Les Forçats du mariage/17

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Librairie internationale (p. 155-161).

XVII


Juliette, rentrée chez elle, resta grave et silencieuse, ne répondant à Étienne que par d’impatients monosyllabes.

— Qu’as-tu donc, ma chère Juliette ?

— Absolument rien.

— Pourquoi es-tu triste ?

— Pourquoi serais-je gaie ?

— Tu m’en veux peut-être d’avoir refusé d’acheter cet hôtel ?

— Pas du tout ; n’êtes-vous pas maître de votre fortune ?

Cette réponse frappa au cœur le pauvre Étienne.

Il fit un léger mouvement en arrière, comme sil venait de recevoir un coup en pleine poitrine.

— Oh ! Juliette, ma chère Juliette, tout n’est-il pas commun entre nous ? Pour satisfaire un de tes désirs, je donnerais ma vie, à plus forte raison ma fortune. Souhaites-tu cet hôtel ? nous l’achèterons tout de suite.

— Vous êtes si raisonnable, que je n’ose, moi, vous demander une pareille dépense. Un homme fait des folies pour une maîtresse ; il ne les fait pas pour sa femme.

— Comme tu es injuste, Juliette ! Ne sais-tu pas que tu es tout pour moi, que je n’ai jamais aimé aucune autre femme, et que je t’aime éperdument ? Si j’ai montré tout à l’heure quelque prévoyance, ce n’est pas pour moi. Je n’ai aucun besoin de luxe, pas même de confort. Je ne souhaite que les jouissances du cœur. Te chérir, te rendre heureuse, te parer, puisque tu aimes le luxe, je n’ai pas d’autre ambition. Ma prévoyance est pour toi seule et pour nos enfants. — Je ne désire pas d’enfants.

— Je ne pense pas non plus à t’imposer la maternité. Je veux que tu la souhaites. Mais tu souhaiteras d’être mère, mon adorée ; car une femme n’est vraiment belle, n’est complète qu’avec un beau bébé dans les bras.

— Cela, c’est l’avenir encore lointain, répondit Juliette, obstinée dans son désir ; et bien fous sont ceux-là qui sacrifient le présent certain à l’avenir douteux.

— Eh bien ! faut-il acheter cet hôtel ? Ordonne, je ne suis, je ne veux être que ton humble intendant.

— Merci, Étienne ; que tu es bon !

— En faisant tes volontés, ma chère femme, je ne suis qu’un affreux égoïste. Je suis si heureux de te procurer le moindre plaisir, que c’est encore à moi de te remercier.

Par une de ces réactions assez ordinaires aux natures passionnées, Juliette se jeta au cou de son mari, l’étreignit avec force.

— Je t’aime, Étienne ! je t’aime ! répétait-elle toute fiévreuse.

La vivacité de cette démonstration rendait Étienne confus, presque embarrassé.

— Je te défends, ma Juliette, dit-il avec un ton de doux reproche, de me remercier de la sorte pour une chose si simple ; 400,000 fr. valent-ils un de tes baisers ou même un de tes sourires ?

— Je le sais bien, répliqua-t-elle fièrement, Si je vous remercie, c’est de votre amour et non de votre argent.

Elle le regarda d’un air si hautain, qu’il s’empressa d’ajouter :

— Je souffre quelquefois de ta fierté ; mais je l’aime mieux ainsi. Beaucoup de femmes s’avilissent dans le mariage ; or, moi, je pense qu’une femme qui vend ses baisers à son mari, est capable de les vendre à un autre. Je désire donc que tu sois bien persuadée qu’entre nous les questions d’argent seront tout à fait secondaires. Une fois pour toutes, veuille me considérer comme ton caissier.

L’impérieuse jeune femme fut attendrie de tant de générosité et de délicatesse.

Elle lui tendit la main.

— Tu es le plus noble et le meilleur des hommes, lui dit-elle.

Juliette aimait-elle son mari ?

Sans doute elle était touchée de cet amour exclusif et dévoué, trop admiratif peut-être pour montrer les exigences, les impétuosités, les ardeurs égoïstes de la passion.

Or, Juliette, plus sensuelle que tendre, ne savait pas toujours apprécier les exquises délicatesses de son mari. Au lieu des félicités pures, tranquilles, rêvées par Étienne, il lui fallait, ainsi qu’à Robert. l’amour qui donne la fièvre.

Si elle n’eût jamais connu Robert, peut-être se fût-elle contentée de la tendresse de son mari. Mais ce premier amour contrarié avait irrité son imagination, éveillé en elle des aspirations, des curiosités que l’amour conjugal ne pouvait apaiser.

Comme le disait Pierre Fromont, il y a des natures calmes, constantes, faites pour le mariage ; ce sont les plus nombreuses ; mais il en est d’autres pour lesquelles le mariage est un étau mortel : natures exubérantes, avides d’émotion, parce qu’elles ont de la force nerveuse à dépenser, vite rassasiées, parce que leur esprit inquiet aspire sans cesse à l’insaisissable idéal ; natures d’artistes, en un mot, que le calme tue, que l’excitation seule fait vivre. Ce sont celles-là surtout qui causent ces chocs violents, ces méprises si douloureuses, tous les martyres du mariage.

Étienne avait épousé Juliette sans la connaître, séduit par le charme magnétique de sa beauté. Après huit mois de mariage, il ne la connaissait guère davantage, car il était toujours amoureux.

Peut-on prévoir d’ailleurs ce que deviendra, au contact du monde, au frottement des passions, une jeune fille qui sort du couvent ou qui n’a jamais quitté la jupe de sa mère ?

Juliette elle-même s’ignorait. Elle sentait confusément s’élever en elle des orages, des protestations, des désirs dont Robert était le but ; mais encore était-ce bien là de l’amour ? N’étaient-ce pas plutôt les émotions qu’il lui avait données et qu’elle cherchait à ressaisir ; n’étaient-ce pas plutôt une irritation de l’amour-propre froissé, une sorte de surexcitation jalouse ?

Cependant elle était bonne ; mais cette première affection blessée, dont elle saignait encore, la rendait souvent âpre, hautaine, presque dure. Elle semblait parfois prendre plaisir à faire souffrir Étienne, à le contrister ; puis elle se jetait à son cou en pleurant, lui demandait pardon et savait trouver, pour consoler ce cœur qu’elle venait de meurtrir sans pitié, des câlineries, des tendresses adorables.

Étienne, avec son angélique bonté et son amour sans bornes, non-seulement excusait tout, mais il eût volontiers demandé pardon lui-même des torts qu’elle avait envers lui. Il s’accusait de ne pas savoir l’aimer comme elle le méritait.

Les femmes ressemblent souvent à des enfants. Plus on les gâte, plus elles se montrent impérieuses, exigeantes. Juliette abusait donc de la grande douceur de son mari. Quelquefois même, elle lui en voulait d’être si bon, et de la contraindre ainsi à l’aimer.

Cependant, une fois ou deux déjà elle avait vu Étienne s’abandonner à la colère, une colère blanche, sans éclat, sans tempête, et qui néanmoins l’avait terrifiée.

Mais il l’aimait tant ! Pourrait-il jamais se montrer irrité contre elle ?