ferrier a fait une attentive étude.

Voici, par exemple, un centre visuel : son excitation donne lieu à des actes réflexes désordonnés, indiquant une perception visuelle anormale ou désagréable de l’animal en expérience. Cette preuve serait absolument insuffisante si on ne la contrôlait par l’ablation de la région en question : l’on observe alors une cécité unilatérale ou bilatérale selon que l’opération a porté sur un seul centre visuel ou sur tous les deux. Dans la même partie du cerveau se rencontre un centre auditif dont l’excitation provoque des mouvemens des oreilles, des yeux et de la tête, symptomatiques de l’étonnement ou de la terreur, et identiques à ceux qui suivent un bruit violent et inattendu : l’ablation provoque la surdité ; l’animal reste indifférent aux sons les plus forts ; il n’entend rien. Plus loin se trouve le centre des impressions tactiles. Ici l’excitation provoque chez l’animal les signes extérieurs qui accompagnent d’ordinaire la production de sensations tactiles désagréables : toute la moitié du corps qui relève du centre considéré paraît être douloureuse ou tout au moins péniblement impressionnée. L’ablation de ce centre amène une anesthésie complète de cette même moitié ; l’animal se laisse piquer, brûler, couper, déchirer sans manifester de douleur : il reste insensible.

Quelques expériences semblent indiquer l’existence de centres du goût et de l’odorat, mais il est difficile d’en tracer les limites : ils paraissent confondus et entremêlés, comme le sont d’ailleurs les sensations gustatives et olfactives. Tout le monde a pu remarquer combien celles-ci sont complémentaires l’une de l’autre. L’électrisation provoque des mouvemens qui indiquent des sensations de goût et d’odorat plus ou moins désagréables ; l’extirpation amène la suppression de ces sensations ; on peut faire respirer à l’animal des odeurs ou lui faire goûter des saveurs qui, à l’état normal, le feraient fuir d’un bout à l’autre du laboratoire ; les tours qu’on lui joue passent inaperçus.

Plus hypothétique serait le centre des besoins organiques de la faim et de la soif, plus encore celui des besoins sexuels ; cependant les argumens cités par Ferrier constituent déjà de fortes présomptions en faveur de leur existence. Acceptons-les, mais sous bénéfice d’inventaire : c’est une réserve que commande la prudence la plus élémentaire.

Voilà donc une seconde région du cerveau que l’on peut à juste titre nommer sensitive. Il en est une troisième, la région intellectuelle, dont l’existence paraît prouvée, autant du moins qu’elle le peut être par des expériences faites sur l’animal. Il est, en effet, difficile de se rendre un compte exact des modifications qu’a pu éprouver l’état mental d’un chien, d’un cochon d’Inde ou même d’un singe. Toutefois Ferrier a observé des faits assez nombreux qui tendent à faire admettre la fonction intellectuelle de la région antérieure du cerveau. L’électrisation ne saurait guère être employée dans ces recherches : les ablations sont préférables. Quand on les pratique avec précaution, de manière que l’animal guérisse, on observe des changemens notables dans l’habitude extérieure de celui-ci. Les singes qu’avait choisis Ferrier étaient en général remarquables par leur vivacité et leur intelligence ; après l’opération, ils devinrent mous et apathiques ; se désintéressant de tout, ils cessèrent de fureter, comme par le passé, à droite et à gauche, en soumettant à un examen attentif tout ce qui survenait dans les limites de leur champ d’observation. Nous convenons sans peine que ces conclusions n’ont rien qui entraîne la conviction : il n’y faut voir que de simples indications ; la clinique seule peut décider ici.

Tels sont les résultats fournis par la méthode expérimentale. En se fondant sur les homologies anatomiques et en raisonnant par induction, l’on en a conclu que telle région, qui chez l’homme est l’homologue dételle autre chez le singe et d’autres animaux, doit remplir les mêmes fonctions, et l’on désigne a priori quelles doivent être, dans le cerveau humains les régions motrice, intellectuelle et sensitive.

Ce raisonnement est-il justifié, et les résultats de l’expérimentation peuvent-ils s’appliquer à la physiologie du cerveau de l’homme ? C’est à la clinique de prendre maintenant la parole et de dire si la physiologie fait ou non fausse route en soutenant la doctrine des localisations cérébrales chez l’homme.


