Les Forçats du mariage/14

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Librairie internationale (p. 128-132).


xiv


En se rendant à l’église pour assister au mariage de Juliette, Robert se montra d’une gaieté inaccoutumée, un peu nerveuse. Marcelle ne conserva plus aucun soupçon.

Lorsqu’elle vit Juliette, avec son beau visage ému, passionné, si touchante et si pâle dans ses vêtements blancs, en pensant qu’il y avait un mois à peine elle avait ressenti la même émotion profonde, mêlée de crainte et de joie, elle eut peine à contenir ses larmes ; elle chercha les yeux de Robert, avec l’espoir d’y rencontrer la même pensée, le même souvenir.

Mais il regardait Juliette, et il était aussi fort pâle.

Un nouveau doute mordit Marcelle au cœur.

Après la cérémonie, les invités passèrent à la sacristie pour saluer les jeunes époux.

Mme de Luz s’avança vers Juliette.

M. de Luz, dit-elle, m’a beaucoup parlé de vous, madame. Je désire vous aimer comme ma sœur. Le voulez-vous ?

Juliette tressaillit, balbutia un remercîment.

Elle observait Marcelle. Elle avait pensé que Robert avait dû faire un mariage de pure convenance et que sa femme était laide ou tout au moins insignifiante. Mais en la trouvant si belle, douée d’un charme si pénétrant, elle ressentit pour cette rivale une répulsion qu’elle ne put dominer. Toutefois ce sentiment haineux se trahit à peine par un léger gonflement de la narine, et par un mouvement presque imperceptible de la paupière.

Marcelle lui avait pris la main et voulait s’approcher pour l’embrasser ; mais de son bras roidi, Juliette la maintint loin d’elle.

Robert à son tour s’avança et, d’une voix basse, troublée :

— Me haïssez-vous toujours ? demanda-t-il.

Quelle étrange pensée traversa l’esprit de Juliette ? Il s’attendait à une réponse hautaine et brusque ; elle n’articula pas un mot. Elle lui tendit la main. Sa figure prit une expression de volupté grave. Elle attacha sur lui son regard profond et couvert. À travers ses paupières à demi fermées brillait une flamme sombre.

Ce regard pénétra le cœur de Robert comme une lame brûlante.

Il ferma les yeux ; il chancelait…

Il ramena Marcelle rue de Provence et se fit conduire rue Montaigne. L’émotion, la contrainte surtout qu’il venait de s’imposer, le suffoquaient.

Il courut à sa chambre, s’y enferma, se jeta sur son lit, mordant les couvertures pour étouffer ses sanglots ; car il sanglotait.

Jamais il n’avait enduré un supplice semblable. C’était le premier obstacle sérieux qu’il rencontrait. Pour la première fois il souffrait, et sa fougueuse nature se cabrait énergiquement contre la douleur. Il maudit le mariage qui l’enchaînait.

— Juliette ! Juliette ! criait-il.

Il évoquait ardemment son image et la serrait dans ses bras. Il songeait au moyen de la revoir, de lui dire qu’il l’aimait ; puis son désir se heurtant à l’impossible, il lui semblait que son cerveau se brisait.

— Bah ! ce n’est qu’une crise, reprenait-il un peu plus calme. Cela passera. Demain le mouvement, la distraction du voyage… oui, c’est cela.

Il marchait dans sa chambre, remuait des papiers, des vêtements. Puis, tout à coup, le regard de Juliette lui revenait en mémoire. Il s’arrêtait. La torture du cœur faisait de nouveau jaillir des larmes de ses yeux.

Mais pourquoi l’aimait-il à présent ? N’avait-il pas préféré la fortune à l’amour de Juliette ? N’avait-il pas renoncé à elle presque sans douleur ?

L’obstacle, nous l’avons dit, les entraves irritantes, voilà ce qui attirait cet homme volontaire et blasé. Puis jamais Juliette ne lui avait paru aussi royalement, aussi voluptueusement belle. Il avait entendu le murmure d’admiration qu’avait soulevé son entrée dans l’église. Enfin, maintenant, elle appartenait à un autre ! Peut-être l’aimait-elle toujours.

Mais irait-il tromper Étienne, cet homme si bon, si loyal ? Tromperait-il aussi Marcelle qui l’aimait d’un amour si tendre !

Vainement la calme pensée du devoir vint-elle s’interposer au milieu de ce tumulte. Efféminé par le bonheur facile, il était à la fois incapable de se soumettre au devoir et incapable de réagir contre une souffrance si vive. Il s’y abandonna avec des faiblesses d’enfant gâté.

À bout de courage, il pensa à Pierre Fromont. Il laissa à son valet de chambre le soin de ses préparatifs de départ, et se fit conduire chez son ami. Lui seul comprendrait sa situation d’esprit, saurait le consoler ; ou du moins cette confidence le soulagerait.