III

L’on sait en quoi consiste la méthode clinique. Appliquée à l’homme le plus souvent, surtout dans la question actuelle, elle revient à ceci : observer les symptômes provoqués par les maladies cérébrales ; à l’autopsie, les rapprocher des lésions révélées par l’œil nu ou le microscope, et en conclure à la relation de cause à effet, des lésions aux symptômes. Il le faut bien avouer, les difficultés sont grandes à séparer en pathologie cérébrale l’essentiel de l’accidentel, à distinguer la pluralité des causes et souvent à distinguer la cause de l’effet. En outre, il arrive fréquemment qu’une maladie cérébrale ne se révèle à l’autopsie par aucune lésion appréciable à nos moyens d’investigation. De là des causes d’erreur, de confusion ; de là des déceptions nombreuses. Ce qui complique encore la question, c’est la solidarité étroite dont la nature et les causes nous échappent souvent, mais dont nous ne saurions nier l’existence, c’est la solidarité étroite qui unit entre elles les diverses parties du système cérébro-spinal et qui nous fait sans cesse supposer qu’un simple trouble local peut amener une perturbation dans le fonctionnement de tout l’ensemble. Le cerveau nous fait l’effet d’une machine à pièces nombreuses et compliquées, où il suffit qu’une vis se relâche, qu’un écrou cède, qu’une tige se courbe ou se brise pour qu’aussitôt tout aille de travers. Ce n’est pas que l’écrou, la vis ou la tige en question nous semblent être la cause prochaine du fonctionnement de cette machine, mais comme, somme toute, les altérations de ces parties accessoires peuvent produire sur le moment un accident aussi grave que le seraient celles de pièces beaucoup plus importantes, nous restons embarrassés et indécis.

Telles sont les objections générales que peut soulever la méthode clinique ; ce ne sont pas les seules. En effet, les lésions cérébrales ont toujours une fâcheuse tendance à s’étendre et à se généraliser, et même quand elles ne l’ont pas, une action à distance, un retentissement sur le fonctionnement général du cerveau, par suite de la délicatesse de la structure de celui-ci, sont toujours à redouter. Enfin, force nous est d’accepter les lésions que nous offre la maladie : nous ne pouvons les provoquer à notre gré. Ces réserves étant faites, la méthode clinique n’en reste pas moins d’une importance capitale dans la question qui nous occupe. Ne s’agit-il pas, en effet, de vérifier sur l’homme même les hypothèses de l’expérimentation ? n’est-ce pas encore en étudiant sur l’homme seul que nous pourrons nous assurer de l’existence de régions intellectuelles et sensitives ? Si bien qu’aujourd’hui il n’est pas de médecin, ni de physiologiste, qui mette un instant en doute le grand rôle que la méthode clinique est appelée à jouer dans l’étude des localisations cérébrales.

Toute lésion cérébrale n’est pas susceptible de venir en aide à notre théorie. Il importe avant tout que la lésion soit le plus circonscrite possible, que sa tendance à se généraliser soit faible ou nulle, et enfin qu’elle ne soit pas de nature à agir à distance par compression de l’encéphale ou autrement.

Quelle que soit la région corticale occupée par une lésion remplissant les conditions ci-dessus énoncées, les symptômes qui en résultent peuvent être de deux ordres : excitation ou paralysie de la fonction propre. Nous retrouvons ici les deux symptômes opposés que l’on peut provoquer expérimentalement par l’électrisation et l’ablation de la substance des circonvolutions. Il va sans dire que les symptômes d’excitation varieront selon la région lésée. La région intellectuelle donnera du délire ; la région motrice, des spasmes ; la région sensitive, des sensations subjectives. Les symptômes de paralysie fonctionnelle seront aussi diversement représentés par l’affaiblissement mental, la paralysie motrice et l’anesthésie limitée à un sens quelconque.

Il n’est pas rare, en outre, qu’une même lésion présente ces deux ordres de symptômes qui se succèdent et alternent l’un avec l’autre : cela dépend beaucoup de sa nature. C’est là un fait qu’il importe de ne point négliger, non plus que cette division des symptômes en deux grandes classes. Ceci dit, abordons le résumé des faits en suivant le même ordre que précédemment.

La région moyenne de la face supérieure du cerveau paraît être la région motrice. En effet, les lésions limitées de cette région provoquent des troubles marqués dans l’innervation motrice du corps, troubles qui consistent soit en monoplégies, c’est-à-dire en paralysies circonscrites, soit en monospasmes, ou spasmes également limités. En éliminant les cas exceptionnels où ces lésions restreintes provoquent, par compression ou autrement, un trouble général et en ne conservant que ceux où les symptômes sont limités, l’on arrive à enregistrer une relation constante entre certaines lésions et certains troubles. C’est ainsi que l’on rencontre des monoplégies oculaires : l’œil ne peut être dirigé là où le voudrait le patient. Les monoplégies brachiales et crurales sont plus fréquentes. Tantôt un seul membre est atteint, soit le bras, soit les jambes ; d’autres fois, tous deux le sont, mais successivement, par suite de l’extension de la lésion de l’un à l’autre centre, qui sont très rapprochés. Dans ces cas, il y a plutôt une lésion à marche lente et envahissante ; à l’autopsie, l’on peut souvent apprécier les différences d’âge des points extrêmes du mal. Non loin des centres brachial et crural se trouve le centre facial qui préside aux mouvemens des muscles de la face. Ce centre peut, à l’exemple des précédens, être atteint isolément ou simultanément avec l’un d’eux. Tantôt l’invasion est brusque, tantôt elle est lente et progressive et débute par un affaiblissement au lieu d’une paralysie : cela dépend de la nature de la lésion. La proximité des centres brachial et facial peut servir à expliquer la solidarité qui paraît exister entre eux, à l’état normal, et qui se manifeste par des grimaces diverses accompagnant souvent les efforts vigoureux des bras ; il semblerait qu’il y eût excitation du second centre par l’activité considérable imprimée au premier. Pour clore cette énumération des centres dont la clinique établit l’existence, citons le centre du langage articulé, découvert par Broca depuis longtemps déjà et qui préside à la coordination des mouvemens phonateurs.

Nous avons vu que les lésions des régions motrices du cerveau peuvent se manifester par des spasmes aussi bien que par des paralysies. Ces monospasmes sont connus depuis longtemps : c’est à Hughlings-Jackson que revient l’incontestable mérite d’avoir, le premier, attribué ces spasmes à des lésions occupant des régions motrices. Bravais, avant lui, les avait fort bien décrits, mais sans chercher à en pénétrer l’origine ni la signification, qui en font tout l’intérêt. Ils consistent en convulsions localisées, en une sorte d’épilepsie partielle, que Hughlings-Jackson attribue à une tension nerveuse considérable : de temps à autre, par suite de l’influence d’excitations nouvelles ajoutées à celles qui ont été emmagasinées antérieurement, il se produirait une décharge, d’où le spasme. De même que les monoplégies, les monospasmes peuvent être limités à un bras, à une jambe, à la face. Les observations en sont encore rares : il y a si peu de temps qu’on s’en occupe. D’autres fois le spasme occupe plusieurs parties du corps ; mais dans ce cas il débute toujours par le même point, pour suivre un ordre toujours identique. Il en a été fait une très intéressante étude par le docteur D. Maragliano, qui a bien étudié et expliqué les causes et la signification de ces épilepsies partielles. Ajoutons que les monospasmes et les monoplégies. indiquent les mêmes localisations motrices.

La pathologie possède donc, d’ores et déjà, des documens sérieux à l’appui de la théorie des localisations cérébrales chez l’homme, en ce qui concerne les régions motrices.

Passons à la région sensitive. Les faits d’expérience localisent celle-ci en arrière des centres moteurs. Mais, chose curieuse, s’il arrive que les lesions limitées de cette région se révèlent au dehors par des anesthésies circonscrites, il arrive aussi, et le plus souvent, que ces lésions restent latentes, lorsqu’elles ne siègent que sur un seul des hémisphères cérébraux. Aucun signe ne vient alors révéler la perturbation pathologique, et l’on paraît forcé d’admettre dans ces cas la substitution fonctionnelle, c’est-à-dire la possibilité d’un fonctionnement régulier de deux régions sensitives homologues, malgré absence de l’un des deux centres cérébraux correspondans. Que signifie ceci ? La doctrine des localisations doit-elle être abandonnée à l’égard des centres sensitifs ? Un seul centre cérébral suffit-il aux deux moitiés du corps ? Selon toute probabilité, cette anomalie doit s’expliquer par une insuffisance d’observation : la maladie des centres cérébraux a pu se révéler, au dehors par un simple affaiblissement sensitif, qui peut facilement passer inaperçu, et non par une anesthésie totale. Il n’est pas rare d’ailleurs que les lésions de la région motrice se traduisent pareillement, non par une paralysie, mais par une parésie, c’est-à-dire un affaiblissement et non une abolition de fonctions. Mais, à côté de ces cas particuliers, il en est d’autres où des troubles sensitifs des mieux caractérisés accompagnent les lésions de la région sensitive : ce sont eux d’ailleurs qui permettent d’affirmer la localisation.

Les symptômes peuvent être de deux ordres, selon la nature et selon la phase de la maladie : symptômes d’excitation, qui se traduisent par la production de sensations subjectives ne répondant à rien au dehors ; symptômes d’anesthésie, se manifestant par l’abolition des perceptions qui relèvent des régions atteintes. De même que pour les régions motrice et intellectuelle, ces deux classes de symptômes peuvent s’observer alternativement chez un même malade.

Parmi les cas de nature à confirmer la théorie des localisations, en voici un caractéristique. Un enfant fit une chute sur la tête et s’enfonça une portion du pariétal ; il devint aveugle de l’œil du côté opposé. Le trépan fut appliqué ; et le fragment enfoncé relevé : la cécité cessa aussitôt. À peu de temps de là, l’inflammation se mit au point lésé : la Cécité revint et dura jusqu’au moment où l’inflammation diminua et disparut pour faire place à la guérison définitive. La compression exercée sur le centre visuel par l’os d’abord, puis par les produits inflammatoires, était évidemment la cause de la cécité intermittente observée. D’autres cas établissent la possibilité d’une. excitation anormale du centre visuel. Les centres de l’ouïe, du goût, de l’odorat, du tact, sont localisés de la même manière, et, si les observations ne sont pas encore très nombreuses, elles constituent du moins de fortes présomptions en faveur de la localisation actuellement adoptée. Il arrive parfois que plusieurs centres sont atteints en même temps ; dans ces cas, s’il s’agit d’une lésion irritante, il survient de temps à autre une décharge simultanée provoquant un très singulier amalgame de sensations : c’est ainsi qu’un malade observé par Ferrier déclarait éprouver la sensation d’une « horrible odeur de tonnerre vert. » Nous convenons sans peine que les argumens cliniques à l’appui de la localisation des centres sensitifs ne sont pas encore aussi nombreux ni aussi concluans qu’ils pourraient être : cela tient à ce que l’on ne recherche les cas de ce genre que depuis fort peu de temps : chaque jour apporte son contingent, qui ne peut être bien considérable, vu la rareté des lésions limitées du cerveau.

Nous en dirons autant des faits relatifs à la localisation de l’intelligence, qu’il nous reste à étudier pour clore la série des preuves à l’appui de notre théorie. Bien avant qu’elle vît le jour, l’on admettait que la région frontale du cerveau est plus spécialement en relation avec le fonctionnement intellectuel. Gratiolet avait même créé l’expression peu scientifique de races frontales pour désigner, dans la nomenclature anthropologique, les races à intelligence et à front développés. L’on a de même désigné par races occipitales celles où l’intelligence est moindre, mais où les sens sont plus perfectionnés. Ajoutons que la région frontale est celle qui acquiert chez l’homme le plus grand développement, ce qui concorde avec la prédominance de la raison et de la logique chez lui, tandis que chez la femme, où la sensibilité domine et dirige, la région occipitale l’emporte sur les autres. Dans le même ordre d’idées, mais à un point de vue plus général, nous pouvons encore citer les études de Bordier sur les crânes d’assassins, de Luys sur les cerveaux de fous et d’idiots, de Bénédikt sur les cerveaux de criminels, de Lombroso sur les caractères du criminel habituel : les conclusions sont analogues et confirment plus qu’elles ne combattent l’idée populaire.

Mais ce ne sont pas là des argumens précis et positifs. Heureusement il en est d’autres, de nature plus scientifique et plus concluante, parmi lesquels nous ne citerons que le suivant ; aussi bien montrera-t-il, outre la localisation en question, la puissance de résistance que l’homme peut parfois opposer à la mort. Le héros de ce cas, célèbre dans les annales de la physiologie cérébrale et connu sous le nom de American crowbar case, était un jeune homme, P. Gage. Un jour qu’il s’occupait à bourrer la charge d’un trou de mine, la charge fit subitement explosion, et l’instrument dont il se servait, une barre de fer de 3 pieds, pointue, ayant 2 centimètres de diamètre, fut projetée par l’explosion avec une force considérable. Elle l’atteignit à l’angle de la mâchoire inférieure gauche, traversa la face de part en part, passa en arrière du nez et des yeux, pénétra dans le crâne en déchirant la substance cérébrale de la région frontale, et sortit par le haut de la tête, au-dessus du front, au milieu des cheveux, à droite de la ligne médiane. On la retrouva à quelques mètres du théâtre de l’accident, couverte de sang, de cervelle et de débris de toute sorte. La blessure ainsi produite était effroyable : toute une partie du cerveau était désorganisée, sans compter les fractures multiples du crâne et de la face. Notre homme, quelque peu étourdi pendant les premiers instans, put moins d’une heure après, seul et sans aide, l’accident n’ayant pas eu de témoins, se lever, gagner la maison d’un chirurgien, à pied, monter les escaliers et raconter son histoire d’une façon claire et intelligible. Sa vie fut longtemps en danger, comme on peut le penser, mais il finit par guérir, pour ne mourir que douze ans plus tard, d’épilepsie ; son crâne a été conservé et fait preuve des blessures qu’il avait reçues. D’après les médecins qui l’observèrent après guérison et les amis qui le connurent avant et après l’accident, son caractère et son intelligence changèrent très notablement. D’intelligent, actif, smart, qu’il était auparavant, il devint nerveux, capricieux, inconstant, inéquilibré ; on dut lui retirer son poste de conducteur des travaux. D’autres cas analogues se pourraient citer, mais les conclusions en sont les mêmes ; il n’y a donc pas lieu de s’y attarder. Nous le répétons, de nouveaux faits sont nécessaires ; ceux que nous possédons ne constituent que de fortes présomptions en faveur de la théorie de Fritsch, Hitzig, et Ferrier.


IV

Nous avons passé en revue les argumens que l’on peut citer à l’appui de cette théorie : argumens expérimentaux et cliniques. Il en est d’autres, tirés de divers phénomènes pathologiques, qui ne manquent pas d’importance ; seulement ils nous obligeraient à trop de développemens. Tels sont les faits de dégénérescence secondaire, d’atrophie chez les amputés, et les argumens tirés du développement et de l’anatomie du cerveau. Constatons pour n’y plus revenir que ces faits, tant chez l’homme que chez les animaux, viennent confirmer les recherches de Ferrier, et abordons les principales objections que l’on ait adressées à la théorie des localisations. M. Brown-Séquard, professeur au collège de France, est celui qui s’y est montré le plus hostile. Son grand argument, celui dont il se sert d’ailleurs pour attaquer toute la physiologie cérébrale, est celui-ci : les lésions et les symptômes ne sont pas toujours coétendus. Telle lésion insignifiante provoque un trouble général ; telle autre lésion considérable devient latente au point de vue des symptômes. Le fait est exact : pour être rare, il n’est pas impossible ; mais c’est une exception. Ce qu’il faudrait prouver, c’est que ce fait est l’expression du cas le plus fréquent. Le véritable nœud de la question n’est pas là, le voici : peut-on admettre que le siège de la lésion ne signifie rien et que les symptômes puissent être identiques dans deux lésions absolument différentes ? Tout ce qui précède démontre que non. D’ailleurs, prenons les cas que cite M. Brown-Séquard et examinons-en la valeur. Tout d’abord en voici qui ont été recueillis il y a plus de deux siècles, d’une façon vague, sans précision, et dont l’authenticité manque de garanties : nous les éliminons comme nous le faisons d’ailleurs pour tous ceux qui, à une époque plus récente, ne semblent pas avoir été observés avec la minutie que nous exigeons pour tous les cas à l’appui ou à l’encontre des localisations. En voici d’autres, très certains, mais qui perdent toute valeur, par cela même que de récentes découvertes, postérieures aux objections de M. Brown-Séquard, les expliquent très simplement : nous voulons parler des cas où une paralysie s’observe dans le corps du même côté que la lésion cérébrale, ce qui est l’exception. Or, nous savons positivement qu’il y a des différences anatomiques possibles et réelles dans la structure du système nerveux et que ces différences expliquent fort bien les anomalies observées. S’il y a des paralysies du même côté que la lésion, cela tient à ce que parfois les faisceaux de la moelle ne s’entre-croisent pas comme d’habitude. Ces cas doivent être mis de côté comme étant sans valeur en tant qu’opposés à la théorie des localisations. Enfin, pour chacun de ces cas contradictoires cités plus haut, fussent-ils authentiques, on en trouverait facilement mille de confirmatifs. C’est dire que, malgré l’autorité de M. Brown-Séquard, les faits qu’il cite ne sont pas en mesure d’ébranler la théorie de Ferrier. Qu’il y ait des faits embarrassans, inexplicables encore, nous ne le nions pas ; mais il y en a bien plus si l’on admet la théorie de M. Brown-Séquard.

Entre cette opinion extrême et celle de Ferrier, se place celle de M. Vulpian, dont nous avons déjà dit quelques mots. Ce physiologiste, pensant que l’excitation des cellules grises corticales n’est pas possible d’une manière expérimentale, remplace la théorie des centres moteurs par celle des centres psycho-moteurs. Selon lui, l’excitation portée sur la circonvolution agit, non sur les cellules, mais sur les fibres qui en naissent : selon la nature de ces cellules, l’irritation porte ses effets sur la cellule ou sur l’extrémité terminale opposée des fibres excitées : de là la production, ici, de mouvement, là, de sensations ou d’hyperidéation. Ce mode d’interprétation ne change rien aux résultats acquis et ne supprime en rien les centres : aussi peut-on s’y rallier sans crainte ; il a l’avantage de ne pas exiger un postulatum embarrassant.

Que l’on hésite entre l’interprétation de Ferrier ou celle de Vulpian, à laquelle Ferrier paraît d’ailleurs très disposé à se rallier, cela importe relativement peu : l’un et l’autre ont leurs partisans et leurs argumens à l’appui. Ce qu’il faut retenir de ceci, c’est que le cerveau, chez les animaux supérieurs et l’homme, diffère de celui des animaux inférieurs, en ce qu’à mesure que l’on remonte l’échelle animale, on observe un développement de plus en plus considérable des circonvolutions cérébrales ; c’est que les circonvolutions représentent des organes de perfectionnement coétendus avec la volonté, l’initiative, l’intelligence ; c’est enfin que, chez les animaux élevés les centres représentent le point de départ et le point d’arrivée, le quartier-général de tout acte psychique.

Goltz a fait une curieuse expérience qui fait nettement ressortir le rôle des centres. Il prit deux chiens de même espèce dont l’un possédait l’éducation commune à tout chien, et l’autre quelques talens de société supplémentaires, ’entre autres, celui de donner la patte. Il enleva à tous deux le centre de la patte de devant d’un seul côté, — chez le chien savant, celui qui correspondait à la patte qu’il donnait. Au bout de quelque temps, ils guérirent tous deux et couraient fort bien : la course est un acte réflexe qui ne nécessite pas l’intervention des centres. Seulement le chien savant, qui se servait sans difficulté de son membre pour aller et venir, ne pouvait plus donner la patte : cet acte constituait un acte volontaire, supérieur, qui ne pouvait plus s’exécuter en l’absence du centre correspondant. C’est dans cette différenciation des organes de l’activité volontaire et de l’activité automatique qu’il convient de chercher l’explication de tant de faits singuliers, qui paraissent en contradiction avec la théorie des localisations et qui, pour nous, semblent bien au contraire lui être favorables.

Qu’il y ait encore à faire dans ce domaine, cela est indéniable ; mais les résultats obtenus par Ferrier sont si encourageans que nous souhaitons que la voie nouvelle où s’engage l’étude de la physiologie cérébrale soit suivie et explorée avec plus de soin que jamais.


Henry de Varigny.


  1. Archiv für Anatomie, avril 1870.